Jospin convainc le Président et le Premier ministre d'accepter un amendement au projet de loi sur l'école : l'obligation faite aux collectivités territoriales de contribuer au financement de l'école privée ne sera pas immédiate, mais applicable seulement dans six ans. D'ici là, les communes pourront refuser de financer les écoles privées. «Sinon, le gouvernement risque de se heurter, à l'Assemblée, à l'opposition des députés socialistes. »
Laurent Fabius est en Lorraine, à la demande expresse de François Mitterrand, pour inciter au déménagement d'entreprises vers cette région. Le dossier est révélateur de graves problèmes d'organisation gouvernementale : cela fait dix-huit mois que le Premier ministre et les ministres de l'Industrie successifs ont été alertés de sa gravité, sans que nul n'ait bougé. Depuis un an, les hauts fonctionnaires du ministère de l'Industrie empêchent le siège de Sacilor de quitter le quartier de La Défense à Paris, malgré les demandes de la DATAR.
Mais, à l'inverse, accorder maintenant une priorité absolue à la seule Lorraine créerait plus de problèmes que cela n'en résoudrait : la Lorraine n'est pas la seule région en difficulté, elle n'est que 14e en matière de chômage, alors qu'elle est 2e en matière d'aides de l'État à l'emploi ! Y concentrer toute l'action visible de l'État inciterait les autres à en réclamer autant par la violence.
Déjà le Languedoc-Roussillon se prépare à de très vives manifestations au moment des départs en vacances. Son dossier est au moins aussi solide que celui de la Lorraine : le taux de chômage y est de 15,2 %, contre 10,2 % en Lorraine.
Ce ne serait pas non plus une bonne idée d'élargir les aides exceptionnelles prévues pour la Lorraine aux quinze autres pôles de conversion. On ne saurait augmenter leur nombre, pour des raisons financières.
Il faut sortir au plus tôt de cet engrenage et faire de la Lorraine un lieu d'expérience généralisable, non un lieu d'exception jalousé.


Mercredi 11 avril 1984


Au déjeuner habituel, la conversation roule sur le Tchad où la Libye gronde. François Mitterrand : « La France est au Tchad pour ne pas céder l'Afrique noire à la Libye. On nous fait deux reproches contradictoires : tantôt on nous accuse de vouloir organiser la reconquête, tantôt de préparer notre départ. Il n'est question ni de l'un ni de l'autre. Je ne veux laisser l'Afrique ni à la Libye, ni aux États-Unis. »

Finalement, les vieilles recettes sont toujours les meilleures. Il est de plus en plus clair que, dès 1984, la hausse des tarifs publics produira des recettes très utiles en 1985. Si, dès juillet 1984, on augmente les tarifs publics et on diminue les intérêts du livret A, il n'y aura plus que 20 milliards d'économies et 30 milliards de contractions à trouver en 1985. Le problème est donc à la portée du gouvernement. Une hausse des tarifs publics au 1er juillet permettra en effet de dégager 9 milliards pour 1984, et 18 milliards pour 1985. Pour faire 30 milliards de contractions, il n'y a que l'embarras du choix parmi les projets existants (suppression de la taxe sur les salaires, suppression de l'impôt sur les sociétés de la Banque de France, contraction de la TVA payée par certaines administrations, réduction de la taxe professionnelle et des aides aux entreprises, etc.).
Deux questions majeures restent à résoudre : faut-il diminuer ou supprimer la taxe professionnelle ? quels départements ministériels exonérer des économies budgétaires ?

Georges Marchais fait savoir qu'il ne participera pas à la manifestation des sidérurgistes prévue à Paris après-demain.

Je reçois Pierre Bourdieu qui m'informe de l'avancement des travaux du Collège de France.
Un mois après l'échec de la Conférence de Lausanne, la situation au Liban dépend plus que jamais de l'évolution au sein des pays voisins. La France, en maintenant ses troupes sur ses positions propres durant deux mois, malgré le retrait précipité du reste de la Force multinationale, a trouvé un rôle central, reconnu par toutes les forces en présence, grâce à ses 40 « casques bleus », observateurs déployés le long de la ligne de démarcation entre Beyrouth-Ouest et Beyrouth-Est, aussi bien que les 1 300 « casques bleus » français de la FINUL installés au Sud-Liban.


Yasser Arafat bute sur le blocage total de la politique américaine. Sa réconciliation spectaculaire avec Moubarak ou la reprise des négociations avec Hussein ont eu des résultats positifs pour les relations entre l'OLP et l'Égypte ou la Jordanie, mais ont échoué à obtenir une quelconque ouverture de Washington sur la question palestinienne. Arafat semble prêt à une scission au sein de l'OLP, qui éliminerait les pro-syriens. Mais ces « durs » ont le vent en poupe, grâce à l'absence de perspectives diplomatiques et à l'abrogation de l'accord du 17 mai. De plus, l'URSS, qui veut tirer un profit maximal des revers américains, encourage les « dissidents » de l'OLP et le FPLP à relancer la lutte armée. Ainsi l'attentat de Jérusalem, revendiqué par le FPLP et par les « dissidents », serait le signal d'une nouvelle phase... La prise d'otages dans un autobus israélien, revendiquée aujourd'hui par le FPLP, confirme cette analyse pessimiste.


Vendredi 13 avril 1984


35 000 Lorrains manifestent à Paris : Georges Marchais figure dans le cortège, contrairement à ce qu'il avait promis. Pierre Mauroy me dit qu'une clarification doit avoir lieu avec le PCF : « On ne peut pas en rester là.» François Mitterrand souhaite encore éviter le départ des communistes du gouvernement. « Mais sans rien négocier ni céder. Nous sommes sur la voie de la réussite économique. »
Le commerce extérieur s'améliore. La dévaluation, pour la première fois, semble s'éloigner. Jamais, en mars de l'année dernière, on n'aurait pu rêver que le franc se porterait aussi bien un an plus tard.


Samedi 14 avril 1984


Pierre Mauroy reçoit de nouveau Mgr Vilnet à Lille, cette fois avec Alain Savary. Les discussions achoppent maintenant sur le statut des maîtres du privé ; les socialistes veulent réduire leur délai de choix et même en faire une obligation. L'Église ne peut permettre leur titularisation au sein de l'appareil d'État, même à titre facultatif.




Dimanche 15 avril 1984


Prévenu par Pierre Mauroy de la violence des réactions de Mgr Vilnet sur le statut des maîtres, le Président le reçoit rue de Bièvre. Il obtient l'explication : l'obligation d'intégration est un piège, car elle remet en cause, à terme, le pouvoir hiérarchique de l'Eglise sur les maîtres.
La partition de Beyrouth en deux secteurs se consolide, ponctuée par de féroces duels d'artillerie le long de la ligne de démarcation. A l'Est, le pouvoir des phalangistes est incontesté et les leaders maronites aspirent ouvertement à une cantonisation du pays sur une base confessionnelle. A l'Ouest, Amal et le PSP contrôlent la situation.



Lundi 16 avril 1984

Le Président reçoit aujourd'hui Mgr Lustiger et discute avec lui, plume en main, les articles de la loi relatifs au statut des maîtres. Le cardinal sort tout sourire du bureau du Président et me dit en passant : « Quelle joie de parler avec cet homme ! »


A 18 heures, tête-à-tête inhabituel entre François Mitterrand et Pierre Mauroy. Ils décident d'avertir le PC que la question de confiance sera posée par le gouvernement à l'Assemblée si Georges Marchais ne rentre pas dans le rang. Elle ne portera pas sur la politique générale du gouvernement, mais sur les restructurations industrielles en particulier. Le PC n'aura pas d'échappatoire. François Mitterrand : « Il faudra qu'il passe par le chas de l'aiguille, et je ferai en sorte que celui-ci soit le plus petit possible. »


Mardi 17 avril 1984


Mgr Lustiger publie un communiqué très dur contre le gouvernement : « Je dis non à un processus de fonctionnarisation des enseignants. » François Mitterrand est étonné. Qu'est-ce qui a motivé ce revirement ? Mauroy pense que Lustiger a reçu des consignes de Rome contre l'intégration des maîtres.

Je vois Jérôme Clément, conseiller à Matignon pour l'audiovisuel, à propos du problème des aides à la presse. Mauroy veut les modifier parce qu'elles profitent surtout aux journaux riches, pas à la presse d'opinion. François Mitterrand : « Je reste hostile à cette réforme. » La réforme de la loi sur la presse est néanmoins en marche. Elle doit permettre de faire respecter le principe de transparence du capital, et limiter les concentrations, ainsi que l'avait voulu l'ordonnance du 26 août 1944.

Comme prévu, Bud McFarlane envoie à Paris son adjoint, l'amiral Pointdexter, que je reçois avec le chef d'état-major du Président, le général Saulnier. Il nous expose les craintes des États-Unis à propos des conséquences possibles du conflit Iran/Irak dans les pays riverains du Golfe, d'où il revient. Rappelant que le Président Reagan s'est publiquement engagé à garantir la liberté de circulation dans le Golfe, l'amiral prévoit un repli irakien notable dans le secteur Sud, l'extension du fondamentalisme au sud-est de l'Irak, avec un risque accru de contagion. Il s'attend par conséquent à une escalade irakienne contre le trafic international dans le Golfe, conduisant l'Iran à mettre à exécution ses menaces d'attaque par mer et par air contre le trafic pétrolier des pays arabes modérés riverains de l'ouest du Golfe, et à l'interdiction de franchissement du détroit d'Ormuz. Il prévoit aussi des actions terroristes iraniennes contre les régimes arabes modérés. Saulnier répond que la résistance irakienne aux dernières offensives iraniennes de février a été efficace : certes, quelques gages territoriaux (îles Madjoun) ont été pris par les Iraniens, mais l'Irak a eu le souci d'économiser ses hommes et son matériel, et n'a pas perdu le contrôle de la situation.
Pour l'amiral Pointdexter, « le Président Reagan ne souhaite pas une défaite de l'Iran, car elle servirait les intérêts soviétiques. Mais il ne souhaite pas non plus une victoire de l'Iran, par crainte de voir les régimes des pays du Golfe gagnés par le fondamentalisme musulman. Les États-Unis ont donc engagé des actions qui, à terme, vont renforcer l'Irak et affaiblir l'Iran : soutien des banques américaines au financement de l'oléoduc irakien transitant par l'Arabie Saoudite ; incitations commerciales visant à détourner les clients occidentaux (Japon en particulier) de l'achat de pétrole iranien ; interdiction du trafic de pièces de rechange d'origine américaine pour les matériels de guerre iraniens. Certaines filières ont été rompues... »
Je n'en demande pas plus. Et pourtant, une phrase de Pointdexter m'a accroché : « Le Président Reagan ne souhaite pas une défaite de l'Iran.» Y a-t-il une action derrière ces mots ?
Avant de prendre congé, l'amiral émet une étrange demande : « Nous voudrions effectuer, de façon ostensible, un exercice de défense aérienne et maritime au profit des pays de l'ouest du Golfe. Et comme nous ne souhaitons pas apparaître comme les seuls gendarmes du Golfe, nous voudrions y associer la Grande-Bretagne et la France. »
J'informe le Président de cette demande. Il y est hostile : cela serait difficilement présentable comme une opération d'assistance à des pays agressés, et, au surplus, les pays du Golfe n'ont pas d'accord de défense qui les lie face à une éventuelle action offensive iranienne. C'est non.




Mercredi 18 avril 1984


Au Conseil des ministres, le projet Savary revient cette fois en partie A, c'est-à-dire pour décision avant envoi devant le Parlement. Toujours les trois mêmes problèmes : le caractère propre des écoles privées dans le cadre des établissements d'intérêt public ; le financement obligatoire des écoles par les collectivités publiques ; la titularisation facultative des maîtres. Au total, les parents d'élèves peuvent être satisfaits. Pas la hiérarchie catholique.
Le Président félicite Alain Savary pour le style dans lequel est rédigée la loi : « C'est un texte bien écrit, une loi libérale et qui va dans le bon sens. » Il ajoute : «Je suis prêt à mécontenter tout le monde. »
Le texte est approuvé. A l'issue du Conseil, Charles Fiterman s'approche de Pierre Mauroy : « Il faut quand même qu'on se voie pour préparer le débat. » Mauroy : « Pas tout de suite, ce n'est pas le moment. »
Charles Hernu me parle du « laxisme » qui règne à Matignon : « Il y a longtemps que je ne téléphone plus à Mauroy mais à son directeur de cabinet, Michel Delebarre ; c'est lui, le véritable Premier ministre. »
Jack Ralite, ministre-délégué à l'Emploi, me dit qu'il ne veut plus de ce ministère : il n'adresse plus la parole depuis trois mois à Pierre Bérégovoy, son ministre de tutelle.


Au déjeuner, Joxe, Poperen et Jospin se prononcent violemment contre le projet Savary, pour des raisons contradictoires. On parle aussi de l'URSS, de l'OLP, des prélèvements obligatoires... Le Président s'étonne de voir Pierre Joxe afficher envers Mauroy un mépris glacé.
François Mitterrand critique l'attitude du groupe socialiste à l'égard du gouvernement et évoque l'éventualité d'un référendum sur l'école — en passant, sans insister. Nul ne relève.

Dans l'après-midi, Henri Emmanuelli écrit à Pierre Mauroy au sujet de l'obligation du financement par l'État des écoles privées, acceptée par Mauroy pour satisfaire les parents d'élèves : « Il coûtera terriblement cher, car, dès aujourd'hui, 70 municipalités de gauche refusent de financer l'enseignement privé. Si la loi est votée, toutes les municipalités, y compris celles de droite, auront intérêt à les imiter. »



Jeudi 19 avril 1984


Mauroy engage la responsabilité du gouvernement sur une déclaration de politique générale, comme prévu. Les communistes votent la confiance.
Nouvelle réunion avec Delors et Emmanuelli sur les prélèvements obligatoires. On pourrait s'en sortir par la hausse des tarifs publics et la suppression de la taxe professionnelle. Delors n'en veut pas. Mais, pour financer la baisse des prélèvement obligatoires, il propose l'abandon de la salle de rock de Bagnolet (François Mitterrand : Non) ; la réduction des ambitions du Parc de La Villette : 15 hectares aménagés sur 30, le reste en arbres et en pelouses, 10 « folies » sur les 40 prévues (François Mitterrand : Oui, du moins provisoirement) ; la réduction de la Cité musicale à un conservatoire construit progressivement (François Mitterrand : Oui) ; la priorité accordée au projet Peï du Grand Louvre sur la Cour carrée, le ravalement et les installations commerciales périphériques (François Mitterrand : Oui).


Vendredi 20 avril 1984


A l'Élysée, M. Freij, maire de Bethléem, affirme que les Palestiniens doivent lancer « un défi pacifique à Israël ». Il condamne la colonisation des territoires occupés, comme les attentats anti-israéliens « qui ne peuvent que favoriser la victoire de Sharon ». Il souligne que l'OLP n'a jamais critiqué ou condamné ses déclarations publiques sur la reconnaissance mutuelle et l'ouverture de négociations entre Israéliens et Palestiniens. Il demande que la France et les autres pays européens fassent tout leur possible pour aider les municipalités de Cisjordanie et ceux des maires qui n'ont pas été destitués par les Israéliens à maintenir leurs activités.

Réunion avec Roland Dumas, Jacques Delors, Claude Cheysson, pour faire le point sur le règlement de la contribution britannique. Le problème est devenu incroyablement complexe, et chacun a son idée. Il y a maintenant au moins six solutions sur la table : le « Forfait intégral », le « Système Bruxelles », le « Système Œrsbel », le « Système Noël », le « Système Noël amendé France » et le « Système Noël amendé Grande-Bretagne ». Œrsbel est le secrétaire général danois du Conseil. Noël est le secrétaire général français de la Commission.
Le minimum qu'accepterait Mme Thatcher est de 1 100 millions d'écus, moyenne des compensations obtenues depuis quatre ans. La Commission propose, après une compensation forfaitaire de 1 000 en 1984, un taux de compensation de 75 %, ce qui aboutirait à un montant inacceptable pour nous. Priorité : consolider notre alliance avec l'Allemagne, qui doit aussi s'engager à participer pleinement à la correction britannique.
François Mitterrand : On pourrait aussi en rester à 1 000 et accorder quelque chose à Mme Thatcher par ailleurs, par exemple en la faisant bénéficier un peu plus de certains fonds existants. Mme Thatcher a politiquement intérêt à conclure avant les élections européennes. Pour nous, je crois que nous n'y avons pas intérêt. Déjà, Michel Debré a demandé hier à l'Assemblée pourquoi consacrer tant d'argent à l'Europe alors que nous en manquons pour la Lorraine... Avant les élections européennes, la solution sera donc sans doute financièrement moins coûteuse, car Mme Thatcher voudra y parvenir, mais elle sera politiquement plus risquée.

Tout grand projet a une forte tendance à coûter plus cher que prévu, surtout lorsque l'estimation a été faite avant l'achèvement des études détaillées. Les devis d'Orsay et du Musée de La Villette ont explosé entre 1979 et 1983 (François Mitterrand: Inadmissibde !). Le Parc de Tschumi, à La Villette, coûterait 2 milliards au lieu des 750 millions alloués. Le budget de l'Opéra-Bastille (2,1 milliards) apparaît déjà court à beaucoup de spécialistes. (François Mitterrand: Inacceptable!)

Rencontre entre Fabius et Chérèque au ministère. Le Président a suggéré au ministre d'employer le syndicaliste en Lorraine.

Les Soviétiques refusent une proposition américaine de négociations sur les armes chimiques.

Conversation avec François Mitterrand : « Les ministres confondent trop souvent l'élaboration des textes avec l'action. Or, les textes en eux-mêmes ne sont rien. Ils ont même l'effet pervers de donner bonne conscience. Il faudrait mobiliser les ministres. Mais, au bout de deux ou trois ans, la routine et la sclérose se sont installées et les imaginations se sont épuisées. »

De retour aux États-Unis, John Pointdexter m'écrit, cette fois à propos de la participation de la France au déminage des ports du Nicaragua, dont Cheysson a informé les Américains. Cette lettre est d'une rare violence :
« Puisque vous m'aviez dit que le Président Mitterrand avait pris la décision de principe d'avoir des consultations avec nous sur les problèmes de cette région [le Golfe] dans un esprit de totale franchise [Quelle façon de dire les choses ! Je lui ai seulement dit que le Président avait accepté que le général Saulnier l'écoute sur la guerre Iran/Irak !], j'ai réagi franchement et sans détours au sujet de nos consultations et plans d'action en fonction des divers scénarii possibles. Nous considérons qu'il est important de poursuivre nos entretiens confidentiels au sujet de cette région qui est d'une importance si cruciale pour le monde libre.
Il y avait une autre question que nous avions l'intention d'aborder, celle du Nicaragua, mais nous avons manqué de temps et Bud tenait à ce que j'en parle en privé avec vous.
A part les questions d'intérêt régional sur lesquelles nous sommes généralement d'accord, je pense qu'il est important de parler franchement des questions sur lesquelles nous sommes en désaccord. Je dois vous dire que la lettre par laquelle Cheysson a proposé de participer aux opérations de déminage au Nicaragua est pour nous une source de très grande préoccupation, surtout compte tenu du fait que cette proposition semble avoir été une initiative française. Au cas où Paris passerait aux actes, nous considérerions que cette participation constituerait un acte véritablement inamical dans une région où les intérêts vitaux des États-Unis sont en jeu.
Les opérations de minage elles-mêmes n'ont pas été réalisées par les États-Unis, mais nous apportons effectivement notre soutien aux contre-révolutionnaires qui les effectuent. Etant donné que le Nicaragua n'a pas répondu à nos tentatives pour régler pacifiquement les problèmes qui nous opposent, nous sommes convaincus que l'activité des contre-révolutionnaires constitue un élément de pression essentiel sur le gouvernement sandiniste. Nous estimons que le Nicaragua est un cancer qui pourrait facilement s'étendre à d'autres pays de la région et finalement au Mexique. Nous aimerions que vous souteniez davantage nos efforts en faveur du processus démocratique en Amérique centrale et nous sommes déçus du rôle négatif de la France lors des récents débats au Conseil de sécurité des Nations-Unies.
D'un autre côté, nous nous félicitons que le Président Mitterrand ait fermement refusé de reprendre les ventes d'armes au Nicaragua et nous accueillerions avec satisfaction de nouvelles manifestations de coopération en faveur de l'instauration de la démocratie en Amérique centrale.
J'ai parlé de cette question en toute sincérité, pour être sûr qu'il n'y ait pas de malentendu sur l'importance que les États-Unis attachent à l'établissement de la paix et de la démocratie en Amérique centrale, si près de notre frontière sud.
Il doit vous être très difficile de vous déplacer indépendamment du Président, mais nous serions heureux de vous recevoir à n'importe quelle date pour poursuivre nos entretiens. Jean Saulnier a indiqué qu'il allait probablement venir aux États-Unis et nous serons très heureux de le voir. Soit dit en passant, le déjeuner était splendide, et je vous remercie. »
Le Président, informé, fait réétudier notre participation au déminage.


Dimanche 22 avril 1984


Mort d'une femme policier devant l'ambassade de Libye à Londres. Rupture des relations diplomatiques anglo-libyennes. La sécurité face au terrorisme deviendra, je le crains, le sujet principal du Sommet de Londres. Voilà qui tombe malheureusement à pic : il n'y avait rien ou presque à l'ordre du jour !

François Mitterrand me parle à nouveau de ses évasions pendant la guerre :
«Je n'avais qu'une idée, c'était de m'en aller, de m'échapper. Tout de suite, je me suis organisé pour partir. A ce moment-là, je n'étais pas assez vaillant physiquement ; on m'a transporté à l'hôpital de Lunéville. Mais les seuls soins que j'ai reçus, c'étaient des piqûres antitétaniques ; j'étais un peu faible, j'avais le bras raide. On m'a gardé à l'hôpital et puis, un jour, j'ai été transféré au camp de prisonniers de Lunéville, derrière des barbelés. Puis dans d'immenses trains de marchandises où on était entassé comme devaient l'être plus tard les déportés. J'ai été comme cela jusque dans le centre de l'Allemagne. Je suis arrivé en Allemagne en août 1940. Tout de suite, j'ai pensé à l'évasion. J'ai été affecté à différents commandos. J'avais un très bon camarade, Bernard, un Juif russe. Il est resté tout le temps avec moi. Les Juifs qui parlaient très bien l'allemand sont devenus importants dans le camp, ils nous servaient d'interprètes. Il s'était déclaré juif et les Allemands qui étaient là (des vieux qui n'étaient pas au front, des ouvriers allemands, de braves types), l'appelaient « Le Juif». Dans le kommando, il y avait des corvées. J'habitais un moulin hérissé de barbelés. C'était un petit kommando dit d'intellectuels, parce qu'il y avait des curés, des instituteurs, des Juifs et des républicains espagnols engagés dans l'armée française. On avait une vie conviviale assez sympathique, on travaillait toute la journée, souvent durement. J'ai passé des jours et des jours à balayer la neige sur les rails pour que les trains puissent passer. C'était monotone. Mal chaussé, autant dire avec des chiffons ; sous-alimenté, naturellement. Il fallait résister. Comme on était pris toute la journée par des travaux durs, on ne pensait pas à autre chose. Le soir, on bavardait. Je suis parti en mars 1941. J'ai été repris au bout de trois semaines, puis je me suis réévadé en novembre, d'un camp central, cette fois, et puis j'ai été repris et mis dans un camp de transit à la frontière allemande, l'ancienne frontière entre Metz et Sarrebruck. Je me suis réévadé douze jours plus tard du camp de transit, et là, j'ai réussi. Ce n'était pas très loin de la frontière. Je me suis dirigé vers la France dite libre... »



Mardi 24 avril 1984


Le Président reçoit Jacques Delors et lui demande de faire supprimer la taxe professionnelle en 1985, comme le propose le Premier ministre, afin de réduire les prélèvements obligatoires. Delors, dont l'administration aurait la lourde charge de mettre en œuvre la réforme, est contre. En sortant, il me dit : « Il veut qu'on supprime la taxe professionnelle. C'est impossible. J'arriverai à le convaincre. Je vais lui écrire ! »


Pour le Sommet européen en France, impossible de trouver un autre lieu : ni Bordeaux ni Nice n'ont suffisamment d'hôtels. Ce sera Paris ou un château de la région parisienne. Le Président choisit Fontainebleau.

Jacques Chérèque passe la journée en Lorraine avec Laurent Fabius. En rentrant, Fabius suggère au président de le nommer préfet.



Mercredi 25 avril 1984


Manifestations, cette fois en faveur de l'école laïque: 150 000 personnes à Paris, plus d'un million dans tout le pays. C'est peu.
L'Église entend que les maîtres conservent leur dépendance hiérarchique vis-à-vis du diocèse, et refuse l'intégration au bout de six ans dans la fonction publique. Ce n'est pas le point central pour les parents d'élèves qui tiennent avant tout au libre choix de l'école, donc à l'obligation faite aux communes ou à l'État de financer les établissements privés.
Jeudi 26 avril 1984


Comme l'avait prévu — ou appris ? — Pointdexter, l'Irak déclenche la « guerre des pétroliers » contre l'Iran dans le Golfe. Les bateaux ne sont plus à l'abri.

Gaston Thorn vient dire au Président qu'il s'inquiète de voir ressortir dans les discussions l'idée d'un versement forfaitaire à la Grande-Bretagne, à laquelle il est hostile. Il considère en outre qu'au Conseil européen de Bruxelles, tous les États membres ont accepté le principe d'un mécanisme, qui lui paraît plus juste, et non d'un forfait.
François Mitterrand : « Je \ne suis pas de votre avis. A Bruxelles, l'accord était : forfait d'abord, système ensuite... Et pas très longtemps... »


Vendredi 27 avril 1984


Comme promis, Jacques Delors explique par écrit pourquoi il est contre la suppression de la taxe professionnelle : «Sur le plan politique, tout d'abord, il me semble qu'il faut veiller plus que jamais à créer un équilibre dynamique entre les forces du travail et le groupe des entrepreneurs. Ce ne serait pas le cas si on procédait à la suppression d'un impôt de 60 milliards de francs sur les entreprises et si on réalisait, en pratique, une ponction importante sur les ménages, en premier lieu sur les salariés (...). C'est pourquoi je me suis résigné à vous soumettre un schéma d'aménagement progressif qui a, au surplus, le mérite de s'inscrire dans le processus de diminution des prélèvements obligatoires. »
Cela ne convainc pas le Président, qui continue à vouloir la suppression de cet impôt.


Bud McFarlane m'écrit, à propos des pétroliers attaqués hier dans le Golfe, pour m'expliquer que les États-Unis sont prêts depuis quatre ans à une guerre dans cette région, si elle devient nécessaire, et pour nous demander de ne plus vendre d'Exocet à l'Irak :
« Je voudrais te faire partager la façon dont nous analysons la multiplication des attaques contre les bateaux dans le Golfe, et l'implication de l'Iran dans ces attaques. Bien que nous soyons très préoccupés par cette nouvelle escalade de la crise, nous ne croyons pas qu'il y ait, à ce stade, nécessité de prendre des mesures économiques exceptionnelles, pas plus que nous ne pensons qu'il soit nécessaire que les puissances extérieures à la région entreprennent quelque action militaire.
Nous incitons tous les pays concernés à s'impliquer activement, par tous les canaux possibles, dans la recherche de solutions diplomatiques à cette menace pesant sur la libre navigation. Nous attendons aussi des pays du Golfe qu'ils se mettent en mesure de traiter eux-mêmes les problèmes de sécurité dans le Golfe avant de demander une aide militaire extérieure. Nos Awacs en Arabie Saoudite, la présence de notre marine au Moyen-Orient, ainsi que vos propres efforts leur sont déjà d'une certaine aide. Un bataillon de militaires professionnels est opérationnel dans la mer d'Arabie.
Si les hostilités devaient s'étendre et si nous étions sollicités par les pays de la région pour jouer un rôle plus actif, nous serions à même de nous appuyer sur quatre années de planification pour ce type d'événement. Nous ne recherchons pas un tel engagement et nous pensons que le climat politique devrait aller dans ce sens. Nous voudrions être appelés publiquement à fournir notre assistance et nous voudrions que les puissances militaires occidentales ayant des intérêts économiques dans cette zone puissent jouer un rôle similaire ; nous voudrions qu'il soit clair pour tout le monde, y compris pour l'Iran, l'Irak et l'Union soviétique, que nous cherchons à rester neutres dans le conflit et que nous ne cherchons pas à l'utiliser comme prétexte pour augmenter notre présence militaire permanente dans la région.
... A ce stade, nous envisageons de poursuivre nos efforts pour prévenir toute panique sur le plan économique et conseiller la retenue aux belligérants. Nous nous évertuons à répandre l'idée que les réserves énergétiques mondiales et les stocks disponibles sont à même de prévenir tout blocage de l'économie mondiale si venait à se produire une interruption de la navigation dans le Golfe. L'Agence internationale pour l'Énergie peut jouer un rôle clé pour fournir cette assurance.
En ce qui concerne la question cruciale de la retenue qui s'impose aux belligérants, ainsi que John Pointdexter l'a mentionné à Paris le mois dernier, nous croyons essentiel que l'Irak soit assuré que ses besoins militaires sur le front seront satisfaits. Mais nous voudrions aussi que vous puissiez étudier les moyens de réduire ses capacités d'attaque contre les bateaux dans le Golfe, y compris en restreignant vos ventes d'Exocet. Nous comprenons les objectifs de l'Irak lorsqu'il provoque l'escalade dans le Golfe, mais nous pensons que cette action est directement contraire à la sécurité des Occidentaux et à leurs intérêts économiques. En outre, nous ne pensons pas qu'une telle action aura les effets que l'Irak en attend, car une intervention militaire des Occidentaux, si elle survenait, ne renforcerait pas nécessairement la main de l'Irak, ni ne forcerait l'Iran à négocier un cessez-le-feu. Par conséquent, nous ne voyons aucune contradiction entre les mesures à prendre pour éviter que l'Iran n'oblige l'Irak à la capitulation militaire et celles susceptibles de réduire les risques d'une escalade dans le Golfe.
Nos deux pays jouent un rôle clé dans la sauvegarde de la stabilité économique et de la sécurité dans cette conjoncture. Continuons à travailler étroitement et à coordonner nos efforts à cette fin. »




Mercredi 2 mai 1984



Au Conseil des ministres, dissolution de l'Alliance révolutionnaire caraïbe, qui milite pour l'indépendance de la Guadeloupe.
Au cours du déjeuner habituel, Joxe affirme que le groupe socialiste n'est pas lié par la promesse du Président d'abaisser les prélèvements obligatoires : « Nous ne sommes pas tenus de respecter cet engagement s'il doit se faire au prix d'une paralysie de certains services comme celui de l'Éducation nationale. » Le Président est blême, mais laisse dire. La baisse se jouera de toute façon hors la présence de ceux qui sont réunis autour de cette table.


Nouvelle grève de la faim de Sakharov. Protestations en France et communiqué officiel de l'Elysée. Les Soviétiques font savoir par Vorontsov qu'ils préféreraient que le voyage de François Mitterrand, prévu pour la fin juin, soit reporté. Le Président fait répondre qu'il préfère le maintenir, mais sans communiqué commun. Moscou accepte.
Jeudi 3 mai 1984

Gaston Defferre écrit au Président pour appuyer la suppression de la taxe professionnelle :
« La réduction des prélèvements obligatoires constitue un des objectifs majeurs que vous avez assignés au gouvernement pour 1985. Je considère qu'une diminution aussi importante de la pression fiscale ne sera possible, et sensible aux yeux de l'opinion publique, que si elle est réalisée par la suppression d'un impôt direct pesant sur une large catégorie de contribuables.
La taxe professionnelle, dont le produit prévisible pour 1985 devrait avoisiner les 70 milliards de francs, répond à ces caractéristiques. Elle doit donc être supprimée dès le 1er janvier 1985. »
Les camps sont nettement dessinés. Mauroy est pour ; Delors et le PC s'opposeront à ce qu'ils considèrent comme un «cadeau» aux entreprises.

Réunion à propos de la station spatiale habitée. Tout faire pour financer le projet européen.

Le SNESUP dépose un préavis de grève nationale des examens universitaires de fin d'année. Au cours des semaines suivantes, une majorité d'universités sera touchée par cette grève (non-dépôt des sujets, retards dans l'organisation...)

Jacques Chérèque est nommé préfet délégué pour le redéploiement industriel en Lorraine.




Vendredi 4 mai 1984


Petit déjeuner avec le chef de file des conseillers économiques de Reagan, Martin Feldstein. « L'économie française fait notre admiration. Le SME ne sert à rien, sauf à vous forcer à la rigueur. »

Déjeuner à l'Élysée avec Mme Thatcher. L'essentiel de la discussion porte encore sur « son » chèque. Elle souhaite, dit-elle, « aboutir à un accord à Fontainebleau ». Elle propose que la négociation reprenne dans un premier temps entre Dumas et Howe, en vue d'arriver, si possible, à un accord avant les élections européennes, lequel serait ensuite avalisé lors du Conseil européen. François Mitterrand lui propose un milliard d'écus, d'abord forfaitaires, puis sous forme d'un système lui garantissant deux tiers. Elle refuse ; elle croit obtenir plus des Allemands. Nous sommes allés au maximum. C'est bien inquiétant. Il va falloir « verrouiller » les Allemands. Cela seul pourra la convaincre.

Étonnant retournement de situation : on achète trop de gaz au regard de la consommation ! Lors d'une réunion dans le bureau du Président, il est décidé que le gouvernement demandera à Gaz de France de retarder l'exécution du contrat de livraison de gaz soviétique conclu à la fin 1981. Nous pouvons en attendre une économie de 600 millions de francs en 1984, de 1,7 milliard en 1985, et au total de plus de 13 milliards de francs sur les six années à venir. Il faudra faire pareil avec l'Algérie.
François Mitterrand reçoit les membres du Comité national d'action laïque. Le climat est tendu. « Il faut se demander, dit le Président, jusqu'où on peut aller et tenir compte de l'état de l'opinion. » Réponse d'un des dirigeants du CNAL : « Si le texte Savary reste ce qu'il est, nous serions nous aussi obligés de prendre une initiative du même type que les tenants du privé. » Le Président hausse les épaules. Il n'y croit pas. En sortant, ils déclarent à la presse qu'ils ont « le sentiment que les jeux ne sont pas faits » et que le chef de l'État les a « écoutés attentivement ». François Mitterrand me lance : « Ils ont raison sur de nombreux points, mais ils mènent une guerre du siècle dernier. »

Nouvelle réunion sur les prélèvements obligatoires. Quel schéma pour la taxe professionnelle ? Le projet de suppression de Mauroy est le meilleur, techniquement et politiquement ; il réduit de 0,6 % les prélèvements obligatoires. Le Président donne l'ordre d'inscrire cette réforme dans la préparation du Budget 1985. Les échéances pour les autres décisions destinées à abaisser les prélèvements obligatoires approchent : fin juin, il faudra décider d'éventuelles hausses des tarifs publics et des économies nouvelles sur le budget de 1984 ; le 15 juillet, des dépenses de 1985 ; le 30 août, des recettes de 1985.


Dimanche 6 mai 1984


Dîner à l'Élysée avec Mario Soares. L'élargissement s'annonce correctement, du moins si Mme Thatcher veut bien accepter un compromis sur son chèque...


Lundi 7 mai 1984


Nouveau message de John Pointdexter sur la situation dans le Golfe : plus rassuré.


Préparation du Conseil des ministres avec le Président. Le mandat de l'actuel secrétaire général de l'OCDE, Van Lennep, s'achève. Claude Cheysson propose que la France présente, pour lui succéder, Jean-Claude Paye, actuel directeur des Affaires économiques au Quai d'Orsay. Le Président est d'accord.
Jean-Claude Paye aura donné une âme au Quai d'Orsay, et lui aura assuré une influence dans la définition de la stratégie économique internationale de la France comme personne ne l'a fait avant ou après lui.
A la place de Paye, François Mitterrand refuse la candidature de François Bujon de l'Estang, présentée par Claude Cheysson. Bujon est pourtant un excellent diplomate. Et il aurait accepté ce poste... Mais Jospin pousse un autre candidat de qualité.


Mardi 8 mai 1984


La tension Est/Ouest s'aggrave. L'URSS, suivie par treize autres pays, annonce qu'elle ne participera pas aux Jeux Olympiques de Los Angeles.
Mercredi 9 mai 1984

Petit déjeuner avec Delors, Dumas, Cresson, pour préparer le Sommet de Londres. On y parlera terrorisme, dette du Tiers Monde, commerce. Rien d'exceptionnel.

Un projet de loi de Georgina Dufoix est proposé au Conseil des ministres. Il prévoit, en cas de crime de caractère raciste, que des associations puissent se porter partie civile devant les tribunaux et que les peines soient aggravées pour les coupables. Pas de problèmes sur le premier point, mais, sur le second, le Président fait un véritable cours de droit pénal aux ministres.

Au déjeuner, François Mitterrand expose les thèmes de l'interview qu'il prépare pour Libération, sur lesquels il n'a cessé d'écrire depuis le Conseil : « Il n'y a pas de "tournant". Nous aurions changé si nous avions effacé les nationalisations. Ce n'est pas le cas. Simplement, nous avons pris des mesures pour vivre la parenthèse. »
Le Président demande des précisions sur l'historique des prélèvements obligatoires : depuis la guerre, ils n'ont baissé qu'en 1960, 1970 et 1971. Sinon, une hausse de 0,5 à 2 points chaque année. Les impôts sur le revenu n'ont baissé qu'en 1954 et 1955 (chaque fois de moins de 5 %).


Jeudi 10 mai 1984


Le Président a envie d'un grand globe terrestre, comme celui qu'il a vu dans le bureau de Reagan. Enquête faite, il n'existe pas de fabricant français. On n'en trouve que sur le marché américain. Il le fera faire par Fernand Pouillon, à vingt exemplaires, pour en offrir à divers chefs d'État.

Dans son interview à Libération, François Mitterrand expose son projet politique : « une société d'économie mixte ».


Vendredi 11 mai 1984


Sondage : deux Français sur trois sont mécontents du Président.

Le Chancelier Kohl dit au téléphone qu'il est prêt à tenir face à Margaret Thatcher sur un milliard d'écus en 1984, 1,3 en 1985 et 1,5 en 1986. Mais il ne croit pas qu'on pourra donner moins que ce que la Commission a proposé, soit 1,4 milliard d'écus en 1985. Le Président ne veut pas en entendre parler. Il a très peur d'un renversement d'alliance et d'un accord germano-britannique.

Le Parti communiste se déclare fermement opposé à une réforme de la taxe professionnelle, comme d'ailleurs à la baisse des prélèvements obligatoires.
Le choix entre les différents schémas de réforme de la taxe professionnelle doit être fait d'ici la fin de la semaine prochaine. En effet, les délais de mise en œuvre pour 1985 imposent que le texte — dans l'hypothèse du schéma d'aménagement Delors — soit voté au moins en première lecture à cette session du Parlement, et donc adopté par le Conseil des ministres du 23 ou, au pire, du 30 mai.

Je reçois François-Xavier Ortoli, vice-président de la Commission européenne, qui me parle éloquemment de Fontainebleau et, élégamment, de son propre avenir.


Samedi 12 mai 1984


Dans une interview au Monde, Kadhafi réitère ses propositions de concertation sur le Tchad.



Lundi 14 mai 1984


Dans la voiture qui le conduit à l'aéroport avant son départ pour la Norvège et la Suède, le Président donne ses consignes à Mauroy sur le conflit Citroën : « Il faut expliquer que ce conflit entre la direction d'une entreprise privée et la CGT ne concerne pas l'État. »

Sur l'école, bifurcation : Mauroy reçoit Savary, Joxe, Poperen, Laignel. Sous leur pression, il accepte leurs amendements sur la titularisation (obligatoire) des maîtres, le financement (facultatif) des écoles privées par les communes, et le lien entre l'ouverture de classes de maternelle privées et publiques. Tout cela contre l'avis de Savary : l'accord passé avec les catholiques est bafoué.
Là, tout bascule...


Mardi 15 mai 1984


Pierre Mauroy reçoit le père Guiberteau. Stupéfait par les changements apportés au texte, le représentant de la hiérarchie catholique les rejette en bloc.

Lors d'une conférence à l'Hôtel Continental, Jacques Chirac présente les projets du RPR en matière d'audiovisuel. François Mitterrand en déduit qu'il vaut mieux créer des télévisions privées avant que la droite ne le fasse.


Jeudi 17 mai 1984


A Stockholm, au cours d'une conversation avec Olof Palme, surgit l'idée des TUC. Nous croyons avoir trouvé la solution miracle à la crise de l'emploi.


Vendredi 18 mai 1984


Retour à Paris. Conseil des ministres retardé, dans l'après-midi. Encore l'école. Mauroy affiche une position plus laïque que jamais. François Mitterrand prend ses distances avec le projet de loi tel qu'il a été amendé. S'adressant à Mauroy et au ministre de l'Éducation, il parle maintenant de «votre projet ». «Si l'on ne règle pas cette affaire maintenant, il faudra des siècles. Il faut nous souhaiter une bonne santé d'ici là. De toute façon, l'école catholique existe en France depuis des siècles. Et c'est tant mieux. Ce n'est pas un problème qui se réglera en une génération. »
Le débat sur la loi Savary débute cet après-midi à l'Assemblée nationale. Je trouve Mauroy très fatigué : il est aphone. Au Val-de-Grâce, on lui a dit qu'il avait un cancer ; puis qu'il n'avait rien. Il est très éprouvé.
Mgr Lustiger fait savoir au Président qu'une manifestation à Paris est inévitable en raison des amendements nouveaux et surtout de l'interdiction de la création de maternelles privées là où il n'en existe pas de publiques.

Je reçois Kathy Graham. La propriétaire du Washington Post se lance dans une violente diatribe contre les socialistes à propos de l'école privée. Je réalise qu'elle pense qu'il s'agit d'interdire aux parents de financer eux-mêmes des écoles privées ! Quand elle comprend qu'il s'agit de restreindre l'usage, à des fins privées, de l'argent des contribuables, elle reste un long moment silencieuse et songeuse, puis change de conversation !

Jacques Delors m'appelle de Rome où le groupe des dix principaux ministres des Finances est réuni. Suite aux orientations définies à Versailles, les travaux sur la réforme du système monétaire international ont progressé sur les trois thèmes que la France a proposés : la stabilité des taux de change, le rôle du FMI et la gestion des liquidités internationales. Le groupe des Dix est convenu que le Comité intérimaire du FMI, qui réunit vingt-cinq pays, deviendra le cadre de cette réflexion élargie et sera une sorte de pré-Conférence monétaire mondiale.
Ce texte, accepté par tous, reste pour le moment confidentiel ; Delors me laisse le choix entre l'annoncer dès aujourd'hui ou attendre le Sommet de Londres. Je choisis d'attendre Londres pour faire du lancement de cette conférence mondiale un succès de la France au Sommet. J'ai tort : l'accord ne tiendra pas jusque-là ! Le projet sera enterré.
Leçon retenue : en diplomatie, s'en tenir au fait accompli !


Samedi 19 mai 1984


Pierre Joxe et Jean Poperen demandent au Premier ministre de confirmer son accord sur les amendements apportés à la loi sur l'école privée. Mauroy hésite, puis confirme.

Le Président demande qu'une démarche urgente soit faite aujourd'hui à Moscou au nom des Dix pour faire libérer Sakharov. M. Adamichine, vice-ministre des Affaires étrangères, « membre du Collège », très tendu, reçoit l'ambassadeur de France. Il ne veut pas discuter avec un étranger d'« une question relevant exclusivement de la compétence de l'URSS. C'est, dit-il, une tentative d'ingérence dans les affaires intérieures de l'État soviétique. »
Les Présidents de l'Argentine, du Brésil, de la Colombie et du Mexique dénoncent le poids excessif des taux d'intérêt américains sur leur dette. Il faut faire quelque chose. Le Sommet des Sept ne pourra pas ne pas en parler. Or aucun projet n'est prêt.
Nouvelle réunion de sherpas au merveilleux château de Brocket Hall. Après l'affaire de l'ambassade libyenne à Londres, Robert Armstrong propose un texte sur le terrorisme, rappelant les déclarations des Sommets antérieurs et définissant un certain nombre d'orientations communes sur la protection des ambassades et les relations diplomatiques. Je refuse en faisant valoir que si la France est prête à une discussion approfondie au Sommet, dont Mme Thatcher pourrait rendre compte oralement, elle n'est pas disposée à souscrire à un document public ni surtout à des procédures antiterroristes à Sept.
Les Allemands veulent absolument une déclaration de solidarité politique au lendemain du quarantième anniversaire du débarquement allié.
Je pousse l'idée d'un programme sur la dette, après la déclaration des chefs d'État d'Amérique latine. David Mulford, à la Trésorerie américaine, est le seul à s'y intéresser. Cela deviendra un projet majeur.
Washington veut nous imposer de participer à la station spatiale américaine. Pas question si on n'affirme pas simultanément l'objectif d'une station spatiale habitée européenne.



Lundi 21 mai 1984


Les députés socialistes découvrent que le ministre de l'Éducation, avec l'aval de Pierre Mauroy, a recorrigé l'amendement Laignel (portant de six à huit ans la période pendant laquelle l'Etat peut se substituer aux communes pour le financement des écoles privées), ajoutant cette phrase : « Cette période peut être prolongée tant que la moitié au moins des enseignants ne bénéficie pas de la titularisation. » Autrement dit, l'enseignement privé est assuré de son financement quoi qu'il advienne, et les écoles privées, sans crainte de perdre leur financement, ont moins intérêt que jamais à inciter leurs maîtres à accepter d'être titularisés ! Élégante façon de renouer l'accord tant avec l'Église qu'avec les parents d'élèves de l'enseignement privé.
Joxe, Laignel, Poperen, le CNAL et la FEN interviennent auprès de Mauroy pour le faire revenir sur cette disposition. Voyant cela, Alain Savary présente sa démission. Il en avertit Pierre Mauroy et Jean-Louis Bianco. Dans la soirée, Pierre Mauroy s'enferme avec le ministre pendant une heure ; il accepte de rester : «Je ne veux pas, par une démission, gêner la gauche. »



Mardi 22 mai 1984


Dans la voiture qui le conduit à l'aéroport, le Président, très irrité par le vocabulaire des partisans du privé, donne son feu vert au Premier ministre sur les nouveaux amendements, en particulier celui limitant dans le temps la possibilité de substituer l'État aux communes dans le financement des écoles.
Il est furieux des cris violents qui l'accueillent à Angers. Dans son discours, il parle de l'Europe spatiale afin de faire progresser l'idée avant le Sommet de Londres : « C'est d'abord dans le domaine civil que l'Europe spatiale doit résolument progresser, et elle le fait déjà de multiples façons au sein de l'Agence spatiale européenne et par la coopération franco-allemande, notamment pour les satellites de télécommunications appelés à un développement rapide. Et un jour, pourquoi pas, il faudra que l'Europe s'attaque à la construction d'une station spatiale habitée. C'est un très grand projet, les États-Unis ont déjà fait des propositions, l'Europe devra avancer ses propres idées. »
Pendant ce temps, Laignel, Joxe, Derosier, Poperen et Mermaz sont à Matignon ; Mauroy leur confirme qu'il accepte leurs amendements et limite la période au cours de laquelle l'État s'engage à suppléer les communes pour le financement des écoles privées. Pour Mauroy, les dirigeants du privé ayant déjà annoncé leur manifestation à Paris, il n'y a plus rien à attendre d'eux.
C'est là le tournant. Sans ces ultimes amendements, la loi passait Dans l'un et l'autre camp, les outrances verbales rendent dorénavant impossible le compromis.


Mercredi 23 mai 1984

Rocard précise devant le Conseil des ministres les modalités de réduction de la production laitière. Un discours interminable, grandiloquent, technique, ennuyeux, inutile.

Au déjeuner, François Mitterrand se montre très irrité de la façon dont le journal de TF1, hier soir, a rendu compte de son voyage à Angers. Il parle de Georges Marchais qui s'entête, du commerce extérieur qui s'améliore, du travail de nuit dans les Postes, qu'il faut revaloriser.

Le gouvernement engage sa responsabilité. La loi Savary est adoptée ; l'opposition dépose une motion de censure, adoptée en première lecture par l'Assemblée.

Préparation, tard dans la nuit, avec Élisabeth Guigou et Pierre Morel, du discours que François Mitterrand doit prononcer demain à Strasbourg. Il veut relancer l'Europe politique et proposer la création d'une Union européenne après la résolution des contentieux et avant l'élargissement.


Jeudi 24 mai 1984


François Mitterrand achève la rédaction de son discours, comme d'habitude, dans l'avion tournant au-dessus de Strasbourg. Ce qu'il dit de l'Europe politique est ce qui deviendra, dans cinq ans, l'Union européenne.
Il propose pour tout de suite une Communauté technologique européenne : « Mobiliser ses entreprises, mais aussi ses chercheurs, ses universitaires, afin qu'ils sentent que leur avenir est sur notre continent, et qu'ils aient toutes les opportunités d'y travailler sur les recherches de pointe. Dans l'électronique, l'Europe consacre à sa recherche plus de crédits que le Japon ou les Etats-Unis d'Amérique... Les tentatives d'alliances industrielles ont jusqu'ici échoué. N'est-il pas temps que les États les incitent à s'unir ? » Voilà qui deviendra, l'année prochaine, Eurêka.

Le ministre allemand de la Défense, Manfred Wörner, déclare vouloir contrôler les Pluton, armes nucléaires françaises à courte portée : « Ce que veulent les Allemands, c'est qu'à l'avenir, il soit prévu une consultation si ces armes sont utilisées à partir du territoire allemand ou sur le territoire allemand. Dresde, Erfurt, Leipzig sont des villes allemandes ! » (La RDA est donc pour lui une Allemagne à protéger et non un territoire ennemi.)
Pour François Mitterrand, il n'en est pas question : la France ne peut assurer la défense allemande. Seule peut le faire l'Amérique. Et nul étranger n'a à se mêler de la décision d'emploi des armes françaises, dont le Président de la République est le seul maître. On en reparlera avec Kohl.


Vendredi 25 mai 1984


Réunion gouvernementale à La Lanterne pour préparer le lancement des TUC, ces emplois à temps partiel pour les jeunes, dont on attend la solution miracle contre le chômage. Les communistes sont contre. Delors et Fabius sont pour. Mauroy présente un plan de mesures sociales.

François Mitterrand reçoit Pierre Daniel, le président des parents d'élèves de l'enseignement libre. L'entretien se passe mal. Daniel accuse le gouvernement d'avoir trahi l'accord par ses derniers amendements. Malgré tout, par souci de conciliation, il fixe la manifestation de Paris au 24 juin, soit après les élections européennes, au grand dam de Jacques Chirac. François Mitterrand : « Ils veulent tous manifester à Paris. Ils ont beau nier, c'est Chirac qui est derrière tout cela. Ce sont des factieux. Ils veulent refaire le 6 février 1934 ! »

Qui nommer à la direction du Trésor au départ de Camdessus à la Banque de France ? Daniel Lebègue, ancien conseiller de Mauroy, ou Philippe Lagayette, directeur de cabinet de Delors ?


Je travaille toujours au texte de programme gouvernemental que François Mitterrand me demande régulièrement de tenir à jour.

Depuis deux ou trois jours, le système financier mondial craque. Aux États-Unis, le taux d'intérêt nominal a augmenté de plus d'un point en deux mois, et le taux d'intérêt réel atteint 6 % ; ce qui ajoute 4,5 milliards de dollars à la charge annuelle du Tiers Monde ; les banques américaines en souffrent aussi. Après Continental Illinois, c'est Hanover Trust, City Corp et la Chase qui sont menacées par la fuite de leurs déposants. La panique devant la fragilité des banques britanniques a provoqué, hier, une baisse des cours à la Bourse de Londres, la plus forte depuis dix ans. La menace formulée avant-hier par quatre Présidents d'Amérique latine, de réagir en commun, par un moratoire ou un refus de paiement, si les taux d'intérêt ne baissent pas, doit être prise au sérieux. Il faut réfléchir d'urgence. Le Sommet de Londres ne pourra plus se contenter, comme celui de Williamsburg, d'en disserter en secret.



Samedi 26 mai 1984

Discussion avec le Président avant le Sommet franco-allemand de demain : il faut s'assurer que les Allemands sont prêts à refuser de donner plus d'un milliard d'écus à Mme Thatcher. Les Britanniques bloqueront. Il faut donc se tenir prêts à la crise et continuer d'avancer, ensuite, à Neuf.
Lundi 28 mai 1984


Sommet franco-allemand à Paris. François Mitterrand et Helmut Kohl évoquent la situation dans les pays de l'Est dont Kohl prend l'habitude de faire chaque fois l'analyse, pays par pays. Il propose le principe de ce qui deviendra la rencontre de Verdun. Première discussion sur la présidence de la Commission. François Mitterrand sait que c'est le tour d'un Allemand ; il veut vérifier si Kohl y tient vraiment, ou s'il peut avancer le nom de Delors. Par ailleurs, Kohl nous informe qu'il est prêt à monter jusqu'à 1 100 millions d'écus pour Margaret Thatcher.
Helmut Kohl : Oustinov dit que les sous-marins russes sont prêts à l'action face aux États-Unis. Cela augmente les chances de réélection de Reagan. Mais il n'y a aucun signe de durcissement réel. Ils font du bruit, c'est tout. Lubbers ne réussira pas à imposer le déploiement...
François Mitterrand : Sur la Communauté, il ne reste en débat, pour Fontainebleau, que le problème britannique, qui bloque l'élargissement. On ne peut faire de concessions sur le Traité de Rome. Il ne faut pas dépasser deux tiers de 1 600, soit 1 066. Je préférerais qu'on en reste à 1 000.
Helmut Kohl : Ce n'est pas assez pour Mme Thatcher. Elle n'acceptera pas. Il faut faire davantage de concessions, car tout sera pire après Fontainebleau. Il faut donc en finir. Cela nous prend trop de temps et d'efforts. Le Sommet de Bruxelles, en mars, a été un grand succès, le meilleur Sommet depuis dix ans. D'ailleurs, avant nous, ces Sommets étaient vides. Et ces deux-là qui se téléphonaient chaque semaine n'ont visiblement jamais parlé de lait, nous laissant le problème sur les bras.
(Voilà pour leurs deux prédécesseurs, qui n'ont rien réglé.)
Je pense que Mme Thatcher cédera à 1 100 millions. Cela fera hurler, mais tout le monde sera soulagé de dire oui. Nous ne nous engagerons que pour quatre ans. Elle a besoin d'un accord avant les élections européennes. Elle a compris qu'elle doit céder, mais elle ne veut pas le reconnaître. Elle a trop parlé devant le Parlement (c'est arrivé à Schmidt quand il m'a reproché de vous avoir cédé le leadership en Europe). Elle a une peur terrible de céder et de reconnaître qu'elle a commis une faute.
François Mitterrand : Peut-être... Il faut trouver un habillage, créer des apparences.
Helmut Kohl : Elle voit avec un grand déplaisir nos initiatives politiques communes sur l'Europe. Je donnerai mon accord à 1100.
François Mitterrand : C'est trop ! Le problème est qu'elle prend toujours une proposition de compromis comme base de départ. Il faut que cela soit une proposition franco-allemande. Et, en cas d'échec, il faudra réfléchir à une relance politique.
Helmut Kohl : Même en cas de succès ! Parlons du Sommet de Londres : j'ai besoin qu'on y fasse un texte politique, à cause de l'anniversaire du débarquement.
François Mitterrand : Je sais, cela me préoccupe également. Le 6 juin, on fêtera votre défaite, et le 7 juin, on se retrouve à Londres pour glorifier notre alliance face à l'un des alliés de 1944. C'est ainsi. Mais je ne veux pas mêler à un tel texte des attaques antisoviétiques. Ils étaient nos alliés ce jour-là. Il faut tirer un trait sur le passé, et le montrer.
Helmut Kohl : A ce propos, pourquoi ne pas nous rendre tous les deux, à l'automne, dans un cimetière militaire où il y aurait des morts de nos deux nations ?
François Mitterrand : Oui. Ce ne serait pas trahir le souvenir de nos morts. Vous avez mon accord.
Sur la présidence de la Commission, il faut un renouvellement. Je suis contre la prolongation de Thorn. Sinon, les autres commissaires vont tous demander leur maintien. Par ailleurs, un Belge ne serait pas l'élément dynamique de l'Europe politique. Or, ce sont les années où l'Europe politique va se faire. La France n'a pas de candidat, mais je vous pose une question : puis-je en proposer un au Chancelier d'Allemagne ? Peut-on s'assurer deux présidences successives, l'une pour la France, la suivante pour la RFA ? Ça vous intéresse, comme projet ? Je n'ose citer un nom, mais il y en a un qui vient à l'esprit. C'est un amoureux de l'Europe... Jacques Delors laisserait ensuite la place à l'homme que vous aurez choisi. On aurait une dynamique à deux présidences. La France ne présentera pas de candidat si vous n'êtes pas d'accord. Nous avons eu Ortoli il n'y a pas longtemps, et nous pouvons vous laisser la place.
Le marché est sur la table : Delors jusqu'en 1988, et un Allemand après.
Helmut Kohl : Je suis contre le Danois et le Belge. Il faut quelque chose d'inhabituel. Nous allons présenter un candidat allemand, mais comment le présenter en commun avec la France ?
François Mitterrand (sec) : Il faut que vous ayez un candidat de bonne taille... Autre question : combien de commissaires ? Pour moi : quatorze, même après l'élargissement. Sur l'Europe politique, j'ai l'intention de demander une construction plus active, par référence au projet de Stuttgart. Mme Thatcher pense qu'elle pourra rallier les petits pays contre elle. Elle se trompe. Elle croit refaire Trafalgar. A Bruxelles, en mars, elle s'est conduite comme un enfant qui veut deux couches de confiture sur sa tartine et à qui on a dit non.
Helmut Kohl : Quelle énergie gaspillée pour ce problème anglais ! Il faut empêcher ensemble que cela continue.
François Mitterrand : Oui, mais il faut éviter de dire que nous dirigeons l'Europe à deux.
Helmut Kohl : Vous avez raison. Si nous sommes soupçonnés de cela, alors c'est la fin.
François Mitterrand : Nous avons un rôle dominant, mais il faut ne jamais rien imposer, être modestes.
Helmut Kohl : Je reviendrai à Paris... ne serait-ce que pour profiter de la cuisine de l'Élysée.


Vendredi 1er juin 1984

La candidature de Paris à l'organisation des Jeux Olympiques d'été de 1992 est confirmée. Avec Albertville pour les Jeux d'Hiver, c'est une candidature de trop.

Cheysson me raconte la discussion d'aujourd'hui entre les seize ministres de l'Alliance atlantique. Elle «comporte quelques indications sur le Sommet de Londres. La pression monte pour que la situation économique soit examinée du point de vue du Tiers Monde. Ceci apparaît chez l'Anglais, mais devient clair aussi dans l'entourage de Shultz, et même de Ronald Reagan. La grande inquiétude récemment déchaînée par la menace sur Continental Illinois a sûrement joué. Le ton est calme, tranquille quant aux relations Est/Ouest, bien plus que la presse ne le donne à penser. Pas un mot n'a été dit pendant la session du Conseil atlantique sur le commerce Est/Ouest. (Nous sommes bien loin de la fin de 1982 ou du début de 1983.) Ceci aussi est satisfaisant pour nous — si cela dure, en dépit de l'intérêt évident de Reagan à dramatiser. La même modération d'analyse et de ton a prévalu dans la deuxième partie de notre discussion confidentielle, consacrée — brièvement — à l'impact des derniers développements dans le Golfe sur la sécurité de nos approvisionnements pétroliers. Les dommages actuels ont été ramenés à leur juste dimension, bien moindre que ne l'a écrit la presse.
Je signalerai encore que l'Anglais a été particulièrement net dans sa recommandation aux Américains de ne pas accepter un engagement militaire direct dans le Golfe. George Shultz l'avait d'ailleurs exclu auparavant ».
Discussion sur la succession de Balthus à la Villa Médicis. Parmi les dix candidats, tous prestigieux, Lang recommande Jean-Marie Drot. Le Président préférerait Bertrand Poirot-Delpech, tout en regrettant qu'il n'y ait ni peintre ni sculpteur parmi les postulants.


Samedi 2 juin 1984

Discussion avec le Président sur des propositions de nomination dans les banques. « N'avons-nous pas de militants compétents ? On ne me propose que des inspecteurs des finances ! »


Lundi 4 juin 1984

Yvon Gattaz est reçu par le Président : c'est la neuvième audience depuis 1981. Il met un point d'honneur à avoir des relations régulières et privilégiées avec François Mitterrand et fait de celles-ci un élément de son autorité sur ses pairs. Cette fois, à sa sortie, le président du CNPF se laisse aller à des déclarations publiques particulièrement négatives et agressives. Il demande une baisse des impôts. Il laisse prévoir, s'il n'est pas entendu, une «explosion de mécontentement » des chefs d'entreprises. Il ne sera plus reçu avant longtemps.

Antonio Spinelli, un des pères fondateurs du Traité de Rome, écrit au Président :
« L'appel que vous avez lancé devant le Parlement européen, le 24 mai, aux pays membres de la Communauté pour qu'ils réalisent l'Union politique constitue un tournant dans l'histoire de la construction européenne, tournant qui n'a de comparable, s'il est poursuivi avec la même ténacité, que l'appel analogue prononcé en 1950 par Schuman.
Si une Union européenne authentique naît, elle portera votre nom et aura le sceau de la France.
Je m'en réjouis, car tout Européen a un peu de son âme en France. »



Mardi 5 juin 1984

Au petit déjeuner, on parle des prélèvements obligatoires. Pierre Mauroy plaide : « La suppression de la taxe professionnelle permettrait de réaliser une part importante de cet engagement. » François Mitterrand en est d'accord. Mais Jospin : « Le Parti communiste et une partie des députés socialistes considéreront qu'il s'agit d'un "cadeau" aux entreprises. » Mauroy maintient qu'il est pour cette suppression.
François Mitterrand sur les universités : « Le projet de loi actuel est inquiétant. Il favorise l'uniformisation. Je n'en veux pas. Je veux éviter le normatif, préserver les titres existants, éviter la fusion des grades. »
Jospin s'inquiète de l'organisation de la grande manifestation du privé à Paris prévue pour le 24 juin. François Mitterrand explose : « Qui contrôle la préparation de cette manifestation ? » Pierre Mauroy : « C'est Defferre. » Le Président : « Je veux voir le trajet qu'elle empruntera. » On appelle Gaston Defferre qui, plan de Paris sous le bras, traverse la place Beauvau et nous rejoint. Le Président regarde en détail : le plan laisse la manifestation approcher, par plusieurs trajets différents, des Champs-Élysées et de la Concorde. François Mitterrand : « Pourquoi ne pas avoir canalisé la manifestation dans une enceinte fermée comme la pelouse de Reuilly ou Le Bourget ? Pourquoi avoir accepté des cortèges convergents qui augmentent les risques d'incidents, ou même de panique, quand ils se rejoindront au pied de la colonne de la Bastille ? » Gaston répond que les organisateurs lui ont dit que si on ne leur accordait pas de se regrouper à la Bastille, ils ne répondaient pas de leurs troupes. On examine cela longuement, rue par rue.

Dans Le Monde, Mgr Lustiger accuse le gouvernement de « manquement à la parole donnée » à propos de la titularisation des maîtres. Le dialogue est rompu entre Mauroy et la hiérarchie catholique. Pierre Daniel est en désaccord avec cet article de Lustiger et le fait savoir à l'Elysée.

Promenade dans Paris avec François Mitterrand qui poursuit le récit de son évasion en France : «Je suis allé en train jusqu'à Mouchard, dans le Jura, à quelque distance de la ligne de démarcation que j'ai traversée à pied, la nuit, grâce à des tuyaux. Ma famille se trouvait en zone occupée, et je suis allé plusieurs fois voir mon père en Charente, en traversant la ligne de démarcation dans l'autre sens. En novembre 1942, quand les Allemands sont entrés en zone libre, j'étais un hors-la-loi puisque j'étais un évadé de guerre. J'ai donc été amené à vivre la vie des hors-la-loi : les faux papiers, les faux ceci, les faux cela — un autre mode de vie. J'ai changé trente-six fois de nom. Mais mon nom de guerre le plus connu, c'était Morland. Mon nom en Angleterre, qui m'a été donné par la France libre, c'était Monnier. Après la guerre, j'ai retrouvé au moins quarante fausses cartes d'identité. J'étais toujours né à Dieppe, parce qu'à Dieppe l'état-civil avait été bombardé. Il avait brûlé, donc ce n'était pas vérifiable. A un moment, je me suis appellé Basly, c'était quelqu'un qui avait existé. On faisait cela à la pelle. Je savais très bien faire les fausses cartes d'identité, à s'y méprendre. »



Mercredi 6 juin 1984

Petit déjeuner avec Cheysson et Delors pour préparer le Sommet de Londres. Cette fois, Cheysson est d'accord : il ne négociera rien, comme à Williamsburg. On espère confirmer l'accord sur la Conférence monétaire internationale et sur la dette. On veut éviter un texte trop contraignant à Sept sur le terrorisme et sur les immunités d'ambassade, après l'affaire libyenne.
Il ne reste presque plus rien du Plan social de Mauroy, faute de moyens budgétaires.

A la fin du Conseil des ministres, nous partons en Normandie pour les cérémonies du quarantième anniversaire du débarquement. Ronald Reagan, Pierre Trudeau, les reines d'Angleterre et des Pays-Bas, les rois de Norvège et de Belgique, le grand-duc du Luxembourg sont là. Chaque chef d'État est escorté par un ministre français. Gaston Defferre est inénarrable en dame de compagnie de Reagan.

En Inde, sur l'ordre d'Indira Gandhi, l'armée indienne donne l'assaut contre le Temple d'Or d'Amritsar, au Pendjab. Cela appellera vengeance. Elle le sait.

Je parle avec Horst Teltschik de la rencontre Mitterrand/Kohl dans un cimetière militaire. On évoque Verdun. Ce conseiller diplomatique de Kohl prend de plus en plus de pouvoir à Bonn. Genscher s'en inquiète.

Réunion avec l'état-major particulier sur la guerre Iran/Irak avant le Sommet de Londres. Dans le Golfe, la situation militaire et pétrolière est beaucoup plus calme qu'on ne le dit. Le trafic pétrolier dans le détroit d'Ormuz est resté identique à ce qu'il était avant la crise ; si réduction il y a, elle n'est que de 10 %. Même à Kharg, on charge un pétrolier par jour. Depuis le mois de février, il n'y a d'ailleurs eu que dix pétroliers touchés (six touchés par l'Iran, quatre par l'Irak). En fait, toute cette pression médiatique ne sert qu'à retarder ce qui paraît à tous comme inéluctable, à savoir une baisse sensible du prix du pétrole qui aggravera la situation de certains pays du Tiers Monde. Sur les 45 millions de barils-jour consommés dans le monde, 6 millions et demi viennent du détroit d'Ormuz (contre 7 en période normale). Il existe ailleurs une capacité de production mondiale disponible immédiate de l'ordre de 3 à 4 millions de barils-jour, ce qui donne la possibilité de compenser une éventuelle fermeture, peu probable. Le taux de dépendance des pays à l'égard du Golfe est très variable. Pour la France, il était de 36 % en 1983, mais nos responsables pétroliers l'ont ramené à 17 % pour 1984. Les plus dépendants sont les Japonais (56 %). Seule une panique entretenue par les compagnies et les États de l'OPEP (qui y ont les unes et les autres intérêt) provoquerait une hausse du prix du pétrole.
Nul n'attend de développement militaire majeur, sauf si les Soviétiques se décidaient à fournir aux Irakiens, comme des rumeurs le laissent entendre, des missiles ultramodernes, des SS 12 à rayon d'action de 900 km, capables de détruire le terminal de Kharg sans intervention de l'armée de terre. Cela rendrait la situation économique et militaire intenable. Mais une telle destruction paraît trop contraire aux intérêts de l'Irak pour être probable.
De son côté, l'armée iranienne n'est pas en bon état pour une agression. Elle ne compte plus que 400 000 hommes sur le front terrestre, et 15 pilotes capables de piloter les F 4, ce qui rend impossible une attaque massive efficace. L'Arabie Saoudite, en abattant deux chasseurs iraniens qui s'apprêtaient à pénétrer sur son territoire, a montré sa détermination à empêcher l'Iran de bombarder ses propres exploitations pétrolières. Elle a signalé en même temps qu'elle ne veut pas d'une intervention occidentale aussi longtemps qu'elle a les moyens d'y suppléer.
Il importe donc demain, à Londres, de calmer le jeu pour éviter les paniques inutiles.
Au cours des prochains jours, les universités touchées renonceront à la grève des examens. Moyennant quelques retards, l'année universitaire sera partout bouclée.




Jeudi 7 juin 1984

A Londres, pour la première fois, chacun est logé dans son ambassade, ce qui altère le caractère intime du Sommet, devenu une réunion comme les autres.
Le Président rencontre Ronald Reagan avant le Sommet. Comme toujours, Reagan est flanqué de ses ministres et de conseillers. On parle des relations Est/Ouest, du prochain voyage de François Mitterrand à Moscou, de la déclaration sur les valeurs démocratiques, de la sécurité pétrolière en cas de blocage du détroit d'Ormuz. Shultz évoque des scénarii tragiques : fermeture, hausse des prix, épuisement des stocks de réserves. Reagan demande une réunion des sept ministres des Affaires étrangères à l'ONU. François Mitterrand ne répond pas et parle des subventions au Tiers Monde et des dettes des banques. Reagan répond qu'il faut agir au « cas par cas » et ajoute : « Il ne faut pas faire de promesses qui ne puissent être tenues. »
François Mitterrand : Certes, ces pays doivent comprendre que rien ne sera fait sans leurs efforts, mais il faut les aider.
Ronald Reagan, qui lit sa fiche : Ils doivent être capables d'attirer les capitaux étrangers. Il n'y a rien d'autre à faire pour les aider.
François Mitterrand : Oui, mais ces capitaux vont chez vous.
Reagan, visiblement, ne comprend pas, sourit et demeure coi.
George Shultz : C'est normal, les capitaux vont là où la rentabilité est la plus élevée.
François Mitterrand : C'est bien le problème ; vos taux d'intérêt sont trop élevés et cela aggrave la dette du Tiers Monde.
Reagan s'agite, son entourage s'inquiète, il a quelque chose à dire qui ne figure pas dans ses fiches : « Ça me rappelle une histoire... C'est à Hollywood, un agent téléphone à un acteur : "J'ai trouvé la maison de vos rêves : 36 pièces, 3 piscines, 5 tennis. Mais il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne : elle ne vaut que 15 millions de dollars. La mauvaise : il faut verser 1 000 dollars comptant. " »
Éclats de rire de tous les Américains, qui se lèvent. L'entretien est achevé.

Au dîner, on parle du blocage des relations soviéto-américaines, du statu quo en Pologne, des récentes opérations militaires en Afghanistan, de la situation des époux Sakharov, de la décision néerlandaise de reporter le déploiement des Forces nucléaires intermédiaires, de l'état général des pourparlers de désarmement, du projet de déclaration sur les valeurs démocratiques. Sur le conflit Iran/Irak, Reagan propose à la dernière minute un projet de déclaration destiné à stabiliser les cours du pétrole : les Texans ont parlé ; elle est renvoyée aux sherpas. Je vois François Mitterrand quelques instants après dîner. Il me raconte la conversation et m'annonce qu'il ne veut pas de déclaration sur la guerre Iran/Irak. Le projet resurgit à nouveau, avec une gestion à Sept, cette fois, des stocks pétroliers. Incorrigibles Américains qui, à chaque Sommet, tentent d'installer leur imperium.

Les sherpas se réunissent. Je parviens vite à faire enterrer le texte pétrolier. La Grande-Bretagne propose une nouvelle version du texte sur la démocratie, qui sert de base au travail de mise au point par les sherpas. L'Anglais n'a pas repris les amendements allemand, japonais et américain sur l'Est/Ouest et le désarmement. La déclaration sur les FNI passe sans problème. Elle est pleine de « chacun de nous » et n'engage rien ni personne. La leçon de Williamsburg a porté.
L'essentiel des discussions a trait au communiqué sur la Libye et le terrorisme, après l'incident survenu en Angleterre. Tous souhaitent une condamnation générale de la Libye, et la création d'une organisation à Sept de lutte contre le terrorisme. Je n'en veux pas : il faut éviter que l'ensemble de l'action antiterroriste de l'Occident passe sous le contrôle de la seule CIA. Sans la France, cela aurait été fait cette nuit-là. On se met d'accord sur un texte suffisamment creux pour être acceptable par tous.
La discussion s'achève à 6 h 10 du matin.





Vendredi 8 juin 1984

Petit déjeuner du Président avec le Chancelier Kohl avant la reprise de la séance. Ils mettent au point la rencontre de Verdun, évoquent les rapports Nord/Sud et l'intransigeance américaine.
François Mitterrand : A propos du Golfe, Reagan veut que nous payions le pétrole plus cher, parce que cela rapporte à ses compagnies. Je suis contre une déclaration écrite là-dessus et les sherpas ont eu raison de l'écarter. Les Américains ne veulent rien faire avant novembre et financeront tout par la planche à billets.
François Mitterrand évoque aussi deux grands équipements européens qui devront être localisés, l'un en RFA : une soufflerie cryogénique destinée aux essais aéronautiques, l'autre en France : un synchrotron, équipement scientifique européen. Depuis 1980, l'Alsace réserve 30 hectares pour l'implantation du projet, qui doit revenir à la France. Grenoble est aussi candidate.

Lors de la séance du matin entre les seuls chefs de délégation, discussion et approbation de la déclaration sur les valeurs démocratiques et le terrorisme international. Pas de problème. Il n'y avait pas de « crochets » dans les textes des sherpas. Il n'est pas d'usage de revenir sur la discussion. On ne recommence pas les erreurs de Versailles et Williamsburg.
Rejoints par les ministres, les chefs de délégation ouvrent la discussion économique avec rapport de Nigel Lawson sur la réunion des ministres des Finances : « La reprise est là. »
Kohl : La hausse récente des taux d'intérêt contredit votre optimisme.
Mitterrand : En deux mois, le taux de l'eurodollar, qui a un effet direct sur la dette des pays en développement, a augmenté de plus de 2 %.
Reagan : Cela n'a pas de lien avec le déficit du budget américain. Je vais le réduire et j'ai pris des initiatives d'économies budgétaires. C'est un premier acompte.
François Mitterrand insiste sur la relance de l'investissement, le recours aux nouvelles technologies, l'accès à la formation et la maîtrise des prélèvements obligatoires. Il propose une allocation de 15 milliards de droits de tirages spéciaux.
Reagan : L'aide publique ne peut être augmentée.
Reagan et Nakasone insistent pour que soit retenu dans le communiqué le principe d'une réunion du GATT avant la fin de 1985, afin de lancer un nouveau cycle de négociations commerciales multilatérales.
Mitterrand : Un tel engagement est prématuré : la mise en œuvre des résolutions du « Tokyo Round» est encore loin d'être achevée ; la consultation des pays en développement au sein du GATT est nécessaire, et leur réticence à l'égard de ce projet est bien connue. Ce n'est pas en forçant les choses que l'on pourra obtenir leur participation, indispensable au succès. Enfin et surtout, les conditions économiques nécessaires ne sont pas encore réunies : une croissance soutenue, la baisse des taux d'intérêt et le retour à la stabilité monétaire devraient précéder des concessions commerciales qui, dans la conjoncture mondiale actuelle, n'auraient pas d'effets sur l'état des pays pauvres.
A la demande de la France, et compte tenu des diverses démarches effectuées par Mme Gandhi, il est convenu que le Sommet examinera les suites qu'il convient de donner au dialogue Nord/Sud.


En fin d'après-midi, François Mitterrand reçoit Nakasone, décidément l'homme politique japonais le plus intéressant du moment :
Nakasone : Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon était sous surveillance, mais, au fur et à mesure, nous avons pris notre indépendance et nous avons équilibré nos relations avec la Chine et les États-Unis.
Mitterrand : Vous avez raison. Pensez à l'URSS, maintenant... Nous pouvons engager le dialogue. Il faut qu'ils sachent qu'ils n'ont pas à craindre une agression. Vous devriez leur faire signe.
Nakasone : Pour notre part, nous préférons attendre. S'ils ont besoin de bouger, ils bougeront.
Mitterrand : Il va y avoir sept à huit mois difficiles avec l'URSS, en raison du déploiement des Pershing. Il faut rendre possible le dialogue, mais ne pas dialoguer dans la faiblesse. Nous n'acceptons pas que les États-Unis discutent à notre place de notre sécurité avec les Soviétiques. C'est pour cela que nous refusons des textes à Sept. Cette position n'est pas dirigée contre le Japon.
Nakasone : Je comprends. Un texte adopté ici peut conduire les Soviétiques à penser que la défense de l'Ouest est globale, et donc que vos armes font partie de l'arsenal de l'OTAN. Je ferai tout pour ne pas apparaître comme une menace pour votre armement.


Le soir, pendant des heures, les sherpas cherchent une formule pour stigmatiser les déficits budgétaires, sans mettre en cause les États-Unis. On termine par une recommandation en faveur d'une politique monétaire et budgétaire prudente.
La dette du Tiers Monde, traitée en secret l'année dernière, est pour la première fois abordée dans la déclaration finale d'un Sommet. Tous reconnaissent la nécessité d'une coopération plus étroite entre le FMI et la Banque Mondiale, d'une meilleure incitation à l'investissement étranger dans les pays débiteurs, d'une nouvelle émission de DTS et une surveillance plus étroite des prêts des banques privées. Les États-Unis souhaitent un accord de principe des autres pays du Sommet sur leur participation au projet de station spatiale. Je m'y oppose. On se borne à noter un accord pour un « examen attentif » de leur proposition, et un accord identique pour le projet européen.
Tard dans la nuit, Margaret Thatcher vient passer un long moment avec les sherpas qui négocient. Elle sera le seul hôte d'un Sommet à le faire.
Samedi 9 juin 1984

Le Sommet entérine le communiqué sans discussion particulière. L'après-midi, après les conférences de presse et avant le dîner de gala au Palais de Buckingham, François Mitterrand, fuyant les journalistes, m'entraîne dans une promenade à Hyde Park.
François Mitterrand : «J'adore l'Angleterre. J'y ai vécu des semaines passionnantes, en 1943, venant de France, avant d'y revenir en 1944 pour rentrer en France. C'est là que j'ai connu le colonel Passy, avec lequel je jouais au bridge alors qu'il ne savait pas qui j'étais : fragile sécurité... J'ai tout refusé de ce qui m'a alors été proposé. Ça n'a pas plu que je joue au franc-tireur... Je dois avoir encore une solde de capitaine de la France Libre qui traîne quelque part. De Gaulle, je ne l'ai rencontré qu'à Alger. »
Le crépuscule est beau. Au milieu des enfants qui jouent au cricket, des nurses poussant leurs landaus et des joggers, nos gardes du corps détonnent. Le Président reste un long moment silencieux, puis murmure pour lui-même :
« Et si je confirmais Mauroy pour deux ans ? C'est le meilleur possible. Lui au moins n'a pas d'ambition personnelle ! »


Dimanche 10 juin 1984

Retour à Paris. Départ pour Solutré. Des manifestants pour l'enseignement privé souhaitent rencontrer le Président. Je les reçois à la préfecture de Moulins. Parmi eux, un homme de quarante ans qui se présente comme «socialiste et catholique » : «Je vous en prie, dites au Président qu'il doit faire cette réforme par référendum. Elle ne peut être décidée sans un vote populaire. Expliquez-lui que limiter le développement de l'école privée, c'est casser l'espérance de tout parent de pouvoir donner une seconde chance à un enfant qui échoue dans le système public. Cela n'a rien à voir avec l'idéologie ni l'Eglise. C'est une seconde chance. Il ne peut pas être contre ! » François Mitterrand demeure longuement songeur quand je lui rapporte ces propos.

Bavardant avec des journalistes après déjeuner, comme la tradition s'en est installée, François Mitterrand évoque la longévité des Premiers ministres : « Cinq ans, ce serait un bon chiffre, mais, au bout de trois ans, on s'use... »


Lundi 11 juin 1984

Bilan sur la guerre dans l'espace avant le voyage à Moscou. L'URSS est en avance : elle dispose depuis 1977 de « satellites tueurs » qui, en orbite basse, peuvent détruire d'autres satellites en projetant des billes d'acier. Les États-Unis s'attendent à ce que l'URSS, forte de cette petite avance, réclame un moratoire sur le développement futur de ces armes.
Partis en retard, les États-Unis auront mis au point l'an prochain un système plus efficace : un avion F15 pourra monter à 30 km et lancer un missile sur un satellite de détection en orbite basse. Trente-six F15 sont prévus à cet effet. Plus tard, ces missiles antisatellites pourront être lancés jusqu'aux plus hautes altitudes par des missiles Minuteman, et donc atteindre aussi les satellites géostationnaires. Les États-Unis ne veulent, à ce stade, ni moratoire, ni contrainte d'aucune sorte. Les Américains travaillent en parallèle à des leurres pour tromper les antimissiles, à des explosions nucléaires dans l'espace pour saturer tout le système électronique — même si le traité de 1967 prohibe la mise en orbite de charges nucléaires —, au développement d'armes antisatellites de toutes sortes pour détruire les satellites « tueurs » de satellites.
En réponse à cela, l'URSS travaille à rendre ses satellites plus mobiles et moins vulnérables aux chocs, aux radiations, aux lasers. La course aux armements est relancée pour trente ans. Reagan a donné du travail au complexe militaro-industriel. Nos économies, à l'Est comme à l'Ouest, pourront-elles tenir ? La dictature à l'Est et le chômage à l'Ouest sont de plus en plus mal supportés.
Il faut enrayer cette course. Transformer l'analyse interne en courant externe, pour promouvoir l'arrêt de ces dépenses militaires spatiales. Hernu est contre, parce que les industriels le sont.



Mardi 12 juin 1984

Caspar Weinberger affirme que les armes spatiales américaines protégeront aussi l'Europe. Ce qui reviendrait à conserver notre sécurité au prix de notre souveraineté. Rien de plus dangereux pour nous.
Pour la France, le simple fait que le « bouclier » apparaisse déjà comme l'objectif principal des Américains porte dès maintenant atteinte aux fondements psychologiques et politiques de sa dissuasion. « Pourquoi, nous dira-t-on bientôt, dépenser des sommes si considérables à fabriquer de nouvelles armes de destruction massive alors qu'il sera bientôt possible de disposer d'un système purement défensif, donc moralement acceptable ? ». C'est pourquoi, à la différence des Américains, nous avons absolument besoin d'un accord prohibant le déploiement éventuel de cette défense stratégique, tout en autorisant les recherches.
Si l'URSS réussissait à son tour à se doter d'une même invulnérabilité, les missiles français et britanniques seraient alors caducs. Et la France serait ramenée, sur le plan de l'influence, au niveau de l'Italie.
En conséquence, prenant le contre-pied de la démarche américaine, le Président fait diffuser à la conférence de Genève un texte préparé par Hubert Védrine et Pierre Morel, définissant notre réticence sur l'utilisation militaire de l'espace :
 « Limitation des systèmes antisatellites (existant déjà) et prohibition de ceux qui pourraient atteindre des satellites en orbite haute (n'existant pas encore) ;
 Interdiction du déploiement des nouvelles armes à énergie dirigée, capables de détruire les missiles balistiques ou les satellites ;
 Les engagements seraient de 5 ans, renouvedables ;
 Système de déclaration de mise sur orbite. »

Nouvelle réunion entre le Président, Pierre Mauroy, Jacques Delors et Henri Emmanuelli sur les prélèvements obligatoires. François Mitterrand : « Nous avons besoin en priorité d'une décision sur la taxe professionnelle. » Contre l'avis de Delors, Pierre Mauroy en décide la suppression ; le Président approuve.
Mercredi 13 juin 1984

Sans le dire trop ouvertement au Président dont il espère qu'il le gardera aux Relations extérieures, Claude Cheysson fait campagne pour devenir président de la Commission européenne, contre l'Allemand Bidenkopf qu'il pense être son principal adversaire. Il m'envoie la copie d'une déclaration « antifrançaise » de cet Allemand (c'est celle de 1982 contre les Pershing, déjà bien connue) : «Jacques, voici la déclaration dont je t'ai parlé ; il est vrai qu'elle est déjà ancienne. Je confirme qu'il ne parle pas français et que cette langue est utilisée à 60 % pour les travaux de la Commission de Bruxelles. » Delors, lui, a le soutien de plusieurs ministres des Finances, dont l'Allemand Stoltenberg. Cela lui sera très utile pour pousser sa candidature.

Robert Armstrong me propose une nouvelle formule de compromis pour le chèque anglais : 1 milliard en 1984, 1,1 en 1985, puis, à partir de 1986, un taux de compensation du déficit britannique de 65 % ; et, pour la RFA, l'allégement d'un tiers de sa part. 65 % en 1986, c'est l'équivalent de 1,5 milliard d'écus, ce que nous avons refusé. Ce n'est pourtant pas si mal : jusqu'ici, Mme Thatcher réclamait 1,25 dès 1984. Mais attention, les chiffres cachent peut-être quelque chose...




Jeudi 14 juin 1984

Conversation avec François Mitterrand à propos de la mort du Christ : « Il y a un certain nombre de catholiques très croyants, parfois même un peu fanatiques, qui en repasseraient assez facilement la responsabilité aux Juifs. Mais il y a aussi des incroyants qui ont raconté cette histoire et qui l'ont interprétée comme je le fais moi-même : Jésus est quelqu'un qui dérange alors la hiérarchie dirigeante du judaïsme. Il se produit là ce qui s'est produit du IIIe siècle jusqu'à nos jours, et qui inspire la conduite de l'Église par rapport à ses propres hérétiques. Songez qu'au XVIIIe siècle, on a encore condamné à mort et exécuté un garçon de dix-neuf ans, le Chevalier de La Barre, qui était accusé de n'avoir pas levé son chapeau et d'avoir souri de façon sarcastique pendant que passait le Saint-Sacrement. Comme, en plus, on avait vu une croix brisée sur le pont, qu'on avait entendu une troupe de jeunes gens chanter des chansons légères la nuit précédente... Le malheureux, il a été supplicié de façon horrible... Cela ne suffit pas à condamner l'Église en son entier. Je suis sûr qu'il y a beaucoup de prêtres qui pleurent encore ce crime, qui s'en désolent. Ce sont les hiérarchies qui poussent à l'extrême le souci de l'intangibilité de leurs dogmes. A l'époque du Christ, la hiérarchie, le Sanhédrin a dû dire : "Cet homme nous embarrasse." Ensuite, beaucoup d'autres ont été tués, beaucoup d'autres chrétiens qui étaient des éléments de trouble. Comme Jacques, Philippe ou Etienne. »
Jacques, Philippe, Étienne ?
Le président Poher demande à rencontrer le Président pour lui parler de la loi sur la presse, de la limite d'âge à 65 ans dans la fonction publique, et de la loi sur l'enseignement privé. Il estime que la majorité du Sénat ne fera pas traîner en longueur la discussion de ce dernier texte. François Mitterrand le recevra très brièvement.
Jacques Delors nous envoie la première esquisse budgétaire pour 1985 : il propose 52 milliards d'économies, dont l'annulation de l'Opéra-Bastille, du Parc et du Conservatoire de La Villette, du transfert du ministère du Logement, du Centre international de la Communication à la Défense. Par ailleurs, il prend argument de l'existence d'une quatrième tranche du Fonds spécial des Grands Travaux pour en amputer le budget d'équipement, alors que ce fonds a justement été conçu pour pallier les éventuelles annulations budgétaires survenant en cours d'année.
Depuis 1981, le Budget n'a jamais accepté de financer une initiative présidentielle sans la compenser par des économies équivalentes dans un secteur voisin.
D'où l'importance de hausses de tarifs publics en juillet si l'on veut éviter ces massacres.







Vendredi 15 juin 1984

Charles Fiterman écrit à Mauroy pour s'inquiéter du budget de son ministère pour 1985 :
« L'actuel projet de budget des Transports apparaîtrait à juste titre comme un budget de régression, en contradiction avec la politique menée depuis trois ans, et lourd de conséquences en matière d'emploi, singulièrement dans les travaux publics.
En formulant ces appréciations, je ne méconnais nullement les nécessités de la politique d'assainissement actuellement menée. Mais je crois que ce projet, sous couvert de rigueur, franchit les limites au-delà desquelles des conséquences insupportables seraient créées.
Je vous demande de l'examiner en conséquence, en appelant votre attention sur l'urgence qui s'attache à la mise en place des solutions que je préconise et qui seules permettent de concilier les impératifs budgétaires avec les orientations constamment réaffirmées du gouvernement. »
Caspar Weinberger proteste auprès d'Hernu contre la proposition contenue dans notre texte sur l'utilisation militaire de l'espace, car nous y parlons, comme les Soviétiques, d'interdiction du déploiement des armes spatiales :
« Nous sommes déçus que votre gouvernement ait décidé d'amener ces questions devant un parterre multinational de telle manière que les États-Unis pourraient être obligés d'en débattre publiquement et de se trouver en désaccord avec la position française.
... Je pensais que nous vous avions fait clairement comprendre que nous étions prêts, à tout moment, à poursuivre nos entretiens sur vos préoccupations et à répondre à vos questions sur la défense contre les missiles balistiques et les problèmes qui y sont liés. Étant donné l'importance stratégique de ce sujet et la sensibilité de ses aspects techniques, je pense cependant que ces discussions doivent se dérouler discrètement, d'une manière qui convienne à l'étroitesse de notre alliance. Je ne crois pas qu'un débat public sur nos positions en matière de stratégie nucléaire dans le cadre d'une vaste rencontre multinationale soit utile ou approprié.
Le texte que vous avez présenté à Genève soulève certaines questions telles que la saturation des systèmes antimissiles balistiques, la pénétration des défenses par des missiles de croisière et l'automatisation de certaines ripostes stratégiques. J'aurais souhaité que votre gouvernement ne cherche pas, en fait, à débattre de tels sujets lors d'un forum multinational au cours duquel d'autres parties soulèveront à des fins de propagande des questions préjudiciables à nos deux pays.
J'espère vivement que nous pourrons éviter un débat public sur la position que votre gouvernement a présentée à Genève. Nous tenons beaucoup à reprendre en privé un dialogue sérieux avec vous, dialogue qui, selon moi, pourra être très constructif, contrairement à une discussion ou même à une confrontation publique. »
Ainsi sera-t-il fait.




Dimanche 17 juin 1984

Élections européennes : poussée de l'extrême droite. Le Front national obtient 10,95 %. Abstentions : 43,27 %. Le PS s'en sort tout juste. Avec 20,75 %, il perd 3 % par rapport à 1979. C'est son plus mauvais score depuis dix ans.


Lundi 18 juin 1984

L'accord est enfin trouvé avec les organisateurs sur le parcours de la manifestation du 24.

Le Président reçoit Shimon Pérès qui lui parle de la guerre Iran/Irak, « qui se joue entre l'élément humain iranien et l'élément technologique irakien ».
François Mitterrand, à propos de la discussion à Londres sur le terrorisme et la Libye : « On ne peut faire sauter la France dans le dernier wagon d'un train qui est déjà parti. »

L'architecte Roland Castro écrit au Président une très jolie lettre d'indignation :
«Je me permets de vous donner mon sentiment, ce 18 juin au matin. "Ça aurait pu être pire " a été ma première réaction, tant mes pérégrinations actuelles me font mesurer notre impopularité, notamment parmi les forces vives de la nation (...). Qu'avons-nous fait pour eux ? »
François Mitterrand note : Répondre dès aujourd'hui sur cette base :
1 l'action de Badinter
2 la politique culturelle
3 les radios libres
4 la politique des banlieues
5 l'ouverture européenne
6 la Haute Autorité
7 les droits des femmes
8 la politique à l'égard des immigrés
9 la politique à l'égard du Tiers Monde : la France y est le pays le plus populaire et le plus respecté
10 la formation des jeunes
11 la décentralisation, etc.
Et, malgré cela, les ''force vives" sont contre nous ? Que veulent-elles ?
Lui dire que je le recevrai bientôt.
C'est, à ma connaissance, la seule hiérarchisation faite par le Président des réformes accomplies depuis 1981.

Sur Antenne 2, Jacques Delors explique la « mauvaise humeur » des électeurs par le fait que les socialistes ne gouvernent «pas assez clairement ».
Sur TF1, Jean-Pierre Chevènement affirme que la politique économique actuelle n'est pas bonne et réclame « un gouvernement de Salut public » !...
Mercredi 20 juin 1984

Avant le Conseil, Anicet Le Pors me dit qu'il tente, avec d'autres, « un triple coup de force au PC » : idéologique (« Nous sommes vidés, nous n'avons jamais remplacé l'URSS ») ; organisationnel (« Le centralisme démocratique nous sclérose ») ; personnel (« Il faut une nouvelle direction pour prendre en main tout cela »). Il ajoute : « Certains, au PC, veulent se mettre sur le terrain de Le Pen, mais ils sont minoritaires. Que le PS ne nous critique pas pendant huit jours, ça aidera les modernistes. »
Fiterman hésite à prendre la direction de la campagne contre Marchais ; celui-ci explique que la cause de l'échec des communistes aux élections européennes est leur présence au gouvernement.

Pendant le Conseil, je reçois une note de Chaussat, directeur du Budget, qui tient son administration avec courage et précision. Il démontre impitoyablement que la suppression de la taxe professionnelle, sur laquelle le Président et Mauroy comptent pour diminuer les prélèvements obligatoires, est techniquement impossible en 1985 : trop tard ! Jamais un haut fonctionnaire n'a osé ainsi écrire directement à l'Élysée, en court-circuitant son ministre. Je passe la note au Président. Il est convaincu. On y renonce. On trouvera autre chose : encore des hausses de tarifs publics, comme d'habitude.
L'important, pour un fonctionnaire, n'est pas de rédiger une note juste, mais de la faire passer au bon moment, au bon endroit. Ni trop tôt, ni trop tard. Ni trop bas, ni trop haut.

Pendant le Conseil, Pierre Mauroy fait retomber sur les communistes la responsabilité de l'échec de la gauche aux élections européennes. Marcel Rigout demande alors la parole pour lui répondre. François Mitterrand : « Il est 12 h 25. A 12 h 30, je dois recevoir le Premier ministre danois avec qui je dois déjeuner... La séance est donc levée. »


Nous partons pour Moscou. Premier voyage là-bas depuis 1981. Dès l'arrivée, en fin d'après-midi, nous sommes reçus au Kremlin par Constantin Tchernenko, vieillard pâle, parlant lentement et déjà malade, qui lit un long texte stéréotypé, émaillé de propos désagréables pour les États-Unis et l'Europe, paru presque tel quel dans la Pravda du matin.
François Mitterrand lui répond :
« Cet exposé exprime le point de vue d'un grand pays et permet de parler franchement et utilement des problèmes du monde. Quelles que soient les positions de la France, nous tenons le plus grand compte des positions soviétiques. Rares ont été les occasions où nous avons été dans des camps opposés (les deux Napoléon et Alexandre, l'encerclement de 1918-1924). Nos pays n'ont aucune raison historique d'être en opposition. Je ne crois pas aux intentions bellicistes de l'URSS et je le dirai publiquement. Vous avez payé votre victoire de 20 millions de morts. Personne ne veut la guerre, mais elle peut arriver sans qu'on la veuille, parce que chacun aura voulu augmenter ses forces sans rien céder à l'autre. Il faut se soumettre à des conditions objectives. Notre force nucléaire est stratégique et non tactique, et repose pour l'essentiel sur des sous-marins. Nous continuerons à nous moderniser. A notre place, vous feriez comme nous. Notre force est autonome au sein d'une alliance. Elle n'est pas intégrée et ne dépend que de nos intérêts vitaux.
Pour moi, les SS 20 sont incompréhensibles et créent un risque objectif avec 750 têtes nucléaires dirigées sur l'Europe. Pourquoi ces fusées face à nous ? Pourquoi ? Parce que vous croyez que je peux devenir fou et vous tirer dessus ? Absurde ! Je préfère ni SS 20, ni Pershing. Mais, une fois les SS 20 installées, il faut un point d'équilibre. Vous ne pouvez pas compter nos fusées dans le total de l'OTAN. Si nous consentions à ce que nos 98 fusées (et demain davantage) soient décomptées dans le bloc atlantique, nous serions obligés de demander à nos alliés l'autorisation de développer nos armes. Je l'ai dit à Reagan. C'est impossible. Mais il y a de quoi négocier entre nous. Je ne suis fermé à aucune proposition. D'ailleurs, vous avez intérêt à ce qu'il y ait en Europe des peuples indépendants. La paix exige que les pays d'Europe s'organisent et acquièrent leur indépendance de décision ; l'URSS fait partie de ces pays. Vous avez parlé de zone dénucléarisée : où ? Danemark et Norvège n'en veulent pas. Le non-recours en premier à la force nucléaire est impossible pour la France.
... Enfin, sur les droits de l'homme, il faut prendre l'accord d'Helsinki comme il est, globalement. En particulier, je connais votre sensibilité quand on parle de cas comme Sakharov. L'accord signé sur la libre circulation des personnes doit être appliqué. Sans offenser personne. En respectant la souveraineté, mais en parlant franchement des problèmes, comme pour le cas que j'ai cité, celui de Sakharov, et quelques autres. »
Durs et blêmes, Tchernenko et ceux qui l'entourent s'inquiètent : le Président parlera-t-il de Sakharov au dîner ?
En fin d'après-midi, on reçoit la traduction du discours que Tchernenko doit prononcer ce soir ; on nous prévient qu'il ne lira pas plusieurs passages de son toast, en particulier les plus sévères à l'égard de ceux qui voudraient donner des leçons à l'URSS en matière de libertés.
Avant de descendre dans la magnifique salle Saint-Georges, décorée de fresques religieuses et de portraits d'Ivan le Terrible, François Mitterrand nous réunit dans ses appartements du Kremlin et nous fait signe de nous méfier des micros dissimulés. On discute d'abord de la délégation française au dîner. Faut-il imposer Théo Klein, président du CRIF, qui nous accompagne, au risque d'un incident avec les Soviétiques qui n'ont pas approuvé sa venue ? « Oui », dit le Président. Et Sakharov, faut-il en parler ? « Si je prends le risque d'en parler, ma visite risque de tourner court, avec un retour à Paris demain matin. » Claude Cheysson recommande la prudence. Le Président refuse : il en parlera.
Au dîner, je suis assis à côté de Petrossian, responsable soviétique de l'industrie nucléaire. Il me voit admirer les fresques et demande si j'ai reconnu Putiphar à côté de Joseph. Bien sûr, j'ai reconnu le général égyptien dont l'épouse accusa Joseph de l'avoir séduite ! Petrossian étale sa connaissance de la Bible de façon quelque peu insolente, provoquant les généraux et son voisin, Gvichiani, l'affairiste de la nomenklatura. Nul ne réagit pourtant.
Au milieu du dîner, Constantin Tchernenko prononce son discours, debout à sa place, face à François Mitterrand. Comme prévu, il omet de prononcer une phrase figurant dans le texte de son toast déposé à côté de nous : « Ceux qui essaient de nous donner des leçons ne font que provoquer chez nous un sourire ironique. Nous ne permettrons à personne de s'ingérer dans nos affaires. »
Après lui, le Président français se lève et entame son toast, traduit phrase à phrase par l'interprète parce que le texte — faute de temps, bien plus que de volonté délibérée — n'a pu être traduit : « ... Toute entrave à la liberté pourrait remettre en cause les principes acceptés lors de cette conférence. C'est pourquoi nous vous parlons parfois des cas de personnes dont certaines atteignent une dimension symbolique (...). C'est le cas du professeur Sakharov et de bien des inconnus qui, dans tous les pays du monde, peuvent se réclamer des accords d'Helsinki. » Au nom de Sakharov, Tchernenko sursaute. Le mot résonne deux fois, du fait de la traduction. Les visages russes se figent. L'atmosphère se glace.
François Mitterrand se rassied dans un silence compact. Tchernenko est pâle. Guédar Aliev, numéro trois du Parti, responsable des Transports, murmure à Charles Fiterman, son voisin : « Il aurait mieux valu que Giscard d'Estaing soit réélu. »
Après le caviar, l'ambiance se détend quelque peu. Des conversations s'ébauchent. Mikhaïl Gorbatchev, numéro deux du Parti, écarté progressivement du pouvoir depuis la mort d'Andropov, devise avec son voisin, sous les regards noirs de Constantin Tchernenko, assis en face de François Mitterrand, et d'Andreï Gromyko, placé à droite du Président français.
François Mitterrand : Je m'étonne que vous ne soyez pas dans la délégation soviétique qui participe à nos entretiens.
Mikhaïl Gorbatchev : Cela ne dépend pas de moi, monsieur le Président.
Constantin Tchernenko : Pourquoi êtes-vous en retard ?
Mikhaïl Gorbatchev : Une réunion sur l'agriculture en Azerbaüijan.
Constantin Tchernenko : Et que se passe-t-il là-bas ?
Mikhaïl Gorbatchev : Tout le monde dit toujours que tout va bien, mais c'est faux. D'ailleurs, l'agriculture dans toute l'URSS est un désastre.
« Depuis quand ? » demande imprudemment Tchernenko.
«Mais depuis 1917 », répond Gorbatchev, imperturbable.
Nous n'osons pas rire.
Après le dîner, le Président nous réunit de nouveau dans ses appartements. Il y a là Claude Cheysson, Maurice Faure, Claude Estier. « On va voir si on est renvoyés demain. »


Jeudi 21 juin 1984

A Carthagène, en Colombie, réunion des onze présidents des pays du Sud endettés, en vue d'obtenir une baisse des taux d'intérêt.

Ce matin, les mots du discours de François Mitterrand concernant Sakharov ne figurent pas dans le compte rendu de la Pravda, alors que le discours de Tchernenko est reproduit intégralement, y compris les passages non prononcés. On obtient des Soviétiques quelques promesses concernant des refuzniki et des doubles-nationaux.


Déjeuner privé au Kremlin. Le sénateur Chaumont, qui nous accompagne, explique au Président : « L'école privée, cela n'a rien à voir avec l'Eglise. C'est le rêve de tout parent de laisser une seconde chance à ses enfants. » Comme le socialiste de Solutré...




Vendredi 22 juin 1984

Mort du cinéaste Joseph Losey. Des images du Servant me viennent en mémoire, le visage de Julie Christie dans The Go-between...

Dans l'avion du retour, François Mitterrand me dit : « Je cherche une sortie pour l'école, il faut déplacer le terrain. »
A Paris, il reçoit Helmut Schmidt, qui lui présente le plan d'une unité franco-allemande que le Président transmet à son état-major particulier, avec la mention manuscrite : « Texte important qu'il faut analyser de très près. »
Pour Schmidt, « les temps sont mûrs pour une nouvelle initiative commune franco-allemande dans le domaine de la défense : elle profitera à la fois à l'autonomie de l'Europe et exercera une pression indirecte sur l'Angleterre en vue de l'amener à participer à l'intégration européenne. Une initiative franco-allemande en vue d'une défense commune est également susceptible de donner aux Allemands plus de confiance en eux-mêmes et fera perdre aux tendances pacifistes une part importante de leur terrain ».
Il suggère « une déclaration unilatérale du Président de la République française, par laquelle la mission de la force de frappe nucléaire autonome sera étendue au territoire allemand. Un droit de regard [Mitspracherecht] n'est expressément accordé aux Allemands que dans la mesure où leur propre territoire est concerné ; à part ce cas, il ne leur sera explicitement pas accordé le droit de déclencher des engins.
... Il va sans dire que dans tous ces efforts, l'on ne saurait renoncer à l'Alliance de l'Atlantique-Nord avec les États-Unis d'Amérique, à la capacité de reconnaissance américaine non plus qu'à la dissuasion stratégique nucléaire des États-Unis, y compris les Pershing II et les GLCM. Sous condition de disposer de 30 divisions franco-allemandes, la présence de formations militaires américaines pourrait toutefois être très sensiblement réduite...
Le projet présenté se situerait dans le cadre du Traité de l'Atlantique-Nord et, en même temps, dans celui du Traité de l'UEO. Sa mise en œuvre n'exigerait pas d'instrument contractuel au sens du droit international, mais uniquement des décisions communes en application du Traité de l'Elysée (...). Si la France étend sa force nucléaire autonome en vue d'assurer également la protection de l'Allemagne, l'Allemagne peut et doit contribuer par l'importance de ses capitaux et sa grande puissance financière... »
Après avoir lu ces propositions, le général Saulnier en fera une analyse critique : « Elles ne reposent pas sur des bases réalistes. En outre, elles diminuent le couplage Europe/États-Unis sans lui apporter de substitut crédible. Un certain nombre de menaces venant de l'Est ne peuvent faire l'objet d'une riposte nucléaire française adaptée (...). C'est sans doute en pensant à cela que l'ex-Chancelier prévoit explicitement dans son schéma le maintien des Pershing II et des missiles de croisière américains sur le territoire de la RFA. La valeur ajoutée à la sécurité de la RFA par la garantie française semble très faible au regard de ces inconvénients. L'URSS y verra une raison supplémentaire de nier le caractère autonome des forces nucléaires françaises et de les comptabiliser par simple addition dans l'arsenal occidental. Aux États-Unis, certains y trouveront un argument supplémentaire pour tenter de diminuer les moyens américains nécessaires à la défense de leurs alliés européens. Pour équiper ses divisions supplémentaires, M. Schmidt propose que la France fasse un effort budgétaire aux dépens de ses forces nucléaires. L'ex-Chancelier semble ignorer que celles-ci sont seulement maintenues à niveau dans une optique de juste suffisance. »

Teltschik m'appelle : la soufflerie cryogénique sera implantée en Allemagne, le synchrotron ira en France.
Sans doute en Alsace où il est prévu depuis longtemps. « En Alsace ? s'interroge François Mitterrand, pourquoi pas ? Mais il faut à tout prix aider Mermaz. » Mermaz ? Que lui a-t-il promis ? Grenoble s'est mise sur les rangs bien après Strasbourg...
Dimanche 24 juin 1984

Un million de personnes défilent à Paris dans le calme au nom de « la défense des libertés ». De Latché, François Mitterrand m'appelle. Il s'insurge qu'on puisse l'accuser de s'attaquer aux « libertés ». Celles-ci sont-elles vraiment mieux rotégées dans les écoles privées ?


Lundi 25 juin 1984

Je reçois Pierre Juquin : «Je suis, à titre personnel, pour une modification du centralisme démocratique... Nous sommes un parti d'avenir si nous savons nous rénover. » Charles Fiterman hésite à affronter Georges Marchais. Dans la journée, le Comité central du PC approuve le rapport de Claude Poperen, deux fois amendé par Marchais. Charles Fiterman n'a pas osé attaquer : il n'a pas de base locale.

Je comprends que Kohl proposera peut-être la candidature de Genscher à la présidence de la Commission.

Michel Foucault meurt. Je ne l'ai rencontré qu'une seule fois, il y a bien longtemps. Son œuvre m'a profondément marqué. Le pouvoir est bien, comme il le dit, une insaisissable abstraction, un implacable concept.

Dans l'après-midi, nous partons pour Fontainebleau où va s'ouvrir le Sommet européen. Tout se jouera une fois de plus sur le chèque britannique. En cas d'échec, tout est prêt pour fonctionner à Neuf. Élisabeth Guigou a bien travaillé. Londres le sait.
Le Sommet débute par un dîner à l'Auberge du Bas-Bréau. Mme Thatcher y résume le Sommet des Sept. Puis François Mitterrand raconte son voyage en URSS. Enfin, il énumère les compromis à trouver, et propose une contribution des Dix à la Grande-Bretagne d'un milliard en 1984 et 1985, puis de 60 % du déficit britannique. Mme Thatcher déclare vouloir 1,2 milliard en 1984, 1,25 en 1985, puis 90 % de son déficit. A la fin du dîner, elle veut « beaucoup plus que 70 % ». Les Neuf autres n'entendent pas lui accorder plus de 60 %.
Toute la nuit, je travaille avec le secrétariat du Conseil à la rédaction des conclusions que le Président proposera demain sur tous les sujets. Il faut viser juste pour éviter de rouvrir demain les discussions. Il faut mettre à profit tous nos voyages et toutes les discussions antérieures pour concéder à chacun ce qui lui tient le plus à cœur.


Mardi 26 juin 1984

Au petit déjeuner, pris à L'Aigle Noir, à Fontainebleau, Mitterrand et Kohl fixent le montant maximum à accorder à Margaret Thatcher à 65 % de sa contribution, l'Allemagne payant les deux tiers de sa part théorique (et non plus la moitié, comme l'année précédente). C'est aussi à cette occasion que se décide, sans que son nom soit néanmoins prononcé, la nomination de Jacques Delors à la présidence de la Commission. Chef-d'œuvre de dialogue politique entre deux alliés, deux complices qui n'ont nul besoin d'entrer dans les détails pour se comprendre :
François Mitterrand : L'ordre du jour sera clair : le matin, le contentieux ; l'après-midi, l'Europe politique.
Helmut Kohl : On devrait aussi trouver un accord pour éliminer les douaniers d'abord entre la France et l'Allemagne. Il faut lever les frontières entre nous.
François Mitterrand : Sur le problème anglais, vous êtes plus intéressé que moi à trouver un accord pour cinq ans, car alors vous serez encore Chancelier, tandis que moi je vous enverrai des télégrammes d'encouragement. Il faut trouver un accord sur la base d'un remboursement très inférieur aux deux tiers. Tout dépend de l'humeur de Mme Thatcher.
Helmut Kohl : Et si elle n'accepte pas ?
François Mitterrand : Eh bien, il faudra se réunir cet été, à deux puis à six, pour éviter l'effondrement de la Communauté.
Helmut Kohl : Vous avez raison. Je ne sais pas où on va. Il est très difficile de parler avec elle.
François Mitterrand : Je ne suis pas pessimiste. L'histoire de la construction de l'Europe depuis quarante ans montre que la Grande-Bretagne dit toujours non au début, mais que si la France et la RFA font quelque chose ensemble, elle veut toujours en être.
Helmut Kohl : Sur la question de la présidence de la Commission, Mme Thatcher soutient Davignon. En principe, je vais proposer un Allemand, mais pas maintenant. A un moment où la Communauté devient importante, il faut avoir quelqu'un qui ne sabote pas tout.
Information considérable : il renonce à une présidence allemande.
Helmut Kohl : Vous m'avez cité un nom...
François Mitterrand : Il y a deux candidats français... mais je n'ai pas fait mon choix. Je leur ai dit que je soutiendrais l'un d'eux si un accord était possible avec les Allemands. On me dit que le candidat allemand ne satisfait pas les autres pays et qu'un autre candidat est en réserve...
Helmut Kohl : Je n'ai rien contre un Français à la présidence, mais Ortoli, l'actuel vice-président, ne parle pas l'allemand. On peut avoir un Français, mais à condition qu'il ne travaille pas contre les initiatives politiques que vous et moi prendrions.
Cela est dit clairement pour écarter Claude Cheysson, trop lié à son goût avec Genscher, dont il se méfie.
François Mitterrand : Bien sûr, on peut avoir un accord entre nous pour deux présidences, d'abord une française, puis une allemande.
Helmut Kohl : D'accord. Lubbers est favorable à votre candidat. Chez moi, Stoltenberg est son principal agent électoral. Nous verrons...
François Mitterrand : Non, il faudrait se décider maintenant, au Sommet.
Helmut Kohl : Très bien. Puisque nous sommes tous les deux d'accord pour que ce soit un Français, choisissons-le vite. Pour moi, le mieux est qu'il y ait un seul nom qui circule. Comme ça, à la fin, tout le monde est pour... sauf celui qui a lancé le nom !
François Mitterrand : Il faut que vous formiez son successeur, et qu'il devienne commissaire dès maintenant. Ou alors que vous le choisissiez plus jeune, sans le nommer à Bruxelles, pour rester maître du choix, le moment venu. Si un commissaire allemand était mis en place tout de suite pour être le futur Président, il serait vice-président, les choses se prépareraient... et il aurait le temps d'apprendre le français.
Helmut Kohl éclate de rire : Bidenkopf parle aussi bien le français que Delors parle l'allemand !
Tout est dit sans que rien n'ait été dit.
Retour en séance. Il faut régler toute une série de contentieux avant d'aborder le plus difficile, en passant en revue les paragraphes : la discipline budgétaire, la maîtrise de la production laitière et la souplesse dans la gestion des quotas laitiers, les avantages pour les petits producteurs, le démantèlement des montants compensatoires positifs, la réforme des montants compensatoires sur le porc, l'augmentation des ressources propres, l'ouverture des négociations avec les États-Unis sur les produits de substitution, la compensation nationale de la TVA pour les agriculteurs allemands, la fixation des prix agricoles, les programmes intégrés méditerranéens, le renouvellement de l'accord de Lomé et l'élargissement à l'Espagne et au Portugal (donc problèmes : pêche, vin, fruits et légumes)...
Une fois cela réglé, et vite, l'ambiance est à l'accord. Chacun est euphorique : l'Europe peut enfin parler de grandes choses.
Reste l'ultime obstacle, le plus considérable : le contentieux britannique, qu'on examine juste avant déjeuner. Chacun est impatient de parler d'avenir, d'en finir avec cela. Brusquement, le problème britannique paraît dépassé, anachronique.
Mme Thatcher est isolée. Elle le sent, perd ses nerfs. On lui propose un milliard, puis 65 % de sa part, et rien de plus. Elle invective Kohl : « Nous sommes avec la RFA les seuls payeurs nets de la Communauté. Nous pensions que la RFA, où nous avons des soldats, nous appuierait. » Elle demande « un pourcentage plus élevé d'un écart moins élevé ».
Suspension de séance pour déjeuner. François Mitterrand dit à Mme Thatcher : « C'est à prendre ou à laisser. » Margaret Thatcher demande alors à rencontrer Helmut Kohl pour s'entendre avec lui. Mais le Chancelier s'aligne sur la position française. François Mitterrand la revoit : elle craque comme du verre, au bord des larmes. Elle veut conclure, sur n'importe quoi. Étonnant spectacle...
La séance reprend. François Mitterrand passe la parole à Helmut Kohl qui lance, impitoyable : « Les Neuf proposent 65 %. » Mme Thatcher demande 66 %. C'est accordé. Cela fera 1066 millions d'écus pour cette année.

Deux comités ad hoc sont créés pour préparer l'avenir. Le premier pour « élaborer et coordonner les actions... propres à renforcer et à promouvoir l'identité de la Communauté et son image auprès de ses citoyens et dans le monde ». Il est chargé d'examiner un certain nombre de suggestions (instruments symboliques de l'existence de la Communauté : équipe sportive européenne, banalisation des postes frontières, frappe d'une monnaie européenne, lutte contre la drogue, jumelage de classes d'enfants). L'autre, plus important, pour préparer la réforme institutionnelle et ce que pourraient être une Union politique européenne et un Secrétariat politique. L'un et l'autre doivent rendre rapport au Sommet de Dublin.

En rentrant à Paris, le Président demande à Jack Lang de proposer la direction de la Villa Médicis à Bertrand Poirot-Delpech. Lang s'y oppose et fait accepter Jean-Marie Drot au Président.
Il trouve aussi une lettre longue et solennelle de Michel Rocard protestant contre l'autorisation donnée à la RFA à Fontainebleau de subventionner son agriculture :
« La satisfaction donnée à la demande allemande d'augmenter largement les compensations que la République fédérale donne à ses agriculteurs, probablement inévitable au niveau européen, et peut-être même bienvenue — puisqu'elle a contribué à rendre l'accord possible —, est totalement inacceptable pour toute l'agriculture française. Dans ces conditions, l'annonce de l'effort allemand, sans aucune annonce équivalente en France, soulèvera une colère immédiate et absolument générale. Déjà le milieu agricole était extrêmement agité. Avec la situation ainsi créée, c'est une jacquerie d'ampleur nationale qu'il faut prévoir.
Le seul moyen d'éviter cette explosion est de la prévenir. Cela implique des décisions — non pas des mises à l'étude, mais des décisions fermes et irrévocables — annoncées dès le Conseil des ministres de demain matin pour empêcher une mobilisation immédiate de la profession, toutes tendances et toutes organisations confondues. Je ne vois pas comment nous éviterions de nous approcher de l'ordre de grandeur de l'effort supplémentaire allemand, et, hélas, on paie toujours plus cher après les violences qu'avant (...). A mon sens, il est absolument nécessaire que le communiqué du Conseil des ministres de demain annonce :
1 que la France, devant les conséquences de cet accord européen, demande le report de tout paiement du super prélèvement laitier au 31 mars 1985 ;
2 que le gouvernement a décidé d'examiner avec la profession les conditions d'une contribution de l'État à l'amélioration de la compétitivité de nos exploitations — donc de leurs revenus — de manière à préserver notre situation relative dans la compétition avec l'Allemagne. Cet effort nécessaire est estimé à environ trois milliards de francs.
Je suis parfaitement conscient de ce que cela implique dans l'état actuel de nos finances publiques. Mais je ne pense pas qu'il y ait de choix alternatif, ce qui est en cause, au-delà même des revenus des agriculteurs, étant tout à la fois l'ordre public et la balance des paiements. »
François Mitterrand n'apprécie pas : « Il aurait pu trouver un commentaire moins étriqué d'un Sommet pareil ! »


Mercredi 27 juin 1984

Au Conseil des ministres, alors que François Mitterrand rend compte du Sommet de Fontainebleau, Michel Rocard réclame des subventions pour les agriculteurs français. En vain.

Le Président écrit à Pierre Mauroy pour lui demander à nouveau où en est la préparation du Budget 1985 et de la réduction du déficit 1984. Delors propose de faire 50 milliards d'économies en 1985. C'est énorme.

François Mitterrand part pour Lisbonne et Madrid. Visite éclair pour prendre acte de l'élargissement. A Lisbonne, on parle tomates, sardines et vins. Mario Soares : « Votre venue aujourd'hui marque le jour de notre véritable entrée en Europe. »

Le projet de loi sur l'école est adopté en première lecture par l'Assemblée. Reste encore à passer au Sénat, qui votera contre. Or la session ordinaire va s'achever. Il faudra décider d'une session extraordinaire ou bien enterrer le débat jusqu'en octobre.


Jeudi 28 juin 1984

L'État refuse les concours publics à Creusot-Loire. C'est le plus gros dépôt de bilan jamais effectué en France.

Alain Poher vient expliquer à François Mitterrand que, s'il a proposé ce matin de repousser au mois de septembre l'examen du projet Savary au Sénat, c'est pour permettre aux esprits de se calmer. Il demande au Président de retenir le projet. François Mitterrand lui répond qu'il n'en est pas question : « Le projet sera adopté et je déciderai pour cela d'une session extraordinaire du Parlement. C'est d'ailleurs moi qui ai rédigé les amendements de la loi Savary adoptés par l'Assemblée. » Il ajoute : «Dites à vos amis que je n'ai pas oublié les sifflets d'Angers. »
Après le départ de Poher : «Je vais faire quelque chose pour changer de plan. Mais ce n'est tout de même pas à lui que je vais faire mes confidences ! »

Comme il en a prévenu l'Élysée, Helmut Schmidt, dans son discours d'aujourd'hui au Bundestag, propose l'intégration militaire franco-allemande.

Je suis à Casablanca. Le Roi du Maroc me fait savoir par Reda Guedira qu'un accord va être signé, dans quelques semaines, entre le Maroc et la Libye, créant une union entre les deux pays. Le Président, que je préviens, ne veut pas y croire : cela remettrait en cause son voyage au Maroc, prévu pour fin août.


Vendredi 29 juin 1984

Puisque François Mitterrand en a refusé le report, le Sénat commence à examiner le projet de loi scolaire. Charles Pasqua demande publiquement au Président de soumettre le projet à référendum «au sens de l'Article 11 » (référendum sur l'organisation des pouvoirs publics).

Charles Fiterman s'inquiète encore pour son Budget 1985. Il écrit au Président :
«J'ai adressé il y a deux semaines une lettre au Premier ministre portant sur la préparation du budget 1985 en ce qui concerne mon département des Transports. Il semble que les arbitrages qui seraient rendus dans les jours qui viennent ratifieraient le projet absolument désastreux établi par le ministère des Finances, et ne retiendraient donc pas les observations que je formule et les propositions raisonnables, inscrites dans l'objectif de réduction des prélèvements, que je présente et qui constituent à mes yeux le minimum nécessaire et acceptable sans graves conséquences dans l'opinion publique. »
Ainsi, le même jour, s'annoncent avec Pasqua la fin de la crise scolaire... et, avec Fiterman, le départ des communistes du gouvernement.


Dimanche 1er juillet 1984

Le Président et Pierre Mauroy discutent encore de la baisse des prélèvements obligatoires. Delors a proposé 50 milliards d'économies en 1985. C'est considérable. Mauroy répond à la lettre du Président du 27 juin : faire des économies en 1984 « aurait pour effet de dégager une marge de manœuvre financière de l'ordre de 10 à 11 milliards par rapport au projet de Budget 1985 présenté par Jacques Delors. Cette marge de manœuvre peut servir soit à réduire d'autant les quelque 50 milliards d'économies budgétaires prévues dans ce projet, soit à financer les allégements d'impôts dans le cadre de la baisse des prélèvements obligatoires. » Il faut diminuer les impôts. Puisqu'on ne peut toucher à la taxe professionnelle, ne peut-on pas supprimer le 1 % de Delors ?
François Mitterrand me redit : « Mauroy semble avoir retrouvé de l'énergie. Et il fait très bien son travail. L'idéal est d'avoir le même Premier ministre pendant au moins une législature. Et si je le confirmais pour deux ans ? »



Lundi 2 juillet 1984

Delors va quitter le gouvernement pour se préparer à prendre son poste à Bruxelles. Qui va le remplacer ? Fabius ? Bérégovoy ? Un troisième ? Le Président penche pour Fabius. Mais, depuis janvier, Fabius attend autre chose.

Jean-Baptiste Doumeng me rend visite pour parler de l'effet produit par notre voyage à Moscou : « Tout va bien avec l'URSS. Le "patron" a beaucoup plu. Sakharov, c'est de la blague, ne vous inquiétez pas. Zagladine viendra voir le Président dans vingt jours. Par contre, avec le Parti français, rien ne va. Il y a deux lignes au Bureau. L'une, dure, que dirige Fiterman, qui joue au con. Si Delors reste ministre des Finances, le PC quittera le gouvernement sur le vote du Budget 1985. La situation est grave, très grave. Mais rattrapable. »

Je tiens encore à jour le programme de gouvernement dont le Président m'a chargé l'année dernière en allant en Chine... Ce sera pour un gouvernement Mauroy remanié. Mais quand ?


Mercredi 4 juillet 1984

Déjeuner habituel après le Conseil. On ne pense qu'à la crise de l'école. François Mitterrand ironise : «J'ai les moyens de tenir, jusqu'à l'emploi de l'Article 16. Mais, si je le faisais, ce serait un coup d'État. Alors que si la droite, elle, l'utilisait, elle ne ferait que défendre les libertés ! Il y a une conjuration quelque part, à propos de l'école. Faut-il céder sur quelque chose pour tenir sur l'essentiel ? Par exemple, sur la titularisation ?
Je dois donc maintenant choisir entre une épreuve de force avec le Sénat, si je maintiens le texte, ou avec l'Assemblée nationale, si je le retire. Nous sommes d'abord des démocrates. Passer en force serait brouiller notre image. Quand la mesure est à son comble, il faut sortir du jeu, changer de pied. »
Prépare-t-il un retrait ? Joxe réagit violemment : « Cela ne servirait à rien de reculer. Il faut passer en force. Cela marchera si on a un gouvernement courageux et un Premier ministre fort », dit-il en regardant Pierre Mauroy dans les yeux.
François Mitterrand le remet à sa place : « Discutez, discutez, c'est votre responsabilité. Mais dites-vous bien que les remaniements ministériels, c'est mon affaire. Il n'y a qu'un chef d'orchestre de la majorité, c'est Pierre Mauroy. Je veux que vous vous unissiez derrière lui. Est-ce clair ? »
Autre discussion : quand annoncer les décisions sur les prélèvements obligatoires? Le 14 juillet? Oui, mais la hausse du téléphone interviendra six jours après et risque de brouiller le message. Demain à Aurillac, lors d'un discours devant les autorités locales ? Oui, mais lundi commencera inévitablement à être connue la hausse de l'essence, et certains ne manqueront pas de faire le lien avec la baisse des impôts. « On donne d'une main et on reprend de l'autre... »
François Mitterrand refuse d'en parler demain.
Jeudi 5 juillet 1984

Roland Dumas va réconforter le président du Sénat, très choqué par la façon dont le Président l'a reçu il y a quelques jours : « Mais ne vous frappez pas, cher ami, il n'y a pas d'homme plus soucieux de conciliation et d'ouverture que Mitterrand. » Le Sénat vote une motion demandant au Président de la République de décider d'un référendum sur le projet de loi relatif à l'enseignement privé.

En Auvergne, le Président, convaincu que la bataille est perdue par les laïcs, défend néanmoins le projet Savary. Il annonce qu'il y aura aménagement, et non suppression de la taxe professionnelle.


Vendredi 6 juillet 1984

Poursuite du voyage officiel du Président en Auvergne. Au Puy-en-Velay, François Mitterrand déjeune avec de vieux amis : Gaston Defferre, Michel Charasse, Roger Quilliot, Joseph Planeix, Arsène Boulay. Tous sont pour le retrait du projet de loi scolaire. Il écoute, mais ne dit rien. A Chamalières, il s'entretient avec Giscard qui lui demande lui aussi de renoncer au projet. Là encore, silence.

L'Assemblée rejette la demande du Sénat — dont Pasqua est l'inventeur — d'organiser un référendum sur le projet. François Mitterrand : « Mais on ne peut pas faire de référendum ! La Constitution ne permet de faire de référendum que pour réformer la Constitution ou organiser les pouvoirs publics. Or la loi scolaire n'est rien de tout cela ! »

Le choix du président de la Commission est déjà réglé entre François Mitterrand et Helmut Kohl. Pourtant, il n'est pas encore connu des autres. Et la campagne se poursuit. Lubbers écrit au Président pour plaider en faveur d'Andriessen :
« M. Frans Andriessen, le candidat pour lequel je demande votre bienveillante attention, est une personnalité réellement européenne. Tant aux Pays-Bas qu'à la Commission européenne, il s'est révélé être un homme politique chevronné, complet. M. Andriessen a été ministre des Finances de mon pays, et je puis vous assurer qu'il possède toute l'expérience et toutes les qualités requises, sur le plan juridique comme sur le plan économique. Il a toujours porté un vif intérêt à l'évolution culturelle en Europe, ce que je considère comme un atout supplémentaire. Ses connaissances de la langue et de la culture françaises lui procurent un avantage certain par rapport à d'autres candidats... »
Curieux : Kohl a dit, il y a quinze jours, que Lubbers soutenait Delors... A la relecture, cette lettre de soutien à Andriessen manque, il est vrai, singulièrement d'enthousiasme...




Dimanche 8 juillet 1984

François Mitterrand est décidé. Il fait venir Charasse à Latché et lui demande de réfléchir à un référendum modifiant la Constitution afin de rendre possible le vote de la loi scolaire par un second référendum. Ce référendum sur le référendum permettrait de mettre fin à la discussion parlementaire. Mais le Président explique à Charasse qu'il ne souhaite pas, en fait, qu'un tel double référendum ait lieu. Il s'inquiète même d'une telle extension qui permettrait, si elle était décidée, d'organiser un référendum sur la restauration de la peine de mort ou sur les droits des immigrés. C'est pour lui une façon élégante d'enterrer le problème scolaire, voilà tout.
Le Président : « Même si un premier référendum réussissait à réformer la Constitution et à rendre possible le référendum sur l'école, celui-là, je ne le ferai jamais. Il diviserait trop la nation. » Jospin, mis dans la confidence, est d'emblée favorable, mais s'inquiète des réactions de Mauroy et de Joxe. Il est prévu que Charasse rejoindra le Président après-demain au Caire pour reprendre la discussion. François Mitterrand exige de Jospin et Charasse le secret le plus absolu.



Lundi 9 juillet 1984

Dans l'Airbus nouvellement aménagé, en vol vers Amman, le Président reçoit en tête à tête plusieurs visiteurs. C'est un moment très particulier des voyages présidentiels : le Président, seul à l'avant, fait appeler qui il veut. Il n'y a que trois places autour de lui. Le voir est le minimum. Le comble de la faveur est d'être convié à déjeuner. L'aide de camp vient chercher l'élu, faussement modeste...
« Faut-il retirer le projet de loi ? me demande-t-il. Pourquoi sont-ils contre nous ? » Je lui rappelle les gens rencontrés à Solutré, qui voyaient dans le privé l'occasion d'une seconde chance pour leurs enfants. « Que faire d'autre ? »

A Amman, le ministre jordanien des Affaires étrangères m'interroge : « Que pensez-vous de Pérès ? Que pouvons-nous lui dire ? Nous voudrions parler avec lui sans préalable. »
François Mitterrand et le Roi Hussein s'entretiennent longuement de l'Irak :
François Mitterrand : En cas de victoire de l'Iran, les ondes de choc seraient immenses. Il faut souhaiter un arrangement frontalier, mais on est au-delà de la raison. Pour nous, par rapport à l'idée que nous nous faisons du monde arabe, il est important que l'Irak résiste. Il faut l'aider. Cela nous vaut l'hostilité de l'Iran, mais nous y sommes prêts.
Nous ne sommes pas passifs dans cette région. Et ici, rien ne peut se faire sans vous.

Hussein : Je suis d'accord sur tout. L'Irak est un pays vital pour l'avenir de la région. Nous avons espéré qu'après 1967, les États-Unis joueraient un rôle positif dans la recherche de la paix sur la base de la Résolution 242. Mais, peut-être parce que nous n'avons pas bien plaidé notre cause, les États-Unis ne l'ont pas fait. Nous avons assisté à une érosion constante de la position américaine dans la région. Nous avons toujours dit que des aménagements de frontières étaient possibles et que Jérusalem, une fois rendue à sa propriété arabe, pouvait devenir un symbole de paix.
Il faut une conférence avec les Cinq Grands et les Palestiniens. Vos efforts ont permis d'éviter une polarisation Est/Ouest dans la région. Nous sommes préoccupés du problème palestinien. Nous sommes proches du moment psychologique où tout effort deviendra vain. On risquera alors un cataclysme mondial. En arrivant en 1953, j'ai trouvé une situation dans laquelle les Juifs ne pouvaient aller à Jérusalem parce qu'ils interdisaient eux-mêmes aux Arabes chrétiens [d'Israël] d'aller prier à Jérusalem. Si le Likoud gagne les élections, on ira vers des dangers encore plus grands. Les travaillistes sont plus modérés. Nous disons à l'OLP qu'il faut être réaliste. J'ai étudié avec Arafat ce qu'il faudra faire s'il y a un changement en Israël.
Par ailleurs, nous étudions avec l'Arabie Saoudite des plans d'intervention d'urgence en commun en cas d'invasion iranienne des pays du Golfe, si nécessaire.




Mardi 10 juillet 1984

A l'Assemblée, le projet de loi sur les concentrations dans la presse est adopté en seconde lecture. Rejet d'une motion de censure.

Roland Dumas dit à François Mitterrand qu'Alain Poher est encore sous le choc de sa visite et que le Président devrait faire un geste pour le calmer. Au téléphone, d'Amman, celui-ci demande à Jean-Louis Bianco, resté à Paris, d'« assurer Poher de ses bons sentiments » et de le prévenir, sans autre précision, qu'il va prendre « une initiative intéressant le Sénat ».



Mercredi 11 juillet 1984

Nous quittons Amman pour une brève escale au Caire, à bord du Mystère 50 où se trouvent également Cheysson et Vauzelle. Le reste de la délégation est reparti directement pour Paris. Pendant le vol, on discute encore de l'école « libre ». François Mitterrand : « Je vais changer de pied. » Rien de plus.

Au Caire, déjeuner avec Moubarak.
Moubarak : Quand on voit la façon dont le Président est choisi aux États-Unis, cela m'ôte toute confiance en ce pays. Shultz est contre le dialogue avec l'OLP, mais Reagan et Weinberger sont plus ouverts. Les États-Unis sont prêts à parler avec le Diable, si c'est dans leur intérêt. Ils sont déchaînés contre nous. Vous vous rendez compte : Shultz m'a accusé de me servir de la Maison Blanche pour faire ma publicité !

Au moment de redécoller pour Paris, Charasse nous rejoint ; Cheysson nous quitte pour se rendre à Jérusalem à bord de l'avion qui a amené Charasse. Le Président demande à Michel Vauzelle et à moi de le laisser seul avec Charasse dans la première cabine, « parce que nous avons des papiers à étaler ». Une demi-heure plus tard, on se retrouve tous pour parler des élections.
François Mitterrand : Si la droite gagne en 1986, les chefs peuvent tous refuser le poste de Premier ministre et organiser une sorte d'impeachment Je pourrais atténuer la défaite en prenant comme Premier ministre un homme de droite important qui les trahirait pour pouvoir être candidat aux présidentielles de 1988. Le mieux serait quand même de gagner les élections de mars 1986. Mais ce sera difficile.

Nous atterrissons vers 20 heures. Pierre Mauroy nous attend à l'aéroport. François Mitterrand lui annonce qu'il compte annoncer demain soir à la télévision qu'il veut organiser un référendum sur un texte modifiant la Constitution, afin de rendre possible un référendum sur l'école. Il ne lui dit pas qu'il souhaite le voir échouer. Ni qu'il veut, en attendant, retirer le projet Savary. Il devine un Mauroy très engagé sur ce texte, désirant le faire passer en force, alors que lui-même espère bien l'amener peu à peu à l'enterrer.

En arrivant à l'Élysée, François Mitterrand trouve sur son bureau, au-dessus des quinze parapheurs habituels, une lettre de Laurent Fabius à propos du Budget 1985, trop rigoureux à son goût :
« Hors de France pendant une semaine, j'ai pris à distance connaissance de la presse, avec les handicaps mais aussi les vertus de l'éloignement. Et je souhaite vous exprimer mon incompréhension devant des "informations" qui y sont rapportées.
Tout le monde semble interpréter vos propos sur la taxe professionnelle comme signifiant qu'il n'y aura pas suppression de cet impôt, mais aménagement en 1985 à hauteur de 10 milliards de francs. Je ne sais si c'est votre orientation, mais, si tel est le cas, je souhaite vous marquer ma perplexité.
... J'ai lu aussi qu'on s'apprête à supprimer le 1 % Sécurité sociale. Je n'y comprends, là, rien du tout. D'une part, personne, jusqu'aux débats récents, n'a réclamé la suppression du 1 %. Ainsi — modeste exemple — je n'ai jamais reçu dans ma permanence quelqu'un qui m'en parle. D'autre part, si, grâce au remarquable travail de Pierre Bérégovoy, les comptes sont en équilibre cette année, personne ne peut dire que ce sera le cas en 1985, et tout indique au contraire, à partir de 1986, des déficits. Vous serez donc amené à rétablir alors une cotisation ! J'ajoute que je ne comprends pas bien la démarche économique d'ensemble : si nous avons 10 à 15 milliards de "mou ", il me paraîtrait plus intéressant de les consacrer aux BTP, à la formation, à la filière électronique, qu'à une hausse de la consommation.
J'avoue enfin que ce qui est projeté dans le budget 1985 pour la Recherche et l'Industrie complète ces interrogations : baisse prévue des crédits (en francs réels) pour la recherche, qui constitue, dit-on, une priorité de notre politique ; assurément le plus mauvais budget de la Recherche depuis 1976 pour les emplois de chercheurs ; recul des engagements pour l'industrie par rapport à l'an dernier. Tout cela deviendra, deviendrait vraiment difficile à comprendre... »

Pendant que je me précipite à « Apostrophes » pour un de mes livres, François Mitterrand examine le projet de sculpture d'Arman, prévu pour décorer le hall d'entrée de l'Élysée. Puis il part rue de Bièvre où il reçoit à dîner Legatte, Charasse et Marcilhacy. Daniel Mayer, invité également, est en croisière, injoignable. Tous les convives lui disent que, de toute façon, le projet Savary sera annulé par le Conseil constitutionnel. Autant l'arrêter tout de suite. C'est le point final.
A 23 heures, le Président fait annoncer à l'AFP, par le permanent de l'Élysée, qu'il interviendra demain soir à 20 heures, sur TFI, sans préciser le thème de son intervention.




Jeudi 12 juillet 1984

Au Conseil des ministres, chacun attend une explication du Président sur son intervention de ce soir. Il reste muet.
Au déjeuner, surréaliste, nul n'ose en parler ni poser la question essentielle : que va-t-il dire ?. Le menu est particulièrement austère (salade de haricots verts, poisson aux épinards, fruits), les mines également. François Mitterrand : « L'opinion n'est pas avec nous sur l'école privée. C'est devenu un très grave problème politique. La conjuration se resserre. Il faut changer de plan. Certes, la loi n'est pas mauvaise, mais si on continue comme ça, les élections de I986 se joueront là-dessus et nous serons battus. Faut-il forcer le destin et faire voter une loi qui serait ensuite annulée, pour l'essentiel, par le Conseil constitutionnel, ou par la droite au gouvernement (car alors, soyez-en sûrs, les élections de 1986 sont perdues) ? La loi telle qu'elle est n'est pas mauvaise, mais les Français n'y sont pas prêts. Par ailleurs, il faut que je mate le Sénat pour éviter qu'il ne recommence dans l'avenir cette sarabande sur la loi électorale. Si on n'agit pas massivement, on est battus. Ce qui est malheureux, c'est que c'est toujours à nos amis qu'on demande des sacrifices. Il faut avoir du courage... Qu'en pensez-vous ? Comment sentez-vous l'esprit public ? »
Joxe, Jospin, Fabius, Defferre, Quilès sont pour changer de terrain.
Fabius dit : Il faut changer de pied et avoir un nouveau programme de gouvernement cohérent fondé sur deux principes: sécurité des villes, formation des hommes.
Cela sonne déjà comme le plan d'un discours d'investiture.
Mermaz : Non, il faut continuer et passer en force. Je ne vois pas quoi faire d'autre que maintenir la ligne de votre discours d'Auvergne.
Mauroy : Il faut maintenir le texte Savary. Tout cela est idiot, et très simple. Si on pouvait donner plus d'argent aux gens du privé, ils seraient avec nous.
Le Président ne dit rien de ses intentions pour ce soir. Le déjeuner s'achève sur un consensus général (sauf Mauroy) : il faut être beaucoup plus brutal... contre l'immigration clandestine !


Après déjeuner, le Président envoie Bianco s'excuser auprès de Mgr Lustiger de ne pas pouvoir le recevoir aujourd'hui, comme prévu. Il veut éviter de paraître négocier avec lui. Secret absolu : nul n'est informé de ce qu'il prépare. Il travaille à son texte avec Jospin et Charasse, dans le bureau de Colliard, le sien étant occupé par les télévisions qui s'installent. Il interdit son secrétariat, où chacun passe d'habitude librement.
A 19 heures, François Mitterrand réunit Mauroy, Mermaz, Joxe et moi dans mon bureau. Il ne nous dit rien. Puis il passe dans son propre bureau et lit son texte en direct, à 20 heures. Mauroy, Joxe, Mermaz, Dumas regardent l'émission dans mon bureau, très tendus. Le Président annonce sa proposition de référendum sur le référendum et le retrait de la loi sur l'école privée de l'ordre du jour de la session extraordinaire du Parlement. Dès le texte prononcé, il nous rejoint : « Nous étions encerclés. Nous sommes sortis. Mais on ne sort jamais sans pertes. Reste à établir la nouvelle loi sur le référendum. Si la réforme passe, je n'accepterai jamais de référendum ni sur le rétablissement de la peine de mort, ni sur la réforme de la loi électorale. »
A moi, il ajoute un peu plus tard : « Ce référendum n'aura jamais lieu. En France, on ne règle les problèmes qu'avec des crises. Et il faut aller au paroxysme avant de les résoudre. »
Badinter téléphone : il est très hostile à cette réforme du droit référendaire. Il craint qu'un référendum ne rétablisse la peine de mort. Le Président, ironique, lui dit : « Eh bien, arrangez-vous pour que le référendum n'ait pas lieu. »


Alain Savary écrit une lettre de démission à François Mitterrand et la garde par-devers lui, pour l'instant. Il demande à voir Pierre Mauroy demain matin.
Vendredi 13 juillet 1984

Je prends le petit déjeuner avec Jacques Delors, alarmiste : « Il n'y a plus de Premier ministre. Le franc va être attaqué. Le Président doit réagir... »
Mauroy est déstabilisé. Je le trouve « ailleurs », déjà.
Réunion sur le Budget 1985. On précise la question du référendum : « Voulez-vous ou non rendre possibles des référendums sur les libertés ? »

Vadim Zagladine confirme à Jean-Baptiste Doumeng sa venue en France. Le Président le recevra à Latché. Très gai, il fixe le rendez-vous, puis il revient sur la crise scolaire : « Je n'ai pas voulu augmenter mes pouvoirs en élargissant le champ du référendum. Au contraire, je serais prêt à faire des référendums sans m'engager dessus, à les banaliser... Delors va aller à Bruxelles. Il faut le remplacer par un homme rassurant. »

Je vois Maurice Fleuret, directeur de la Musique. Il faut sauver l'Opéra-Bastille dans le Budget ; il faut obtenir en échange de ne pas conserver la même convention collective, qui le rendrait ingérable.

Savary remet sa démission à Pierre Mauroy. Et veut le pousser à démissionner avec lui. Mauroy refuse. Le Président envoie Bianco chez Lustiger en secret. Celui-ci se montre très aimable et approbateur.
François Mitterrand fait dire aux laïcs, par Charasse : « Ne vous inquiétez pas. Le référendum n'aura pas lieu, car le Sénat refusera la révision constitutionnelle. » Bouchareissas lui répond : « Mais ce n'est pas ça qu'il faut faire ! Il faut un référendum pour ou contre la laïcité. Et là, on aurait 80 % de gens pour nous ! » Il n'a rien compris.
La droite ne sait pas quelle réponse donner à la question posée. Poher voit bien le piège : il ne veut pas d'un référendum de réforme constitutionnelle, que le Président gagnera. Le Président le reçoit. Poher lui suggère de faire réformer la Constitution par le seul Parlement réuni en Congrès, « puisque chacun est d'accord pour rendre possibles ces référendums ». Le Président hausse les épaules et refuse : « Pour réformer la Constitution, ce sera un référendum ou rien. »
Poher propose aussi qu'une fois la Constitution réformée, le Conseil constitutionnel donne un avis préalable sur la constitutionnalité de tout projet soumis à référendum au titre de l'Article 11. Si l'avis du Conseil est négatif, le Président de la République, pour passer outre à cet avis, devrait considérer son projet comme une révision constitutionnelle, laquelle suppose au préalable le vote sur un texte identique des deux Assemblées — ce qui est, en fait, une façon subtile de conférer un droit de veto au Sénat. Le Président : « Ce n'est pas lui qui a trouvé ça tout seul. Il a d'ailleurs eu du mal à me l'expliquer. »

François Mitterrand appelle Laurent Fabius et parle du changement de gouvernement. C'est pour plus tard, Mauroy doit rester pour gérer cette crise. La promesse de janvier tient toujours. Le Président relit encore une fois le projet de programme gouvernemental que j'ai proposé. Et l'annote. Il me demande de le présenter sous la forme d'une lettre au Premier ministre autour du thème de la liberté pour la France et les Français. « Cela fixerait le cadre et le contenu d'une campagne électorale qui va maintenant durer vingt mois. »
Je bavarde avec Pierre Mauroy qui me paraît lointain, distant. Toujours aussi fidèle et désireux d'être utile, mais déstabilisé.
Samedi 14 juillet 1984

Avant le défilé, je redis à François Mitterrand combien j'ai trouvé Mauroy déconcerté, hier. Le Président : « Peut-être. En tout cas, il n'est pas question de le laisser partir maintenant. Il doit gérer cette crise jusqu'au bout. »
Devant Yves Mourousi, sur TF1, à 13 heures, dans les jardins de l'Élysée, il confirme le retrait de la loi Savary : « La loi dite Savary disparaît dès lors que le processus référendaire est engagé au niveau parlementaire. » Mauroy vient vers moi dans la cohue de la réception. On parle du Budget 1985, longuement. Les ultimes arbitrages sont très difficiles. Fiterman a menacé, hier, de démissionner. Puis : « J'ai mal entendu, je n'avais pas de téléviseur. Qu'est-ce qu'il a dit, tout à l'heure, sur la loi Savary ? Elle est retirée, ou elle disparaît ? » Je lui confirme qu'elle disparaît. « S'il a dit ça, je dois partir. » La cohue l'entraine. Il va le rappeler au Président, au fond du parc, qui lui répond : « Restez, on va faire la campagne du référendum ensemble. » Mauroy rentre à Matignon. Robert Badinter me répète qu'il est hostile au référendum populaire : « Cela conduirait à rétablir la peine de mort. »

Le soir, le Président m'appelle de Latché pour me demander de réfléchir à nouveau à la formulation de la question du référendum. « J'espère bien que votre travail sera inutile. »




Dimanche 15 juillet 1984

Mauroy téléphone à Latché pour confirmer sa démission. Le Président la refuse à nouveau. « Restez, on a encore beaucoup de choses à faire ensemble. » Mauroy maintient sa démission et lui envoie sa lettre par fax (c'est la première fois que cet instrument est utilisé à cette fin). Le Président n'insiste plus.



Lundi 16 juillet 1984

La démission de Mauroy est encore secrète. François Mitterrand reçoit Delors pendant deux heures. Il lui apprend que Mauroy s'en va. Delors s'inquiète : sera-t-il ou ne sera-t-il pas Premier ministre ? François Mitterrand lui parle de son avenir à Bruxelles. Delors comprend : ce ne sera donc pas lui. Mais le Président ne lui dit pas qui va remplacer Mauroy.
A 11 heures, le Président demande à Bianco et à Fournier de préparer un texte de nomination d'un nouveau Premier ministre, le nom en blanc. Il ne leur dit pas son choix. Ils en sont vexés. Juste après, il m'appelle et m'annonce : « Ce sera Fabius. Je l'ai choisi pour sa jeunesse. Ne dites encore rien à personne. La date de sa nomination n'est pas encore arrêtée. »

Déjeuner avec Jean-Baptiste Doumeng. Il s'inquiète du départ des communistes du gouvernement, qu'il sent imminent.
Mardi 17 juillet 1984

Petit déjeuner en tête à tête entre François Mitterrand et Pierre Mauroy. Celui-ci confirme sa démission et demande au Président de trouver un poste pour ses collaborateurs : pour Delebarre, une préfecture. François Mitterrand reçoit ensuite Laurent Fabius, à qui il ne dit rien encore ; puis Fiterman, à qui il demande de rester au gouvernement. Il apprend la démission de Savary qui, furieux, la rend publique.

Je déjeune par hasard ce jour-là avec Philippe Séguin à l'Élysée. Il a l'élégance de ne rien me demander. Il me dit : « Avec son truc, le Président a fait tilt. Bien joué ! » Il s'amuse des journalistes, de plus en plus nombreux dans la cour, qui ne l'ont pas vu entrer et pourraient, s'il sortait par la grande porte, se livrer à bien des spéculations.

Dans l'après-midi, Pierre Mauroy confirme au Président qu'il ne reste pas. A 17 heures, le Président me prévient : « Je viens de prendre une grave décision. J'ai accepté la démission de Mauroy. C'est pour ce soir. » Il me demande de prévenir Fabius puis, dans l'ordre, Delors, Bérégovoy, Mermaz et Bianco. Et d'exiger d'eux le secret.
J'appelle Laurent Fabius, qui me dit apprendre ainsi sa nomination. Puis, j'annonce la nouvelle à Delors, Bérégovoy et Mermaz. Manifestement, elle ne déchaîne pas l'enthousiasme.
A 19 heures, Pierre Mauroy arrive à l'Élysée. Au bout d'une demi-heure de tête-à-tête, François Mitterrand m'appelle. Il y a beaucoup de tristesse et d'affection entre ces deux hommes. Nous sortons du bureau par la porte qui conduit à l'ascenseur intérieur, puis de là au parc où attend la voiture de Pierre Mauroy. Celui-ci parti, François Mitterrand me dit : « C'est le moment le plus pénible de mon septennat. » Il perd celui qui restera, à mon avis, son meilleur Premier ministre. A 20 h 25, la démission du gouvernement est rendue publique, ainsi que la nomination de Fabius.


Dans la soirée, Laurent Fabius reçoit Georges Marchais, revenu tout exprès de Roumanie, Charles Fiterman et André Lajoinie. Marchais souhaite que le PC reste au gouvernement. Pas Fiterman. Fabius leur propose deux ministères : le Plan et l'Énergie. Ils refusent ; ils veulent davantage. Fabius appelle le Président qui lui répond : « N'acceptez aucune condition. Même s'ils doivent partir. »
A 23 heures, le Président m'appelle : « Nous sommes en train de réussir économiquement, on ne peut leur céder. C'était prévisible. La rigueur est intolérable pour eux. J'ai dit à Fabius de ne rien négocier, de ne rien céder. Si le premier référendum échoue, je m'en moque ; au contraire, ça m'irait très bien. J'ai lancé un ballon de rugby, je ne souhaite pas que l'adversaire le ramasse. »
A l'aube, la rupture avec le PC est annoncée. Marchais repart finir ses vacances chez Ceausescu.
Au total, le PC n'aura eu, en trois ans, qu'un préfet, deux sous-préfets, un recteur, quatre directeurs d'administrations centrales, la présidence de la RATP, des Charbonnages de France et de deux petites banques. Cela n'empêche nullement la campagne de la droite sur le thème du « noyautage » de l'État.
Mercredi 18 juillet 1984

Laurent Fabius forme le gouvernement. Seul le Président est informé de ses démarches.
Au cours de cette journée où il n'est plus rien, Jack Lang, toujours soucieux de ses intérêts dans le cadre du Budget 1985, essaie d'obtenir un arbitrage plus favorable à la Culture que celui de Pierre Mauroy. Style inimitable :
« Vos collaborateurs font un admirable travail pour la préparation du Budget 1985. Ils s'efforcent en particulier de concilier l'exigence de rigueur et le souci de ne point mettre en péril les actions qui ont réussi et qui préparent l'avenir — et je pense notamment à notre petit ministère.
Puis-je, au moment où vous rendez votre arbitrage final, vous dire ce qui me paraît devoir être le minimum en deçà duquel notre travail serait gravement compromis :
1 Actualisation à 4,7 % de l'ensemble des crédits de fonctionnement (titre III et titre IV) sur la base de la loi de finances initiale, soit 5,841 milliards.
2 Réduction des AP non pas de 200 millions, comme il est souhaité par les Finances, mais de 50 millions.
3 Maintien à 1,6 milliard des crédits de paiement (pour compenser les injustes annulations dont nous avons été victimes).
Les Finances s'acharnent injustement sur notre petit budget, en oubliant l'ordre de grandeur des diverses masses. Nous représentons 7 milliards sur les 1 000 milliards du budget de l'État. Nous représentons 7 milliards sur les 1800 milliards de prélèvements publics nationaux (État et Sécurité sociale). Nous représentons 35 km d'autoroutes urbaines ! Pourrais-je vous rencontrer un bref instant, si cela vous est possible ? Pardonnez-moi d'avoir une fois encore abusé de votre patience. »

Il aura gain de cause et restera ministre de la Culture.

François Mitterrand impose finalement Jean-Pierre Chevènement à l'Éducation nationale au lieu de Michel Rocard, auquel Fabius pensait, après que le Président eut refusé sa première idée (Jean-Louis Bianco) et celle de Lang, qui se proposait lui-même. Pierre Bérégovoy ira aux Finances. C'est également une idée de François Mitterrand. Georgina Dufoix aux Affaires sociales : c'est une idée de Fabius, tout comme Curien à la Recherche et Calmat à la Jeunesse. Joxe va à l'Intérieur et quitte donc la présidence du groupe à l'Assemblée. Gaston Defferre ne garde que le Plan et l'Aménagement du Territoire. Cheysson m'appelle par deux fois et fait le siège de Fabius. Il reste aux Relations extérieures, alors que Dumas se voyait déjà dans le fauteuil de Talleyrand. Fabius propose l'Emploi à Delebarre, le directeur de cabinet de Mauroy, qui refuse : il préférerait une préfecture de région. Mais, par erreur, son nom va quand même être annoncé sur le perron de l'Elysée : il ne pourra plus reculer.

Le Président relit une dernière fois la lettre au Premier ministre que j'ai préparée depuis un an à l'intention de Pierre Mauroy. Il me demande de la remettre à Laurent Fabius... Elle révèle assez bien l'esprit du moment et le goût des réformes, encore vivace dans quelques bureaux de quelques palais nationaux.
« Monsieur le Premier ministre,
Voilà maintenant trois ans que s'est engagée notre action. Il est temps de tirer un premier bilan, sans complaisance, avec ses réussites mais aussi ses lacunes, ses lenteurs, voire ses échecs. Avant de tracer pour les prochaines années des perspectives claires : sans ambition précise, il n'est pas d'effort utile.
En 1981, la France n'était pas seulement affaiblie ou assoupie, comme nous le pensions. Elle était triplement menacée :
— menacée dans son indépendance économique : un appareil industriel vieilli, une compétitivité faible rongée par une inflation considérable et par des investissements insuffisants, un niveau de formation très médiocre comparé à la situation de nos partenaires, des capacités d'invention sous-utilisées, une mauvaise adaptation aux exigences des technologies nouvelles ;
menacée dans sa paix sociale: du fait de la crise, les inégalités, dont se nourrit la hausse des prix, s'étaient accrues ; les conditions de travail et de vie urbaine s'étaient dégradées ; le chômage, qui touche toujours d'abord les femmes et les jeunes, croissait à un rythme insupportable ; enfin, le système de protection sociale ne disposait plus de ressources suffisantes;
menacée dans sa vitalité même : aucun projet, ni culturel ni scientifique, n'appelait la jeunesse à l'enthousiasme ni n'ouvrait de nouvelles frontières à l'imagination. Au lieu de susciter l'initiative, de raviver l'esprit d'entreprise, on s'efforçait de masquer des déclins.
Confrontée, comme tous les autres pays, aux bouleversements technologiques, géopolitiques et culturels de cette fin de siècle, la France s'est donc lancée depuis trois ans dans la voie difficile et exigeante du redressement.
D'ores et déjà, des succès indéniables ont été remportés :
Notre économie est sur la bonne voie. Grâce à des actions opiniâtres, notre inflation a été réduite et, pour la première fois depuis des années, elle n'est plus supérieure à celle de nos partenaires ; la croissance du chômage a été ralentie tandis que l'équilibre des comptes est progressivement rétabli ; le redressement de notre industrie s'amorce et les efforts nécessaires sont engagés (formation professionnelle accrue, amplification de la recherche, soutien de l'investissement, aides aux dépôts de brevets et licences...)
L'inégalité entre Français a diminué. La création de l'impôt sur les grandes fortunes et la réduction de l'effort demandé aux plus bas revenus ont conduit à un meilleur équilibre social et à une plus juste répartition des contributions aux charges communes. Pour que cesse l'inacceptable, les plus bas salaires et les prestations sociales (famille, personnes âgées, handicapés) ont été augmentés, tandis que les travailleurs commençaient à acquérir des responsabilités et des droits nouveaux dans l'entreprise. Une réforme indispensable de la retraite a été mise en place. De même, depuis deux ans, beaucoup a été fait dans les hôpitaux pour humaniser le système médical et améliorer son efficacité, tandis que la pratique des soins à domicile a été favorisée.
Dans le domaine propre de la justice, un effort législatif sans précédent a été poursuivi : affirmation des libertés, extension des pouvoirs du juge pour favoriser l'individualisation de la peine et la réinsertion sociale du condamné, renforcement des droits et garanties des victimes. De même, l'abolition de la peine de mort, la suppression des juridictions d'exception, l'abrogation de la loi « Sécurité et Liberté », de la loi anticasseurs, de la répression discriminatoire de l'homosexualité...
Une politique culturelle dynamique a permis de développer chez les créateurs la liberté de créer, et chez les amateurs l'opportunité d'apprécier. A cet égard, le bilan parle de lui-même : la lecture publique en plein essor, le développement de la création théâtrale, cinématographique et audiovisuelle, l'expansion du marché des arts plastiques, la multiplication d'orchestres de qualité internationale...
Enfin, une décentralisation réelle est en train de changer des habitudes aussi vieilles que la France elle-même : au lieu de tout attendre d'une seule capitale, les Français vont apprendre à proposer et à décider, à exercer enfin une liberté responsable.
Notre défense et notre sécurité se sont renforcées. Dans le cadre d'une stratégie claire, les missions de toutes nos forces terrestres, aériennes et maritimes ont été définies pour les cinq prochaines années, l'amélioration de notre arsenal nucleaire demeurant prioritaire.
Notre politique étrangère a témoigné de la détermination de la France, de sa volonté de paix et de dialogue entre les peuples.
Dans un monde traversé de forces centrifuges, nous avons partout mené des politiques de solidarité. Ainsi, nous avons profité de la présidence française pour consolider et approfondir la Communauté européenne, tandis qu'avec nos amis d'Afrique, francophones mais aussi lusophones et anglophones, s'affirmaient les liens anciens et s'en tissaient de nouveaux.
Dans un monde durement secoué par la crise et le sous-développement, nous avons plaidé pour un système économique et financier plus juste et plus stable, et jeté les bases de la nécessaire Conférence monétaire internationale. Depuis Cancún, la France a proposé des initiatives pour donner au Tiers Monde sa chance (négociations globales, filiale énergie, stabilisation des prix des matières premières, priorité à l'autosuffisance alimentaire et énergétique, action particulière en faveur des nations les moins avancées). L'objectif ambitieux fixé pour notre aide au développement garantit la permanence de notre ambition.
Au total, l'œuvre accomplie est considérable, même s'il nous faut reconnaître des retards et nous guérir de certaines illusions. Trop souvent nous avons cru que les textes suffisaient pour changer les choses, que les règlements suscitaient forcément l'initiative et que l'explication était superflue au regard de l'action. De même a-t-il été inopportun de présenter parfois le renforcement de l'État comme l'unique instrument du changement, alors qu'il s'agit d'abord de débarrasser l'État lui-même de son mal endémique, la bureaucratie. Enfin, il aurait fallu s'occuper plus encore qu'il n'a été fait du détail de l'application concrète et attentive des réformes et de leurs conséquences sur les plus faibles et les plus démunis.
***
Et maintenant ? Reste à donner de vastes perspectives à ce redressement.
Le choix des années qui viennent est clair : voulons-nous tous ensemble nous installer dans l'avenir ou bien gérer, chacun, son propre déclin ?
Jamais la science et la technologie n'ont progressé aussi vite. Des portes s'ouvrent que l'on croyait, pour longtemps encore, fermées à l'espèce humaine. Grâce à l'électronique, à l'informatique, à la biotechnologie et à la robotique, l'homme se libère peu à peu de la malédiction des tâches répétitives. Grâce à la génétique, il peut espérer bientôt se soigner mieux, se nourrir plus, maîtriser son développement. Sa productivité s'accroît, ses loisirs s'étendent. Il dispose, pour communiquer avec ses semblables, d'un clavier de moyens toujours plus vaste. Bref, l'avenir éclate sous les yeux du présent.
Dès aujourd'hui, il s'agit pour nous de créer une nouvelle citoyenneté : civilisation de la ville, nouveaux langages et nouveaux modes d'expression, décentralisation des responsabilités, alternance, tout au long de la vie, des périodes de formation et de production, partage du travail, transformation des relations entre employeurs et salariés, renouvellement de la vie associative, accès facile à la nature, dépassement des privilèges, recherche d'une convivialité européenne à travers le débat constant entre tradition et modernité. Tels sont les multiples visages de la démocratie du XXIe siècle que, loin de toute utopie, autoritaire ou désordonnée, loin aussi de toute attente résignée, les Français sont appelés à construire, à connaître et à faire vivre.
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Dans cette perspective, je demande au gouvernement de la France de concentrer toute son action sur le double objectif suivant : plus de liberté pour la France, et plus de qualité dans la vie des Français.
I. Plus de liberté pour la France
La liberté de la France, son indépendance comme son rayonnement dans le monde, vont dépendre plus que jamais de la modernisation de son économie. Sans compétitivité, pas de marchés extérieurs, et sans exportations suffisantes, pas de vraie croissance et toujours plus de chômage. Telle est la contrainte incontournable imposée à toute économie moderne par sa balance des paiements. Aussi, il n'y aura aucune trêve à notre volonté de rétablir durablement les grands équilibres rompus depuis plus de dix ans. Il faudra, pour cela, une gestion stricte du crédit et du budget en vue de servir en priorité les exigences de l'investissement économique, social et culturel.
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Cet effort de modernisation, c'est d'abord le développement des secteurs de pointe. La France doit accéder aux premiers rangs dans tous les domaines clés : les industries de l'intelligence (robotique, télématique...), les biotechnologies (dont les progrès vont bouleverser la médecine et l'alimentation de demain), l'exploitation de la mer ou des sources nationales d'énergie...
Telle est aussi la politique qu'il faut mener pour redresser nos secteurs les plus lourds, qui sont aussi les plus fragiles : chimie, bois-papier, sidérurgie. Il ne sert à rien de soutenir artificiellement des entreprises dépassées. Mais il n'y a pas de branches condamnées, il n'y a que des méthodes à changer et des redéploiements à préparer.
C'est enfin l'ensemble de l'économie qu'il faut réanimer par une diffusion rapide, et dans toutes les branches, des nouveaux moyens techniques dont nous disposons aujourd'hui : ainsi, un vaste plan productique doit aider à faire bénéficier les entreprises des avancées les plus récentes de l'électronique. Ainsi notre agriculture, l'une des grandes chances de la France, doit être encore améliorée par toujours plus de formation, toujours plus de compétence...
De même, pour les produits industriels exposés à la concurrence internationale, une libération complète des prix devra intervenir dans les meilleurs délais.
Par définition, l'entrepreneur veut réussir, il est bon qu'il réussisse et l'État n'a pas à se substituer à lui. Plus se développera chez les Français l'esprit d'initiative et plus progressera la souveraineté de la France. Tout sera fait pour réduire les formalités nécessaires à la création d'entreprises, pour les aider dans les premières années, les plus difficiles pour favoriser l'apparition de produits nouveaux.
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Cette modernisation nécessaire concerne également l'État qu'il convient de rendre plus efficace et plus économe de ses moyens.
D'abord notre fiscalité, qui doit être débarrassée de certains archaïsmes ou habitudes néfastes. La réussite de l'effort de rigueur permet de s'y engager. Il conviendrait notamment :

— d'enrayer l'augmentation continue des prélèvements obligatoires. Depuis dix ans, ces prélèvements — impôts et cotisations sociales — n'ont cessé d'augmenter. Grâce à la meilleure maîtrise des dépenses publiques, cette tendance doit s'inverser dès 1985 ;
— de réduire régulièrement chaque année l'impôt sur le revenu ;
— la maîtrise des charges des entreprises a permis dès 1983 une nette amélioration de leurs comptes. Cet assainissement, clé de la reprise de l'emploi et de l'investissement, doit être poursuivi. Je vous demande en particulier de supprimer les effets négatifs de la taxe professionnelle.
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Le plein-emploi, à l'évidence, restera l'objectif principal: comment accepter, dans un pays comme la France où tout est à faire, que deux millions d'hommes et de femmes soient exclus de l'ambition nationale ? Mais le plein-emploi, aujourd'hui, résultera d'abord de la modernisation des machines et de la formation des hommes. Par ailleurs, la réduction de la durée de travail est un impératif ; elle permettra à la fois de créer des postes et de dynamiser l'appareil productif par les investissements et les réorganisations qu'elle requiert. Elle doit être négociée par branche et par entreprise, et si des solutions sont trouvées au problème de la compensation salariale. Parallèlement, des formes nouvelles d'emploi sont à favoriser, qu'il s'agisse de temps choisi, de créations coopératives, de productions semi-marchandes, d'occupation des chômeurs à des tâches d'intérêt général...
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A ces moyens de la liberté s'en ajoute un autre : la mise en valeur de notre capital le plus important, la jeunesse, principe même de vitalité, à la fois garantie de survie et moteur du dynamisme.
La famille est le lieu d'éducation au sens le plus haut. Aussi toutes les mesures possibles seront-elles prises pour que les parents puissent se consacrer dignement à l'éducation de leurs enfants sans que cela nuise à leurs légitimes aspirations professionnelles. La chute démographique, commune à toutes les nations industrialisées, représente une menace pour l'existence même de nos peuples. Il convient de l'enrayer et d'approfondir l'action entreprise en ce sens, notamment par la hausse des prestations familiales pour les plus défavorisés.
Parallèlement, il nous faut construire vite l'école de demain. La formarion doit préparer tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale, à dominer le monde toujours nouveau qu'ils auront à rencontrer. Elle constitue désormais la priorité majeure de mon action. Pour remplir cette mission capitale, l'efficacité de l'Éducation nationale sera améliorée par un ensemble de mesures concrètes de déconcentration et de décentralisation. Il faut adapter la formation initiale et continue des maîtres aux réalités changeantes, et ouvrir de plus en plus l'école à des praticiens extérieurs capables de faire partager leurs expériences professionnelles. L'usage de l'informatique et des ordinateurs personnels doit être généralisé à l'école et à domicile, tandis que se multiplieront les expériences pédagogiques. A tous les niveaux, de la lutte contre l'illettrisme jusqu'aux réformes nécessaires de l'Université, le même esprit d'exigence et de qualité, de souplesse et d'ouverture doit inspirer cette politique, capitale pour la France.
Enfin, dans la culture, une place particulière doit être faite aux jeunes qui, trop souvent, se sentent exclus. Il s'agit à la fois de leur permettre de développer "leur" culture, leurs projets propres, et de les réconcilier avec "la " culture. Multiplier les lieux de rencontres et de créations (salles de répétitions, ateliers de construction ou de réparation), développement de formations spécifiques (musique, informatique, synthèse d'images, conception assistée par ordinateur) : autant d'actions à mettre en œuvre en relation étroite avec les régions, les départements et les municipalités.
II. Plus de qualité dans la vie des Français
La qualité d'une vie humaine se mesure à cinq aunes : la santé, la justice, la sécurité, l'environnement, qu'il soit de ville ou de campagne, et la possibilité de s'exprimer, de créer, de communiquer. Dans ces cinq directions, je demande au gouvernement d'agir de façon très audacieuse et généreuse.
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Protéger chacun du risque de maladie implique d'abord de mettre l'accent sur l'information, la prévention et la recherche. Ainsi seront lancés de grands programmes de lutte contre le cancer, les maladies cardiaques, les accidents du travail, le tabagisme, l'alcoolisme et la drogue, avec des objectifs précis, notamment la formation initiale et continue des médecins à la prévention de ces maladies, le développement à l'école de l'enseignement biologique et de l'hygiène, la réinsertion sociale et économique des malades guéris.
Dans le même temps et tout en rénovant les carrières hospitalières, il faut expérimenter de nouvelles formes d'exercice de la médecine (soins à domicile, décentralisation hospitalière, développement de la médecine de santé publique).
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La justice règne dans la cité quand chacun y est également assuré de voir sanctionner celui qui a enfreint la loi commune, quand sa sécurité n'est pas menacée, aussi peu que ce soit, par l'arbitraire ou les pouvoirs excessifs de l'Administration. N'oublions jamais que c'est l'État de droit qui garantit les libertés de chacun et assure la paix publique.
Pour cela, il nous faut encore renforcer ces libertés en dotant la France d'un nouveau Code pénal qui ne soit plus l'expression de la société napoléonienne complétée par des adjonctions successives. En outre, la création du Tribunal de l'Application des Peines et la réforme des procédures de détention provisoire permettront des progrès décisifs. Parallèlement, le sort des victimes d'accidents de la circulation doit être amélioré en assurant la réparation de leurs préjudices corporels aux piétons, cyclistes et personnes transportées. Ces réformes impliquent de faciliter et de moderniser le fonctionnement de la justice, surchargée par le poids croissant d'affaires toujours plus nombreuses. Aussi faut-il s'attacher à mieux traiter certains contentieux lourds et répétitifs, tant au plan civil que pénal, en réaménageant les sanctions, en simplifiant les procédures et en développant le recours aux techniques modernes de la bureautique.
Le vrai combat pour une autre justice se situe donc au niveau des mentalités. Le gouvernement doit en avoir conscience et agir en conséquence. Mais, sans appui de l'opinion publique, sans la participation de tous à l'effort de prévention, jamais cette politique, même conduite avec toute la conviction et l'énergie requises, ne marquera de progrès décisifs.
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Notre environnement d'aujourd'hui est d'abord urbain. Pressés par le besoin, nous avons bâti des logements sans réussir à créer des villes. Or, c'est une véritable civilisation de la ville qu'il s'agit pour nous d'inventer.
Nos villes se réduisent trop souvent à de simples agglomérations sans âme où les constructions se sont juxtaposées au fil du temps et des urgences. Beaucoup dépend des collectivités locales et au premier chef des communes. De ce point de vue, la décentralisation des responsabilités leur donnera les moyens de prendre en main plus largement leur avenir, et nous les y aiderons. Mais l'État doit aussi jouer, plus que par le passé, un rôle d'exemple et d'incitation.
Dans le même sens, la poursuite de notre effort de décentralisation est de première importance. Il faut que les Français reconquièrent leur territoire, qu'un nouvel avenir industriel soit trouvé pour le Nord et l'Est, que s'améliorent encore les performances agroalimentaires de l'Ouest, du Sud-Ouest et du Massif central, que les zones rurales fragiles, comme les terres de montagne, soient aidées dans leurs politiques moyennes de développement. Il faut que partout s'instaure un nouveau dialogue État/Région, Paris/Province, un dialogue fructueux dont les contrats du XIe Plan donnent l'exemple. A cet égard, du fait des nouvelles technologies, le centralisme va perdre son alibi favori de nécessité : les moyens modernes d'information et de communication (câble, vidéo, télématique), bientôt répartis sur l'ensemble du territoire, doivent libérer beaucoup d'activités (notamment dans le secteur tertiaire) des contraintes d'implantation.
A cette fin, le gouvernement s'attachera à la réalisation de trois objectifs prioritaires :
- engager un grand effort de modernisation et d'humanisation des banlieues, ces banlieues où vivent maintenant près de la moitié des Français ;
- redonner à l'architecture et au secteur du bâtiment les moyens de l'ambition par la poursuite des grands travaux parisiens et le lancement d'une centaine de concours concernant des constructions publiques, réparties dans toute la France ;
- explorer l'avenir en choisissant deux villes pour y concentrer toutes les innovations technologiques, comme il avait été envisagé de le faire pour l'Exposition universelle.
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Enfin, il faut que la France, plus encore que par le passé, soit terre privilégiée de création, de dialogue et de communication. La culture n'est pas un luxe, une sorte de superflu distribué à quelques élus. Surtout en ces temps de crise, l'invention, l'imagination, l'innovation sont les seuls outils de la victoire, les seuls moyens de contourner les obstacles et de l'emporter sur la concurrence. Et qu'est-ce que la politique culturelle sinon le soutien sans condition à la liberté, la liberté de créer et la liberté de recevoir ?
L'effort déjà entrepris est considérable. Il faudra le compléter dans quatre domaines :
- d'abord l'éducation artistique, car la culture ne peut être réellement à la portée de tous sans que l'école y joue un rôle essentiel. Un véritable plan de développement de l'éducation artistique doit être élaboré. Enfin, des méthodes d'enseignement de l'art beaucoup plus concrètes seront mises en place, permettant aux enfants d'avoir accès aux formes les plus modernes de la création ;
- face à la concurrence internationale, la création de pôles de développement industriels est nécessaire pour que l'industrie culturelle française sache créer, reproduire et diffuser. Il s'agit de l'industrie du disque (disque compact), de celle des instruments de musique et surtout de la production de programmes audiovisuels ;
- une culture riche est par définition diverse et décentralisée. L'aide aux cultures régionales sera développée et l'effort d'équipement mieux réparti sur tout le territoire. A cet égard, il faut clarifier plus précisément le partage des responsabilités et des financements entre l'État, les régions, les départements et les villes, grâce à une concertation accrue avec les élus. De même, les entreprises et autres partenaires privés peuvent apporter au monde de la création des contributions importantes et, en multipliant les sources de choix, accroître la liberté des créateurs. Des mesures seront prises pour faciliter l'accroissement du mécénat ;
- la création de chaînes de télévision privées doit être examinée.
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Les grandes orientations de ce Projet prolongent l'action engagée depuis trois ans. Le bien-être des Français est à ce prix, et aussi le rayonnement de la France, celui qui nous permettra de parler d'une voix encore plus ferme sur la scène internationale et d'y mieux défendre nos objectifs : règles du jeu monétaire et financier plus stables, relations entre le Nord et le Sud plus équitables et plus équilibrées, ambition nouvelle pour l'Europe.
Ces grandes orientations exigent de renforcer encore l'effort entrepris. Elles confirment que rien de sérieux ni de durable ne peut être engagé sans une économie assainie et modernisée, et que ni la gestion rigoureuse des appareils, ni l'usage harmonieux des mécanismes ne suffisent à éveiller une Nation et à mobiliser sa jeunesse. Il faut du rêve et des occasions d'entreprendre.
C'est cette société-là qu'il faut maintenant construire. Une société suffisamment forte pour garantir l'avenir et suffisamment libre pour épanouir l'initiative.
Durant les prochaines années, votre gouvernement devra s'attacher à mettre en œuvre les perspectives que j'ai ici tracées pour le pays. »
Jeudi 19 juillet 1984

Avant le premier Conseil des ministres du nouveau gouvernement, rendez-vous entre Laurent Fabius et le Président, auquel assistent Jean-Louis Bianco, Jacques Fournier et moi (quatre maîtres des requêtes au Conseil d'État entourent le Président !).

Premier Conseil. On y adopte le projet de loi sur le référendum. Par jeu, par défi, et pour en terminer au plus vite, le Président décide d'en saisir le Sénat avant l'Assemblée. Il sait bien que celui-là le rejettera. Et cela l'arrange : c'est le meilleur moyen d'éviter la consultation sur l'école, dont plus personne ne veut. A propos des communistes, François Mitterrand déclare en Conseil : « Le PC a prouvé qu'il voulait la crise et l'a provoquée. Pour eux, c'est la stratégie la plus risquée. J'aurais voulu qu'ils restent au gouvernement. Mais leur départ est la preuve qu'ils sabotent depuis longtemps. Ne tombez pas dans le piège. Vis-à-vis de leurs électeurs, de ceux qui ne sont plus représentés au gouvernement, faites preuve de compréhension, de capacité d'échange et de dialogue. »
Sur Pierre Mauroy : « J'ai rarement vu un homme aussi généreux, aussi disponible, aussi courageux. » Joxe n'apprécie pas.
Le Président confirme la baisse des prélèvements obligatoires. Le nouveau ministre des Finances, Pierre Bérégovoy, supprime la contribution de 1 % destinée à financer la Sécurité sociale. Et Fabius qui, il y a trois jours, protestait contre cette suppression en tant que ministre de l'Industrie, l'accepte volontiers en tant que Premier ministre.

Le déjeuner des socialistes, qui suivait traditionnellement le Conseil des ministres, est supprimé. « Trop de fuites », dira François Mitterrand. Le Président se veut désormais plus distant de ces hommes-là. Il n'a plus qu'un seul lien avec eux : le petit déjeuner du mardi avec le plus fidèle et le plus rigoureux, Lionel Jospin.


Vendredi 20 juillet 1984

La hausse du prix du téléphone permet la baisse des prélèvements obligatoires. Fabius choisit les secrétaires d'État. Deux députés qui occupent des postes importants à l'Assemblée m'appellent pour me demander d'expliquer au Premier ministre combien leur présence au gouvernement serait indispensable à son succès.

Poher insiste : il veut absolument faire adopter le projet de révision constitutionnelle par les Chambres, sans référendum. Le Président dicte une lettre qui traduit parfaitement son état d'esprit à l'égard du Sénat depuis des mois :
« La mission que le peuple m'a confiée et les attributions que me confère la Constitution me conduisent à appeler hautement et solennellement votre attention et celle de votre Assemblée sur le comportement inacceptable que le Sénat, depuis plusieurs semaines, semble vouloir adopter désormais malgré les dispositions pourtant très claires, et qu'il devrait bien connaître, qui définissent et surtout qui délimitent le rôle de la seconde Chambre dans notre République.
Conformément aux principes fondamentaux de la démocratie parlementaire qui privilégient toujours l'expression directe du suffrage des citoyens, la Constitution prévoit que, hormis les cas visés aux Articles 46 et 89, le point de vue de l'Assemblée nationale, parce qu'élue au suffrage direct, doit systématiquement l'emporter sur celui du Sénat, qui n'est élu qu'au suffrage indirect.
Or, le Sénat n'a pas hésité à méconnaître gravement ces règles et principes essentiels en se plaçant, à plusieurs reprises, en dehors de la loi républicaine, notamment en s'opposant à l'exercice des prérogatives que l'exécutif tire des Articles 29 et 48 de la Constitution et en me proposant, sur la base de l'Article 11, un référendum parfaitement irrégulier que je n'aurais pu organiser qu'en manquant à mon tour à l'honneur et au devoir de ma charge.
Si j'en crois les propos que la presse vous prête, et même si l'absence de toute délibération du Sénat vous interdit de vous exprimer en son nom pour l'instant, on prétendrait maintenant me dicter le processus qui sera suivi pour ratifier la révision de l'Article 11 si le Parlement adopte le projet que je lui soumets.
Je ne devrais pas avoir à vous rappeler que le choix de la procédure de ratification de la révision, d'ailleurs limité aux seuls projets de lois, est entièrement laissé à la décision du Président de la République, qui agit en dehors de toute intervention ou proposition de quelque autorité que ce soit. C'est pourquoi je n'accepterai aucune intervention ni pression quant à la mise en œuvre d'une disposition constitutionnelle qu'il n'appartient qu'au Président de la République d'appliquer.
Sans aller plus avant pour l'instant, je ne saurais trop vous mettre en garde, ainsi que le Sénat, sur les conséquences de la persistance de tels comportements qui, en tentant d'instituer une totale confusion des pouvoirs, mettraient en péril la démocratie et la République et priveraient la souveraineté nationale des droits sacrés que lui garantissent nos institutions.
Il est certes loisible au Sénat d'adopter les positions politiques de son choix. Il lui est également loisible de combattre la politique du gouvernement. Mais je ne tolérerai pas que, pour assouvir des passions politiques et pour accroître un peu plus les divisions des Français, le Sénat, tournant délibérément le dos à sa longue tradition de modération et d'apaisement, se fasse l'instrument de ceux qui ont toujours refusé la République et qui aspirent à renverser nos institutions.
Si le Sénat devait ainsi sortir des voies du droit et de la démocratie, j'exercerais mes attributions pour barrer la route à toute tentative de déstabilisation du pays.
Vous comprendrez qu'en raison de son importance, je rende publique sans délai la présente mise en garde. »

Cette lettre ne sera finalement pas envoyée. Ni, évidemment, rendue publique. Le Président, en l'écrivant, a déchargé sa colère. Il a écrit là ce qu'il confie depuis longtemps à ses proches à propos de la Haute Assemblée.




Dimanche 22 juillet 1984

Jacques Chirac réclame la dissolution de l'Assemblée nationale. François Mitterrand : « Il s'énerve. Fabius, avec sa jeunesse, l'a démodé. »

Le Président s'informe, heure après heure, du résultat des élections israéliennes. Les travaillistes redeviennent la première formation du pays. Shimon Pérès revient au gouvernement.
Mardi 24 juillet 1984

A l'Assemblée, Laurent Fabius fait sa déclaration de politique générale. On y retrouve bien des éléments de la lettre qu'il a reçue en début de semaine.

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, reçoit des membres du Conseil national palestinien, heureux du résultat des élections israéliennes. « L'intérêt de l'OLP est de consolider le Roi Hussein, et réciproquement », soulignent-ils. Le prochain Conseil palestinien, le 15 septembre, verra la confirmation de Yasser Arafat. La « réconciliation » entre le Président Assad et Yasser Arafat aura lieu au prochain Sommet arabe, à l'automne, en Arabie Saoudite. L'OLP regrette que Claude Cheysson n'ait pas pris contact avec elle après le voyage du Président en Jordanie.


Mercredi 25 juillet 1984

Le Conseil des ministres examine le projet de budget que Laurent Fabius a repris à peu près à l'identique de Pierre Mauroy. Il aboutit à une progression des dépenses de l'État de 5,9 %, tout en respectant l'objectif de limitation du déficit à 3 % du PIB. Il inclut une baisse de 13,5 milliards des prélèvements obligatoires par rapport au niveau atteint en 1984 (soit 0,3 point de PIB). Le Président est décidé à pousser le gouvernement à aller vite pour pouvoir relever la tête avant 1986. Il ajoute : « Diminuer les prélèvements obligatoires de 0,3 % ne suffit pas. »


Jeudi 26 juillet 1984

Déjeuner à Latché avec Doumeng et Zagladine, l'inusable conseiller diplomatique du Kremlin.
Doumeng : « Gorbatchev va prendre le pouvoir. Avec lui, c'est la vraie modernisation du Parti qui commence. »
Zagladine confirme. Il est convaincu que le PC français est en irréversible déclin. Il voudrait associer le Parti communiste soviétique et l'Internationale socialiste.

Premier incident entre le nouveau Premier ministre et le Président. Étonnante maladresse de Laurent Fabius. Après le Conseil d'hier, il a écrit à François Mitterrand pour proposer de nouvelles économies budgétaires pour 1985, car, dit-il, « le Budget d'hier était truqué ! » Lui qui, il y a un mois, comme ministre de l'Industrie, plaidait en sens contraire ! Il demande pour cela des économies... sur les Grands Travaux. Tout simplement la suppression de la Grande Arche de la Défense, du Conservatoire de musique et de l'Opéra-Bastille :
« Le projet de budget pour 1985 qui a été arrêté lors du dernier Conseil des ministres est légitimement très strict. Malgré l'importance des économies qu'il comporte, le déficit n'est ramené en présentation à 3 % du PIB que grâce à des hypothèses de taux d'intérêt très optimistes (8,5 %). Elles doivent conduire en 1985, comme les deux années précédentes, à des dépassements, sur la dette publique et les bonifications d'intérêt, de l'ordre d'une quinzaine de milliards de francs. Compte tenu de ce facteur regrettable, l'objectif plus vraisemblable est de contenir le déficit aux environs de 3,3 % du PIB en exécution 1985, comme en 1984. Mais, pour parvenir à ce résultat, je constate qu'en tout état de cause, il est nécessaire d'anticiper des économies sur certains grands projets. Il est évidemment indispensable de poursuivre la réalisation dans de bonnes conditions du Musée d'Orsay, du Musée et du Parc de La Villette, du Grand Louvre, du transfert des Finances et de l'Institut du Monde arabe.
En revanche, il est encore possible et il me paraît financièrement indispensable de réviser trois autres opérations :
1 La réalisation de la Cité de la musique peut être différée sans compromettre l'aménagement du site de La Villette. L'économie s'élève à 31 millions de francs en crédits de paiement.
2 Le projet de transfert du ministère de l'Urbanisme et du Logement n'est pas indispensable au succès de la Tête Défense.
3 La construction de l'Opéra de la Bastille n'est pas encore irréversible et je souhaite, là aussi, pour des raisons financières, ne pas la poursuivre, ce qui dégagerait en 1985 une économie de 388 millions de francs.
A défaut de ces trois décisions, ou de leur équivalent (que je ne sais pas trouver), le Budget 1985 ne pourrait être bouclé. Je vous propose de les retenir. »
François Mitterrand est stupéfait. Il sait bien que sans le transfert du ministère de l'Urbanisme et du Logement, l'Arche, dont les plans sont au point, n'est pas finançable. L'Opéra — au départ, une idée de Jack Lang — lui plaît beaucoup et la Cité de la musique n'est pas une folie. De plus, ces économies représenteraient un demi-millième du déficit budgétaire. « Pas question ! C'est encore le syndrome du Consulat d'Alep : vous vous souvenez, ce Consulat, en Syrie, auquel je tenais, et que le Budget voulait absolument supprimer en 1982, pour faire des économies... Tout se passe comme ça, dans ce pays. On ne peut faire d'économies que sur les choses auxquelles je tiens ! »
Le même jour — instruit par quelle prescience ? —, Pierre Boulez écrit au Président en faveur de la Cité de la musique. Celle-ci, de même que l'Arche et l'Opéra-Bastille, seront maintenus.


Vendredi 27 juillet 1984

Yvon Gattaz demande à me voir d'urgence : « un quart d'heure, pour une chose de la plus haute importance ». Il ne s'agit que d'obtenir d'être reçu par le Président au mois d'août, pour parler des négociations salariales et de l'impôt sur les grandes fortunes. Pas question : il s'est trop mal conduit la dernière fois.

Boutros Boutros-Ghali, ministre des Affaires étrangères égyptien, est de passage à Paris. Je déjeune avec lui. Il souhaite prendre un poste à la tête d'une institution internationale : le Haut Commissariat pour les Réfugiés ? l'UNESCO ? L'un et l'autre lui iraient bien. Ce grand diplomate francophone mérite un horizon plus large.

Charles Pasqua déclare que le Sénat ne votera pas la réforme constitutionnelle (qu'il avait été le premier à proposer, en juin) : « Le groupe RPR au Sénat dit oui à la souveraineté du peuple, non aux pleins pouvoirs. » Les mots veulent-ils encore dire quelque chose ?

A propos des économies que Laurent Fabius propose sur les Grands Travaux, Jack Lang, qui ignore que le Président les a déjà refusées, lui écrit :
« Je me permets d'attirer votre attention sur l'erreur que constituerait la proposition de Laurent Fabius de remettre en cause la construction du Conservatoire national de musique. C'est un projet modeste et peu coüteux qui représente seulement 20 millions de francs pour 1985.
L'actuel Conservatoire est dans un état de délabrement indigne d'un pays développé et civilisé. La remise en cause du projet de construction porterait gravement atteinte au crédit de notre politique musicale et susciterait une immense déception chez les musiciens français.
Pierre Boulez m'a dit récemment vous avoir écrit pour vous dire l'importance personnelle qu'il attache à cette réalisation. Je ne sais si vous avez pu avoir connaissance de sa correspondance. Pierre Boulez considère que c'est un équipement minimum sans lequel notre pays restera confiné dans un état de sous-développement musical. Je me vois mal, l'an prochain, faire appel à la bonne volonté des musiciens pour la Fête de la Musique si, dans l'intervalle, le gouvernement a refusé à la communauté musicale la création d'un instrument indispensable à la formation des nouvelles générations. Les projets proposés par les architectes, Christian de Portzamparc et Henri Gaudin, sont très beaux et, à un prix modeste, embelliront le Parc de La Villette. Ils illustreront votre septennat par une belle œuvre architecturale. »