1984
Dimanche 1er janvier 1984

Un appel de Latché. Le Président me demande ce que j'ai pensé de ses vœux d'hier soir. Lorsque je lui dis qu'ils m'ont paru quelque peu optimistes, il réplique : « Exercer le pouvoir, c'est donner de l'espoir. » Il poursuit : « 1984, ce sera trois mois très durs, trois mois durs et six mois mieux. Après, on verra bien. »
A propos de l'attentat contre la gare de Marseille, il commente, sobrement : « Cela ne fait que commencer. » En sait-il plus ? Se dire qu'il y en aura d'autres, c'est admettre qu'il faudra vivre autrement.

Le contingent italien se retirera de Beyrouth. Les Français ne pourront pas rester très longtemps. Il faut trouver une porte de sortie.

Assainissement : notre dette extérieure est de 54 milliards de dollars, soit 11 % du PIB, et, une fois déduites nos réserves de change, de 1,8 % du PIB, c'est-à-dire inférieure à celle des États-Unis et de tous les autres pays européens, sauf la RFA. L'OCDE juge cette dette « modeste » et la France est admise avec le Japon, les États-Unis et l'Allemagne dans le club très fermé des « meilleures signatures du monde ». Certes, depuis 1981, notre dette a doublé en dollars ; mais, sous le septennat précédent, elle avait été multipliée par huit ! Les charges annuelles de remboursement, dues pour moitié à l'endettement d'avant 1981, ne représentent que 5 % de nos recettes d'exportation. Le problème extérieur est « sous contrôle », comme disent les Anglo-Saxons.


Lundi 2 janvier 1984

Pierre Mauroy rend public le rapport de la Cour des Comptes sur les « avions renifleurs ». Les enquêteurs ont découvert que tout avait été tenté pour effacer les traces de cette affaire des archives de l'État. Rien, bien sûr, ne concerne les intérêts du pays ni ne relève donc du secret défense. A moins que l'on n'y classe le ridicule...
L'hilarité cède rapidement la place à l'indifférence. De l'indignation ? Il ne faut pas rêver.

La France prend la présidence des « Dix ». Athènes a formidablement déblayé le terrain, poussant si bien la crise à son apogée que tout redevient possible. On peut maintenant espérer régler les contentieux sur le « chèque britannique » et sur la production de lait, avant de relancer la dynamique de l'élargissement. Ensuite, nous pourrons ouvrir la réflexion sur l'avenir de l'Union. Commencerait en Europe une phase plus optimiste, plus volontariste, à laquelle même Margaret Thatcher ne pourra résister.
Comme chaque dirigeant européen au début de son semestre de présidence, François Mitterrand écrit aimablement à son prédécesseur : « Je tiens à souligner combien cette fonction que vous avez exercée au cours du dernier semestre de 1983 a été marquée par votre action. » Il ajoute : « Le Sommet d'Athènes n'a pas apporté tous les résultats que vous et nous pouvions en attendre... L'expression d' "acquis d'Athènes", qui résume tout ce qu'il y a de positif dans ces travaux, fait partie désormais du vocabulaire communautaire. Des progrès non négligeables ont également été enregistrés dans bien d'autres domaines, et notamment dans celui, extrêmement important, de l'élargissement, puisque la présidence grecque a réussi à faire prévaloir le compromis qui a permis le démarrage de la négociation agricole.»

Pierre Mauroy écrit aux ministres leur demandant de faire une première évaluation des économies budgétaires nécessaires pour tenir la promesse du Président d'une baisse des prélèvements obligatoires.



Mardi 3 janvier 1984

Un ami m'apprend qu'il a acheté le 28 décembre dernier la maison où était installé le fameux « laboratoire secret » des « renifleurs », sans se douter de l'identité réelle du vendeur ! Nul ne croirait à une coïncidence, et pourtant...

Le Président reçoit Jacques Delors, qui continue de faire la tête pour mille et une raisons (il n'a pas été invité à Athènes et Mauroy est toujours Premier ministre). Le Président lui demande ce qu'il compte faire à propos des prélèvements obligatoires, dont il doit être question au Conseil des ministres du 11 janvier. Delors estime que se contenter de supprimer quelques recettes et deux ou trois dépenses ne serait qu'un leurre, et il se prononce pour de « vraies » économies. Le Président lui répond que ces contractions auraient au moins l'avantage de signifier une réduction de la bureaucratie et une simplification des procédures. Il demande au ministre de trouver des réductions réelles de dépenses destinées à compenser une baisse forfaitaire de 5 % de l'impôt sur le revenu. Delors lui dit être opposé à une telle baisse générale, préférant un abattement sur les seules hauts revenus, compensé par une augmentation d'imposition des classes moyennes, ou par la création de son impôt uniforme de 2 %. Le Président ne veut pas en entendre parler. Ils conviennent que les négociations sur l'évolution des prix et des salaires devront se faire sur la base d'une inflation de 5 % pour 1984. Delors s'inquiète du financement des restructurations industrielles : où trouver l'argent ? Le Président suggère la création d'un Fonds de conversion industrielle hors budget, et le remplacement de la taxe professionnelle par une hausse de quatre points de la TVA. Delors dit encore non : on ne va pas faire hors budget ce qu'on ne peut plus faire dans le budget, et on ne va pas relancer l'inflation en augmentant la TVA.
En sortant, le ministre de l'Économie, agacé, m'interroge : « Mais qui peut bien lui mettre de pareilles idées en tête?»
Mercredi 4 janvier 1984

Les grèves se durcissent : l'inflation est une drogue dont il est difficile de se désintoxiquer. Des affrontements ont lieu entre la CSL et la CFDT à l'usine Talbot de Poissy : 40 blessés.

Avant le Conseil, j'interroge Cheysson sur le remplacement de son directeur de cabinet, François Scheer, bientôt nommé à Bruxelles. Il voudrait prendre Marc Bonnefous, qui dirige actuellement le département Proche-Orient. Mais le Quai est contre, Bonnefous ayant été ambassadeur à Tel Aviv !... C'est Bertrand Dufourcq qui aura le poste.

En Conseil des ministres, le Président accueille mal la proposition d'une hausse des allocations familiales, qu'il considère comme insuffisante pour avoir l'impact souhaité sur la natalité. Mais il ne veut rien en dire et passe un mot au Premier ministre : « Il faut des propositions positives qui compensent la modicité des allocations familiales. » Pierre Mauroy lui répond par la même voie : «On ne peut faire plus au moment où vont baisser les prélèvements obligatoires. »

Au déjeuner autour du Président, Pierre Joxe raconte que Ralite lui a expliqué n'avoir accepté l'expulsion des grévistes, à Poissy, que parce que la CFDT était contre. François Mitterrand : «J'ai de l'admiration pour la CGT, ils sont les seuls sérieux, bien souvent. » Mauroy raconte qu'Edmond Maire lui a confié : « Nous avons 20 % de gens de droite à la CFDT. Et pour une grande organisation, ce n'est pas assez. » Éclat de rire général. On parle des collèges dont Joxe critique la réforme, et des lycées agricoles privés, dont le Président ne veut pas qu'ils soient pris dans la tourmente scolaire. Joxe grogne contre Mauroy. Le Président : « Il faut dire à chaque Français d'être très fier de ce bilan. » Il sort une fiche : «Depuis 1981, le pouvoir d'achat moyen des Français a augmenté de 5,3 %, l'inflation a baissé de moitié, l'épargne populaire n'a plus perdu de pouvoir d'achat, alors qu'avant, elle perdait de 5 à 10 % par an. Le déficit extérieur a été divisé par trois, on peut créer une entreprise en un mois au lieu de six il y a trois ans, la France est le 3e exportateur mondial, le 2e même par habitant. 500 000 personnes ont été exonérées de l'impôt sur le revenu ; plus de mille radios locales ont été autorisées.» Chacun note activement. «A vous d'expliquer tout cela. Ne soyez pas complexés. Votre bilan est très bon ! »


Jeudi 5 janvier 1984

Le dollar monte encore : après être passé de 8,40 F avant-hier à 8,52 F hier, il atteint aujourd'hui 8,54 F. En conséquence, le deutschemark baisse par rapport au franc : il termine ce soir à 3,05. La Banque de France a pu racheter aujourd'hui 60 millions de dollars, soit un peu plus du quart des sorties de devises de ces deux derniers jours résultant du paiement des intérêts sur les emprunts contractés auprès de l'Arabie Saoudite et de la CEE. Le franc se stabilise avec la baisse du pétrole. L'hypothèse d'une dévaluation s'éloigne chaque jour davantage.

L'ambassadeur de Grande-Bretagne fait savoir à Roland Dumas que Margaret Thatcher souhaiterait (comme elle l'a dit au Président à Athènes) venir à Paris pour un dîner ou un petit déjeuner, le 16 ou le 23. L'ambassadeur ajoute même bizarrement qu'elle souhaiterait venir « incognito ». Roland Dumas voudrait se rendre en Angleterre pour rencontrer son homologue et confirmer directement à Downing Street l'invitation du Président.



Vendredi 6 janvier 1984

Le Président demande des noms parmi lesquels trouver un conseiller social au Premier ministre. Cela aussi est soumis à son choix ! Il hésite entre l'actuel délégué à l'Emploi et le directeur des Relations sociales de la Régie Renault. Il refuse un jeune directeur départemental du Travail que propose Jean-Louis Bianco.

Je reçois Boutros Boutros-Ghali. Il est très inquiet d'une éventuelle demande française de modification de la Résolution 242 de l'ONU. Je le rassure : il n'en a jamais été question.
Pourtant, dans l'après-midi, Shimon Pérès appelle le Président : « J'ai appris que les Égyptiens souhaitent remplacer le projet de résolution franco-égyptien par une demande de modification de la Résolution 242, en vue d'y inclure la reconnaissance explicite de la représentativité politique de l'OLP. » Curieux, Boutros Boutros-Ghali craint, lui, que ce ne soit encore une idée de Cheysson !
Le Président aussi, qui avertira un peu plus tard l'intéressé : « C'est encore une de vos idées. Arrêtez cela tout de suite ! C'est absurde et impossible ! »



Samedi 7 janvier 1984

Mort d'Alfred Kastler. Le Prix Nobel de physique restera aussi, dans mon souvenir, le modeste, discret et disponible président d'une petite organisation, aujourd'hui devenue grande, l'Action internationale contre la Faim, créée il y a cinq ans avec quelques amis.

Le Président Reagan envoie une de ces lettres-circulaires dont il a le secret aux dix-huit membres de l'OTAN pour leur parler de la prochaine rencontre à Genève entre Shultz et Gromyko. Encore une fois, cette missive ne fait aucunement référence à la France et à son statut spécifique dans l'Alliance :
« Je tiens à vous exprimer mes remerciements pour les conseils avisés et le soutien que nous avons reçus des gouvernements alliés. Je sais que vous partagez mon espoir que cette rencontre ouvrira la voie à de nouvelles négociations sur le contrôle des armes nucléaires entre les États-Unis et l'Union soviétique et établira une base utile pour progresser dans ces conversations... »
Jusque-là, rien que de très normal. La suite, nous la relirons plusieurs fois :
« ... Nous aspirons maintenant à une période de transition vers un monde plus stable, avec des niveaux d'armes nucléaires grandement réduits et une capacité renforcée de dissuasion basée sur une contribution croissante de défense non nucléaire contre les armes nucléaires offensives. Cette période de transition pourrait conduire à l'élimination éventuelle de toutes les armes nucléaires, à la fois offensives et défensives. Un monde libéré des armes nucléaires est l'objectif ultime sur lequel nous-mêmes, l'Union soviétique et toutes les autres nations peuvent s'accorder... »
A la lecture de ce paragraphe, le Président a sursauté : Reagan veut-il vraiment renoncer totalement à l'arme nucléaire ? L'abandon de la dissuasion nucléaire marquerait la fin de quarante ans de stabilité et de paix entre les grandes puissances. Il l'a déjà esquissé en mars 1983. Mais là, c'est très clair...
A Londres, recevant la même circulaire, Margaret Thatcher a compris, elle aussi. Elle est atterrée.
«Comment Reagan peut-il être aussi naïf? Est-il donc à ce point mal entouré?» s'exlamera-t-elle devant moi peu après. De ce jour date la fêlure dans ses relations avec le Président américain.
Reagan poursuit par un long exposé des positions américaines avant Genève sur les diverses catégories d'armes nucléaires entrant dans le cadre des négociations :
«... S'agissant des négociations sur les armes nucléaires stratégiques offensives, les États-Unis seront prêts à examiner des arrangements qui traiteraient des asymétries dans la structure des forces, pour autant que les Soviétiques seront disposés à envisager le problème de manièere également constructive. Les négociateurs américains disposeront d'une large marge de manœuvre en ce qui concerne les grandes lignes et le contenu de l'arrangement.
M. Shultz insistera sur la priorité que nous accordons à l'objectif d'une limitation équitable et vérifiable en ce qui concerne les forces nucléaires intermédiaires (...). Dans le même temps, nous repousserons évidemment toute proposition de moratoire sur le déploiement des forces nucléaires intermédiaires (FNI) comme préalable à la négociation, nous repousserons la prise en compte des forces tierces et réaffirmeront que le programme de déploiement de l'OTAN, décidé en 1979, ne peut être modifié qu'à la suite d'un accord concret sur le contrôle des armements...
S'agissant des systèmes antisatellites, G. Shultz indiquera clairement que, dans la suite des négociations, les États-Unis seront prêts à considérer dans quels secteurs une retenue mutuelle est envisageable. Il indiquera également notre volonté — et même notre désir — de discuter du rapport entre les capacités et offensives présentes et futures des deux parties.
Comme vous le savez, l'Union soviétique s'est évertuée avec de plus en plus de force, au cours des dernières semaines, à présenter leprogramme américain de recherche sur la défense stratégique comme un obstacle à tout progrès dans le contrôle des armements. A Genève, M. Shultz répondra à une telle analyse en notant que c'est l'Union soviétique qui a sapé les engagements sur lesquels repose le traité sur les moyens antibalistiques (ABM). Il réaffirmera que l'Initiative de Défense Stratégique américaine est un programme de recherche autorisé par le traité ABM et exécuté en pleine conformité avec lui. Il notera que toutes les décisions au sujet de l'expérimentation ou du déploiement de systèmes non autorisés par le traité doivent être matière à négociation. Il relèvera également les activités de l'Union soviétique qui nous paraissent ne pas être conformes au traité.
Tout en notant que les programmes soviétiques de recherches sur les nouvelles formes de missiles balistiques de défense également et, dans certains secteurs, dépassent les nôtres, M. Shultz soulignera l'impossibilité pratique des efforts visant à limiter l'activité de recherche, mais il insistera également sur la nécessité d'engager un dialogue concernant les implications à long terme des nouvelles technologies défensives sur le contrôle des armements et la dissuation. »

Reagan persiste et signe : l'IDS rendra vains les missiles nucléaires, car ils ne pourront passer à travers le bouclier ; l'armement nucléaire deviendra inutile...
« Selon moi, les nouvelles formes de défense contre les menaces d'attaque par missiles balistiques pourraient, à long terme, offrir les moyens de renforcer la dissuation et de réduire l'importance des missiles balistiques nucléaires dans les rapports stratégiques globaux. Nous reconnaissons toutefois qu'un tel développement, s'il s'avère techniquement réalisable, devrait être traité de façon constructive. Par conséquent, alors même que les savants américains et soviétiques étudient les possibilités techniques pour l'avenir, je suis prêt à engager dès maintenant des discussions avec l'Union soviétique sur les implications de ces nouvelles technologies en ce qui concerne la stratégie et le contrôle des armements. J'ajouterai que l'objectif à long terme de l'élimination éventuelle de toutes les armes nucléaires a été perçu par les deux parties (...). Nous devons toutefois remarquer que les Soviétiques risquent de poursuivre une stratégie diplomatique à plusieurs faces. Ils développent propagande et intimidation pour obtenir de nous des concessions. Nous avons résist+ à ce type de pressions soviétiques dans le passé et nous ferons de même dans l'avenir (...). Je vous demande de bien vouloir conserver à tout ce qui précède le caractère le plus confidentiel. Nous vous tiendrons bien sûr informé, dès que possible, des résultats des conversations de Genève. J'attends avec intérêt de recevoir vos conseils sur ces problèmes. »
L'IDS éliminant l'arme nucléaire ! Il faudrait, pour concrétiser un tel rêve, réaliser un système défensif, terrestre et spatial, planétaire, étanche et fiable à 100 %. Les « satellites tueurs » ou plates-formes orbitales seraient équipés de lasers, chargés de détruire les missiles, assez petits pour être satellisés.
Illusion : la mise sur orbite d'un tel système complet prendrait des dizaines d'années, et sa maintenance devrait être constante. Il faudrait aussi pouvoir concevoir et réaliser les ordinateurs et les logiciels capables de gérer l'observation, la détection et l'interception en quelques minutes de dizaines de milliers d'objets spatiaux adverses, et de différencier les milliers de missiles des leurres que l'ennemi ne manquerait pas de lancer. De plus, ces centaines de satellites et leur appareillage seraient vulnérables aux attaques soviétiques. Le Président Reagan estime à 26 milliards de dollars, sur cinq ans, le montant des crédits nécessaires à la seule recherche sur l'IDS. L'éventuel déploiement est estimé, lui, à mille milliards de dollars (contre 10 milliards de dollars de l'époque pour le « projet Manhattan » de la première bombe A). Le Congrès a déjà limité les crédits de recherche à 1,4 milliard de dollars pour 1984-85, et à 2,7 milliards pour 1985-86. Peut-être cela fera-il un total de 10 milliards de dollars sur cinq ans ? Le général Abrahamson, en charge du projet, a déjà annoncé qu'il devait renoncer de ce fait à certaines recherches. La moindre défaillance (un taux d'efficacité de 99 %) laisserait encore passer 300 bombes ! Aucun expert américain ou européen ne croit un tel système possible ni aujourd'hui, ni demain.
Ce n'est pas la première fois qu'un Président américain se fait « embarquer » par des scientifiques : voir le bombardier invulnérable à propulsion atomique en 1950 ; la nation interstellaire Orion à propulsion atomique en 1960 ; le projet Nixon de guérison du cancer en 1970 ; les suites du projet Apollo en 1980... Voilà qui devrait inciter Ronald Reagan à faire montre de plus d'esprit critique.

En réalité, il s'agit pour le Pentagone que d'un justificatif destiné à maintenir les crédits militaires en période de déficit budgétaire.



Lundi 9 janvier 1984

Le Président doit déterminer sa stratégie pour le semestre de la présidence française du Marché commun, le seul du septennat. Une réunion se tient dans son bureau avec Mauroy — de moins en moins intéressé —, Delors — qui boude parce qu'il sait qu'il ne dirigera pas la négociation —, Cheysson — inquiet de la diriger avec Dumas à ses basques —, Rocard — qui songe surtout aux émeutes agricoles en cas de compromis — et Dumas, néophyte et plein d'enthousiasme. François Mitterrand explique :
« Pour gagner du temps, il faut partir du fait brut, c'est-à-dire de l'esquisse de compromis réalisée à Athènes. Cela fera beaucoup de travail en moins. On laissera aux autres pays, s'ils le veulent, la responsabilité politique de reculer par rapport à ce compromis, de dire qu'il n'y a pas eu accord. Sur les contentieux, il faut essayer d'arriver à un compromis dès le Sommet de mars à Bruxelles. Pour cela, je veux une procédure allégée, le minimum de réunions de techniciens. Celles prévues par les règlements de Bruxelles, pas plus. Tout le reste doit être l'objet de réunions politiques. Je verrai moi-même les principaux dirigeants des neuf autres pays dans le mois qui vient. Si nous obtenons cet accord, nous aurons pour nous l'Histoire. Voici les résultats auxquels je veux parvenir en mars :
 démanteler les montants compensatoires monétaires en trois ans ;
 permettre à la Communauté de percevoir 1,4 point de TVA ;
 pour le lait : une production maximale de 26 millions de tonnes pour la France.
Cela réglé, on pourra décider en juin de la contribution britannique et de l'admission de l'Espagne et du Portugal. Peut-être déciderai-je alors de les faire approuver par un référendum, ce qui aurait l'avantage de donner au débat sur la contribution britannique un éclairage cruel.
Pour réussir, le dialogue franco-allemand est essentiel. Je construirai tout autour de cela. Roland Dumas s'en occupera. Je ne veux pas de négociation parallèle.»
Cette précision élimine Cheysson et Delors de toute l'affaire européenne. Le premier feint de ne pas comprendre. Le second fait comme s'il n'avait rien demandé. Michel Rocard s'inquiète toujours pour les quotas viticoles. Pierre Mauroy, du Livre Blanc sur l'« élargissement ». Rien d'essentiel.
Le Président garde ensuite Mauroy, Cheysson et Dumas pour parler d'autres sujets de politique étrangère. Sur le Liban, François Mitterrand se montre préoccupé : « L'idéal serait maintenant qu'on nous demande de partir. Il faudrait s'en aller vite, mais c'est difficile à faire décemment, après tous ces morts. »
Enfin, à propos du Tchad, où les négociations avec la Libye s'enlisent, Habré boudant la réunion de l'OUA, il remarque : « Si Hissène Habré ne veut pas aller négocier à Addis Abeba, nous ne le soutiendrons pas. »
Le Président s'isole ensuite avec Pierre Mauroy qui lui confirme que, sur l'école, il est prêt à accepter, à la demande des socialistes, de supprimer l'obligation faite aux communes de financer les écoles privées. Le Président : « Faites comme vous voulez, mais vous n'arriverez jamais à un accord sur ces bases.»
Plus tard, il reçoit, en tant que Président de la Communauté, une délégation de la Confédération européenne des syndicats. Edmond Maire et André Bergeron sont là. Pas Krasucki. Comme avant Versailles, le blocage des syndicats réformistes n'a pu être surmonté, et la CGT est exclue. «Oui, leur dit-il, l'espace social européen connaîtra un regain d'actualité. Oui, je ferai une recommandation en faveur de la réduction de la durée du travail hebdomadaire. »




Mardi 10 janvier 1984

L'annonce du recul du gouvernement sur le financement des écoles privées a fait l'effet d'une bombe. Les « Apel » (associations de parents d'élèves de l'école libre) de la région parisienne et de l'Ouest suggèrent l'organisation d'une grande manifestation à Paris et la grève de l'impôt.

La crainte des attentats se développe. François Mitterrand me dit : « L'étau se resserre. » Est-il menacé ?


La situation se fait plus difficile dans l'industrie, en particulier dans la sidérurgie. En 1983, Usinor dans le Nord, Sacilor en Lorraine ont perdu 10 milliards de francs. L'État y a mis 15 milliards, mais, en raison des accords de la CECA, doit cesser toute subvention d'ici 1986, au moment où la crise frappe. En conséquence, il va falloir supprimer 25 000 emplois sur 90 000.
Réunion autour du Président. Il y a là le Premier ministre et les principaux ministres concernés. Il faut fermer des sites, mais où ? Chacun joue gros dans sa propre région. Dans la sidérurgie, la compétition oppose le Nord et la Lorraine, les Bouches-du-Rhône et la Normandie. Dans les chantiers navals, le Nord et les Bouches-du-Rhône.
François Mitterrand : Quels sont les faits ? Je comprends que douze régions ou secteurs sont en difficulté. C'est énorme. La crise sociale est-elle inévitable ? Quelle approche faut-il avoir ? Par secteur ? Par région ? Par industrie ? Quelles entreprises soutenir ? Par quelles incitarions ? Quels ordres faut-il donner aux entreprises nationales, quelles aides aux entreprises privées ? Telles sont les questions sur lesquelles je veux votre avis ces jours-ci.
Pierre Mauroy : La situation n'est pas si tragique. On se bat contre une mythologie, mais, pour l'essentiel, les choix difficiles sont derrière nous. Il y a de grosses différences entre les secteurs. Dans les houillères, le plus dur est fait, elles vont rénover l'habitat pour se donner du travail. Dans la construction navale, je ne suis pas sûr qu'il faille entreprendre déjà une conversion. Il est possible qu'après la crise, les chantiers navals français redeviennent compétitifs. D'ailleurs, Usinor n'utilise que des bateaux étrangers : pourquoi ? Pour ce qui est de la sidérurgie, je laisse parler Fabius...
Le débat est déjà ouvert entre le Nord (Usinor) et la Lorraine (Sacilor) dont dépendent les aciéries normandes. Entre Mauroy et Fabius. Les deux hommes entament de manière feutrée une bataille terrible.
Laurent Fabius énumère alors quinze secteurs en difficulté dans l'industrie (Renault, annonce-t-il, fera 5 milliards de déficit) et parle de 400 000 emplois menacés en 1984. Dans la sidérurgie, nous sommes pris à la gorge. Nous avions prévu en 1981 de produire 24 millions de tonnes et nous n'en vendons aujourd'hui que 17. Il faut faire quelque chose. Je veux commencer les négociations dès maintenant sur le principe : "suppression d'emplois", mais pas de licenciements.
François Mitterrand : Quels moyens sérieux avez-vous à votre disposition pour la sidérurgie ? Quelles mesures sociales ? J'ai besoin là-dessus d'une réponse claire du gouvernement avant la fin du mois.
Pierre Mauroy évoque les congés spéciaux de reconversion. (On verse à l'ouvrier licencié 72 % de son salaire, dont 50 % payés par l'État.) Mais cela ne suffit pas. Ce serait une politique de Gribouille.
François Mitterrand demande à Laurent Fabius: A votre avis, combien d'emplois seront supprimés dans la sidérurgie en 1984 ?
Laurent Fabius: 8 000.
François Mitterrand : C'est tout ? C'est gérable.
Pierre Mauroy: Et, en plus, la DATAR a créé 60 000 emplois en Lorraine. Le vrai problème est dans le Nord.
Fabius se ferme et plonge la tête dans ses papiers.
Marcel Rigout (très professionnel) : Bien sûr, on peut former des gens, mais à quoi faire ? Former, c'est bien, à condition de déterminer les formations porteuses d'avenir pour traverser au mieux la troisième révolution industrielle. Il nous appartient de prouver que moderniser n'est pas synonyme de licencier. Sinon, nous aurons des "Talbot" à répétition.
François Mitterrand : Combien tout cela coûtera-t-il ? Les syndicats doivent avoir le sentiment qu'on est de leur côté. Le couple Bérégovoy/Ralite doit fonctionner à plein, avec Rigout. La concurrence entre syndicats ne favorise pas les choses. Je vous réunirai plusieurs fois par mois pour suivre cette affaire. Cela doit être une opération scientifiquement menée. Ayons les yeux fixés sur ce qui peut réussir : bâtiment, économies d'énergie, grands travaux, exportations. Nous sommes dans une société mixte. Cela ne me choque pas que les entreprises privées bénéficient de la relance de l'investissement. Mais il ne faut pas oublier que, même si l'État paie, c'est aussi, à terme, une charge pour les entreprises.
Jacques Delors : L'exportation créera des emplois si on sait rester compétitifs.
Jack Ralite: J'ai des doutes sur tout cela. J'ai vécu douloureusement l'affaire Talbot. On aura du mal à aller plus loin dans le traitement social.
François Mitterrand : Monsieur le Ministre, il faudra procéder à des licenciements lorsqu'ils seront nécessaires. On ne pourra le cacher par des emplois artificiels. J'attends de vous des solutions sociales généreuses, accompagnées d'une vraie négociation. Nous nous retrouverons dans huit jours. J'attends un plan d'ensemble pour dans quinze jours. S'il doit y avoir crise, eh bien, il y aura crise.


Le Président garde Jacques Delors qui lui redit son hostilité au compromis agricole franco-allemand ébauché à Athènes : « Il est inflationniste et ambigu: les Allemands considèrent que les MCM positifs existants doivent être transformés en MCM négatifs, alors que, pour nous, ils doivent être démantelés en les intégrant dans les hausses de prix agricoles en écus. » Delors veut faire table rase, au risque d'inciter les Allemands, puis d'autres pays, à revenir sur les ébauches d'accords enregistrées à Athènes. Le Président lui répète sa décision de reprendre dès aujourd'hui la négociation avec les Allemands sur la base de l'esquisse d'Athènes : les montants compensatoires font partie de l'accord. Delors est également hostile à la proposition française faite à Athènes sur le lait (une production communautaire de 100 millions de tonnes en 1984, puis de 97 millions en 1985, avec un quota national de 26 millions de tonnes pour la France, et un ensemble de taxes freinant la collecte et finançant un éventuel dépassement du quota national). Il estime que nous ne pourrons empêcher un dépassement du quota national qu'en fixant des quotas par exploitation. Là encore, le Président lui donne tort : « Trop technocratique. »
Enfin, ils parlent de la contribution britannique. Delors en reste à sa proposition d'un système de compensation nette. « Trop compliqué », rétorque le Président. Il lui répète : « Pendant la préparation de la présidence française, pas de négociation préalable entre techniciens, et surtout pas plusieurs négociations. Quel que soit leur rang, les ministres ne sont que des exécutants. Le seul à avoir autorité en cette affaire est Roland Dumas. »
Jacques Delors aurait mieux fait, aujourd'hui, de ne pas venir.
Mercredi 11 janvier 1984

Le Conseil des ministres arrête un plan de lutte contre l'analphabétisme. On parle aussi des prélèvements obligatoires, mais de façon vague.
Au déjeuner qui suit, l'ambiance est fraîche. « Assez de petites phrases », lance Pierre Mauroy en regardant Pierre Joxe, qui boude. On parle de la conversion. François Mitterrand dit : « Former et convertir 300 000 personnes, c'est peu. On y arrivera. » On parle du livret d'épargne industrielle, de Talbot.
Mauroy : « Maire m'a dit que la Lorraine sera "à feu et à sang". » François Mitterrand : « Peut-être, mais on ne peut pas saigner la nation pour la seule Lorraine. » Mauroy approuve bruyamment.
On parle de l'affaire des « avions renifleurs » qui sera évoquée dans l'après-midi à l'Assemblée. François Mitterrand rédige lui-même la question à faire poser à Valéry Giscard d'Estaing par les députés socialistes :
« Pourquoi avoir dissimulé ce dossier à vos successeurs, qui n'ont connu ce rapport que neuf jours avant de le publier ? »

Ce soir, Giscard passe au journal de 20 heures d'Antenne 2 pour tenter de s'expliquer sur l'affaire. Il accuse le gouvernement « de ne pas comprendre l'économie moderne» et attaque violemment le Président. Au passage, il reconnaît avoir été au courant depuis 1979. Pourquoi donc aucune poursuite n'a-t-elle été engagée ? Et pourquoi avoir enterré le rapport ? Là-dessus, il nous faudra rester sur notre faim...




Jeudi 12 janvier 1984

Andropov me fait songer à une pure machine. Il est sec, brutal. Une pointe d'acier. Il nomme à tous les postes clés des techniciens, comme s'il cherchait à remplacer le Parti par le complexe militaro-industriel : Gorbatchev à l'Agriculture, Aliev aux Transports, Petrossian au nucléaire. Sa maladie n'enrayera-t-elle pas sa détermination ?


François Mitterrand inaugure la salle du Zénith. C'est une réussite. Il en faudra d'autres, en province.

Roland Dumas n'a toujours pas de directeur de cabinet. Chacun cherche à envoyer un homme à ce débutant. Pour le tenir, croit-on.

Avec Robert Armstrong, je fixe la date de la prochaine visite à Paris de Margaret Thatcher. Ce sera le 23 janvier.

Simon Wiesenthal veut décerner le prix annuel de sa Fondation au Président, « en raison de tout ce qu'il a fait en faveur des Juifs dans le monde et dans la lutte contre l'antisémitisme ». Claude Cheysson, consulté, suggère de décliner, parce que d'autres récompenses du même genre, venant de sources arabes, ont, dit-il, été refusées. Le Président : « Mais je n'ai jamais rien refusé de ce genre! Qui m'a proposé quoi ? » Il acceptera le prix.
Vendredi 13 janvier 1984

Je reçois une nouvelle demande de Yasser Arafat de rencontrer le Président lors d'une escale « technique » de deux à trois heures à Paris, avant le prochain Conseil palestinien, dans un mois. Selon ce message, « le Président Mitterrand a déjà fait tellement pour les Palestiniens qu'il peut peut-être faire un pas supplémentaire. Nous comprendrions tout à fait qu'il demande des gages en échange, mais, honnêtement, Yasser Arafat ne peut pas faire plus. En tout cas, pas avant le Conseil palestinien du 15 février. Yasser Arafat ne peut pas reconnaître la Résolution 242. Il ne peut pas reconnaître Israël. Mais être reçu par le Président Mitterrand avant le Conseil palestinien le renforcerait et lui permettrait de poursuivre le virage stratégique entamé par sa rencontre avec le Président Moubarak, mettant fin à l'isolement consécutif à Camp David ». Le message ajoute : « Yasser Arafat est prêt à négocier avec toutes les parties, à prendre en compte les droits de tous les peuples de la région et à accepter l'ensemble des résolutions de l'ONU. »
Lorsque je lui transmets cette demande, le Président me prie de refaire la même réponse qu'il y a six mois : « Il sera reçu par le Premier ministre. Pas par moi. » Il évoque aussi l'idée d'une rencontre « fortuite » entre Yasser Arafat et Pierre Mauroy à l'étranger. Claude Cheysson ira voir Yasser Arafat à Tunis.

J'interroge le Président : comment limiter les conséquences négatives sur l'opinion publique, en France et au Proche-Orient, d'un retrait militaire du Liban ? Il me répond : « Mais le retrait n'est pas encore décidé! »


Lundi 16 janvier 1984

Chacun considère pourtant le retrait de la France comme inéluctable et le dit. François Mitterrand apprécie peu les déclarations du président de la commission des Finances de l'Assemblée nationale, Christian Goux, revenant de Beyrouth et demandant le départ immédiat des troupes françaises : « La réussite de la mise en œuvre de notre politique au Liban au cours des prochaines semaines et des prochains mois repose sur la parfaite coordination des uns et des autres et sur la meilleure maîtrise possible des déclarations. Les déclarations de Christian Goux, même si elles partent d'une constatation exacte, ne peuvent que précipiter les phénomènes de dégradation qu'il a observés sur place. »
Le Président demande à Louis Mermaz, Pierre Joxe et Lionel Jospin de faire en sorte qu'il n'y ait plus aucune déclaration de parlementaires sur cette question.


Mardi 17 janvier 1984

Ouverture de la conférence sur le désarmement en Europe à Stockholm.

Devant le Comité central du PCF, Georges Marchais invite le gouvernement à faire preuve de «plus de fermeté ». Les mutations industrielles ne doivent pas aboutir à moins d'emplois. Tout en affirmant que le PC fera « tout » pour la réussite de la gauche, il lance : « Pas de licenciements, pas un chômeur de plus ! » Hélas...
Alain Savary présente son projet sur l'école privée aux députés socialistes. Tous, à l'exception d'un élu du Finistère, Bernard Poignant, jugent ses propositions trop généreuses. « Pas question d'obliger les collectivités locales à verser des subventions aux écoles privées ! » déclare André Laignel. « Si, avec la logique de la décentralisation, on donne des pouvoirs accrus aux collectivités locales pour décider quelle école elles veulent financer, souligne Poperen, ça veut dire que, dans trente ans, dans certains départements de l'Ouest, les trois quarts des communes n'auront plus d'école publique. »


A propos des « avions renifleurs » : où sont passées les notes administratives que mentionne le rapport Gicquel ? Qui est derrière les deux sociétés SOFAX et SCIT, mentionnées dans le rapport, qui ont reçu une partie de l'argent d'Elf ? Mystère...


Robert Armstrong vient préparer la rencontre du Président avec Mme Thatcher lundi prochain à Paris. L'enjeu est d'importance, puisqu'il s'agit de sortir l'Europe de l'impasse. Le Premier ministre britannique a changé d'avis : le secret dont elle voulait entourer ce voyage n'est pas possible vis-à-vis de son Parlement. Elle souhaite cependant qu'il n'y ait ni communiqué ni rencontre avec la presse, pas plus avant qu'après le déjeuner.
« Sur le fond, m'avertit Armstrong, elle préférerait un succès à un échec, dès mars, pour sa propre conduite des élections européennes. Elle est d'accord pour partir des acquis d'Athènes. Elle accepte le calcul de la présidence grecque pour le montant de sa contribution. » Message très important, qui répond à une question que nous nous posions depuis un mois. « Elle en reste donc pour l'instant à une demande de 1,5 milliard d'écus, en réduisant la part française dans ce remboursement grâce à une contribution plus élevée des petits pays. Elle est prête à un réexamen au bout de cinq ans. Elle attend du Président qu'il lui dise quelles sont ses propres nécessités de politique intérieure en matière agricole et financière. Par ailleurs, elle souhaiterait parler du Liban, des relations avec les États-Unis, et du prochain Sommet à Sept en juin à Londres. » J'évoque l'éventualité de conversations sur l'industrie militaire et les questions stratégiques, comme nous en avons avec l'Allemagne. Armstrong bondit là-dessus : « Oui, il faudrait mettre sur pied une coopération, y compris pour la fabrication des missiles. Elle souhaitera revoir le Président une autre fois, de la même façon, avant Bruxelles. »


Armstrong parti, je prends connaissance d'une dépêche : pour une question de concurrence jugée déloyale, des camionneurs anglais sont pris en otages par des éleveurs de porcs à Boulogne. Cette affaire tombe on ne peut plus mal.


Au vu d'un sondage qui ne lui accorde que 22 % des intentions de vote, Lionel Jospin renonce à prendre la tête de liste du PS aux européennes. Jacques Delors, lui, souhaite y aller. La candidature de Delors a deux supporters inconditionnels : Louis Mermaz et Pierre Bérégovoy. Pour des raisons bien différentes : le premier pense vraiment qu'il est le meilleur ; le second veut son poste.
Mercredi 18 janvier 1984

Ce matin, au Conseil des ministres, le Président parle des négociations avec l'Espagne et le Portugal pour leur entrée dans le Marché commun : « Si les négociations échouent, le gouvernement devra gérer une grave crise diplomatique. Si elles aboutissent, le gouvernement devra faire face à la grogne des paysans. » Il est convaincu que l'adhésion est nécessaire et inévitable. Et il veut y parvenir rapidement.


Au déjeuner des socialistes, le Président part dans une diatribe à propos des camionneurs anglais pris en otages (« La police est composée d'incapables ! »). Très habilement, il conduit Jospin à revenir sur sa décision et à accepter de prendre la tête de liste aux élections européennes, tout en soulignant que Delors aurait été le meilleur candidat. Pierre Mauroy approuve. Bérégovoy boude : il se voyait déjà au Louvre. On parle ensuite du système électoral pour les prochaines élections législatives. François Mitterrand : « Je suis pour un système mixte ; si on ne le fait pas, on perd les élections, je n'aurai plus aucun pouvoir et vous disparaîtrez. Est-ce ce que vous voulez ? La proportionnelle exclut que les socialistes soient majoritaires ; elle oblige donc à obtenir le soutien d'un tiers parti. Au contraire, le scrutin majoritaire permet au PS d'être au gouvernement ; mais il nous interdit de nous allier avec qui que ce soit d'autre que le PC. Je suis donc pour un système mixte. Mais prudence, ne décidons rien trop vite : avant nous, "ils" ne se sont pas gênés pour changer le mode de scrutin au dernier moment. »
A propos du PC : « Il faut comprendre leurs réticences. Que feraient les socialistes dans un gouvernement dirigé par le PC, si les rapports de force étaient inversés ? »


Ce même jour, j'apprends que Chirac espère un changement rapide de la loi électorale pour pouvoir faire campagne sur le thème : « les tricheurs ».

La situation au Liban constitue non seulement un désastre pour les Français — car, quoi qu'on dise, nos troupes devront partir à brève échéance —, mais un désastre occidental face à l'Union soviétique, par Syrie interposée ; la débâcle de la Force multinationale est une défaite pour l'Ouest.



Jeudi 19 janvier 1984

Préparation avec le Président de la rencontre de lundi prochain avec Mme Thatcher, si importante. Elle veut, a-t-elle fait dire par Armstrong, « un système durable de remboursement ». C'est aussi notre intérêt, car nous paierons moins si cette question ne revient pas sur le tapis tous les ans, assortie d'un chantage aux prix agricoles. De toute façon, l'élargissement va conduire à modifier la répartition des dépenses et des recettes communautaires entre les États.
Mme Thatcher veut 1,5 milliard d'écus. Nous devons reprendre la discussion à partir de la formule grecque, qui estime à 1,3 milliard d'écus le juste remboursement. La France est partie de 600 millions d'écus. Pour François Mitterrand, un milliard d'écus constitue un maximum indépassable. Margaret Thatcher veut diluer l'impact de ses demandes exorbitantes. Or, nous payons près de 50 % de la compensation britannique depuis que la RFA ne supporte plus que la moitié de sa propre part...

Le Président s'inquiète des trop bas tarifs publics, qui faussent les résultats obtenus dans la lutte contre l'inflation et fragilisent les entreprises publiques.

La situation en Tunisie s'aggrave. Télégramme diplomatique : « Quelque habileté que mette son entourage à étayer le Président défaillant, le couple paradoxal que forment un Président tout-puissant mais fatigué et un Premier ministre combatif mais contesté peut-il ressaisir la situation ? Serait-il en mesure de faire face à de nouveaux événements graves ? Tout le monde en doute ici. Reste la solution d'un changement de Premier ministre. En tout cas, il faut aider la Tunisie. » Le Président décide d'envoyer du blé ; on ne peut rien faire de plus avant le retrait de Bourguiba.

Mise à sac de la sous-préfecture de Brest par des éleveurs de porcs. Rocard appelle : «Je l'avais bien dit. C'est la guerre civile! »

Je reçois Allan Wallis, qui vient me parler du Sommet de Londres. Reagan veut qu'on y décide quelque chose pour relancer les négociations commerciales. « Pourquoi pas un nouveau round du GATT? », dit-il.



Vendredi 20 janvier 1984

Déjeuner avec le nouvel ambassadeur d'Union soviétique, Iouri Vorontsov, à l'ambassade, rue de Grenelle. L'homme est fin, ouvert, et parle couramment anglais : un style nouveau. A l'évidence, il n'est pas seulement là pour lire des notes reçues de Moscou, mais pour séduire. Sans paraître nourrir le moindre doute sur l'idéologie qu'il représente, il n'en parle jamais. Il m'annonce qu'Andropov souhaite recevoir cette année François Mitterrand, « quand il le voudra ». Il balaie les rumeurs sur la santé du Secrétaire général : « Il sera en meilleure santé la semaine prochaine, et visible dès le mois de février. » Il m'apprend la venue, la semaine prochaine, d'un ministre économique, Arkhipov, avec d'« énormes propositions » d'achat de blé, de lait, de sucre, d'acier, d'usines à rénover — et même de mise à disposition de l'industrie agro-alimentaire française de terres en Union soviétique, « afin d'apporter la preuve aux paysans et à l'industrie soviétiques que la productivité peut y augmenter rapidement ».
Enfin, et c'est le plus surprenant, il me parle du Liban en des termes dramatiques. Lui aussi est inquiet du tour Est/Ouest que prend la confrontation : « Nous nous trouvons dans une situation terrible : nos propres troupes font face aux troupes américaines. Ne vous y trompez pas, nous n'avons pas donné d'armes sophistiquées aux Syriens. Ce sont nos propres troupes qui les servent en Syrie, et non pas des troupes syriennes conseillées par des experts soviétiques. A chaque instant, nous risquons donc qu'une attaque américaine ou israélienne provoque la mort de soldats soviétiques, entraînant nos propres représailles. C'est la source la plus dangereuse de conflit mondial depuis Cuba. Nous sommes donc très désireux nous-mêmes de quitter la Syrie. Mais nous ne sommes pas prêts à discuter de cette question avec les Américains, ni publiquement, ni secrètement, ni par un intermédiaire. Car il n'y a rien à faire cette année avec Reagan. Par contre, je peux vous dire de la façon la plus formelle que si les États-Unis se retirent du Liban, nous accepterons simultanément que la Force multinationale à Beyrouth soit transformée en force de l'ONU (mais alors, sans soldats américains ni soviétiques). Dans ce cas, toutes les troupes soviétiques quitteront immédiatement la Syrie. Mais les Américains doivent faire le premier pas, car nous ne sommes pas prêts à discuter de cette question avec eux. »
Incroyable marché : le retrait occidental du Liban contre celui des troupes soviétiques de Syrie !

Promulgation de la loi Savary sur l'enseignement supérieur : environ 70 décrets d'application à rédiger.



Dimanche 22 janvier 1984

80 000 personnes manifestent à Bordeaux pour la défense de l'enseignement privé et contre le projet Savary. Personne au gouvernement ne prend l'affaire très au sérieux. La situation risque pourtant de devenir vite intenable.


Lundi 23 janvier 1984

Après une nouvelle rencontre, hier, avec Henri Emmanuelli, secrétaire d'État au Budget, François Mitterrand décide de tout miser, dans sa conversation avec Mme Thatcher, sur le contrôle des dépenses budgétaires, dans l'idée de réduire ce que paient les Allemands et ce qu'il faudrait rembourser aux Anglais.

Le déjeuner a lieu à Marly, pavillon minuscule et glacé, sans confort ni charme, presque jamais utilisé par le Président. Déjeuner discret, tout comme cette négociation.
On commence par évoquer l'incident des camionneurs pris en otages à Boulogne, dont la presse britannique a beaucoup parlé, remontant jusqu'à Jeanne d'Arc et Napoléon.
François Mitterrand : La presse anglaise en fait trop. Je trouve que le duc de Wellington sert vraiment à tout. Ce genre d'histoire n'arriverait pas si on avait réglé la question des montants compensatoires et si on faisait admettre aux paysans que tous les prix ne peuvent être garantis.
Margaret Thatcher renchérit : Les paysans veulent que tous les marchés soient garantis, malgré les surplus ! C'est impossible !
François Mitterrand cherche à éviter la polémique : Je veux un accord en mars, car plus on tarde, plus ce sera difficile. Je vous vois la première, car je veux être au clair avec vous. Il faut trouver des moyens d'alléger vos charges. Cela passe par un meilleur contrôle budgétaire des dépenses obligatoires et des dépenses non obligatoires. Le budget français augmente de 6,5 % ; le budget européen, de 10 %. C'est inacceptable, et pas seulement pour l'agriculture... Pour ce qu'on vous rembourse, il faut être raisonnable : il faut en rester au remboursement des deux tiers du déficit, comme actuellement, même si le calcul est fait différemment. Et cela doit être durable, et non plus recalculé année après année.
Margaret Thatcher: Ce qui m'importe, ce n'est pas la proportion, mais le solde final. Je veux un système qui ne me fera payer, comme la France, que 500 millions d'écus au plus.
François Mitterrand (inquiet, car cela impliquerait un remboursement à la Grande-Bretagne d'au moins 1,5 milliard d'écus, loin de notre plafond d'un milliard) : Il faut partir de ce qui a été acquis à Athènes, sinon chaque pays va en profiter pour tout renégocier...
Margaret Thatcher: Non, à Athènes, il n'y a eu qu'un "accord de survie ". Il faut tout reprendre à zéro.
Désastre ! Ce qu'avait laisse entendre Armstrong n'est pas exact : elle n'accepte pas de partir du compromis d'Athènes. Tout est à refaire. Mieux vaut parler d'autre chose pour aujourd'hui...
François Mitterrand : Au Liban, il ne faut pas annoncer qu'on va partir, mais il faut s'y préparer. Sinon, la Syrie n'a qu'à attendre sans rien faire. Nous y sommes venus pour empêcher la destruction de l'OLP. Aujourd'hui, nous n'avons plus d'objectif au Liban, sauf aider Gemayel à avoir une armée, ce qui n'exige pas la présence de 1 500 soldats occidentaux à Beyrouth. Rien ne réussira sans la remise en cause de l'accord du 17 mai dernier. Shultz considère cet accord comme un chef-d'œuvre de diplomatie. Pas moi.
Margaret Thatcher: Je suis d'accord avec vous. Les Israéliens doivent retirer leurs troupes. Les Américains aussi. Il faut une solution de rechange. Mais, pour les Syriens, cet accord est-il un prétexte ou une raison ? Les Américains veulent partir à tout prix et nous serions isolés au sud de Beyrouth. Il faut que l'ONU nous remplace. Que se passerait-il si Gemayel démissionnait ?
François Mitterrand : Il faut renforcer Gemayel. Il faut renforcer son armée, qu'elle passe de 30 000 à 60 000 hommes. Je l'ai déjà dit à Perez de Cuellar, à Shultz et à Gromyko. Les Russes veulent lier le sort de Beyrouth aux négociations sur les FNI. C'est inacceptable. Assad comme Chadli s'inquiètent de l'intégrisme. C'est un élément positif. Il faut d'abord annuler l'accord du 17 mai.
Margaret Thatcher: Vous avez raison. Hussein est furieux contre cet accord.
François Mitterrand : Les déclarations des Américains sont dangereuses. Ils renforcent Assad quand ils disent qu'ils vont partir sans conditions. Assad veut gagner sans faire la guerre. Il faut aider les modérés du monde arabe, d'abord l'Egypte.
Margaret Thatcher: Shultz est plus souple. Il est prêt à laisser l'accord de côté.
François Mitterrand : Israël profite de façon cynique de la division arabe. A mon avis, c'est très dangereux. Les États-Unis veulent s'en aller dans les trois mois. Moi, je suis prêt à rester. Les Soviétiques s'inquiètent de cette guerre-là.
Margaret Thatcher: Où va l'URSS ?
François Mitterrand : Je crois qu'Andropov n'est pas en bon état. Il n'est qu'un pouvoir transitoire. Il a la maladie de Parkinson. Il s'appuie sur l'armée et la police, avec l'appui d'Oustinov. On peut s'inquiéter pour l'avenir.
Margaret Thatcher: Le régime d'Andropov est le plus dur depuis trente ans. Je voudrais inviter des jeunes du Politburo, pour leur montrer notre mode de vie. Cela servirait à préparer l'avenir. Envisagez-vous de rencontrer Andropov ?
François Mitterrand : Je ne suis pas invité. La Grande-Bretagne et la France intéressent beaucoup Andropov. Arkhipov vient à Paris la semaine prochaine.
Margaret Thatcher: Il ne faut pas leur parler des droits de l'homme, mais leur dire que nous avons à coexister. Ils vont essayer de nous séparer des Américains. Il ne faut pas leur laisser voir ni entendre que nous avons des différends avec les États-Unis.
François Mitterrand : Les Soviétiques se demandent si les Américains savent où est Kiev ! Nous, ils savent que nous savons. Reagan parle de paix, mais doit prendre garde à la droite de son parti.
Margaret Thatcher: On ne sait pas combien de temps cela va durer. Brejnev a été malade sept ans, cela peut-être aussi le cas pour Andropov. Reagan n'a écrit qu'une lettre, d'ailleurs manuscrite, à Brejnev, mais ne l'a jamais vu.
François Mitterrand : Ils étaient de la même génération. Andropov, c'est autre chose. De toute façon, les Soviétiques ne veulent pas de la guerre. Leur armée n'est pas brillante et ils ont un souvenir atroce de la Seconde Guerre mondiale. Le problème, c'est que, s'ils redoutent la guerre, la paix ne leur profite pas non plus.
Margaret Thatcher: C'est vrai. Mais ils pourraient bénéficier de la paix s'ils cessaient de s'occuper du Tiers Monde et regardaient de près l'expérience hongroise. Leur population va finir par le leur demander. Les vingt prochaines années sont essentielles : si nous les passons sans guerre, le pire sera derrière nous.


François Mitterrand risque un pronostic : l'URSS disparaîtra avant l'an 2000.
François Mitterrand : Je vais plus loin : à mon sens, à la fin du siècle, l'Empire soviétique s'effondrera. Les jeunes espèrent davantage de consommation. Et la police ne peut l'empêcher. Il faut tenir et s'ouvrir. Il y aura alors des choses neuves. L'URSS ne tiendra pas la distance. Je ne verrai pas cela, mais, en l'an 2000, tout sera différent.
Margaret Thatcher : Je suis sceptique. Le passé d'Andropov va contre cette hypothèse. Mais il est possible qu'il existe quelqu'un au Politburo qui pense comme cela. Nous ne le connaissons pas.
C'est l'obsession de la Dame de fer : trouver des dirigeants soviétiques plus ouverts.
François Mitterrand : Seule l'armée pourra ralentir le déclin quand l'Empire commencera à se rompre. D'ici là, la modernité va envahir leur société. Les dirigeants ont cessé de tuer leurs opposants. C'est leur faiblesse! (Rires.)

Nous rentrons à Paris, pessimistes sur la suite des négociations européennes : rien n'a avancé.
Le projet d'aménagement de la circulation intérieure du Grand Louvre, que le Président a commandé à Peï, est prêt. Il présente son idée de pyramide. Le Président est enthousiaste. On demandera à Pierre Boulez et à Claude Pompidou de convaincre Chirac. Et une maquette grandeur nature sera installée sur place. Ainsi, on verra bien.




Mardi 24 janvier 1984

A l'Assemblée, début de l'examen du projet de loi sur la concentration de la presse. Mauroy y tient. Le Président aussi. La bataille s'annonce rude.

Le Président demande à Pierre Mauroy de vérifier si les ministères organisent correctement une permanence pendant les week-ends.

En Bretagne, le trafic ferroviaire est toujours bloqué par des éleveurs de porcs. Rocard m'annonce encore une fois que c'est «le début d'une guerre civile » et qu'il ne pourra « rien arrêter sans de formidables rallonges budgétaires ».

La lutte contre l'inflation provoque des mécontentements. Gaston Defferre proteste auprès du Président. Le Premier ministre n'a accepté qu'une augmentation moyenne de 1,5 % de la redevance sur les factures d'eau, alors qu'un accord (pas encore public) conclu en décembre dernier entre le ministère de l'Intérieur et l'Association des Maires de France prévoyait une hausse de 4,25 % du prix de l'eau perçu par les communes.

Le Président s'intéresse toujours autant à la Nièvre. Un service du Centre technique du Bois devait être installé dans ce département. Or, il apprend ce matin par la presse son implantation à Auxerre. Furieux, il me demande d'arrêter la décision. Renseignement pris, elle est irréversible. Il me dit : « Dites au Premier ministre, à Fabius et à Souchon que je suis très mécontent de cette décision, qui bafoue vingt ans de travail. » Rocard, ministre de l'Agriculture, n'est même pas mentionné ; sans doute le Président pense-t-il qu'il ne servirait à rien de l'en saisir.

Depuis quelque temps, nous sommes informés par diverses voies que nous serons bientôt victimes au Tchad de provocations. Pour redéfinir un peu notre attitude générale, Jean-Louis Bianco réunit les ministres des Relations extérieures et de la Défense, le ministre-délégué chargé de la Coopération et Guy Penne, qui dirige la « cellule Afrique » de l'Elysée.



Mercredi 25 janvier 1984

Au Conseil des ministres, Laurent Fabius annonce avec le plan « Informatique pour tous » l'installation de cent mille micro-ordinateurs dans les écoles. Ce seront des ordinateurs français.
Le Conseil adopte aussi des mesures destinées à enrayer la chute des cours du porc. Rocard expose le « caractère stratégique de ces mesures ». François Mitterrand sourit et continue à lire son courrier.


Au déjeuner, la conversation venant à rouler sur sa succession, le Président note : « En 1981, Chirac était trop jeune. En 1988, il sera trop âgé. »

Au Tchad, au nord de la « ligne verte », un Jaguar français est abattu. Le GUNT revendique l'opération. Le Président décide d'étendre d'une centaine de kilomètres la « zone de sécurité ».


Reagan annonce par une « lettre-circulaire » aux chefs d'État des six autres grands pays industrialisés le lancement d'un programme de station habitée dans l'espace, et leur propose de coopérer à sa mise en chantier. Nous y sommes hostiles : il faut promouvoir le projet européen Hermès. François Mitterrand : « Il n'y a pas de défense européenne. Il en faut une, mais comme il est impossible que l'Allemagne ait accès à l'arme atomique, ni dans le cadre de l'OTAN, ni dans celui de l'Europe, ni seule, il faut donc une avancée entre la France et la RFA dans d'autres domaines de défense. Hermès et l'industrie spatiale civile sont, de ce point de vue, un enjeu majeur sur lequel il faut protéger la compétence. »
Jeudi 26 janvier 1984

François Mitterrand m'interroge : « Votre programme gouvernemental est-il prêt?» Il l'est. «Alors, je n'ai plus qu'à savoir à quel Premier ministre l'envoyer...»

Discussion avec le Président afin de préparer la réunion de mardi prochain sur le plan de conversion industrielle. La réflexion gouvernementale sur les Charbonnages et la sidérurgie paraît bonne. La préparation d'un « contrat de conversion » et de « zones de conversion » semble également bien engagée. Mais, d'une façon générale, le plan, en son état actuel, est davantage tourné vers le traitement social des « poches de chômage » que vers la création d'emplois. De plus, une très grosse lacune subsiste encore dans la réflexion : combien coûte chaque emploi sauvé ? Dans certains cas, moins de 100 000 francs, dans d'autres, plus de 3 millions (ARCT ou La Chapelle-Darblay, si on donne suite). Il est urgent de choisir les moins coûteux.
Les sommes en jeu sont considérables : sans doute plus de 10 milliards par an (dont 3 pour les Chantiers navals et 5 pour la sidérurgie). Où les trouver sans grever les dotations en capital des secteurs d'avenir et sans augmenter les prélèvements obligatoires ? Faut-il lancer l'investissement d'un laminoir à froid à Gandrange, comme le veut Fabius, ou sacrifier la Lorraine pour mieux renforcer Dunkerque, comme le veut Mauroy ? De tous ces points, le Premier ministre sera saisi par téléphone et par les conseillers de l'Élysée en réunion interministérielle. C'est au gouvernement de décider.


Vendredi 27 janvier 1984

Laurent Fabius me dit avoir trouvé des choses très intéressantes sur les « renifleurs ». Il va déjeuner rue de Bièvre, chez le Président. A son retour à l'Élysée, le Président me dit : « Sur les renifleurs, Fabius veut attaquer Giscard. Cela ne sert à rien.» Un silence, puis il ajoute : « Le texte sur l'école privée ne tiendra pas. Il faudra le retirer et Mauroy partira. Je connais déjà son successeur. »

Pas besoin d'être grand clerc pour faire le lien avec le déjeuner d'aujourd'hui : Fabius sera Premier ministre à la fin de la crise scolaire.



Samedi 28 janvier 1984

A 10 heures, je vois Jacques Delors qui se plaint du « manque de professionnalisme » de Pierre Mauroy. Je trouve la remarque très injuste. Nous passons en revue plusieurs nominations. Que de temps passé à jouer à ce jeu de dominos !




Dimanche 29 janvier 1984

150 000 personnes manifestent à Lyon en faveur de l'école privée. La vague enfle. Savary continue à recevoir patiemment toutes les délégations.
François Mitterrand sur l'école privée : « J'ai fait mes études dans un collège diocésain de prêtres séculiers, pas un ordre d'enseignement. C'étaient des professeurs dont beaucoup étaient prêtres, pas tous ; ce n'était pas une école de pensée ni une méthode d'enseignement. C'étaient des prêtres paysans, donc d'un tempérament différent. J'ai eu la foi que l'on m'a inculquée dans ma famille et chez mes maîtres. C'était tout à fait naturel...»

L'ambassadeur américain, qui ne perd pas une occasion de se montrer publiquement désagréable, déclare au Grand-Jury RTL-Le Monde : « M. Fiterman est un pauvre Français qui a mal tourné... Nous avons néanmoins des relations correctes avec les ministres communistes (...). De temps en temps, lors des réceptions, on m'en présente un et je suis poli : je lui serre la main et je souris. » Étrange : Evan Galbraith pense sans doute naïvement ce qu'il dit et le dit sans penser à mal. Dépourvu d'expérience diplomatique, son art de la nuance est limité. Comment a-t-on pu décider à Washington de le nommer ambassadeur à Paris ? Sans doute a-t-il beaucoup contribué à la campagne... Et on a pensé qu'il n'était pas nécessaire de mettre là un professionnel.
Charles Fiterman le traite en retour de «personnage grossier et stupide ». Le Département d'État parlera de « malentendu », mais réaffirmera «sa pleine confiance » au faux gaffeur.


Lundi 30 janvier 1984

Treize ministres sont réunis en séminaire à La Lanterne, la résidence officielle dont dispose le Premier ministre dans le parc de Versailles, pour discuter d'un plan de reconversion industrielle. A la suite des remarques du Président, un dispositif spécial d'aide aux créations d'emplois en faveur des PME, du commerce et de l'artisanat, est étudié avant la réunion de demain. En l'absence de Michel Crépeau, ministre du Commerce et de l'Artisanat, qu'on a oublié d'inviter, le gouvernement décide la création de quatorze « pôles de conversion » aidés en priorité, la création de congés de conversion et une réforme de l'assurance-chômage. Aucune modification du droit de licenciement.
Le plan est envoyé au Président en prévision de la réunion de demain. Rien de sérieux pour la création d'emplois.

Enquête faite, sur 42 ministres ou secrétaires d'État, 7 étaient injoignables samedi et dimanche derniers.




Mardi 31 janvier 1984

Réunion chez le Président sur le plan de conversion industrielle remis hier par Pierre Mauroy : « Le dossier est assez bon sur la partie sociale, remarque le Président, mais il souffre de trois défauts majeurs : son financement, l'absence de mesures positives en faveur de l'industrie (créations d'entreprises, contribution des salariés à l'investissement, relance de l'investissement), et les risques de contagion des mesures sociales hors des zones et des secteurs choisis. En particulier, on ne voit pas comment le contrat de conversion resterait longtemps exceptionnel.»
On décide pourtant d'aller demain en Conseil des ministres sur cette base.
Conversation dans son bureau avec le Président : « J'ai toujours dit, depuis 1972, qu'en dehors du secteur public, il fallait développer le secteur privé et la création d'entreprises. Le secteur public est un outil, et non une fin en soi. On ne pouvait commencer plus tôt. Ce n'est qu'une fois les nationalisations faites que les entreprises industrielles publiques pouvaient être mises au service de la santé économique du pays. Or, les nationalisations n'ont été terminées qu'en juillet 1982, et c'est à partir de cette date qu'a pu commencer la politique dite de rigueur, utilisant la relance par l'investissement du secteur public comme moyen d'une politique de développement du secteur privé et d'équilibre des finances publiques. Elle n'aurait pu commencer sans l'outil du secteur public. Finalement, la gauche a réalisé la plus grande mutation des mentalités qui soit : la promotion de l'esprit d'entreprise, ce que la droite n'aurait jamais osé faire. Nous ne sommes pas en train de récupérer des valeurs de droite, mais, au contraire, de réhabiliter l'esprit d'entreprise, la prévision à long terme, la valorisation des capacités créatrices de tous les hommes. »




Mercredi 1er février 1984


Au Conseil, on traite des restructurations industrielles ; le choix entre la Lorraine et Gandrange, d'une part, le Nord d'autre part, reste à faire. Rien encore de précis : nul ne se décide à parler. Le Président souhaite que « tous les ministres prennent leur part dans la politique actuelle ».
Après le Conseil des ministres, le Président reproche à Cheysson d'avoir attendu hier après-midi pour convoquer Evan Galbraith après ses déclarations de dimanche. Cheysson répond que ses services n'avaient pas le compte rendu exact des propos de l'ambassadeur...
Jacques Delors me glisse à la sortie : « Mitterrand a parlé un peu trop vite en promettant de diminuer d'un point les prélèvements obligatoires. Cette diminution est la quadrature du cercle. On n'y arrivera pas. »

Au déjeuner traditionnel, la conversation roule sur l'école. Le Président est sceptique sur l'architecture du projet Savary : « Il suffirait d'abroger la loi Debré. Pas plus. D'ailleurs, la titularisation des maîtres du privé ne sera pas reconnue comme constitutionnelle. Il faut construire des écoles publiques. Il n'y a pas d'issue technique à ce problème. Il faut un texte simple. »
Mauroy ne semble pas entendre ; il reste convaincu qu'il a là un texte acceptable. Le Président s'impatiente : « Et la loi sur la presse, sera-t-elle applicable avant les élections?» Réponse vague. « Oui », dit Mauroy, « Non », dit Joxe. La tension entre les deux hommes est de plus en plus visible et irrite le Président. Mauroy : « Nous sommes en guerre, il faut faire des sacrifices et mettre de côté nos querelles. » Le Président approuve.

A l'Assemblée, au cours d'une séance consacrée à la loi sur la presse, un député RPR, Jacques Toubon, et deux UDF, François d'Aubert et Alain Madelin, mettent violemment en cause le passé de résistant de François Mitterrand au cours d'un débat houleux.
Le Président m'apparaît blessé. Il me parle longuement de l'avant-guerre :
« La décadence française m'a fait souffrir, beaucoup. J'étais en colère contre la façon dont la France avait été dirigée. Je constatai, puisque j'étais acteur, comme simple soldat, que nous n'avions ni les dispositions d'esprit (donc pas la résolution), ni les dispositions matérielles qui nous permettraient de gagner. Il y avait un vague sentiment qu'au bout du compte on s'en tirerait. Et, au bout du compte, on s'en est tiré. Mais la campagne de 1940 fut un des grands moments d'abaissement de la France. C'est une impression qui a marqué tout le reste de mon existence. Chaque fois que j'ai eu l'occasion de m'occuper de la collectivité nationale, j'ai pensé : il ne faut jamais se retrouver dans cette situation. Tous ces réfugiés répandus sur les routes, dans une désorganisation gigantesque, c'était terrible. Partout, quand nous arrivions dans les villages pour nous reposer, pour dormir, ils étaient vides, pillés par les Français, car les Allemands n'étaient pas encore arrivés. Nous, on entrait dans des maisons, les édredons étaient éventrés, les draps déchirés, les verres cassés, les confitures ramassées. La guerre, c'est cela, la guerre : le pillage, l'abandon de toutes formes de civilisation. C'est instantané, dès le premier jour. La destruction des valeurs morales collectives...
L'échec de la France en 1940 est le produit d'une désagrégation de l'esprit. Ce n'était pas par hasard. La France avait des forces, des moyens, de la richesse. Si elle n'a pas rassemblé ces moyens, c'est parce qu'elle était frappée dans son esprit. Les classes dirigeantes ont cherché l'explication dans le Front populaire. C'est un honteux mensonge, car ce sont surtout elles, les classes dirigeantes qui ont abandonné. Et elles ont cherché ensuite à prendre leur revanche sur leur débâcle politique et sociale.
Avant le 10 mai 1940, les civils étaient comme les militaires, ils continuaient de faire leurs labours, ils vivaient presque dans l'inconscience de la guerre... »
Puis nous parlons de son évasion, que les députés ont mise en doute:
« Lorsque quelqu'un s'évadait, les autres en souffraient. Ce n'était pas une grande souffrance... Les camarades manquaient de sommeil parce que, pendant toute la nuit, on les faisait tenir debout. Ce n'est pas un supplice, ce n'est pas bien tragique... La discipline se resserrait. Tandis que dans les camps de déportés, ils pouvaient fusiller. Dans les camps de prisonniers, j'ai pu faire la différence entre malheur et horreur... Quand sont arrivés les prisonniers russes et serbes, ce fut terrible. On s'est aperçu soudain à quel point nous étions mieux traités. On ramassait vraiment, du côté des Serbes, des charrettes de cadavres. On nous chargeait de les jeter dans les tombereaux. Les Français, il faut dire les choses, étaient mieux traités. Mais tout cela n'a pas de rapport avec la déportation, c'est une tout autre planète... »


Jeudi 2 février 1984


Toubon, Madelin, d'Aubert sont sanctionnés — une « censure simple », sans suspension de traitement — par le bureau de l'Assemblée nationale pour injures au chef de l'État. La presse de droite s'enflamme.

François Mitterrand poursuit le récit de sa guerre :
« Quand j'ai été blessé, le 14 juin 1940, cela a éclaté au-dessus de nous et j'ai eu deux éclats d'obus dans le corps, dont un au-dessous de l'omoplate. Je ne m'en suis pas rendu compte du tout, j'ai cru que j'avais reçu une balle de plein fouet. J'ai senti le choc, là, et j'ai dit à mon ami Morot-Sire, professeur de philosophie et mon chef direct, qui, lui, avait le genou traversé : "Regarde, j'ai pris un truc, là". C'était idiot: si j'avais eu un truc dans la gorge, je n'aurais pas pu lui dire cela. Alors il a déchiré ma chemise, ce qui m'a valu de rester pendant deux mois sans chemise, et il m'a dit: "Il n'y a rien, tu n'as rien". Et puis il a vu un filet de sang qui me coulait dans le dos, un petit trou, un petit éclat qui avait traversé la plèvre et qui était venu se loger là. Je suis resté pendant un an avec le bras un peu raide. On m'a transporté. Quelques camarades m'ont porté jusqu'à une petite route, on m'a mis sur une civière roulante, et l'un d'eux m'a poussé pour m'amener jusqu'à un endroit où l'on pourrait me soigner. Des avions ennemis venaient mitrailler les routes. Je voyais la formidable cohorte de charrettes avec tous les objets que les gens avaient sortis de leur maison, les draps, les matelas, les armoires, les chaises, tout un tas d'objets qui débordaient. C'était un âne ou un cheval qui tirait, des bœufs, tout cela se mélangeait sur les routes. C'était un embouteillage colossal, sur des kilomètres, de files noires, autant qu'on puisse voir à l'horizon, allant vers le sud. Quand les avions ennemis passaient en rase-mottes, ils mitraillaient pour accroître la panique. A ce moment-là, mon accompagnateur, qui était un très brave type, faisait comme les autres, il allait se tapir dans le fossé ou dans la nature, si bien que je restais tout seul sur ma civière surélevée, avec des avions qui passaient... Je me souviens de ma solitude sur cette route, étendu face au ciel, voyant les obus qui éclataient en l'air, les shrapnells.
J'ai fait ainsi des kilomètres jusqu'à l'hôpital d'Esne-en-Argonne. Il y avait là des dizaines, peut-être des centaines de gens qui attendaient, plus grièvement blessés que moi. Au milieu des gémissements, des chirurgiens travaillaient à même les tables. Je suis sorti de là, je suis allé ailleurs. J'ai fait cinq hôpitaux sans trouver un médecin. Finalement, je m'étais habitué, je n'étais pas mort. Mais je n'ai jamais reçu de soins.
Le 16 juin, j'étais encore devant Verdun. On ne se rendait pas compte que nous étions déjà virtuellement prisonniers, puisque les armées allemandes s'étaient rabattues et avaient fermé la poche par l'arrière. Toutes les armées qui étaient en Lorraine, en Alsace, étaient déjà prisonnières, puisque c'était fermé au sud. On ne le savait pas, nous. On tournait en rond, jusqu'au moment où nous avons su. Et puis il y a eu l'hôpital de Bruyère, dans les Vosges. Les Allemands sont arrivés. J'étais dans mon lit, à côté d'un Sénégalais. »

Le Président rencontre Helmut Kohl à Ludwigshafen. C'est la première rencontre de la Présidence française avec l'allié dont tout dépend.
Helmut Kohl: Les États-Unis regardent vers le Pacifique. Ils oublieront un jour l'Europe. L'influence des émigrés allemands y diminue. Il faut donc se préparer à leur départ. D'où l'importance d'une coopération franco-allemande, et le nécessaire renforcement du traité franco-allemand. Il faut aussi renforcer la démocratie allemande. Depuis l'affaire Guillaume, tout le monde est inquiet de ce qui peut nous arriver.
François Mitterrand: Pour la construction européenne, ce qu'on ne réussira pas en mars sera difficile à réussir en juin. Après, l'Irlande et l'Italie présideront. Tout dépend donc, j'en suis d'accord, de l'accord franco-allemand sur le contentieux actuel, sur la politique nouvelle, sur le projet politique pour l'Europe.
Helmut Kohl: Je veux que votre présidence soit un succès, et je vous aiderai.
François Mitterrand: Margaret Thatcher m'a dit deux choses contraires : il faut tout régler en mars, et il n'y a pas d'acquis d'Athènes. Rien ne se réglera sans l'accord des Neuf contre elle.
Helmut Kohl: Il faudra peut-être faire à deux ce qu'on ne pourra faire à Dix. On peut parler de tout ensemble, même du plan Fouché.
François Mitterrand: Je suis prêt, pour vous aider, à réduire vos dépenses dans le budget européen. Il faudra, pour cela, savoir résister aux pressions du Parlement européen. Pour la Grande-Bretagne, je suis prêt à un remboursement des deux tiers de 1,1 milliard pendant cinq ans, soit 730 millions d'écus. Cela est conforme à vos propositions de Stuttgart.
Helmut Kohl : Vous croyez qu'elle acceptera 730 millions d'écus par an pendant cinq ans ? Je préférerais que ce qu'on lui rembourse soit dégressif.
François Mitterrand : Il est plus facile de décider pour quatre ans ! Il faudra ne pas aller trop loin, car les règles particulières, c'est toujours un peu d'Europe qui s'en va.
Helmut Kohl : L'Europe nous occupe vraiment beaucoup : quand je cherche un ministre, il est toujours à Bruxelles.
François Mitterrand : Comme les miens ! J'ai étudié les suggestions dont vous m'aviez parlé à Athènes, et je suis prêt à admettre l'idée d'une structure permanente du Conseil européen.
Helmut Kohl: J'en suis content. Pour moi, ce qui est essentiel, c'est que la Communauté devienne irréversible. Pensez-vous que l'élargissement se fera en 1986 ?
François Mitterrand : Si je donne mon accord, on peut le faire dès 1984.
Helmut Kohl : Vraiment ? Sinon, je serai obligé de m'opposer à vous sur ce sujet. Je veux pourtant vous être utile.
François Mitterrand : Le choc en France aura lieu quand je dirai que je suis pour. Il faudra ensuite examiner la force de l'onde de choc. Après, je suis prêt, pour ma part, à aller plus loin et à parler avec vous de défense européenne.
Helmut Kohl : Vraiment ? Il faut avancer vite pour combattre la tentation neutraliste qui existe en Europe, particulièrement chez les socialistes allemands.
François Mitterrand : Rien n'est exclu de la défense européenne : ni l'armement classique, ni, au-delà, du nucléaire. La France fera des propositions et avancera avec ceux qui voudront.
Helmut Kohl: J'ai besoin que la Communauté devienne irréversible. Nous deux, nous sommes là, c'est une chance. Les Américains ne sont pas des alliés fiables.

François Mitterrand explique alors en détail à Helmut Kohl ce qui s'est passé à Baalbek. Est-il vraiment ignorant de tout cela, ou feint-il de l'être ?

François Mitterrand : Sur l'Europe politique, je suis d'accord avec vos idées. Je suis pour une structure permanente du Conseil européen.
Helmut Kohl : Très bien. On va donc avancer sans dire encore où sera le secrétariat — mais, en tout cas, pas à Bruxelles!
François Mitterrand : Il faut faire ensemble de grandes choses, par exemple, sur le terrain militaire, des navettes habitées pour surveiller la planète, et les lasers dont parlent les Américains. Déjà, avec Ariane V, on pourra lancer la navette...

Helmut Kohl : On peut faire plus encore, même sur le nucléaire : il y a un accord secret entre le Président des USA et moi sur l'utilisation des armes nucléaires. J'ai une lettre de Reagan là-dessus. On peut imaginer une lettre du même type de vous à moi...
François Mitterrand : Pourquoi pas ?
(Il est convenu que Teltschik et moi approfondirons le projet d'accord.)
François Mitterrand : Pour ce qui est du budget de la Communauté, il faut un pacte secret entre la France, la RFA et la Grande-Bretagne en vue de maîtriser ce budget.
Helmut Kohl : Oui. Avec plaisir!
Vendredi 3 février 1984


Inauguration par Jacques Chirac du Palais omnisports de Bercy. Superbe réussite.


François Mitterrand prépare sa tournée chez les Neuf autres : « Il faut les traiter également. Il y a mille contentieux, et pas seulement avec les Grecs et les Irlandais. On ne fera pas l'Europe sans panser les plaies des petits. »

Claude Cheysson, écarté des négociations européennes, achève une tournée africaine par Tripoli. Kadhafi, fait-il savoir au Président, lui propose un accord franco-libyen sur le Tchad. Sans en connaître le détail, que Cheysson ne précise pas dans son message, le Président s'inquiète : « Qu'a-t-il pu encore négocier ? »

Le Président voit Marie-France Garaud qui lui parle encore d'une Communauté européenne de l'espace et d'une station spatiale habitée européenne. Son interlocuteur prend des notes en l'écoutant.

A l'initiative de Laurent Fabius, ministre de l'Industrie, Jean Kila, patron de l'entreprise néerlandaise Paranco, reçoit 4 milliards de francs pour sauver la papeterie de La Chapelle-Darblay, située dans sa propre circonscription de Seine-Maritime. Le coût le plus élevé par emploi préservé (plus de 3 millions de francs !).

Édith Cresson proteste contre l'importation en France de fromage hollandais, « du fromage pour souris ». Voilà qui tombe très bien à la veille du voyage du Président aux Pays-Bas...

François Mitterrand s'installe dans ses appartements réaménagés, au premier étage. Il y dîne seul, ce soir, d'un potage. Il paraît déprimé.
« Nous coulons à pic depuis un an et demi. On ne peut rien faire. Tout se radicalise. Les attaques personnelles sont de plus en plus violentes. Cela va être encore pire. Il faut laisser passer... »



Samedi 4 février 1984


Déjeuner à l'Élysée avec le Roi d'Arabie Saoudite, ironique, amical et cultivé. J'y apprends que la crise libanaise aurait pu se régler par un accord secret entre la Syrie et l'Arabie Saoudite s'il n'y avait eu l'accord du 17 mai entre Israël et le Liban ; qu'Assad aurait eu une grave crise cardiaque et souffrirait de troubles de la circulation dans les jambes ; que Rafsandjani aurait dit à un ami de Fahd : « Jusqu'à la mort de Khomeiny, je ne peux rien faire » ; que si l'Iran envahit l'Irak, les Iraniens iront jusqu'au Liban, à travers la Syrie. « Il faut aider l'Irak, plaide-t-il, c'est l'intérêt de l'Occident. »
Lundi 6 février 1984


François Mitterrand part pour La Haye, à l'aube, en visite officielle. Scène ridicule : comme il faut arriver en habit à La Haye, chacun se change dans l'avion pour ne pas avoir à embarquer ainsi...
A la table de la Reine, celle-ci, avec un charmant sourire, fait servir à Édith Cresson du «fromage pour souris ».
Après le dîner, le Président travaille tard, toujours en habit, sur son discours de demain, inspiré par sa conversation avec Marie-France Garaud. Il écrit d'une traite le paragraphe suivant : « Le champ reste vaste cependant qui nous permettra d'organiser notre sécurité. Non seulement par les armements conventionnels, mais aussi par les nouveaux moyens qui vont faire irruption sur la scène du globe. Il faut déjà porter le regard au-delà du nucléaire, si l'on ne veut pas être en retard sur un futur plus proche qu'on ne le croit. Je ne citerai qu'un exemple : celui de la conquête spatiale. Que l'Europe soit capable de lancer dans l'espace une station habitée qui lui permettra d'observer, de transmettre et donc de contrarier toute menace éventuelle et elle aura fait un grand pas vers sa propre défense. Une Communauté européenne de l'espace serait, à mon sens, la réponse la mieux adaptée aux réalités militaires de demain. »



Mardi 7 février 1984


Dans la nuit, on « finalise » avec Claude Cheysson un projet de compromis pour le Sommet de Bruxelles. Cheysson fait en sorte que les Premiers ministres et les ministres des Affaires étrangères des capitales où le Président va se rendre dans les jours qui suivent reçoivent le texte du projet avant son arrivée.

En rentrant à Paris, le Président trouve une lettre de Jacques Chirac, que celui-ci a déjà rendue publique. Le maire de Paris s'adresse «au responsable du Parti socialiste et de la majorité parlementaire » pour qu'il fasse pression sur le Président de l'Assemblée nationale afin que celui-ci lève les sanctions frappant Toubon, d'Aubert et Madelin.




Mercredi 8 février 1984


Retrait des 115 soldats britanniques et des 1 400 Italiens de Beyrouth, sans conditions ni préavis. Nos 1200 hommes sont les derniers.

Le Conseil des ministres décide en partie de la création des « congés de conversion » et de quatorze « pôles de conversion ». Toujours rien de clair sur le choix des sites pour la sidérurgie.

On nous annonce qu'un nouvel attentat contre les forces françaises à Beyrouth se prépare.
Jeudi 9 février 1984


A Bruxelles où il se trouve pour un Conseil européen, Cheysson apprend par un télégramme de notre ambassadeur à Moscou que la rumeur de la mort d'Andropov circule en ville. Il l'annonce à ses collègues et demande même une minute de silence. La nouvelle ne sera confirmée que deux heures plus tard.
L'homme aurait pu bouleverser l'Histoire s'il avait eu le temps — telle était son intention — de promouvoir les ingénieurs et d'éliminer le Parti. Kreisky, que j'ai au téléphone, me dit : « Andropov était la plus grande personnalité soviétique après Lénine. »
Après lui, le choix est ouvert entre Oustinov, Romanov, Tchernenko et Gorbatchev. Romanov est le véritable héritier, chacun parie sur lui.
François Mitterrand hésite, puis décide de ne pas se rendre aux obsèques, comme il n'est pas allé à celles de Brejnev. Il ne veut pas se rendre pour la première fois à Moscou pour des funérailles. Mauroy ira à sa place.

Margaret Thatcher reçoit Roland Dumas à Londres. Désenchantée, elle ne croit plus à un accord en mars, qu'elle déclare pourtant souhaiter.

Je revois Pierre Bourdieu pour qu'il précise son idée : on confiera aux 52 professeurs du Collège de France la mission d'étudier l'ensemble des programmes de l'enseignement primaire et secondaire, et d'en faire rapport au Président. L'essentiel est de réfléchir à la qualité.
Nous avons oublié d'en aviser Mauroy et Savary. Le Président demande qu'on les « informe », mais pas qu'on les « consulte ».


Vendredi 10 février 1984


Devant l'aggravation de la situation au Liban, où les factions se déchirent, et pour calmer le jeu, François Mitterrand écrit à Assad une lettre aimable reconnaissant « le rôle de la Syrie dans la région », et une autre à Reagan mettant l'accent sur l'importance des bonnes relations avec la Syrie, avant que nos forces ne se retirent.


Le Président est à Athènes. Il parle avec Papandréou de subventions à la Grèce, de quotas laitiers, de contrôle budgétaire, de la Turquie — « place forte des États-Unis contre la Syrie », note Papandréou —, du Liban : « Nous en partirons, mais pas honteusement, déclare François Mitterrand. Reagan est indécis ; il est incapable de clore cette aventure. Quant à Arafat, personne ne s'y intéresse plus beaucoup... »


Dimanche 12 février 1984


François Mitterrand explique à la télévision que la restructuration est nécessaire et que les promesses de 1981 d'augmenter la production d'acier ne peuvent être tenues en raison de la conjoncture mondiale.
Toujours ce choix qui reste à faire entre le Nord et la Lorraine...
Lundi 13 février 1984


Les sidérurgistes réagissent à ce qu'a dit François Mitterrand en manifestant à Longwy et à Metz.

Blocus du tunnel du Mont-Blanc par les douaniers italiens et français en grève alors que commencent les congés scolaires. Les routiers, bloqués, provoquent de gigantesques embouteillages.

Les ventes d'armes françaises au Nicaragua ont cessé. La promesse faite à Reagan en 1982 est tenue.

Sur la place Rouge, obsèques d'Andropov. Juste avant que le cercueil ne soit clos, sa veuve fait un discret signe de croix sur le corps. La Russie éternelle est toujours là. Kohl, témoin de la scène, qui nous la rapporte, en est resté interloqué.
Constantin Tchernenko devient Secrétaire général du PCUS. Retour à la case départ.

A l'Assemblée, adoption en première lecture du projet de loi sur la presse. Le PC a voté pour ; sans doute Mauroy lui a-t-il accordé quelque chose.

Pour la première fois, Jean-Marie Le Pen est invité à une grande émission politique : l'honneur en revient au service public avec « L'Heure de Vérité » ! Il rétorque au journaliste qui lui rappelle qu'il a traité Simone Veil de « tricoteuse » que c'étaient là « propos pittoresques et piquants ».



Mardi 14 février 1984


Notre représentant à l'ONU, Luc de La Barre de Nanteuil, est chargé de négocier avec tous les membres du Conseil de sécurité les conditions du départ des éléments de la Force multinationale du Liban. François Mitterrand veut demander à Amine Gemayel de solliciter le retrait de cette Force multinationale et son remplacement par une force des Nations-Unies, ou, à la rigueur, réclamer une déclaration conjointe des quatre pays de la Force multinationale indiquant qu'ils seraient prêts à se retirer dès l'arrivée d'une force des Nations-Unies. Les conditions de l'acceptation des Soviétiques sont maintenant claires : retrait complet des contingents de la Force multinationale du sol du Liban ; retrait complet des flottes des pays membres de la Force multinationale des côtes du Liban ; renonciation, de la part des pays membres de la Force multinationale, à toute ingérence dans les affaires libanaises, et donc non-participation à une force de l'ONU des pays de la Force multinationale.
François Mitterrand répond : «A traiter avec précaution. Refuser tout ce qui serait excessif et surtout offensant. »
La Syrie pose une condition différente : que ne participe à la force de l'ONU aucun membre permanent du Conseil de sécurité. Pour François Mitterrand, « cette formulation, qui exclut les États-Unis et nous-mêmes, mais également l'URSS, est préférable ».
Jacques Delors et Henri Emmanuelli avertissent le Premier ministre que la demande faite à chaque ministre de proposer des économies dans son propre budget « se solde par un échec ». Deux ministres n'ont même pas daigné répondre (Culture et Anciens Combattants). Quatre ministres ont répondu que « l'exercice demandé était impraticable, compte tenu de l'importance du secteur dont ils ont la charge» (Communication, Formation professionnelle, Défense, Justice). Un ministre se déclare prêt à faire l'exercice... mais ne l'a pas fait (Affaires sociales). Deux ministres ont proposé des économies... mais en demandant qu'« elles soient aussitôt affectées au financement d'autres chapitres de leur budget » (Industrie, Commerce et Artisanat). Cinq ministres ont proposé des économies dérisoires par rapport à la masse de leurs crédits (Éducation, Environnement, Aménagement du Territoire, Jeunesse et Sports, Tourisme). Seuls six ministres ont effectué l'exercice sérieusement en faisant des propositions conséquentes (Transports, Urbanisme et Logement ; Agriculture ; Mer ; Intérieur ; Économie et Finances ; Coopération).
Le volontariat a échoué. Il faudra donc procéder par la voie autoritaire. Delors et Emmanuelli feront prochainement des propositions d'économies forcées, même s'ils ne croient pas qu'elles soient réalisables...


Mercredi 15 février 1984


La grève des douaniers au tunnel du Mont-Blanc fait tache d'huile. Les transporteurs routiers bloquent le trafic dans toute la France et demandent l'exonération de la TVA sur le gazole.
Le Président s'inquiète. Il évoque ce qui est arrivé à Salvador Allende. Charles Fiterman, en première ligne dans la négociation, est remarquable : calme, responsable, soucieux de préserver la dignité des grévistes sans faire de concessions sur le fond.


Les Pershing commencent à être installés en Allemagne. Les Soviétiques ne réagissent pas.

François Mitterrand téléphone à Gemayel pour lui demander de renoncer à l'accord israélo-libanais du 17 mai dernier. Gemayel : « Je ne peux pas renoncer à cet accord sans l'assentiment américain. Mais s'ils ne m'y autorisent pas, si je ne peux pas jouer là-dessus, je n'ai plus aucune carte. En revanche, si cet accord est abrogé, je puis alors tenter de former un gouvernement. »

Gaston Defferre voudrait quitter la Place Beauvau, mais pas sortir du gouvernement. Il souhaiterait créer un « ministère des Technologies nouvelles ». Difficile de quitter le pouvoir : il permet de s'échapper du réel, de rêver d'éternité...

François Mitterrand reçoit le vice-président américain George Bush, qui revient des obsèques d'Andropov. On est à un mois du voyage de François Mitterrand aux États-Unis. On parle évidemment du Liban et de l'installation des Pershing. Bush annonce le retrait des troupes américaines du Liban « dans les trente jours ».
George Bush : Aux États-Unis, nous attendons avec impatience votre visite. A Moscou, j'ai essayé de faire comprendre aux Russes que le Président Reagan pensait vraiment ce qu'il disait. Qu'il s'intéressait vraiment à la réduction des armements, qu'il voulait vraiment reprendre les négociations. Nous avons évoqué la conversation de Stockholm entre MM. Shultz et Gromyko.
M. Tchernenko ne s'est pas montré polémique, mais pas conciliant non plus. Il m'est apparu en bonne forme physique. Au Mausolée, vu d'en dessous, il avait semblé un peu faiblard ; mais, de près, de l'autre côté d'une table, il a donné une impression de vigueur et d'autorité. Il y aura peut-être un nouveau départ. Je pense que Pierre Mauroy aura éprouvé le même sentiment.
Sur l'Est/Ouest, nous ne voulons pas qu'il y ait de gagnant et de perdant. Nous avons encore en mémoire votre très bon discours au Bundestag. Le Président Reagan n'a pas été tendre pour les Soviétiques dans le passé. Il se rend cependant compte maintenant qu'il faut avancer. Ce n'est pas uniquement un truc électoral. D'ailleurs, pour se faire réélire, le plus simple pour lui serait de se montrer dur.
François Mitterrand : Il faut laisser aux Russes le temps de digérer l'installation des premières fusées. Pour passer l'éponge, ils ne peuvent aller trop rapidement... Là, ils se demandent quel avantage maximum ils pourraient tirer avant les élections américaines. Dans trois mois, les choses seront un peu différentes ; il leur faut un prétexte pour bouger.
En ce qui concerne d'éventuelles représailles, ils ne peuvent rien faire. Ils ont fait des manœuvres en Tchécoslovaquie. Ils avaient parlé d'installer des fusées vers le nord du Canada ou de placer des navires près de vos côtes. Cela ne changerait rien au rapport des forces. Mais ils ne veulent pas être humiliés.
Ce que je ne sais pas, c'est ce qu'ils attendent des Européens, de la Grande-Bretagne, de la France. En tout cas, ils connaissent bien notre position : nous avons refusé de laisser comparer ce qui n'est pas comparable. Nous ne sommes pas prêts à participer à une conférence — à laquelle personne d'ailleurs ne nous a invités. Vous connaissez la disproportion entre les 64 ogives britanniques, les 98 ogives françaises et les 9 000 ogives soviétiques ou les 9 000 vôtres. Parler de nos forces dans le cadre des négociations START n'aurait pas beaucoup de signification, du fait même de ce rapport. Ce que je vous demande en tout cas, si jamais la France devait être mêlée à vos discussions, c'est de m'en informer auparavant.
George Bush: Nous pourrions peut-être avancer d'ici là sur les armes conventionnelles ou encore sur la guerre chimique...
François Mitterrand : Ce qu'il faut, c'est réhabituer les Russes au dialogue. De toute façon, ils ne sont pas en état de créer une tension excessive. Il est étonnant de voir comment cette grande puissance a conservé depuis soixante-dix ans le sentiment d'encerclement, ses fantasmes du début...
George Bush : J'ai rencontré aux Chequers un universitaire spécialiste de l'URSS ; il me disait que les Russes ont vraiment peur de la guerre, que dans des villages, pas très loin de Moscou, on rencontre des Russes qui croient vraiment que les Américains sont capables de tout!
François Mitterrand: Les dirigeants, eux, ont une conscience plus juste des réalités.
George Bush : Je voudrais vous parler du Liban. Nous sommes très préoccupés par la situation. Le déclin des forces armées libanaises a été très rapide. Nous nous interrogeons sur le point de savoir à quel moment nos troupes devront être redéployées sur nos navires. Nous parlons bien de redéploiement, et pas de retrait. Nous devons de toute façon continuer à protéger les intérêts américains au Liban.
Nous pensons que la Syrie ne souhaite pas l'anarchie à Beyrouth-Ouest, où se trouvent maintenant de nombreux extrémistes de l'OLP ou des khomeinistes. Nous devons continuer à aider Gemayel. Mais nous envisageons aussi de nous retirer dans les trente jours environ, en laissant sur place 150 marines (ne serait-ce que pour protéger l'ambassade et la résidence). Je souhaiterais aussi connaître votre avis sur la FINUL.
François Mitterrand : Ces derniers mois, vous avez donné l'impression — mais nous aussi — de soutenir au Liban une faction. Amine Gemayel lui-même ne nous a pas assez dégagés de cette imputation. Il fallait avoir comme objectif prioritaire un Liban réconcilié. Certes, nous avons plus d'affinités avec les chrétiens qu'avec les autres. Mais, dans notre politique, nous ne devons pas distinguer plus qu'il ne faut. Or, le Président Gemayel n'avait pas assez de bases ; ce qui fait que nous sommes petit à petit apparus comme étant une armée chrétienne en lutte contre les musulmans. Naturellement, j'exagère un peu, mais c'est pour bien me faire comprendre. Nous nous sommes donc trouvés, au bout d'un moment, en butte à l'animosité des factions musulmanes.
Personnellement, je n'ai pas approuvé l'accord du 17 mai dernier. C'était accentuer les divisions, et cela ne servait pas à grand-chose. Soit Amine Gemayel l'emportait, et à ce moment-là on avait bien le temps de signer un accord; soit il ne réussissait pas, et alors, à quoi servirait-il d'avoir signé un accord avec quelqu'un qui ne serait plus là pour en garantir l'application ?
Maintenant, cet accord sert de prétexte à la Syrie pour refuser Gemayel. Mais si cet obstacle était levé, pourquoi pas encore Gemayel ? La Syrie exerce une influence dominante au Liban. On parle beaucoup du génie d'Assad. La Syrie est là, à côté du Liban, qui est tout petit. Ce n'est pas très compliqué pour la Syrie d'y exercer une influence dominante...
Il faut tenir compte du fait qu'Assad est lui-même, en tant qu'Alaouite, un minoritaire dans son propre pays. Et je crois qu'au Liban comme en Syrie, il a intérêt à s'entendre avec les chrétiens, car ce sont là deux minorités. Alors qu'un accord entre la Syrie et les chiites est moins évident, la Syrie se méfiant de son allié iranien. Une alliance d'Assad avec les sunnites, majoritaires au Liban, est impossible, car les sunnites sont ses adversaires en Syrie. Il y a aussi Joumblatt. Personne ne peut vraiment compter sur Joumblatt. Il a une démarche trop compliquée. Je ne risquerais pas beaucoup d'enchères sur les chances de Joumblatt de durer plus longtemps que Gemayel.
Tout cela, vous le voyez, est extrêmement complexe. Mais je reviens à ce que je disais : Gemayel n'est pas encore fini. Évidemment, on peut apprendre demain matin que... A ce moment-là, les Syriens chercheront, je crois, un autre chrétien : Raymond Eddé, peut-être ? un autre ? Il y a aussi le général Tannous...
George Bush: Je crois que lui-même ne le souhaite pas.
François Mitterrand : En tout cas, nous avons été trop mêlés au conflit interne entre les factions. J'ai cherché, au cours de ces derniers jours, à rééquilibrer la position de la France, tout en étant aussi loyal avec Gemayel, que j'ai eu encore ce matin au téléphone. C'est lui qui m'a appelé et je dois l'avoir à nouveau ce soir. Mais son armée va achever de se défaire, car elle est trop divisée religieusement. Il a eu le temps de bien organiser 30 000 hommes environ, mais il lui aurait fallu encore une bonne année de plus.
Gemayel peut toujours se défendre, mais il peut aussi finir tragiquement, ce qui atteindrait gravement nos pays.
Je pense en tout cas que nous devons aider Amine Gemayel à s'entendre avec la Syrie, ou bien c'est une carte perdue.
Mais peut-être est-ce trop difficile pour vous, par rapport à l'accord du 17 mai ? Si cela ne tenait qu'à moi, je téléphonerais à Shamir et je lui dirais : «Cet accord ne vous sert à rien. Le maintenir va seulement rendre plus sûr l'échec de Gemayel et son successeur, quel qu'il soit, ne se sentira pas tenu par cet accord. "
Nous devons libérer Gemayel de ses obligations. Cela lui donnerait au moins un peu d'autorité et de possibilités de négociation par rapport à la Syrie.
Remarquez que je ne me fais pas d'illusions sur la Syrie...
George Bush: Est-ce que Gemayel conserve de l'espoir ?
François Mitterrand: Ce matin, je l'ai trouvé combatif. Il m'a même étonné.
George Bush : Mais sur quelles forces compte-t-il ?
François Mitterrand: Sur la diplomatie, je suppose.
George Bush: A-t-il des espoirs de combler la brèche militaire ?
François Mitterrand: Le problème est politique. Gemayel ne peut traiter avec la Syrie que si l'accord du 17 mai est annulé. C'est la seule et fragile issue. Sinon, le pouvoir passera à Berri ou à Joumblatt, ou à un autre chrétien.
En ce qui concerne le retrait du contingent américain, j'aurais préféré être informé plus tôt. Sur place, nos soldats ont eu avec les vôtres des rapports très amicaux, alors qu'on n'a jamais pu dire vraiment cela des autres contingents. Il sera difficile de garder encore longtemps des troupes armées dans cette ville. Il y a une petite chance, d'ici la fin de la semaine, d'avoir l'occasion d'un départ digne. Mais un gouvernement de réconciliation, même s'il dure peu de temps, est une quasi-nécessité pour l'Occident. Il faut donc maintenir ces jours-ci une certaine présence et continuer de rechercher une issue diplomatique et politique entre Libanais, ce qui suppose encore une fois le renoncement à l'accord du 17 mai. Il n'y a pas d'autre issue.
George Bush : Et en ce qui concerne la Force de l'ONU, qui nous remplacerait ?
François Mitterrand : Il ne faut pas que les Russes exagèrent :
— Que la Force internationale se substitue à la Force multinationale, oui, c'est normal. C'est précisément ce que nous avons demandé.
— Qu'il n'y ait pas de membre permanent du Conseil de sécurité au sein de la Force internationale : très bien. Nous avons fait notre devoir. Une issue honorable est trouvée. Le relais est pris.
— En revanche, en ce qui concerne le retrait des navires des côtes ou au-delà des eaux territoriales, ce point n'est pas clair encore. Si les Russes demandent trop, on ne pourra pas dire oui.
— Quant au renoncement à une interférence ultérieure dans les affaires libanaises, cela n'a pas de sens. Cela peut se dire dans les discours. De toute façon, nous n'avons pas de comptes à leur rendre. Ou alors il faut qu'ils s'engagent à la même chose.
Ce que je ne sais pas, c'est si les Russes posent ces conditions pour que cela échoue ou si c'est simplement pour laisser le temps aux forces arabes de vaincre, auquel cas il n'y aura plus rien à négocier !...
Je crois en tout cas que vous ne devriez pas faire opposition de principe à ces conditions, et donc ne pas faire usage de votre veto à l'ONU, mais dire éventuellement aux Soviétiques : "Vos conditions sont excessives, mais on peut en débattre. " Quant au débat lui-même, on verra. Cela durera ce que cela durera.
Mais une relève par l'ONU est honorable. Sinon, imaginez que nous partions et que deux mille chrétiens soient massacrés ! Raison de plus pour aider encore Gemayel à agir. Il demeure, jusqu'à la fin de la semaine, une carte importante. Je vais le rappeler ce soir, après notre entretien.
George Bush: Tout ce que vous venez de me dire est extrêmement important et nous refait comprendre de façon très claire pourquoi la France a des responsabilités spéciales au Liban. Ce qui doit être sûr, c'est que les États-Unis ne feront en aucun cas obstruction à la paix.
François Mitterrand : Il faut que nous fassions très attention et que nos forces sur place soient très, très vigilantes. Il faut prendre rapidement des précautions. J'ai eu certaines indications dans ce sens et j'ai prévenu l'Etat-Major de se montrer particulièrement prudent.
George Bush: Puis-je vous demander votre avis sur les tirs du New Jersey? Nous pensons qu'ils ont quand même contribué à calmer les choses...
François Mitterrand : Quand vous tirez pour protéger vos soldats, je crois que les Syriens le comprennent et qu'ils ne vous en voudront jamais très longtemps. Mais il faut à tout prix ne pas donner le sentiment que vous tirez pour construire un petit État chrétien. Je pense qu'il faut que vous soyez précis dans vos tirs et que vous fassiez attention à l'explication politique qui en est donnée.



Jeudi 16 février 1984


L'accord autour d'un texte sur le Liban se précise.
La France propose le projet suivant : le territoire libanais est déclaré, dans les frontières définies par sa Constitution, militairement neutre sous la garantie des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. La mise en application et la supervision de ce nouveau statut sont confiées par le Conseil de sécurité à des bataillons de pays neutres, c'est-à-dire non impliqués directement dans le conflit israélo-arabe, ce qui écarte une présence américaine ou soviétique. Dissolution des milices de toutes dénominations et intégration des combattants qualifiés dans les cadres et les rangs de l'armée. Désarmement généralisé de la population par l'armée libanaise, avec le concours des forces internationales présentes au Liban. Renforcement de la gendarmerie nationale, l'armée étant cantonnée au rôle de « garde des frontières » avec l'appui des forces internationales. Organisation d'élections parlementaires libres, éventuellement sur de nouvelles bases électorales assurant l'éloignement des extrémistes confessionnels, sous la surveillance et le contrôle des forces internationales présentes au Liban. Le nouveau Parlement élaborera les réformes intérieures. Retour de toutes les personnes déplacées dans leurs foyers. Interdiction des partis politiques dont plus de 60 % des adhérents appartiendraient à une même religion ou à une seule des communautés religieuses libanaises.
Utopique...
Plus réaliste est le plan saoudien d'aujourd'hui — en réalité américain —, comportant huit points, dont Bush ne nous a pas parlé hier et qui prévoit : l'application de l'accord de sécurité négocié au cours des dernières semaines ; l'abrogation de l'accord du 17 mai 1983 ; l'élaboration d'arrangements de sécurité dans le Sud-Liban afin de permettre le retrait des Israéliens ; l'accord sur des réformes intérieures ; l'accord avec la Syrie sur le retrait de ses troupes ; l'adoption de principes pour le retrait simultané de toutes les forces non libanaises dans un délai n'excédant pas trois mois après la mise au point des arrangements de sécurité avec Israël ; les seules forces non libanaises autorisées à rester au-delà de cette date seraient celles des Nations-Unies. Cet accord formerait un tout indissociable. La Syrie s'engagerait à en appliquer les clauses qui la concernent et à aider à la mise en application des autres. L'Arabie Saoudite contribuerait à son entrée en vigueur, qui déboucherait sur la formation d'un gouvernement libanais de coalition afin d'appliquer tout ce qui précède.
Les Soviétiques sont pour l'instant contre les deux plans.
Vendredi 17 février 1984

Le Président Gemayel confirme qu'Elie Salem est en train de tenter une négociation avec le Président Assad. Les conditions posées (dénonciation de l'accord du 17 mai, suivie d'une rencontre entre les Présidents Assad et Gemayel) sont censées déboucher sur la formation d'un gouvernement d'Union nationale. Amine Gemayel essaie de joindre le Président à deux reprises ce matin ; en vain. Claude Cheysson tente lui aussi de lui téléphoner, mais sans succès, les liaisons étant interrompues entre Beyrouth et la France.
La Maison Blanche annonce que le Président Gemayel accepte le plan saoudien.

Nous partons pour Copenhague afin de préparer la prochaine réunion au sommet à Bruxelles. Avant de voir Schluter, François Mitterrand réfléchit à propos du diktat des Américains sur leur départ du Liban : « Les États-Unis sont des faux durs ! Nous sommes entre deux empires qui nous prennent pour des colonies. Que faire pour y résister, sinon l'Europe ? De Gaulle a été un dérivatif et a permis de masquer ces problèmes. Il m'a laissé me débrouiller avec quelques rêves... La France ne pèse pas assez pour que, quand nous bougeons différemment des deux Grands, cela se voie ! La dissuasion interviendrait trop tard. Cela donne à la France du poids dans le monde, mais ce n'est pas efficace...»

François Mitterrand revoit une fois encore le nouveau programme gouvernemental qu'il m'a demandé d'élaborer il y a huit mois : « Tenez-le à jour. »

Les barrages de routiers s'étendent dans toute l'Europe à partir des bouchons créés à la frontière italienne par la grève des douaniers. Delors, qui assure l'intérim de Pierre Mauroy, en voyage à Vienne, refuse toute marge de manœuvre à Fiterman et bloque la négociation.

A Bruxelles, les discussions des ministres de l'Agriculture se concentrent sur le problème laitier. Rocard propose une taxation progressive de la croissance de la collecte nationale. Il est très mal accueilli par nos partenaires qui, après Athènes, ont déjà réussi à convaincre leurs agriculteurs d'accepter des quotas individuels, tels les Allemands, ou par laiterie, tels les Danois. Pour eux, le gros de l'effort est déjà accompli. Pas question de revenir en arrière.


Samedi 18 février 1984


400 000 personnes manifestent à Rennes en faveur de l'enseignement privé — ou plutôt contre la gauche. Les laïcs sont paralysés, hypnotisés. Pierre Mauroy ne tente rien. Il attend, serein, les résultats des négociations.

Pour faire face aux problèmes routiers, le plan Orsec est déclenché en Haute-Savoie.


Réunion des sherpas à Londres : au Sommet, les Américains voudront parler du GATT et de l'invasion de la Grenade ; les Britanniques, du terrorisme ; les Allemands craignent qu'on évoque l'anniversaire du débarquement allié...
Lundi 20 février 1984


François Mitterrand dîne avec Bettino Craxi à Milan. On parle du lait, des montants compensatoires, des Programmes intégrés méditerranéens, du vin, des moyens de favoriser la connaissance des langues en Europe, de la crise de l'enseignement privé en France, de l'Europe politique, très peu de la compensation à verser à la Grande-Bretagne — la France souhaitant faire payer l'Italie —, et beaucoup de Silvio Berlusconi dont le président du Conseil italien espère faire don à la France...


Les derniers soldats italiens quittent Beyrouth. Les soldats américains et britanniques partent eux aussi, comme annoncé par Bush. Nous restons les derniers.



Mardi 21 février 1984


Nous sommes à Dublin pour voir Fitzgerald.
Au total, la tournée dans les huit capitales européennes s'est révélée très instructive : Athènes, obsédée par les produits méditerranéens ; Milan, avec un Craxi très hostile au Marché commun ; Dublin avec un Fitzgerald élégant, hanté par le lait qui tient une place si essentielle dans son économie ; à Bruxelles, Martens prêt à tout ; des Danois couchés sur leurs privilèges ; des Néerlandais hautains et professionnels ; des Luxembourgeois disponibles pour tout compromis. Les problèmes sont bien cernés, qu'ils portent sur le lait, le vin, l'élargissement, les montants compensatoires, le plafond budgétaire et les autres contentieux. Le Président maîtrise maintenant parfaitement tous les chiffres et plaide inlassablement pour l'Europe encore à construire, nouvelle utopie politique.

Ouverture des négociations entre les transporteurs routiers et Fiterman. A Matignon, le Conseil interministériel sur la situation routière, présidé par Delors, est bloqué, lui aussi.



Mercredi 22 février 1984


Au Conseil des ministres, François Mitterrand interroge : « Qu'est-ce que c'est que cette histoire de suppression des mentions au bac ? Il y a au moins trois raisons pour les rétablir : tout d'abord, elles créent une émulation entre les élèves ; ensuite, elles font plaisir aux parents qui ont souvent fait des sacrifices pour les études de leurs enfants ; enfin (avec un sourire), j'en ai moi-même obtenu une ! » Alain Savary rétablit les mentions au baccalauréat en soulignant qu'elles n'avaient été supprimées, l'an dernier, qu'« à titre expérimental » et que l'expérience s'est révélée négative.
François Mitterrand rend hommage à Fiterman et lui demande de rester ferme dans la négociation avec les routiers.
Au déjeuner, on parle de défense européenne.
Yves Montand est ce soir, à la télévision, la vedette de l'émission « Vive la Crise ! » où l'économie est expliquée en termes simples — voire un peu schématiques — aux Français. Assistons-nous à la naissance d'une nouvelle étoile politique ? La presse semble le croire.


Jeudi 23 février 1984


François Mitterrand répond à la lettre du Président Reagan : « Sur le spatial, nous sommes prêts à étudier avec intérêt les voies d'une coopération avec les États-Unis. »

Déjeuner en tête à tête entre le Président et Pierre Bérégovoy sur la question des prélèvements obligatoires. François Mitterrand veut 20 milliards d'économies sur les dépenses sociales. Bérégovoy répond que c'est impossible.

Le dirigeant des transporteurs routiers, Voiron, annonce que des négociations débuteront lundi. Fiterman comme Delors me confirment que c'est faux. Delors impute l'idée de « discussions techniques » au cabinet de Fiterman. Fiterman nie et me dit qu'il reste sur la ligne tout à fait ferme que le Président lui a indiquée. Il estime qu'il s'agit là d'une invention de Voiron pour essayer de « s'en sortir vis-à-vis de sa base ». A la télévision, Jacques Delors tient un discours aimable sur les routiers.



Vendredi 24 février 1984

Les barrages disparaissent grâce à la fermeté de Fiterman. Delors s'en attribue le mérite.


Conversation avec François Mitterrand : « Les enjeux de 1986 seront l'emploi et les impôts. »

Au Tchad, destruction d'un avion français. Faut-il réagir ? Jean-Baptiste Doumeng m'avait prévenu d'une provocation imminente. Que savait-il ?

En vue de la réunion de lundi prochain avec Mauroy, Delors, Bérégovoy et Emmanuelli, de multiples notes informent le Président de la tendance spontanée à l'accroissement des déficits publics, des choix possibles de baisse des impôts, d'économies envisageables, de contractions des dépenses.

Dans une interview au Monde, Pierre Desgraupes, patron d'Antenne 2, se prononce pour la privatisation de la chaîne. A ceux qui proposent de le révoquer, François Mitterrand répond : «On a bien assez d'ennemis comme cela. »

Robert Armstrong m'appelle : Margaret Thatcher souhaite recevoir le Président à Londres avant le Sommet de Bruxelles, comme ils l'avaient tous deux envisagé à Marly. Elle l'invite pour une matinée et un déjeuner aux Chequers, le 5.

Dernière péripétie : annulation par l'Algérie de la réunion de la commission mixte de coopération, prévue pour le lundi 27 février ; en raison d'une « réorganisation administrative », Alger ne peut recevoir Christian Nucci. Le ministre délégué à la Coopération et au Développement avait lui-même été victime d'une maladie diplomatique qui lui avait fait reporter un voyage à Alger prévu pour la fin de l'année dernière, après la réunion de la commission de coopération économique tenue à Alger début décembre. Malgré les déclarations officielles, ces entretiens, quelques semaines après la visite du Président Chadli à Paris, avaient été décevants.


Dîner avec Helmut Kohl. Il écoute le compte rendu de la tournée du Président français, fait deux concessions de détail sur le lait. Rien de nouveau sur les montants compensatoires ni sur la contribution britannique. En proportion de son agriculture, la RFA reçoit du Budget européen plus que ne reçoit la France et bénéficie davantage de l'ouverture des frontières. La CEE assure environ la moitié de l'excédent commercial allemand. L'excédent industriel en Europe du commerce extérieur allemand est de 12,5 milliards d'écus, soit six fois plus que sa contribution budgétaire nette, et quatre fois plus que son déficit extérieur sur les produits agricoles.


Samedi 25 février 1984


300 000 personnes manifestent à Lille en faveur de l'école privée. De ville en ville, le mouvement enfle.

J'appelle l'ambassadeur Vorontsov pour lui transmettre l'accord du Président : il se rendra à Moscou en 1984, mais pour y rencontrer Tchernenko, et non pas celui qui l'avait invité il y a deux mois.


Dimanche 26 février 1984


L'opposition a remporté les élections municipales de Draguignan et La Seyne-sur-Mer. Le PS a perdu des voix.


Lundi 27 février 1984


Déjeuner avec le Président. Il est question de la négociation européenne.

François Mitterrand : Il faut tout faire pour éviter un échec à Bruxelles, car, après, tout sera beaucoup plus difficile. Les demandes que nous estimons inacceptables, il faut trouver quelqu'un d'autre que nous pour les rejeter. Sur l'emploi et la conversion: faut-il licencier? Il faut être brutal, avoir un paroxysme dans l'action de dégraissage ces mois-ci, pour avoir ensuite cela derrière nous.

L'Assemblée des Professeurs du Collège de France, «très sensible à la confiance et à l'estime que lui marque ainsi le Président, accepte la mission confiée... »
Les derniers soldats américains quittent Beyrouth. Il ne reste plus que les Français.
A New York, une nouvelle résolution française doit être présentée ce soir au Conseil de Sécurité, qui tient compte d'observations présentées par les pays non-alignés dont le vote nous est nécessaire, et d'abord l'Inde. Les Soviétiques demandent aux pays membres de la force multinationale de « s'engager à ne pas renouveler d'opération militaire au Liban ».
A Moscou, Kornienko, Premier vice-ministre des Affaires étrangères, répète à l'Ambassadeur de France que le texte français est « totalement inacceptable » pour l'Union soviétique, qui votera contre. « Il est donc impératif de ne pas brusquer les choses et de travailler pour parvenir à un texte acceptable. » Cette menace de veto constitue essentiellement un moyen de pression. Kornienko reconnaît qu'un vote négatif de l'URSS permettrait au Président Reagan d'accuser l'URSS d'avoir empêché les États-Unis de retirer leurs bateaux.

Se tient à Paris, sous la présidence de Claude Cheysson, une réunion des dix ministres des Affaires étrangères consacrée à la coopération politique. Les problèmes du Liban et de l'échec de la Force multinationale à laquelle ont participé trois pays de la Communauté, de la recrudescence de la guerre Iran/Irak et de ses effets possibles sur les approvisionnements pétroliers, des relations Est/Ouest après l'arrivée de Tchernenko à la tête du PC soviétique, constitueront l'essentiel de l'ordre du jour. Pour la première fois, les résultats de ces délibérations seront communiqués aux ministres des Affaires étrangères de l'Espagne et du Portugal, les deux pays candidats à l'adhésion, par une « troïka » composée du président actuel du Conseil, de son prédécesseur et du ministre qui lui succédera dans cette fonction, les ministres grecs et irlandais.



Mardi 28 février 1984


Au petit déjeuner habituel, Lionel Jospin dit son scepticisme à propos de la loi sur l'école privée. Il est favorable à un report pur et simple du débat. La manifestation de Lille a aussi fortement impressionné le Premier ministre : « Est-il opportun d'ouvrir un nouveau front à trois mois des élections européennes ? Que faire au cas où il n'y aurait pas d'accord entre Savary et l'école privée ? »
La situation est intenable. Le conflit est pourtant essentiellement d'ordre psychologique. Qui peut être contre une « carte scolaire » qui assure un harmonieux équilibre des établissements sur le territoire national ? Qui peut être contre le fait que les subventions de l'État à l'école privée n'augmentent pas plus vite que les dotations à l'enseignement public ? Qui peut être contre le fait de laisser les professeurs du secteur privé bénéficier d'un contrat de droit public, comme c'est déjà le cas ? Qui peut être contre la création d'une structure locale de concertation financière entre les écoles privées et ceux qui les dotent, l'État et les collectivités locales ?


Le Président donne instruction à notre représentant à New York de demander le vote dès aujourd'hui sur notre texte de résolution sur le Liban, s'il est assuré de recueillir neuf voix. Claude Cheysson ne pense pas que les États-Unis ou l'URSS oseront opposer leur veto. Mais il craint de nouvelles propositions d'amendements entraînant un nouveau report du vote. En cas de vote positif, nous aurons à décider de la date du départ de notre contingent, qui dépendra naturellement des termes de la résolution.
François Mitterrand confirme son point de vue : « Ne partir que lorsque la relève sera vraiment sur le point d'être prise par les forces de l'ONU. L'idéal aurait été de ne partir qu'après l'arrivée des forces de l'ONU, mais, depuis le début, nous avons renoncé à cette exigence pour rendre le projet de résolution acceptable par la Syrie et par l'URSS. Notre contingent a rempli une grande partie de sa mission ; l'intérêt de la France pour le Liban continuera naturellement de se manifester de toutes sortes de façons (politique, économique, culturelle). »

Dans l'après-midi, réunion désastreuse du Président avec Jacques Delors et Henri Emmanuelli sur les prélèvements obligatoires.
Jacques Delors: Les prélèvements obligatoires en 1984 sont de 45,5 %. En 1985, ils n'augmenteront pas. Mais comment les faire diminuer ? La réalisation du Budget 1984, dont le déficit actuel est de 4 %, rend les choses difficiles. Pour 1985, il faudrait trouver 22 milliards d'économies pour en rester là. Or, si l'on reconduit tous les budgets sans augmentation (sauf la Dette publique), on fait 22 milliards d'économies.
Henri Emmanuelli ajoute : A législation fiscale constante, le déficit 1985 serait de 4,3 % du PIB. Il faut donc trouver 100 milliards pour réduire d'un point les prélèvements obligatoires. C'est impossible. Autant y renoncer.
Honteux : l'estimation des économies à faire est passée de 60 à 100 milliards en six mois. Et ils ne proposent rien du tout !
François Mitterrand : A supposer même que la somme soit de 100 milliards, vous devez pouvoir trouver 20 milliards d'économies budgétaires, 40 milliards de contractions recettes/dépenses et 20 milliards de recettes non fiscales (tarifs publics, débudgétisation, augmentation de la taxe sur le téléphone).
Il demande aux ministres de présenter d'ici jeudi prochain un plan assorti éventuellement de plusieurs scénarios.



Mercredi 29 février 1984


Pour bloquer le futur projet de loi sur l'enseignement privé, 4 500 à 5 000 amendements seront déposés par les groupes parlementaires RPR et UDF. Pour le projet de loi sur la presse, ils n'en avaient déposé que 3 000. Tout se bloquera.
Pour sortir de l'impasse, dans une note au Président, Charasse propose d'organiser un double référendum : d'abord sur le droit de recourir au référendum pour faire adopter une réforme de l'école privée, ensuite sur le projet de loi Savary. Le Président m'en parle comme d'« une hypothèse bien trop compliquée. » Il ajoute : « Pourtant, on ne passera pas avec cette loi ; il faut trouver une sortie. »

Robert Armstrong vient à Paris préparer l'entretien de lundi prochain, aux Chequers, entre le Président et Mme Thatcher. « Hier, à Londres, dit-il, Kohl s'est déclaré satisfait de la maîtrise budgétaire, tout en n'excluant pas de demander une "garantie pour le long terme", sans la chiffrer. Il a parlé de 1,4 pour le maximum de TVA autorisé pour les ressources propres et de 750 millions d'écus pour la Grande-Bretagne sur cinq ans. Il a plaidé en faveur de deux campagnes pour le retour à l'équilibre laitier. Sur les montants compensatoires, il a dit à Mme Thatcher qu'il était optimiste quant à l'accueil que vous feriez à ses propositions. Mme Thatcher a accepté la maîtrise budgétaire sans plus demander une révision du traité. Elle veut 1,4 à 1,5 pour les ressources propres. Elle est prête à étudier les deux étapes pour le lait, et à l'application par laiterie de la taxe à 75 %. Sur son chèque, Mme Thatcher a réexpliqué au Chancelier son système : remboursement des trois quarts de 2 000, soit 1 500 ; elle n'a accepté 750 à Stuttgart que parce que le trop-perçu était ainsi remboursé. »
Sur ce point, Armstrong m'a paru fort ennuyé : il considère qu'elle voudra un chiffre « de l'ordre de 1 200 ».
En définitive, j'ai l'impression que personne à Londres n'a encore osé affronter le Premier ministre sur cette question, et qu'elle se battra jusqu'au bout pour obtenir le maximum, d'autant qu'elle n'a toujours pas modifié son interprétation de Stuttgart.


Jeudi 1er mars 1984


Les Soviétiques opposent leur veto à l'extension du rôle de la FINUL à Beyrouth. Que faire avec nos hommes ? Faut-il attendre que toutes les tendances libanaises demandent à la France de rester un mois encore, avant de partir, ou annoncer immédiatement le départ des troupes françaises ?
Claude Cheysson écrit longuement au Président à ce propos :
« Rien ne serait plus dangereux que d'attendre quelques jours pour réagir après le veto soviétique. Nous risquerions d'être l'objet de pressions physiques sur le terrain, précipitant notre départ dans des conditions qui ressembleraient singulièrement alors à celles que nous avons justement critiquées quand elles étaient américaines, britanniques ou même italiennes.
C'est la raison pour laquelle je vous présente une proposition qui nous permettra d'annoncer publiquement nos intentions, mais les place dans un cadre raisonnable et honorable :
1) La France ne peut assumer seule les responsabilités de la Communauté internationale à Beyrouth. Elle a accepté — à regret — une force multinationale à deux reprises. Ses compères étant partis, cette force n'existe plus.
2) Elle a tenté de faire prévaloir l'idée — et souhaite encore — qu'une force internationale soit retenue. Elle l'a tenté au Conseil de sécurité, auquel elle appartient ; cela n'a pas réussi.
Elle appelle maintenant l'attention du monde arabe par l'intermédiaire du secrétaire général de la Ligue : au cas où les Arabes pourraient intervenir selon un schéma agréé avec le gouvernement du Liban, la France passerait le relais à la date qu'elle s'est fixée pour son départ.
D'où l'invitation adressée au secrétaire général de la Ligue de venir aussitôt à Paris.
C'est ma première suggestion.
3) Décidée à partir le 6 mars, la France entend organiser ce départ et le passage du relais avec le gouvernement libanais et avec les autres forces libanaises présentes physiquement à Beyrouth, forces avec lesquelles le contingent français est quotidiennement en rapport (comme l'armée libanaise, d'ailleurs).
J'aimerais donc inviter dès le lundi 5 mars un représentant du gouvernement libanais et des représentants des forces que nous côtoyons à Beyrouth à se réunir dans mon bureau pour y être informés de nos intentions et prévoir les dispositions pratiques permettant leur mise en application dans des conditions raisonnables et nous faisant honneur. »
Le Président approuve et appelle Gemayel pour lui annoncer l'inéluctable et imminent départ des troupes françaises.
François Mitterrand : «L'Histoire retiendra que notre présence a empêché bien des massacres au Liban. »


5 000 emplois sont supprimés dans les Chantiers navals.


Vendredi 2 mars 1984


Les Charbonnages de France ont 17 milliards de dettes pour 14 milliards de chiffre d'affaires. La production est de 18 millions de tonnes, contre 30 prévus en 1981. Le Plan prévoit le licenciement en cinq ans de la moitié du personnel.
Dans la sidérurgie, la situation est encore bien plus difficile. Et la Communauté interdit toute subvention à partir de l'an prochain.

Interview de Mgr Lustiger à La Croix. Il déclare souhaiter « un compromis » et annonce qu'il n'ira pas à la manifestation du 4.


Dimanche 4 mars 1984


La vague enfle. Cette fois, ce sont 800 000 partisans du privé qui sont venus à Versailles manifester pour l'« école libre ». Mgr Lustiger y a prononcé une allocution très dure : « On ne transige pas sur un droit. »
Le Président s'insurge : « De quel droit usurpent-ils le nom d' "école libre"? L'école privée n'est pas plus libre qu'une autre ! » Le gouvernement continue de vouloir passer en force. François Mitterrand commence à travailler avec Michel Charasse et à récrire ligne après ligne le projet de loi Savary.

Réunion présidée par Dumas et Hernu sur la situation de nos soldats au Liban. Au fur et à mesure que la situation se dégrade, ils deviennent des cibles tentantes à la fois pour les chiites et les druzes, comme pour ceux qui sont éventuellement manipulés par les Iraniens, sans oublier certaines organisations arméniennes. Il faut passer progressivement la main aux observateurs des Nations-Unies (une soixantaine à Beyrouth, dont une dizaine de Français) qui ne font plus rien que confirmer le travail des observateurs français proprement dits.



Lundi 5 mars 1984


Nous sommes aux Chequers avec Roland Dumas. Pendant tout le déjeuner, les deux ministres (Howe, qui a remplacé Pymm, et Lawson) qui accompagnent Mme Thatcher n'ouvrent pas la bouche, terrorisés. Celle-ci répète sa position avec véhémence :
« Je suis inquiète et déprimée. Je subventionne l'Europe plus que le Tiers Monde. Mon Parlement n'acceptera pas que je paie plus de 500 millions d'écus. L'Europe doit être un club où chacun retrouve l'équivalent de sa cotisation et redevient lui-même en sortant. Elle doit être une zone de libre-échange. Sinon, il y aura une surenchère de subventions et nous serons dépassés là-dessus par les Américains. Mais il faut une crise pour que les petits pays comprennent cela. »

Elle veut obtenir le remboursement des deux tiers de 2 000 millions d'écus, soit 1 333 millions d'écus. Elle connaît très bien le dossier et prend elle-même des notes au lieu d'en lire.

François Mitterrand répond sèchement : « Si telle est votre position, il y aura une très grave crise, qui durera longtemps. Nul n'acceptera. C'est loin du compromis possible. »

Elle bat en retraite immédiatement : « Ma dernière proposition est 1250 millions d'écus. Je croyais que la RFA accepterait, j'étais mal informée. Nous ne sommes pas là pour défendre l'Allemagne. Ils doivent céder. »
Elle passe à la préparation du G7 de Londres. Elle veut y parler du terrorisme. Kohl souhaite qu'on y parle de sécurité afin d'aider les Pays-Bas à accepter l'installation des missiles.


François Mitterrand : « Les trois précédents Sommets m'ont laissé de mauvais souvenirs avec les Américains. A Londres, je crains la même chose. Si cela n'avait pas été chez vous, j'aurais envoyé le Premier ministre. [Il dira la même chose l'année suivante à Kohl, et l'année d'après à Nakasone...] Je voudrais un Sommet sans ministres. Sur le terrorisme, je veux bien un texte général. Sur l'invasion américaine à Grenade, je veux éviter un texte... Notre chance est que les Soviétiques sont de très mauvais colonisateurs, même en Éthiopie. Brejnev m'a dit un jour : "Kadhafi me prend plus de temps que tous les autres pays réunis ! " »

Comme le Président l'a souhaité, Cheysson est à Beyrouth et rencontre Gemayel qui lui dit : « Vous devez à tout prix nous aider dans la mise en état et la consolidation de nos forces intérieures : police, gendarmerie, CRS et services centraux, principalement renseignements généraux. »

Valéry Giscard d'Estaing à « L'Heure de Vérité»: « Je ne suis pas à la recherche du pouvoir. Je préfère l'affection des Français et des Françaises. »

On lit aujourd'hui partout que l'« Initiative de Défense stratégique » conduirait les États-Unis, une fois protégés par leur bouclier, à se replier sur eux-mêmes et donc à « découpler » la défense de leurs alliés européens de la leur. Au contraire, c'est la vulnérabilité relative des États-Unis qui a fait naître la crainte d'un départ américain, d'un « découplage ». Leur nouvelle invulnérabilité, si jamais ils y parvenaient, pourrait avoir l'effet inverse et les rendre à nouveau solidaires. Le vrai risque n'est pas que les États-Unis puissent devenir invulnérables, mais que l'URSS le devienne à son tour. Cela rendrait caduque la force de dissuasion française et aurait, pour notre pays, des conséquences incalculables sur son indépendance. Mais nous en sommes loin.



Mardi 6 mars 1984


Charles Hernu envoie au Liban une mission de gendarmerie préparer l'aide à l'armée libanaise, après le départ imminent de nos troupes. « Il en ressort que nous offrons déjà, en matière de stages de formation, plus de places que les Libanais n'en utilisent. En ce qui concerne la fourniture de matériels à la gendarmerie libanaise, toute demande a jusqu'ici été bloquée par le général Tannous qui ne veut pas que la gendarmerie se renforce. Il faudra aussi trouver de nouveaux crédits, la ligne actuelle étant épuisée. En ce qui concerne la mission de coopération en matière de police, de CRS et de renseignements généraux, Gaston Defferre lui-même m'a confirmé ce matin que la mission était prête à partir. »
François Mitterrand répond : «Attendre la semaine prochaine. Il y aura du nouveau. »



Débat violent sur la loi scolaire au petit déjeuner. Jospin veut que l'on retire le projet, Mauroy qu'on le maintienne et passe en force. François Mitterrand remarque doucement : «L'opinion est contre, il faudra bien en tenir compte. » Trois points sont en discussion : l'intégration des écoles privées dans la carte scolaire, permettant de contrôler leur création ; l'obligation de financement par les communes ; la faculté reconnue aux professeurs du secteur privé de devenir fonctionnaires.


Déjeuner avec Jean-Baptiste Doumeng. Comme toujours, large vision géopolitique : « Les États-Unis vont lâcher l'Irak et s'allier à l'Iran et à l'URSS. Or le Président français a trop rompu les liens avec l'URSS. En politique intérieure, il va réussir ; le plus difficile est derrière lui. » Et puis, cette fulgurance: « Pourquoi s'agiter ? Nous ne sommes que des papillons de nuit brièvement éclairés par le passage d'un phare. Rien ne sert à rien. »


Mercredi 7 mars 1984


Au déjeuner, pris comme tous les mercredis avec la « tribu », la conversation roule à nouveau sur l'école privée. Pierre Mauroy : « Il faut éviter de créer un cocktail explosif entre les déçus de la laïque et les déçus de la fonction publique. » François Mitterrand : « Pourquoi pas ? Une manifestation d'un million de personnes à Paris, qui dégénérerait, permettrait de trouver une porte de sortie honorable. »
Bérégovoy se plaint à propos de son plan d'économies pour la Sécurité sociale : « J'ai eu droit à une véritable déclaration de guerre de la CGT. »

Ambroise Roux est reçu à sa demande par François Mitterrand : il veut lui parler de l'association des grandes entreprises qu'il a créée et, surtout, lui proposer les réaménagements fiscaux auxquels les grands patrons sont attachés. Entretien très aimable.

Jacques Delors conseille au Président de prêcher la modération à propos de la querelle scolaire.

Bérégovoy propose au Président d'abaisser les prélèvements obligatoires par l'accélération des encaissements d'impôts et de recettes de toutes sortes. « Les banques n'ont pas à faire de bénéfices à partir d'une gestion laxiste de l'État. Aucun argument ne résiste à la volonté exprimée de réduire les prélèvements de l'État. Aux banques de s'y adapter. »
Deux chalutiers espagnols pêchant illégalement dans le golfe de Gascogne sont arraisonnés par la marine nationale française... Tirs de canon. Neuf blessés. L'Espagne doit entrer dans le Marché commun au plus vite...

Les prochains Conseils des ministres de l'Agriculture et des Affaires étrangères seront décisifs. Nos partenaires et la Commission attendent pour dimanche le compromis que les Français doivent proposer sur le lait en Conseil Agriculture, avec l'aval du Conseil Affaires générales, pour éviter à tout prix que le problème laitier ne remonte en son entier aux chefs d'État. Un accord est possible : deux campagnes pour arriver à 97,2 millions de tonnes avec des quotas par laiterie ou par exploitation et le démantèlement des montants compensatoires. Il est possible de le gérer.

Réunion chez le Président sur l'extradition. Pierre Mauroy souhaite qu'on s'en tienne à la doctrine fixée en 1982. Le Président demande qu'on ne s'arrête pas aux obstacles : « On voit la gangrène sous nos yeux et on la laisse gagner. » Si on a des preuves d'un assassinat, il faut extrader. Il donne son accord pour que soient clairement assumées les conséquences politiques d'une extradition éventuelle. Donc : appliquer la doctrine définie en matière d'extradition ; demander fermement aux autorités espagnoles de mettre fin aux activités illégales de leurs policiers en France ; confronter les renseignements avec les Espagnols ; avoir une politique ferme à l'égard des nouveaux arrivants espagnols au Pays basque. Les manquements seront sanctionnés par l'expulsion ou la reconduction à la frontière. Le Président : « Il n'y a pas de réfugiés politiques venant d'une démocratie. Il n'y a que des criminels de droit commun. »


Jeudi 8 mars 1984


La rigueur s'installe ; l'inflation perd de ses soutiens. La grève nationale des fonctionnaires n'est pas très réussie, à l'instar de celle des employés de banque, jeudi dernier. Le chômage, chose terrible, est le meilleur allié de Jacques Delors.

A Matignon, un Comité interministériel se réunit sur les prélèvements obligatoires. Le Premier ministre demande des économies pour 1985. Bérégovoy propose 15 milliards d'économies pour la Sécurité sociale ; Jacques Delors, 40 milliards d'économies budgétaires. Avec ça, les prélèvements obligatoires n'augmenteraient pas en 1985, mais ne baisseraient pas non plus. La réunion est chaotique. On envisage la réduction simultanée de l'impôt sur le revenu et des allocations familiales, de la taxe sur les salaires et des bonifications d'intérêts, et le remplacement de la taxe professionnelle par des économies sur les aides aux entreprises. Delors est contre tout. Impasse.

Mme Thatcher confirme par écrit qu'elle ne veut payer que de 400 à 500 millions d'écus par an dans une Communauté à Douze. Elle annexe une note détaillée. On est loin d'un accord pour Bruxelles.

L'administrateur de la NASA, M. Beggs, envoyé du Président Reagan, vient exposer à François Mitterrand le projet américain de station habitée. Il est reçu courtoisement. On lui explique le projet européen concurrent. Il n'en croit pas un mot.
Vendredi 9 mars 1984

Le Président s'impatiente. Il demande à Pierre Mauroy une baisse de 10 % de l'IRPP et de la taxe d'habitation, la suppression de la taxe professionnelle. Delors, au téléphone : « Si l'on veut réduire les impôts, il faut maintenant lutter contre le gaspillage, et d'abord arrêter les grands travaux ! » Peut-être. Mais ceux-ci ne représentent que 200 millions par an, alors qu'il faut trouver 100 milliards...


Dimanche 11 mars 1984

A Lille, Pierre Mauroy discute de la réforme de l'école privée avec le père Guiberteau et Mgr Vilnet, évêque de Lille et président de la Commission épiscopale française. Il accepte de rétablir l'obligation existante faite aux communes de financer les écoles privées, au lieu de la simple « faculté » figurant dans le projet. Il y a accord entre eux sur le statut des maîtres. Ceux-ci auront le droit de demander la titularisation comme un choix, non comme une obligation, au bout de six ans.






Lundi 12 mars 1984

L'accord est réalisé pour le lancement de la production de l'Airbus A 320. Le Chancelier Kohl y est pour beaucoup.

Le déficit budgétaire dérape. Delors craint pour le Franc et prépare des mesures d'économies pour l'année en cours. 1985 sera plus difficile encore...
Confirmation : le pouvoir d'achat de la Fonction publique a augmenté de 0,5 % en 1983, malgré la rigueur. A la demande de Le Pors, on a décidé une hausse de 1 % au 1er avril, dont le coût (3 milliards) n'est pas financé. Le Président s'en étonne.



Mardi 13 mars 1984


De Bruxelles, à trois heures et demie du matin, Rocard téléphone au permanent de l'Elysée pour lui annoncer « la bonne nouvelle » de l'accord agricole sur le lait. Il n'informera Cheysson et Dumas, qui se trouvent pourtant aussi à Bruxelles et qui sont censés diriger la négociation, qu'au cours de la matinée... L'accord permet de régler un contentieux essentiel qui menaçait d'encombrer le Sommet de mars, comme il avait entièrement envahi celui de décembre.

Le Président est à Toulouse. L'accueil est houleux.

François Mitterrand, à propos de la rancune : « Je suis susceptible. C'est un défaut familial. Enfant, une situation d'injustice au collège m'emportait dans une révolte. Mon imagination était destructrice. Je suis peu rancunier. Mais j'ai vécu des années avec la brûlure de ce que j'appelais des injustices. »
Mercredi 14 mars 1984

Avant le Conseil, Rocard me dit : « S'il décide de mettre en place le scrutin proportionnel, je démissionne du gouvernement. » Au cours du Conseil, François Mitterrand le félicite pour l'accord laitier. Marcel Rigout proteste : c'est une catastrophe pour les petits producteurs. Delors aussi : la réduction des montants compensatoires est trop forte, elle provoquera en France une flambée d'inflation. Rocard : « Si c'est comme ça, je m'en vais ! »
Au déjeuner, tour de table sur l'école. L'un après l'autre, chacun dissèque le texte Savary : « Projet inacceptable, inadmissible », déclarent Jospin, Joxe et Poperen, qui critiquent en particulier le point trois du projet : l'obligation — et non plus la faculté — pour les collectivités locales de financer l'enseignement privé. « La IIIe République, dit Pierre Joxe, a rendu obligatoires la création et l'entretien de l'école publique. Les socialistes vont-ils inscrire la même obligation pour l'école privée?»

Pierre Mauroy semble expédier les affaires courantes. Il est paralysé, crispé sur la rigueur, accablé par les divergences. Si on continue sur la pente actuelle, c'est l'échec assuré aux élections de 1986. Il faut un nouveau gouvernement dès le mois de juin pour préparer un Budget 1985 significatif.

Jean-Pierre Chevènement, à qui je téléphone à Belfort pour lui apprendre l'existence de la dépêche AFP d'après laquelle il est censé avoir proposé une dévaluation du franc, publie immédiatement un démenti.

Réunion infructueuse sur le câble dans le bureau du Président. Quelles chaînes émettront ? Le satellite sera donné à qui ?


Jeudi 15 mars 1984


Conformément à ce dont il est convenu avec Pierre Mauroy, Mgr Vilnet fait des déclarations apaisantes : « Il y a accord sur les contractuels de droit public. Quant à la titularisation, elle est simplement une liberté de choix ouverte aux professeurs qui la souhaitent. Elle est conçue avec une gestion spécifique, dans le même esprit d'apaisement et de compromis que les autres décisions du gouvernement. »



Vendredi 16 mars 1984


Alain Savary rend public le projet du gouvernement, malgré l'opposition de Joxe et de Poperen. Si l'on s'en tient à ce texte, la réforme peut sans doute passer sans crise.



Lundi 19 mars 1984


A Matignon, les discussions sur la sidérurgie prennent un tour plus concret. La question est maintenant sur la table : faut-il favoriser Usinor ou Sacilor ? Fabius propose de financer pour Sacilor un investissement de modernisation de 2 milliards, le train de laminage universel à Gandrange, en Lorraine, ce qui implique en contrepartie la fermeture de nombreux sites dans le Nord. Alain Boublil, qui suit le dossier à l'Élysée, est de son avis. Pierre Mauroy propose au contraire le maintien de petites aciéries dans le Nord, à Dunkerque et Amiens, « comme en Italie », et de fermer les grandes usines de Lorraine, de l'Ouest et du Sud. Mauroy, c'est Usinor ; Fabius, c'est Sacilor !
Les aciéries normandes, chères à Fabius, sont condamnées par le projet Mauroy. L'un et l'autre sont d'accord pour fermer l'aciérie de Fos. Defferre est évidemment contre et propose, à l'inverse, de fermer celles de Dunkerque et d'Amiens. Ce dont Mauroy ne veut pas entendre parler...
Tout cela se réglera avec le Président. Chacun pense réussir à le convaincre dans les quinze jours.

A Bruxelles, le Conseil européen s'ouvre sous la présidence de François Mitterrand.
L'affaire du lait étant réglée, la discussion se centre sur le « chèque » britannique. Lors du premier tour de table, Margaret Thatcher se déclare d'accord sur les principes, estimant que « le document français est un bon document de base ». Elle réclame 1,5 milliard d'écus. François Mitterrand répond qu'il croyait que les Dix étaient là pour «faire des efforts et négocier ». Mme Thatcher lui lance : « Il est de tradition que les présidents modifient sensiblement leur texte initial ou le récrivent en séance.» François Mitterrand offre une contribution de 700 millions en 1984, allant jusqu'à 1,4 milliard d'écus en 1989. Elle refuse. Elle veut 1,4 milliard par an pendant cinq ans. Lubbers propose 1,3 milliard pendant trois ans. Howe est prêt à accepter. Elle persiste à refuser. De toute façon, François Mitterrand n'aurait pas accepté. Helmut Kohl demande de surcroît pour la RFA un allègement d'un tiers. Le blocage est total.

A la fin du dîner, François Mitterrand chuchote à Helmut Kohl : « Je commence à en avoir plus qu'assez de cette éternelle discussion sur le chèque de Mme Thatcher. Je vous suggère de nous mettre d'accord pour lui proposer maintenant... zéro, zéro, zéro ! » Helmut Kohl rit et réplique : «C'est une très bonne idée, mais elle vient trop tard ! »

On retravaille toute la nuit sur un nouveau projet de compromis. Il est rédigé par la Présidence, avec l'aide des services de la Commission qui, évidemment, ont moins de pouvoir lorsque la Présidence est assurée par un grand pays que lorsqu'elle l'est par un petit.


Mardi 20 mars 1984


Au petit déjeuner, en tête à tête, François Mitterrand soumet à Kohl le nouveau texte de vingt pages. François Mitterrand : « La maîtrise budgétaire commande tout le reste. S'il faut que la RFA ait une assurance pour l'avenir, on pourrait convenir d'un principe en disant qu'on préciserait les modalités du contrôle budgétaire après le vote de nouvelles ressources en 1986. Pour le chèque à la Grande-Bretagne : je n'accepterai pas plus de 900 ou 1 000, à la fin. La RFA doit participer pleinement à ce paiement. » Kohl propose: « Un milliard par an pendant cinq ans, forfaitaire, indépendamment du déficit anglais réel.»
La séance à Dix reprend à 9 heures. Mme Thatcher déclare : « Je veux 1 250 par an. » Si on compare ce montant au déficit 1983, cela veut dire un remboursement à 90 % ! Pire que jamais.
A 10 heures, François Mitterrand demande à rencontrer Margaret Thatcher en tête à tête. Il lui propose près des deux tiers de 1,4 milliard, soit 1 000. Margaret Thatcher, qui feint de comprendre qu'on lui offre 1,4 milliard, soit les deux tiers de 2 milliards d'écus, accepte, à notre grande surprise. Le malentendu dissipé, elle propose 1,333 au Président, qui s'en tient à un milliard. Cheysson fait de la figuration.
François Mitterrand à Margaret Thatcher : « Je puis aller jusqu'à 1,1 milliard, pas au-delà ; et sans garantie sur la décision des autres. »

Pendant ce temps, à Paris, Comité interministériel au cours duquel Mauroy propose d'amputer le Budget de 1984 de 25 milliards pour ramener le déficit à 3,3 %.

A Washington, un inconnu, David Mulford, qui vient de chez les Saoudiens, est nommé Assistant Secretary for International Affairs à la Trésorerie. Il sera le seul homme de caractère d'une administration économique délabrée.


Mercredi 21 mars 1984


Le projet scolaire est discuté en Conseil des ministres, en particulier le délai de six ans à l'issue duquel les enseignants du privé pourront, s'ils le veulent, choisir d'être titularisés. Ne faut-il pas raccourcir ce délai ? Ou bien l'allonger ? François Mitterrand : « Ce que je vous demande, ce ne sont pas des appréciations techniques, mais vos réactions politiques. » Delors explique que le « compromis » lui paraît convenable. Charles Fiterman estime qu'il s'agit plutôt d'une capitulation : « Quand nous avons dit que le terrain était miné, on nous avait ri au nez.» Le Président : « Le compromis devrait être satisfaisant pour tout le monde. »
Au déjeuner, François Mitterrand : « Les professeurs des écoles sous contrat simple sont-ils aussi intégrés?» Mauroy : « Oui. » François Mitterrand : « Pourquoi ne pas intégrer seulement les enseignants des écoles sous contrat d'association, ou même rendre facultative l'obligation d'intégration des contrats d'association ? Peut-on laisser les écoles en contrat simple hors de l'accord ? »

Je rencontre pour la première fois à l'Élysée Bernard Kouchner, que m'amène son vieil ami Régis Debray. L'homme est vif, généreux ; il a déjà bien rempli sa vie. Il me dit vouloir s'intéresser de plus près à la politique. Elle y gagnera plus que lui-même.

Le Président part pour les États-Unis. Dans l'avion, il m'invite à déjeuner avec Dumas et Cheysson. Discussion sur l'IDS. Qu'en dire à Reagan ? François Mitterrand : « Le simple fait que des lasers totalement efficaces paraissent pouvoir être un jour réalisés amène à se demander si l'effort nucléaire proprement dit doit être — et sera — poursuivi. Que se passera-t-il si l'un des deux Grands atteint ce résultat avant l'autre ? L'Europe aura-t-elle la volonté et les moyens de mettre sur pied la Communauté européenne de l'espace?»
Pour après-demain soir, l'ambassadeur de France à Washington a invité quelques Américains au dîner où Bush représentera Reagan. Sur le bristol, le nom du chef de l'État est orthographié avec un seul r... Voilà qui améliorera encore les relations de Vernier-Pallez avec le Président !




Jeudi 22 mars 1984


Les entretiens commencent dans un salon de la Maison Blanche défiguré par des cabines provisoires d'interprétation. Le vice-président George Bush, le secrétaire d'État George Shultz, le secrétaire à la Défense Caspar Weinberger, Claude Cheysson et plusieurs collaborateurs des deux Présidents assistent à l'entretien.
Ronald Reagan (qui lit une note) : Merci pour votre discours historique au Bundestag. L'URSS n'est plus communiste ; c'est une bureaucratie qui veut s'autoperpétuer. Mais comment les rassurer ? Comment leur prouver que nous ne leur voulons pas de mal ? Ceux qui sont au pouvoir le perdraient s'il y avait la guerre. Les Russes jouent bien aux échecs. Pas au poker. Ils ont le complexe de l'encerclement depuis les trois premières années du communisme. Ils ne veulent pas la guerre, mais ils font du chantage. Comment les convaincre que personne ne leur veut du mal ?
François Mitterrand : Pour l'instant, tout s'est passé comme prévu. La question est : combien de temps les Russes consacrent-ils au silence avant de négocier ? On le saura au second semestre de cette année. Mon pronostic est qu'on va assister à un adoucissement progressif, puis à des démarches de leur part, sauf si nous prenons des initiatives dans un sens ou dans un autre. La stratégie soviétique est toujours : ne rien aggraver, ne rien céder, puis négocier. Je ne suis pas sûr que l'URSS soit capable de fixer sa stratégie. Il y a des différences entre l'armée et le Parti, et l'armée peut contrarier la démarche du Parti. Il faut donc leur donner des signes et fusionner les deux négociations nucléaires. Seule la méthode globale permettra de négocier. Si nous recevons des informations, je vous le dirai.
Ronald Reagan: L'Alliance atlantique est plus forte que jamais. Elle a su résister à l'Union soviétique dans l'affaire des euromissiles.
François Mitterrand : Nous avons une sorte de détente avec l'URSS. C'est incontestable. Nous recevrons sans doute une invitation. J'en informerai bien sûr nos amis (...). Si nous avons confiance dans l'Alliance, il n'y a pas de problème, d'autant que les ministres des Affaires étrangères sont souvent intelligents...
"Il y a des exceptions!" l'interrompt Shultz en souriant.
François Mitterrand: ... Les choses ont changé entre l'armée et les apparatchiks. Ils n'ont plus tout à fait les mêmes vues et les mêmes ambitions, ce qui a contrarié les démarches diplomatiques d'Andropov et même de Brejnev avant lui. Les cadres de l'Armée rouge constatent la décadence idéologique de l'Empire. De Berlin-Est à la Pologne, en passant par Budapest et Prague, ils voient se développer un courant national-libéral, un besoin d'échapper au couvercle, qu'ils jugent inacceptable.
Ronald Reagan : Je cite l'appréciation d'un ancien ambassadeur américain à Moscou selon lequel "quiconque prétend comprendre les Russes énonce la chose la plus stupide que l'on puisse dire... " (Il rit, imité par tous ceux qui l'entourent.)
Nous n'avons jamais songé à attaquer l'URSS, mais nous sommes menacés. Nous devons nous poser la question : l'Union soviétique peut-elle considérer que nous sommes une menace pour elle ? Bien sûr, il ne faut pas abaisser notre défense, mais peut-être faut-il aussi les rassurer, les convaincre que personne ne leur veut de mal et que nous ne voulons qu'une chose : assurer la paix.
François Mitterrand: Je ne crois pas au bellicisme des Russes. Depuis Pierre le Grand, ils ont rarement été agresseurs, même s'ils ont une diplomatie mondiale qui peut parfois laisser penser qu'ils sont prêts à aller presque jusqu'à la guerre. Mais, en fait, ils craignent la guerre pour leur pouvoir. Ils n'ont plus l'énergie farouche de Staline et savent que leur armée verrait son importance accrue par une guerre.
Ce qui est à craindre, c'est qu'eux croient vraiment que vous pourriez être agresseurs. C'est leur complexe d'encerclement. Pour l'expliquer, il faut presque avoir recours à la psychanalyse. Celle-ci nous a enseigné que nous pouvons être marqués par ce qui est arrivé à notre mère à partir du troisième mois de la conception. Eh bien, eux continuent de vivre leur pays au travers de ses trois premières années.
Ce complexe va bien au-delà du Parti. Permettez-moi de vous raconter une histoire ; je sais que vous les appréciez. Un homme fou croit qu'il est un grain de blé. Pour le guérir de cette grave affection, il faut l'hospitaliser et, après un long séjour et des soins intensifs, il est guéri. Il y a même une petite fête pour sa sortie. Tout le monde est très satisfait. Il sort et, à quelque distance de là, il rencontre une poule. Le fou, terrifié, recule et revient en courant à l'hôpital. "Mais enfin, lui dit le médecin, vous êtes guéri. Vous savez bien que vous n'êtes pas un grain de blé !" Et le fou de répondre : "Moi, je le sais bien, mais la poule, elle, est-elle au courant ?" Faisons donc attention à toute provocation...
Ronald Reagan: J'apprécie énormément cet exposé. On ne peut pourtant pas nier que les Soviétiques aient des menées agressives. Ils créent de l'agitation à la faveur de situations locales de par le monde (...). Comment les convaincre de renoncer à leurs objectifs, de changer leur vie si lugubre ?
Encore une fois, un questionnaire d'opérette !
François Mitterrand: Il faudrait attirer Tchernenko vers l'extérieur. Ils vivent un peu comme dans une forteresse. Ils ne feront pas la guerre, sauf s'ils ont peur.
George Shultz intervient, sentant Reagan à court : Si les Soviétiques ne veulent pas une grande guerre, ils cherchent à s'étendre et sont prêts, pour cela, à employer toutes sortes de moyens, y compris le terrorisme, ce qui efface toute distinction entre la guerre et la paix.
François Mitterrand: Ils ont en effet d'autres moyens que la guerre : des guérillas, des révolutions locales, du terrorisme. Mais, dès qu'ils sortent de leur milieu, ils se révèlent mauvais colonisateurs. Voyez l'Afrique avec Sékou Touré, l'Angola, le Mozambique, et, un jour, j'espère, l'Éthiopie. Quant à l'Afghanistan, ils n'y arriveront pas. En Amérique centrale, il n'y a pas que la volonté soviétique. Les circonstances s'y prêtent. S'il y a de la pourriture où que ce soit, ils arriveront. Bien que mon analyse soit différente de la vôtre, il est vrai que vous avez à vous inquiéter du Nicaragua. Mais on n'arrête pas une révolution par une intervention militaire chez un peuple indépendant. Dans cette analyse, je pratique le marxisme, mais pas le marxisme-léninisme. Je sais bien que, sur ce point, vous m'auriez battu aux élections en Californie, et même dans tous les États-Unis!
Reagan rit, mais ne reprend pas la parole. Un long silence s'installe.
George Shultz : Ils veulent avoir par le terrorisme et par la menace de guerre ce qu'ils ne peuvent avoir par la guerre.
François Mitterrand : Ne les surestimons pas. Ni l'Islam, ni l'Afrique n'en veulent. Quant à la guérilla, on vivra avec aussi longtemps que l'URSS sera un grand empire. A terme, le libéralisme sera plus fort que les fusées.
Ronald Reagan : Si le détroit d'Ormuz est fermé, nous ne pourrons pas rester indifférents, car c'est la ligne de vie, la source d'énergie du monde libre. Les Iraniens n'ont pas encore essayé. Touchons du bois, mais j'espère que nous sommes tous décidés à rester sur nos gardes.
Que répondre ? Pour mettre un terme à la conversation, Reagan enchaîne sur une petite histoire, qu'il débite cette fois sans lire de notes :
« La scène se passe au Kremlin. Une femme vient voir Brejnev et lui dit : "Tu te rappelles, camarade Brejnev, j'ai couché avec toi. " Brejnev répond : "Ah bon, je ne me rappelle pas, mais, au fond, peut-être. " La femme : "Est-ce que tu peux faire entrer mon fils à l'université de Moscou ? "Brejnev: "C'est d'accord. " La femme : "Est-ce que tu peux me faire avoir un plus grand appartement?" Brejnev : "C'est entendu. Mais maintenant, dis-moi, où et quand avons-nous couché ensemble ? " La femme : "C'était au dernier congrès du Parti communiste. Nous étions assis côte à côte, et, pendant le discours d'un orateur, nous avons dormi ensemble. "»
Éclats de rire, Shultz rit plus que les autres. Je me demande combien de fois il l'a déjà entendue ! Baker, le secrétaire général de la Maison Blanche, ne rit pas. McFarlane non plus.
Tout le monde se lève. McFarlane me dit : « Quelle chance tu as de travailler avec un Président pareil ! » Il s'inquiète de l'aggravation des tensions dans le Golfe : « Il faudra faire quelque chose pour freiner la bataille et empêcher la destruction des pétroliers. La France connaît l'armée irakienne mieux que personne. Il faut qu'on en reparle. »

Au téléphone, je comprends qu'à Paris, Fabius et Mauroy n'arrivent pas à s'entendre sur la sidérurgie. Le Président lit ce soir trente-deux notes arrivées de Paris par fax, sans compter les télégrammes et les dépêches d'agences. Il les annote. La sidérurgie occupe le tiers des feuillets. Une de ces notes m'apprend que la Lorraine arrive en tête avec 7 100 emplois aidés, contre 5 840 dans le Nord-Pas-de-Calais, et 700 pour la seule année 1983 dans les Ardennes. En 1983, le Nord-Pas-de-Calais a perdu 18 000 emplois (contre 4 000 en 1982), alors qu'en 1982 — derniers chiffres connus —, 1 500 emplois seulement ont disparu en Lorraine. Matignon plaide bien son dossier.

En fin d'après-midi, le Président accepte d'autoriser la publicité sur les radios privées et le dit à Gonzague Saint-Bris au cours d'une interview dont Georges Fillioud est prévenu, et qui sera diffusée mardi prochain.

Le soir, au dîner à la Maison Blanche, Julio Iglesias chante Spanish Medley, French Medley, Porter Medley et Casablanca devant quarante personnes. Reagan adore. La voix est belle ; le spectacle est glacé, abstrait, comme si mille personnes étaient là. En quittant la soirée, je bute sur le couple Reagan dansant un tango.



Vendredi 23 mars 1984


Dîner de retour à l'ambassade de France. Reagan n'est pas venu.
Samedi 24 mars 1984


Nous partons pour Atlanta. Cheysson me parle de son avenir : il aimerait rester ministre, mais, si Dumas devait le remplacer, il accepterait de succéder à Thorn à la présidence de la Communauté. Il craint une candidature Genscher. Il ne sait pas que Delors y songe aussi, et que Bidenkopf, l'un des plus proches collaborateurs de Kohl, est candidat. La décision doit être prise à Fontainebleau — au moins informellement. Et formellement à Dublin, en décembre.
Bidenkopf : n'est-ce pas lui qui, en 1982, avait déclaré l'arme nucléaire inutile ?


Dimanche 25 mars 1984


San Francisco où un dîner réunit tout ce que les Français comptent d'intelligences dans les universités de la côte. De Salk à René Girard, tout le monde verse dans la nostalgie : la lumière de Provence semble être ce qui leur manque à tous le plus.


Lundi 26 mars 1984


Dans le Middlewest où nous visitons la ferme du ministre américain de l'Agriculture, André Bercoff présente ses collègues français aux journalistes américains comme s'ils étaient autant de pitres et de débiles mentaux. Ils ont l'air de trouver cela tout à fait plausible...

Delors au téléphone. « Le plan sur la sidérurgie que propose Mauroy coûtera 5 milliards. Par ailleurs, il faut en trouver six autres pour d'autres dépenses. Et le budget qui dérape ! Il faut s'attaquer au déficit budgétaire de 1984, dans un premier temps en l'empêchant de croître, et donc en gagnant les 3,7 milliards de la construction navale et en allant jusqu'à 11 milliards d'économies sur toutes les dépenses imprévues de 1984. Mais où trouver ces 11 milliards ? » Je lui dis de les chercher. Vite !




Mardi 27 mars 1984


Après Pittsburgh où la restructuration de la sidérurgie a spectaculairement abouti au développement d'industries informatiques, nous voici à New York.

Rien n'est réglé pour la sidérurgie française : au téléphone avec le Président, Pierre Mauroy plaide avec force contre l'investissement de Gandrange, sans que son interlocuteur prenne parti. Or le Conseil se réunit demain. Delors y parlera sûrement des économies budgétaires nécessaires pour financer tout cela. Mauroy n'a pas l'air au courant...

En rentrant à Paris, nous trouvons une lettre du ministre des Transports, Charles Fiterman, qui proteste auprès du Président contre l'accord donné au Sommet de Bruxelles sur les transports : « Je ne peux que vous faire part de mon amertume devant l'accord donné au Conseil européen, à l'initiative du ministre des Relations extérieures, à un texte qui prévoit la fixation avant la fin de l'année d'un délai pour la libéralisation du transport. Il s'agit d'un véritable désaveu des positions que je n'ai cessé d'affirmer, au nom du gouvernement, tant au Conseil européen des transports que dans mon propre ministère. »


Mercredi 28 mars 1984


A peine débarqué des États-Unis, François Mitterrand reçoit Pierre Mauroy qui plaide contre la création de l'usine de Gandrange.
Le Président: On verra ça tout à l'heure.
On descend en Conseil des ministres. Nul ne prévoit qu'il va durer trois heures trente.
Mauroy: L'avenir de la Lorraine n'est pas dans le train universel mais passe, comme pour le Nord-Pas-de-Calais, par le développement d'autres industries auquel il faut s'atteler courageusement. Si l'on n'est pas capable de faire quelque chose dans ce sens, notamment avec le concours des entreprises nationales, ce n'est pas la peine de faire des discours.
Fabius reprend ses arguments en faveur de Gandrange : C'est la seule possibilité de donner de l'espoir à la Lorraine. Sans Gandrange, il y aura 6 500 emplois de moins.
Le Garrec, élu de Cambrai, plaide comme Mauroy. Delors et Mexandeau prennent le parti de Fabius.
François Mitterrand : Je regrette que toutes les questions n'aient pas été tranchées lors des conseils interministériels. Il s'agit d'une discussion difficile pour tous les membres du gouvernement comme pour moi-même. Nous ne sommes ni les uns ni les autres des spécialistes de la fonte, de l'électricité ou des réalisations possibles sur tel ou tel site. Je trouve un peu fâcheux qu'un accord n'ait pu se faire avant le Conseil des ministres. C'est pourquoi je suis nécessairement amené, dans un cas de ce genre, à dire au Premier ministre que c'est son choix qui doit être retenu.
Stupeur de Fabius, sûr du soutien du Président.
François Mitterrand poursuit : J'ai lu des notes sur ce sujet, mais je suis hors d'état de me substituer au jugement de ceux qui ont examiné le dossier et de dire qui a raison. D'autant que chacun a plaidé correctement son point de vue. Mais je déplore que l'on en arrive à des décisions rigoureuses pour la Lorraine sans être en mesure de présenter en contrepartie des décisions positives aussi concrètes. Voici deux ans, en Lorraine, j'avais indiqué qu'il fallait développer les industries de remplacement. Les populations concernées sont obligées de constater qu'il s'agit d'un discours qui ne rapporte rien. Et si ce discours est simplement répété, les gens ne le croiront pas. Ils doivent savoir quelles industries pourront être installées là-bas. On n'offre rien à ces populations, qui ne peuvent choisir que la révolte. On ne leur propose que des sacrifices. Les sociétés nationales ne peuvent-elles vraiment rien faire ? Ne devons-nous pas essayer de mener une politique volontariste ? Il aurait fallu demander à Sacilor de faire marcher un peu son imagination, et aux autres industries d'intervenir.
Je soutiendrai le choix du Premier ministre. Mais les solutions proposées me seraient indifférentes si l'on annonçait en même temps la création de dix mille emplois. Or, c'est cela qui manque. Il n'y a pas de contrepartie industrielle, même si le plan présenté est courageux et nécessaire. S'agissant du train de Gandrange, mon mouvement naturel était plutôt pour. Après les échanges d'arguments, je suis plutôt contre. Cela dit, nous n'avons pas le choix. Nous ne pourrons pas éviter une crise politique et une réaction violente. Les solutions que nous présentons sont mieux ordonnées que d'autres, mais elles sont ordonnées dans la récession. Leur valeur est comprise par les experts, mais non par ceux qui les reçoivent sur le terrain. On fait voter des lois, mais on ne se donne pas les moyens de se faire obéir.
J'assumerai la décision prise, mais je vois les difficultés s'accumuler, parce que nous ne sommes pas en mesure de renouer le tissu industriel. Nulle part n'apparaît quelque chose de positif. Rien ne permet de penser que ce qui nous est présenté comme une bonne solution soit autre chose qu'un sacrifice supplémentaire. D'autre part, on dit qu'on va former des gens, mais on va les former à des métiers dont on ne sait pas encore ce qu'ils seront. On ne voit pas aujourd'hui quelles sont les activités qui vont venir sur le terrain ; or c'est aujourd'hui qu'il faudrait le savoir!
J'assumerai avec vous la révolte de ces régions, mais nous serons pauvres en arguments.
Fabius, lugubre : On ne peut d'ores et déjà prévoir que la création d'un millier d'emplois par les industries nationales.
Mauroy: C'est très important. Il faut pouvoir donner des chiffres concrets, même s'ils sont peu élevés.
François Mitterrand : Ce serait encore mieux s'il était possible de le faire dès aujourd'hui.
Fabius: On perd 150 000 emplois industriels par an. Il n'est pas vrai qu'on en créera des dizaines de milliers dans ces régions. Pour l'instant, nos projets ne vont pas au-delà de 500 ou 1 000 emplois.
Mauroy : Pourquoi ne pas interdire toute implantation d'entreprises ailleurs pendant quelques mois ?
François Mitterrand : Voilà pourquoi j'étais persuadé qu'il ne fallait pas ajouter 6 500 suppressions d'emplois en écartant le projet de Gandrange.
Laurent Fabius reçoit la décision comme un coup de poignard. Il avait convaincu le Président de soutenir la création de Gandrange, et c'est Mauroy qui l'emporte.
Mauroy, très sec : Dans ce cas-là, il n'aurait pas fallu faire de restructurations du tout. Ce qu'il faut maintenant, c'est se mettre au travail et revenir dans un mois avec des propositions concrètes.
François Mitterrand, se tournant vers Jacques Delors : La bourrasque sera passée dans l'intervalle. Quel est le coût budgétaire des restructurations ?
Là surgit une autre surprise. Aux yeux de beaucoup, elle est de taille. Delors demande la parole : Tout cela coûtera 5 milliards. Mais, en fait, nous devons en trouver 11 pour financer l'ensemble des engagements pris depuis janvier. Ce n'est pas un exercice très agréable : pour cela, il nous faut geler un emploi vacant sur trois dans la fonction publique, réduire de 3 % les dépenses des administrations (sans toucher aux prestations sociales), et de 25 % les autorisations de programmes, mais sans toucher aux priorités gouvernementales comme les grands projets architecturaux, les programmes scientifiques, le logement neuf, les PTT, la Défense et les crédits de reconversion des bassins miniers.
Scandale. Nul, autour de la table, n'était prévenu de cela. Plusieurs ministres demandent la parole. Quilès proteste. Savary s'étonne que Delors n'ait pas cité l'Éducation nationale parmi les priorités. Fabius est scandalisé que l'on veuille toucher aux crédits destinés à l'industrie : « Cela me laisse pantois. »
Fiterman : Je ne dispose d'aucun détail quant aux mesures qui viennent d'être annoncées, je ne puis donc donner mon accord à une démarche dont les conséquences économiques et politiques peuvent être extrêmement graves.
A la demande du Président, Emmanuelli décompose les 11 milliards de promesses à satisfaire : 5 milliards pour les restructurations, 1 milliard pour l'UNEDIC, 4 milliards pour la fonction publique et 1 milliard de crédits divers.
Bérégovoy : Je n'accepte pas que l'on dise que j'ai dépassé d'un milliard les crédits qui m'avaient été alloués pour l'UNEDIC.
François Mitterrand se tourne vers Emmanuelli : Qui a raison ?
Emmanuelli : Il vaut peut-être mieux éviter cette discussion.
Le Président grommelle : « Très bien », et tourne la page de son dossier du Conseil des ministres. C'est le signe que la discussion sur ce sujet est close.
Georgina Dufoix doit faire un exposé sur la réinsertion des travailleurs immigrés dans leur pays d'origine et la création de la carte de séjour de dix ans.
Fabius intervient à nouveau avant que le Président ne donne la parole au ministre des Affaires sociales : Je me demande s'il est opportun d'annoncer des mesures positives en faveur des immigrés le jour où l'on annonce plusieurs milliers de suppressions d'emplois dans la sidérurgie. C'est un problème politique.
François Mitterrand hésite, puis: En raison de l'heure avancée, cette communication sera reprise au prochain Conseil des ministres.

En remontant vers son bureau, le Président commente : « Fabius était tellement persuadé que son plan allait l'emporter qu'il n'avait rien préparé d'autre. Quant à Mauroy et à Delors, ils n'ont pensé qu'à une seule chose : faire triompher leur point de vue. Quand j'ai demandé quelles mesures d'accompagnement sociales étaient prévues, vous avez entendu ? Mauroy m'a répondu en substance : pas grand-chose. »

Léopold Sédar Senghor est reçu par le Président. Dernière étape à franchir, pour un candidat élu, avant d'être admis sous la Coupole. Mais le Président peut retarder cette formalité nécessaire d'un mois... d'un an... davantage !

Dans l'après-midi, Laurent Fabius proteste par écrit contre les coupes budgétaires qui lui sont demandées. «Il est absurde de couper des crédits d'équipement et de recherche pour payer 3,7 milliards de francs aux salariés et aux créanciers d'une entreprise privée — les Chantiers navals Nord-Méditerranée - qui n'a aucune chance de rivaliser un jour avec les Coréens et les Japonais. » Il ne fait bien sûr aucune allusion au milliard de francs prévu pour les investissements nouveaux des entreprises publiques dans les pôles de conversion.
« La recherche, ajoute Fabius, est asphyxiée. Il n'était pas nécessaire d'annuler trois fois plus d'autorisations de programmes que de crédits de paiement, car seuls ces derniers comptent pour 1984. »

Le soir, la CGT rejette le plan du gouvernement. Henri Krasucki : « Ces décisions sont inacceptables et n'ont aucune justification économique, industrielle et sociale... Quand les gens sont traités comme ils le sont, il y a bien plus que du mécontentement, il y a la colère. Pour être efficace, cette colère doit se traduire en actions syndicales massives et vigoureuses. »
A Longwy, les sidérurgistes saccagent l'hôtel des impôts et le siège du Parti socialiste. A Hagondange, plusieurs centaines d'ouvriers investissent la mairie et brûlent dans la rue le portrait du Président de la République. Grenades lacrymogènes des gendarmes contre jets de boulons. Que dire ?
Vendredi 30 mars 1984

Les communistes sont déchaînés. Georges Marchais déclare que les décisions sur la sidérurgie doivent être modifiées — ou bien « le Président doit dire aux Français que nous nous sommes trompés ».

Le Journal Officiel de ce matin publie la liste des crédits annulés. Ont totalement échappé à ces coupes claires : la Défense ; les grands projets culturels ; la dotation globale d'équipement des collectivités locales ; la construction de logements neufs ; les dotations en capital aux entreprises publiques ; le fonds d'aide et de coopération ; les dépenses de soutien aux « grands programmes » de recherche, notamment les crédits pour l'aéronautique ; l'aide à la filière électronique ; les crédits de paiements des actions de politique industrielle ; l'ANPE ; la formation professionnelle ; les contrats État-régions.
François Mitterrand annote en marge : « On pourrait placer les projets culturels plus modestement dans la liste (après les crédits de paiements des actions de politique industrielle) ! »
Une seconde série de dépenses est moins réduite que la moyenne : les routes (annulation de 17 % des crédits au lieu de 25 %), la Justice et l'Intérieur.
Il restera, à l'automne, à ramener le déficit aux alentours de 3,3 % du PIB, et, en recourant au besoin à de fortes hausses des tarifs publics, à réduire les prélèvements obligatoires en 1985. Pierre Mauroy adresse donc à tous ses ministres une lettre leur expliquant comment préparer le Budget de l'année prochaine. Les ministres sont priés de « mettre en réserve » 1 % des emplois de fonctionnaires dépendant d'eux.


Samedi 31 mars 1984


Le Président m'annonce son intention d'aller, fin août, « se reposer au Maroc ». Il a l'engagement du Roi du Maroc qu'il n'y aura pas d'activité officielle pendant son séjour.

Le déploiement des Pershing se poursuit. Cette installation n'a pas « recouplé » la défense de l'Europe avec celle des États-Unis. On ne voit pas en effet pourquoi un Président américain qui répugnerait à mettre en jeu la survie de son pays en ripostant, depuis le territoire américain, à une attaque soviétique, serait plus disposé à prendre un tel risque en ripostant depuis le territoire européen.
Depuis que les Soviétiques se sont doté en 1957 d'un missile balistique intercontinental capable d'atteindre le territoire américain, on peut se demander si un Président américain, quel qu'il soit, accepterait de mettre en jeu la survie de son pays dans une guerre nucléaire pour protéger le territoire européen.
Le but réel du déploiement des missiles américains en Europe est politique : empêcher l'URSS de conquérir un droit de veto sur les décisions de défense prises par l'Europe occidentale.

Cheysson et Hernu assistent, à Beyrouth, au départ des derniers soldats français. 2 500 Français restent dans la ville et 4 000 au Liban, en comptant les doubles nationaux (dont 80 religieux et religieuses). Depuis deux jours, moins de 100 d'entre eux ont demandé à quitter les zones exposées.
Cheysson propose que la France participe au déminage des ports du Nicaragua, minés par les Contras aidés par les Américains. Fureur à Washington.


Dimanche 1er avril 1984


Le Président prépare la conférence de presse qu'il a décidé de donner mercredi. Il voulait la consacrer à l'Europe ; elle le sera à la sidérurgie.

Trois députés mosellans quittent le groupe socialiste et le secrétaire fédéral démissionne du Comité directeur. Les socialistes de Moselle annoncent leur participation à la manifestation des sidérurgistes, le 13.


Lundi 2 avril 1984


Sur Antenne 2, Georges Marchais critique violemment la politique économique du gouvernement. Il réclame un retour à la politique de 1981, mais exclut le retrait des ministres communistes.


Gaston Defferre déclare « comprendre » la colère des sidérurgistes de Fos mais ajoute qu'il ne fera aucun commentaire, «par solidarité » avec le gouvernement.

Le Président rencontre le Premier ministre belge, Martens, venu à Paris pour préparer Fontainebleau. On parle de l'Union européenne (faut-il qu'elle se fasse autour de la Commission, ou sans elle ?) et de la Présidence de la Commission.
Martens: Davignon est disponible.
François Mitterrand : On lui reproche d'être trop proche des Américains, d'être de l'aristocratie européenne. Quant au candidat allemand, Bidenkopf, il ne parle pas français. Ni vous ni moi ne pouvons l'accepter.
Martens : Si vous avez vous-même un candidat, dites-le-moi. Dans ce cas, Davignon quittera la Commission. Vous devriez faire comme à Venise, en 1980, où l'Italie a organisé un confessionnal sur place. On n'a pas tout réglé. Mais, quelques semaines plus tard, c'était fait.
François Mitterrand : La troïka doit donner un élan. Il faut un Président de poids à la Commission. Les vieux pays de l'Europe des Six doivent avoir une réflexion commune sérieuse.

Vernon Walters est à l'Élysée. Il vient parler de la Libye. Cet homme est stupéfiant : il a l'air d'un commerçant de province, parle un français parfait — comme le russe et l'allemand. Il est toujours de l'avis de son interlocuteur sans cesser d'être l'un des porte-parole les plus redoutables des agences américaines.


Mercredi 4 avril 1984


Pendant le Conseil, le Président travaille à sa conférence de presse. Depuis 1981, l'État a accordé 27 milliards de francs à la sidérurgie !
Au déjeuner habituel du mercredi qui se tient juste avant sa conférence de presse, François Mitterrand s'interroge à voix haute : «Je dois parler à la classe ouvrière. On va me dire : "Vous faites comme votre prédécesseur. " Que répondre ? Tout le monde s'est trompé sur la sidérurgie. Cette erreur, je l'ai commise en même temps que tous les autres, de droite et de gauche. » Il ne dit rien sur ses intentions concernant un nouveau gouvernement. Nul ne le questionne.
L'après-midi, il annonce en conférence de presse qu'il nomme Laurent Fabius ministre du Redéploiement industriel, avec des pouvoirs exceptionnels ; et il met les communistes au pied du mur : « Dans l'intérêt de la majorité comme de chacun de ceux qui y participe, je pense que le temps est venu de mettre les choses au net. » Il confirme aussi l'autorisation de la publicité sur les radios libres.

Dès la fin de la conférence de presse du Président, Fiterman demande rendez-vous à Pierre Mauroy et l'assure que le PC ne veut pas sortir du gouvernement. Mais la CGT maintient sa pression. François Mitterrand demande à Jospin de dire publiquement que les communistes doivent mettre la CGT au pas.

A 17 h 30, Conseil de défense. La loi de Programmation militaire est adoptée. Elle permet d'adapter nos forces terrestres à la gestion des crises en Europe et outre-mer par la création d'une Force d'action rapide (FAR). Elle concrétise pour le futur l'« option allemande » de notre défense, relancée par l'application du traité franco-allemand de l'Élysée, conclu en 1963 et laissé à l'abandon depuis vingt ans. Le rajeunissement de la flotte et la modernisation des matériels de l'armée de l'air (Mirage 2000) complètent un dispositif auquel ont été consacrés depuis 1981 près de 4 % du PIB, tandis que l'accroissement des crédits de recherche (5 % par an en volume de 1981 à 1985) et le programme spatial EVE (écouter/voir/entendre) vise à préparer les armées aux évolutions technologiques et stratégiques.

Michel Colucci m'annonce que, désormais, il veut se battre pour l'autorisation de chaînes de télévision privées !

Je reçois dans la nuit un télégramme de Bud McFarlane à propos de la situation dans le Golfe. Il veut m'envoyer l'amiral Pointdexter, son adjoint, pour en parler :
« Nous restons extrêmement préoccupés par la situation instable dans la région du golfe Persique au moment où la guerre Iran/Irak entre dans ce qui pourrait être une phase nouvelle et beaucoup plus grave. L'imminence de ce que Khomeiny a appelé l' "offensive finale " rendrait utile que nous comparions nos évaluations de la situation et des directions que le conflit pourrait prendre. Nous examinons en ce moment un certain nombre de scénarios d'escalade possibles ; deux apparaissent particulièrement préoccupants :
a une escalade irakienne majeure qui étendrait significativement la guerre dans le Golfe proprement dit ;
b une percée iranienne en territoire irakien (Bassorah).
Nous croyons que l'un ou l'autre de ces scénarios aurait de très sérieuses répercussions sur la stabilité de toute la région et l'accès aux ressources de cette région.
Comme vous, nous sommes engagés dans la recherche de moyens pratiques pour empêcher un effondrement irakien. A ce jour, nos efforts ont été concentrés sur l'allègement du fardeau économique de l'Irak, sur l'aide au développement de débouchés alternatifs au pétrole irakien, et sur une concertation visant à couper l'accès de l'Iran aux fournitures d'armes.
En raison de notre attitude publique de neutralité dans le conflit, pour des raisons que vous comprenez bien, et étant donné l'extrême familiarité de votre gouvernement avec les forces et faiblesses militaires de l'Irak, nous apprécierions très particulièrement vos idées sur ce que la France pourrait faire de plus pour renforcer les défenses irakiennes et sur ce que nous pourrions faire pour vous aider en ce domaine. Nous sommes demandeurs de vos suggestions et désireux d'être aussi "allants" que possible, sur une base privée et bilatérale.
Nous pensons qu'il serait utile que nous nous consultions étroitement et discrètement sur ces questions de façon à comparer nos évaluations respectives de la situation et sur ce qui pourrait être fait en conséquence dans les directions évoquées ci-dessus.
Si vous en êtes d'accord, je proposerai que John Pointdexter vienne à Paris la semaine prochaine pour discuter de ces questions plus avant avec vous. »

François Mitterrand réfléchit à un réaménagement gouvernemental: « J'aimerais bien que Delors aille à Bruxelles et Fabius aux Finances. » Delors est candidat à la présidence de la Commission tout en ne l'étant pas, espérant que le Président le suppliera de rester aux Finances ou de prendre Matignon — ce qu'il ne fait pas. Quant à Fabius, il vise plus haut. Il soupçonne Delors d'avoir savamment distillé, depuis plusieurs semaines, les mauvaises nouvelles financières (451 milliards d'endettement extérieur, déficit budgétaire de 1983 atteignant 3,3 % du PIB, nécessité d'économiser 11 milliards sur le Budget 1984, déficit du commerce extérieur...) pour lui nuire.
D'autres ministres organisent des fuites pour montrer qu'aucune économie budgétaire n'est possible en 1985 et rendre ainsi impossible la baisse des prélèvements obligatoires.
Le Président demande au Premier ministre de rappeler aux ministres qu'il leur appartient de présenter positivement les choses. Sinon, le prix à payer pour la baisse des impôts apparaîtra trop lourd.




Jeudi 5 avril 1984



Le Président reçoit le Premier ministre irlandais, Garret Fitzgerald, francophone et francophile, fin et amical, très cruel envers Mme Thatcher. Il voudrait que la question du chèque britannique soit réglée avant qu'il ne prenne à son tour la Présidence en juillet. Discussion très fouillée sur l'application de la règle de la majorité dans la future Communauté, après l'élargissement. Fitzgerald émet l'idée d'une conférence intergouvernementale, en septembre, sur la réforme des institutions communautaires et l'Union économique et monétaire.
François Mitterrand : Il faudra sur le continent européen une autre force que soviétique. Dans vingt ans, on pourra faire l'Europe politique. D'ici là, on ne peut qu'élargir la compétence économique et renforcer le rôle politique de la troïka, en l'élargissant à cinq pays, avec un secrétariat politique distinct de la Commission.
On parle aussi de la Présidence de la Commission.
François Mitterrand : La Commission a perdu de son éclat.
Garret Fitzgerald : Il faut lui rendre son prestige.
Fitzgerald pense qu'est venu le tour d'un Allemand ou d'un Danois. Il parle d'Étienne Davignon et de Christophersen.
François Mitterrand glisse : Il y a aussi Bidenkopf, un Allemand, qui ne parle pas le français. Deux Français y songent, mais la France n'est pas candidate. Il faut quelqu'un de caractère, respecté, ayant une expérience politique.
Garret Fitzgerald : Si les Allemands n'avancent pas un bon candidat, nous préférerons un Français.

Le Président reçoit Jean Daniel avec qui il bavarde longuement de la nécessité de diviser la droite, du système électoral et de l'analyse du résultat des élections partielles. De retour à son journal, Jean Daniel me téléphone : il veut citer dans son éditorial de demain de longs passages de cette conversation. Le Président enrage : « Non ! Aucune déclaration de ma part, d'aucune sorte. Mon entretien avec Jean Daniel n'était qu'informatif. Toute autre utilisation serait inacceptable. »



Vendredi 6 avril 1984


Jean-Baptiste Doumeng m'informe qu'il va annoncer aujourd'hui la création de 500 emplois en Lorraine pour l'année dans une usine agro-alimentaire.

Nouvelle réunion chez le Président sur les prélèvements obligatoires. Les prévisions les plus récentes laissent craindre à présent un déficit de 160 milliards en 1984 (soit 3,7 % du PIB), et de 175 milliards en 1985. Si l'on suppose le problème du déficit de 1984 réglé par ailleurs, pour abaisser d'un point les prélèvements obligatoires en 1985, il va falloir trouver 25 milliards d'économies, 15 milliards de hausses des tarifs publics et 40 milliards de contractions. Une contraction de 40 milliards est envisageable : par la baisse de l'impôt sur le revenu, la suppression de la taxe professionnelle en contrepartie de la suppression d'aides à l'industrie.
Quels départements ministériels exonérer des 25 milliards d'économies budgétaires nécessaires en 1985 ?
Les communistes semblent décidés à jouer le jeu sur ce point. Fiterman adresse même plusieurs propositions destinées à abaisser les prélèvements obligatoires dans son secteur, par la création d'un Fonds d'intervention ferroviaire : « Cela permettrait à la fois de réduire le concours de l'État dans les prochaines années en réétalant dans le temps l'amortissement de la dette, de financer les investissements TGV et de programmer le retour à l'équilibre en 1988 (naturellement, en liaison avec les efforts demandés à l'entreprise). » Cela reviendrait en fait à financer par l'emprunt, c'est-à-dire par l'impôt de demain, ce que l'État ne financerait plus par l'impôt d'aujourd'hui. Pas vraiment raisonnable.
Pour tenter de sortir de l'impasse, François Mitterrand écrit une nouvelle fois au Premier ministre :
« Monsieur le Premier ministre et cher ami,
J'ai souhaité à plusieurs reprises que soit amorcée en 1985 la baisse des prélèvements obligatoires. Cet objectif est une priorité politique majeure pour l'action du gouvernement.
Vous avez commencé de mener les études nécessaires sur ce sujet.
Elles semblent ouvrir trois voies intéressantes :
1) La contraction des recettes et des dépenses publiques.
Il s'agit de rationaliser notre système de transferts économiques et sociaux en substituant, chaque fois que possible, des diminutions d'impôt ou de cotisation à des aides ou à des prestations.
Je vous demande de veiller à ce que chaque ministre réexamine les méthodes d'intervention de l'administration qu'il dirige afin de vous proposer de les réformer en ce sens.
2) Les économies de dépenses
La baisse des prélèvements obligatoires ne doit pas se traduire seulement par des changements de méthode dans la comptabilité publique. Elle doit passer aussi par une baisse réelle de ces prélèvements, ce qui implique, en contrepartie, des économies sur les dépenses budgétaires et sociales.
Vous avez demandé aux membres du gouvernement de présenter d'importantes économies nouvelles afin d'atteindre cet objectif. Vous voudrez bien me rendre compte dès que possible de cet exercice. Il est clair que, pour ce Budget de 1985, la qualité du travail de chaque ministre sera jugée au regard des économies proposées.
Le moment venu, il conviendra d'examiner dans le même esprit les perspectives d'évolution des dépenses sociales en 1985.
3) Les nouvelles modalités de couverture du risque social.
Le risque social est aujourd'hui couvert par l'assurance sociale obligatoire d'une part, et l'assurance mutuelle ou individuelle d'autre part. On pourrait imaginer — certaines propositions vont en ce sens — une autre répartition de la couverture de ce risque que celle en vigueur.
Une telle réforme pourrait connaître une ampleur et des modalités très diverses et devrait en toute hypothèse être soigneusement concertée avec les partenaires sociaux.
Je vous demande de faire étudier toutes les modalités possibles de cette réforme (notamment ticket modérateur ou franchise de remboursement proportionnels au revenu, aide personnalisée aux soins, réforme de la tarification hospitalière) et les conditions de sa mise en œuvre éventuelle dans des délais permettant au gouvernement de la réaliser, le cas échéant, dès 1985.
L'importance politique qui s'attache à la réalisation de cet objectif de baisse des prélèvements obligatoires justifie que l'on remette en cause les habitudes liées à la reconduction annuelle des dépenses dont la charge est désormais excessive aux yeux de nombreux Français.
Je vous remercie de veiller particulièrement à ce que le gouvernement tout entier participe à cet effort de remise en cause et d'imagination.
Veuillez croire, Monsieur le Premier ministre, à l'assurance de mes sentiments les meilleurs. »

Cette missive est l'une des plus révolutionnaires qu'un Président ait adressée à un Premier ministre en matière de réforme fiscale et administrative. Elle restera pratiquement lettre morte. Trop d'intérêts contradictoires. Pas assez d'entêtement.



Samedi 7 avril 1984


Neuf militaires français tués et six blessés par l'explosion accidentelle d'une mine au Tibesti.


A Bruxelles, sur la base de confidences faites ce matin par Claude Cheysson, tout le monde est convaincu que la France est prête à accepter qu'on paie 1,1 milliard d'écus à la Grande-Bretagne. Prévenu, le Président lui écrit pour lui rappeler sa position : « Compensation forfaitaire d'un milliard d'écus au maximum en 1984, 1985 et 1986. Le Royaume-Uni doit participer normalement au financement des dépenses d'élargissement. »


Dimanche 8 avril 1984


Coup de téléphone de François Mitterrand à mon retour de Leeds où j'ai participé à une réunion de sherpas sans intérêt en vue d'un Sommet qui s'annonce vide : « Il me faut une note sur l'état des Archives nationales et de la Bibliothèque nationale, qui me paraissent en mauvais état. »


Lundi 9 avril 1984


Informations fort préoccupantes sur la situation chez Citroën. Vendredi prochain doit se tenir une réunion du comité d'entreprise au cours de laquelle sera annoncé le plan de la direction : 6 000 suppressions d'emplois dont 2 500 licenciements secs, l'essentiel en région parisienne. Tous les ingrédients d'une très grave explosion sociale sont en place : le nombre élevé de licenciements sur des sites concentrés ; la volonté de la CSL d'en découdre ; la tension croissante des troupes de la CGT (Henri Krasucki s'est rendu lui-même à Aulnay pour s'assurer du bon ordre de bataille).
Côté gouvernemental, le scénario Peugeot semble se reproduire : Pierre Bérégovoy fait dire à Jacques Calvet que le responsable du dossier est Jack Ralite. Ce dernier refuse de le prendre au téléphone. Le cabinet du Premier ministre ne peut suivre ce dossier que de manière intermittente. Laurent Fabius se tient prudemment à l'écart. Nous sommes donc à J -4 de l'ouverture d'un conflit social majeur et qui se présente humainement dans de très mauvaises conditions.
Il est urgent qu'un interlocuteur unique et responsable soit désigné pour négocier avec Jacques Calvet les moyens d'éviter l'explosion. Le Président choisit Pierre Bérégovoy.


Mardi 10 avril 1984


Au petit déjeuner, Mauroy évoque la question de l'aide à la presse. Pour lui, la modification de l'aide en faveur des quotidiens et hebdomadaires d'opinion, parisiens et provinciaux, au détriment de la presse bénéficiant de la publicité, constitue un second volet après la loi sur la concentration du capital dans la presse. J'en déduis que c'est en promettant secrètement ce second volet à Roland Leroy que le Premier ministre a obtenu du Parti communiste le vote de sa loi.