1984
Dimanche 1er janvier 1984
Un appel de Latché. Le Président me demande ce que
j'ai pensé de ses vœux d'hier soir. Lorsque je lui dis qu'ils m'ont
paru quelque peu optimistes, il réplique : «
Exercer le pouvoir, c'est donner de l'espoir. » Il poursuit
: « 1984, ce sera trois mois très durs, trois
mois durs et six mois mieux. Après, on verra bien. »
A propos de l'attentat contre la gare de
Marseille, il commente, sobrement : « Cela ne
fait que commencer. » En sait-il plus ? Se dire qu'il y en
aura d'autres, c'est admettre qu'il faudra vivre autrement.
Le contingent italien se retirera de Beyrouth. Les
Français ne pourront pas rester très longtemps. Il faut trouver une
porte de sortie.
Assainissement : notre dette extérieure est de 54
milliards de dollars, soit 11 % du PIB, et, une fois déduites nos
réserves de change, de 1,8 % du PIB, c'est-à-dire inférieure à
celle des États-Unis et de tous les autres pays européens, sauf la
RFA. L'OCDE juge cette dette « modeste
» et la France est admise avec le Japon, les États-Unis et
l'Allemagne dans le club très fermé des «
meilleures signatures du monde ». Certes, depuis 1981, notre
dette a doublé en dollars ; mais, sous le septennat précédent, elle
avait été multipliée par huit ! Les charges annuelles de
remboursement, dues pour moitié à l'endettement d'avant 1981, ne
représentent que 5 % de nos recettes d'exportation. Le problème
extérieur est « sous contrôle », comme disent les
Anglo-Saxons.
Lundi 2 janvier
1984
Pierre Mauroy rend public le rapport de la Cour
des Comptes sur les « avions renifleurs ». Les enquêteurs ont
découvert que tout avait été tenté pour effacer les traces de cette
affaire des archives de l'État. Rien, bien sûr, ne concerne les
intérêts du pays ni ne relève donc du secret défense. A moins que
l'on n'y classe le ridicule...
L'hilarité cède rapidement la place à
l'indifférence. De l'indignation ? Il ne faut pas rêver.
La France prend la présidence des « Dix ». Athènes
a formidablement déblayé le terrain, poussant si bien la crise à
son apogée que tout redevient possible. On peut maintenant espérer
régler les contentieux sur le « chèque britannique » et sur la
production de lait, avant de relancer la dynamique de
l'élargissement. Ensuite, nous pourrons ouvrir la réflexion sur
l'avenir de l'Union. Commencerait en Europe une phase plus
optimiste, plus volontariste, à laquelle même Margaret Thatcher ne
pourra résister.
Comme chaque dirigeant européen au début de son
semestre de présidence, François Mitterrand écrit aimablement à son
prédécesseur : « Je tiens à souligner combien
cette fonction que vous avez exercée au cours du dernier semestre
de 1983 a été marquée par votre action. » Il ajoute :
« Le Sommet d'Athènes n'a pas apporté tous les
résultats que vous et nous pouvions en attendre... L'expression d'
"acquis d'Athènes", qui résume tout ce qu'il y a de positif dans
ces travaux, fait partie désormais du vocabulaire communautaire.
Des progrès non négligeables ont également été enregistrés dans
bien d'autres domaines, et notamment dans celui, extrêmement
important, de l'élargissement, puisque la présidence grecque a
réussi à faire prévaloir le compromis qui a permis le démarrage de
la négociation agricole.»
Pierre Mauroy écrit aux ministres leur demandant
de faire une première évaluation des économies budgétaires
nécessaires pour tenir la promesse du Président d'une baisse des
prélèvements obligatoires.
Mardi 3 janvier
1984
Un ami m'apprend qu'il a acheté le 28 décembre
dernier la maison où était installé le fameux « laboratoire secret
» des « renifleurs », sans se douter de l'identité réelle du
vendeur ! Nul ne croirait à une coïncidence, et pourtant...
Le Président reçoit Jacques Delors, qui continue
de faire la tête pour mille et une raisons (il n'a pas été invité à
Athènes et Mauroy est toujours Premier ministre). Le Président lui
demande ce qu'il compte faire à propos des prélèvements
obligatoires, dont il doit être question au Conseil des ministres
du 11 janvier. Delors estime que se contenter de supprimer quelques
recettes et deux ou trois dépenses ne serait qu'un leurre, et il se
prononce pour de « vraies » économies. Le Président lui répond que
ces contractions auraient au moins l'avantage de signifier une
réduction de la bureaucratie et une simplification des procédures.
Il demande au ministre de trouver des réductions réelles de
dépenses destinées à compenser une baisse forfaitaire de 5 % de
l'impôt sur le revenu. Delors lui dit être opposé à une telle
baisse générale, préférant un abattement sur les seules hauts
revenus, compensé par une augmentation d'imposition des classes
moyennes, ou par la création de son impôt uniforme de 2 %. Le
Président ne veut pas en entendre parler. Ils conviennent que les
négociations sur l'évolution des prix et des salaires devront se
faire sur la base d'une inflation de 5 % pour 1984. Delors
s'inquiète du financement des restructurations industrielles : où
trouver l'argent ? Le Président suggère la création d'un Fonds de
conversion industrielle hors budget, et le remplacement de la taxe
professionnelle par une hausse de quatre points de la TVA. Delors
dit encore non : on ne va pas faire hors budget ce qu'on ne peut
plus faire dans le budget, et on ne va pas relancer l'inflation en
augmentant la TVA.
En sortant, le ministre de l'Économie, agacé,
m'interroge : « Mais qui peut bien lui mettre
de pareilles idées en tête?»
Mercredi 4 janvier
1984
Les grèves se durcissent : l'inflation est une
drogue dont il est difficile de se désintoxiquer. Des affrontements
ont lieu entre la CSL et la CFDT à l'usine Talbot de Poissy : 40
blessés.
Avant le Conseil, j'interroge Cheysson sur le
remplacement de son directeur de cabinet, François Scheer, bientôt
nommé à Bruxelles. Il voudrait prendre Marc Bonnefous, qui dirige
actuellement le département Proche-Orient. Mais le Quai est contre,
Bonnefous ayant été ambassadeur à Tel Aviv !... C'est Bertrand
Dufourcq qui aura le poste.
En Conseil des ministres, le Président accueille
mal la proposition d'une hausse des allocations familiales, qu'il
considère comme insuffisante pour avoir l'impact souhaité sur la
natalité. Mais il ne veut rien en dire et passe un mot au Premier
ministre : « Il faut des propositions
positives qui compensent la modicité des allocations familiales.
» Pierre Mauroy lui répond par la même voie : «On ne peut faire plus au moment où vont baisser les
prélèvements obligatoires. »
Au déjeuner autour du Président, Pierre Joxe
raconte que Ralite lui a expliqué n'avoir accepté l'expulsion des
grévistes, à Poissy, que parce que la CFDT était contre. François
Mitterrand : «J'ai de l'admiration pour la
CGT, ils sont les seuls sérieux, bien souvent. » Mauroy
raconte qu'Edmond Maire lui a confié : « Nous
avons 20 % de gens de droite à la CFDT. Et pour une grande
organisation, ce n'est pas assez.
» Éclat de rire général. On parle des collèges dont Joxe
critique la réforme, et des lycées agricoles privés, dont le
Président ne veut pas qu'ils soient pris dans la tourmente
scolaire. Joxe grogne contre Mauroy. Le Président : « Il faut dire à chaque Français d'être très fier de ce
bilan. » Il sort une fiche : «Depuis
1981, le pouvoir d'achat moyen des Français a augmenté de 5,3 %,
l'inflation a baissé de moitié, l'épargne populaire n'a plus perdu
de pouvoir d'achat, alors qu'avant, elle perdait de 5 à 10 % par
an. Le déficit extérieur a été divisé par trois, on peut créer une
entreprise en un mois au lieu de six il y a trois ans, la France
est le 3e exportateur mondial,
le 2e
même par habitant. 500 000 personnes ont été
exonérées de l'impôt sur le revenu ; plus de mille radios locales
ont été autorisées.» Chacun note activement. «A vous d'expliquer
tout cela. Ne soyez pas complexés. Votre bilan est très bon !
»
Jeudi 5 janvier
1984
Le dollar monte encore : après être passé de 8,40
F avant-hier à 8,52 F hier, il atteint aujourd'hui 8,54 F. En
conséquence, le deutschemark baisse par rapport au franc : il
termine ce soir à 3,05. La Banque de France a pu racheter
aujourd'hui 60 millions de dollars, soit un peu plus du quart des
sorties de devises de ces deux derniers jours résultant du paiement
des intérêts sur les emprunts contractés auprès de l'Arabie
Saoudite et de la CEE. Le franc se stabilise avec la baisse du
pétrole. L'hypothèse d'une dévaluation s'éloigne chaque jour
davantage.
L'ambassadeur de Grande-Bretagne fait savoir à
Roland Dumas que Margaret Thatcher souhaiterait (comme elle l'a dit
au Président à Athènes) venir à Paris pour un dîner ou un petit
déjeuner, le 16 ou le 23. L'ambassadeur ajoute même bizarrement
qu'elle souhaiterait venir « incognito ». Roland Dumas voudrait se
rendre en Angleterre pour rencontrer son homologue et confirmer
directement à Downing Street l'invitation du Président.
Vendredi 6 janvier
1984
Le Président demande des noms parmi lesquels
trouver un conseiller social au Premier ministre. Cela aussi est
soumis à son choix ! Il hésite entre l'actuel délégué à l'Emploi et
le directeur des Relations sociales de la Régie Renault. Il refuse
un jeune directeur départemental du Travail que propose Jean-Louis
Bianco.
Je reçois Boutros Boutros-Ghali. Il est très
inquiet d'une éventuelle demande française de modification de la
Résolution 242 de l'ONU. Je le rassure : il n'en a jamais été
question.
Pourtant, dans l'après-midi, Shimon Pérès appelle
le Président : « J'ai appris que les Égyptiens
souhaitent remplacer le projet de résolution franco-égyptien par
une demande de modification de la Résolution 242, en vue d'y
inclure la reconnaissance explicite de la représentativité
politique de l'OLP. » Curieux, Boutros Boutros-Ghali craint,
lui, que ce ne soit encore une idée de Cheysson !
Le Président aussi, qui avertira un peu plus tard
l'intéressé : « C'est encore une de vos idées.
Arrêtez cela tout de suite ! C'est absurde et impossible !
»
Samedi 7 janvier
1984
Mort d'Alfred Kastler. Le Prix Nobel de physique
restera aussi, dans mon souvenir, le modeste, discret et disponible
président d'une petite organisation, aujourd'hui devenue grande,
l'Action internationale contre la Faim, créée il y a cinq ans avec
quelques amis.
Le Président Reagan envoie une de ces
lettres-circulaires dont il a le secret aux dix-huit membres de
l'OTAN pour leur parler de la prochaine rencontre à Genève entre
Shultz et Gromyko. Encore une fois, cette missive ne fait
aucunement référence à la France et à son statut spécifique dans
l'Alliance :
« Je tiens à vous exprimer
mes remerciements pour les conseils avisés et le soutien que nous
avons reçus des gouvernements alliés. Je sais que vous partagez mon
espoir que cette rencontre ouvrira la voie à de nouvelles
négociations sur le contrôle des armes nucléaires entre les
États-Unis et l'Union soviétique et établira une base utile pour
progresser dans ces conversations... »
Jusque-là, rien que de très normal. La suite, nous
la relirons plusieurs fois :
« ... Nous aspirons
maintenant à une période de transition vers un monde plus stable,
avec des niveaux d'armes nucléaires grandement réduits et une
capacité renforcée de dissuasion basée sur une contribution
croissante de défense non nucléaire contre les armes nucléaires
offensives. Cette période de transition pourrait conduire à
l'élimination éventuelle de toutes les armes nucléaires, à la fois
offensives et défensives. Un monde libéré des armes nucléaires est
l'objectif ultime sur lequel nous-mêmes, l'Union soviétique et
toutes les autres nations peuvent s'accorder... »
A la lecture de ce paragraphe, le Président a
sursauté : Reagan veut-il vraiment renoncer totalement à l'arme
nucléaire ? L'abandon de la dissuasion nucléaire marquerait la fin
de quarante ans de stabilité et de paix entre les grandes
puissances. Il l'a déjà esquissé en mars 1983. Mais là, c'est très
clair...
A Londres, recevant la même circulaire, Margaret
Thatcher a compris, elle aussi. Elle est atterrée.
«Comment Reagan
peut-il être aussi naïf? Est-il donc à ce
point mal entouré?» s'exlamera-t-elle devant moi peu après.
De ce jour date la fêlure dans ses relations avec le Président
américain.
Reagan poursuit par un long exposé des positions
américaines avant Genève sur les diverses catégories d'armes
nucléaires entrant dans le cadre des négociations :
«... S'agissant des
négociations sur les armes nucléaires stratégiques offensives, les
États-Unis seront prêts à examiner des arrangements qui
traiteraient des asymétries dans la structure des forces, pour
autant que les Soviétiques seront disposés à envisager le problème
de manièere également constructive. Les négociateurs américains
disposeront d'une large marge de manœuvre en ce qui concerne les
grandes lignes et le contenu de l'arrangement.
M. Shultz insistera sur la
priorité que nous accordons à l'objectif d'une limitation équitable
et vérifiable en ce qui concerne les forces nucléaires
intermédiaires (...). Dans le même temps, nous repousserons
évidemment toute proposition de moratoire sur le déploiement des
forces nucléaires intermédiaires (FNI) comme préalable à la
négociation, nous repousserons la prise en compte des forces
tierces et réaffirmeront que le programme de déploiement de l'OTAN,
décidé en 1979, ne peut être modifié qu'à la suite d'un accord
concret sur le contrôle des armements...
S'agissant des systèmes
antisatellites, G. Shultz indiquera clairement que, dans la suite
des négociations, les États-Unis seront prêts à considérer dans
quels secteurs une retenue mutuelle est envisageable. Il indiquera
également notre volonté — et même notre désir — de discuter du
rapport entre les capacités et offensives présentes et futures des
deux parties.
Comme vous le savez, l'Union
soviétique s'est évertuée avec de plus en plus de force, au cours
des dernières semaines, à présenter leprogramme américain de
recherche sur la défense stratégique comme un obstacle à tout
progrès dans le contrôle des armements. A Genève, M. Shultz
répondra à une telle analyse en notant que c'est l'Union soviétique
qui a sapé les engagements sur lesquels repose le traité sur les
moyens antibalistiques (ABM).
Il réaffirmera que l'Initiative de Défense
Stratégique américaine est un programme de recherche autorisé par
le traité ABM et exécuté en pleine conformité avec lui. Il notera
que toutes les décisions au sujet de l'expérimentation ou du
déploiement de systèmes non autorisés par le traité doivent être
matière à négociation. Il relèvera également les activités de
l'Union soviétique qui nous paraissent ne pas être conformes au
traité.
Tout en notant que les
programmes soviétiques de recherches sur les nouvelles formes de
missiles balistiques de défense également et, dans certains
secteurs, dépassent les nôtres, M. Shultz soulignera
l'impossibilité pratique des efforts visant à limiter l'activité de
recherche, mais il insistera également sur la nécessité d'engager
un dialogue concernant les implications à long terme des nouvelles
technologies défensives sur le contrôle des armements et la
dissuation. »
Reagan persiste et signe : l'IDS rendra vains les
missiles nucléaires, car ils ne pourront passer à travers le
bouclier ; l'armement nucléaire deviendra inutile...
« Selon moi, les nouvelles
formes de défense contre les menaces d'attaque par missiles
balistiques pourraient, à long terme, offrir les moyens de
renforcer la dissuation et de réduire l'importance des missiles
balistiques nucléaires dans les rapports stratégiques globaux. Nous
reconnaissons toutefois qu'un tel développement, s'il s'avère
techniquement réalisable, devrait être traité de façon
constructive. Par conséquent, alors même que les savants américains
et soviétiques étudient les possibilités techniques pour l'avenir,
je suis prêt à engager dès maintenant des discussions avec l'Union
soviétique sur les implications de ces nouvelles technologies en ce
qui concerne la stratégie et le contrôle des armements. J'ajouterai
que l'objectif à long terme de l'élimination éventuelle de toutes
les armes nucléaires a été perçu par les deux parties (...). Nous
devons toutefois remarquer que les Soviétiques risquent de
poursuivre une stratégie diplomatique à plusieurs faces. Ils
développent propagande et intimidation pour obtenir de nous des
concessions. Nous avons résist+ à ce type de pressions soviétiques
dans le passé et nous ferons de même dans l'avenir (...). Je vous
demande de bien vouloir conserver à tout ce qui précède le
caractère le plus confidentiel. Nous vous tiendrons bien sûr
informé, dès que possible, des résultats des conversations de
Genève. J'attends avec intérêt de recevoir vos conseils sur ces
problèmes. »
L'IDS éliminant l'arme nucléaire ! Il faudrait,
pour concrétiser un tel rêve, réaliser un système défensif,
terrestre et spatial, planétaire, étanche et fiable à 100 %. Les «
satellites tueurs » ou plates-formes orbitales seraient équipés de
lasers, chargés de détruire les missiles, assez petits pour être
satellisés.
Illusion : la mise sur orbite d'un tel système
complet prendrait des dizaines d'années, et sa maintenance devrait
être constante. Il faudrait aussi pouvoir concevoir et réaliser les
ordinateurs et les logiciels capables de gérer l'observation, la
détection et l'interception en quelques minutes de dizaines de
milliers d'objets spatiaux adverses, et de différencier les
milliers de missiles des leurres que l'ennemi ne manquerait pas de
lancer. De plus, ces centaines de satellites et leur appareillage
seraient vulnérables aux attaques soviétiques. Le Président Reagan
estime à 26 milliards de dollars, sur cinq ans, le montant des
crédits nécessaires à la seule recherche sur l'IDS. L'éventuel
déploiement est estimé, lui, à mille milliards de dollars (contre
10 milliards de dollars de l'époque pour le « projet Manhattan » de
la première bombe A). Le Congrès a déjà limité les crédits de
recherche à 1,4 milliard de dollars pour 1984-85, et à 2,7
milliards pour 1985-86. Peut-être cela fera-il un total de 10
milliards de dollars sur cinq ans ? Le général Abrahamson, en
charge du projet, a déjà annoncé qu'il devait renoncer de ce fait à
certaines recherches. La moindre défaillance (un taux d'efficacité
de 99 %) laisserait encore passer 300 bombes ! Aucun expert
américain ou européen ne croit un tel système possible ni
aujourd'hui, ni demain.
Ce n'est pas la première fois qu'un Président
américain se fait « embarquer » par des scientifiques : voir le
bombardier invulnérable à propulsion atomique en 1950 ; la nation
interstellaire Orion à propulsion atomique en 1960 ; le projet
Nixon de guérison du cancer en 1970 ; les suites du projet Apollo
en 1980... Voilà qui devrait inciter Ronald Reagan à faire montre
de plus d'esprit critique.
En réalité, il s'agit pour le Pentagone que d'un
justificatif destiné à maintenir les crédits militaires en période
de déficit budgétaire.
Lundi 9 janvier
1984
Le Président doit déterminer sa stratégie pour le
semestre de la présidence française du Marché commun, le seul du
septennat. Une réunion se tient dans son bureau avec Mauroy — de
moins en moins intéressé —, Delors — qui boude parce qu'il sait
qu'il ne dirigera pas la négociation —, Cheysson — inquiet de la
diriger avec Dumas à ses basques —, Rocard — qui songe surtout aux
émeutes agricoles en cas de compromis — et Dumas, néophyte et plein
d'enthousiasme. François Mitterrand explique :
« Pour gagner du temps, il
faut partir du fait brut, c'est-à-dire de l'esquisse de compromis
réalisée à Athènes. Cela fera beaucoup de travail en moins. On
laissera aux autres pays, s'ils le veulent, la responsabilité
politique de reculer par rapport à ce compromis, de dire qu'il n'y
a pas eu accord. Sur les contentieux, il faut essayer d'arriver à
un compromis dès le Sommet de mars à Bruxelles. Pour cela, je veux
une procédure allégée, le minimum de réunions de techniciens.
Celles prévues par les règlements de Bruxelles, pas plus. Tout le
reste doit être l'objet de réunions politiques. Je verrai moi-même
les principaux dirigeants des neuf autres pays dans le mois qui
vient. Si nous obtenons cet accord, nous aurons pour nous
l'Histoire. Voici les résultats auxquels je veux parvenir en mars
:
• démanteler les montants compensatoires monétaires en trois
ans ;
• permettre à la Communauté de percevoir 1,4 point de TVA
;
• pour le lait : une production maximale de 26 millions de
tonnes pour la France.
Cela réglé, on pourra décider
en juin de la contribution britannique et de l'admission de
l'Espagne et du Portugal. Peut-être déciderai-je alors de les faire
approuver par un référendum, ce qui aurait l'avantage de donner au
débat sur la contribution britannique un éclairage
cruel.
Pour réussir, le dialogue
franco-allemand est essentiel. Je construirai tout autour de cela.
Roland Dumas s'en occupera. Je ne veux pas de négociation
parallèle.»
Cette précision élimine Cheysson et Delors de
toute l'affaire européenne. Le premier feint de ne pas comprendre.
Le second fait comme s'il n'avait rien demandé. Michel Rocard
s'inquiète toujours pour les quotas viticoles. Pierre Mauroy, du
Livre Blanc sur l'« élargissement ». Rien d'essentiel.
Le Président garde ensuite Mauroy, Cheysson et
Dumas pour parler d'autres sujets de politique étrangère. Sur le
Liban, François Mitterrand se montre préoccupé : « L'idéal serait maintenant qu'on nous demande de partir. Il
faudrait s'en aller vite, mais c'est difficile à faire décemment,
après tous ces morts. »
Enfin, à propos du Tchad, où les négociations avec
la Libye s'enlisent, Habré boudant la réunion de l'OUA, il remarque
: « Si Hissène Habré ne veut pas aller
négocier à Addis Abeba, nous ne le soutiendrons pas. »
Le Président s'isole ensuite avec Pierre Mauroy
qui lui confirme que, sur l'école, il est prêt à accepter, à la
demande des socialistes, de supprimer l'obligation faite aux
communes de financer les écoles privées. Le Président :
« Faites comme vous voulez, mais vous
n'arriverez jamais à un accord sur ces bases.»
Plus tard, il reçoit, en tant que Président de la
Communauté, une délégation de la Confédération européenne des
syndicats. Edmond Maire et André Bergeron sont là. Pas Krasucki.
Comme avant Versailles, le blocage des syndicats réformistes n'a pu
être surmonté, et la CGT est exclue. «Oui, leur dit-il, l'espace
social européen connaîtra un regain d'actualité. Oui, je ferai une
recommandation en faveur de la réduction de la durée du travail
hebdomadaire. »
Mardi 10 janvier
1984
L'annonce du recul du gouvernement sur le
financement des écoles privées a fait l'effet d'une bombe. Les «
Apel » (associations de parents d'élèves de l'école libre) de la
région parisienne et de l'Ouest suggèrent l'organisation d'une
grande manifestation à Paris et la grève de l'impôt.
La crainte des attentats se développe. François
Mitterrand me dit : « L'étau se resserre.
» Est-il menacé ?
La situation se fait plus difficile dans
l'industrie, en particulier dans la sidérurgie. En 1983, Usinor
dans le Nord, Sacilor en Lorraine ont perdu 10 milliards de francs.
L'État y a mis 15 milliards, mais, en raison des accords de la
CECA, doit cesser toute subvention d'ici 1986, au moment où la
crise frappe. En conséquence, il va falloir supprimer 25 000
emplois sur 90 000.
Réunion autour du Président. Il y a là le Premier
ministre et les principaux ministres concernés. Il faut fermer des
sites, mais où ? Chacun joue gros dans sa propre région. Dans la
sidérurgie, la compétition oppose le Nord et la Lorraine, les
Bouches-du-Rhône et la Normandie. Dans les chantiers navals, le
Nord et les Bouches-du-Rhône.
François Mitterrand :
Quels sont les faits ? Je comprends que douze
régions ou secteurs sont en difficulté. C'est énorme. La crise
sociale est-elle inévitable ? Quelle approche faut-il avoir ? Par
secteur ? Par région ? Par industrie ? Quelles entreprises soutenir
? Par quelles incitarions ? Quels ordres faut-il donner aux
entreprises nationales, quelles aides aux entreprises privées ?
Telles sont les questions sur lesquelles je veux votre avis ces
jours-ci.
Pierre Mauroy :
La situation n'est pas si tragique. On se bat
contre une mythologie, mais, pour l'essentiel, les choix difficiles
sont derrière nous. Il y a de grosses différences entre
les secteurs. Dans les houillères, le plus dur
est fait, elles vont rénover l'habitat pour se donner du travail. Dans la construction navale, je
ne suis pas sûr qu'il faille entreprendre déjà une conversion. Il
est possible qu'après la crise, les chantiers navals français
redeviennent compétitifs. D'ailleurs, Usinor n'utilise que des
bateaux étrangers : pourquoi ? Pour ce qui est de la sidérurgie, je
laisse parler Fabius...
Le débat est déjà ouvert entre le Nord (Usinor) et
la Lorraine (Sacilor) dont dépendent les aciéries normandes. Entre
Mauroy et Fabius. Les deux hommes entament de manière feutrée une
bataille terrible.
Laurent Fabius énumère
alors quinze secteurs en difficulté dans l'industrie (Renault, annonce-t-il, fera 5
milliards de déficit) et parle de 400 000 emplois menacés en
1984. Dans la sidérurgie, nous sommes pris à
la gorge. Nous avions prévu en 1981 de produire 24 millions de
tonnes et nous n'en vendons aujourd'hui que 17. Il faut faire
quelque chose. Je veux commencer les négociations dès maintenant
sur le principe : "suppression d'emplois", mais pas de
licenciements.
François Mitterrand :
Quels moyens sérieux avez-vous à votre
disposition pour la sidérurgie ? Quelles mesures sociales ? J'ai
besoin là-dessus d'une réponse claire du gouvernement avant la fin
du mois.
Pierre Mauroy évoque les
congés spéciaux de reconversion. (On verse à l'ouvrier licencié 72
% de son salaire, dont 50 % payés par l'État.) Mais cela ne suffit pas. Ce serait une politique de
Gribouille.
François Mitterrand
demande à Laurent Fabius: A votre avis,
combien d'emplois seront supprimés dans la sidérurgie en 1984
?
Laurent Fabius: 8
000.
François Mitterrand :
C'est tout ? C'est gérable.
Pierre Mauroy:
Et, en plus, la DATAR a créé 60 000 emplois en
Lorraine. Le vrai problème est dans le Nord.
Fabius se ferme et plonge la tête dans ses
papiers.
Marcel Rigout (très
professionnel) : Bien sûr, on peut former des
gens, mais à quoi faire ? Former, c'est bien, à condition de
déterminer les formations porteuses d'avenir pour traverser au
mieux la troisième révolution industrielle. Il nous appartient de
prouver que moderniser n'est pas synonyme de licencier. Sinon, nous
aurons des "Talbot" à répétition.
François Mitterrand :
Combien tout cela coûtera-t-il ? Les syndicats
doivent avoir le sentiment qu'on est de leur côté. Le couple
Bérégovoy/Ralite doit fonctionner à plein, avec Rigout. La
concurrence entre syndicats ne favorise pas les choses. Je vous
réunirai plusieurs fois par mois pour suivre cette affaire. Cela
doit être une opération scientifiquement menée. Ayons les yeux
fixés sur ce qui peut réussir : bâtiment, économies d'énergie,
grands travaux, exportations. Nous sommes dans une société mixte.
Cela ne me choque pas que les entreprises privées bénéficient de la
relance de l'investissement. Mais il ne faut pas oublier que, même
si l'État paie, c'est aussi, à terme,
une charge pour les entreprises.
Jacques Delors :
L'exportation créera des emplois si on sait
rester compétitifs.
Jack Ralite:
J'ai des doutes sur tout cela. J'ai vécu
douloureusement l'affaire Talbot. On aura du mal à aller plus loin
dans le traitement social.
François Mitterrand :
Monsieur le Ministre, il faudra procéder à des
licenciements lorsqu'ils seront nécessaires. On ne pourra le cacher
par des emplois artificiels. J'attends de vous des solutions
sociales généreuses, accompagnées d'une vraie négociation.
Nous nous retrouverons dans huit jours.
J'attends un plan d'ensemble pour dans quinze jours. S'il doit y
avoir crise, eh bien, il y aura crise.
Le Président garde Jacques Delors qui lui redit
son hostilité au compromis agricole franco-allemand ébauché à
Athènes : « Il est inflationniste et ambigu:
les Allemands considèrent que les MCM positifs existants doivent
être transformés en MCM négatifs, alors que, pour nous, ils doivent
être démantelés en les intégrant dans les hausses de prix agricoles
en écus. » Delors veut faire table rase, au risque d'inciter
les Allemands, puis d'autres pays, à revenir sur les ébauches
d'accords enregistrées à Athènes. Le Président lui répète sa
décision de reprendre dès aujourd'hui la négociation avec les
Allemands sur la base de l'esquisse d'Athènes : les montants
compensatoires font partie de l'accord. Delors est également
hostile à la proposition française faite à Athènes sur le lait (une
production communautaire de 100 millions de tonnes en 1984, puis de
97 millions en 1985, avec un quota national de 26 millions de
tonnes pour la France, et un ensemble de taxes freinant la collecte
et finançant un éventuel dépassement du quota national). Il estime
que nous ne pourrons empêcher un dépassement du quota national
qu'en fixant des quotas par exploitation. Là encore, le Président
lui donne tort : « Trop technocratique.
»
Enfin, ils parlent de la contribution britannique.
Delors en reste à sa proposition d'un système de compensation
nette. « Trop compliqué », rétorque le
Président. Il lui répète : « Pendant la
préparation de la présidence française, pas de négociation
préalable entre techniciens, et surtout pas plusieurs négociations.
Quel que soit leur rang, les ministres ne sont que des exécutants.
Le seul à avoir autorité en cette affaire est Roland Dumas.
»
Jacques Delors aurait mieux fait, aujourd'hui, de
ne pas venir.
Mercredi 11 janvier
1984
Le Conseil des ministres arrête un plan de lutte
contre l'analphabétisme. On parle aussi des prélèvements
obligatoires, mais de façon vague.
Au déjeuner qui suit, l'ambiance est fraîche.
« Assez de petites phrases », lance
Pierre Mauroy en regardant Pierre Joxe, qui boude. On parle de la
conversion. François Mitterrand dit : « Former
et convertir 300 000 personnes, c'est peu. On y arrivera. »
On parle du livret d'épargne industrielle, de Talbot.
Mauroy : « Maire m'a dit que
la Lorraine sera "à feu et à sang". » François Mitterrand :
« Peut-être, mais on ne peut pas saigner la
nation pour la seule Lorraine. » Mauroy approuve
bruyamment.
On parle de l'affaire des « avions renifleurs »
qui sera évoquée dans l'après-midi à l'Assemblée. François
Mitterrand rédige lui-même la question à faire poser à Valéry
Giscard d'Estaing par les députés socialistes :
« Pourquoi avoir dissimulé ce
dossier à vos successeurs, qui n'ont connu ce rapport que neuf
jours avant de le publier ? »
Ce soir, Giscard passe au journal de 20 heures
d'Antenne 2 pour tenter de s'expliquer
sur l'affaire. Il accuse le gouvernement « de
ne pas comprendre l'économie moderne» et attaque violemment
le Président. Au passage, il reconnaît avoir été au courant depuis
1979. Pourquoi donc aucune poursuite n'a-t-elle été engagée ? Et
pourquoi avoir enterré le rapport ? Là-dessus, il nous faudra
rester sur notre faim...
Jeudi 12 janvier
1984
Andropov me fait songer à une pure machine. Il est
sec, brutal. Une pointe d'acier. Il nomme à tous les postes clés
des techniciens, comme s'il cherchait à remplacer le Parti par le
complexe militaro-industriel : Gorbatchev à l'Agriculture, Aliev
aux Transports, Petrossian au nucléaire. Sa maladie
n'enrayera-t-elle pas sa détermination ?
François Mitterrand inaugure la salle du
Zénith. C'est une réussite. Il en
faudra d'autres, en province.
Roland Dumas n'a toujours pas de directeur de
cabinet. Chacun cherche à envoyer un homme à ce débutant. Pour le
tenir, croit-on.
Avec Robert Armstrong, je fixe la date de la
prochaine visite à Paris de Margaret Thatcher. Ce sera le 23
janvier.
Simon Wiesenthal veut décerner le prix annuel de
sa Fondation au Président, « en raison de tout
ce qu'il a fait en faveur des Juifs dans le monde et dans la lutte
contre l'antisémitisme ». Claude Cheysson, consulté, suggère
de décliner, parce que d'autres récompenses du même genre, venant
de sources arabes, ont, dit-il, été refusées. Le Président :
« Mais je n'ai jamais rien refusé de ce genre!
Qui m'a proposé quoi ? » Il acceptera le prix.
Vendredi 13 janvier
1984
Je reçois une nouvelle demande de Yasser Arafat de
rencontrer le Président lors d'une escale « technique » de deux à
trois heures à Paris, avant le prochain Conseil palestinien, dans
un mois. Selon ce message, « le Président
Mitterrand a déjà fait tellement pour les Palestiniens qu'il peut
peut-être faire un pas supplémentaire. Nous comprendrions tout à
fait qu'il demande des gages en échange, mais, honnêtement, Yasser
Arafat ne peut pas faire plus. En tout cas, pas avant le Conseil
palestinien du 15 février. Yasser Arafat ne peut pas reconnaître la
Résolution 242. Il ne peut pas reconnaître Israël. Mais être reçu
par le Président Mitterrand avant le Conseil palestinien le
renforcerait et lui permettrait de poursuivre le virage stratégique
entamé par sa rencontre avec le Président Moubarak, mettant fin à
l'isolement consécutif à Camp David ». Le message ajoute :
« Yasser Arafat est prêt à négocier avec
toutes les parties, à prendre en compte les droits de tous les
peuples de la région et à accepter l'ensemble des résolutions de
l'ONU. »
Lorsque je lui transmets cette demande, le
Président me prie de refaire la même réponse qu'il y a six mois :
« Il sera reçu par le Premier ministre. Pas
par moi. » Il évoque aussi l'idée d'une rencontre « fortuite
» entre Yasser Arafat et Pierre Mauroy à l'étranger. Claude
Cheysson ira voir Yasser Arafat à Tunis.
J'interroge le Président : comment limiter les
conséquences négatives sur l'opinion publique, en France et au
Proche-Orient, d'un retrait militaire du Liban ? Il me répond :
« Mais le retrait n'est pas encore décidé!
»
Lundi 16 janvier
1984
Chacun considère pourtant le retrait de la France
comme inéluctable et le dit. François Mitterrand apprécie peu les
déclarations du président de la commission des Finances de
l'Assemblée nationale, Christian Goux, revenant de Beyrouth et
demandant le départ immédiat des troupes françaises : « La réussite de la mise en œuvre de notre politique au
Liban au cours des prochaines semaines et des prochains mois repose
sur la parfaite coordination des uns et des autres et sur la
meilleure maîtrise possible des déclarations. Les déclarations de
Christian Goux, même si elles partent d'une constatation exacte, ne
peuvent que précipiter les phénomènes de dégradation qu'il a
observés sur place. »
Le Président demande à Louis Mermaz, Pierre Joxe
et Lionel Jospin de faire en sorte qu'il n'y ait plus aucune
déclaration de parlementaires sur cette question.
Mardi 17 janvier
1984
Ouverture de la conférence sur le désarmement en
Europe à Stockholm.
Devant le Comité central du PCF, Georges Marchais
invite le gouvernement à faire preuve de «plus
de fermeté ». Les mutations industrielles ne doivent pas
aboutir à moins d'emplois. Tout en affirmant que le PC fera « tout
» pour la réussite de la gauche, il lance : «
Pas de licenciements, pas un chômeur de plus ! »
Hélas...
Alain Savary présente son projet sur l'école
privée aux députés socialistes. Tous, à l'exception d'un élu du
Finistère, Bernard Poignant, jugent ses propositions trop
généreuses. « Pas question d'obliger les
collectivités locales à verser des subventions aux écoles privées !
» déclare André Laignel. « Si, avec la
logique de la décentralisation, on donne des pouvoirs accrus aux
collectivités locales pour décider quelle école elles veulent
financer, souligne Poperen, ça veut
dire que, dans trente ans, dans certains départements de l'Ouest,
les trois quarts des communes n'auront plus d'école publique.
»
A propos des « avions renifleurs » : où sont
passées les notes administratives que mentionne le rapport Gicquel
? Qui est derrière les deux sociétés SOFAX et SCIT, mentionnées
dans le rapport, qui ont reçu une partie de l'argent d'Elf ?
Mystère...
Robert Armstrong vient préparer la rencontre du
Président avec Mme Thatcher lundi prochain à Paris. L'enjeu est
d'importance, puisqu'il s'agit de sortir l'Europe de l'impasse. Le
Premier ministre britannique a changé d'avis : le secret dont elle
voulait entourer ce voyage n'est pas possible vis-à-vis de son
Parlement. Elle souhaite cependant qu'il n'y ait ni communiqué ni
rencontre avec la presse, pas plus avant qu'après le
déjeuner.
« Sur le fond,
m'avertit Armstrong, elle préférerait un
succès à un échec, dès mars, pour sa propre conduite des élections
européennes. Elle est d'accord pour partir des acquis d'Athènes.
Elle accepte le calcul de la présidence grecque pour le montant de
sa contribution. » Message très important, qui répond à une
question que nous nous posions depuis un mois. « Elle en reste donc pour l'instant à une demande de 1,5
milliard d'écus, en réduisant la part française dans ce
remboursement grâce à une contribution plus élevée des petits pays.
Elle est prête à un réexamen au bout de cinq ans. Elle attend du
Président qu'il lui dise quelles sont ses propres nécessités de
politique intérieure en matière agricole et financière. Par
ailleurs, elle souhaiterait parler du Liban, des relations avec les
États-Unis, et du prochain Sommet à Sept en juin à Londres.
» J'évoque l'éventualité de conversations sur l'industrie
militaire et les questions stratégiques, comme nous en avons avec
l'Allemagne. Armstrong bondit là-dessus : «
Oui, il faudrait mettre sur pied une coopération, y compris pour la
fabrication des missiles. Elle souhaitera revoir le Président une
autre fois, de la même façon, avant Bruxelles. »
Armstrong parti, je prends connaissance d'une
dépêche : pour une question de concurrence jugée déloyale, des
camionneurs anglais sont pris en otages par des éleveurs de porcs à
Boulogne. Cette affaire tombe on ne peut plus mal.
Au vu d'un sondage qui ne lui accorde que 22 % des
intentions de vote, Lionel Jospin renonce à prendre la tête de
liste du PS aux européennes. Jacques Delors, lui, souhaite y aller.
La candidature de Delors a deux supporters inconditionnels : Louis
Mermaz et Pierre Bérégovoy. Pour des raisons bien différentes : le
premier pense vraiment qu'il est le meilleur ; le second veut son
poste.
Mercredi 18 janvier
1984
Ce matin, au Conseil des ministres, le Président
parle des négociations avec l'Espagne et le Portugal pour leur
entrée dans le Marché commun : « Si les
négociations échouent, le gouvernement devra gérer une grave crise
diplomatique. Si elles aboutissent, le gouvernement devra faire
face à la grogne des paysans. » Il est convaincu que
l'adhésion est nécessaire et inévitable. Et il veut y parvenir
rapidement.
Au déjeuner des socialistes, le Président part
dans une diatribe à propos des camionneurs anglais pris en otages
(« La police est composée d'incapables !
»). Très habilement, il conduit Jospin à revenir sur sa
décision et à accepter de prendre la tête de liste aux élections
européennes, tout en soulignant que Delors aurait été le meilleur
candidat. Pierre Mauroy approuve. Bérégovoy boude : il se voyait
déjà au Louvre. On parle ensuite du système électoral pour les
prochaines élections législatives. François Mitterrand :
« Je suis pour un système mixte ; si on ne le
fait pas, on perd les élections, je n'aurai plus aucun pouvoir et
vous disparaîtrez. Est-ce ce que vous voulez ? La proportionnelle
exclut que les socialistes soient majoritaires ; elle oblige donc à
obtenir le soutien d'un tiers parti. Au contraire, le scrutin
majoritaire permet au PS d'être au gouvernement ; mais il nous
interdit de nous allier avec qui que ce soit d'autre que le PC. Je
suis donc pour un système mixte. Mais prudence, ne décidons rien
trop vite : avant nous, "ils" ne se sont pas gênés pour changer le
mode de scrutin au dernier moment. »
A propos du PC : « Il faut
comprendre leurs réticences. Que feraient les socialistes dans un
gouvernement dirigé par le PC, si les rapports de force étaient
inversés ? »
Ce même jour, j'apprends que Chirac espère un
changement rapide de la loi électorale pour pouvoir faire campagne
sur le thème : « les tricheurs ».
La situation au Liban constitue non seulement un
désastre pour les Français — car, quoi qu'on dise, nos troupes
devront partir à brève échéance —, mais un désastre occidental face
à l'Union soviétique, par Syrie interposée ; la débâcle de la Force
multinationale est une défaite pour l'Ouest.
Jeudi 19 janvier
1984
Préparation avec le Président de la rencontre de
lundi prochain avec Mme Thatcher, si importante. Elle veut,
a-t-elle fait dire par Armstrong, « un système
durable de remboursement ». C'est aussi notre intérêt, car
nous paierons moins si cette question ne revient pas sur le tapis
tous les ans, assortie d'un chantage aux prix agricoles. De toute
façon, l'élargissement va conduire à modifier la répartition des
dépenses et des recettes communautaires entre les États.
Mme Thatcher veut 1,5 milliard d'écus. Nous devons
reprendre la discussion à partir de la formule grecque, qui estime
à 1,3 milliard d'écus le juste remboursement. La France est partie
de 600 millions d'écus. Pour François Mitterrand, un milliard
d'écus constitue un maximum indépassable. Margaret Thatcher veut
diluer l'impact de ses demandes exorbitantes. Or, nous payons près
de 50 % de la compensation britannique depuis que la RFA ne
supporte plus que la moitié de sa propre part...
Le Président s'inquiète des trop bas tarifs
publics, qui faussent les résultats obtenus dans la lutte contre
l'inflation et fragilisent les entreprises publiques.
La situation en Tunisie s'aggrave. Télégramme
diplomatique : « Quelque habileté que mette
son entourage à étayer le Président défaillant, le couple paradoxal
que forment un Président tout-puissant mais fatigué et un Premier
ministre combatif mais contesté peut-il ressaisir la situation ?
Serait-il en mesure de faire face à de nouveaux événements graves ?
Tout le monde en doute ici. Reste la solution d'un changement de
Premier ministre. En tout cas, il faut aider la Tunisie. »
Le Président décide d'envoyer du blé ; on ne peut rien faire de
plus avant le retrait de Bourguiba.
Mise à sac de la sous-préfecture de Brest par des
éleveurs de porcs. Rocard appelle : «Je
l'avais bien dit. C'est la guerre civile! »
Je reçois Allan Wallis, qui vient me parler du
Sommet de Londres. Reagan veut qu'on y décide quelque chose pour
relancer les négociations commerciales. «
Pourquoi pas un nouveau round du GATT? », dit-il.
Vendredi 20 janvier
1984
Déjeuner avec le nouvel ambassadeur d'Union
soviétique, Iouri Vorontsov, à l'ambassade, rue de Grenelle.
L'homme est fin, ouvert, et parle couramment anglais : un style
nouveau. A l'évidence, il n'est pas seulement là pour lire des
notes reçues de Moscou, mais pour séduire. Sans paraître nourrir le
moindre doute sur l'idéologie qu'il représente, il n'en parle
jamais. Il m'annonce qu'Andropov souhaite recevoir cette année
François Mitterrand, « quand il le voudra
». Il balaie les rumeurs sur la santé du Secrétaire général
: « Il sera en meilleure santé la semaine
prochaine, et visible dès le mois de février. » Il m'apprend
la venue, la semaine prochaine, d'un ministre économique, Arkhipov,
avec d'« énormes propositions » d'achat
de blé, de lait, de sucre, d'acier, d'usines à rénover — et même de
mise à disposition de l'industrie agro-alimentaire française de
terres en Union soviétique, « afin d'apporter
la preuve aux paysans et à l'industrie soviétiques que la
productivité peut y augmenter rapidement ».
Enfin, et c'est le plus surprenant, il me parle du
Liban en des termes dramatiques. Lui aussi est inquiet du tour
Est/Ouest que prend la confrontation : « Nous
nous trouvons dans une situation terrible : nos propres troupes
font face aux troupes américaines. Ne vous y trompez pas, nous
n'avons pas donné d'armes sophistiquées aux Syriens. Ce sont nos
propres troupes qui les servent en Syrie, et non pas des troupes
syriennes conseillées par des experts soviétiques. A chaque
instant, nous risquons donc qu'une attaque américaine ou
israélienne provoque la mort de soldats soviétiques, entraînant nos
propres représailles. C'est la source la plus dangereuse de conflit
mondial depuis Cuba. Nous sommes donc très désireux nous-mêmes de
quitter la Syrie. Mais nous ne sommes pas prêts à discuter de cette
question avec les Américains, ni publiquement, ni secrètement, ni
par un intermédiaire. Car il n'y a rien à faire cette année avec
Reagan. Par contre, je peux vous dire de la façon la plus formelle
que si les États-Unis se retirent du Liban, nous accepterons
simultanément que la Force multinationale à Beyrouth soit
transformée en force de l'ONU (mais alors, sans soldats américains
ni soviétiques). Dans ce cas, toutes les troupes soviétiques
quitteront immédiatement la Syrie. Mais les Américains doivent
faire le premier pas, car nous ne sommes pas prêts à discuter de cette question avec eux.
»
Incroyable marché : le retrait occidental du Liban
contre celui des troupes soviétiques de Syrie !
Promulgation de la loi Savary sur l'enseignement
supérieur : environ 70 décrets d'application à rédiger.
Dimanche 22 janvier
1984
80 000 personnes manifestent à Bordeaux pour la
défense de l'enseignement privé et contre le projet Savary.
Personne au gouvernement ne prend l'affaire très au sérieux. La
situation risque pourtant de devenir vite intenable.
Lundi 23 janvier
1984
Après une nouvelle rencontre, hier, avec Henri
Emmanuelli, secrétaire d'État au Budget, François Mitterrand décide
de tout miser, dans sa conversation avec Mme Thatcher, sur le
contrôle des dépenses budgétaires, dans l'idée de réduire ce que
paient les Allemands et ce qu'il faudrait rembourser aux
Anglais.
Le déjeuner a lieu à Marly, pavillon minuscule et
glacé, sans confort ni charme, presque jamais utilisé par le
Président. Déjeuner discret, tout comme cette négociation.
On commence par évoquer l'incident des camionneurs
pris en otages à Boulogne, dont la presse britannique a beaucoup
parlé, remontant jusqu'à Jeanne d'Arc et Napoléon.
François Mitterrand :
La presse anglaise en fait trop. Je trouve que
le duc de Wellington sert vraiment à tout. Ce genre d'histoire
n'arriverait pas si on avait réglé la question des montants
compensatoires et si on faisait admettre aux paysans que tous les
prix ne peuvent être garantis.
Margaret Thatcher
renchérit : Les paysans veulent que tous les
marchés soient garantis, malgré les surplus ! C'est impossible
!
François Mitterrand
cherche à éviter la polémique : Je veux un
accord en mars, car plus on tarde, plus ce sera difficile. Je vous
vois la première, car je veux être au clair avec vous. Il faut
trouver des moyens d'alléger vos charges. Cela passe par un
meilleur contrôle budgétaire des dépenses obligatoires et des
dépenses non obligatoires. Le budget français augmente de 6,5 % ;
le budget européen, de 10 %. C'est inacceptable, et pas seulement
pour l'agriculture... Pour ce qu'on vous rembourse, il faut être
raisonnable : il faut en rester au remboursement des deux tiers du
déficit, comme actuellement, même si le calcul est fait
différemment. Et cela doit être durable, et non plus recalculé
année après année.
Margaret Thatcher:
Ce qui m'importe, ce n'est pas la proportion,
mais le solde final. Je veux un système qui ne me fera payer, comme
la France, que 500 millions d'écus au plus.
François Mitterrand
(inquiet, car cela impliquerait un remboursement à la
Grande-Bretagne d'au moins 1,5 milliard d'écus, loin de notre
plafond d'un milliard) : Il faut partir de ce
qui a été acquis à Athènes, sinon chaque pays va en profiter pour
tout renégocier...
Margaret Thatcher:
Non, à Athènes, il n'y a eu qu'un "accord de
survie ". Il faut tout reprendre à zéro.
Désastre ! Ce qu'avait laisse entendre Armstrong
n'est pas exact : elle n'accepte pas de partir du compromis
d'Athènes. Tout est à refaire. Mieux vaut parler d'autre chose pour
aujourd'hui...
François Mitterrand :
Au Liban, il ne faut pas annoncer qu'on va
partir, mais il faut s'y préparer. Sinon, la Syrie n'a qu'à
attendre sans rien faire. Nous y sommes venus pour empêcher la
destruction de l'OLP. Aujourd'hui, nous n'avons plus d'objectif au
Liban, sauf aider Gemayel à avoir une armée, ce qui n'exige pas la
présence de 1 500 soldats occidentaux à Beyrouth. Rien ne réussira
sans la remise en cause de l'accord du 17 mai dernier. Shultz
considère cet accord comme un chef-d'œuvre de diplomatie. Pas
moi.
Margaret Thatcher: Je
suis d'accord avec vous. Les Israéliens
doivent retirer leurs troupes. Les Américains aussi. Il faut une
solution de rechange. Mais, pour les Syriens, cet accord est-il un
prétexte ou une raison ? Les Américains veulent partir à tout prix
et nous serions isolés au sud de Beyrouth. Il faut que l'ONU nous
remplace. Que se passerait-il si Gemayel démissionnait
?
François Mitterrand :
Il faut renforcer Gemayel. Il faut renforcer
son armée, qu'elle passe de 30 000 à 60 000 hommes. Je l'ai déjà
dit à Perez de Cuellar, à Shultz et à Gromyko. Les Russes veulent
lier le sort de Beyrouth aux négociations sur les FNI. C'est
inacceptable. Assad comme Chadli s'inquiètent de l'intégrisme.
C'est un élément positif. Il faut d'abord annuler l'accord du 17
mai.
Margaret Thatcher:
Vous avez raison. Hussein est furieux contre
cet accord.
François Mitterrand :
Les déclarations des Américains sont
dangereuses. Ils renforcent Assad quand ils disent qu'ils vont
partir sans conditions. Assad veut gagner sans faire la guerre. Il
faut aider les modérés du monde arabe, d'abord
l'Egypte.
Margaret Thatcher:
Shultz est plus souple. Il est prêt à laisser
l'accord de côté.
François Mitterrand :
Israël profite de façon cynique de la division
arabe. A mon avis, c'est très dangereux. Les États-Unis veulent
s'en aller dans les trois mois. Moi, je suis prêt à rester. Les
Soviétiques s'inquiètent de cette guerre-là.
Margaret Thatcher:
Où va l'URSS ?
François Mitterrand :
Je crois qu'Andropov n'est pas en bon état. Il
n'est qu'un pouvoir transitoire. Il a la maladie de Parkinson. Il
s'appuie sur l'armée et la police, avec l'appui d'Oustinov. On peut
s'inquiéter pour l'avenir.
Margaret Thatcher:
Le régime d'Andropov est le plus dur depuis
trente ans. Je voudrais inviter des jeunes du Politburo, pour leur
montrer notre mode de vie. Cela servirait à préparer l'avenir.
Envisagez-vous de rencontrer Andropov ?
François Mitterrand : Je ne
suis pas invité. La Grande-Bretagne et la France intéressent
beaucoup Andropov. Arkhipov vient à Paris la semaine
prochaine.
Margaret Thatcher:
Il ne faut pas leur parler des droits de
l'homme, mais leur dire que nous avons à coexister. Ils vont
essayer de nous séparer des Américains. Il ne faut pas leur laisser
voir ni entendre que nous avons des différends avec les
États-Unis.
François Mitterrand :
Les Soviétiques se demandent si les Américains
savent où est Kiev ! Nous, ils savent que nous savons. Reagan parle
de paix, mais doit prendre garde à la droite de son
parti.
Margaret Thatcher:
On ne sait pas combien de temps cela va durer.
Brejnev a été malade sept ans, cela peut-être aussi le cas pour
Andropov. Reagan n'a écrit qu'une lettre, d'ailleurs manuscrite, à
Brejnev, mais ne l'a jamais vu.
François Mitterrand :
Ils étaient de la même génération. Andropov,
c'est autre chose. De toute façon, les Soviétiques ne veulent pas
de la guerre. Leur armée n'est pas brillante et ils ont un souvenir
atroce de la Seconde Guerre mondiale. Le problème, c'est que, s'ils
redoutent la guerre, la paix ne leur profite pas non
plus.
Margaret Thatcher:
C'est vrai. Mais ils pourraient bénéficier de
la paix s'ils cessaient de s'occuper du Tiers Monde et regardaient
de près l'expérience hongroise. Leur population va finir par le
leur demander. Les vingt prochaines années sont essentielles : si
nous les passons sans guerre, le pire sera derrière
nous.
François Mitterrand risque un pronostic : l'URSS
disparaîtra avant l'an 2000.
François Mitterrand :
Je vais plus loin : à mon sens, à la fin du
siècle, l'Empire soviétique s'effondrera. Les jeunes
espèrent davantage de consommation. Et la
police ne peut l'empêcher. Il faut tenir et s'ouvrir. Il y aura
alors des choses neuves. L'URSS ne tiendra pas la distance. Je ne
verrai pas cela, mais, en l'an 2000, tout sera
différent.
Margaret Thatcher :
Je suis sceptique. Le passé d'Andropov va
contre cette hypothèse. Mais il est possible qu'il existe quelqu'un
au Politburo qui pense comme cela. Nous ne le connaissons
pas.
C'est l'obsession de la Dame de fer : trouver des
dirigeants soviétiques plus ouverts.
François Mitterrand :
Seule l'armée pourra ralentir le déclin quand
l'Empire commencera à se rompre. D'ici là, la modernité va envahir
leur société. Les dirigeants ont cessé de tuer leurs opposants.
C'est leur faiblesse! (Rires.)
Nous rentrons à Paris, pessimistes sur la suite
des négociations européennes : rien n'a avancé.
Le projet d'aménagement de la circulation
intérieure du Grand Louvre, que le Président a commandé à Peï, est
prêt. Il présente son idée de pyramide. Le Président est
enthousiaste. On demandera à Pierre Boulez et à Claude Pompidou de
convaincre Chirac. Et une maquette grandeur nature sera installée
sur place. Ainsi, on verra bien.
Mardi 24 janvier
1984
A l'Assemblée, début de l'examen du projet de loi
sur la concentration de la presse. Mauroy y tient. Le Président
aussi. La bataille s'annonce rude.
Le Président demande à Pierre Mauroy de vérifier
si les ministères organisent correctement une permanence pendant
les week-ends.
En Bretagne, le trafic ferroviaire est toujours
bloqué par des éleveurs de porcs. Rocard m'annonce encore une fois
que c'est «le début d'une guerre civile »
et qu'il ne pourra « rien arrêter sans
de formidables rallonges budgétaires ».
La lutte contre l'inflation provoque des
mécontentements. Gaston Defferre proteste auprès du Président. Le
Premier ministre n'a accepté qu'une augmentation moyenne de 1,5 %
de la redevance sur les factures d'eau, alors qu'un accord (pas
encore public) conclu en décembre dernier entre le ministère de
l'Intérieur et l'Association des Maires de France prévoyait une
hausse de 4,25 % du prix de l'eau perçu par les communes.
Le Président s'intéresse toujours autant à la
Nièvre. Un service du Centre technique du Bois devait être installé
dans ce département. Or, il apprend ce matin par la presse son
implantation à Auxerre. Furieux, il me demande d'arrêter la
décision. Renseignement pris, elle est irréversible. Il me dit :
« Dites au Premier ministre, à Fabius et à
Souchon que je suis très mécontent de cette décision, qui bafoue
vingt ans de travail. » Rocard, ministre de l'Agriculture,
n'est même pas mentionné ; sans doute le Président pense-t-il qu'il
ne servirait à rien de l'en saisir.
Depuis quelque temps, nous sommes informés par
diverses voies que nous serons bientôt victimes au Tchad de
provocations. Pour redéfinir un peu notre attitude générale,
Jean-Louis Bianco réunit les ministres des Relations extérieures et
de la Défense, le ministre-délégué chargé de la Coopération et Guy
Penne, qui dirige la « cellule Afrique » de l'Elysée.
Mercredi 25 janvier
1984
Au Conseil des ministres, Laurent Fabius annonce
avec le plan « Informatique pour tous »
l'installation de cent mille micro-ordinateurs dans les écoles. Ce
seront des ordinateurs français.
Le Conseil adopte aussi des mesures destinées à
enrayer la chute des cours du porc. Rocard expose le « caractère stratégique de ces mesures ». François
Mitterrand sourit et continue à lire son courrier.
Au déjeuner, la conversation venant à rouler sur
sa succession, le Président note : « En 1981,
Chirac était trop jeune. En 1988, il sera trop âgé. »
Au Tchad, au nord de la « ligne verte », un Jaguar
français est abattu. Le GUNT revendique l'opération. Le Président
décide d'étendre d'une centaine de kilomètres la « zone de sécurité
».
Reagan annonce par une « lettre-circulaire » aux
chefs d'État des six autres grands pays industrialisés le lancement
d'un programme de station habitée dans l'espace, et leur propose de
coopérer à sa mise en chantier. Nous y sommes hostiles : il faut
promouvoir le projet européen Hermès. François Mitterrand : «
Il n'y a pas de défense européenne. Il en faut
une, mais comme il est impossible que l'Allemagne ait accès à
l'arme atomique, ni dans le cadre de l'OTAN, ni dans celui de
l'Europe, ni seule, il faut donc une avancée entre la France et la
RFA dans d'autres domaines de défense. Hermès et l'industrie
spatiale civile sont, de ce point de vue, un enjeu majeur sur
lequel il faut protéger la compétence. »
Jeudi 26 janvier
1984
François Mitterrand m'interroge : « Votre programme gouvernemental est-il prêt?» Il
l'est. «Alors, je n'ai plus qu'à savoir à quel
Premier ministre l'envoyer...»
Discussion avec le Président afin de préparer la
réunion de mardi prochain sur le plan de conversion industrielle.
La réflexion gouvernementale sur les Charbonnages et la sidérurgie
paraît bonne. La préparation d'un « contrat de conversion » et de «
zones de conversion » semble également bien engagée. Mais, d'une
façon générale, le plan, en son état actuel, est davantage tourné
vers le traitement social des « poches de chômage » que vers la
création d'emplois. De plus, une très grosse lacune subsiste encore
dans la réflexion : combien coûte chaque emploi sauvé ? Dans
certains cas, moins de 100 000 francs, dans d'autres, plus de 3
millions (ARCT ou La Chapelle-Darblay, si on donne suite). Il est
urgent de choisir les moins coûteux.
Les sommes en jeu sont considérables : sans doute
plus de 10 milliards par an (dont 3 pour les Chantiers navals et 5
pour la sidérurgie). Où les trouver sans grever les dotations en
capital des secteurs d'avenir et sans augmenter les prélèvements
obligatoires ? Faut-il lancer l'investissement d'un laminoir à
froid à Gandrange, comme le veut Fabius, ou sacrifier la Lorraine
pour mieux renforcer Dunkerque, comme le veut Mauroy ? De tous ces
points, le Premier ministre sera saisi par téléphone et par les
conseillers de l'Élysée en réunion interministérielle. C'est au
gouvernement de décider.
Vendredi 27 janvier
1984
Laurent Fabius me dit avoir trouvé des choses très
intéressantes sur les « renifleurs ». Il va déjeuner rue de Bièvre,
chez le Président. A son retour à l'Élysée, le Président me dit :
« Sur les renifleurs, Fabius veut attaquer
Giscard. Cela ne sert à rien.» Un silence, puis il ajoute :
« Le texte sur l'école privée ne tiendra pas.
Il faudra le retirer et Mauroy partira. Je connais déjà son
successeur. »
Pas besoin d'être grand clerc pour faire le lien
avec le déjeuner d'aujourd'hui : Fabius sera Premier ministre à la
fin de la crise scolaire.
Samedi 28 janvier
1984
A 10 heures, je vois Jacques Delors qui se plaint
du « manque de professionnalisme » de
Pierre Mauroy. Je trouve la remarque très injuste. Nous passons en
revue plusieurs nominations. Que de temps passé à jouer à ce jeu de
dominos !
Dimanche 29 janvier
1984
150 000 personnes manifestent à Lyon en faveur de
l'école privée. La vague enfle. Savary continue à recevoir
patiemment toutes les délégations.
François Mitterrand sur l'école privée :
« J'ai fait mes études dans un collège
diocésain de prêtres séculiers, pas un ordre d'enseignement.
C'étaient des professeurs dont beaucoup étaient prêtres, pas tous ;
ce n'était pas une école de pensée ni une méthode d'enseignement.
C'étaient des prêtres paysans, donc d'un tempérament différent.
J'ai eu la foi que l'on m'a inculquée dans ma famille et chez mes
maîtres. C'était tout à fait naturel...»
L'ambassadeur américain, qui ne perd pas une
occasion de se montrer publiquement désagréable, déclare au
Grand-Jury RTL-Le Monde : « M. Fiterman est un pauvre Français qui a mal tourné...
Nous avons néanmoins des relations correctes avec les ministres
communistes (...). De temps en temps, lors des réceptions, on m'en
présente un et je suis poli : je lui serre la main et je souris.
» Étrange : Evan Galbraith pense sans doute naïvement ce
qu'il dit et le dit sans penser à mal. Dépourvu d'expérience
diplomatique, son art de la nuance est limité. Comment a-t-on pu
décider à Washington de le nommer ambassadeur à Paris ? Sans doute
a-t-il beaucoup contribué à la campagne... Et on a pensé qu'il
n'était pas nécessaire de mettre là un professionnel.
Charles Fiterman le traite en retour de
«personnage grossier et stupide ». Le
Département d'État parlera de « malentendu
», mais réaffirmera «sa pleine
confiance » au faux gaffeur.
Lundi 30 janvier
1984
Treize ministres sont réunis en séminaire à
La Lanterne, la résidence officielle
dont dispose le Premier ministre dans le parc de Versailles, pour
discuter d'un plan de reconversion industrielle. A la suite des
remarques du Président, un dispositif spécial d'aide aux créations
d'emplois en faveur des PME, du commerce et de l'artisanat, est
étudié avant la réunion de demain. En l'absence de Michel Crépeau,
ministre du Commerce et de l'Artisanat, qu'on a oublié d'inviter,
le gouvernement décide la création de quatorze « pôles de
conversion » aidés en priorité, la création de congés de conversion
et une réforme de l'assurance-chômage. Aucune modification du droit
de licenciement.
Le plan est envoyé au Président en prévision de la
réunion de demain. Rien de sérieux pour la création
d'emplois.
Enquête faite, sur 42 ministres ou secrétaires
d'État, 7 étaient injoignables samedi et dimanche derniers.
Mardi 31 janvier
1984
Réunion chez le Président sur le plan de
conversion industrielle remis hier par Pierre Mauroy : «
Le dossier est assez bon sur la partie
sociale, remarque le Président, mais il
souffre de trois défauts majeurs : son financement, l'absence de
mesures positives en faveur de l'industrie (créations
d'entreprises, contribution des salariés à l'investissement,
relance de l'investissement), et les risques de contagion des
mesures sociales hors des zones et des secteurs choisis. En
particulier, on ne voit pas comment le contrat de conversion
resterait longtemps exceptionnel.»
On décide pourtant d'aller demain en Conseil des
ministres sur cette base.
Conversation dans son bureau avec le Président :
« J'ai toujours dit, depuis 1972, qu'en dehors
du secteur public, il fallait développer le secteur privé et la
création d'entreprises. Le secteur public est un outil, et non une
fin en soi. On ne pouvait commencer plus tôt. Ce n'est qu'une fois
les nationalisations faites que les entreprises industrielles
publiques pouvaient être mises au service de la santé économique du
pays. Or, les nationalisations n'ont été terminées qu'en juillet
1982, et c'est à partir de cette date qu'a pu commencer la
politique dite de rigueur, utilisant la relance par
l'investissement du secteur public comme moyen d'une politique de
développement du secteur privé et d'équilibre des finances
publiques. Elle n'aurait pu commencer sans l'outil du secteur
public. Finalement, la gauche a réalisé la plus grande mutation des
mentalités qui soit : la promotion de l'esprit d'entreprise, ce que
la droite n'aurait jamais osé faire. Nous ne sommes pas en train de
récupérer des valeurs de droite, mais, au contraire, de réhabiliter
l'esprit d'entreprise, la prévision à long terme, la valorisation
des capacités créatrices de tous les hommes. »
Mercredi 1er février 1984
Au Conseil, on traite des restructurations
industrielles ; le choix entre la Lorraine et Gandrange, d'une
part, le Nord d'autre part, reste à faire. Rien encore de précis :
nul ne se décide à parler. Le Président souhaite que « tous les ministres prennent leur part dans la politique
actuelle ».
Après le Conseil des ministres, le Président
reproche à Cheysson d'avoir attendu hier après-midi pour convoquer
Evan Galbraith après ses déclarations de dimanche. Cheysson répond
que ses services n'avaient pas le compte rendu exact des propos de
l'ambassadeur...
Jacques Delors me glisse à la sortie : «
Mitterrand a parlé un peu trop vite en
promettant de diminuer d'un point les prélèvements obligatoires.
Cette diminution est la quadrature du cercle. On n'y arrivera pas.
»
Au déjeuner traditionnel, la conversation roule
sur l'école. Le Président est sceptique sur l'architecture du
projet Savary : « Il suffirait d'abroger la
loi Debré. Pas plus. D'ailleurs, la titularisation des maîtres du
privé ne sera pas reconnue comme constitutionnelle. Il faut
construire des écoles publiques. Il n'y a pas d'issue technique à
ce problème. Il faut un texte simple. »
Mauroy ne semble pas entendre ; il reste convaincu
qu'il a là un texte acceptable. Le Président s'impatiente : «
Et la loi sur la presse, sera-t-elle
applicable avant les élections?»
Réponse vague. « Oui », dit Mauroy, «
Non », dit Joxe. La tension entre les
deux hommes est de plus en plus visible et irrite le Président.
Mauroy : « Nous sommes en guerre, il faut
faire des sacrifices et mettre de côté nos querelles. » Le
Président approuve.
A l'Assemblée, au cours d'une séance consacrée à
la loi sur la presse, un député RPR, Jacques Toubon, et deux UDF,
François d'Aubert et Alain Madelin, mettent violemment en cause le
passé de résistant de François Mitterrand au cours d'un débat
houleux.
Le Président m'apparaît blessé. Il me parle
longuement de l'avant-guerre :
« La décadence française m'a
fait souffrir, beaucoup. J'étais en colère contre la façon dont la
France avait été dirigée. Je constatai, puisque j'étais acteur,
comme simple soldat, que nous n'avions ni les dispositions d'esprit
(donc pas la résolution), ni les dispositions matérielles qui nous
permettraient de gagner. Il y avait un vague sentiment qu'au bout
du compte on s'en tirerait. Et, au bout du compte, on s'en est
tiré. Mais la campagne de 1940 fut un des grands moments
d'abaissement de la France. C'est une impression qui a marqué tout
le reste de mon existence. Chaque fois que j'ai eu l'occasion de
m'occuper de la collectivité nationale, j'ai pensé : il ne faut
jamais se retrouver dans cette situation. Tous ces réfugiés
répandus sur les routes, dans une désorganisation gigantesque,
c'était terrible. Partout, quand nous arrivions dans les villages
pour nous reposer, pour dormir, ils étaient vides, pillés par les
Français, car les Allemands n'étaient pas encore arrivés. Nous, on
entrait dans des maisons, les édredons étaient éventrés, les draps
déchirés, les verres cassés, les confitures ramassées. La guerre,
c'est cela, la guerre : le pillage, l'abandon de toutes formes de
civilisation. C'est instantané, dès le premier jour. La destruction
des valeurs morales collectives...
L'échec de la France en 1940
est le produit d'une désagrégation de l'esprit. Ce n'était pas par
hasard. La France avait des forces, des moyens, de la richesse. Si
elle n'a pas rassemblé ces moyens, c'est parce qu'elle était
frappée dans son esprit. Les classes dirigeantes ont cherché
l'explication dans le Front populaire. C'est un honteux mensonge,
car ce sont surtout elles, les classes dirigeantes qui ont
abandonné. Et elles ont cherché ensuite à prendre leur revanche sur
leur débâcle politique et sociale.
Avant le 10 mai 1940, les
civils étaient comme les militaires, ils continuaient de faire
leurs labours, ils vivaient presque dans l'inconscience de la
guerre... »
Puis nous parlons de son
évasion, que les députés ont mise en doute:
« Lorsque quelqu'un
s'évadait, les autres en souffraient. Ce n'était pas une grande
souffrance... Les camarades manquaient de sommeil parce que,
pendant toute la nuit, on les faisait tenir debout. Ce n'est pas un
supplice, ce n'est pas bien tragique... La discipline se
resserrait. Tandis que dans les camps de déportés, ils pouvaient
fusiller. Dans les camps de prisonniers, j'ai pu faire la
différence entre malheur et horreur... Quand sont arrivés les
prisonniers russes et serbes, ce fut terrible. On s'est aperçu
soudain à quel point nous étions mieux traités. On ramassait
vraiment, du côté des Serbes, des charrettes de cadavres. On nous
chargeait de les jeter dans les tombereaux. Les Français, il faut
dire les choses, étaient mieux traités. Mais tout cela n'a pas de
rapport avec la déportation, c'est une tout autre planète...
»
Jeudi 2 février
1984
Toubon, Madelin, d'Aubert sont sanctionnés — une «
censure simple », sans suspension de traitement — par le bureau de
l'Assemblée nationale pour injures au chef de l'État. La presse de
droite s'enflamme.
François Mitterrand poursuit le récit de sa guerre
:
« Quand j'ai été blessé, le
14 juin 1940, cela a éclaté au-dessus de nous et j'ai eu deux
éclats d'obus dans le corps, dont un au-dessous de l'omoplate. Je
ne m'en suis pas rendu compte du tout, j'ai cru que j'avais reçu
une balle de plein fouet. J'ai senti le choc, là, et j'ai dit à mon
ami Morot-Sire, professeur de philosophie et mon chef direct, qui,
lui, avait le genou traversé : "Regarde, j'ai pris un truc, là".
C'était idiot: si j'avais eu un truc dans la gorge, je n'aurais pas
pu lui dire cela. Alors il a déchiré ma chemise, ce qui m'a valu de
rester pendant deux mois sans chemise, et il m'a dit: "Il n'y a
rien, tu n'as rien". Et puis il a vu un filet de sang qui me
coulait dans le dos, un petit trou, un petit éclat qui avait
traversé la plèvre et qui était venu se loger là. Je suis resté
pendant un an avec le bras un peu raide. On m'a transporté.
Quelques camarades m'ont porté jusqu'à une petite route, on m'a mis
sur une civière roulante, et l'un d'eux m'a poussé pour m'amener
jusqu'à un endroit où l'on pourrait me soigner. Des avions ennemis
venaient mitrailler les routes. Je voyais la formidable cohorte de
charrettes avec tous les objets que les gens avaient sortis de leur
maison, les draps, les matelas, les armoires, les chaises, tout un
tas d'objets qui débordaient. C'était un âne ou un cheval qui
tirait, des bœufs, tout cela se mélangeait sur les routes. C'était
un embouteillage colossal, sur des kilomètres, de files noires,
autant qu'on puisse voir à l'horizon, allant vers le sud. Quand les
avions ennemis passaient en rase-mottes, ils mitraillaient pour
accroître la panique. A ce moment-là, mon accompagnateur, qui était
un très brave type, faisait comme les autres, il allait se tapir
dans le fossé ou dans la nature, si bien que je restais tout seul
sur ma civière surélevée, avec des avions qui passaient... Je me
souviens de ma solitude sur cette route, étendu face au ciel,
voyant les obus qui éclataient en l'air, les
shrapnells.
J'ai fait ainsi des
kilomètres jusqu'à l'hôpital d'Esne-en-Argonne. Il y avait là des
dizaines, peut-être des centaines de gens qui attendaient, plus
grièvement blessés que moi. Au milieu des gémissements, des
chirurgiens travaillaient à même les tables. Je suis sorti de là,
je suis allé ailleurs. J'ai fait cinq hôpitaux sans trouver un
médecin. Finalement, je m'étais habitué, je n'étais pas mort. Mais
je n'ai jamais reçu de soins.
Le 16 juin, j'étais encore
devant Verdun. On ne se rendait pas compte que nous étions déjà
virtuellement prisonniers, puisque les armées allemandes s'étaient
rabattues et avaient fermé la poche par l'arrière. Toutes les
armées qui étaient en Lorraine, en Alsace, étaient déjà
prisonnières, puisque c'était fermé au sud. On ne le savait pas,
nous. On tournait en rond, jusqu'au moment où nous avons su. Et
puis il y a eu l'hôpital de Bruyère, dans les Vosges. Les Allemands
sont arrivés. J'étais dans mon lit, à côté d'un Sénégalais.
»
Le Président rencontre Helmut Kohl à Ludwigshafen.
C'est la première rencontre de la Présidence française avec l'allié
dont tout dépend.
Helmut Kohl:
Les États-Unis regardent vers le Pacifique.
Ils oublieront un jour l'Europe. L'influence des émigrés allemands
y diminue. Il faut donc se préparer à leur départ. D'où
l'importance d'une coopération franco-allemande, et le nécessaire
renforcement du traité franco-allemand. Il faut aussi renforcer la
démocratie allemande. Depuis l'affaire Guillaume, tout le monde est
inquiet de ce qui peut nous arriver.
François Mitterrand:
Pour la construction européenne, ce qu'on ne
réussira pas en mars sera difficile à réussir en juin. Après,
l'Irlande et l'Italie présideront. Tout dépend donc, j'en suis
d'accord, de l'accord franco-allemand sur le contentieux actuel,
sur la politique nouvelle, sur le projet politique pour
l'Europe.
Helmut Kohl:
Je veux que votre présidence soit un succès,
et je vous aiderai.
François Mitterrand:
Margaret Thatcher m'a dit deux choses
contraires : il faut tout régler en mars, et il n'y a pas d'acquis
d'Athènes. Rien ne se réglera sans l'accord des Neuf contre
elle.
Helmut Kohl: Il
faudra peut-être faire à deux ce qu'on ne
pourra faire à Dix. On peut parler de tout ensemble, même du plan
Fouché.
François Mitterrand:
Je suis prêt, pour vous aider, à réduire vos
dépenses dans le budget européen. Il faudra, pour cela, savoir
résister aux pressions du Parlement européen. Pour la
Grande-Bretagne, je suis prêt à un remboursement des deux tiers de
1,1 milliard pendant cinq ans, soit 730 millions d'écus. Cela est
conforme à vos propositions de Stuttgart.
Helmut Kohl :
Vous croyez qu'elle acceptera 730 millions
d'écus par an pendant cinq ans ? Je préférerais que
ce qu'on lui rembourse soit
dégressif.
François Mitterrand :
Il est plus facile de décider pour quatre ans
! Il faudra ne pas aller trop loin, car les règles particulières,
c'est toujours un peu d'Europe qui s'en va.
Helmut Kohl :
L'Europe nous occupe vraiment beaucoup : quand
je cherche un ministre, il est toujours
à Bruxelles.
François Mitterrand :
Comme les miens ! J'ai étudié les suggestions
dont vous m'aviez parlé à Athènes, et je suis prêt à admettre
l'idée d'une structure permanente du Conseil européen.
Helmut Kohl:
J'en suis content. Pour moi, ce qui est
essentiel, c'est que la Communauté devienne irréversible.
Pensez-vous que l'élargissement se fera en 1986 ?
François Mitterrand :
Si je donne mon accord, on peut le faire dès
1984.
Helmut Kohl :
Vraiment ? Sinon, je serai obligé de m'opposer
à vous sur ce sujet. Je veux pourtant vous être utile.
François Mitterrand :
Le choc en France aura lieu quand je dirai que
je suis pour. Il faudra ensuite examiner la force de l'onde de
choc. Après, je suis prêt, pour ma part, à aller plus loin et à
parler avec vous de défense européenne.
Helmut Kohl :
Vraiment ? Il faut avancer vite pour combattre
la tentation neutraliste qui existe en Europe, particulièrement
chez les socialistes allemands.
François Mitterrand :
Rien n'est exclu de la défense européenne : ni
l'armement classique, ni, au-delà, du nucléaire. La France fera des
propositions et avancera avec ceux qui voudront.
Helmut Kohl:
J'ai besoin que la Communauté devienne
irréversible. Nous deux, nous sommes là, c'est une chance. Les
Américains ne sont pas des alliés fiables.
François Mitterrand explique alors en détail à
Helmut Kohl ce qui s'est passé à Baalbek. Est-il vraiment ignorant
de tout cela, ou feint-il de l'être ?
François Mitterrand :
Sur l'Europe politique, je suis d'accord avec
vos idées. Je suis pour une structure permanente du Conseil
européen.
Helmut Kohl :
Très bien. On va donc avancer sans dire encore
où sera le secrétariat — mais, en tout cas, pas à
Bruxelles!
François Mitterrand :
Il faut faire ensemble de grandes choses, par
exemple, sur le terrain militaire, des navettes habitées pour
surveiller la planète, et les lasers dont parlent les Américains.
Déjà, avec Ariane V, on pourra lancer la navette...
Helmut Kohl :
On peut faire plus encore, même sur le
nucléaire : il y a un accord secret entre le Président des USA et
moi sur l'utilisation des armes nucléaires. J'ai une lettre de
Reagan là-dessus. On peut imaginer une lettre du même type de vous
à moi...
François Mitterrand :
Pourquoi pas ?
(Il est convenu que Teltschik et moi
approfondirons le projet d'accord.)
François Mitterrand :
Pour ce qui est du budget de la Communauté, il
faut un pacte secret entre la France, la RFA et la Grande-Bretagne
en vue de maîtriser ce budget.
Helmut Kohl :
Oui. Avec plaisir!
Vendredi 3 février
1984
Inauguration par Jacques Chirac du Palais
omnisports de Bercy. Superbe réussite.
François Mitterrand prépare sa tournée chez les
Neuf autres : « Il faut les traiter également.
Il y a mille contentieux, et pas seulement avec les Grecs et les
Irlandais. On ne fera pas l'Europe sans panser les plaies des
petits. »
Claude Cheysson, écarté des négociations
européennes, achève une tournée africaine par Tripoli. Kadhafi,
fait-il savoir au Président, lui propose un accord franco-libyen
sur le Tchad. Sans en connaître le détail, que Cheysson ne précise
pas dans son message, le Président s'inquiète : « Qu'a-t-il pu encore négocier ? »
Le Président voit Marie-France Garaud qui lui
parle encore d'une Communauté européenne de l'espace et d'une
station spatiale habitée européenne. Son interlocuteur prend des
notes en l'écoutant.
A l'initiative de Laurent Fabius, ministre de
l'Industrie, Jean Kila, patron de l'entreprise néerlandaise
Paranco, reçoit 4 milliards de francs pour sauver la papeterie de
La Chapelle-Darblay, située dans sa propre circonscription de
Seine-Maritime. Le coût le plus élevé par emploi préservé (plus de
3 millions de francs !).
Édith Cresson proteste contre l'importation en
France de fromage hollandais, « du fromage
pour souris ». Voilà qui tombe très bien à la veille du
voyage du Président aux Pays-Bas...
François Mitterrand s'installe dans ses
appartements réaménagés, au premier étage. Il y dîne seul, ce soir,
d'un potage. Il paraît déprimé.
« Nous coulons à pic depuis
un an et demi. On ne peut rien faire. Tout se radicalise. Les
attaques personnelles sont de plus en plus violentes. Cela va être
encore pire. Il faut laisser passer... »
Samedi 4 février
1984
Déjeuner à l'Élysée avec le Roi d'Arabie Saoudite,
ironique, amical et cultivé. J'y apprends que la crise libanaise
aurait pu se régler par un accord secret entre la Syrie et l'Arabie
Saoudite s'il n'y avait eu l'accord du 17 mai entre Israël et le
Liban ; qu'Assad aurait eu une grave crise cardiaque et souffrirait
de troubles de la circulation dans les jambes ; que Rafsandjani
aurait dit à un ami de Fahd : « Jusqu'à la
mort de Khomeiny, je ne peux rien faire » ; que si l'Iran
envahit l'Irak, les Iraniens iront jusqu'au Liban, à travers la
Syrie. « Il faut aider l'Irak,
plaide-t-il, c'est l'intérêt de l'Occident.
»
Lundi 6 février
1984
François Mitterrand part pour La Haye, à l'aube,
en visite officielle. Scène ridicule : comme il faut arriver en
habit à La Haye, chacun se change dans l'avion pour ne pas avoir à
embarquer ainsi...
A la table de la Reine, celle-ci, avec un charmant
sourire, fait servir à Édith Cresson du «fromage pour souris ».
Après le dîner, le Président travaille tard,
toujours en habit, sur son discours de demain, inspiré par sa
conversation avec Marie-France Garaud. Il écrit d'une traite le
paragraphe suivant : « Le champ reste vaste
cependant qui nous permettra d'organiser notre sécurité. Non
seulement par les armements conventionnels, mais aussi par les
nouveaux moyens qui vont faire irruption sur la scène du globe. Il
faut déjà porter le regard au-delà du nucléaire, si l'on ne veut
pas être en retard sur un futur plus proche qu'on ne le croit. Je
ne citerai qu'un exemple : celui de la conquête spatiale. Que
l'Europe soit capable de lancer dans l'espace une station habitée
qui lui permettra d'observer, de transmettre et donc de contrarier
toute menace éventuelle et elle aura fait un grand pas vers sa
propre défense. Une Communauté européenne de l'espace serait, à mon
sens, la réponse la mieux adaptée aux réalités militaires de
demain. »
Mardi 7 février
1984
Dans la nuit, on « finalise » avec Claude Cheysson
un projet de compromis pour le Sommet de Bruxelles. Cheysson fait
en sorte que les Premiers ministres et les ministres des Affaires
étrangères des capitales où le Président va se rendre dans les
jours qui suivent reçoivent le texte du projet avant son
arrivée.
En rentrant à Paris, le Président trouve une
lettre de Jacques Chirac, que celui-ci a déjà rendue publique. Le
maire de Paris s'adresse «au responsable du
Parti socialiste et de la majorité parlementaire » pour
qu'il fasse pression sur le Président de l'Assemblée nationale afin
que celui-ci lève les sanctions frappant Toubon, d'Aubert et
Madelin.
Mercredi 8 février
1984
Retrait des 115 soldats britanniques et des 1 400
Italiens de Beyrouth, sans conditions ni préavis. Nos 1200 hommes
sont les derniers.
Le Conseil des ministres décide en partie de la
création des « congés de conversion » et de quatorze « pôles de
conversion ». Toujours rien de clair sur le choix des sites pour la
sidérurgie.
On nous annonce qu'un nouvel attentat contre les
forces françaises à Beyrouth se prépare.
Jeudi 9 février 1984
A Bruxelles où il se trouve pour un Conseil
européen, Cheysson apprend par un télégramme de notre ambassadeur à
Moscou que la rumeur de la mort d'Andropov circule en ville. Il
l'annonce à ses collègues et demande même une minute de silence. La
nouvelle ne sera confirmée que deux heures plus tard.
L'homme aurait pu bouleverser l'Histoire s'il
avait eu le temps — telle était son intention — de promouvoir les
ingénieurs et d'éliminer le Parti. Kreisky, que j'ai au téléphone,
me dit : « Andropov était la plus grande
personnalité soviétique après Lénine. »
Après lui, le choix est ouvert entre Oustinov,
Romanov, Tchernenko et Gorbatchev. Romanov est le véritable
héritier, chacun parie sur lui.
François Mitterrand hésite, puis décide de ne pas
se rendre aux obsèques, comme il n'est pas allé à celles de
Brejnev. Il ne veut pas se rendre pour la première fois à Moscou
pour des funérailles. Mauroy ira à sa place.
Margaret Thatcher reçoit Roland Dumas à Londres.
Désenchantée, elle ne croit plus à un accord en mars, qu'elle
déclare pourtant souhaiter.
Je revois Pierre Bourdieu pour qu'il précise son
idée : on confiera aux 52 professeurs du Collège de France la
mission d'étudier l'ensemble des programmes de l'enseignement
primaire et secondaire, et d'en faire rapport au Président.
L'essentiel est de réfléchir à la qualité.
Nous avons oublié d'en aviser Mauroy et Savary. Le
Président demande qu'on les « informe
», mais pas qu'on les « consulte
».
Vendredi 10 février
1984
Devant l'aggravation de la situation au Liban, où
les factions se déchirent, et pour calmer le jeu, François
Mitterrand écrit à Assad une lettre aimable reconnaissant
« le rôle de la Syrie dans la région »,
et une autre à Reagan mettant l'accent sur l'importance des bonnes
relations avec la Syrie, avant que nos forces ne se retirent.
Le Président est à Athènes. Il parle avec
Papandréou de subventions à la Grèce, de quotas laitiers, de
contrôle budgétaire, de la Turquie — « place
forte des États-Unis contre la Syrie », note Papandréou —,
du Liban : « Nous en partirons, mais pas
honteusement, déclare François Mitterrand. Reagan est indécis ; il est incapable de clore cette
aventure. Quant à Arafat, personne ne s'y intéresse plus
beaucoup... »
Dimanche 12 février
1984
François Mitterrand explique à la télévision que
la restructuration est nécessaire et que les promesses de 1981
d'augmenter la production d'acier ne peuvent être tenues en raison
de la conjoncture mondiale.
Toujours ce choix qui reste à faire entre le Nord
et la Lorraine...
Lundi 13 février
1984
Les sidérurgistes réagissent à ce qu'a dit
François Mitterrand en manifestant à Longwy et à Metz.
Blocus du tunnel du Mont-Blanc par les douaniers
italiens et français en grève alors que commencent les congés
scolaires. Les routiers, bloqués, provoquent de gigantesques
embouteillages.
Les ventes d'armes françaises au Nicaragua ont
cessé. La promesse faite à Reagan en 1982 est tenue.
Sur la place Rouge, obsèques d'Andropov. Juste
avant que le cercueil ne soit clos, sa veuve fait un discret signe
de croix sur le corps. La Russie éternelle est toujours là. Kohl,
témoin de la scène, qui nous la rapporte, en est resté
interloqué.
Constantin Tchernenko devient Secrétaire général
du PCUS. Retour à la case départ.
A l'Assemblée, adoption en première lecture du
projet de loi sur la presse. Le PC a voté pour ; sans doute Mauroy
lui a-t-il accordé quelque chose.
Pour la première fois, Jean-Marie Le Pen est
invité à une grande émission politique : l'honneur en revient au
service public avec « L'Heure de Vérité » ! Il rétorque au
journaliste qui lui rappelle qu'il a traité Simone Veil de «
tricoteuse » que c'étaient là
« propos pittoresques et piquants
».
Mardi 14 février
1984
Notre représentant à l'ONU, Luc de La Barre de
Nanteuil, est chargé de négocier avec tous les membres du Conseil
de sécurité les conditions du départ des éléments de la Force
multinationale du Liban. François Mitterrand veut demander à Amine
Gemayel de solliciter le retrait de cette Force multinationale et
son remplacement par une force des Nations-Unies, ou, à la rigueur,
réclamer une déclaration conjointe des quatre pays de la Force
multinationale indiquant qu'ils seraient prêts à se retirer dès
l'arrivée d'une force des Nations-Unies. Les conditions de
l'acceptation des Soviétiques sont maintenant claires : retrait
complet des contingents de la Force multinationale du sol du Liban
; retrait complet des flottes des pays membres de la Force
multinationale des côtes du Liban ; renonciation, de la part des
pays membres de la Force multinationale, à toute ingérence dans les
affaires libanaises, et donc non-participation à une force de l'ONU
des pays de la Force multinationale.
François Mitterrand répond : «A traiter avec précaution. Refuser tout ce qui serait
excessif et surtout offensant. »
La Syrie pose une condition différente : que ne
participe à la force de l'ONU aucun membre permanent du Conseil de
sécurité. Pour François Mitterrand, « cette
formulation, qui exclut les États-Unis et nous-mêmes, mais
également l'URSS, est préférable ».
Jacques Delors et Henri Emmanuelli avertissent le
Premier ministre que la demande faite à chaque ministre de proposer
des économies dans son propre budget « se
solde par un échec ». Deux ministres n'ont même pas daigné
répondre (Culture et Anciens Combattants). Quatre ministres ont
répondu que « l'exercice demandé était
impraticable, compte tenu de l'importance du secteur dont ils
ont la charge» (Communication,
Formation professionnelle, Défense, Justice). Un ministre se
déclare prêt à faire l'exercice... mais ne l'a pas fait (Affaires
sociales). Deux ministres ont proposé des économies... mais en
demandant qu'« elles soient aussitôt affectées
au financement d'autres chapitres de leur budget »
(Industrie, Commerce et Artisanat). Cinq ministres ont proposé des
économies dérisoires par rapport à la masse de leurs crédits
(Éducation, Environnement, Aménagement du Territoire, Jeunesse et
Sports, Tourisme). Seuls six ministres ont effectué l'exercice
sérieusement en faisant des propositions conséquentes (Transports,
Urbanisme et Logement ; Agriculture ; Mer ; Intérieur ; Économie et
Finances ; Coopération).
Le volontariat a échoué. Il faudra donc procéder
par la voie autoritaire. Delors et Emmanuelli feront prochainement
des propositions d'économies forcées, même s'ils ne croient pas
qu'elles soient réalisables...
Mercredi 15 février
1984
La grève des douaniers au tunnel du Mont-Blanc
fait tache d'huile. Les transporteurs routiers bloquent le trafic
dans toute la France et demandent l'exonération de la TVA sur le
gazole.
Le Président s'inquiète. Il évoque ce qui est
arrivé à Salvador Allende. Charles Fiterman, en première ligne dans
la négociation, est remarquable : calme, responsable, soucieux de
préserver la dignité des grévistes sans faire de concessions sur le
fond.
Les Pershing commencent à être installés en
Allemagne. Les Soviétiques ne réagissent pas.
François Mitterrand téléphone à Gemayel pour lui
demander de renoncer à l'accord israélo-libanais du 17 mai dernier.
Gemayel : « Je ne peux pas renoncer à cet
accord sans l'assentiment américain. Mais s'ils ne m'y autorisent
pas, si je ne peux pas jouer là-dessus, je n'ai plus aucune carte.
En revanche, si cet accord est abrogé, je puis alors tenter de
former un gouvernement. »
Gaston Defferre voudrait quitter la Place Beauvau,
mais pas sortir du gouvernement. Il souhaiterait créer un «
ministère des Technologies nouvelles ».
Difficile de quitter le pouvoir : il permet de s'échapper du réel,
de rêver d'éternité...
François Mitterrand reçoit le vice-président
américain George Bush, qui revient des obsèques d'Andropov. On est
à un mois du voyage de François Mitterrand aux États-Unis. On parle
évidemment du Liban et de l'installation des Pershing. Bush annonce
le retrait des troupes américaines du Liban « dans les trente jours ».
George Bush :
Aux États-Unis, nous attendons avec impatience
votre visite. A Moscou, j'ai essayé de faire comprendre aux Russes
que le Président Reagan pensait vraiment ce qu'il disait. Qu'il
s'intéressait vraiment à la réduction des armements, qu'il voulait
vraiment reprendre les négociations. Nous avons évoqué la
conversation de Stockholm entre MM. Shultz et Gromyko.
M. Tchernenko ne s'est pas
montré polémique, mais pas conciliant non plus. Il m'est apparu en
bonne forme physique. Au Mausolée, vu d'en dessous, il avait semblé
un peu faiblard ; mais, de près, de l'autre côté d'une table, il a
donné une impression de vigueur et d'autorité. Il y aura peut-être
un nouveau départ. Je pense que Pierre Mauroy aura éprouvé le même
sentiment.
Sur l'Est/Ouest, nous ne
voulons pas qu'il y ait de gagnant et de perdant. Nous avons encore
en mémoire votre très bon discours au Bundestag. Le Président
Reagan n'a pas été tendre pour les Soviétiques dans le passé. Il se
rend cependant compte maintenant qu'il faut avancer. Ce n'est pas
uniquement un truc électoral. D'ailleurs, pour se faire réélire, le
plus simple pour lui serait de se montrer dur.
François Mitterrand :
Il faut laisser aux Russes le temps de digérer
l'installation des premières fusées. Pour passer l'éponge, ils ne
peuvent aller trop rapidement... Là, ils se demandent quel avantage
maximum ils pourraient tirer avant les élections américaines. Dans
trois mois, les choses seront un peu différentes ; il leur faut un
prétexte pour bouger.
En ce qui concerne
d'éventuelles représailles, ils ne peuvent rien faire. Ils ont fait
des manœuvres en Tchécoslovaquie. Ils avaient parlé d'installer des
fusées vers le nord du Canada ou de placer des navires près de vos
côtes. Cela ne changerait rien au rapport des forces. Mais ils ne
veulent pas être humiliés.
Ce que je ne sais pas, c'est
ce qu'ils attendent des Européens, de la Grande-Bretagne, de la
France. En tout cas, ils connaissent bien notre position : nous
avons refusé de laisser comparer ce qui n'est pas comparable. Nous
ne sommes pas prêts à participer à une conférence — à laquelle
personne d'ailleurs ne nous a invités. Vous connaissez la
disproportion entre les 64 ogives britanniques, les 98 ogives
françaises et les 9 000 ogives soviétiques ou les 9 000 vôtres.
Parler de nos forces dans le cadre des négociations START n'aurait
pas beaucoup de signification, du fait même de ce rapport. Ce que
je vous demande en tout cas, si jamais la France devait être mêlée
à vos discussions, c'est de m'en informer auparavant.
George Bush:
Nous pourrions peut-être avancer d'ici là sur
les armes conventionnelles ou encore sur la guerre
chimique...
François Mitterrand :
Ce qu'il faut, c'est réhabituer les Russes au
dialogue. De toute façon, ils ne sont pas en état de créer une
tension excessive. Il est étonnant de voir comment cette grande
puissance a conservé depuis soixante-dix ans le sentiment
d'encerclement, ses fantasmes du début...
George Bush :
J'ai rencontré aux Chequers un universitaire
spécialiste de l'URSS ; il me disait que les Russes ont vraiment
peur de la guerre, que dans des villages, pas très loin de Moscou,
on rencontre des Russes qui croient vraiment que les Américains
sont capables de tout!
François Mitterrand:
Les dirigeants, eux, ont une conscience plus
juste des réalités.
George Bush :
Je voudrais vous parler du Liban. Nous sommes
très préoccupés par la situation. Le déclin des forces armées
libanaises a été très rapide. Nous nous interrogeons sur le point
de savoir à quel moment nos troupes devront être redéployées sur
nos navires. Nous parlons bien de redéploiement, et pas de retrait.
Nous devons de toute façon continuer à protéger les intérêts
américains au Liban.
Nous pensons que la Syrie ne
souhaite pas l'anarchie à Beyrouth-Ouest, où se trouvent maintenant
de nombreux extrémistes de l'OLP ou des khomeinistes. Nous devons
continuer à aider Gemayel. Mais nous envisageons aussi de nous
retirer dans les trente jours environ, en laissant sur place 150
marines (ne serait-ce que pour protéger l'ambassade et la
résidence). Je souhaiterais aussi connaître votre avis sur la
FINUL.
François Mitterrand :
Ces derniers mois, vous avez donné
l'impression — mais nous aussi — de soutenir au Liban une faction.
Amine Gemayel lui-même ne nous a pas assez dégagés de cette
imputation. Il fallait avoir comme objectif prioritaire un Liban
réconcilié. Certes, nous avons plus d'affinités avec les chrétiens
qu'avec les autres. Mais, dans notre politique, nous ne devons pas
distinguer plus qu'il ne faut. Or, le Président Gemayel n'avait pas
assez de bases ; ce qui fait que nous sommes petit à petit apparus
comme étant une armée chrétienne en lutte contre les musulmans.
Naturellement, j'exagère un peu, mais c'est pour bien me faire
comprendre. Nous nous sommes donc trouvés, au bout d'un moment, en
butte à l'animosité des factions musulmanes.
Personnellement, je n'ai pas
approuvé l'accord du 17 mai dernier. C'était accentuer les
divisions, et cela ne servait pas à grand-chose. Soit Amine Gemayel
l'emportait, et à ce moment-là on avait bien le temps de signer un
accord; soit il ne réussissait pas, et alors, à quoi servirait-il
d'avoir signé un accord avec quelqu'un qui ne serait plus là pour
en garantir l'application ?
Maintenant, cet accord sert
de prétexte à la Syrie pour refuser Gemayel. Mais si cet obstacle
était levé, pourquoi pas encore Gemayel ? La Syrie exerce une
influence dominante au Liban. On parle beaucoup du génie d'Assad.
La Syrie est là, à côté du Liban, qui est tout petit. Ce n'est pas
très compliqué pour la Syrie d'y exercer une influence
dominante...
Il faut tenir compte du fait
qu'Assad est lui-même, en tant qu'Alaouite, un minoritaire dans son
propre pays. Et je crois qu'au Liban comme en Syrie, il a intérêt à
s'entendre avec les chrétiens, car ce sont là deux minorités. Alors
qu'un accord entre la Syrie et les chiites est moins évident, la
Syrie se méfiant de son allié iranien. Une alliance d'Assad avec
les sunnites, majoritaires au Liban, est impossible, car les
sunnites sont ses adversaires en Syrie. Il y a aussi Joumblatt.
Personne ne peut vraiment compter sur Joumblatt. Il a une démarche
trop compliquée. Je ne risquerais pas beaucoup d'enchères sur les
chances de Joumblatt de durer plus longtemps que
Gemayel.
Tout cela, vous le voyez, est
extrêmement complexe. Mais je reviens à ce que je disais : Gemayel
n'est pas encore fini. Évidemment, on peut apprendre demain matin
que... A ce moment-là, les Syriens chercheront, je crois, un autre
chrétien : Raymond Eddé, peut-être ? un autre ? Il y a aussi le
général Tannous...
George Bush:
Je crois que lui-même ne le souhaite
pas.
François Mitterrand :
En tout cas, nous avons été trop mêlés au
conflit interne entre les factions. J'ai cherché, au cours de ces
derniers jours, à rééquilibrer la position de la France, tout en
étant aussi loyal avec Gemayel, que j'ai eu encore ce matin au
téléphone. C'est lui qui m'a appelé et je dois l'avoir à nouveau ce
soir. Mais son armée va achever de se défaire, car elle est trop
divisée religieusement. Il a eu le temps de bien organiser 30 000
hommes environ, mais il lui aurait fallu encore une bonne année de
plus.
Gemayel peut toujours se
défendre, mais il peut aussi finir tragiquement, ce qui atteindrait
gravement nos pays.
Je pense en tout cas que nous
devons aider Amine Gemayel à s'entendre avec la Syrie, ou bien
c'est une carte perdue.
Mais peut-être est-ce trop
difficile pour vous, par rapport à l'accord du 17 mai ? Si cela ne
tenait qu'à moi, je téléphonerais à Shamir et je lui dirais : «Cet
accord ne vous sert à rien. Le maintenir va seulement rendre plus
sûr l'échec de Gemayel et son successeur, quel qu'il soit, ne se
sentira pas tenu par cet accord. "
Nous devons libérer Gemayel
de ses obligations. Cela lui donnerait au moins un peu d'autorité
et de possibilités de négociation par rapport à la
Syrie.
Remarquez que je ne me fais
pas d'illusions sur la Syrie...
George Bush:
Est-ce que Gemayel conserve de l'espoir
?
François Mitterrand:
Ce matin, je l'ai trouvé combatif. Il m'a même
étonné.
George Bush :
Mais sur quelles forces compte-t-il
?
François Mitterrand:
Sur la diplomatie, je suppose.
George Bush:
A-t-il des espoirs de combler la brèche
militaire ?
François Mitterrand:
Le problème est politique. Gemayel ne peut
traiter avec la Syrie que si l'accord du 17 mai est annulé. C'est
la seule et fragile issue. Sinon, le pouvoir passera à Berri ou à
Joumblatt, ou à un autre chrétien.
En ce qui concerne le retrait
du contingent américain, j'aurais préféré être informé plus tôt.
Sur place, nos soldats ont eu avec les vôtres des rapports très
amicaux, alors qu'on n'a jamais pu dire vraiment cela des autres
contingents. Il sera difficile de garder encore longtemps des
troupes armées dans cette ville. Il y a une petite chance, d'ici la
fin de la semaine, d'avoir l'occasion d'un départ digne. Mais un
gouvernement de réconciliation, même s'il dure peu de temps, est
une quasi-nécessité pour l'Occident. Il faut donc maintenir ces
jours-ci une certaine présence et continuer de rechercher une issue
diplomatique et politique entre Libanais, ce qui suppose encore une
fois le renoncement à l'accord du 17 mai. Il n'y a pas d'autre
issue.
George Bush : Et en ce qui concerne la Force de l'ONU, qui nous
remplacerait ?
François Mitterrand :
Il ne faut pas que les Russes exagèrent
:
— Que la Force internationale
se substitue à la Force multinationale, oui, c'est normal. C'est
précisément ce que nous avons demandé.
— Qu'il n'y ait pas de membre
permanent du Conseil de sécurité au sein de la Force internationale
: très bien. Nous avons fait notre devoir. Une issue honorable est
trouvée. Le relais est pris.
— En revanche, en ce qui
concerne le retrait des navires des côtes ou au-delà des eaux
territoriales, ce point n'est pas clair encore. Si les Russes
demandent trop, on ne pourra pas dire oui.
— Quant au renoncement à une
interférence ultérieure dans les affaires libanaises, cela n'a pas
de sens. Cela peut se dire dans les discours. De toute façon, nous
n'avons pas de comptes à leur rendre. Ou alors il faut qu'ils
s'engagent à la même chose.
Ce que je ne sais pas, c'est
si les Russes posent ces conditions pour que cela échoue ou si
c'est simplement pour laisser le temps aux forces arabes de
vaincre, auquel cas il n'y aura plus rien à négocier
!...
Je crois en tout cas que vous
ne devriez pas faire opposition de principe à ces conditions, et
donc ne pas faire usage de votre veto à l'ONU, mais dire
éventuellement aux Soviétiques : "Vos conditions sont excessives,
mais on peut en débattre. " Quant au débat lui-même, on verra. Cela
durera ce que cela durera.
Mais une relève par l'ONU est
honorable. Sinon, imaginez que nous partions et que deux mille
chrétiens soient massacrés ! Raison de plus pour aider encore
Gemayel à agir. Il demeure, jusqu'à la fin de la semaine, une carte
importante. Je vais le rappeler ce soir, après notre
entretien.
George Bush:
Tout ce que vous venez de me dire est
extrêmement important et nous refait comprendre de façon très
claire pourquoi la France a des responsabilités spéciales au Liban.
Ce qui doit être sûr, c'est que les États-Unis ne feront en aucun
cas obstruction à la paix.
François Mitterrand :
Il faut que nous fassions très attention et
que nos forces sur place soient très, très vigilantes. Il faut
prendre rapidement des précautions. J'ai eu certaines indications
dans ce sens et j'ai prévenu l'Etat-Major de se montrer
particulièrement prudent.
George Bush:
Puis-je vous demander votre avis sur les tirs
du New Jersey? Nous pensons
qu'ils ont quand même contribué à
calmer les choses...
François Mitterrand :
Quand vous tirez pour protéger vos soldats, je
crois que les Syriens le comprennent et qu'ils ne vous en voudront
jamais très longtemps. Mais il faut à tout prix ne pas donner le
sentiment que vous tirez pour construire un petit État chrétien. Je
pense qu'il faut que vous soyez précis dans vos tirs et que vous
fassiez attention à l'explication politique qui en est
donnée.
Jeudi 16 février
1984
L'accord autour d'un texte sur le Liban se
précise.
La France propose le projet suivant : le
territoire libanais est déclaré, dans les frontières définies par
sa Constitution, militairement neutre sous la garantie des cinq
membres permanents du Conseil de sécurité. La mise en application
et la supervision de ce nouveau statut sont confiées par le Conseil
de sécurité à des bataillons de pays neutres, c'est-à-dire non
impliqués directement dans le conflit israélo-arabe, ce qui écarte
une présence américaine ou soviétique. Dissolution des milices de
toutes dénominations et intégration des combattants qualifiés dans
les cadres et les rangs de l'armée. Désarmement généralisé de la
population par l'armée libanaise, avec le concours des forces
internationales présentes au Liban. Renforcement de la gendarmerie
nationale, l'armée étant cantonnée au rôle de « garde des
frontières » avec l'appui des forces internationales. Organisation
d'élections parlementaires libres, éventuellement sur de nouvelles
bases électorales assurant l'éloignement des extrémistes
confessionnels, sous la surveillance et le contrôle des forces
internationales présentes au Liban. Le nouveau Parlement élaborera
les réformes intérieures. Retour de toutes les personnes déplacées
dans leurs foyers. Interdiction des partis politiques dont plus de
60 % des adhérents appartiendraient à une même religion ou à une
seule des communautés religieuses libanaises.
Utopique...
Plus réaliste est le plan saoudien d'aujourd'hui —
en réalité américain —, comportant huit points, dont Bush ne nous a
pas parlé hier et qui prévoit : l'application de l'accord de
sécurité négocié au cours des dernières semaines ; l'abrogation de
l'accord du 17 mai 1983 ; l'élaboration d'arrangements de sécurité
dans le Sud-Liban afin de permettre le retrait des Israéliens ;
l'accord sur des réformes intérieures ; l'accord avec la Syrie sur
le retrait de ses troupes ; l'adoption de principes pour le retrait
simultané de toutes les forces non libanaises dans un délai
n'excédant pas trois mois après la mise au point des arrangements
de sécurité avec Israël ; les seules forces non libanaises
autorisées à rester au-delà de cette date seraient celles des
Nations-Unies. Cet accord formerait un tout indissociable. La Syrie
s'engagerait à en appliquer les clauses qui la concernent et à
aider à la mise en application des autres. L'Arabie Saoudite
contribuerait à son entrée en vigueur, qui déboucherait sur la
formation d'un gouvernement libanais de coalition afin d'appliquer
tout ce qui précède.
Les Soviétiques sont pour l'instant contre les
deux plans.
Vendredi 17 février
1984
Le Président Gemayel confirme qu'Elie Salem est en
train de tenter une négociation avec le Président Assad. Les
conditions posées (dénonciation de l'accord du 17 mai, suivie d'une
rencontre entre les Présidents Assad et Gemayel) sont censées
déboucher sur la formation d'un gouvernement d'Union nationale.
Amine Gemayel essaie de joindre le Président à deux reprises ce
matin ; en vain. Claude Cheysson tente lui aussi de lui téléphoner,
mais sans succès, les liaisons étant interrompues entre Beyrouth et
la France.
La Maison Blanche annonce que le Président Gemayel
accepte le plan saoudien.
Nous partons pour Copenhague afin de préparer la
prochaine réunion au sommet à Bruxelles. Avant de voir Schluter,
François Mitterrand réfléchit à propos du diktat des Américains sur
leur départ du Liban : « Les États-Unis sont
des faux durs ! Nous sommes entre deux empires qui nous prennent
pour des colonies. Que faire pour y résister, sinon l'Europe ? De
Gaulle a été un dérivatif et a permis de masquer ces problèmes. Il
m'a laissé me débrouiller avec quelques rêves... La France ne pèse
pas assez pour que, quand nous bougeons différemment des deux
Grands, cela se voie ! La dissuasion interviendrait trop tard. Cela
donne à la France du poids dans le monde, mais ce n'est pas
efficace...»
François Mitterrand revoit une fois encore le
nouveau programme gouvernemental qu'il m'a demandé d'élaborer il y
a huit mois : « Tenez-le à jour.
»
Les barrages de routiers s'étendent dans toute
l'Europe à partir des bouchons créés à la frontière italienne par
la grève des douaniers. Delors, qui assure l'intérim de Pierre
Mauroy, en voyage à Vienne, refuse toute marge de manœuvre à
Fiterman et bloque la négociation.
A Bruxelles, les discussions des ministres de
l'Agriculture se concentrent sur le problème laitier. Rocard
propose une taxation progressive de la croissance de la collecte
nationale. Il est très mal accueilli par nos partenaires qui, après
Athènes, ont déjà réussi à convaincre leurs agriculteurs d'accepter
des quotas individuels, tels les Allemands, ou par laiterie, tels
les Danois. Pour eux, le gros de l'effort est déjà accompli. Pas
question de revenir en arrière.
Samedi 18 février
1984
400 000 personnes manifestent à Rennes en faveur
de l'enseignement privé — ou plutôt contre la gauche. Les laïcs
sont paralysés, hypnotisés. Pierre Mauroy ne tente rien. Il attend,
serein, les résultats des négociations.
Pour faire face aux problèmes routiers, le plan
Orsec est déclenché en Haute-Savoie.
Réunion des sherpas à
Londres : au Sommet, les Américains voudront parler du GATT et de
l'invasion de la Grenade ; les Britanniques, du terrorisme ; les
Allemands craignent qu'on évoque l'anniversaire du débarquement
allié...
Lundi 20 février
1984
François Mitterrand dîne avec Bettino Craxi à
Milan. On parle du lait, des montants compensatoires, des
Programmes intégrés méditerranéens, du vin, des moyens de favoriser
la connaissance des langues en Europe, de la crise de
l'enseignement privé en France, de l'Europe politique, très peu de
la compensation à verser à la Grande-Bretagne — la France
souhaitant faire payer l'Italie —, et beaucoup de Silvio Berlusconi
dont le président du Conseil italien espère faire don à la
France...
Les derniers soldats italiens quittent Beyrouth.
Les soldats américains et britanniques partent eux aussi, comme
annoncé par Bush. Nous restons les derniers.
Mardi 21 février
1984
Nous sommes à Dublin pour voir Fitzgerald.
Au total, la tournée dans les huit capitales
européennes s'est révélée très instructive : Athènes, obsédée par
les produits méditerranéens ; Milan, avec un Craxi très hostile au
Marché commun ; Dublin avec un Fitzgerald élégant, hanté par le
lait qui tient une place si essentielle dans son économie ; à
Bruxelles, Martens prêt à tout ; des Danois couchés sur leurs
privilèges ; des Néerlandais hautains et professionnels ; des
Luxembourgeois disponibles pour tout compromis. Les problèmes sont
bien cernés, qu'ils portent sur le lait, le vin, l'élargissement,
les montants compensatoires, le plafond budgétaire et les autres
contentieux. Le Président maîtrise maintenant parfaitement tous les
chiffres et plaide inlassablement pour l'Europe encore à
construire, nouvelle utopie politique.
Ouverture des négociations entre les transporteurs
routiers et Fiterman. A Matignon, le Conseil interministériel sur
la situation routière, présidé par Delors, est bloqué, lui
aussi.
Mercredi 22 février
1984
Au Conseil des ministres, François Mitterrand
interroge : « Qu'est-ce que c'est que cette
histoire de suppression des mentions au bac ? Il y a au moins trois
raisons pour les rétablir : tout d'abord, elles créent une
émulation entre les élèves ; ensuite, elles font plaisir aux
parents qui ont souvent fait des sacrifices pour les études de
leurs enfants ; enfin (avec un sourire), j'en ai moi-même obtenu une ! » Alain Savary
rétablit les mentions au baccalauréat en soulignant qu'elles
n'avaient été supprimées, l'an dernier, qu'« à
titre expérimental » et que l'expérience s'est révélée
négative.
François Mitterrand rend hommage à Fiterman et lui
demande de rester ferme dans la négociation avec les
routiers.
Au déjeuner, on parle de défense européenne.
Yves Montand est ce soir, à la télévision, la
vedette de l'émission « Vive la Crise ! » où l'économie est
expliquée en termes simples — voire un peu schématiques — aux
Français. Assistons-nous à la naissance d'une nouvelle étoile
politique ? La presse semble le croire.
Jeudi 23 février
1984
François Mitterrand répond à la lettre du
Président Reagan : « Sur le spatial, nous
sommes prêts à étudier avec intérêt les voies d'une coopération
avec les États-Unis. »
Déjeuner en tête à tête entre le Président et
Pierre Bérégovoy sur la question des prélèvements obligatoires.
François Mitterrand veut 20 milliards d'économies sur les dépenses
sociales. Bérégovoy répond que c'est impossible.
Le dirigeant des transporteurs routiers, Voiron,
annonce que des négociations débuteront lundi. Fiterman comme
Delors me confirment que c'est faux. Delors impute l'idée de
« discussions techniques » au cabinet
de Fiterman. Fiterman nie et me dit qu'il reste sur la ligne tout à
fait ferme que le Président lui a indiquée. Il estime qu'il s'agit
là d'une invention de Voiron pour essayer de «
s'en sortir vis-à-vis de sa base ». A la télévision, Jacques
Delors tient un discours aimable sur les routiers.
Vendredi 24 février
1984
Les barrages disparaissent grâce à la fermeté de
Fiterman. Delors s'en attribue le mérite.
Conversation avec François Mitterrand :
« Les enjeux de 1986 seront l'emploi et les
impôts. »
Au Tchad, destruction d'un avion français. Faut-il
réagir ? Jean-Baptiste Doumeng m'avait prévenu d'une provocation
imminente. Que savait-il ?
En vue de la réunion de lundi prochain avec
Mauroy, Delors, Bérégovoy et Emmanuelli, de multiples notes
informent le Président de la tendance spontanée à l'accroissement
des déficits publics, des choix possibles de baisse des impôts,
d'économies envisageables, de contractions des dépenses.
Dans une interview au Monde, Pierre Desgraupes, patron d'Antenne 2, se prononce pour la privatisation de
la chaîne. A ceux qui proposent de le révoquer, François Mitterrand
répond : «On a bien assez d'ennemis comme
cela. »
Robert Armstrong m'appelle : Margaret Thatcher
souhaite recevoir le Président à Londres avant le Sommet de
Bruxelles, comme ils l'avaient tous deux envisagé à Marly. Elle
l'invite pour une matinée et un déjeuner aux Chequers, le 5.
Dernière péripétie : annulation par l'Algérie de
la réunion de la commission mixte de coopération, prévue pour le
lundi 27 février ; en raison d'une «
réorganisation administrative », Alger ne peut recevoir
Christian Nucci. Le ministre délégué à la Coopération et au
Développement avait lui-même été victime d'une maladie diplomatique
qui lui avait fait reporter un voyage à Alger prévu pour la fin de
l'année dernière, après la réunion de la commission de coopération
économique tenue à Alger début décembre. Malgré les déclarations
officielles, ces entretiens, quelques semaines après la visite du
Président Chadli à Paris, avaient été décevants.
Dîner avec Helmut Kohl. Il écoute le compte rendu
de la tournée du Président français, fait deux concessions de
détail sur le lait. Rien de nouveau sur les montants compensatoires
ni sur la contribution britannique. En proportion de son
agriculture, la RFA reçoit du Budget européen plus que ne reçoit la
France et bénéficie davantage de l'ouverture des frontières. La CEE
assure environ la moitié de l'excédent commercial allemand.
L'excédent industriel en Europe du commerce extérieur allemand est
de 12,5 milliards d'écus, soit six fois plus que sa contribution
budgétaire nette, et quatre fois plus que son déficit extérieur sur
les produits agricoles.
Samedi 25 février
1984
300 000 personnes manifestent à Lille en faveur de
l'école privée. De ville en ville, le mouvement enfle.
J'appelle l'ambassadeur Vorontsov pour lui
transmettre l'accord du Président : il se rendra à Moscou en 1984,
mais pour y rencontrer Tchernenko, et non pas celui qui l'avait
invité il y a deux mois.
Dimanche 26 février
1984
L'opposition a remporté les élections municipales
de Draguignan et La Seyne-sur-Mer. Le PS a perdu des voix.
Lundi 27 février
1984
Déjeuner avec le Président. Il est question de la
négociation européenne.
François Mitterrand :
Il faut tout faire pour éviter un échec à
Bruxelles, car, après, tout sera beaucoup plus difficile. Les
demandes que nous estimons inacceptables, il faut trouver quelqu'un
d'autre que nous pour les rejeter. Sur l'emploi et la
conversion: faut-il licencier? Il faut être
brutal, avoir un paroxysme dans l'action de dégraissage ces
mois-ci, pour avoir ensuite cela derrière
nous.
L'Assemblée des Professeurs du Collège de France,
«très sensible à la confiance et à l'estime
que lui marque ainsi le Président, accepte la mission confiée...
»
Les derniers soldats américains quittent Beyrouth.
Il ne reste plus que les Français.
A New York, une nouvelle résolution française doit
être présentée ce soir au Conseil de Sécurité, qui tient compte
d'observations présentées par les pays non-alignés dont le vote
nous est nécessaire, et d'abord l'Inde. Les Soviétiques demandent
aux pays membres de la force multinationale de « s'engager à ne pas renouveler d'opération militaire au
Liban ».
A Moscou, Kornienko, Premier vice-ministre des
Affaires étrangères, répète à l'Ambassadeur de France que le texte
français est « totalement inacceptable
» pour l'Union soviétique, qui votera contre. « Il est donc impératif de ne pas brusquer les choses et de
travailler pour parvenir à un texte acceptable. » Cette
menace de veto constitue essentiellement un moyen de pression.
Kornienko reconnaît qu'un vote négatif de l'URSS permettrait au
Président Reagan d'accuser l'URSS d'avoir empêché les États-Unis de
retirer leurs bateaux.
Se tient à Paris, sous la présidence de Claude
Cheysson, une réunion des dix ministres des Affaires étrangères
consacrée à la coopération politique. Les problèmes du Liban et de
l'échec de la Force multinationale à laquelle ont participé trois
pays de la Communauté, de la recrudescence de la guerre Iran/Irak
et de ses effets possibles sur les approvisionnements pétroliers,
des relations Est/Ouest après l'arrivée de Tchernenko à la tête du
PC soviétique, constitueront l'essentiel de l'ordre du jour. Pour
la première fois, les résultats de ces délibérations seront
communiqués aux ministres des Affaires étrangères de l'Espagne et
du Portugal, les deux pays candidats à l'adhésion, par une « troïka
» composée du président actuel du Conseil, de son prédécesseur et
du ministre qui lui succédera dans cette fonction, les ministres
grecs et irlandais.
Mardi 28 février
1984
Au petit déjeuner habituel, Lionel Jospin dit son
scepticisme à propos de la loi sur l'école privée. Il est favorable
à un report pur et simple du débat. La manifestation de Lille a
aussi fortement impressionné le Premier ministre : « Est-il opportun d'ouvrir un nouveau front à trois mois des
élections européennes ? Que faire au cas où il n'y aurait pas
d'accord entre Savary et l'école privée ? »
La situation est intenable. Le conflit est
pourtant essentiellement d'ordre psychologique. Qui peut être
contre une « carte scolaire » qui assure un harmonieux équilibre
des établissements sur le territoire national ? Qui peut être
contre le fait que les subventions de l'État à l'école privée
n'augmentent pas plus vite que les dotations à l'enseignement
public ? Qui peut être contre le fait de laisser les professeurs du
secteur privé bénéficier d'un contrat de droit public, comme c'est
déjà le cas ? Qui peut être contre la création d'une structure
locale de concertation financière entre les écoles privées et ceux
qui les dotent, l'État et les collectivités locales ?
Le Président donne instruction à notre
représentant à New York de demander le vote dès aujourd'hui sur
notre texte de résolution sur le Liban, s'il est assuré de
recueillir neuf voix. Claude Cheysson ne pense pas que les
États-Unis ou l'URSS oseront opposer leur veto. Mais il craint de
nouvelles propositions d'amendements entraînant un nouveau report
du vote. En cas de vote positif, nous aurons à décider de la date
du départ de notre contingent, qui dépendra naturellement des
termes de la résolution.
François Mitterrand confirme son point de vue :
« Ne partir que lorsque la relève sera
vraiment sur le point d'être prise par les forces de l'ONU. L'idéal
aurait été de ne partir qu'après l'arrivée des forces de l'ONU,
mais, depuis le début, nous avons renoncé à cette exigence pour
rendre le projet de résolution acceptable par la Syrie et par
l'URSS. Notre contingent a rempli une grande partie de sa mission ;
l'intérêt de la France pour le Liban continuera naturellement de se
manifester de toutes sortes de façons (politique, économique,
culturelle). »
Dans l'après-midi, réunion désastreuse du
Président avec Jacques Delors et Henri Emmanuelli sur les
prélèvements obligatoires.
Jacques Delors:
Les prélèvements obligatoires en 1984 sont de
45,5 %. En 1985, ils n'augmenteront pas. Mais comment les faire
diminuer ? La réalisation du Budget 1984, dont le déficit actuel
est de 4 %, rend les choses difficiles. Pour 1985, il faudrait
trouver 22 milliards d'économies pour en rester là. Or, si l'on
reconduit tous les budgets sans augmentation (sauf la Dette
publique), on fait 22 milliards d'économies.
Henri Emmanuelli ajoute
: A législation fiscale constante, le déficit
1985 serait de 4,3 % du PIB. Il faut donc trouver 100 milliards
pour réduire d'un point les prélèvements obligatoires. C'est
impossible. Autant y renoncer.
Honteux : l'estimation des économies à faire est
passée de 60 à 100 milliards en six mois. Et ils ne proposent rien
du tout !
François Mitterrand :
A supposer même que la somme soit de 100
milliards, vous devez pouvoir trouver 20 milliards d'économies
budgétaires, 40 milliards de contractions recettes/dépenses et 20
milliards de recettes non fiscales (tarifs publics,
débudgétisation, augmentation de la taxe sur le
téléphone).
Il demande aux ministres de présenter d'ici jeudi
prochain un plan assorti éventuellement de plusieurs
scénarios.
Mercredi 29 février
1984
Pour bloquer le futur projet de loi sur
l'enseignement privé, 4 500 à 5 000 amendements seront déposés par
les groupes parlementaires RPR et UDF. Pour le projet de loi sur la
presse, ils n'en avaient déposé que 3 000. Tout se bloquera.
Pour sortir de l'impasse, dans une note au
Président, Charasse propose d'organiser un double référendum :
d'abord sur le droit de recourir au référendum pour faire adopter
une réforme de l'école privée, ensuite sur le projet de loi Savary.
Le Président m'en parle comme d'« une
hypothèse bien trop compliquée. » Il ajoute : « Pourtant, on ne passera pas avec cette loi ; il faut
trouver une sortie. »
Robert Armstrong vient à Paris préparer
l'entretien de lundi prochain, aux Chequers, entre le Président et
Mme Thatcher. « Hier, à Londres, dit-il, Kohl
s'est déclaré satisfait de la maîtrise budgétaire, tout en
n'excluant pas de demander une "garantie pour le long terme", sans
la chiffrer. Il a parlé de 1,4 pour le maximum de TVA autorisé pour
les ressources propres et de 750 millions d'écus pour la
Grande-Bretagne sur cinq ans. Il a plaidé en faveur de deux
campagnes pour le retour à l'équilibre laitier. Sur les montants
compensatoires, il a dit à Mme Thatcher qu'il était optimiste quant
à l'accueil que vous feriez à ses propositions. Mme Thatcher a
accepté la maîtrise budgétaire sans plus demander une révision du
traité. Elle veut 1,4 à 1,5 pour les ressources propres. Elle est
prête à étudier les deux étapes pour le lait, et à l'application
par laiterie de la taxe à 75 %. Sur son chèque, Mme Thatcher a
réexpliqué au Chancelier son système : remboursement des trois
quarts de 2 000, soit 1 500 ; elle n'a accepté 750 à Stuttgart que
parce que le trop-perçu était ainsi remboursé. »
Sur ce point, Armstrong m'a paru fort ennuyé : il
considère qu'elle voudra un chiffre « de
l'ordre de 1 200 ».
En définitive, j'ai l'impression que personne à
Londres n'a encore osé affronter le Premier ministre sur cette
question, et qu'elle se battra jusqu'au bout pour obtenir le
maximum, d'autant qu'elle n'a toujours pas modifié son
interprétation de Stuttgart.
Jeudi 1er mars 1984
Les Soviétiques opposent leur veto à l'extension
du rôle de la FINUL à Beyrouth. Que faire avec nos hommes ? Faut-il
attendre que toutes les tendances libanaises demandent à la France
de rester un mois encore, avant de partir, ou annoncer
immédiatement le départ des troupes françaises ?
Claude Cheysson écrit longuement au Président à ce
propos :
« Rien ne serait plus
dangereux que d'attendre quelques jours pour réagir après le veto
soviétique. Nous risquerions d'être l'objet de pressions physiques
sur le terrain, précipitant notre départ dans des conditions qui
ressembleraient singulièrement alors à celles que nous avons
justement critiquées quand elles étaient américaines, britanniques
ou même italiennes.
C'est la raison pour
laquelle je vous présente une proposition qui nous permettra
d'annoncer publiquement nos intentions, mais les place dans un
cadre raisonnable et honorable :
1) La France ne peut assumer
seule les responsabilités de la Communauté internationale à
Beyrouth. Elle a accepté — à regret — une force multinationale à
deux reprises. Ses compères étant partis, cette force n'existe
plus.
2) Elle a tenté de faire
prévaloir l'idée — et souhaite encore — qu'une force internationale
soit retenue. Elle l'a tenté au Conseil de sécurité, auquel elle
appartient ; cela n'a pas réussi.
Elle appelle maintenant
l'attention du monde arabe par l'intermédiaire du secrétaire
général de la Ligue : au cas où les Arabes pourraient intervenir
selon un schéma agréé avec le gouvernement du Liban, la France
passerait le relais à la date qu'elle s'est fixée pour son
départ.
D'où l'invitation adressée
au secrétaire général de la Ligue de venir aussitôt à
Paris.
C'est ma première
suggestion.
3) Décidée à partir le 6
mars, la France entend organiser ce départ et le passage du relais
avec le gouvernement libanais et avec les autres forces libanaises
présentes physiquement à Beyrouth, forces avec lesquelles le
contingent français est quotidiennement en rapport (comme l'armée
libanaise, d'ailleurs).
J'aimerais donc inviter dès
le lundi 5 mars un représentant du gouvernement libanais et des
représentants des forces que nous côtoyons à Beyrouth à se réunir
dans mon bureau pour y être informés de nos intentions et prévoir
les dispositions pratiques permettant leur mise en application dans
des conditions raisonnables et nous faisant honneur. »
Le Président approuve et appelle Gemayel pour lui
annoncer l'inéluctable et imminent départ des troupes
françaises.
François Mitterrand : «L'Histoire retiendra que notre présence a empêché bien
des massacres au Liban. »
5 000 emplois sont supprimés dans les Chantiers
navals.
Vendredi 2 mars
1984
Les Charbonnages de France ont 17 milliards de
dettes pour 14 milliards de chiffre d'affaires. La production est
de 18 millions de tonnes, contre 30 prévus en 1981. Le Plan prévoit
le licenciement en cinq ans de la moitié du personnel.
Dans la sidérurgie, la situation est encore bien
plus difficile. Et la Communauté interdit toute subvention à partir
de l'an prochain.
Interview de Mgr Lustiger à La Croix. Il déclare souhaiter « un compromis » et annonce qu'il n'ira pas à la
manifestation du 4.
Dimanche 4 mars
1984
La vague enfle. Cette fois, ce sont 800 000
partisans du privé qui sont venus à Versailles manifester pour l'«
école libre ». Mgr Lustiger y a
prononcé une allocution très dure : « On ne
transige pas sur un droit. »
Le Président s'insurge : « De
quel droit usurpent-ils le nom d' "école libre"? L'école privée
n'est pas plus libre qu'une autre ! » Le gouvernement
continue de vouloir passer en force. François Mitterrand commence à
travailler avec Michel Charasse et à récrire ligne après ligne le
projet de loi Savary.
Réunion présidée par Dumas et Hernu sur la
situation de nos soldats au Liban. Au fur et à mesure que la
situation se dégrade, ils deviennent des cibles tentantes à la fois
pour les chiites et les druzes, comme pour ceux qui sont
éventuellement manipulés par les Iraniens, sans oublier certaines
organisations arméniennes. Il faut passer progressivement la main
aux observateurs des Nations-Unies (une soixantaine à Beyrouth,
dont une dizaine de Français) qui ne font plus rien que confirmer
le travail des observateurs français proprement dits.
Lundi 5 mars
1984
Nous sommes aux Chequers avec Roland Dumas.
Pendant tout le déjeuner, les deux ministres (Howe, qui a remplacé
Pymm, et Lawson) qui accompagnent Mme Thatcher n'ouvrent pas la
bouche, terrorisés. Celle-ci répète sa position avec véhémence
:
« Je suis inquiète et
déprimée. Je subventionne l'Europe plus que le Tiers Monde. Mon
Parlement n'acceptera pas que je paie plus de 500 millions d'écus.
L'Europe doit être un club où chacun retrouve l'équivalent de sa
cotisation et redevient lui-même en sortant. Elle doit être une
zone de libre-échange. Sinon, il y aura une surenchère de
subventions et nous serons dépassés là-dessus par les Américains.
Mais il faut une crise pour que les petits pays comprennent cela.
»
Elle veut obtenir le remboursement des deux tiers
de 2 000 millions d'écus, soit 1 333 millions d'écus. Elle connaît
très bien le dossier et prend elle-même des notes au lieu d'en
lire.
François Mitterrand répond sèchement :
« Si telle est votre position, il y aura une
très grave crise, qui durera longtemps. Nul n'acceptera. C'est loin
du compromis possible. »
Elle bat en retraite immédiatement : « Ma dernière proposition est 1250 millions d'écus. Je
croyais que la RFA accepterait, j'étais mal informée. Nous ne
sommes pas là pour défendre l'Allemagne. Ils doivent céder.
»
Elle passe à la préparation du G7 de Londres. Elle
veut y parler du terrorisme. Kohl souhaite qu'on y parle de
sécurité afin d'aider les Pays-Bas à accepter l'installation des
missiles.
François Mitterrand : « Les
trois précédents Sommets m'ont laissé de mauvais souvenirs avec les
Américains. A Londres, je crains la même chose. Si cela n'avait pas
été chez vous, j'aurais envoyé le Premier ministre. [Il dira
la même chose l'année suivante à Kohl, et l'année d'après à
Nakasone...] Je voudrais un Sommet sans
ministres. Sur le terrorisme, je veux bien un texte général. Sur
l'invasion américaine à Grenade, je veux éviter un texte... Notre
chance est que les Soviétiques sont de très mauvais colonisateurs,
même en Éthiopie. Brejnev m'a dit un jour : "Kadhafi me prend plus
de temps que tous les autres pays réunis ! " »
Comme le Président l'a souhaité, Cheysson est à
Beyrouth et rencontre Gemayel qui lui dit : « Vous devez à tout prix nous aider dans la mise en état et
la consolidation de nos forces intérieures : police, gendarmerie,
CRS et services centraux, principalement renseignements généraux.
»
Valéry Giscard d'Estaing à « L'Heure de Vérité»:
« Je ne suis pas à la recherche du pouvoir. Je
préfère l'affection des Français et des Françaises. »
On lit aujourd'hui partout que l'« Initiative de
Défense stratégique » conduirait les États-Unis, une fois protégés
par leur bouclier, à se replier sur eux-mêmes et donc à
« découpler » la défense de leurs
alliés européens de la leur. Au contraire, c'est la vulnérabilité
relative des États-Unis qui a fait naître la crainte d'un départ
américain, d'un « découplage ». Leur
nouvelle invulnérabilité, si jamais ils y parvenaient, pourrait
avoir l'effet inverse et les rendre à nouveau solidaires. Le vrai
risque n'est pas que les États-Unis puissent devenir invulnérables,
mais que l'URSS le devienne à son tour. Cela rendrait caduque la
force de dissuasion française et aurait, pour notre pays, des
conséquences incalculables sur son indépendance. Mais nous en
sommes loin.
Mardi 6 mars
1984
Charles Hernu envoie au Liban une mission de
gendarmerie préparer l'aide à l'armée libanaise, après le départ
imminent de nos troupes. « Il en ressort que
nous offrons déjà, en matière de stages de formation, plus de
places que les Libanais n'en utilisent. En ce qui concerne la
fourniture de matériels à la gendarmerie libanaise, toute demande a
jusqu'ici été bloquée par le général Tannous qui ne
veut pas que la gendarmerie se renforce. Il
faudra aussi trouver de nouveaux crédits, la ligne actuelle étant
épuisée. En ce qui concerne la mission de coopération en matière de
police, de CRS et de renseignements généraux, Gaston Defferre
lui-même m'a confirmé ce matin que la mission était prête à partir.
»
François Mitterrand répond : «Attendre la semaine prochaine. Il y aura du nouveau.
»
Débat violent sur la loi scolaire au petit
déjeuner. Jospin veut que l'on retire le projet, Mauroy qu'on le
maintienne et passe en force. François Mitterrand remarque
doucement : «L'opinion est contre, il faudra
bien en tenir compte. » Trois points sont en discussion :
l'intégration des écoles privées dans la carte scolaire, permettant
de contrôler leur création ; l'obligation de financement par les
communes ; la faculté reconnue aux professeurs du secteur privé de
devenir fonctionnaires.
Déjeuner avec Jean-Baptiste Doumeng. Comme
toujours, large vision géopolitique : « Les
États-Unis vont lâcher l'Irak et s'allier à l'Iran et à l'URSS. Or
le Président français a trop rompu les liens avec l'URSS. En
politique intérieure, il va réussir ; le plus difficile est
derrière lui. » Et puis, cette fulgurance: « Pourquoi s'agiter ? Nous ne sommes que des papillons de
nuit brièvement éclairés par le passage d'un phare. Rien ne sert à
rien. »
Mercredi 7 mars
1984
Au déjeuner, pris comme tous les mercredis avec la
« tribu », la conversation roule à nouveau sur l'école privée.
Pierre Mauroy : « Il faut éviter de créer un
cocktail explosif entre les déçus de la laïque et les déçus de la
fonction publique. » François Mitterrand : « Pourquoi pas ? Une manifestation d'un million de
personnes à Paris, qui dégénérerait, permettrait de trouver une
porte de sortie honorable. »
Bérégovoy se plaint à propos de son plan
d'économies pour la Sécurité sociale : « J'ai
eu droit à une véritable déclaration de guerre de la CGT.
»
Ambroise Roux est reçu à sa demande par François
Mitterrand : il veut lui parler de l'association des grandes
entreprises qu'il a créée et, surtout, lui proposer les
réaménagements fiscaux auxquels les grands patrons sont attachés.
Entretien très aimable.
Jacques Delors conseille au Président de prêcher
la modération à propos de la querelle scolaire.
Bérégovoy propose au Président d'abaisser les
prélèvements obligatoires par l'accélération des encaissements
d'impôts et de recettes de toutes sortes. «
Les banques n'ont pas à faire de bénéfices à partir d'une gestion
laxiste de l'État. Aucun argument ne résiste à la volonté exprimée
de réduire les prélèvements de l'État. Aux banques de s'y adapter.
»
Deux chalutiers espagnols pêchant illégalement
dans le golfe de Gascogne sont arraisonnés par la marine nationale
française... Tirs de canon. Neuf blessés. L'Espagne doit entrer
dans le Marché commun au plus vite...
Les prochains Conseils des ministres de
l'Agriculture et des Affaires étrangères seront décisifs. Nos
partenaires et la Commission attendent pour dimanche le compromis
que les Français doivent proposer sur le lait en Conseil
Agriculture, avec l'aval du Conseil Affaires générales, pour éviter
à tout prix que le problème laitier ne remonte en son entier aux
chefs d'État. Un accord est possible : deux campagnes pour arriver
à 97,2 millions de tonnes avec des quotas par laiterie ou par
exploitation et le démantèlement des montants compensatoires. Il
est possible de le gérer.
Réunion chez le Président sur l'extradition.
Pierre Mauroy souhaite qu'on s'en tienne à la doctrine fixée en
1982. Le Président demande qu'on ne s'arrête pas aux obstacles :
« On voit la gangrène sous nos yeux et on la
laisse gagner. » Si on a des preuves d'un assassinat, il
faut extrader. Il donne son accord pour que soient clairement
assumées les conséquences politiques d'une extradition éventuelle.
Donc : appliquer la doctrine définie en matière d'extradition ;
demander fermement aux autorités espagnoles de mettre fin aux
activités illégales de leurs policiers en France ; confronter les
renseignements avec les Espagnols ; avoir une politique ferme à
l'égard des nouveaux arrivants espagnols au Pays basque. Les
manquements seront sanctionnés par l'expulsion ou la reconduction à
la frontière. Le Président : « Il n'y a pas de
réfugiés politiques venant d'une démocratie. Il n'y a que des
criminels de droit commun. »
Jeudi 8 mars
1984
La rigueur s'installe ; l'inflation perd de ses
soutiens. La grève nationale des fonctionnaires n'est pas très
réussie, à l'instar de celle des employés de banque, jeudi dernier.
Le chômage, chose terrible, est le meilleur allié de Jacques
Delors.
A Matignon, un Comité interministériel se réunit
sur les prélèvements obligatoires. Le Premier ministre demande des
économies pour 1985. Bérégovoy propose 15 milliards d'économies
pour la Sécurité sociale ; Jacques Delors, 40 milliards d'économies
budgétaires. Avec ça, les prélèvements obligatoires
n'augmenteraient pas en 1985, mais ne baisseraient pas non plus. La
réunion est chaotique. On envisage la réduction simultanée de
l'impôt sur le revenu et des allocations familiales, de la taxe sur
les salaires et des bonifications d'intérêts, et le remplacement de
la taxe professionnelle par des économies sur les aides aux
entreprises. Delors est contre tout. Impasse.
Mme Thatcher confirme par écrit qu'elle ne veut
payer que de 400 à 500 millions d'écus par an dans une Communauté à
Douze. Elle annexe une note détaillée. On est loin d'un accord pour
Bruxelles.
L'administrateur de la NASA, M. Beggs, envoyé du
Président Reagan, vient exposer à François Mitterrand le projet
américain de station habitée. Il est reçu courtoisement. On lui
explique le projet européen concurrent. Il n'en croit pas un
mot.
Vendredi 9 mars
1984
Le Président s'impatiente. Il demande à Pierre
Mauroy une baisse de 10 % de l'IRPP et de la taxe d'habitation, la
suppression de la taxe professionnelle. Delors, au téléphone :
« Si l'on veut réduire les impôts, il faut
maintenant lutter contre le gaspillage, et d'abord arrêter les
grands travaux ! » Peut-être. Mais ceux-ci ne représentent
que 200 millions par an, alors qu'il faut trouver 100
milliards...
Dimanche 11 mars
1984
A Lille, Pierre Mauroy discute de la réforme de
l'école privée avec le père Guiberteau et Mgr Vilnet, évêque de
Lille et président de la Commission épiscopale française. Il
accepte de rétablir l'obligation existante faite aux communes de
financer les écoles privées, au lieu de la simple « faculté »
figurant dans le projet. Il y a accord entre eux sur le statut des
maîtres. Ceux-ci auront le droit de demander la titularisation
comme un choix, non comme une obligation, au bout de six ans.
Lundi 12 mars
1984
L'accord est réalisé pour le lancement de la
production de l'Airbus A 320. Le Chancelier Kohl y est pour
beaucoup.
Le déficit budgétaire dérape. Delors craint pour
le Franc et prépare des mesures d'économies pour l'année en cours.
1985 sera plus difficile encore...
Confirmation : le pouvoir d'achat de la Fonction
publique a augmenté de 0,5 % en 1983, malgré la rigueur. A la
demande de Le Pors, on a décidé une hausse de 1 % au 1er avril, dont le coût (3 milliards) n'est pas
financé. Le Président s'en étonne.
Mardi 13 mars
1984
De Bruxelles, à trois heures et demie du matin,
Rocard téléphone au permanent de l'Elysée pour lui annoncer «
la bonne nouvelle » de l'accord
agricole sur le lait. Il n'informera Cheysson et Dumas, qui se
trouvent pourtant aussi à Bruxelles et qui sont censés diriger la
négociation, qu'au cours de la matinée... L'accord permet de régler
un contentieux essentiel qui menaçait d'encombrer le Sommet de
mars, comme il avait entièrement envahi celui de décembre.
Le Président est à Toulouse. L'accueil est
houleux.
François Mitterrand, à propos de la rancune :
« Je suis susceptible. C'est un défaut
familial. Enfant, une situation d'injustice au collège m'emportait
dans une révolte. Mon imagination était destructrice. Je suis peu
rancunier. Mais j'ai vécu des années avec la brûlure de ce que
j'appelais des injustices. »
Mercredi 14 mars
1984
Avant le Conseil, Rocard me dit : « S'il décide de mettre en place le scrutin proportionnel,
je démissionne du gouvernement. » Au cours du Conseil,
François Mitterrand le félicite pour l'accord laitier. Marcel
Rigout proteste : c'est une catastrophe pour les petits
producteurs. Delors aussi : la réduction des montants
compensatoires est trop forte, elle provoquera en France une
flambée d'inflation. Rocard : « Si c'est comme
ça, je m'en vais ! »
Au déjeuner, tour de table sur l'école. L'un après
l'autre, chacun dissèque le texte Savary : «
Projet inacceptable, inadmissible », déclarent Jospin, Joxe
et Poperen, qui critiquent en particulier le point trois du projet
: l'obligation — et non plus la faculté — pour les collectivités
locales de financer l'enseignement privé. « La
IIIe
République, dit Pierre Joxe,
a rendu obligatoires la création et
l'entretien de l'école publique. Les socialistes vont-ils inscrire
la même obligation pour l'école privée?»
Pierre Mauroy semble expédier les affaires
courantes. Il est paralysé, crispé sur la rigueur, accablé par les
divergences. Si on continue sur la pente actuelle, c'est l'échec
assuré aux élections de 1986. Il faut un nouveau gouvernement dès
le mois de juin pour préparer un Budget 1985 significatif.
Jean-Pierre Chevènement, à qui je téléphone à
Belfort pour lui apprendre l'existence de la dépêche AFP d'après
laquelle il est censé avoir proposé une dévaluation du franc,
publie immédiatement un démenti.
Réunion infructueuse sur le câble dans le bureau
du Président. Quelles chaînes émettront ? Le satellite sera donné à
qui ?
Jeudi 15 mars
1984
Conformément à ce dont il est convenu avec Pierre
Mauroy, Mgr Vilnet fait des déclarations apaisantes : « Il y a accord sur les contractuels de droit public.
Quant à la titularisation, elle est simplement une liberté de choix
ouverte aux professeurs qui la souhaitent. Elle est conçue avec une
gestion spécifique, dans le même esprit d'apaisement et de
compromis que les autres décisions du gouvernement. »
Vendredi 16 mars
1984
Alain Savary rend public le projet du
gouvernement, malgré l'opposition de Joxe et de Poperen. Si l'on
s'en tient à ce texte, la réforme peut sans doute passer sans
crise.
Lundi 19 mars
1984
A Matignon, les discussions sur la sidérurgie
prennent un tour plus concret. La question est maintenant sur la
table : faut-il favoriser Usinor ou Sacilor ? Fabius propose de
financer pour Sacilor un investissement de modernisation de 2
milliards, le train de laminage universel à Gandrange, en Lorraine,
ce qui implique en contrepartie la fermeture de nombreux sites dans
le Nord. Alain Boublil, qui suit le dossier à l'Élysée, est de son
avis. Pierre Mauroy propose au contraire le maintien de petites
aciéries dans le Nord, à Dunkerque et Amiens, « comme en Italie », et de fermer les grandes usines
de Lorraine, de l'Ouest et du Sud. Mauroy, c'est Usinor ; Fabius,
c'est Sacilor !
Les aciéries normandes, chères à Fabius, sont
condamnées par le projet Mauroy. L'un et l'autre sont d'accord pour
fermer l'aciérie de Fos. Defferre est évidemment contre et propose,
à l'inverse, de fermer celles de Dunkerque et d'Amiens. Ce dont
Mauroy ne veut pas entendre parler...
Tout cela se réglera avec le Président. Chacun
pense réussir à le convaincre dans les quinze jours.
A Bruxelles, le Conseil européen s'ouvre sous la
présidence de François Mitterrand.
L'affaire du lait étant réglée, la discussion se
centre sur le « chèque » britannique. Lors du premier tour de
table, Margaret Thatcher se déclare d'accord sur les principes,
estimant que « le document français est un bon
document de base ». Elle réclame 1,5 milliard d'écus.
François Mitterrand répond qu'il croyait que les Dix étaient là
pour «faire des efforts et négocier ».
Mme Thatcher lui lance : « Il est de tradition
que les présidents modifient sensiblement leur texte initial ou le
récrivent en séance.» François Mitterrand offre une
contribution de 700 millions en 1984, allant jusqu'à 1,4 milliard
d'écus en 1989. Elle refuse. Elle veut 1,4 milliard par an pendant
cinq ans. Lubbers propose 1,3 milliard pendant trois ans. Howe est
prêt à accepter. Elle persiste à refuser. De toute façon, François
Mitterrand n'aurait pas accepté. Helmut Kohl demande de surcroît
pour la RFA un allègement d'un tiers. Le blocage est total.
A la fin du dîner, François Mitterrand chuchote à
Helmut Kohl : « Je commence à en avoir plus
qu'assez de cette éternelle discussion sur le chèque de Mme
Thatcher. Je vous suggère de nous mettre d'accord pour lui proposer
maintenant... zéro, zéro, zéro ! » Helmut Kohl rit et
réplique : «C'est une très bonne idée, mais
elle vient trop tard ! »
On retravaille toute la nuit sur un nouveau projet
de compromis. Il est rédigé par la Présidence, avec l'aide des
services de la Commission qui, évidemment, ont moins de pouvoir
lorsque la Présidence est assurée par un grand pays que lorsqu'elle
l'est par un petit.
Mardi 20 mars
1984
Au petit déjeuner, en tête à tête, François
Mitterrand soumet à Kohl le nouveau texte de vingt pages. François
Mitterrand : « La maîtrise budgétaire commande
tout le reste. S'il faut que la RFA ait une assurance pour
l'avenir, on pourrait convenir d'un principe en disant qu'on
préciserait les modalités du contrôle budgétaire après le vote de
nouvelles ressources en 1986. Pour le chèque à la Grande-Bretagne :
je n'accepterai pas plus de 900 ou 1 000, à la fin. La RFA doit
participer pleinement à ce paiement. » Kohl propose:
« Un milliard par an pendant cinq ans,
forfaitaire, indépendamment du déficit anglais réel.»
La séance à Dix reprend à 9 heures. Mme Thatcher
déclare : « Je veux 1 250 par an. » Si
on compare ce montant au déficit 1983, cela veut dire un
remboursement à 90 % ! Pire que jamais.
A 10 heures, François Mitterrand demande à
rencontrer Margaret Thatcher en tête à tête. Il lui propose près
des deux tiers de 1,4 milliard, soit 1 000. Margaret Thatcher, qui
feint de comprendre qu'on lui offre 1,4 milliard, soit les deux
tiers de 2 milliards d'écus, accepte, à notre grande surprise. Le
malentendu dissipé, elle propose 1,333 au Président, qui s'en tient
à un milliard. Cheysson fait de la figuration.
François Mitterrand à Margaret Thatcher :
« Je puis aller jusqu'à 1,1 milliard, pas
au-delà ; et sans garantie sur la décision des autres.
»
Pendant ce temps, à Paris, Comité interministériel
au cours duquel Mauroy propose d'amputer le Budget de 1984 de 25
milliards pour ramener le déficit à 3,3 %.
A Washington, un inconnu, David Mulford, qui vient
de chez les Saoudiens, est nommé Assistant Secretary for
International Affairs à la Trésorerie. Il sera le seul homme de
caractère d'une administration économique délabrée.
Mercredi 21 mars
1984
Le projet scolaire est discuté en Conseil des
ministres, en particulier le délai de six ans à l'issue duquel les
enseignants du privé pourront, s'ils le veulent, choisir d'être
titularisés. Ne faut-il pas raccourcir ce délai ? Ou bien
l'allonger ? François Mitterrand : « Ce que je
vous demande, ce ne sont pas des appréciations techniques, mais vos
réactions politiques. » Delors explique que le « compromis »
lui paraît convenable. Charles Fiterman estime qu'il s'agit plutôt
d'une capitulation : « Quand nous avons dit
que le terrain était miné, on nous avait ri au nez.» Le
Président : « Le compromis devrait être
satisfaisant pour tout le monde. »
Au déjeuner, François Mitterrand : « Les professeurs des écoles sous contrat simple sont-ils
aussi intégrés?» Mauroy : « Oui.
» François Mitterrand : « Pourquoi ne pas
intégrer seulement les enseignants des écoles sous contrat
d'association, ou même rendre facultative l'obligation
d'intégration des contrats d'association ? Peut-on laisser les
écoles en contrat simple hors de l'accord ? »
Je rencontre pour la première fois à l'Élysée
Bernard Kouchner, que m'amène son vieil ami Régis Debray. L'homme
est vif, généreux ; il a déjà bien rempli sa vie. Il me dit vouloir
s'intéresser de plus près à la politique. Elle y gagnera plus que
lui-même.
Le Président part pour les États-Unis. Dans
l'avion, il m'invite à déjeuner avec Dumas et Cheysson. Discussion
sur l'IDS. Qu'en dire à Reagan ? François Mitterrand : «
Le simple fait que des lasers totalement
efficaces paraissent pouvoir être un jour réalisés amène à se
demander si l'effort nucléaire proprement dit doit être — et sera —
poursuivi. Que se passera-t-il si l'un des deux Grands atteint ce
résultat avant l'autre ? L'Europe aura-t-elle la volonté et les
moyens de mettre sur pied la Communauté européenne de
l'espace?»
Pour après-demain soir, l'ambassadeur de France à
Washington a invité quelques Américains au dîner où Bush
représentera Reagan. Sur le bristol, le nom du chef de l'État est
orthographié avec un seul r... Voilà qui améliorera encore les
relations de Vernier-Pallez avec le Président !
Jeudi 22 mars
1984
Les entretiens commencent dans un salon de la
Maison Blanche défiguré par des cabines provisoires
d'interprétation. Le vice-président George Bush, le secrétaire
d'État George Shultz, le secrétaire à la Défense Caspar Weinberger,
Claude Cheysson et plusieurs collaborateurs des deux Présidents
assistent à l'entretien.
Ronald Reagan (qui lit
une note) : Merci pour votre discours
historique au Bundestag. L'URSS n'est plus communiste ; c'est une
bureaucratie qui veut s'autoperpétuer. Mais comment les rassurer ?
Comment leur prouver que nous ne leur voulons pas de mal ? Ceux qui
sont au pouvoir le perdraient s'il y avait la guerre. Les Russes
jouent bien aux échecs. Pas au poker. Ils ont le complexe de
l'encerclement depuis les trois premières années du communisme. Ils
ne veulent pas la guerre, mais ils font du chantage. Comment les
convaincre que personne ne leur veut du mal ?
François Mitterrand :
Pour l'instant, tout s'est passé comme prévu.
La question est : combien de temps les Russes consacrent-ils au
silence avant de négocier ? On le saura au second semestre de cette
année. Mon pronostic est qu'on va assister à un adoucissement
progressif, puis à des démarches de leur part, sauf si nous prenons
des initiatives dans un sens ou dans un autre. La stratégie
soviétique est toujours : ne rien aggraver, ne rien céder, puis
négocier. Je ne suis pas sûr que l'URSS soit capable de fixer sa
stratégie. Il y a des différences entre l'armée et le Parti, et
l'armée peut contrarier la démarche du Parti. Il faut donc leur
donner des signes et fusionner les deux négociations nucléaires.
Seule la méthode globale permettra de négocier. Si nous recevons
des informations, je vous le dirai.
Ronald Reagan:
L'Alliance atlantique est plus forte que
jamais. Elle a su résister à l'Union soviétique dans l'affaire des
euromissiles.
François Mitterrand :
Nous avons une sorte de détente avec l'URSS.
C'est incontestable. Nous recevrons sans doute une invitation. J'en
informerai bien sûr nos amis (...). Si nous avons confiance dans
l'Alliance, il n'y a pas de problème, d'autant que les ministres
des Affaires étrangères sont souvent intelligents...
"Il y a des
exceptions!" l'interrompt Shultz en souriant.
François Mitterrand:
... Les choses ont changé entre l'armée et les
apparatchiks. Ils n'ont plus tout à fait les mêmes vues et les
mêmes ambitions, ce qui a contrarié les démarches diplomatiques
d'Andropov et même de Brejnev avant lui. Les cadres de l'Armée
rouge constatent la décadence idéologique de l'Empire. De
Berlin-Est à la Pologne, en passant par Budapest et Prague, ils
voient se développer un courant national-libéral, un besoin
d'échapper au couvercle, qu'ils jugent inacceptable.
Ronald Reagan :
Je cite l'appréciation d'un ancien ambassadeur
américain à Moscou selon lequel "quiconque prétend comprendre les
Russes énonce la chose la plus stupide que l'on puisse dire...
" (Il rit, imité par tous ceux qui
l'entourent.)
Nous n'avons jamais songé à
attaquer l'URSS, mais nous sommes menacés. Nous devons nous poser
la question : l'Union soviétique peut-elle considérer que nous
sommes une menace pour elle ? Bien sûr, il ne faut pas abaisser
notre défense, mais peut-être faut-il aussi les rassurer, les
convaincre que personne ne leur veut de mal et que nous ne voulons
qu'une chose : assurer la paix.
François Mitterrand:
Je ne crois pas au bellicisme des Russes.
Depuis Pierre le Grand, ils ont rarement été agresseurs, même s'ils
ont une diplomatie mondiale qui peut parfois laisser penser qu'ils
sont prêts à aller presque jusqu'à la guerre. Mais, en fait, ils
craignent la guerre pour leur pouvoir. Ils n'ont plus l'énergie
farouche de Staline et savent que leur armée verrait son importance
accrue par une guerre.
Ce qui est à craindre, c'est
qu'eux croient vraiment que vous pourriez être agresseurs. C'est
leur complexe d'encerclement. Pour l'expliquer, il faut presque
avoir recours à la psychanalyse. Celle-ci nous a enseigné que nous
pouvons être marqués par ce qui est arrivé à notre mère à partir du
troisième mois de la conception. Eh bien, eux continuent de vivre
leur pays au travers de ses trois premières années.
Ce complexe va bien au-delà
du Parti. Permettez-moi de vous raconter une histoire ; je sais que
vous les appréciez. Un homme fou croit qu'il est un grain de blé.
Pour le guérir de cette grave affection, il faut l'hospitaliser et,
après un long séjour et des soins intensifs, il est guéri. Il y a
même une petite fête pour sa sortie. Tout le monde est très
satisfait. Il sort et, à quelque distance de là, il rencontre une
poule. Le fou, terrifié, recule et revient en courant à l'hôpital.
"Mais enfin, lui dit le médecin, vous êtes guéri. Vous savez bien
que vous n'êtes pas un grain de blé !" Et le fou de répondre :
"Moi, je le sais bien, mais la poule, elle, est-elle au courant ?"
Faisons donc attention à toute provocation...
Ronald Reagan:
J'apprécie énormément cet exposé. On ne peut
pourtant pas nier que les Soviétiques aient des menées agressives.
Ils créent de l'agitation à la faveur de situations locales de par
le monde (...). Comment les convaincre de renoncer à leurs
objectifs, de changer leur vie si lugubre ?
Encore une fois, un questionnaire d'opérette
!
François Mitterrand:
Il faudrait attirer Tchernenko vers
l'extérieur. Ils vivent un peu comme dans une forteresse. Ils ne
feront pas la guerre, sauf s'ils ont peur.
George Shultz
intervient, sentant Reagan à court : Si les
Soviétiques ne veulent pas une grande guerre, ils cherchent à
s'étendre et sont prêts, pour cela, à employer toutes sortes de
moyens, y compris le terrorisme, ce qui efface toute distinction
entre la guerre et la paix.
François Mitterrand:
Ils ont en effet d'autres moyens que la guerre
: des guérillas, des révolutions locales, du terrorisme. Mais, dès
qu'ils sortent de leur milieu, ils se révèlent mauvais
colonisateurs. Voyez l'Afrique avec Sékou Touré, l'Angola, le
Mozambique, et, un jour, j'espère, l'Éthiopie. Quant à
l'Afghanistan, ils n'y arriveront pas. En Amérique centrale, il n'y
a pas que la volonté soviétique. Les circonstances s'y prêtent.
S'il y a de la pourriture où que ce soit, ils arriveront. Bien que
mon analyse soit différente de la vôtre, il est vrai que vous avez
à vous inquiéter du Nicaragua. Mais on n'arrête pas une révolution
par une intervention militaire chez un peuple indépendant. Dans
cette analyse, je pratique le marxisme, mais pas le
marxisme-léninisme. Je sais bien que, sur ce point, vous m'auriez
battu aux élections en Californie, et même dans tous les
États-Unis!
Reagan rit, mais ne reprend pas la parole. Un long
silence s'installe.
George Shultz :
Ils veulent avoir par le terrorisme et par la
menace de guerre ce qu'ils ne peuvent avoir par la
guerre.
François Mitterrand :
Ne les surestimons pas. Ni l'Islam, ni
l'Afrique n'en veulent. Quant à la guérilla, on vivra avec aussi
longtemps que l'URSS sera un grand empire. A terme, le libéralisme
sera plus fort que les fusées.
Ronald Reagan :
Si le détroit d'Ormuz est fermé, nous ne
pourrons pas rester indifférents, car c'est la ligne de vie, la
source d'énergie du monde libre. Les Iraniens n'ont pas encore
essayé. Touchons du bois, mais j'espère que nous sommes tous
décidés à rester sur nos gardes.
Que répondre ? Pour mettre un terme à la
conversation, Reagan enchaîne sur une petite histoire, qu'il débite
cette fois sans lire de notes :
« La scène se passe au
Kremlin. Une femme vient voir Brejnev et lui dit : "Tu te
rappelles, camarade Brejnev, j'ai couché avec toi. " Brejnev répond
: "Ah bon, je ne me rappelle pas, mais, au fond, peut-être. " La
femme : "Est-ce que tu peux faire entrer mon fils à l'université de
Moscou ? "Brejnev: "C'est d'accord. " La femme : "Est-ce que tu
peux me faire avoir un plus grand appartement?" Brejnev : "C'est
entendu. Mais maintenant, dis-moi, où et quand avons-nous couché
ensemble ? " La femme : "C'était au dernier congrès du Parti
communiste. Nous étions assis côte à côte, et, pendant le discours
d'un orateur, nous avons dormi ensemble. "»
Éclats de rire, Shultz rit plus que les autres. Je
me demande combien de fois il l'a déjà entendue ! Baker, le
secrétaire général de la Maison Blanche, ne rit pas. McFarlane non
plus.
Tout le monde se lève. McFarlane me dit :
« Quelle chance tu as de travailler avec un
Président pareil ! » Il s'inquiète de l'aggravation des
tensions dans le Golfe : « Il faudra faire
quelque chose pour freiner la bataille et empêcher la destruction
des pétroliers. La France connaît l'armée irakienne mieux que
personne. Il faut qu'on en reparle. »
Au téléphone, je comprends qu'à Paris, Fabius et
Mauroy n'arrivent pas à s'entendre sur la sidérurgie. Le Président
lit ce soir trente-deux notes arrivées de Paris par fax, sans
compter les télégrammes et les dépêches d'agences. Il les annote.
La sidérurgie occupe le tiers des feuillets. Une de ces notes
m'apprend que la Lorraine arrive en tête avec 7 100 emplois aidés,
contre 5 840 dans le Nord-Pas-de-Calais, et 700 pour la seule année
1983 dans les Ardennes. En 1983, le Nord-Pas-de-Calais a perdu 18
000 emplois (contre 4 000 en 1982), alors qu'en 1982 — derniers
chiffres connus —, 1 500 emplois seulement ont disparu en Lorraine.
Matignon plaide bien son dossier.
En fin d'après-midi, le Président accepte
d'autoriser la publicité sur les radios privées et le dit à
Gonzague Saint-Bris au cours d'une interview dont Georges Fillioud
est prévenu, et qui sera diffusée mardi prochain.
Le soir, au dîner à la Maison Blanche, Julio
Iglesias chante Spanish Medley, French Medley,
Porter Medley et Casablanca
devant quarante personnes. Reagan adore. La voix est belle ; le
spectacle est glacé, abstrait, comme si mille personnes étaient là.
En quittant la soirée, je bute sur le couple Reagan dansant un
tango.
Vendredi 23 mars
1984
Dîner de retour à l'ambassade de France. Reagan
n'est pas venu.
Samedi 24 mars
1984
Nous partons pour Atlanta. Cheysson me parle de
son avenir : il aimerait rester ministre, mais, si Dumas devait le
remplacer, il accepterait de succéder à Thorn à la présidence de la
Communauté. Il craint une candidature Genscher. Il ne sait pas que
Delors y songe aussi, et que Bidenkopf, l'un des plus proches
collaborateurs de Kohl, est candidat. La décision doit être prise à
Fontainebleau — au moins informellement. Et formellement à Dublin,
en décembre.
Bidenkopf : n'est-ce pas lui qui, en 1982, avait
déclaré l'arme nucléaire inutile ?
Dimanche 25 mars
1984
San Francisco où un dîner réunit tout ce que les
Français comptent d'intelligences dans les universités de la côte.
De Salk à René Girard, tout le monde verse dans la nostalgie : la
lumière de Provence semble être ce qui leur manque à tous le
plus.
Lundi 26 mars
1984
Dans le Middlewest où nous visitons la ferme du
ministre américain de l'Agriculture, André Bercoff présente ses
collègues français aux journalistes américains comme s'ils étaient
autant de pitres et de débiles mentaux. Ils ont l'air de trouver
cela tout à fait plausible...
Delors au téléphone. « Le
plan sur la sidérurgie que propose Mauroy coûtera 5 milliards. Par
ailleurs, il faut en trouver six autres pour d'autres dépenses. Et
le budget qui dérape ! Il faut s'attaquer au déficit budgétaire de
1984, dans un premier temps en l'empêchant de croître, et donc en
gagnant les 3,7 milliards de la construction navale et en allant
jusqu'à 11 milliards d'économies sur toutes les dépenses imprévues
de 1984. Mais où trouver ces 11 milliards ? » Je lui dis de
les chercher. Vite !
Mardi 27 mars
1984
Après Pittsburgh où la restructuration de la
sidérurgie a spectaculairement abouti au développement d'industries
informatiques, nous voici à New York.
Rien n'est réglé pour la sidérurgie française : au
téléphone avec le Président, Pierre Mauroy plaide avec force contre
l'investissement de Gandrange, sans que son interlocuteur prenne
parti. Or le Conseil se réunit demain. Delors y parlera sûrement
des économies budgétaires nécessaires pour financer tout cela.
Mauroy n'a pas l'air au courant...
En rentrant à Paris, nous trouvons une lettre du
ministre des Transports, Charles Fiterman, qui proteste auprès du
Président contre l'accord donné au Sommet de Bruxelles sur les
transports : « Je ne peux que vous faire part
de mon amertume devant l'accord donné au Conseil européen, à
l'initiative du ministre des Relations extérieures, à un texte qui
prévoit la fixation avant la fin de l'année d'un délai pour la
libéralisation du transport. Il s'agit d'un véritable désaveu des
positions que je n'ai cessé d'affirmer, au nom du gouvernement,
tant au Conseil européen des transports que dans mon propre
ministère. »
Mercredi 28 mars
1984
A peine débarqué des États-Unis, François
Mitterrand reçoit Pierre Mauroy qui plaide contre la création de
l'usine de Gandrange.
Le Président:
On verra ça tout à l'heure.
On descend en Conseil des ministres. Nul ne
prévoit qu'il va durer trois heures trente.
Mauroy: L'avenir de la Lorraine n'est pas dans le train universel
mais passe, comme pour le Nord-Pas-de-Calais, par le développement
d'autres industries auquel il faut s'atteler courageusement. Si
l'on n'est pas capable de faire quelque chose dans ce sens,
notamment avec le concours des entreprises nationales, ce n'est pas
la peine de faire des discours.
Fabius reprend ses
arguments en faveur de Gandrange : C'est la
seule possibilité de donner de l'espoir à la Lorraine. Sans
Gandrange, il y aura 6 500 emplois de moins.
Le Garrec, élu de Cambrai, plaide comme Mauroy.
Delors et Mexandeau prennent le parti de Fabius.
François Mitterrand :
Je regrette que toutes les questions n'aient
pas été tranchées lors des conseils interministériels. Il s'agit
d'une discussion difficile pour tous les membres du gouvernement
comme pour moi-même. Nous ne sommes ni les uns ni les autres des
spécialistes de la fonte, de
l'électricité ou des réalisations possibles sur tel ou tel site. Je trouve
un peu fâcheux qu'un accord n'ait pu se faire avant le Conseil des
ministres. C'est pourquoi je suis nécessairement amené, dans un cas
de ce genre, à dire au Premier ministre que c'est son choix qui
doit être retenu.
Stupeur de Fabius, sûr du soutien du
Président.
François Mitterrand
poursuit : J'ai lu des notes sur ce sujet,
mais je suis hors d'état de me substituer au jugement de ceux qui
ont examiné le dossier et de dire qui a raison. D'autant que chacun
a plaidé correctement son point de vue. Mais je déplore que l'on en
arrive à des décisions rigoureuses pour la Lorraine sans être en
mesure de présenter en contrepartie des décisions positives aussi
concrètes. Voici deux ans, en Lorraine, j'avais indiqué qu'il
fallait développer les industries de remplacement. Les populations
concernées sont obligées de constater qu'il s'agit d'un discours
qui ne rapporte rien. Et si ce discours est simplement répété, les
gens ne le croiront pas. Ils doivent savoir quelles industries
pourront être installées là-bas. On n'offre rien à ces populations,
qui ne peuvent choisir que la révolte. On ne leur propose que des
sacrifices. Les sociétés nationales ne peuvent-elles vraiment rien
faire ? Ne devons-nous pas essayer de mener une politique
volontariste ? Il aurait fallu demander à Sacilor de faire marcher
un peu son imagination, et aux autres industries
d'intervenir.
Je soutiendrai le choix du
Premier ministre. Mais les solutions proposées me seraient
indifférentes si l'on annonçait en même temps la création de dix
mille emplois. Or, c'est cela qui manque. Il n'y a pas de
contrepartie industrielle, même si le plan présenté est courageux
et nécessaire. S'agissant du train de Gandrange, mon mouvement
naturel était plutôt pour. Après les échanges d'arguments, je suis
plutôt contre. Cela dit, nous n'avons pas le choix. Nous ne
pourrons pas éviter une crise politique et une réaction violente.
Les solutions que nous présentons sont mieux ordonnées que
d'autres, mais elles sont ordonnées dans la récession. Leur valeur
est comprise par les experts, mais non par ceux qui les reçoivent
sur le terrain. On fait voter des lois, mais on ne se donne pas les
moyens de se faire obéir.
J'assumerai la décision
prise, mais je vois les difficultés s'accumuler, parce que nous ne
sommes pas en mesure de renouer le tissu industriel. Nulle part
n'apparaît quelque chose de positif. Rien ne permet de penser que
ce qui nous est présenté comme une bonne solution soit autre chose
qu'un sacrifice supplémentaire. D'autre part, on dit qu'on va
former des gens, mais on va les former à des métiers dont on ne
sait pas encore ce qu'ils seront. On ne voit pas aujourd'hui
quelles sont les activités qui vont venir sur le terrain ; or c'est
aujourd'hui qu'il faudrait le savoir!
J'assumerai avec vous la
révolte de ces régions, mais nous serons pauvres en
arguments.
Fabius, lugubre :
On ne peut d'ores et déjà prévoir que la
création d'un millier d'emplois par les industries
nationales.
Mauroy: C'est très important. Il faut pouvoir donner des chiffres
concrets, même s'ils sont peu élevés.
François Mitterrand :
Ce serait encore mieux s'il était possible de
le faire dès aujourd'hui.
Fabius: On perd 150 000 emplois industriels par an. Il n'est pas
vrai qu'on en créera des dizaines de milliers dans ces régions.
Pour l'instant, nos projets ne vont pas au-delà de 500 ou 1 000
emplois.
Mauroy : Pourquoi ne pas interdire toute implantation d'entreprises
ailleurs pendant quelques mois ?
François Mitterrand :
Voilà pourquoi j'étais persuadé qu'il ne
fallait pas ajouter 6 500 suppressions d'emplois en écartant le
projet de Gandrange.
Laurent Fabius reçoit la décision comme un coup de
poignard. Il avait convaincu le Président de soutenir la création
de Gandrange, et c'est Mauroy qui l'emporte.
Mauroy, très sec :
Dans ce cas-là, il n'aurait pas fallu faire de
restructurations du tout. Ce qu'il faut maintenant, c'est se mettre
au travail et revenir dans un mois avec des propositions
concrètes.
François Mitterrand, se
tournant vers Jacques Delors : La bourrasque
sera passée dans l'intervalle. Quel est le coût budgétaire des
restructurations ?
Là surgit une autre surprise. Aux yeux de
beaucoup, elle est de taille. Delors
demande la parole : Tout cela coûtera 5
milliards. Mais, en fait, nous devons en trouver 11 pour financer
l'ensemble des engagements pris depuis janvier. Ce n'est pas un
exercice très agréable : pour cela, il nous faut geler un emploi
vacant sur trois dans la fonction publique, réduire de 3 % les
dépenses des administrations (sans toucher aux prestations
sociales), et de 25 % les autorisations de programmes, mais sans
toucher aux priorités gouvernementales comme les grands projets
architecturaux, les programmes scientifiques, le logement neuf, les
PTT, la Défense et les crédits de reconversion des bassins
miniers.
Scandale. Nul, autour de la table, n'était prévenu
de cela. Plusieurs ministres demandent la parole. Quilès proteste.
Savary s'étonne que Delors n'ait pas cité l'Éducation nationale
parmi les priorités. Fabius est scandalisé que l'on veuille toucher
aux crédits destinés à l'industrie : « Cela me
laisse pantois. »
Fiterman : Je ne dispose d'aucun détail quant aux mesures qui
viennent d'être annoncées, je ne puis donc donner mon accord à une
démarche dont les conséquences économiques et politiques peuvent
être extrêmement graves.
A la demande du Président, Emmanuelli décompose
les 11 milliards de promesses à satisfaire : 5 milliards pour les
restructurations, 1 milliard pour l'UNEDIC, 4 milliards pour la
fonction publique et 1 milliard de crédits divers.
Bérégovoy : Je n'accepte pas que l'on dise que j'ai dépassé d'un
milliard les crédits qui m'avaient été alloués pour
l'UNEDIC.
François Mitterrand se
tourne vers Emmanuelli : Qui a raison
?
Emmanuelli :
Il vaut peut-être mieux éviter cette
discussion.
Le Président grommelle : «
Très bien », et tourne la page de son dossier du Conseil des
ministres. C'est le signe que la discussion sur ce sujet est
close.
Georgina Dufoix doit faire un exposé sur la
réinsertion des travailleurs immigrés dans leur pays d'origine et
la création de la carte de séjour de dix ans.
Fabius intervient à
nouveau avant que le Président ne donne la parole au ministre des
Affaires sociales : Je me demande s'il est
opportun d'annoncer des mesures positives en faveur des immigrés le
jour où l'on annonce plusieurs milliers de suppressions d'emplois
dans la sidérurgie. C'est un problème politique.
François Mitterrand
hésite, puis: En
raison de l'heure avancée, cette communication sera reprise au
prochain Conseil des ministres.
En remontant vers son bureau, le Président
commente : « Fabius était tellement persuadé
que son plan allait l'emporter qu'il n'avait rien préparé d'autre.
Quant à Mauroy et à Delors, ils n'ont pensé qu'à une seule chose :
faire triompher leur point de vue. Quand j'ai demandé quelles
mesures d'accompagnement sociales étaient prévues, vous avez
entendu ? Mauroy m'a répondu en substance : pas grand-chose.
»
Léopold Sédar Senghor est reçu par le Président.
Dernière étape à franchir, pour un candidat élu, avant d'être admis
sous la Coupole. Mais le Président peut retarder cette formalité
nécessaire d'un mois... d'un an... davantage !
Dans l'après-midi, Laurent Fabius proteste par
écrit contre les coupes budgétaires qui lui sont demandées.
«Il est absurde de couper des crédits
d'équipement et de recherche pour payer 3,7 milliards de francs aux
salariés et aux créanciers d'une entreprise privée — les Chantiers
navals Nord-Méditerranée - qui n'a aucune chance de rivaliser un
jour avec les Coréens et les Japonais. » Il ne fait bien sûr
aucune allusion au milliard de francs prévu pour les
investissements nouveaux des entreprises publiques dans les pôles
de conversion.
« La recherche, ajoute
Fabius, est asphyxiée. Il n'était pas
nécessaire d'annuler trois fois plus d'autorisations de programmes
que de crédits de paiement, car seuls ces derniers comptent pour
1984. »
Le soir, la CGT rejette le plan du gouvernement.
Henri Krasucki : « Ces décisions sont
inacceptables et n'ont aucune justification économique,
industrielle et sociale... Quand les gens sont traités comme ils le
sont, il y a bien plus que du mécontentement, il y a la colère.
Pour être efficace, cette colère doit se traduire en actions
syndicales massives et vigoureuses. »
A Longwy, les sidérurgistes saccagent l'hôtel des
impôts et le siège du Parti socialiste. A Hagondange, plusieurs
centaines d'ouvriers investissent la mairie et brûlent dans la rue
le portrait du Président de la République. Grenades lacrymogènes
des gendarmes contre jets de boulons. Que dire ?
Vendredi 30 mars
1984
Les communistes sont déchaînés. Georges Marchais
déclare que les décisions sur la sidérurgie doivent être modifiées
— ou bien « le Président doit dire aux
Français que nous nous sommes trompés ».
Le Journal Officiel de
ce matin publie la liste des crédits annulés. Ont totalement
échappé à ces coupes claires : la Défense ; les grands projets
culturels ; la dotation globale d'équipement des collectivités
locales ; la construction de logements neufs ; les dotations en
capital aux entreprises publiques ; le fonds d'aide et de
coopération ; les dépenses de soutien aux « grands programmes » de
recherche, notamment les crédits pour l'aéronautique ; l'aide à la
filière électronique ; les crédits de paiements des actions de
politique industrielle ; l'ANPE ; la formation professionnelle ;
les contrats État-régions.
François Mitterrand annote en marge : « On pourrait placer les projets culturels plus
modestement dans la liste (après les crédits de paiements des
actions de politique industrielle) ! »
Une seconde série de dépenses est moins réduite
que la moyenne : les routes (annulation de 17 % des crédits au lieu
de 25 %), la Justice et l'Intérieur.
Il restera, à l'automne, à ramener le déficit aux
alentours de 3,3 % du PIB, et, en recourant au besoin à de fortes
hausses des tarifs publics, à réduire les prélèvements obligatoires
en 1985. Pierre Mauroy adresse donc à tous ses ministres une lettre
leur expliquant comment préparer le Budget de l'année prochaine.
Les ministres sont priés de « mettre en
réserve » 1 % des emplois de fonctionnaires dépendant
d'eux.
Samedi 31 mars
1984
Le Président m'annonce son intention d'aller, fin
août, « se reposer au Maroc ». Il a
l'engagement du Roi du Maroc qu'il n'y aura pas d'activité
officielle pendant son séjour.
Le déploiement des Pershing se poursuit. Cette
installation n'a pas « recouplé » la
défense de l'Europe avec celle des États-Unis. On ne voit pas en
effet pourquoi un Président américain qui répugnerait à mettre en
jeu la survie de son pays en ripostant, depuis le territoire
américain, à une attaque soviétique, serait plus disposé à prendre
un tel risque en ripostant depuis le territoire européen.
Depuis que les Soviétiques se sont doté en 1957
d'un missile balistique intercontinental capable d'atteindre le
territoire américain, on peut se demander si un Président
américain, quel qu'il soit, accepterait de mettre en jeu la survie
de son pays dans une guerre nucléaire pour protéger le territoire
européen.
Le but réel du déploiement des missiles américains
en Europe est politique : empêcher l'URSS de conquérir un droit de
veto sur les décisions de défense prises par l'Europe
occidentale.
Cheysson et Hernu assistent, à Beyrouth, au départ
des derniers soldats français. 2 500 Français restent dans la ville
et 4 000 au Liban, en comptant les doubles nationaux (dont 80
religieux et religieuses). Depuis deux jours, moins de 100 d'entre
eux ont demandé à quitter les zones exposées.
Cheysson propose que la France participe au
déminage des ports du Nicaragua, minés par les Contras aidés par
les Américains. Fureur à Washington.
Dimanche 1er avril 1984
Le Président prépare la conférence de presse qu'il
a décidé de donner mercredi. Il voulait la consacrer à l'Europe ;
elle le sera à la sidérurgie.
Trois députés mosellans quittent le groupe
socialiste et le secrétaire fédéral démissionne du Comité
directeur. Les socialistes de Moselle annoncent leur participation
à la manifestation des sidérurgistes, le 13.
Lundi 2 avril
1984
Sur Antenne 2, Georges
Marchais critique violemment la politique économique du
gouvernement. Il réclame un retour à la politique de 1981, mais
exclut le retrait des ministres communistes.
Gaston Defferre déclare « comprendre » la colère des sidérurgistes de Fos
mais ajoute qu'il ne fera aucun commentaire, «par solidarité » avec le gouvernement.
Le Président rencontre le Premier ministre belge,
Martens, venu à Paris pour préparer Fontainebleau. On parle de
l'Union européenne (faut-il qu'elle se fasse autour de la
Commission, ou sans elle ?) et de la Présidence de la
Commission.
Martens: Davignon est disponible.
François Mitterrand :
On lui reproche d'être trop proche des
Américains, d'être de l'aristocratie européenne. Quant au candidat
allemand, Bidenkopf, il ne parle pas français. Ni vous ni moi ne
pouvons l'accepter.
Martens : Si vous avez vous-même un candidat, dites-le-moi. Dans ce
cas, Davignon quittera la Commission. Vous devriez faire comme à
Venise, en 1980, où l'Italie a organisé un confessionnal sur place.
On n'a pas tout réglé. Mais, quelques semaines plus tard, c'était
fait.
François Mitterrand :
La troïka doit donner un élan. Il faut un
Président de poids à la Commission. Les vieux pays de l'Europe des
Six doivent avoir une réflexion commune sérieuse.
Vernon Walters est à l'Élysée. Il vient parler de
la Libye. Cet homme est stupéfiant : il a l'air d'un commerçant de
province, parle un français parfait — comme le russe et l'allemand.
Il est toujours de l'avis de son interlocuteur sans cesser d'être
l'un des porte-parole les plus redoutables des agences
américaines.
Mercredi 4 avril
1984
Pendant le Conseil, le Président travaille à sa
conférence de presse. Depuis 1981, l'État a accordé 27 milliards de
francs à la sidérurgie !
Au déjeuner habituel du mercredi qui se tient
juste avant sa conférence de presse, François Mitterrand
s'interroge à voix haute : «Je dois parler à
la classe ouvrière. On va me dire : "Vous faites comme votre
prédécesseur. " Que répondre ? Tout le monde s'est trompé sur la
sidérurgie. Cette erreur, je l'ai commise en même temps que tous
les autres, de droite et de gauche. » Il ne dit rien sur ses
intentions concernant un nouveau gouvernement. Nul ne le
questionne.
L'après-midi, il annonce en conférence de presse
qu'il nomme Laurent Fabius ministre du Redéploiement industriel,
avec des pouvoirs exceptionnels ; et il met les communistes au pied
du mur : « Dans l'intérêt de la majorité comme
de chacun de ceux qui y participe, je pense que le temps est venu
de mettre les choses au net. » Il confirme aussi
l'autorisation de la publicité sur les radios libres.
Dès la fin de la conférence de presse du
Président, Fiterman demande rendez-vous à Pierre Mauroy et l'assure
que le PC ne veut pas sortir du gouvernement. Mais la CGT maintient
sa pression. François Mitterrand demande à Jospin de dire
publiquement que les communistes doivent mettre la CGT au
pas.
A 17 h 30, Conseil de défense. La loi de
Programmation militaire est adoptée. Elle permet d'adapter nos
forces terrestres à la gestion des crises en Europe et outre-mer
par la création d'une Force d'action rapide (FAR). Elle concrétise
pour le futur l'« option allemande » de
notre défense, relancée par l'application du traité franco-allemand
de l'Élysée, conclu en 1963 et laissé à l'abandon depuis vingt ans.
Le rajeunissement de la flotte et la modernisation des matériels de
l'armée de l'air (Mirage 2000) complètent un dispositif auquel ont
été consacrés depuis 1981 près de 4 % du PIB, tandis que
l'accroissement des crédits de recherche (5 % par an en volume de
1981 à 1985) et le programme spatial EVE (écouter/voir/entendre)
vise à préparer les armées aux évolutions technologiques et
stratégiques.
Michel Colucci m'annonce que, désormais, il veut
se battre pour l'autorisation de chaînes de télévision privées
!
Je reçois dans la nuit un télégramme de Bud
McFarlane à propos de la situation dans le Golfe. Il veut m'envoyer
l'amiral Pointdexter, son adjoint, pour en parler :
« Nous restons extrêmement
préoccupés par la situation instable dans la région du golfe
Persique au moment où la guerre Iran/Irak entre dans ce qui
pourrait être une phase nouvelle et beaucoup plus grave.
L'imminence de ce que Khomeiny a appelé l' "offensive finale "
rendrait utile que nous comparions nos évaluations de la situation
et des directions que le conflit pourrait prendre. Nous examinons
en ce moment un certain nombre de scénarios d'escalade possibles ;
deux apparaissent particulièrement préoccupants :
a une escalade irakienne majeure qui étendrait
significativement la guerre dans le Golfe proprement dit
;
b une percée iranienne en territoire irakien
(Bassorah).
Nous croyons que l'un ou
l'autre de ces scénarios aurait de très sérieuses répercussions sur
la stabilité de toute la région et l'accès aux ressources de cette
région.
Comme vous, nous sommes
engagés dans la recherche de moyens pratiques pour empêcher un
effondrement irakien. A ce jour, nos efforts ont été concentrés sur
l'allègement du fardeau économique de l'Irak, sur l'aide au
développement de débouchés alternatifs au pétrole irakien, et sur
une concertation visant à couper l'accès de l'Iran aux fournitures
d'armes.
En raison de notre attitude
publique de neutralité dans le conflit, pour des raisons que vous
comprenez bien, et étant donné l'extrême familiarité de votre
gouvernement avec les forces et faiblesses militaires de l'Irak,
nous apprécierions très particulièrement vos idées sur ce que la
France pourrait faire de plus pour renforcer les défenses
irakiennes et sur ce que nous pourrions faire pour vous aider en ce
domaine. Nous sommes demandeurs de vos suggestions et désireux
d'être aussi "allants" que possible, sur une base privée et
bilatérale.
Nous pensons qu'il serait
utile que nous nous consultions étroitement et discrètement sur ces
questions de façon à comparer nos évaluations respectives de la
situation et sur ce qui pourrait être fait en conséquence dans les
directions évoquées ci-dessus.
Si vous en êtes d'accord, je
proposerai que John Pointdexter vienne à Paris la semaine prochaine
pour discuter de ces questions plus avant avec vous. »
François Mitterrand réfléchit à un réaménagement
gouvernemental: « J'aimerais bien que Delors
aille à Bruxelles et Fabius aux Finances. » Delors est
candidat à la présidence de la Commission tout en ne l'étant pas,
espérant que le Président le suppliera de rester aux Finances ou de
prendre Matignon — ce qu'il ne fait pas. Quant à Fabius, il vise
plus haut. Il soupçonne Delors d'avoir savamment distillé, depuis
plusieurs semaines, les mauvaises nouvelles financières (451
milliards d'endettement extérieur, déficit budgétaire de 1983
atteignant 3,3 % du PIB, nécessité d'économiser 11 milliards sur le
Budget 1984, déficit du commerce extérieur...) pour lui
nuire.
D'autres ministres organisent des fuites pour
montrer qu'aucune économie budgétaire n'est possible en 1985 et
rendre ainsi impossible la baisse des prélèvements
obligatoires.
Le Président demande au Premier ministre de
rappeler aux ministres qu'il leur appartient de présenter
positivement les choses. Sinon, le prix à payer pour la baisse des
impôts apparaîtra trop lourd.
Jeudi 5 avril
1984
Le Président reçoit le Premier ministre irlandais,
Garret Fitzgerald, francophone et francophile, fin et amical, très
cruel envers Mme Thatcher. Il voudrait que la question du chèque
britannique soit réglée avant qu'il ne prenne à son tour la
Présidence en juillet. Discussion très fouillée sur l'application
de la règle de la majorité dans la future Communauté, après
l'élargissement. Fitzgerald émet l'idée d'une conférence
intergouvernementale, en septembre, sur la réforme des institutions
communautaires et l'Union économique et monétaire.
François Mitterrand :
Il faudra sur le continent européen une autre
force que soviétique. Dans vingt ans, on pourra faire l'Europe
politique. D'ici là, on ne peut qu'élargir la compétence économique
et renforcer le rôle politique de la troïka, en l'élargissant à
cinq pays, avec un secrétariat politique distinct de la
Commission.
On parle aussi de la Présidence de la
Commission.
François Mitterrand :
La Commission a perdu de son
éclat.
Garret Fitzgerald :
Il faut lui rendre son prestige.
Fitzgerald pense qu'est venu le tour d'un Allemand
ou d'un Danois. Il parle d'Étienne Davignon et de
Christophersen.
François Mitterrand
glisse : Il y a aussi Bidenkopf, un Allemand,
qui ne parle pas le français. Deux Français y songent, mais la
France n'est pas candidate. Il faut quelqu'un de caractère,
respecté, ayant une expérience politique.
Garret Fitzgerald :
Si les Allemands n'avancent pas un bon
candidat, nous préférerons un Français.
Le Président reçoit Jean Daniel avec qui il
bavarde longuement de la nécessité de diviser la droite, du système
électoral et de l'analyse du résultat des élections partielles. De
retour à son journal, Jean Daniel me téléphone : il veut citer dans
son éditorial de demain de longs passages de cette conversation. Le
Président enrage : « Non ! Aucune déclaration
de ma part, d'aucune sorte. Mon entretien avec Jean Daniel n'était
qu'informatif. Toute autre utilisation serait inacceptable.
»
Vendredi 6 avril
1984
Jean-Baptiste Doumeng m'informe qu'il va annoncer
aujourd'hui la création de 500 emplois en Lorraine pour l'année
dans une usine agro-alimentaire.
Nouvelle réunion chez le Président sur les
prélèvements obligatoires. Les prévisions les plus récentes
laissent craindre à présent un déficit de 160 milliards en 1984
(soit 3,7 % du PIB), et de 175 milliards en 1985. Si l'on suppose
le problème du déficit de 1984 réglé par ailleurs, pour abaisser
d'un point les prélèvements obligatoires en 1985, il va falloir
trouver 25 milliards d'économies, 15 milliards de hausses des
tarifs publics et 40 milliards de contractions. Une contraction de
40 milliards est envisageable : par la baisse de l'impôt sur le
revenu, la suppression de la taxe professionnelle en contrepartie
de la suppression d'aides à l'industrie.
Quels départements ministériels exonérer des 25
milliards d'économies budgétaires nécessaires en 1985 ?
Les communistes semblent décidés à jouer le jeu
sur ce point. Fiterman adresse même plusieurs propositions
destinées à abaisser les prélèvements obligatoires dans son
secteur, par la création d'un Fonds d'intervention ferroviaire : «
Cela permettrait à la fois de réduire le
concours de l'État dans les prochaines années en réétalant dans le
temps l'amortissement de la dette, de financer les investissements
TGV et de programmer le retour à l'équilibre en 1988
(naturellement, en liaison avec les efforts demandés à
l'entreprise). » Cela reviendrait en fait à financer par
l'emprunt, c'est-à-dire par l'impôt de demain, ce que l'État ne
financerait plus par l'impôt d'aujourd'hui. Pas vraiment
raisonnable.
Pour tenter de sortir de l'impasse, François
Mitterrand écrit une nouvelle fois au Premier ministre :
« Monsieur le Premier
ministre et cher ami,
J'ai souhaité à plusieurs
reprises que soit amorcée en 1985 la baisse des prélèvements
obligatoires. Cet objectif est une priorité politique majeure pour
l'action du gouvernement.
Vous avez commencé de mener
les études nécessaires sur ce sujet.
Elles semblent ouvrir trois
voies intéressantes :
1) La contraction des recettes et des dépenses
publiques.
Il s'agit de rationaliser
notre système de transferts économiques et sociaux en substituant,
chaque fois que possible, des diminutions d'impôt ou de cotisation
à des aides ou à des prestations.
Je vous demande de veiller à
ce que chaque ministre réexamine les méthodes d'intervention de
l'administration qu'il dirige afin de vous proposer de les réformer
en ce sens.
2) Les économies de
dépenses
La baisse des prélèvements
obligatoires ne doit pas se traduire seulement par des changements
de méthode dans la comptabilité publique. Elle doit passer aussi
par une baisse réelle de ces prélèvements, ce qui implique, en
contrepartie, des économies sur les dépenses budgétaires et
sociales.
Vous avez demandé aux
membres du gouvernement de présenter d'importantes économies
nouvelles afin d'atteindre cet objectif. Vous voudrez bien me
rendre compte dès que possible de cet exercice. Il est clair que,
pour ce Budget de 1985, la qualité du travail de chaque ministre
sera jugée au regard des économies proposées.
Le moment venu, il
conviendra d'examiner dans le même esprit les perspectives
d'évolution des dépenses sociales en 1985.
3) Les nouvelles modalités
de couverture du risque social.
Le risque social est
aujourd'hui couvert par l'assurance sociale obligatoire d'une part,
et l'assurance mutuelle ou individuelle d'autre part. On pourrait
imaginer — certaines propositions vont en ce sens — une autre
répartition de la couverture de ce risque que celle en
vigueur.
Une telle réforme pourrait
connaître une ampleur et des modalités très diverses et devrait en
toute hypothèse être soigneusement concertée avec les partenaires
sociaux.
Je vous demande de faire
étudier toutes les modalités possibles de cette réforme (notamment
ticket modérateur ou franchise de remboursement proportionnels au
revenu, aide personnalisée aux soins, réforme de la tarification
hospitalière) et les conditions de sa mise en œuvre éventuelle dans
des délais permettant au gouvernement de la réaliser, le cas
échéant, dès 1985.
L'importance politique qui
s'attache à la réalisation de cet objectif de baisse des
prélèvements obligatoires justifie que l'on remette en cause les
habitudes liées à la reconduction annuelle des dépenses dont la
charge est désormais excessive aux yeux de nombreux
Français.
Je vous remercie de veiller
particulièrement à ce que le gouvernement tout entier participe à
cet effort de remise en cause et d'imagination.
Veuillez croire, Monsieur le
Premier ministre, à l'assurance de mes sentiments les meilleurs.
»
Cette missive est l'une des plus révolutionnaires
qu'un Président ait adressée à un Premier ministre en matière de
réforme fiscale et administrative. Elle restera pratiquement lettre
morte. Trop d'intérêts contradictoires. Pas assez
d'entêtement.
Samedi 7 avril
1984
Neuf militaires français tués et six blessés par
l'explosion accidentelle d'une mine au Tibesti.
A Bruxelles, sur la base de confidences faites ce
matin par Claude Cheysson, tout le monde est convaincu que la
France est prête à accepter qu'on paie 1,1 milliard d'écus à la
Grande-Bretagne. Prévenu, le Président lui écrit pour lui rappeler
sa position : « Compensation forfaitaire d'un milliard d'écus au
maximum en 1984, 1985 et 1986. Le Royaume-Uni doit participer
normalement au financement des dépenses d'élargissement.
»
Dimanche 8 avril
1984
Coup de téléphone de François Mitterrand à mon
retour de Leeds où j'ai participé à une réunion de sherpas sans intérêt en vue d'un Sommet qui
s'annonce vide : « Il me faut une note sur
l'état des Archives nationales et de la Bibliothèque nationale, qui
me paraissent en mauvais état. »
Lundi 9 avril
1984
Informations fort préoccupantes sur la situation
chez Citroën. Vendredi prochain doit se tenir une réunion du comité
d'entreprise au cours de laquelle sera annoncé le plan de la
direction : 6 000 suppressions d'emplois dont 2 500 licenciements
secs, l'essentiel en région parisienne. Tous les ingrédients d'une
très grave explosion sociale sont en place : le nombre élevé de
licenciements sur des sites concentrés ; la volonté de la CSL d'en
découdre ; la tension croissante des troupes de la CGT (Henri
Krasucki s'est rendu lui-même à Aulnay pour s'assurer du bon ordre
de bataille).
Côté gouvernemental, le scénario Peugeot semble se
reproduire : Pierre Bérégovoy fait dire à Jacques Calvet que le
responsable du dossier est Jack Ralite. Ce dernier refuse de le
prendre au téléphone. Le cabinet du Premier ministre ne peut suivre
ce dossier que de manière intermittente. Laurent Fabius se tient
prudemment à l'écart. Nous sommes donc à J -4 de l'ouverture d'un
conflit social majeur et qui se présente humainement dans de très
mauvaises conditions.
Il est urgent qu'un interlocuteur unique et
responsable soit désigné pour négocier avec Jacques Calvet les
moyens d'éviter l'explosion. Le Président choisit Pierre
Bérégovoy.
Mardi 10 avril
1984
Au petit déjeuner, Mauroy évoque la question de
l'aide à la presse. Pour lui, la modification de l'aide en faveur
des quotidiens et hebdomadaires d'opinion, parisiens et
provinciaux, au détriment de la presse bénéficiant de la publicité,
constitue un second volet après la loi sur la concentration du
capital dans la presse. J'en déduis que c'est en promettant
secrètement ce second volet à Roland Leroy que le Premier ministre
a obtenu du Parti communiste le vote de sa loi.