Jospin convainc le Président et le Premier
ministre d'accepter un amendement au projet de loi sur l'école :
l'obligation faite aux collectivités territoriales de contribuer au
financement de l'école privée ne sera pas immédiate, mais
applicable seulement dans six ans. D'ici là, les communes pourront
refuser de financer les écoles privées. «Sinon, le gouvernement risque de se heurter, à
l'Assemblée, à l'opposition des députés socialistes. »
Laurent Fabius est en Lorraine, à la demande
expresse de François Mitterrand, pour inciter au déménagement
d'entreprises vers cette région. Le dossier est révélateur de
graves problèmes d'organisation gouvernementale : cela fait
dix-huit mois que le Premier ministre et les ministres de
l'Industrie successifs ont été alertés de sa gravité, sans que nul
n'ait bougé. Depuis un an, les hauts fonctionnaires du ministère de
l'Industrie empêchent le siège de Sacilor de quitter le quartier de
La Défense à Paris, malgré les demandes de la DATAR.
Mais, à l'inverse, accorder maintenant une
priorité absolue à la seule Lorraine créerait plus de problèmes que
cela n'en résoudrait : la Lorraine n'est pas la seule région en
difficulté, elle n'est que 14e en
matière de chômage, alors qu'elle est 2e
en matière d'aides de l'État à l'emploi ! Y concentrer toute
l'action visible de l'État inciterait les autres à en réclamer
autant par la violence.
Déjà le Languedoc-Roussillon se prépare à de très
vives manifestations au moment des départs en vacances. Son dossier
est au moins aussi solide que celui de la Lorraine : le taux de
chômage y est de 15,2 %, contre 10,2 % en Lorraine.
Ce ne serait pas non plus une bonne idée d'élargir
les aides exceptionnelles prévues pour la Lorraine aux quinze
autres pôles de conversion. On ne saurait augmenter leur nombre,
pour des raisons financières.
Il faut sortir au plus tôt de cet engrenage et
faire de la Lorraine un lieu d'expérience généralisable, non un
lieu d'exception jalousé.
Mercredi 11 avril
1984
Au déjeuner habituel, la conversation roule sur le
Tchad où la Libye gronde. François Mitterrand : « La France est au Tchad pour ne pas céder l'Afrique noire à
la Libye. On nous fait deux reproches contradictoires : tantôt on
nous accuse de vouloir organiser la reconquête, tantôt de préparer
notre départ. Il n'est question ni de l'un ni de l'autre. Je ne
veux laisser l'Afrique ni à la Libye, ni aux États-Unis.
»
Finalement, les vieilles recettes sont toujours
les meilleures. Il est de plus en plus clair que, dès 1984, la
hausse des tarifs publics produira des recettes très utiles en
1985. Si, dès juillet 1984, on augmente les tarifs publics et on
diminue les intérêts du livret A, il n'y aura plus que 20 milliards
d'économies et 30 milliards de contractions à trouver en 1985. Le
problème est donc à la portée du gouvernement. Une hausse des
tarifs publics au 1er juillet permettra
en effet de dégager 9 milliards pour 1984, et 18 milliards pour
1985. Pour faire 30 milliards de contractions, il n'y a que
l'embarras du choix parmi les projets existants (suppression de la
taxe sur les salaires, suppression de l'impôt sur les sociétés de
la Banque de France, contraction de la TVA payée par certaines
administrations, réduction de la taxe professionnelle et des aides
aux entreprises, etc.).
Deux questions majeures restent à résoudre :
faut-il diminuer ou supprimer la taxe professionnelle ? quels
départements ministériels exonérer des économies budgétaires
?
Georges Marchais fait savoir qu'il ne participera
pas à la manifestation des sidérurgistes prévue à Paris
après-demain.
Je reçois Pierre Bourdieu qui m'informe de
l'avancement des travaux du Collège de France.
Un mois après l'échec de la Conférence de
Lausanne, la situation au Liban dépend plus que jamais de
l'évolution au sein des pays voisins. La France, en maintenant ses
troupes sur ses positions propres durant deux mois, malgré le
retrait précipité du reste de la Force multinationale, a trouvé un
rôle central, reconnu par toutes les forces en présence, grâce à
ses 40 « casques bleus », observateurs déployés le long de la ligne
de démarcation entre Beyrouth-Ouest et Beyrouth-Est, aussi bien que
les 1 300 « casques bleus » français de la FINUL installés au
Sud-Liban.
Yasser Arafat bute sur le blocage total de la
politique américaine. Sa réconciliation spectaculaire avec Moubarak
ou la reprise des négociations avec Hussein ont eu des résultats
positifs pour les relations entre l'OLP et l'Égypte ou la Jordanie,
mais ont échoué à obtenir une quelconque ouverture de Washington
sur la question palestinienne. Arafat semble prêt à une scission au
sein de l'OLP, qui éliminerait les pro-syriens. Mais ces « durs »
ont le vent en poupe, grâce à l'absence de perspectives
diplomatiques et à l'abrogation de l'accord du 17 mai. De plus,
l'URSS, qui veut tirer un profit maximal des revers américains,
encourage les « dissidents » de l'OLP et le FPLP à relancer la
lutte armée. Ainsi l'attentat de Jérusalem, revendiqué par le FPLP
et par les « dissidents », serait le signal d'une nouvelle phase...
La prise d'otages dans un autobus israélien, revendiquée
aujourd'hui par le FPLP, confirme cette analyse pessimiste.
Vendredi 13 avril
1984
35 000 Lorrains manifestent à Paris : Georges
Marchais figure dans le cortège, contrairement à ce qu'il avait
promis. Pierre Mauroy me dit qu'une clarification doit avoir lieu
avec le PCF : « On ne peut pas en rester
là.» François Mitterrand souhaite encore éviter le départ
des communistes du gouvernement. « Mais sans
rien négocier ni céder. Nous sommes sur la voie de la réussite
économique. »
Le commerce extérieur s'améliore. La dévaluation,
pour la première fois, semble s'éloigner. Jamais, en mars de
l'année dernière, on n'aurait pu rêver que le franc se porterait
aussi bien un an plus tard.
Samedi 14 avril
1984
Pierre Mauroy reçoit de nouveau Mgr Vilnet à
Lille, cette fois avec Alain Savary. Les discussions achoppent
maintenant sur le statut des maîtres du privé ; les socialistes
veulent réduire leur délai de choix et même en faire une
obligation. L'Église ne peut permettre leur titularisation au sein
de l'appareil d'État, même à titre facultatif.
Dimanche 15 avril
1984
Prévenu par Pierre Mauroy de la violence des
réactions de Mgr Vilnet sur le statut des maîtres, le Président le
reçoit rue de Bièvre. Il obtient l'explication : l'obligation
d'intégration est un piège, car elle remet en cause, à terme, le
pouvoir hiérarchique de l'Eglise sur les maîtres.
La partition de Beyrouth en deux secteurs se
consolide, ponctuée par de féroces duels d'artillerie le long de la
ligne de démarcation. A l'Est, le pouvoir des phalangistes est
incontesté et les leaders maronites aspirent ouvertement à une
cantonisation du pays sur une base confessionnelle. A l'Ouest, Amal
et le PSP contrôlent la situation.
Lundi 16 avril
1984
Le Président reçoit aujourd'hui Mgr Lustiger et
discute avec lui, plume en main, les articles de la loi relatifs au
statut des maîtres. Le cardinal sort tout sourire du bureau du
Président et me dit en passant : « Quelle joie
de parler avec cet homme ! »
A 18 heures, tête-à-tête inhabituel entre François
Mitterrand et Pierre Mauroy. Ils décident d'avertir le PC que la
question de confiance sera posée par le gouvernement à l'Assemblée
si Georges Marchais ne rentre pas dans le rang. Elle ne portera pas
sur la politique générale du gouvernement, mais sur les
restructurations industrielles en particulier. Le PC n'aura pas
d'échappatoire. François Mitterrand : « Il
faudra qu'il passe par le chas de l'aiguille, et je ferai en sorte
que celui-ci soit le plus petit possible. »
Mardi 17 avril
1984
Mgr Lustiger publie un communiqué très dur contre
le gouvernement : « Je dis non à un processus
de fonctionnarisation des enseignants. » François Mitterrand
est étonné. Qu'est-ce qui a motivé ce revirement ? Mauroy pense que
Lustiger a reçu des consignes de Rome contre l'intégration des
maîtres.
Je vois Jérôme Clément, conseiller à Matignon pour
l'audiovisuel, à propos du problème des aides à la presse. Mauroy
veut les modifier parce qu'elles profitent surtout aux journaux
riches, pas à la presse d'opinion. François Mitterrand :
« Je reste hostile à cette réforme. »
La réforme de la loi sur la presse est néanmoins en marche. Elle
doit permettre de faire respecter le principe de transparence du
capital, et limiter les concentrations, ainsi que l'avait voulu
l'ordonnance du 26 août 1944.
Comme prévu, Bud McFarlane envoie à Paris son
adjoint, l'amiral Pointdexter, que je reçois avec le chef
d'état-major du Président, le général Saulnier. Il nous expose les
craintes des États-Unis à propos des conséquences possibles du
conflit Iran/Irak dans les pays riverains du Golfe, d'où il
revient. Rappelant que le Président Reagan s'est publiquement
engagé à garantir la liberté de circulation dans le Golfe, l'amiral
prévoit un repli irakien notable dans le secteur Sud, l'extension
du fondamentalisme au sud-est de l'Irak, avec un risque accru de
contagion. Il s'attend par conséquent à une escalade irakienne
contre le trafic international dans le Golfe, conduisant l'Iran à
mettre à exécution ses menaces d'attaque par mer et par air contre
le trafic pétrolier des pays arabes modérés riverains de l'ouest du
Golfe, et à l'interdiction de franchissement du détroit d'Ormuz. Il
prévoit aussi des actions terroristes iraniennes contre les régimes
arabes modérés. Saulnier répond que la résistance irakienne aux
dernières offensives iraniennes de février a été efficace : certes,
quelques gages territoriaux (îles Madjoun) ont été pris par les
Iraniens, mais l'Irak a eu le souci d'économiser ses hommes et son
matériel, et n'a pas perdu le contrôle de la situation.
Pour l'amiral Pointdexter, « le Président Reagan ne souhaite pas une défaite de l'Iran,
car elle servirait les intérêts soviétiques. Mais il ne souhaite
pas non plus une victoire de l'Iran, par crainte de voir les
régimes des pays du Golfe gagnés par le fondamentalisme musulman.
Les États-Unis ont donc engagé des actions qui, à terme, vont
renforcer l'Irak et affaiblir l'Iran : soutien des banques
américaines au financement de l'oléoduc irakien transitant par
l'Arabie Saoudite ; incitations commerciales visant à détourner les
clients occidentaux (Japon en particulier) de l'achat de pétrole
iranien ; interdiction du trafic de pièces de rechange d'origine
américaine pour les matériels de guerre iraniens. Certaines
filières ont été rompues... »
Je n'en demande pas plus. Et pourtant, une phrase
de Pointdexter m'a accroché : « Le Président
Reagan ne souhaite pas une défaite de l'Iran.» Y a-t-il une
action derrière ces mots ?
Avant de prendre congé, l'amiral émet une étrange
demande : « Nous voudrions effectuer, de façon
ostensible, un exercice de défense aérienne et maritime au profit
des pays de l'ouest du Golfe. Et comme nous ne souhaitons pas
apparaître comme les seuls gendarmes du Golfe, nous voudrions y
associer la Grande-Bretagne et la France. »
J'informe le Président de cette demande. Il y est
hostile : cela serait difficilement présentable comme une opération
d'assistance à des pays agressés, et, au surplus, les pays du Golfe
n'ont pas d'accord de défense qui les lie face à une éventuelle
action offensive iranienne. C'est non.
Mercredi 18 avril
1984
Au Conseil des ministres, le projet Savary revient
cette fois en partie A, c'est-à-dire pour décision avant envoi
devant le Parlement. Toujours les trois mêmes problèmes : le
caractère propre des écoles privées dans le cadre des
établissements d'intérêt public ; le financement obligatoire des
écoles par les collectivités publiques ; la titularisation
facultative des maîtres. Au total, les parents d'élèves peuvent
être satisfaits. Pas la hiérarchie catholique.
Le Président félicite Alain Savary pour le style
dans lequel est rédigée la loi : « C'est un
texte bien écrit, une loi libérale et qui va dans le bon sens.
» Il ajoute : «Je suis prêt à
mécontenter tout le monde. »
Le texte est approuvé. A l'issue du Conseil,
Charles Fiterman s'approche de Pierre Mauroy : « Il faut quand même qu'on se voie pour préparer le débat.
» Mauroy : « Pas tout de suite, ce
n'est pas le moment. »
Charles Hernu me parle du « laxisme » qui règne à Matignon : « Il y a longtemps que je ne téléphone plus à Mauroy mais
à son directeur de cabinet, Michel Delebarre ; c'est lui, le
véritable Premier ministre. »
Jack Ralite, ministre-délégué à l'Emploi, me dit
qu'il ne veut plus de ce ministère : il n'adresse plus la parole
depuis trois mois à Pierre Bérégovoy, son ministre de
tutelle.
Au déjeuner, Joxe, Poperen et Jospin se prononcent
violemment contre le projet Savary, pour des raisons
contradictoires. On parle aussi de l'URSS, de l'OLP, des
prélèvements obligatoires... Le Président s'étonne de voir Pierre
Joxe afficher envers Mauroy un mépris glacé.
François Mitterrand critique l'attitude du groupe
socialiste à l'égard du gouvernement et évoque l'éventualité d'un
référendum sur l'école — en passant, sans insister. Nul ne
relève.
Dans l'après-midi, Henri Emmanuelli écrit à Pierre
Mauroy au sujet de l'obligation du financement par l'État des
écoles privées, acceptée par Mauroy pour satisfaire les parents
d'élèves : « Il coûtera terriblement cher,
car, dès aujourd'hui, 70 municipalités de gauche refusent de
financer l'enseignement privé. Si la loi est votée, toutes les
municipalités, y compris celles de droite, auront intérêt à les
imiter. »
Jeudi 19 avril
1984
Mauroy engage la responsabilité du gouvernement
sur une déclaration de politique générale, comme prévu. Les
communistes votent la confiance.
Nouvelle réunion avec Delors et Emmanuelli sur les
prélèvements obligatoires. On pourrait s'en sortir par la hausse
des tarifs publics et la suppression de la taxe professionnelle.
Delors n'en veut pas. Mais, pour financer la baisse des prélèvement
obligatoires, il propose l'abandon de la salle de rock de Bagnolet
(François Mitterrand : Non) ; la réduction des ambitions du Parc de La
Villette : 15 hectares aménagés sur 30, le reste en arbres et en
pelouses, 10 « folies » sur les 40 prévues (François Mitterrand : Oui, du
moins provisoirement) ; la réduction de la Cité musicale à
un conservatoire construit progressivement (François Mitterrand : Oui)
; la priorité accordée au projet Peï du Grand Louvre sur la
Cour carrée, le ravalement et les installations commerciales
périphériques (François Mitterrand :
Oui).
Vendredi 20 avril
1984
A l'Élysée, M. Freij, maire de Bethléem, affirme
que les Palestiniens doivent lancer « un défi
pacifique à Israël ». Il condamne la colonisation des
territoires occupés, comme les attentats anti-israéliens «
qui ne peuvent que favoriser la victoire de
Sharon ». Il souligne que l'OLP n'a jamais critiqué ou
condamné ses déclarations publiques sur la reconnaissance mutuelle
et l'ouverture de négociations entre Israéliens et Palestiniens. Il
demande que la France et les autres pays européens fassent tout
leur possible pour aider les municipalités de Cisjordanie et ceux
des maires qui n'ont pas été destitués par les Israéliens à
maintenir leurs activités.
Réunion avec Roland Dumas, Jacques Delors, Claude
Cheysson, pour faire le point sur le règlement de la contribution
britannique. Le problème est devenu incroyablement complexe, et
chacun a son idée. Il y a maintenant au moins six solutions sur la
table : le « Forfait intégral », le « Système Bruxelles », le «
Système Œrsbel », le « Système Noël », le « Système Noël amendé
France » et le « Système Noël amendé Grande-Bretagne ». Œrsbel est
le secrétaire général danois du Conseil. Noël est le secrétaire
général français de la Commission.
Le minimum qu'accepterait Mme Thatcher est de 1
100 millions d'écus, moyenne des compensations obtenues depuis
quatre ans. La Commission propose, après une compensation
forfaitaire de 1 000 en 1984, un taux de compensation de 75 %, ce
qui aboutirait à un montant inacceptable pour nous. Priorité :
consolider notre alliance avec l'Allemagne, qui doit aussi
s'engager à participer pleinement à la correction
britannique.
François Mitterrand :
On pourrait aussi en rester à 1 000 et
accorder quelque chose à Mme Thatcher par ailleurs, par exemple en
la faisant bénéficier un peu plus de certains fonds existants. Mme
Thatcher a politiquement intérêt à conclure avant les élections
européennes. Pour nous, je crois que nous n'y avons pas intérêt.
Déjà, Michel Debré a demandé hier à l'Assemblée pourquoi consacrer
tant d'argent à l'Europe alors que nous en manquons pour la
Lorraine... Avant les élections européennes, la solution sera donc
sans doute financièrement moins coûteuse, car Mme Thatcher voudra y
parvenir, mais elle sera politiquement plus risquée.
Tout grand projet a une forte tendance à coûter
plus cher que prévu, surtout lorsque l'estimation a été faite avant
l'achèvement des études détaillées. Les devis d'Orsay et du Musée
de La Villette ont explosé entre 1979 et 1983 (François Mitterrand: Inadmissibde !). Le Parc de Tschumi, à La Villette,
coûterait 2 milliards au lieu des 750 millions alloués. Le budget
de l'Opéra-Bastille (2,1 milliards) apparaît déjà court à beaucoup
de spécialistes. (François Mitterrand:
Inacceptable!)
Rencontre entre Fabius et Chérèque au ministère.
Le Président a suggéré au ministre d'employer le syndicaliste en
Lorraine.
Les Soviétiques refusent une proposition
américaine de négociations sur les armes chimiques.
Conversation avec François Mitterrand : «
Les ministres confondent trop souvent
l'élaboration des textes avec l'action. Or, les textes en eux-mêmes
ne sont rien. Ils ont même l'effet pervers de donner bonne
conscience. Il faudrait mobiliser les ministres. Mais, au bout de
deux ou trois ans, la routine et la sclérose se sont installées et
les imaginations se sont épuisées. »
De retour aux États-Unis, John Pointdexter
m'écrit, cette fois à propos de la participation de la France au
déminage des ports du Nicaragua, dont Cheysson a informé les
Américains. Cette lettre est d'une rare violence :
« Puisque vous m'aviez dit
que le Président Mitterrand avait pris la décision de principe
d'avoir des consultations avec nous sur les problèmes de cette
région [le Golfe] dans un esprit de
totale franchise [Quelle façon de dire les choses ! Je lui
ai seulement dit que le Président avait accepté que le général
Saulnier l'écoute sur la guerre Iran/Irak !],
j'ai réagi franchement et sans détours au sujet de nos
consultations et plans d'action en fonction des divers scénarii
possibles. Nous considérons qu'il est important de poursuivre nos
entretiens confidentiels au sujet de cette région qui est d'une
importance si cruciale pour le monde libre.
Il y avait une autre
question que nous avions l'intention d'aborder, celle du Nicaragua,
mais nous avons manqué de temps et Bud tenait à ce que j'en parle
en privé avec vous.
A part les questions
d'intérêt régional sur lesquelles nous sommes généralement
d'accord, je pense qu'il est important de parler franchement des
questions sur lesquelles nous sommes en désaccord. Je dois vous
dire que la lettre par laquelle Cheysson a proposé de participer
aux opérations de déminage au Nicaragua est pour nous une source de
très grande préoccupation, surtout compte tenu du fait que cette
proposition semble avoir été une initiative française. Au cas où
Paris passerait aux actes, nous considérerions que cette
participation constituerait un acte véritablement inamical dans une
région où les intérêts vitaux des États-Unis sont en
jeu.
Les opérations de minage
elles-mêmes n'ont pas été réalisées par les États-Unis, mais nous
apportons effectivement notre soutien aux contre-révolutionnaires
qui les effectuent. Etant donné que le Nicaragua n'a pas répondu à
nos tentatives pour régler pacifiquement les problèmes qui nous
opposent, nous sommes convaincus que l'activité des
contre-révolutionnaires constitue un élément de pression essentiel
sur le gouvernement sandiniste. Nous estimons que le Nicaragua est
un cancer qui pourrait facilement s'étendre à d'autres pays de la
région et finalement au Mexique. Nous aimerions que vous souteniez
davantage nos efforts en faveur du processus démocratique en
Amérique centrale et nous sommes déçus du rôle négatif de la France
lors des récents débats au Conseil de sécurité des
Nations-Unies.
D'un autre côté, nous nous
félicitons que le Président Mitterrand ait fermement refusé de
reprendre les ventes d'armes au Nicaragua et nous accueillerions
avec satisfaction de nouvelles manifestations de coopération en
faveur de l'instauration de la démocratie en Amérique
centrale.
J'ai parlé de cette question
en toute sincérité, pour être sûr qu'il n'y ait pas de malentendu
sur l'importance que les États-Unis attachent à l'établissement de
la paix et de la démocratie en Amérique centrale, si près de notre
frontière sud.
Il doit vous être très
difficile de vous déplacer indépendamment du Président, mais nous
serions heureux de vous recevoir à n'importe quelle date pour
poursuivre nos entretiens. Jean Saulnier a indiqué qu'il allait
probablement venir aux États-Unis et nous serons très heureux de le
voir. Soit dit en passant, le déjeuner était splendide, et je vous
remercie. »
Le Président, informé, fait réétudier notre
participation au déminage.
Dimanche 22 avril
1984
Mort d'une femme policier devant l'ambassade de
Libye à Londres. Rupture des relations diplomatiques
anglo-libyennes. La sécurité face au terrorisme deviendra, je le
crains, le sujet principal du Sommet de Londres. Voilà qui tombe
malheureusement à pic : il n'y avait rien ou presque à l'ordre du
jour !
François Mitterrand me parle à nouveau de ses
évasions pendant la guerre :
«Je n'avais qu'une idée,
c'était de m'en aller, de m'échapper. Tout de suite, je me suis
organisé pour partir. A ce moment-là, je n'étais pas assez vaillant
physiquement ; on m'a transporté à l'hôpital de Lunéville. Mais les
seuls soins que j'ai reçus, c'étaient des piqûres antitétaniques ;
j'étais un peu faible, j'avais le bras raide. On m'a gardé à
l'hôpital et puis, un jour, j'ai été transféré au camp de
prisonniers de Lunéville, derrière des barbelés. Puis dans
d'immenses trains de marchandises où on était entassé comme
devaient l'être plus tard les déportés. J'ai été comme cela jusque
dans le centre de l'Allemagne. Je suis arrivé en Allemagne en août
1940. Tout de suite, j'ai pensé à l'évasion. J'ai été affecté à
différents commandos. J'avais un très bon camarade, Bernard, un
Juif russe. Il est resté tout le temps avec moi. Les Juifs qui
parlaient très bien l'allemand sont devenus importants dans le
camp, ils nous servaient d'interprètes. Il s'était déclaré juif et
les Allemands qui étaient là (des vieux qui n'étaient pas au front,
des ouvriers allemands, de braves types), l'appelaient « Le Juif».
Dans le kommando, il y avait des corvées. J'habitais un moulin
hérissé de barbelés. C'était un petit kommando dit d'intellectuels,
parce qu'il y avait des curés, des instituteurs, des Juifs et des
républicains espagnols engagés dans l'armée française. On avait une
vie conviviale assez sympathique, on travaillait toute la journée,
souvent durement. J'ai passé des jours et des jours à balayer la
neige sur les rails pour que les trains puissent passer. C'était
monotone. Mal chaussé, autant dire avec des chiffons ;
sous-alimenté, naturellement. Il fallait résister. Comme on était
pris toute la journée par des travaux durs, on ne pensait pas à
autre chose. Le soir, on bavardait. Je suis parti en mars 1941.
J'ai été repris au bout de trois semaines, puis je me suis réévadé
en novembre, d'un camp central, cette fois, et puis j'ai été repris
et mis dans un camp de transit à la frontière allemande, l'ancienne
frontière entre Metz et Sarrebruck. Je me suis réévadé douze jours
plus tard du camp de transit, et là, j'ai réussi. Ce n'était pas
très loin de la frontière. Je me suis dirigé vers la France dite
libre... »
Mardi 24 avril
1984
Le Président reçoit Jacques Delors et lui demande
de faire supprimer la taxe professionnelle en 1985, comme le
propose le Premier ministre, afin de réduire les prélèvements obligatoires. Delors, dont
l'administration aurait la lourde charge de mettre en œuvre la
réforme, est contre. En sortant, il me dit : « Il veut qu'on supprime la taxe professionnelle. C'est
impossible. J'arriverai à le convaincre. Je vais lui écrire !
»
Pour le Sommet européen en France, impossible de
trouver un autre lieu : ni Bordeaux ni Nice n'ont suffisamment
d'hôtels. Ce sera Paris ou un château de la région parisienne. Le
Président choisit Fontainebleau.
Jacques Chérèque passe la journée en Lorraine avec
Laurent Fabius. En rentrant, Fabius suggère au président de le
nommer préfet.
Mercredi 25 avril
1984
Manifestations, cette fois en faveur de l'école
laïque: 150 000 personnes à Paris, plus d'un million dans tout le
pays. C'est peu.
L'Église entend que les maîtres conservent leur
dépendance hiérarchique vis-à-vis du diocèse, et refuse
l'intégration au bout de six ans dans la fonction publique. Ce
n'est pas le point central pour les parents d'élèves qui tiennent
avant tout au libre choix de l'école, donc à l'obligation faite aux
communes ou à l'État de financer les établissements privés.
Jeudi 26 avril 1984
Comme l'avait prévu — ou appris ? — Pointdexter,
l'Irak déclenche la « guerre des
pétroliers » contre l'Iran dans le
Golfe. Les bateaux ne sont plus à l'abri.
Gaston Thorn vient dire au Président qu'il
s'inquiète de voir ressortir dans les discussions l'idée d'un
versement forfaitaire à la Grande-Bretagne, à laquelle il est
hostile. Il considère en outre qu'au Conseil européen de Bruxelles,
tous les États membres ont accepté le principe d'un mécanisme, qui
lui paraît plus juste, et non d'un forfait.
François Mitterrand : « Je \ne suis pas de votre avis.
A Bruxelles, l'accord était : forfait d'abord, système ensuite...
Et pas très longtemps... »
Vendredi 27 avril
1984
Comme promis, Jacques Delors explique par écrit
pourquoi il est contre la suppression de la taxe professionnelle :
«Sur le plan politique, tout d'abord, il me
semble qu'il faut veiller plus que jamais à créer un équilibre
dynamique entre les forces du travail et le groupe des
entrepreneurs. Ce ne serait pas le cas si on procédait à la
suppression d'un impôt de 60 milliards de francs sur les
entreprises et si on réalisait, en pratique, une ponction
importante sur les ménages, en premier lieu sur les salariés (...).
C'est pourquoi je me suis résigné à vous soumettre un schéma
d'aménagement progressif qui a, au surplus, le mérite de s'inscrire
dans le processus de diminution des prélèvements obligatoires.
»
Cela ne convainc pas le Président, qui continue à
vouloir la suppression de cet impôt.
Bud McFarlane m'écrit, à propos des pétroliers
attaqués hier dans le Golfe, pour m'expliquer que les États-Unis
sont prêts depuis quatre ans à une guerre dans cette région, si
elle devient nécessaire, et pour nous demander de ne plus vendre
d'Exocet à l'Irak :
« Je voudrais te faire
partager la façon dont nous analysons la multiplication des
attaques contre les bateaux dans le Golfe, et l'implication de
l'Iran dans ces attaques. Bien que nous soyons très préoccupés par
cette nouvelle escalade de la crise, nous ne croyons pas qu'il y
ait, à ce stade, nécessité de prendre des mesures économiques
exceptionnelles, pas plus que nous ne pensons qu'il soit nécessaire
que les puissances extérieures à la région entreprennent quelque
action militaire.
Nous incitons tous les pays
concernés à s'impliquer activement, par tous les canaux possibles,
dans la recherche de solutions diplomatiques à cette menace pesant
sur la libre navigation. Nous attendons aussi des pays du Golfe
qu'ils se mettent en mesure de traiter eux-mêmes les problèmes de
sécurité dans le Golfe avant de demander une aide militaire
extérieure. Nos Awacs en Arabie Saoudite, la présence de notre
marine au Moyen-Orient, ainsi que vos propres efforts leur sont
déjà d'une certaine aide. Un bataillon de militaires professionnels
est opérationnel dans la mer d'Arabie.
Si les hostilités devaient
s'étendre et si nous étions sollicités par les pays de la région
pour jouer un rôle plus actif, nous serions à même de nous appuyer
sur quatre années de planification pour ce type d'événement. Nous
ne recherchons pas un tel engagement et nous pensons que le climat
politique devrait aller dans ce sens. Nous voudrions être appelés
publiquement à fournir notre assistance et nous voudrions que les
puissances militaires occidentales ayant des intérêts économiques
dans cette zone puissent jouer un rôle similaire ; nous voudrions
qu'il soit clair pour tout le monde, y compris pour l'Iran, l'Irak
et l'Union soviétique, que nous cherchons à rester neutres dans le
conflit et que nous ne cherchons pas à l'utiliser comme prétexte
pour augmenter notre présence militaire permanente dans la
région.
... A ce stade, nous
envisageons de poursuivre nos efforts pour prévenir toute panique
sur le plan économique et conseiller la retenue aux belligérants.
Nous nous évertuons à répandre l'idée que les réserves énergétiques
mondiales et les stocks disponibles sont à même de prévenir tout
blocage de l'économie mondiale si venait à se produire une
interruption de la navigation dans le Golfe. L'Agence
internationale pour l'Énergie peut jouer un rôle clé pour fournir
cette assurance.
En ce qui concerne la
question cruciale de la retenue qui s'impose aux belligérants,
ainsi que John Pointdexter l'a mentionné à Paris le mois dernier,
nous croyons essentiel que l'Irak soit assuré que ses besoins
militaires sur le front seront satisfaits. Mais nous voudrions
aussi que vous puissiez étudier les moyens de réduire ses capacités
d'attaque contre les bateaux dans le Golfe, y compris en
restreignant vos ventes d'Exocet. Nous comprenons les objectifs de
l'Irak lorsqu'il provoque l'escalade dans le Golfe, mais nous
pensons que cette action est directement contraire à la sécurité
des Occidentaux et à leurs intérêts économiques. En outre, nous ne
pensons pas qu'une telle action aura les effets que l'Irak en
attend, car une intervention militaire des Occidentaux, si elle
survenait, ne renforcerait pas nécessairement la main de l'Irak, ni
ne forcerait l'Iran à négocier un cessez-le-feu. Par conséquent,
nous ne voyons aucune contradiction entre les mesures à prendre
pour éviter que l'Iran n'oblige l'Irak à la capitulation militaire
et celles susceptibles de réduire les risques d'une escalade dans
le Golfe.
Nos deux pays jouent un rôle
clé dans la sauvegarde de la stabilité économique et de la sécurité
dans cette conjoncture. Continuons à travailler étroitement et à
coordonner nos efforts à cette fin. »
Mercredi 2 mai
1984
Au Conseil des ministres, dissolution de
l'Alliance révolutionnaire caraïbe, qui milite pour l'indépendance
de la Guadeloupe.
Au cours du déjeuner habituel, Joxe affirme que le
groupe socialiste n'est pas lié par la promesse du Président
d'abaisser les prélèvements obligatoires : «
Nous ne sommes pas tenus de respecter cet engagement s'il doit se
faire au prix d'une paralysie de certains services comme celui de
l'Éducation nationale. » Le Président est blême, mais laisse
dire. La baisse se jouera de toute façon hors la présence de ceux
qui sont réunis autour de cette table.
Nouvelle grève de la faim de Sakharov.
Protestations en France et communiqué officiel de l'Elysée. Les
Soviétiques font savoir par Vorontsov qu'ils préféreraient que le
voyage de François Mitterrand, prévu pour la fin juin, soit
reporté. Le Président fait répondre qu'il préfère le maintenir,
mais sans communiqué commun. Moscou accepte.
Jeudi 3 mai 1984
Gaston Defferre écrit au Président pour appuyer la
suppression de la taxe professionnelle :
« La réduction des
prélèvements obligatoires constitue un des objectifs majeurs que
vous avez assignés au gouvernement pour 1985. Je considère qu'une
diminution aussi importante de la pression fiscale ne sera
possible, et sensible aux yeux de l'opinion publique, que si elle
est réalisée par la suppression d'un impôt direct pesant sur une
large catégorie de contribuables.
La taxe professionnelle,
dont le produit prévisible pour 1985 devrait avoisiner les 70
milliards de francs, répond à ces caractéristiques. Elle doit donc
être supprimée dès le 1er janvier 1985.
»
Les camps sont nettement dessinés. Mauroy est pour
; Delors et le PC s'opposeront à ce qu'ils considèrent comme un
«cadeau» aux entreprises.
Réunion à propos de la station spatiale habitée.
Tout faire pour financer le projet européen.
Le SNESUP dépose un préavis de grève nationale des
examens universitaires de fin d'année. Au cours des semaines
suivantes, une majorité d'universités sera touchée par cette grève
(non-dépôt des sujets, retards dans l'organisation...)
Jacques Chérèque est nommé préfet délégué pour le
redéploiement industriel en Lorraine.
Vendredi 4 mai
1984
Petit déjeuner avec le chef de file des
conseillers économiques de Reagan, Martin Feldstein. « L'économie française fait notre admiration. Le SME ne sert
à rien, sauf à vous forcer à la rigueur. »
Déjeuner à l'Élysée avec Mme Thatcher. L'essentiel
de la discussion porte encore sur « son » chèque. Elle souhaite,
dit-elle, « aboutir à un accord à
Fontainebleau ». Elle propose que la négociation reprenne
dans un premier temps entre Dumas et Howe, en vue d'arriver, si
possible, à un accord avant les élections européennes, lequel
serait ensuite avalisé lors du Conseil européen. François
Mitterrand lui propose un milliard d'écus, d'abord forfaitaires,
puis sous forme d'un système lui garantissant deux tiers. Elle
refuse ; elle croit obtenir plus des Allemands. Nous sommes allés
au maximum. C'est bien inquiétant. Il va falloir « verrouiller »
les Allemands. Cela seul pourra la convaincre.
Étonnant retournement de situation : on achète
trop de gaz au regard de la consommation ! Lors d'une réunion dans
le bureau du Président, il est décidé que le gouvernement demandera
à Gaz de France de retarder l'exécution du contrat de livraison de
gaz soviétique conclu à la fin 1981. Nous pouvons en attendre une
économie de 600 millions de francs en 1984, de 1,7 milliard en
1985, et au total de plus de 13 milliards de francs sur les six
années à venir. Il faudra faire pareil avec l'Algérie.
François Mitterrand reçoit les membres du Comité
national d'action laïque. Le climat est tendu. « Il faut se demander, dit le Président,
jusqu'où on peut aller et tenir compte de
l'état de l'opinion. » Réponse d'un des dirigeants du CNAL :
« Si le texte Savary reste ce qu'il est, nous
serions nous aussi obligés de prendre une initiative du même type
que les tenants du privé. » Le Président hausse les épaules.
Il n'y croit pas. En sortant, ils déclarent à la presse qu'ils ont
« le sentiment que les jeux ne sont pas faits
» et que le chef de l'État les a «
écoutés attentivement ». François Mitterrand me lance :
« Ils ont raison sur de nombreux points, mais
ils mènent une guerre du siècle dernier. »
Nouvelle réunion sur les prélèvements
obligatoires. Quel schéma pour la taxe professionnelle ? Le projet
de suppression de Mauroy est le meilleur, techniquement et
politiquement ; il réduit de 0,6 % les prélèvements obligatoires.
Le Président donne l'ordre d'inscrire cette réforme dans la
préparation du Budget 1985. Les échéances pour les autres décisions
destinées à abaisser les prélèvements obligatoires approchent : fin
juin, il faudra décider d'éventuelles hausses des tarifs publics et
des économies nouvelles sur le budget de 1984 ; le 15 juillet, des
dépenses de 1985 ; le 30 août, des recettes de 1985.
Dimanche 6 mai
1984
Dîner à l'Élysée avec Mario Soares.
L'élargissement s'annonce correctement, du moins si Mme Thatcher
veut bien accepter un compromis sur son chèque...
Lundi 7 mai 1984
Nouveau message de John Pointdexter sur la
situation dans le Golfe : plus rassuré.
Préparation du Conseil des ministres avec le
Président. Le mandat de l'actuel secrétaire général de l'OCDE, Van
Lennep, s'achève. Claude Cheysson propose que la France présente,
pour lui succéder, Jean-Claude Paye, actuel directeur des Affaires
économiques au Quai d'Orsay. Le Président est d'accord.
Jean-Claude Paye aura donné une âme au Quai
d'Orsay, et lui aura assuré une influence dans la définition de la
stratégie économique internationale de la France comme personne ne
l'a fait avant ou après lui.
A la place de Paye, François Mitterrand refuse la
candidature de François Bujon de l'Estang, présentée par Claude
Cheysson. Bujon est pourtant un excellent diplomate. Et il aurait
accepté ce poste... Mais Jospin pousse un autre candidat de
qualité.
Mardi 8 mai 1984
La tension Est/Ouest s'aggrave. L'URSS, suivie par
treize autres pays, annonce qu'elle ne participera pas aux Jeux
Olympiques de Los Angeles.
Mercredi 9 mai
1984
Petit déjeuner avec Delors, Dumas, Cresson, pour
préparer le Sommet de Londres. On y parlera terrorisme, dette du
Tiers Monde, commerce. Rien d'exceptionnel.
Un projet de loi de Georgina Dufoix est proposé au
Conseil des ministres. Il prévoit, en cas de crime de caractère
raciste, que des associations puissent se porter partie civile
devant les tribunaux et que les peines soient aggravées pour les
coupables. Pas de problèmes sur le premier point, mais, sur le
second, le Président fait un véritable cours de droit pénal aux
ministres.
Au déjeuner, François Mitterrand expose les thèmes
de l'interview qu'il prépare pour Libération, sur lesquels il n'a
cessé d'écrire depuis le Conseil : « Il n'y a
pas de "tournant". Nous aurions changé
si nous avions effacé les nationalisations. Ce n'est pas le cas.
Simplement, nous avons pris des mesures pour vivre la parenthèse.
»
Le Président demande des précisions sur
l'historique des prélèvements obligatoires : depuis la guerre, ils
n'ont baissé qu'en 1960, 1970 et 1971. Sinon, une hausse de 0,5 à 2
points chaque année. Les impôts sur le revenu n'ont baissé qu'en
1954 et 1955 (chaque fois de moins de 5 %).
Jeudi 10 mai
1984
Le Président a envie d'un grand globe terrestre,
comme celui qu'il a vu dans le bureau de Reagan. Enquête faite, il
n'existe pas de fabricant français. On n'en trouve que sur le
marché américain. Il le fera faire par Fernand Pouillon, à vingt
exemplaires, pour en offrir à divers chefs d'État.
Dans son interview à Libération, François Mitterrand expose son projet
politique : « une société d'économie mixte
».
Vendredi 11 mai
1984
Sondage : deux Français sur trois sont mécontents
du Président.
Le Chancelier Kohl dit au téléphone qu'il est prêt
à tenir face à Margaret Thatcher sur un milliard d'écus en 1984,
1,3 en 1985 et 1,5 en 1986. Mais il ne croit pas qu'on pourra
donner moins que ce que la Commission a proposé, soit 1,4 milliard
d'écus en 1985. Le Président ne veut pas en entendre parler. Il a
très peur d'un renversement d'alliance et d'un accord
germano-britannique.
Le Parti communiste se déclare fermement opposé à
une réforme de la taxe professionnelle, comme d'ailleurs à la
baisse des prélèvements obligatoires.
Le choix entre les différents schémas de réforme
de la taxe professionnelle doit être fait d'ici la fin de la
semaine prochaine. En effet, les délais de mise en œuvre pour 1985
imposent que le texte — dans l'hypothèse du schéma d'aménagement
Delors — soit voté au moins en première lecture à cette session du
Parlement, et donc adopté par le Conseil des ministres du 23 ou, au
pire, du 30 mai.
Je reçois François-Xavier Ortoli, vice-président
de la Commission européenne, qui me parle éloquemment de
Fontainebleau et, élégamment, de son propre avenir.
Samedi 12 mai
1984
Dans une interview au Monde, Kadhafi réitère ses propositions de
concertation sur le Tchad.
Lundi 14 mai
1984
Dans la voiture qui le conduit à l'aéroport avant
son départ pour la Norvège et la Suède, le Président donne ses
consignes à Mauroy sur le conflit Citroën : «
Il faut expliquer que ce conflit entre la direction d'une
entreprise privée et la CGT ne concerne pas l'État. »
Sur l'école, bifurcation : Mauroy reçoit Savary,
Joxe, Poperen, Laignel. Sous leur pression, il accepte leurs
amendements sur la titularisation (obligatoire) des maîtres, le
financement (facultatif) des écoles privées par les communes, et le
lien entre l'ouverture de classes de maternelle privées et
publiques. Tout cela contre l'avis de Savary : l'accord passé avec
les catholiques est bafoué.
Là, tout bascule...
Mardi 15 mai
1984
Pierre Mauroy reçoit le père Guiberteau. Stupéfait
par les changements apportés au texte, le représentant de la
hiérarchie catholique les rejette en bloc.
Lors d'une conférence à l'Hôtel Continental,
Jacques Chirac présente les projets du RPR en matière
d'audiovisuel. François Mitterrand en déduit qu'il vaut mieux créer
des télévisions privées avant que la droite ne le fasse.
Jeudi 17 mai
1984
A Stockholm, au cours d'une conversation avec Olof
Palme, surgit l'idée des TUC. Nous croyons avoir trouvé la solution
miracle à la crise de l'emploi.
Vendredi 18 mai
1984
Retour à Paris. Conseil des ministres retardé,
dans l'après-midi. Encore l'école. Mauroy affiche une position plus
laïque que jamais. François Mitterrand prend ses distances avec le
projet de loi tel qu'il a été amendé. S'adressant à Mauroy et au
ministre de l'Éducation, il parle maintenant de «votre projet ». «Si l'on ne règle pas cette affaire
maintenant, il faudra des siècles. Il faut nous souhaiter une bonne
santé d'ici là. De toute façon, l'école catholique existe en France
depuis des siècles. Et c'est tant mieux. Ce n'est pas un problème
qui se réglera en une génération. »
Le débat sur la loi Savary débute cet après-midi à
l'Assemblée nationale. Je trouve Mauroy très fatigué : il est
aphone. Au Val-de-Grâce, on lui a dit qu'il avait un cancer ; puis
qu'il n'avait rien. Il est très éprouvé.
Mgr Lustiger fait savoir au Président qu'une
manifestation à Paris est inévitable en raison des amendements
nouveaux et surtout de l'interdiction de la création de maternelles
privées là où il n'en existe pas de publiques.
Je reçois Kathy Graham. La propriétaire du
Washington Post se lance dans une
violente diatribe contre les socialistes à propos de l'école
privée. Je réalise qu'elle pense qu'il s'agit d'interdire aux
parents de financer eux-mêmes des écoles privées ! Quand elle
comprend qu'il s'agit de restreindre l'usage, à des fins privées,
de l'argent des contribuables, elle reste un long moment
silencieuse et songeuse, puis change de conversation !
Jacques Delors m'appelle de Rome où le groupe des
dix principaux ministres des Finances est réuni. Suite aux
orientations définies à Versailles, les travaux sur la réforme du
système monétaire international ont progressé sur les trois thèmes
que la France a proposés : la stabilité des taux de change, le rôle
du FMI et la gestion des liquidités internationales. Le groupe des
Dix est convenu que le Comité intérimaire du FMI, qui réunit
vingt-cinq pays, deviendra le cadre de cette réflexion élargie et
sera une sorte de pré-Conférence monétaire mondiale.
Ce texte, accepté par tous, reste pour le moment
confidentiel ; Delors me laisse le choix entre l'annoncer dès
aujourd'hui ou attendre le Sommet de Londres. Je choisis d'attendre
Londres pour faire du lancement de cette conférence mondiale un
succès de la France au Sommet. J'ai tort : l'accord ne tiendra pas
jusque-là ! Le projet sera enterré.
Leçon retenue : en diplomatie, s'en tenir au fait
accompli !
Samedi 19 mai
1984
Pierre Joxe et Jean Poperen demandent au Premier
ministre de confirmer son accord sur les amendements apportés à la
loi sur l'école privée. Mauroy hésite, puis confirme.
Le Président demande qu'une démarche urgente soit
faite aujourd'hui à Moscou au nom des Dix pour faire libérer
Sakharov. M. Adamichine, vice-ministre des Affaires étrangères, «
membre du Collège », très tendu, reçoit l'ambassadeur de France. Il
ne veut pas discuter avec un étranger d'« une
question relevant exclusivement de la compétence de l'URSS. C'est,
dit-il, une tentative d'ingérence dans les affaires intérieures de
l'État soviétique. »
Les Présidents de l'Argentine, du Brésil, de la
Colombie et du Mexique dénoncent le poids excessif des taux
d'intérêt américains sur leur dette. Il faut faire quelque chose.
Le Sommet des Sept ne pourra pas ne pas en parler. Or aucun projet
n'est prêt.
Nouvelle réunion de sherpas au merveilleux château
de Brocket Hall. Après l'affaire de l'ambassade libyenne à Londres,
Robert Armstrong propose un texte sur le terrorisme, rappelant les
déclarations des Sommets antérieurs et définissant un certain
nombre d'orientations communes sur la protection des ambassades et
les relations diplomatiques. Je refuse en faisant valoir que si la
France est prête à une discussion approfondie au Sommet, dont Mme
Thatcher pourrait rendre compte oralement, elle n'est pas disposée
à souscrire à un document public ni surtout à des procédures
antiterroristes à Sept.
Les Allemands veulent absolument une déclaration
de solidarité politique au lendemain du quarantième anniversaire du
débarquement allié.
Je pousse l'idée d'un programme sur la dette,
après la déclaration des chefs d'État d'Amérique latine. David
Mulford, à la Trésorerie américaine, est le seul à s'y intéresser.
Cela deviendra un projet majeur.
Washington veut nous imposer de participer à la
station spatiale américaine. Pas question si on n'affirme pas
simultanément l'objectif d'une station spatiale habitée
européenne.
Lundi 21 mai
1984
Les députés socialistes découvrent que le ministre
de l'Éducation, avec l'aval de Pierre Mauroy, a recorrigé
l'amendement Laignel (portant de six à huit ans la période pendant
laquelle l'Etat peut se substituer aux communes pour le financement
des écoles privées), ajoutant cette phrase : «
Cette période peut être prolongée tant que la moitié au moins des
enseignants ne bénéficie pas de la titularisation. »
Autrement dit, l'enseignement privé est assuré de son financement
quoi qu'il advienne, et les écoles privées, sans crainte de perdre
leur financement, ont moins intérêt que jamais à inciter leurs
maîtres à accepter d'être titularisés ! Élégante façon de renouer
l'accord tant avec l'Église qu'avec les parents d'élèves de
l'enseignement privé.
Joxe, Laignel, Poperen, le CNAL et la FEN
interviennent auprès de Mauroy pour le faire revenir sur cette
disposition. Voyant cela, Alain Savary présente sa démission. Il en
avertit Pierre Mauroy et Jean-Louis Bianco. Dans la soirée, Pierre
Mauroy s'enferme avec le ministre pendant une heure ; il accepte de
rester : «Je ne veux pas, par une démission,
gêner la gauche. »
Mardi 22 mai
1984
Dans la voiture qui le conduit à l'aéroport, le
Président, très irrité par le vocabulaire des partisans du privé,
donne son feu vert au Premier ministre sur les nouveaux
amendements, en particulier celui limitant dans le temps la
possibilité de substituer l'État aux communes dans le financement
des écoles.
Il est furieux des cris violents qui l'accueillent
à Angers. Dans son discours, il parle de l'Europe spatiale afin de
faire progresser l'idée avant le Sommet de Londres : « C'est d'abord dans le domaine civil que l'Europe
spatiale doit résolument progresser, et elle le fait déjà de
multiples façons au sein de l'Agence spatiale européenne et par la
coopération franco-allemande, notamment pour les satellites de
télécommunications appelés à un développement rapide. Et un jour,
pourquoi pas, il faudra que l'Europe s'attaque à la construction
d'une station spatiale habitée. C'est un très grand projet, les
États-Unis ont déjà fait des propositions, l'Europe devra avancer
ses propres idées. »
Pendant ce temps, Laignel, Joxe, Derosier, Poperen
et Mermaz sont à Matignon ; Mauroy leur confirme qu'il accepte
leurs amendements et limite la période au cours de laquelle l'État
s'engage à suppléer les communes pour le financement des écoles
privées. Pour Mauroy, les dirigeants du privé ayant déjà annoncé
leur manifestation à Paris, il n'y a plus rien à attendre
d'eux.
C'est là le tournant. Sans ces ultimes
amendements, la loi passait Dans l'un et l'autre camp, les
outrances verbales rendent dorénavant impossible le
compromis.
Mercredi 23 mai
1984
Rocard précise devant le Conseil des ministres les
modalités de réduction de la production laitière. Un discours
interminable, grandiloquent, technique, ennuyeux, inutile.
Au déjeuner, François Mitterrand se montre très
irrité de la façon dont le journal de TF1, hier soir, a rendu compte de son voyage à
Angers. Il parle de Georges Marchais qui s'entête, du commerce
extérieur qui s'améliore, du travail de nuit dans les Postes, qu'il
faut revaloriser.
Le gouvernement engage sa responsabilité. La loi
Savary est adoptée ; l'opposition dépose une motion de censure,
adoptée en première lecture par l'Assemblée.
Préparation, tard dans la nuit, avec Élisabeth
Guigou et Pierre Morel, du discours que François Mitterrand doit
prononcer demain à Strasbourg. Il veut relancer l'Europe politique
et proposer la création d'une Union européenne après la résolution
des contentieux et avant l'élargissement.
Jeudi 24 mai
1984
François Mitterrand achève la rédaction de son
discours, comme d'habitude, dans l'avion tournant au-dessus de
Strasbourg. Ce qu'il dit de l'Europe politique est ce qui
deviendra, dans cinq ans, l'Union européenne.
Il propose pour tout de suite une Communauté
technologique européenne : « Mobiliser ses
entreprises, mais aussi ses chercheurs, ses universitaires, afin
qu'ils sentent que leur avenir est sur notre continent, et qu'ils
aient toutes les opportunités d'y travailler sur les recherches de
pointe. Dans l'électronique, l'Europe consacre à sa recherche plus
de crédits que le Japon ou les Etats-Unis d'Amérique... Les
tentatives d'alliances industrielles ont jusqu'ici échoué. N'est-il
pas temps que les États les incitent à s'unir ? » Voilà qui
deviendra, l'année prochaine, Eurêka.
Le ministre allemand de la Défense, Manfred
Wörner, déclare vouloir contrôler les Pluton, armes nucléaires
françaises à courte portée : « Ce que veulent
les Allemands, c'est qu'à l'avenir, il soit prévu une consultation
si ces armes sont utilisées à partir du territoire allemand ou sur
le territoire allemand. Dresde, Erfurt, Leipzig sont des villes
allemandes ! » (La RDA est donc pour lui une Allemagne à
protéger et non un territoire ennemi.)
Pour François Mitterrand, il n'en est pas question
: la France ne peut assurer la défense allemande. Seule peut le
faire l'Amérique. Et nul étranger n'a à se mêler de la décision
d'emploi des armes françaises, dont le Président de la République
est le seul maître. On en reparlera avec Kohl.
Vendredi 25 mai
1984
Réunion gouvernementale à La
Lanterne pour préparer le lancement des TUC, ces emplois à
temps partiel pour les jeunes, dont on attend la solution miracle
contre le chômage. Les communistes sont contre. Delors et Fabius
sont pour. Mauroy présente un plan de mesures sociales.
François Mitterrand reçoit Pierre Daniel, le
président des parents d'élèves de l'enseignement libre. L'entretien
se passe mal. Daniel accuse le gouvernement d'avoir trahi l'accord
par ses derniers amendements. Malgré tout, par souci de
conciliation, il fixe la manifestation de Paris au 24 juin, soit
après les élections européennes, au grand dam de Jacques Chirac.
François Mitterrand : « Ils veulent tous
manifester à Paris. Ils ont beau nier, c'est Chirac qui est
derrière tout cela. Ce sont des factieux. Ils veulent refaire le 6
février 1934 ! »
Qui nommer à la direction du Trésor au départ de
Camdessus à la Banque de France ? Daniel Lebègue, ancien conseiller
de Mauroy, ou Philippe Lagayette, directeur de cabinet de Delors
?
Je travaille toujours au texte de programme
gouvernemental que François Mitterrand me demande régulièrement de
tenir à jour.
Depuis deux ou trois jours, le système financier
mondial craque. Aux États-Unis, le taux d'intérêt nominal a
augmenté de plus d'un point en deux mois, et le taux d'intérêt réel
atteint 6 % ; ce qui ajoute 4,5 milliards de dollars à la charge
annuelle du Tiers Monde ; les banques américaines en souffrent
aussi. Après Continental Illinois, c'est Hanover Trust, City Corp
et la Chase qui sont menacées par la fuite de leurs déposants. La
panique devant la fragilité des banques britanniques a provoqué,
hier, une baisse des cours à la Bourse de Londres, la plus forte
depuis dix ans. La menace formulée avant-hier par quatre Présidents
d'Amérique latine, de réagir en commun, par un moratoire ou un
refus de paiement, si les taux d'intérêt ne baissent pas, doit être
prise au sérieux. Il faut réfléchir d'urgence. Le Sommet de Londres
ne pourra plus se contenter, comme celui de Williamsburg, d'en
disserter en secret.
Samedi 26 mai
1984
Discussion avec le Président avant le Sommet
franco-allemand de demain : il faut s'assurer que les Allemands
sont prêts à refuser de donner plus d'un milliard d'écus à Mme
Thatcher. Les Britanniques bloqueront. Il faut donc se tenir prêts
à la crise et continuer d'avancer, ensuite, à Neuf.
Lundi 28 mai
1984
Sommet franco-allemand à Paris. François
Mitterrand et Helmut Kohl évoquent la situation dans les pays de
l'Est dont Kohl prend l'habitude de faire chaque fois l'analyse,
pays par pays. Il propose le principe de ce qui deviendra la
rencontre de Verdun. Première discussion sur la présidence de la
Commission. François Mitterrand sait que c'est le tour d'un
Allemand ; il veut vérifier si Kohl y tient vraiment, ou s'il peut
avancer le nom de Delors. Par ailleurs, Kohl nous informe qu'il est
prêt à monter jusqu'à 1 100 millions d'écus pour Margaret
Thatcher.
Helmut Kohl :
Oustinov dit que les sous-marins russes sont
prêts à l'action face aux États-Unis. Cela augmente les chances de
réélection de Reagan. Mais il n'y a aucun signe de durcissement
réel. Ils font du bruit, c'est tout. Lubbers ne réussira pas à
imposer le déploiement...
François Mitterrand :
Sur la Communauté, il ne reste en débat, pour
Fontainebleau, que le problème britannique, qui bloque
l'élargissement. On ne peut faire de concessions sur le Traité de
Rome. Il ne faut pas dépasser deux tiers de 1 600, soit 1 066. Je
préférerais qu'on en reste à 1 000.
Helmut Kohl :
Ce n'est pas assez pour Mme Thatcher. Elle
n'acceptera pas. Il faut faire davantage de concessions, car tout
sera pire après Fontainebleau. Il faut donc en finir. Cela nous
prend trop de temps et d'efforts. Le Sommet de Bruxelles, en mars,
a été un grand succès, le meilleur Sommet depuis dix ans.
D'ailleurs, avant nous, ces Sommets étaient vides. Et ces deux-là
qui se téléphonaient chaque semaine n'ont visiblement jamais parlé
de lait, nous laissant le problème sur les bras.
(Voilà pour leurs deux prédécesseurs, qui n'ont
rien réglé.)
Je pense que Mme Thatcher
cédera à 1 100 millions. Cela fera hurler, mais tout le monde sera
soulagé de dire oui. Nous ne nous engagerons que pour quatre ans.
Elle a besoin d'un accord avant les élections européennes. Elle a
compris qu'elle doit céder, mais elle ne veut pas le reconnaître.
Elle a trop parlé devant le Parlement (c'est arrivé à Schmidt quand
il m'a reproché de vous avoir cédé le leadership en Europe). Elle a
une peur terrible de céder et de reconnaître qu'elle a commis une
faute.
François Mitterrand :
Peut-être... Il faut trouver un habillage,
créer des apparences.
Helmut Kohl :
Elle voit avec un grand déplaisir nos
initiatives politiques communes sur l'Europe. Je donnerai mon
accord à 1100.
François Mitterrand :
C'est trop ! Le problème est qu'elle
prend toujours une proposition de compromis
comme base de départ. Il faut que cela soit une proposition
franco-allemande. Et, en cas d'échec, il faudra réfléchir à une
relance politique.
Helmut Kohl :
Même en cas de succès ! Parlons du Sommet de
Londres : j'ai besoin qu'on y fasse un texte politique, à cause de
l'anniversaire du débarquement.
François Mitterrand :
Je sais, cela me préoccupe également. Le 6
juin, on fêtera votre défaite, et le 7 juin, on se retrouve à
Londres pour glorifier notre alliance face à l'un des alliés de
1944. C'est ainsi. Mais je ne veux pas mêler à un tel texte des
attaques antisoviétiques. Ils étaient nos alliés ce jour-là. Il
faut tirer un trait sur le passé, et le montrer.
Helmut Kohl :
A ce propos, pourquoi ne pas nous rendre tous
les deux, à l'automne, dans un cimetière militaire où il y aurait
des morts de nos deux nations ?
François Mitterrand :
Oui. Ce ne serait pas trahir le souvenir de
nos morts. Vous avez mon accord.
Sur la présidence de la
Commission, il faut un renouvellement. Je suis contre la
prolongation de Thorn. Sinon, les autres commissaires vont tous
demander leur maintien. Par ailleurs, un Belge ne serait pas
l'élément dynamique de l'Europe politique. Or, ce sont les années
où l'Europe politique va se faire. La France n'a pas de candidat,
mais je vous pose une question : puis-je en proposer un au
Chancelier d'Allemagne ? Peut-on s'assurer deux présidences
successives, l'une pour la France, la suivante pour la RFA ? Ça
vous intéresse, comme projet ? Je n'ose citer un nom, mais il y en
a un qui vient à l'esprit. C'est un amoureux de l'Europe... Jacques
Delors laisserait ensuite la place à l'homme que vous aurez choisi.
On aurait une dynamique à deux présidences. La France ne présentera
pas de candidat si vous n'êtes pas d'accord. Nous avons eu Ortoli
il n'y a pas longtemps, et nous pouvons vous laisser la
place.
Le marché est sur la table : Delors jusqu'en 1988,
et un Allemand après.
Helmut Kohl :
Je suis contre le Danois et le Belge. Il faut
quelque chose d'inhabituel. Nous allons présenter un candidat
allemand, mais comment le présenter en commun avec la France
?
François Mitterrand
(sec) : Il faut que vous ayez un candidat de bonne taille... Autre question : combien de commissaires ? Pour moi :
quatorze, même après l'élargissement. Sur l'Europe politique, j'ai
l'intention de demander une construction plus active, par référence
au projet de Stuttgart. Mme Thatcher pense qu'elle pourra rallier
les petits pays contre elle. Elle se trompe. Elle croit refaire
Trafalgar. A Bruxelles, en mars, elle s'est conduite comme un
enfant qui veut deux couches de confiture sur sa tartine et à qui
on a dit non.
Helmut Kohl :
Quelle énergie gaspillée pour ce problème
anglais ! Il faut empêcher ensemble que cela continue.
François Mitterrand :
Oui, mais il faut éviter de dire que nous
dirigeons l'Europe à deux.
Helmut Kohl :
Vous avez raison. Si nous sommes soupçonnés de
cela, alors c'est la fin.
François Mitterrand :
Nous avons un rôle dominant, mais il faut ne
jamais rien imposer, être modestes.
Helmut Kohl :
Je reviendrai à Paris... ne serait-ce que pour
profiter de la cuisine de l'Élysée.
Vendredi 1er juin 1984
La candidature de Paris à l'organisation des Jeux
Olympiques d'été de 1992 est confirmée. Avec Albertville pour les
Jeux d'Hiver, c'est une candidature de trop.
Cheysson me raconte la discussion d'aujourd'hui
entre les seize ministres de l'Alliance atlantique. Elle
«comporte quelques indications sur le Sommet
de Londres. La pression monte pour que la situation économique soit
examinée du point de vue du Tiers Monde. Ceci apparaît chez
l'Anglais, mais devient clair aussi dans l'entourage de Shultz, et
même de Ronald Reagan. La grande inquiétude récemment déchaînée par
la menace sur Continental Illinois a sûrement joué. Le ton est
calme, tranquille quant aux relations Est/Ouest, bien plus que la
presse ne le donne à penser. Pas un mot n'a été dit pendant la
session du Conseil atlantique sur le commerce Est/Ouest. (Nous
sommes bien loin de la fin de 1982 ou du début de 1983.) Ceci aussi
est satisfaisant pour nous — si cela dure, en dépit de l'intérêt
évident de Reagan à dramatiser. La même modération d'analyse et de
ton a prévalu dans la deuxième partie de notre discussion
confidentielle, consacrée — brièvement — à l'impact des derniers
développements dans le Golfe sur la sécurité de nos
approvisionnements pétroliers. Les dommages actuels ont été ramenés
à leur juste dimension, bien moindre que ne l'a écrit la
presse.
Je signalerai encore que
l'Anglais a été particulièrement net dans sa recommandation aux
Américains de ne pas accepter un engagement militaire direct dans
le Golfe. George Shultz l'avait d'ailleurs exclu auparavant
».
Discussion sur la succession de Balthus à la Villa
Médicis. Parmi les dix candidats, tous prestigieux, Lang recommande
Jean-Marie Drot. Le Président préférerait Bertrand Poirot-Delpech,
tout en regrettant qu'il n'y ait ni peintre ni sculpteur parmi les
postulants.
Samedi 2 juin
1984
Discussion avec le Président sur des propositions
de nomination dans les banques. « N'avons-nous
pas de militants compétents ? On ne me propose que des inspecteurs
des finances ! »
Lundi 4 juin
1984
Yvon Gattaz est reçu par le Président : c'est la
neuvième audience depuis 1981. Il met un point d'honneur à avoir
des relations régulières et privilégiées avec François Mitterrand
et fait de celles-ci un élément de son autorité sur ses pairs.
Cette fois, à sa sortie, le président du CNPF se laisse aller à des
déclarations publiques particulièrement négatives et agressives. Il
demande une baisse des impôts. Il laisse prévoir, s'il n'est pas
entendu, une «explosion de mécontentement » des chefs d'entreprises. Il ne
sera plus reçu avant longtemps.
Antonio Spinelli, un des pères fondateurs du
Traité de Rome, écrit au Président :
« L'appel que vous avez
lancé devant le Parlement européen, le 24 mai, aux pays membres de
la Communauté pour qu'ils réalisent l'Union politique constitue un
tournant dans l'histoire de la construction européenne, tournant
qui n'a de comparable, s'il est poursuivi avec la même ténacité,
que l'appel analogue prononcé en 1950 par Schuman.
Si une Union européenne
authentique naît, elle portera votre nom et aura le sceau de la
France.
Je m'en réjouis, car tout
Européen a un peu de son âme en France. »
Mardi 5 juin
1984
Au petit déjeuner, on parle des prélèvements
obligatoires. Pierre Mauroy plaide : « La
suppression de la taxe professionnelle permettrait de réaliser une
part importante de cet engagement. » François Mitterrand en
est d'accord. Mais Jospin : « Le Parti
communiste et une partie des députés socialistes considéreront
qu'il s'agit d'un "cadeau" aux entreprises. » Mauroy maintient
qu'il est pour cette suppression.
François Mitterrand sur les universités :
« Le projet de loi actuel est inquiétant. Il
favorise l'uniformisation. Je n'en veux pas. Je veux éviter le
normatif, préserver les titres existants, éviter la fusion des
grades. »
Jospin s'inquiète de l'organisation de la grande
manifestation du privé à Paris prévue pour le 24 juin. François
Mitterrand explose : « Qui contrôle la
préparation de cette manifestation ? »
Pierre Mauroy : « C'est Defferre. » Le
Président : « Je veux voir le trajet qu'elle
empruntera. » On appelle Gaston Defferre qui, plan de Paris
sous le bras, traverse la place Beauvau et nous rejoint. Le
Président regarde en détail : le plan laisse la manifestation
approcher, par plusieurs trajets différents, des Champs-Élysées et
de la Concorde. François Mitterrand : «
Pourquoi ne pas avoir canalisé la manifestation dans une enceinte
fermée comme la pelouse de Reuilly ou Le Bourget ? Pourquoi avoir
accepté des cortèges convergents qui augmentent les risques
d'incidents, ou même de panique, quand ils se rejoindront au pied
de la colonne de la Bastille ? » Gaston répond que les
organisateurs lui ont dit que si on ne leur accordait pas de se
regrouper à la Bastille, ils ne répondaient pas de leurs troupes.
On examine cela longuement, rue par rue.
Dans Le Monde, Mgr
Lustiger accuse le gouvernement de «
manquement à la parole donnée » à propos de la
titularisation des maîtres. Le dialogue est rompu entre Mauroy et
la hiérarchie catholique. Pierre Daniel est en désaccord avec cet
article de Lustiger et le fait savoir à l'Elysée.
Promenade dans Paris avec François Mitterrand qui
poursuit le récit de son évasion en France : «Je suis allé en train jusqu'à Mouchard, dans le Jura, à
quelque distance de la ligne de démarcation que j'ai traversée à
pied, la nuit, grâce à des tuyaux. Ma famille se trouvait en zone
occupée, et je suis allé plusieurs fois voir mon père en Charente,
en traversant la ligne de démarcation dans l'autre sens. En
novembre 1942, quand les Allemands sont entrés en zone libre,
j'étais un hors-la-loi puisque j'étais un évadé de guerre. J'ai
donc été amené à vivre la vie des hors-la-loi : les faux papiers,
les faux ceci, les faux cela — un autre mode de vie. J'ai changé
trente-six fois de nom. Mais mon nom de guerre le plus connu,
c'était Morland. Mon nom en Angleterre, qui m'a été donné par la
France libre, c'était Monnier. Après la guerre, j'ai retrouvé au
moins quarante fausses cartes d'identité. J'étais toujours né à
Dieppe, parce qu'à Dieppe l'état-civil avait été bombardé. Il avait
brûlé, donc ce n'était pas vérifiable. A un moment, je me suis
appellé Basly, c'était quelqu'un qui avait existé. On faisait cela
à la pelle. Je savais très bien faire les fausses cartes
d'identité, à s'y méprendre. »
Mercredi 6 juin
1984
Petit déjeuner avec Cheysson et Delors pour
préparer le Sommet de Londres. Cette fois, Cheysson est d'accord :
il ne négociera rien, comme à Williamsburg. On espère confirmer
l'accord sur la Conférence monétaire internationale et sur la
dette. On veut éviter un texte trop contraignant à Sept sur le
terrorisme et sur les immunités d'ambassade, après l'affaire
libyenne.
Il ne reste presque plus rien du Plan social de
Mauroy, faute de moyens budgétaires.
A la fin du Conseil des ministres, nous partons en
Normandie pour les cérémonies du quarantième anniversaire du
débarquement. Ronald Reagan, Pierre Trudeau, les reines
d'Angleterre et des Pays-Bas, les rois de Norvège et de Belgique,
le grand-duc du Luxembourg sont là. Chaque chef d'État est escorté
par un ministre français. Gaston Defferre est inénarrable en dame
de compagnie de Reagan.
En Inde, sur l'ordre d'Indira Gandhi, l'armée
indienne donne l'assaut contre le Temple d'Or d'Amritsar, au
Pendjab. Cela appellera vengeance. Elle le sait.
Je parle avec Horst Teltschik de la rencontre
Mitterrand/Kohl dans un cimetière militaire. On évoque Verdun. Ce
conseiller diplomatique de Kohl prend de plus en plus de pouvoir à
Bonn. Genscher s'en inquiète.
Réunion avec l'état-major particulier sur la
guerre Iran/Irak avant le Sommet de Londres. Dans le Golfe, la
situation militaire et pétrolière est beaucoup plus calme qu'on ne
le dit. Le trafic pétrolier dans le détroit d'Ormuz est resté
identique à ce qu'il était avant la crise ; si réduction il y a,
elle n'est que de 10 %. Même à Kharg, on charge un pétrolier par
jour. Depuis le mois de février, il n'y a d'ailleurs eu que dix
pétroliers touchés (six touchés par l'Iran, quatre par l'Irak). En
fait, toute cette pression médiatique ne sert qu'à retarder ce qui
paraît à tous comme inéluctable, à savoir une baisse sensible du
prix du pétrole qui aggravera la situation de certains pays du
Tiers Monde. Sur les 45 millions de barils-jour consommés dans le
monde, 6 millions et demi viennent du détroit d'Ormuz (contre 7 en
période normale). Il existe ailleurs une capacité de production
mondiale disponible immédiate de l'ordre de 3 à 4 millions de
barils-jour, ce qui donne la possibilité de compenser une
éventuelle fermeture, peu probable. Le taux de dépendance des pays
à l'égard du Golfe est très variable. Pour la France, il était de
36 % en 1983, mais nos responsables pétroliers l'ont ramené à 17 %
pour 1984. Les plus dépendants sont les Japonais (56 %). Seule une
panique entretenue par les compagnies et les États de l'OPEP (qui y
ont les unes et les autres intérêt) provoquerait une hausse du prix
du pétrole.
Nul n'attend de développement militaire majeur,
sauf si les Soviétiques se décidaient à fournir aux Irakiens, comme
des rumeurs le laissent entendre, des missiles ultramodernes, des
SS 12 à rayon d'action de 900 km, capables de détruire le terminal
de Kharg sans intervention de l'armée de terre. Cela rendrait la
situation économique et militaire intenable. Mais une telle
destruction paraît trop contraire aux intérêts de l'Irak pour être
probable.
De son côté, l'armée iranienne n'est pas en bon
état pour une agression. Elle ne compte plus que 400 000 hommes sur
le front terrestre, et 15 pilotes capables de piloter les F 4, ce
qui rend impossible une attaque massive efficace. L'Arabie
Saoudite, en abattant deux chasseurs iraniens qui s'apprêtaient à
pénétrer sur son territoire, a montré sa détermination à empêcher
l'Iran de bombarder ses propres exploitations pétrolières. Elle a
signalé en même temps qu'elle ne veut pas d'une intervention
occidentale aussi longtemps qu'elle a les moyens d'y
suppléer.
Il importe donc demain, à Londres, de calmer le
jeu pour éviter les paniques inutiles.
Au cours des prochains jours, les universités
touchées renonceront à la grève des examens. Moyennant quelques
retards, l'année universitaire sera partout bouclée.
Jeudi 7 juin
1984
A Londres, pour la première fois, chacun est logé
dans son ambassade, ce qui altère le caractère intime du Sommet,
devenu une réunion comme les autres.
Le Président rencontre Ronald Reagan avant le
Sommet. Comme toujours, Reagan est flanqué de ses ministres et de
conseillers. On parle des relations Est/Ouest, du prochain voyage
de François Mitterrand à Moscou, de la déclaration sur les valeurs
démocratiques, de la sécurité pétrolière en cas de blocage du
détroit d'Ormuz. Shultz évoque des scénarii tragiques : fermeture,
hausse des prix, épuisement des stocks de réserves. Reagan demande
une réunion des sept ministres des Affaires étrangères à l'ONU.
François Mitterrand ne répond pas et parle des subventions au Tiers
Monde et des dettes des banques. Reagan répond qu'il faut agir au
« cas par cas » et ajoute :
« Il ne faut pas faire de promesses qui ne
puissent être tenues. »
François Mitterrand :
Certes, ces pays doivent comprendre que rien
ne sera fait sans leurs efforts, mais il faut les
aider.
Ronald Reagan, qui lit
sa fiche : Ils doivent être capables d'attirer
les capitaux étrangers. Il n'y a rien d'autre à faire pour les
aider.
François Mitterrand :
Oui, mais ces capitaux vont chez
vous.
Reagan, visiblement, ne comprend pas, sourit et
demeure coi.
George Shultz :
C'est normal, les capitaux vont là où la
rentabilité est la plus élevée.
François Mitterrand :
C'est bien le problème ; vos taux d'intérêt
sont trop élevés et cela aggrave la dette du Tiers
Monde.
Reagan s'agite, son entourage s'inquiète, il a
quelque chose à dire qui ne figure pas dans ses fiches :
« Ça me rappelle une histoire... C'est à
Hollywood, un agent téléphone à un acteur : "J'ai trouvé la maison
de vos rêves : 36 pièces, 3 piscines, 5 tennis. Mais il y a une
bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne : elle ne vaut que 15
millions de dollars. La mauvaise : il faut verser 1 000 dollars
comptant. " »
Éclats de rire de tous les Américains, qui se
lèvent. L'entretien est achevé.
Au dîner, on parle du blocage des relations
soviéto-américaines, du statu quo en Pologne, des récentes
opérations militaires en Afghanistan, de la situation des époux
Sakharov, de la décision néerlandaise de reporter le déploiement
des Forces nucléaires intermédiaires, de l'état général des
pourparlers de désarmement, du projet de déclaration sur les
valeurs démocratiques. Sur le conflit Iran/Irak, Reagan propose à
la dernière minute un projet de déclaration destiné à stabiliser
les cours du pétrole : les Texans ont parlé ; elle est renvoyée aux
sherpas. Je vois François Mitterrand
quelques instants après dîner. Il me raconte la conversation et
m'annonce qu'il ne veut pas de déclaration sur la guerre Iran/Irak.
Le projet resurgit à nouveau, avec une gestion à Sept, cette fois,
des stocks pétroliers. Incorrigibles Américains qui, à chaque
Sommet, tentent d'installer leur imperium.
Les sherpas se
réunissent. Je parviens vite à faire enterrer le texte pétrolier.
La Grande-Bretagne propose une nouvelle version du texte sur la
démocratie, qui sert de base au travail de mise au point par les
sherpas. L'Anglais n'a pas repris les
amendements allemand, japonais et américain sur l'Est/Ouest et le
désarmement. La déclaration sur les FNI passe sans problème. Elle
est pleine de « chacun de nous » et n'engage rien ni personne. La
leçon de Williamsburg a porté.
L'essentiel des discussions a trait au communiqué
sur la Libye et le terrorisme, après l'incident survenu en
Angleterre. Tous souhaitent une condamnation générale de la Libye,
et la création d'une organisation à Sept de lutte contre le
terrorisme. Je n'en veux pas : il faut éviter que l'ensemble de
l'action antiterroriste de l'Occident passe sous le contrôle de la
seule CIA. Sans la France, cela aurait été fait cette nuit-là. On
se met d'accord sur un texte suffisamment creux pour être
acceptable par tous.
La discussion s'achève à 6 h 10 du matin.
Vendredi 8 juin
1984
Petit déjeuner du Président avec le Chancelier
Kohl avant la reprise de la séance. Ils mettent au point la
rencontre de Verdun, évoquent les rapports Nord/Sud et
l'intransigeance américaine.
François Mitterrand :
A propos du Golfe, Reagan veut que nous
payions le pétrole plus cher, parce que cela rapporte à ses
compagnies. Je suis contre une déclaration écrite là-dessus et les
sherpas ont eu raison de l'écarter. Les Américains ne veulent rien
faire avant novembre et financeront tout par la planche à
billets.
François Mitterrand évoque aussi deux grands
équipements européens qui devront être localisés, l'un en RFA : une
soufflerie cryogénique destinée aux essais aéronautiques, l'autre
en France : un synchrotron, équipement scientifique européen.
Depuis 1980, l'Alsace réserve 30 hectares pour l'implantation du
projet, qui doit revenir à la France. Grenoble est aussi
candidate.
Lors de la séance du matin entre les seuls chefs
de délégation, discussion et approbation de la déclaration sur les
valeurs démocratiques et le terrorisme international. Pas de
problème. Il n'y avait pas de « crochets » dans les textes des
sherpas. Il n'est pas d'usage de revenir sur la discussion. On ne
recommence pas les erreurs de Versailles et Williamsburg.
Rejoints par les ministres, les chefs de
délégation ouvrent la discussion économique avec rapport de Nigel
Lawson sur la réunion des ministres des Finances : « La reprise est là. »
Kohl : La hausse récente des taux d'intérêt contredit votre
optimisme.
Mitterrand :
En deux mois, le taux de l'eurodollar, qui a
un effet direct sur la dette des pays en développement, a augmenté
de plus de 2 %.
Reagan : Cela n'a pas de lien avec le déficit du budget américain.
Je vais le réduire et j'ai pris des initiatives d'économies
budgétaires. C'est un premier acompte.
François Mitterrand insiste sur la relance de
l'investissement, le recours aux nouvelles technologies, l'accès à
la formation et la maîtrise des prélèvements obligatoires. Il
propose une allocation de 15 milliards de droits de tirages
spéciaux.
Reagan : L'aide publique ne peut être augmentée.
Reagan et Nakasone insistent pour que soit retenu
dans le communiqué le principe d'une réunion du GATT avant la fin
de 1985, afin de lancer un nouveau cycle de négociations
commerciales multilatérales.
Mitterrand :
Un tel engagement est prématuré : la mise en
œuvre des résolutions du « Tokyo Round» est encore loin d'être
achevée ; la consultation des pays en développement au sein du GATT
est nécessaire, et leur réticence à l'égard de ce projet est bien
connue. Ce n'est pas en forçant les choses que l'on pourra obtenir
leur participation, indispensable au succès. Enfin et surtout, les
conditions économiques nécessaires ne sont pas encore réunies : une
croissance soutenue, la baisse des taux d'intérêt et le retour à la
stabilité monétaire devraient précéder des concessions commerciales
qui, dans la conjoncture mondiale actuelle, n'auraient pas d'effets
sur l'état des pays pauvres.
A la demande de la France, et compte tenu des
diverses démarches effectuées par Mme Gandhi, il est convenu que le
Sommet examinera les suites qu'il convient de donner au dialogue
Nord/Sud.
En fin d'après-midi, François Mitterrand reçoit
Nakasone, décidément l'homme politique japonais le plus intéressant
du moment :
Nakasone : Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon était sous
surveillance, mais, au fur et à mesure, nous avons pris notre
indépendance et nous avons équilibré nos relations avec la Chine et
les États-Unis.
Mitterrand :
Vous avez raison. Pensez à l'URSS,
maintenant... Nous pouvons engager le dialogue. Il faut qu'ils
sachent qu'ils n'ont pas à craindre une agression. Vous devriez
leur faire signe.
Nakasone : Pour notre part, nous préférons attendre. S'ils ont besoin
de bouger, ils bougeront.
Mitterrand :
Il va y avoir sept
à huit mois difficiles avec l'URSS, en raison du déploiement des
Pershing. Il faut rendre possible le dialogue, mais ne pas
dialoguer dans la faiblesse. Nous n'acceptons pas que les
États-Unis discutent à notre place de notre sécurité avec les
Soviétiques. C'est pour cela que nous refusons des textes à Sept.
Cette position n'est pas dirigée contre le Japon.
Nakasone : Je comprends. Un texte adopté ici peut conduire les
Soviétiques à penser que la défense de l'Ouest est globale, et donc
que vos armes font partie de l'arsenal de l'OTAN. Je ferai tout
pour ne pas apparaître comme une menace pour votre
armement.
Le soir, pendant des heures, les sherpas cherchent une formule pour stigmatiser les
déficits budgétaires, sans mettre en cause les États-Unis. On
termine par une recommandation en faveur d'une politique monétaire
et budgétaire prudente.
La dette du Tiers Monde, traitée en secret l'année
dernière, est pour la première fois abordée dans la déclaration
finale d'un Sommet. Tous reconnaissent la nécessité d'une
coopération plus étroite entre le FMI et la Banque Mondiale, d'une
meilleure incitation à l'investissement étranger dans les pays
débiteurs, d'une nouvelle émission de DTS et une surveillance plus
étroite des prêts des banques privées. Les États-Unis souhaitent un
accord de principe des autres pays du Sommet sur leur participation
au projet de station spatiale. Je m'y oppose. On se borne à noter
un accord pour un « examen attentif » de leur proposition, et un
accord identique pour le projet européen.
Tard dans la nuit, Margaret Thatcher vient passer
un long moment avec les sherpas qui
négocient. Elle sera le seul hôte d'un Sommet à le faire.
Samedi 9 juin
1984
Le Sommet entérine le communiqué sans discussion
particulière. L'après-midi, après les conférences de presse et
avant le dîner de gala au Palais de Buckingham, François
Mitterrand, fuyant les journalistes, m'entraîne dans une promenade
à Hyde Park.
François Mitterrand : «J'adore l'Angleterre. J'y ai vécu des semaines
passionnantes, en 1943, venant de France, avant d'y revenir en 1944
pour rentrer en France. C'est là que j'ai connu le colonel Passy,
avec lequel je jouais au bridge alors qu'il ne savait pas qui
j'étais : fragile sécurité... J'ai tout refusé de ce qui m'a alors
été proposé. Ça n'a pas plu que je joue au franc-tireur... Je dois
avoir encore une solde de capitaine de la France Libre qui traîne
quelque part. De Gaulle, je ne l'ai rencontré qu'à Alger.
»
Le crépuscule est beau. Au milieu des enfants qui
jouent au cricket, des nurses poussant leurs landaus et des
joggers, nos gardes du corps détonnent. Le Président reste un long
moment silencieux, puis murmure pour lui-même :
« Et si je confirmais Mauroy
pour deux ans ? C'est le meilleur possible. Lui au moins n'a pas
d'ambition personnelle ! »
Dimanche 10 juin
1984
Retour à Paris. Départ pour Solutré. Des
manifestants pour l'enseignement privé souhaitent rencontrer le
Président. Je les reçois à la préfecture de Moulins. Parmi eux, un
homme de quarante ans qui se présente comme «socialiste et catholique » :
«Je vous en prie, dites au Président qu'il doit faire cette réforme
par référendum. Elle ne peut être décidée sans un vote populaire.
Expliquez-lui que limiter le développement de l'école privée, c'est
casser l'espérance de tout parent de pouvoir donner une seconde
chance à un enfant qui échoue dans le système public. Cela n'a rien
à voir avec l'idéologie ni l'Eglise. C'est une seconde chance. Il
ne peut pas être contre ! » François Mitterrand demeure
longuement songeur quand je lui rapporte ces propos.
Bavardant avec des journalistes après déjeuner,
comme la tradition s'en est installée, François Mitterrand évoque
la longévité des Premiers ministres : « Cinq
ans, ce serait un bon chiffre, mais, au bout de trois ans, on
s'use... »
Lundi 11 juin
1984
Bilan sur la guerre dans l'espace avant le voyage
à Moscou. L'URSS est en avance : elle dispose depuis 1977 de «
satellites tueurs » qui, en orbite basse, peuvent détruire d'autres
satellites en projetant des billes d'acier. Les États-Unis
s'attendent à ce que l'URSS, forte de cette petite avance, réclame
un moratoire sur le développement futur de ces armes.
Partis en retard, les États-Unis auront mis au
point l'an prochain un système plus efficace : un avion F15 pourra
monter à 30 km et lancer un missile sur un satellite de détection
en orbite basse. Trente-six F15 sont prévus à cet effet. Plus tard,
ces missiles antisatellites pourront être lancés jusqu'aux plus
hautes altitudes par des missiles Minuteman, et donc atteindre
aussi les satellites géostationnaires. Les États-Unis ne veulent, à
ce stade, ni moratoire, ni contrainte d'aucune sorte. Les
Américains travaillent en parallèle à des leurres pour tromper les
antimissiles, à des explosions nucléaires dans l'espace pour
saturer tout le système électronique — même si le traité de 1967
prohibe la mise en orbite de charges nucléaires —, au développement
d'armes antisatellites de toutes sortes pour détruire les
satellites « tueurs » de satellites.
En réponse à cela, l'URSS travaille à rendre ses
satellites plus mobiles et moins vulnérables aux chocs, aux
radiations, aux lasers. La course aux armements est relancée pour
trente ans. Reagan a donné du travail au complexe
militaro-industriel. Nos économies, à l'Est comme à l'Ouest,
pourront-elles tenir ? La dictature à l'Est et le chômage à l'Ouest
sont de plus en plus mal supportés.
Il faut enrayer cette course. Transformer
l'analyse interne en courant externe, pour promouvoir l'arrêt de
ces dépenses militaires spatiales. Hernu est contre, parce que les
industriels le sont.
Mardi 12 juin
1984
Caspar Weinberger affirme que les armes spatiales
américaines protégeront aussi l'Europe. Ce qui reviendrait à
conserver notre sécurité au prix de notre souveraineté. Rien de
plus dangereux pour nous.
Pour la France, le simple fait que le « bouclier »
apparaisse déjà comme l'objectif principal des Américains porte dès
maintenant atteinte aux fondements psychologiques et politiques de
sa dissuasion. « Pourquoi, nous dira-t-on bientôt, dépenser des
sommes si considérables à fabriquer de nouvelles armes de
destruction massive alors qu'il sera bientôt possible de disposer
d'un système purement défensif, donc moralement acceptable ? ».
C'est pourquoi, à la différence des Américains, nous avons
absolument besoin d'un accord prohibant le déploiement éventuel de
cette défense stratégique, tout en autorisant les recherches.
Si l'URSS réussissait à son tour à se doter d'une
même invulnérabilité, les missiles français et britanniques
seraient alors caducs. Et la France serait ramenée, sur le plan de
l'influence, au niveau de l'Italie.
En conséquence, prenant le contre-pied de la
démarche américaine, le Président fait diffuser à la conférence de
Genève un texte préparé par Hubert Védrine et Pierre Morel,
définissant notre réticence sur l'utilisation militaire de l'espace
:
• « Limitation des systèmes antisatellites (existant déjà)
et prohibition de ceux qui pourraient atteindre des satellites en
orbite haute (n'existant pas encore) ;
• Interdiction du déploiement des nouvelles armes à énergie
dirigée, capables de détruire les missiles balistiques ou les
satellites ;
• Les engagements seraient de 5 ans, renouvedables
;
• Système de déclaration de mise sur orbite. »
Nouvelle réunion entre le Président, Pierre
Mauroy, Jacques Delors et Henri Emmanuelli sur les prélèvements
obligatoires. François Mitterrand : « Nous
avons besoin en priorité d'une décision sur la taxe
professionnelle. » Contre l'avis de Delors, Pierre Mauroy en
décide la suppression ; le Président approuve.
Mercredi 13 juin
1984
Sans le dire trop ouvertement au Président dont il
espère qu'il le gardera aux Relations extérieures, Claude Cheysson
fait campagne pour devenir président de la Commission européenne,
contre l'Allemand Bidenkopf qu'il pense être son principal
adversaire. Il m'envoie la copie d'une déclaration « antifrançaise » de cet Allemand (c'est celle de
1982 contre les Pershing, déjà bien connue) : «Jacques, voici la déclaration dont je t'ai parlé ; il est
vrai qu'elle est déjà ancienne. Je confirme qu'il ne parle pas
français et que cette langue est utilisée à 60 % pour les travaux de la Commission de Bruxelles. »
Delors, lui, a le soutien de plusieurs ministres des Finances, dont
l'Allemand Stoltenberg. Cela lui sera très utile pour pousser sa
candidature.
Robert Armstrong me propose une nouvelle formule
de compromis pour le chèque anglais : 1 milliard en 1984, 1,1 en
1985, puis, à partir de 1986, un taux de compensation du déficit
britannique de 65 % ; et, pour la RFA, l'allégement d'un tiers de
sa part. 65 % en 1986, c'est l'équivalent de 1,5 milliard d'écus,
ce que nous avons refusé. Ce n'est pourtant pas si mal : jusqu'ici,
Mme Thatcher réclamait 1,25 dès 1984. Mais attention, les chiffres
cachent peut-être quelque chose...
Jeudi 14 juin
1984
Conversation avec François Mitterrand à propos de
la mort du Christ : « Il y a un certain nombre de catholiques très croyants, parfois
même un peu fanatiques, qui en repasseraient assez facilement la
responsabilité aux Juifs. Mais il y a aussi des incroyants qui ont
raconté cette histoire et qui l'ont interprétée comme je le fais
moi-même : Jésus est quelqu'un qui dérange alors la hiérarchie
dirigeante du judaïsme. Il se produit là ce qui s'est produit du
IIIe
siècle jusqu'à nos jours, et qui inspire la
conduite de l'Église par rapport à ses propres hérétiques. Songez
qu'au XVIIIe siècle, on a encore
condamné à mort et exécuté un garçon de dix-neuf ans, le Chevalier
de La Barre, qui était accusé de n'avoir pas levé son chapeau et
d'avoir souri de façon sarcastique pendant que passait le
Saint-Sacrement. Comme, en plus, on avait vu une croix brisée sur
le pont, qu'on avait entendu une troupe de jeunes gens chanter des
chansons légères la nuit précédente... Le malheureux, il a été
supplicié de façon horrible... Cela ne suffit pas à condamner
l'Église en son entier. Je suis sûr qu'il y a beaucoup de prêtres
qui pleurent encore ce crime, qui s'en désolent. Ce sont les
hiérarchies qui poussent à l'extrême le souci de l'intangibilité de
leurs dogmes. A l'époque du Christ, la hiérarchie, le Sanhédrin a
dû dire : "Cet homme nous embarrasse." Ensuite, beaucoup d'autres
ont été tués, beaucoup d'autres chrétiens qui étaient des éléments
de trouble. Comme Jacques, Philippe ou Etienne. »
Jacques, Philippe, Étienne ?
Le président Poher demande à rencontrer le
Président pour lui parler de la loi sur la presse, de la limite
d'âge à 65 ans dans la fonction publique, et de la loi sur
l'enseignement privé. Il estime que la majorité du Sénat ne fera
pas traîner en longueur la discussion de ce dernier texte. François
Mitterrand le recevra très brièvement.
Jacques Delors nous envoie la première esquisse
budgétaire pour 1985 : il propose 52 milliards d'économies, dont
l'annulation de l'Opéra-Bastille, du Parc et du Conservatoire de La
Villette, du transfert du ministère du Logement, du Centre
international de la Communication à la Défense. Par ailleurs, il
prend argument de l'existence d'une quatrième tranche du Fonds
spécial des Grands Travaux pour en amputer le budget d'équipement,
alors que ce fonds a justement été conçu pour pallier les
éventuelles annulations budgétaires survenant en cours
d'année.
Depuis 1981, le Budget n'a jamais accepté de
financer une initiative présidentielle sans la compenser par des
économies équivalentes dans un secteur voisin.
D'où l'importance de hausses de tarifs publics en
juillet si l'on veut éviter ces massacres.
Vendredi 15 juin
1984
Charles Fiterman écrit à Mauroy pour s'inquiéter
du budget de son ministère pour 1985 :
« L'actuel projet de budget
des Transports apparaîtrait à juste titre comme un budget de
régression, en contradiction avec la politique menée depuis trois
ans, et lourd de conséquences en matière d'emploi, singulièrement
dans les travaux publics.
En formulant ces
appréciations, je ne méconnais nullement les nécessités de la
politique d'assainissement actuellement menée. Mais je crois que ce
projet, sous couvert de rigueur, franchit les limites au-delà
desquelles des conséquences insupportables seraient
créées.
Je vous demande de
l'examiner en conséquence, en appelant votre attention sur
l'urgence qui s'attache à la mise en place des solutions que je
préconise et qui seules permettent de concilier les impératifs
budgétaires avec les orientations constamment réaffirmées du
gouvernement. »
Caspar Weinberger proteste auprès d'Hernu contre
la proposition contenue dans notre texte sur l'utilisation
militaire de l'espace, car nous y parlons, comme les Soviétiques,
d'interdiction du déploiement des armes spatiales :
« Nous sommes déçus que
votre gouvernement ait décidé d'amener ces questions devant un
parterre multinational de telle manière que les États-Unis
pourraient être obligés d'en débattre publiquement et de se trouver
en désaccord avec la position française.
... Je pensais que nous vous
avions fait clairement comprendre que nous étions prêts, à tout
moment, à poursuivre nos entretiens sur vos préoccupations et à
répondre à vos questions sur la défense contre les missiles
balistiques et les problèmes qui y sont liés. Étant donné
l'importance stratégique de ce sujet et la sensibilité de ses
aspects techniques, je pense cependant que ces discussions doivent
se dérouler discrètement, d'une manière qui convienne à
l'étroitesse de notre alliance. Je ne crois pas qu'un débat public
sur nos positions en matière de stratégie nucléaire dans le cadre
d'une vaste rencontre multinationale soit utile ou
approprié.
Le texte que vous avez
présenté à Genève soulève certaines questions telles que la
saturation des systèmes antimissiles balistiques, la pénétration
des défenses par des missiles de croisière et l'automatisation de
certaines ripostes stratégiques. J'aurais souhaité que votre
gouvernement ne cherche pas, en fait, à débattre de tels sujets
lors d'un forum multinational au cours duquel d'autres parties
soulèveront à des fins de propagande des questions préjudiciables à
nos deux pays.
J'espère vivement que nous
pourrons éviter un débat public sur la position que votre
gouvernement a présentée à Genève. Nous tenons beaucoup à reprendre
en privé un dialogue sérieux avec vous, dialogue qui, selon moi,
pourra être très constructif, contrairement à une discussion ou
même à une confrontation publique. »
Ainsi sera-t-il fait.
Dimanche 17 juin
1984
Élections européennes : poussée de l'extrême
droite. Le Front national obtient 10,95 %. Abstentions : 43,27 %.
Le PS s'en sort tout juste. Avec 20,75 %, il perd 3 % par rapport à
1979. C'est son plus mauvais score depuis dix ans.
Lundi 18 juin
1984
L'accord est enfin trouvé avec les organisateurs
sur le parcours de la manifestation du 24.
Le Président reçoit Shimon Pérès qui lui parle de
la guerre Iran/Irak, « qui se
joue entre l'élément humain iranien et
l'élément technologique irakien ».
François Mitterrand, à propos de la discussion à
Londres sur le terrorisme et la Libye : « On
ne peut faire sauter la France dans le dernier wagon d'un train qui
est déjà parti. »
L'architecte Roland Castro écrit au Président une
très jolie lettre d'indignation :
«Je me permets de vous
donner mon sentiment, ce 18 juin au matin. "Ça aurait pu être pire
" a été ma première réaction, tant mes pérégrinations actuelles me
font mesurer notre impopularité, notamment parmi les forces vives
de la nation (...). Qu'avons-nous fait pour eux ? »
François Mitterrand note
: Répondre dès aujourd'hui sur cette base
:
1 l'action de Badinter
2 la politique culturelle
3 les radios libres
4 la politique des banlieues
5 l'ouverture européenne
6 la Haute Autorité
7 les droits des femmes
8 la politique à l'égard des immigrés
9 la politique à l'égard du Tiers Monde : la France y est le
pays le plus populaire et le plus respecté
10 la formation des jeunes
11 la décentralisation, etc.
Et, malgré cela, les ''force
vives" sont contre nous ? Que veulent-elles ?
Lui dire que je le recevrai
bientôt.
C'est, à ma connaissance, la seule hiérarchisation
faite par le Président des réformes accomplies depuis 1981.
Sur Antenne 2, Jacques
Delors explique la « mauvaise humeur »
des électeurs par le fait que les socialistes ne gouvernent
«pas assez clairement ».
Sur TF1, Jean-Pierre
Chevènement affirme que la politique économique actuelle n'est pas
bonne et réclame « un gouvernement de
Salut public » !...
Mercredi 20 juin
1984
Avant le Conseil, Anicet Le Pors me dit qu'il
tente, avec d'autres, « un triple
coup de force au PC » : idéologique
(« Nous sommes vidés, nous n'avons jamais
remplacé l'URSS ») ; organisationnel («
Le centralisme démocratique nous sclérose ») ; personnel
(« Il faut une nouvelle direction pour prendre
en main tout cela »). Il ajoute : «
Certains, au PC, veulent se mettre sur le terrain de Le Pen, mais
ils sont minoritaires. Que le PS ne nous critique pas pendant huit
jours, ça aidera les modernistes. »
Fiterman hésite à prendre la direction de la
campagne contre Marchais ; celui-ci explique que la cause de
l'échec des communistes aux élections européennes est leur présence
au gouvernement.
Pendant le Conseil, je reçois une note de
Chaussat, directeur du Budget, qui tient son administration avec
courage et précision. Il démontre impitoyablement que la
suppression de la taxe professionnelle, sur laquelle le Président
et Mauroy comptent pour diminuer les prélèvements obligatoires, est
techniquement impossible en 1985 : trop tard ! Jamais un haut
fonctionnaire n'a osé ainsi écrire directement à l'Élysée, en
court-circuitant son ministre. Je passe la note au Président. Il
est convaincu. On y renonce. On trouvera autre chose : encore des
hausses de tarifs publics, comme d'habitude.
L'important, pour un fonctionnaire, n'est pas de
rédiger une note juste, mais de la faire passer au bon moment, au
bon endroit. Ni trop tôt, ni trop tard. Ni trop bas, ni trop
haut.
Pendant le Conseil, Pierre Mauroy fait retomber
sur les communistes la responsabilité de l'échec de la gauche aux
élections européennes. Marcel Rigout demande alors la parole pour
lui répondre. François Mitterrand : « Il est
12 h 25. A 12 h 30, je dois recevoir le Premier ministre danois
avec qui je dois déjeuner... La séance est donc levée.
»
Nous partons pour Moscou. Premier voyage là-bas
depuis 1981. Dès l'arrivée, en fin d'après-midi, nous sommes reçus
au Kremlin par Constantin Tchernenko, vieillard pâle, parlant
lentement et déjà malade, qui lit un long texte stéréotypé, émaillé
de propos désagréables pour les États-Unis et l'Europe, paru
presque tel quel dans la Pravda du
matin.
François Mitterrand lui répond :
« Cet exposé exprime le point
de vue d'un grand pays et permet de parler franchement et utilement
des problèmes du monde. Quelles que soient les positions de la
France, nous tenons le plus grand compte des positions soviétiques.
Rares ont été les occasions où nous avons été dans des camps
opposés (les deux Napoléon et Alexandre, l'encerclement de
1918-1924). Nos pays n'ont aucune raison historique d'être en
opposition. Je ne crois pas aux intentions bellicistes de l'URSS et
je le dirai publiquement. Vous avez payé votre victoire de 20
millions de morts. Personne ne veut la guerre, mais elle peut
arriver sans qu'on la veuille, parce que chacun aura voulu
augmenter ses forces sans rien céder à l'autre. Il faut se
soumettre à des conditions objectives. Notre force nucléaire est
stratégique et non tactique, et repose pour l'essentiel sur des
sous-marins. Nous continuerons à nous moderniser. A notre place,
vous feriez comme nous. Notre force est autonome au sein d'une
alliance. Elle n'est pas intégrée et ne dépend que de nos intérêts
vitaux.
Pour moi, les SS 20 sont
incompréhensibles et créent un risque objectif avec 750 têtes
nucléaires dirigées sur l'Europe. Pourquoi ces fusées face à nous ?
Pourquoi ? Parce que vous croyez que je peux devenir fou et vous
tirer dessus ? Absurde ! Je préfère ni SS 20, ni Pershing. Mais,
une fois les SS 20 installées, il faut un point d'équilibre. Vous
ne pouvez pas compter nos fusées dans le total de l'OTAN. Si nous
consentions à ce que nos 98 fusées (et demain davantage) soient
décomptées dans le bloc atlantique, nous serions obligés de
demander à nos alliés l'autorisation de développer nos armes. Je
l'ai dit à Reagan. C'est impossible. Mais il y a de quoi négocier
entre nous. Je ne suis fermé à aucune proposition. D'ailleurs, vous
avez intérêt à ce qu'il y ait en Europe des peuples indépendants.
La paix exige que les pays d'Europe s'organisent et acquièrent leur
indépendance de décision ; l'URSS fait partie de ces pays. Vous
avez parlé de zone dénucléarisée : où ? Danemark et Norvège n'en
veulent pas. Le non-recours en premier à la force nucléaire est
impossible pour la France.
... Enfin, sur les droits de
l'homme, il faut prendre l'accord d'Helsinki comme il est,
globalement. En particulier, je connais votre sensibilité quand on
parle de cas comme Sakharov. L'accord signé sur la libre
circulation des personnes doit être appliqué. Sans offenser
personne. En respectant la souveraineté, mais en parlant
franchement des problèmes, comme pour le cas que j'ai cité, celui
de Sakharov, et quelques autres. »
Durs et blêmes, Tchernenko et ceux qui l'entourent
s'inquiètent : le Président parlera-t-il de Sakharov au dîner
?
En fin d'après-midi, on reçoit la traduction du
discours que Tchernenko doit prononcer ce soir ; on nous prévient
qu'il ne lira pas plusieurs passages de son toast, en particulier
les plus sévères à l'égard de ceux qui voudraient donner des leçons
à l'URSS en matière de libertés.
Avant de descendre dans la magnifique salle
Saint-Georges, décorée de fresques religieuses et de portraits
d'Ivan le Terrible, François Mitterrand nous réunit dans ses
appartements du Kremlin et nous fait signe de nous méfier des
micros dissimulés. On discute d'abord de la délégation française au
dîner. Faut-il imposer Théo Klein, président du CRIF, qui nous
accompagne, au risque d'un incident avec les Soviétiques qui n'ont
pas approuvé sa venue ? « Oui », dit le
Président. Et Sakharov, faut-il en parler ? «
Si je prends le risque d'en parler, ma visite risque de tourner
court, avec un retour à Paris demain matin. » Claude
Cheysson recommande la prudence. Le Président refuse : il en
parlera.
Au dîner, je suis assis à côté de Petrossian,
responsable soviétique de l'industrie nucléaire. Il me voit admirer
les fresques et demande si j'ai reconnu Putiphar à côté de Joseph.
Bien sûr, j'ai reconnu le général égyptien dont l'épouse accusa
Joseph de l'avoir séduite ! Petrossian étale sa connaissance de la
Bible de façon quelque peu insolente, provoquant les généraux et
son voisin, Gvichiani, l'affairiste de la nomenklatura. Nul ne
réagit pourtant.
Au milieu du dîner, Constantin Tchernenko prononce
son discours, debout à sa place, face à François Mitterrand. Comme
prévu, il omet de prononcer une phrase figurant dans le texte de
son toast déposé à côté de nous : « Ceux qui
essaient de nous donner des leçons ne font que provoquer chez nous
un sourire ironique. Nous ne permettrons à personne de s'ingérer
dans nos affaires. »
Après lui, le Président français se lève et entame
son toast, traduit phrase à phrase par l'interprète parce que le
texte — faute de temps, bien plus que de volonté délibérée — n'a pu
être traduit : « ... Toute entrave à la
liberté pourrait remettre en cause les principes acceptés lors de
cette conférence. C'est pourquoi nous vous parlons parfois des cas
de personnes dont certaines atteignent une dimension symbolique
(...). C'est le cas du professeur Sakharov et de bien des inconnus
qui, dans tous les pays du monde, peuvent se réclamer des accords
d'Helsinki. » Au nom de Sakharov, Tchernenko sursaute. Le
mot résonne deux fois, du fait de la traduction. Les visages russes
se figent. L'atmosphère se glace.
François Mitterrand se rassied dans un silence
compact. Tchernenko est pâle. Guédar Aliev, numéro trois du Parti,
responsable des Transports, murmure à Charles Fiterman, son voisin
: « Il aurait mieux valu que Giscard
d'Estaing soit réélu. »
Après le caviar, l'ambiance se détend quelque peu.
Des conversations s'ébauchent. Mikhaïl Gorbatchev, numéro deux du
Parti, écarté progressivement du pouvoir depuis la mort d'Andropov,
devise avec son voisin, sous les regards noirs de Constantin
Tchernenko, assis en face de François Mitterrand, et d'Andreï
Gromyko, placé à droite du Président français.
François Mitterrand :
Je m'étonne que vous ne soyez pas dans la
délégation soviétique qui participe à nos entretiens.
Mikhaïl Gorbatchev :
Cela ne dépend pas de moi, monsieur le
Président.
Constantin Tchernenko :
Pourquoi êtes-vous en retard ?
Mikhaïl Gorbatchev :
Une réunion sur l'agriculture en
Azerbaüijan.
Constantin Tchernenko :
Et que se passe-t-il là-bas ?
Mikhaïl Gorbatchev :
Tout le monde dit toujours que tout va bien,
mais c'est faux. D'ailleurs, l'agriculture dans toute l'URSS est un
désastre.
« Depuis quand ? »
demande imprudemment Tchernenko.
«Mais depuis
1917 », répond Gorbatchev,
imperturbable.
Nous n'osons pas rire.
Après le dîner, le Président nous réunit de
nouveau dans ses appartements. Il y a là Claude Cheysson, Maurice
Faure, Claude Estier. « On va voir si on est
renvoyés demain. »
Jeudi 21 juin
1984
A Carthagène, en Colombie, réunion des onze
présidents des pays du Sud endettés, en vue d'obtenir une baisse
des taux d'intérêt.
Ce matin, les mots du discours de François
Mitterrand concernant Sakharov ne figurent pas dans le compte rendu
de la Pravda, alors que le discours de
Tchernenko est reproduit intégralement, y compris les passages non
prononcés. On obtient des Soviétiques quelques promesses concernant
des refuzniki et des
doubles-nationaux.
Déjeuner privé au Kremlin. Le sénateur Chaumont,
qui nous accompagne, explique au Président : «
L'école privée, cela n'a rien à voir avec l'Eglise. C'est le rêve
de tout parent de laisser une seconde chance à ses enfants.
» Comme le socialiste de Solutré...
Vendredi 22 juin
1984
Mort du cinéaste Joseph Losey. Des images du
Servant me viennent en mémoire, le
visage de Julie Christie dans The
Go-between...
Dans l'avion du retour, François Mitterrand me dit
: « Je cherche une sortie pour l'école, il
faut déplacer le terrain. »
A Paris, il reçoit Helmut Schmidt, qui lui
présente le plan d'une unité franco-allemande que le Président
transmet à son état-major particulier, avec la mention manuscrite :
« Texte important qu'il faut analyser
de très près. »
Pour Schmidt, « les temps
sont mûrs pour une nouvelle initiative commune franco-allemande
dans le domaine de la défense : elle profitera à la fois à
l'autonomie de l'Europe et exercera une pression indirecte sur
l'Angleterre en vue de l'amener à participer à l'intégration
européenne. Une initiative franco-allemande en vue d'une défense
commune est également susceptible de donner aux Allemands plus de
confiance en eux-mêmes et fera perdre aux tendances pacifistes une
part importante de leur terrain ».
Il suggère « une déclaration
unilatérale du Président de la République française, par laquelle
la mission de la force de frappe nucléaire autonome sera étendue au
territoire allemand. Un droit de regard [Mitspracherecht] n'est
expressément accordé aux Allemands que dans la mesure où leur
propre territoire est concerné ; à part ce cas, il ne leur sera
explicitement pas accordé le droit de déclencher des
engins.
... Il va sans dire que dans
tous ces efforts, l'on ne saurait renoncer à l'Alliance de
l'Atlantique-Nord avec les États-Unis d'Amérique, à la capacité de
reconnaissance américaine non plus qu'à la dissuasion stratégique
nucléaire des États-Unis, y compris les Pershing II et les GLCM.
Sous condition de disposer de 30 divisions franco-allemandes, la
présence de formations militaires américaines pourrait toutefois
être très sensiblement réduite...
Le projet présenté se
situerait dans le cadre du Traité de l'Atlantique-Nord et, en même
temps, dans celui du Traité de l'UEO. Sa mise en œuvre n'exigerait
pas d'instrument contractuel au sens du droit international, mais
uniquement des décisions communes en application du Traité de
l'Elysée (...). Si la France étend sa force nucléaire autonome en
vue d'assurer également la protection de l'Allemagne, l'Allemagne
peut et doit contribuer par l'importance de ses capitaux et sa
grande puissance financière... »
Après avoir lu ces propositions, le général
Saulnier en fera une analyse critique : «
Elles ne reposent pas sur des bases réalistes. En outre, elles
diminuent le couplage Europe/États-Unis sans lui apporter de
substitut crédible. Un certain nombre de menaces venant de
l'Est ne peuvent faire l'objet d'une riposte nucléaire française adaptée (...). C'est sans doute en
pensant à cela que l'ex-Chancelier prévoit explicitement dans son
schéma le maintien des Pershing II et des missiles de croisière
américains sur le territoire de la RFA. La valeur ajoutée à la
sécurité de la RFA par la garantie française semble très faible au
regard de ces inconvénients. L'URSS y verra une raison
supplémentaire de nier le caractère autonome des forces nucléaires
françaises et de les comptabiliser par simple addition dans
l'arsenal occidental. Aux États-Unis, certains y trouveront un
argument supplémentaire pour tenter de diminuer les moyens
américains nécessaires à la défense de leurs alliés européens. Pour
équiper ses divisions supplémentaires, M. Schmidt propose que la
France fasse un effort budgétaire aux dépens de ses forces
nucléaires. L'ex-Chancelier semble ignorer que celles-ci sont
seulement maintenues à niveau dans une optique de juste suffisance.
»
Teltschik m'appelle : la soufflerie cryogénique
sera implantée en Allemagne, le synchrotron ira en France.
Sans doute en Alsace où il est prévu depuis
longtemps. « En Alsace ? s'interroge
François Mitterrand, pourquoi pas ? Mais il
faut à tout prix aider Mermaz. » Mermaz ? Que lui a-t-il
promis ? Grenoble s'est mise sur les rangs bien après
Strasbourg...
Dimanche 24 juin
1984
Un million de personnes défilent à Paris dans le
calme au nom de « la défense des libertés ». De Latché, François
Mitterrand m'appelle. Il s'insurge qu'on puisse l'accuser de
s'attaquer aux « libertés ». Celles-ci sont-elles vraiment mieux
rotégées dans les écoles privées ?
Lundi 25 juin
1984
Je reçois Pierre Juquin : «Je
suis, à titre personnel, pour une modification du centralisme
démocratique... Nous sommes un parti d'avenir si nous savons nous
rénover. » Charles Fiterman hésite à affronter Georges
Marchais. Dans la journée, le Comité central du PC approuve le
rapport de Claude Poperen, deux fois amendé par Marchais. Charles
Fiterman n'a pas osé attaquer : il n'a pas de base locale.
Je comprends que Kohl proposera peut-être la
candidature de Genscher à la présidence de la Commission.
Michel Foucault meurt. Je ne l'ai rencontré qu'une
seule fois, il y a bien longtemps. Son œuvre m'a profondément
marqué. Le pouvoir est bien, comme il le dit, une insaisissable
abstraction, un implacable concept.
Dans l'après-midi, nous partons pour Fontainebleau
où va s'ouvrir le Sommet européen. Tout se jouera une fois de plus
sur le chèque britannique. En cas d'échec, tout est prêt pour
fonctionner à Neuf. Élisabeth Guigou a bien travaillé. Londres le
sait.
Le Sommet débute par un dîner à l'Auberge du
Bas-Bréau. Mme Thatcher y résume le Sommet des Sept. Puis François
Mitterrand raconte son voyage en URSS. Enfin, il énumère les
compromis à trouver, et propose une contribution des Dix à la
Grande-Bretagne d'un milliard en 1984 et 1985, puis de 60 % du
déficit britannique. Mme Thatcher déclare vouloir 1,2 milliard en
1984, 1,25 en 1985, puis 90 % de son déficit. A la fin du dîner,
elle veut « beaucoup plus que 70 % ». Les Neuf autres n'entendent
pas lui accorder plus de 60 %.
Toute la nuit, je travaille avec le secrétariat du
Conseil à la rédaction des conclusions que le Président proposera
demain sur tous les sujets. Il faut viser juste pour éviter de
rouvrir demain les discussions. Il faut mettre à profit tous nos
voyages et toutes les discussions antérieures pour concéder à
chacun ce qui lui tient le plus à cœur.
Mardi 26 juin
1984
Au petit déjeuner, pris à L'Aigle Noir, à Fontainebleau, Mitterrand et Kohl
fixent le montant maximum à accorder à Margaret Thatcher à 65 % de
sa contribution, l'Allemagne payant les deux tiers de sa part
théorique (et non plus la moitié, comme l'année précédente). C'est
aussi à cette occasion que se décide, sans que son nom soit
néanmoins prononcé, la nomination de Jacques Delors à la présidence
de la Commission. Chef-d'œuvre de dialogue politique entre deux
alliés, deux complices qui n'ont nul besoin d'entrer dans les
détails pour se comprendre :
François Mitterrand :
L'ordre du jour sera clair : le matin, le
contentieux ; l'après-midi, l'Europe politique.
Helmut Kohl :
On devrait aussi trouver un accord pour
éliminer les douaniers d'abord entre la France et l'Allemagne. Il
faut lever les frontières entre nous.
François Mitterrand :
Sur le problème anglais, vous êtes plus
intéressé que moi à trouver un accord pour cinq ans, car alors vous
serez encore Chancelier, tandis que moi je vous enverrai des
télégrammes d'encouragement. Il faut trouver un accord sur la base
d'un remboursement très inférieur aux deux tiers. Tout dépend de
l'humeur de Mme Thatcher.
Helmut Kohl :
Et si elle n'accepte pas ?
François Mitterrand :
Eh bien, il faudra se réunir cet été, à deux
puis à six, pour éviter l'effondrement de la
Communauté.
Helmut Kohl :
Vous avez raison. Je ne sais pas où on va. Il
est très difficile de parler avec elle.
François Mitterrand :
Je ne suis pas pessimiste. L'histoire de la
construction de l'Europe depuis quarante ans montre que la
Grande-Bretagne dit toujours non au début, mais que si la France et
la RFA font quelque chose ensemble, elle veut toujours en
être.
Helmut Kohl :
Sur la question de la présidence de la
Commission, Mme Thatcher soutient Davignon. En principe, je vais
proposer un Allemand, mais pas maintenant. A un moment où la
Communauté devient importante, il faut avoir quelqu'un qui ne
sabote pas tout.
Information considérable : il renonce à une
présidence allemande.
Helmut Kohl :
Vous m'avez cité un nom...
François Mitterrand :
Il y a deux
candidats français... mais je n'ai pas fait
mon choix. Je leur ai dit que je soutiendrais l'un d'eux si un
accord était possible avec les Allemands. On me dit que le candidat
allemand ne satisfait pas les autres pays et qu'un autre candidat
est en réserve...
Helmut Kohl : Je
n'ai rien contre un Français à la présidence,
mais Ortoli, l'actuel vice-président, ne parle pas l'allemand. On
peut avoir un Français, mais à condition qu'il ne travaille pas
contre les initiatives politiques que vous et moi
prendrions.
Cela est dit clairement pour écarter Claude
Cheysson, trop lié à son goût avec Genscher, dont il se
méfie.
François Mitterrand :
Bien sûr, on peut avoir un accord entre nous
pour deux présidences, d'abord une française, puis une
allemande.
Helmut Kohl :
D'accord. Lubbers est favorable à votre
candidat. Chez moi, Stoltenberg est son principal agent électoral.
Nous verrons...
François Mitterrand :
Non, il faudrait se décider maintenant, au
Sommet.
Helmut Kohl :
Très bien. Puisque nous sommes tous les deux
d'accord pour que ce soit un Français, choisissons-le vite. Pour
moi, le mieux est qu'il y ait un seul nom qui circule. Comme ça, à
la fin, tout le monde est pour... sauf celui qui a lancé le nom
!
François Mitterrand :
Il faut que vous formiez son successeur, et
qu'il devienne commissaire dès maintenant. Ou alors que vous le
choisissiez plus jeune, sans le nommer à Bruxelles, pour rester
maître du choix, le moment venu. Si un commissaire allemand était
mis en place tout de suite pour être le futur Président, il serait
vice-président, les choses se prépareraient... et il aurait le
temps d'apprendre le français.
Helmut Kohl éclate de
rire : Bidenkopf parle aussi bien le français
que Delors parle l'allemand !
Tout est dit sans que rien n'ait été dit.
Retour en séance. Il faut régler toute une série
de contentieux avant d'aborder le plus difficile, en passant en
revue les paragraphes : la discipline budgétaire, la maîtrise de la
production laitière et la souplesse dans la gestion des quotas
laitiers, les avantages pour les petits producteurs, le
démantèlement des montants compensatoires positifs, la réforme des
montants compensatoires sur le porc, l'augmentation des ressources
propres, l'ouverture des négociations avec les États-Unis sur les
produits de substitution, la compensation nationale de la TVA pour
les agriculteurs allemands, la fixation des prix agricoles, les
programmes intégrés méditerranéens, le renouvellement de l'accord
de Lomé et l'élargissement à l'Espagne et au Portugal (donc
problèmes : pêche, vin, fruits et légumes)...
Une fois cela réglé, et vite, l'ambiance est à
l'accord. Chacun est euphorique : l'Europe peut enfin parler de
grandes choses.
Reste l'ultime obstacle, le plus considérable : le
contentieux britannique, qu'on examine juste avant déjeuner. Chacun
est impatient de parler d'avenir, d'en finir avec cela.
Brusquement, le problème britannique paraît dépassé,
anachronique.
Mme Thatcher est isolée. Elle le sent, perd ses
nerfs. On lui propose un milliard, puis 65 % de sa part, et rien de
plus. Elle invective Kohl : « Nous sommes avec
la RFA les seuls payeurs nets de la Communauté. Nous pensions que
la RFA, où nous avons des soldats, nous appuierait. » Elle
demande « un pourcentage plus élevé
d'un écart moins élevé ».
Suspension de séance pour déjeuner. François
Mitterrand dit à Mme Thatcher : « C'est à
prendre ou à laisser. » Margaret Thatcher demande alors à
rencontrer Helmut Kohl pour s'entendre avec lui. Mais le Chancelier
s'aligne sur la position française. François Mitterrand la revoit :
elle craque comme du verre, au bord des larmes. Elle veut conclure,
sur n'importe quoi. Étonnant spectacle...
La séance reprend. François Mitterrand passe la
parole à Helmut Kohl qui lance, impitoyable : « Les Neuf proposent 65 %. » Mme Thatcher demande 66 %. C'est accordé. Cela
fera 1066 millions d'écus pour cette année.
Deux comités ad hoc
sont créés pour préparer l'avenir. Le premier pour « élaborer et coordonner les actions... propres à
renforcer et à promouvoir l'identité de la Communauté et son image
auprès de ses citoyens et dans le monde ». Il est chargé
d'examiner un certain nombre de suggestions (instruments
symboliques de l'existence de la Communauté : équipe sportive
européenne, banalisation des postes frontières, frappe d'une
monnaie européenne, lutte contre la drogue, jumelage de classes
d'enfants). L'autre, plus important, pour préparer la réforme
institutionnelle et ce que pourraient être une Union politique
européenne et un Secrétariat politique. L'un et l'autre doivent
rendre rapport au Sommet de Dublin.
En rentrant à Paris, le Président demande à Jack
Lang de proposer la direction de la Villa Médicis à Bertrand
Poirot-Delpech. Lang s'y oppose et fait accepter Jean-Marie Drot au
Président.
Il trouve aussi une lettre longue et solennelle de
Michel Rocard protestant contre l'autorisation donnée à la RFA à
Fontainebleau de subventionner son agriculture :
« La satisfaction donnée à
la demande allemande d'augmenter largement les compensations que la
République fédérale donne à ses agriculteurs, probablement
inévitable au niveau européen, et peut-être même bienvenue —
puisqu'elle a contribué à rendre l'accord possible —, est
totalement inacceptable pour toute l'agriculture française. Dans
ces conditions, l'annonce de l'effort allemand, sans aucune annonce
équivalente en France, soulèvera une colère immédiate et absolument
générale. Déjà le milieu agricole était extrêmement agité. Avec la
situation ainsi créée, c'est une jacquerie d'ampleur nationale
qu'il faut prévoir.
Le seul moyen d'éviter cette
explosion est de la prévenir. Cela implique des décisions — non pas
des mises à l'étude, mais des décisions fermes et irrévocables —
annoncées dès le Conseil des ministres de demain matin pour
empêcher une mobilisation immédiate de la profession, toutes
tendances et toutes organisations confondues. Je ne vois pas
comment nous éviterions de nous approcher de l'ordre de grandeur de
l'effort supplémentaire allemand, et, hélas, on paie toujours plus
cher après les violences qu'avant (...). A mon sens, il est
absolument nécessaire que le communiqué du Conseil des ministres de
demain annonce :
1 que la France, devant les conséquences de cet accord
européen, demande le report de tout paiement du super prélèvement
laitier au 31 mars 1985 ;
2 que le gouvernement a décidé d'examiner avec la profession
les conditions d'une contribution de l'État à l'amélioration de la
compétitivité de nos exploitations — donc de leurs revenus — de
manière à préserver notre situation relative dans la compétition
avec l'Allemagne. Cet effort nécessaire est estimé à environ trois
milliards de francs.
Je suis parfaitement
conscient de ce que cela implique dans l'état actuel de nos
finances publiques. Mais je ne pense pas qu'il y ait de choix
alternatif, ce qui est en cause, au-delà même des revenus des
agriculteurs, étant tout à la fois l'ordre public et la balance des
paiements. »
François Mitterrand n'apprécie pas : « Il aurait pu trouver un commentaire moins étriqué d'un
Sommet pareil ! »
Mercredi 27 juin
1984
Au Conseil des ministres, alors que François
Mitterrand rend compte du Sommet de Fontainebleau, Michel Rocard
réclame des subventions pour les agriculteurs français. En
vain.
Le Président écrit à Pierre Mauroy pour lui
demander à nouveau où en est la préparation du Budget 1985 et de la
réduction du déficit 1984. Delors propose de faire 50 milliards
d'économies en 1985. C'est énorme.
François Mitterrand part pour Lisbonne et Madrid.
Visite éclair pour prendre acte de l'élargissement. A Lisbonne, on
parle tomates, sardines et vins. Mario Soares : « Votre venue aujourd'hui
marque le jour de notre véritable entrée en Europe. »
Le projet de loi sur l'école est adopté en
première lecture par l'Assemblée. Reste encore à passer au Sénat,
qui votera contre. Or la session ordinaire va s'achever. Il faudra
décider d'une session extraordinaire ou bien enterrer le débat
jusqu'en octobre.
Jeudi 28 juin
1984
L'État refuse les concours publics à
Creusot-Loire. C'est le plus gros dépôt de bilan jamais effectué en
France.
Alain Poher vient expliquer à François Mitterrand
que, s'il a proposé ce matin de repousser au mois de septembre
l'examen du projet Savary au Sénat, c'est pour permettre aux
esprits de se calmer. Il demande au Président de retenir le projet.
François Mitterrand lui répond qu'il n'en est pas question :
« Le projet sera adopté et je déciderai pour
cela d'une session extraordinaire du Parlement. C'est d'ailleurs
moi qui ai rédigé les amendements de la loi Savary adoptés par
l'Assemblée. » Il ajoute : «Dites à vos
amis que je n'ai pas oublié les sifflets d'Angers. »
Après le départ de Poher : «Je vais faire quelque chose pour changer de plan. Mais ce
n'est tout de même pas à lui que je vais faire mes confidences !
»
Comme il en a prévenu l'Élysée, Helmut Schmidt,
dans son discours d'aujourd'hui au Bundestag, propose l'intégration
militaire franco-allemande.
Je suis à Casablanca. Le Roi du Maroc me fait
savoir par Reda Guedira qu'un accord va être signé, dans quelques
semaines, entre le Maroc et la Libye, créant une union entre les
deux pays. Le Président, que je préviens, ne veut pas y croire :
cela remettrait en cause son voyage au Maroc, prévu pour fin
août.
Vendredi 29 juin
1984
Puisque François Mitterrand en a refusé le report,
le Sénat commence à examiner le projet de loi scolaire. Charles
Pasqua demande publiquement au Président de soumettre le projet à
référendum «au sens de l'Article 11 » (référendum sur l'organisation des
pouvoirs publics).
Charles Fiterman s'inquiète encore pour son Budget
1985. Il écrit au Président :
«J'ai adressé il y a deux
semaines une lettre au Premier ministre portant sur la préparation
du budget 1985 en ce qui concerne mon département des Transports.
Il semble que les arbitrages qui seraient rendus dans les jours qui
viennent ratifieraient le projet absolument désastreux établi par
le ministère des Finances, et ne retiendraient donc pas les
observations que je formule et les propositions raisonnables,
inscrites dans l'objectif de réduction des prélèvements, que je
présente et qui constituent à mes yeux le minimum nécessaire et
acceptable sans graves conséquences dans l'opinion publique.
»
Ainsi, le même jour, s'annoncent avec Pasqua la
fin de la crise scolaire... et, avec Fiterman, le départ des
communistes du gouvernement.
Dimanche 1er juillet 1984
Le Président et Pierre Mauroy discutent encore de
la baisse des prélèvements obligatoires. Delors a proposé 50
milliards d'économies en 1985. C'est considérable. Mauroy répond à
la lettre du Président du 27 juin : faire des économies en 1984 «
aurait pour effet de dégager une marge
de manœuvre financière de l'ordre
de 10 à 11 milliards par rapport au projet de
Budget 1985 présenté par Jacques Delors. Cette marge de manœuvre
peut servir soit à réduire d'autant les quelque 50 milliards
d'économies budgétaires prévues dans ce projet, soit à financer les
allégements d'impôts dans le cadre de la baisse des prélèvements
obligatoires. » Il faut diminuer les impôts. Puisqu'on ne
peut toucher à la taxe professionnelle, ne peut-on pas supprimer le
1 % de Delors ?
François Mitterrand me redit : « Mauroy semble avoir retrouvé de l'énergie. Et il fait
très bien son travail. L'idéal est d'avoir le même Premier ministre
pendant au moins une législature. Et si je le confirmais pour deux
ans ? »
Lundi 2 juillet
1984
Delors va quitter le gouvernement pour se préparer
à prendre son poste à Bruxelles. Qui va le remplacer ? Fabius ?
Bérégovoy ? Un troisième ? Le Président penche pour Fabius. Mais,
depuis janvier, Fabius attend autre chose.
Jean-Baptiste Doumeng me rend visite pour parler
de l'effet produit par notre voyage à Moscou : « Tout va bien avec l'URSS. Le
"patron" a beaucoup plu. Sakharov, c'est de la blague, ne vous
inquiétez pas. Zagladine viendra voir le Président dans vingt
jours. Par contre, avec le Parti français, rien ne va. Il y a deux
lignes au Bureau. L'une, dure, que dirige Fiterman, qui joue au
con. Si Delors reste ministre des Finances, le PC quittera le
gouvernement sur le vote du Budget 1985. La situation est grave,
très grave. Mais rattrapable. »
Je tiens encore à jour le programme de
gouvernement dont le Président m'a chargé l'année dernière en
allant en Chine... Ce sera pour un gouvernement Mauroy remanié. Mais quand ?
Mercredi 4 juillet
1984
Déjeuner habituel après le Conseil. On ne pense
qu'à la crise de l'école. François Mitterrand ironise :
«J'ai les moyens de tenir, jusqu'à l'emploi de
l'Article 16. Mais, si je le faisais, ce serait un coup d'État.
Alors que si la droite, elle, l'utilisait, elle ne ferait que
défendre les libertés ! Il y a une conjuration quelque part, à
propos de l'école. Faut-il céder sur quelque chose pour tenir sur
l'essentiel ? Par exemple, sur la titularisation ?
Je dois donc maintenant
choisir entre une épreuve de force avec le Sénat, si je maintiens
le texte, ou avec l'Assemblée nationale, si je le retire. Nous
sommes d'abord des démocrates. Passer en force serait brouiller
notre image. Quand la mesure est à son comble, il faut sortir du
jeu, changer de pied. »
Prépare-t-il un retrait ? Joxe réagit violemment :
« Cela ne servirait à rien de reculer. Il faut
passer en force. Cela marchera si on a un gouvernement courageux et
un Premier ministre fort », dit-il en regardant Pierre
Mauroy dans les yeux.
François Mitterrand le remet à sa place :
« Discutez, discutez, c'est votre
responsabilité. Mais dites-vous bien que les remaniements
ministériels, c'est mon affaire. Il n'y a qu'un chef d'orchestre de
la majorité, c'est Pierre Mauroy. Je veux que vous vous unissiez
derrière lui. Est-ce clair ? »
Autre discussion : quand annoncer les décisions
sur les prélèvements obligatoires? Le 14 juillet? Oui, mais la
hausse du téléphone interviendra six jours après et risque de
brouiller le message. Demain à Aurillac, lors d'un discours devant
les autorités locales ? Oui, mais lundi commencera inévitablement à
être connue la hausse de l'essence, et certains ne manqueront pas
de faire le lien avec la baisse des impôts. «
On donne d'une main et on reprend de l'autre... »
François Mitterrand refuse d'en parler
demain.
Jeudi 5 juillet
1984
Roland Dumas va réconforter le président du Sénat,
très choqué par la façon dont le Président l'a reçu il y a quelques
jours : « Mais ne vous frappez pas, cher ami,
il n'y a pas d'homme plus soucieux de conciliation et d'ouverture
que Mitterrand. » Le Sénat vote une motion demandant au
Président de la République de décider d'un référendum sur le projet
de loi relatif à l'enseignement privé.
En Auvergne, le Président, convaincu que la
bataille est perdue par les laïcs, défend néanmoins le projet
Savary. Il annonce qu'il y aura aménagement, et non suppression de
la taxe professionnelle.
Vendredi 6 juillet
1984
Poursuite du voyage officiel du Président en
Auvergne. Au Puy-en-Velay, François Mitterrand déjeune avec de
vieux amis : Gaston Defferre, Michel Charasse, Roger Quilliot,
Joseph Planeix, Arsène Boulay. Tous sont pour le retrait du projet
de loi scolaire. Il écoute, mais ne dit rien. A Chamalières, il
s'entretient avec Giscard qui lui demande lui aussi de renoncer au
projet. Là encore, silence.
L'Assemblée rejette la demande du Sénat — dont
Pasqua est l'inventeur — d'organiser un référendum sur le projet.
François Mitterrand : « Mais on ne peut pas
faire de référendum ! La Constitution ne permet de faire de
référendum que pour réformer la Constitution ou organiser les
pouvoirs publics. Or la loi scolaire n'est rien de tout cela !
»
Le choix du président de la Commission est déjà
réglé entre François Mitterrand et Helmut Kohl. Pourtant, il n'est
pas encore connu des autres. Et la campagne se poursuit. Lubbers
écrit au Président pour plaider en faveur d'Andriessen :
« M. Frans Andriessen, le
candidat pour lequel je demande votre bienveillante attention, est
une personnalité réellement européenne. Tant aux Pays-Bas qu'à la
Commission européenne, il s'est révélé être un homme politique
chevronné, complet. M. Andriessen a été ministre des Finances de
mon pays, et je puis vous assurer qu'il possède toute l'expérience
et toutes les qualités requises, sur le plan juridique comme sur le
plan économique. Il a toujours porté un vif intérêt à l'évolution
culturelle en Europe, ce que je considère comme un atout
supplémentaire. Ses connaissances de la langue et de la culture
françaises lui procurent un avantage certain par rapport à d'autres
candidats... »
Curieux : Kohl a dit, il y a quinze jours, que
Lubbers soutenait Delors... A la relecture, cette lettre de soutien
à Andriessen manque, il est vrai, singulièrement
d'enthousiasme...
Dimanche 8 juillet
1984
François Mitterrand est décidé. Il fait venir
Charasse à Latché et lui demande de réfléchir à un référendum
modifiant la Constitution afin de rendre possible le vote de la loi
scolaire par un second référendum. Ce référendum sur le référendum
permettrait de mettre fin à la discussion parlementaire. Mais le
Président explique à Charasse qu'il ne souhaite pas, en fait, qu'un
tel double référendum ait lieu. Il s'inquiète même d'une telle
extension qui permettrait, si elle était décidée, d'organiser un
référendum sur la restauration de la peine de mort ou sur les
droits des immigrés. C'est pour lui une façon élégante d'enterrer
le problème scolaire, voilà tout.
Le Président : « Même si un
premier référendum réussissait à réformer la Constitution et à
rendre possible le référendum sur l'école, celui-là, je ne le ferai
jamais. Il diviserait trop la nation. » Jospin, mis dans la
confidence, est d'emblée favorable, mais s'inquiète des réactions
de Mauroy et de Joxe. Il est prévu que Charasse rejoindra le
Président après-demain au Caire pour reprendre la discussion.
François Mitterrand exige de Jospin et Charasse le secret le plus
absolu.
Lundi 9 juillet
1984
Dans l'Airbus nouvellement aménagé, en vol vers
Amman, le Président reçoit en tête à tête plusieurs visiteurs.
C'est un moment très particulier des voyages présidentiels : le
Président, seul à l'avant, fait appeler qui il veut. Il n'y a que
trois places autour de lui. Le voir est le minimum. Le comble de la
faveur est d'être convié à déjeuner. L'aide de camp vient chercher
l'élu, faussement modeste...
« Faut-il retirer le projet
de loi ? me demande-t-il. Pourquoi
sont-ils contre nous ? » Je lui rappelle les gens rencontrés
à Solutré, qui voyaient dans le privé l'occasion d'une seconde
chance pour leurs enfants. « Que faire d'autre
? »
A Amman, le ministre jordanien des Affaires
étrangères m'interroge : « Que pensez-vous de
Pérès ? Que pouvons-nous lui dire ? Nous voudrions parler avec lui
sans préalable. »
François Mitterrand et le Roi Hussein
s'entretiennent longuement de l'Irak :
François Mitterrand :
En cas de victoire de l'Iran, les ondes de
choc seraient immenses. Il faut souhaiter un arrangement
frontalier, mais on est au-delà de la raison. Pour nous, par
rapport à l'idée que nous nous faisons du monde arabe, il est
important que l'Irak résiste. Il faut l'aider. Cela nous vaut
l'hostilité de l'Iran, mais nous y sommes prêts.
Nous ne sommes pas passifs
dans cette région. Et ici, rien ne peut se faire sans
vous.
Hussein : Je suis d'accord sur tout. L'Irak est un pays vital pour
l'avenir de la région. Nous avons espéré qu'après 1967, les
États-Unis joueraient un rôle positif dans la recherche de la paix
sur la base de la Résolution 242. Mais, peut-être parce que nous
n'avons pas bien plaidé notre cause, les États-Unis ne l'ont pas
fait. Nous avons assisté à une érosion constante de la position
américaine dans la région. Nous avons toujours dit que des
aménagements de frontières étaient possibles et que Jérusalem, une
fois rendue à sa propriété arabe, pouvait devenir un symbole de
paix.
Il faut une conférence avec
les Cinq Grands et les Palestiniens. Vos efforts ont permis
d'éviter une polarisation Est/Ouest dans la région. Nous sommes
préoccupés du problème palestinien. Nous sommes proches du moment
psychologique où tout effort deviendra vain. On risquera alors un
cataclysme mondial. En arrivant en 1953, j'ai trouvé une situation
dans laquelle les Juifs ne pouvaient aller à Jérusalem parce qu'ils
interdisaient eux-mêmes aux Arabes chrétiens [d'Israël] d'aller
prier à Jérusalem. Si le Likoud gagne les élections, on ira vers
des dangers encore plus grands. Les travaillistes sont plus
modérés. Nous disons à l'OLP qu'il faut être réaliste. J'ai étudié
avec Arafat ce qu'il faudra faire s'il y a un changement en
Israël.
Par ailleurs, nous étudions
avec l'Arabie Saoudite des plans d'intervention d'urgence en commun
en cas d'invasion iranienne des pays du Golfe, si
nécessaire.
Mardi 10 juillet
1984
A l'Assemblée, le projet de loi sur les
concentrations dans la presse est adopté en seconde lecture. Rejet
d'une motion de censure.
Roland Dumas dit à François Mitterrand qu'Alain
Poher est encore sous le choc de sa visite et que le Président
devrait faire un geste pour le calmer. Au téléphone, d'Amman, celui-ci demande à Jean-Louis Bianco, resté à
Paris, d'« assurer Poher de ses bons sentiments » et de le
prévenir, sans autre précision, qu'il va prendre « une initiative
intéressant le Sénat ».
Mercredi 11 juillet
1984
Nous quittons Amman pour une brève escale au
Caire, à bord du Mystère 50 où se trouvent également Cheysson et
Vauzelle. Le reste de la délégation est reparti directement pour
Paris. Pendant le vol, on discute encore de l'école « libre ».
François Mitterrand : « Je vais changer de
pied. » Rien de plus.
Au Caire, déjeuner avec Moubarak.
Moubarak : Quand on voit la façon dont le Président est choisi aux
États-Unis, cela m'ôte toute confiance en ce pays. Shultz est
contre le dialogue avec l'OLP, mais Reagan et Weinberger sont plus
ouverts. Les États-Unis sont prêts à parler avec le Diable, si
c'est dans leur intérêt. Ils sont déchaînés contre nous. Vous vous
rendez compte : Shultz m'a accusé de me servir de la Maison Blanche
pour faire ma publicité !
Au moment de redécoller pour Paris, Charasse nous
rejoint ; Cheysson nous quitte pour se rendre à Jérusalem à bord de
l'avion qui a amené Charasse. Le Président demande à Michel
Vauzelle et à moi de le laisser seul avec Charasse dans la première
cabine, « parce que nous avons des papiers à
étaler ». Une demi-heure plus tard, on se retrouve tous pour
parler des élections.
François Mitterrand :
Si la droite gagne en 1986, les chefs peuvent
tous refuser le poste de Premier ministre et organiser une sorte
d'impeachment Je pourrais atténuer la
défaite en prenant comme Premier ministre un homme de droite
important qui les trahirait pour pouvoir être candidat aux
présidentielles de 1988. Le mieux serait quand même de gagner les
élections de mars 1986. Mais ce sera difficile.
Nous atterrissons vers 20 heures. Pierre Mauroy
nous attend à l'aéroport. François Mitterrand lui annonce qu'il
compte annoncer demain soir à la télévision qu'il veut organiser un
référendum sur un texte modifiant la Constitution, afin de rendre
possible un référendum sur l'école. Il ne lui dit pas qu'il
souhaite le voir échouer. Ni qu'il veut, en attendant, retirer le
projet Savary. Il devine un Mauroy très engagé sur ce texte,
désirant le faire passer en force, alors que lui-même espère bien
l'amener peu à peu à l'enterrer.
En arrivant à l'Élysée, François Mitterrand trouve
sur son bureau, au-dessus des quinze parapheurs habituels, une
lettre de Laurent Fabius à propos du Budget 1985, trop rigoureux à
son goût :
« Hors de France pendant une
semaine, j'ai pris à distance connaissance de la presse, avec les
handicaps mais aussi les vertus de l'éloignement. Et je souhaite
vous exprimer mon incompréhension devant des "informations" qui y
sont rapportées.
Tout le monde semble
interpréter vos propos sur la taxe professionnelle comme signifiant
qu'il n'y aura pas suppression de cet impôt, mais aménagement en
1985 à hauteur de 10 milliards de francs. Je ne sais si c'est votre
orientation, mais, si tel est le cas, je souhaite vous marquer ma
perplexité.
... J'ai lu aussi qu'on
s'apprête à supprimer le 1 % Sécurité sociale. Je n'y comprends,
là, rien du tout. D'une part, personne, jusqu'aux débats récents,
n'a réclamé la suppression du 1 %. Ainsi — modeste exemple — je
n'ai jamais reçu dans ma permanence quelqu'un qui m'en parle.
D'autre part, si, grâce au remarquable travail de Pierre Bérégovoy,
les comptes sont en équilibre cette année, personne ne peut dire
que ce sera le cas en 1985, et tout indique au contraire, à partir
de 1986, des déficits. Vous serez donc amené à rétablir alors une
cotisation ! J'ajoute que je ne comprends pas bien la démarche
économique d'ensemble : si nous avons 10 à 15 milliards de "mou ",
il me paraîtrait plus intéressant de les consacrer aux BTP, à la
formation, à la filière électronique, qu'à une hausse de la
consommation.
J'avoue enfin que ce qui est
projeté dans le budget 1985 pour la Recherche et l'Industrie
complète ces interrogations : baisse prévue des crédits (en francs
réels) pour la recherche, qui constitue, dit-on, une priorité de
notre politique ; assurément le plus mauvais budget de la Recherche
depuis 1976 pour les emplois de chercheurs ; recul des engagements
pour l'industrie par rapport à l'an dernier. Tout cela deviendra,
deviendrait vraiment difficile à comprendre... »
Pendant que je me précipite à « Apostrophes » pour
un de mes livres, François Mitterrand examine le projet de
sculpture d'Arman, prévu pour décorer le hall d'entrée de l'Élysée.
Puis il part rue de Bièvre où il reçoit à dîner Legatte, Charasse
et Marcilhacy. Daniel Mayer, invité également, est en croisière,
injoignable. Tous les convives lui disent que, de toute façon, le
projet Savary sera annulé par le Conseil constitutionnel. Autant
l'arrêter tout de suite. C'est le point final.
A 23 heures, le Président fait annoncer à l'AFP,
par le permanent de l'Élysée, qu'il interviendra demain soir à 20
heures, sur TFI, sans préciser le thème
de son intervention.
Jeudi 12 juillet
1984
Au Conseil des ministres, chacun attend une
explication du Président sur son intervention de ce soir. Il reste
muet.
Au déjeuner, surréaliste, nul n'ose en parler ni
poser la question essentielle : que va-t-il dire ?. Le menu est
particulièrement austère (salade de haricots verts, poisson aux
épinards, fruits), les mines également. François Mitterrand :
« L'opinion n'est pas avec nous sur l'école
privée. C'est devenu un très grave problème politique. La
conjuration se resserre. Il faut changer de plan. Certes, la loi
n'est pas mauvaise, mais si on continue comme ça, les élections de
I986 se joueront là-dessus et nous serons battus. Faut-il forcer le
destin et faire voter une loi qui serait ensuite annulée, pour
l'essentiel, par le Conseil constitutionnel, ou par la droite au
gouvernement (car alors, soyez-en sûrs, les élections de 1986 sont
perdues) ? La loi telle qu'elle est n'est pas mauvaise, mais les
Français n'y sont pas prêts. Par ailleurs, il faut que je mate le
Sénat pour éviter qu'il ne recommence dans l'avenir cette sarabande
sur la loi électorale. Si on n'agit pas massivement, on est battus.
Ce qui est malheureux, c'est que c'est toujours à nos amis qu'on
demande des sacrifices. Il faut avoir du courage... Qu'en
pensez-vous ? Comment sentez-vous l'esprit public ? »
Joxe, Jospin, Fabius, Defferre, Quilès sont pour
changer de terrain.
Fabius dit :
Il faut changer de pied et avoir un nouveau
programme de gouvernement cohérent fondé sur deux principes:
sécurité des villes, formation des hommes.
Cela sonne déjà comme le plan d'un discours
d'investiture.
Mermaz : Non, il faut continuer et passer en force. Je ne vois pas
quoi faire d'autre que maintenir la ligne de votre discours
d'Auvergne.
Mauroy : Il faut maintenir le texte Savary. Tout cela est idiot, et
très simple. Si on pouvait donner plus d'argent aux gens du privé,
ils seraient avec nous.
Le Président ne dit rien de ses intentions pour ce
soir. Le déjeuner s'achève sur un consensus général (sauf Mauroy) :
il faut être beaucoup plus brutal... contre l'immigration
clandestine !
Après déjeuner, le Président envoie Bianco
s'excuser auprès de Mgr Lustiger de ne pas pouvoir le recevoir
aujourd'hui, comme prévu. Il veut éviter de paraître négocier avec
lui. Secret absolu : nul n'est informé de ce qu'il prépare. Il
travaille à son texte avec Jospin et Charasse, dans le bureau de
Colliard, le sien étant occupé par les télévisions qui
s'installent. Il interdit son secrétariat, où chacun passe
d'habitude librement.
A 19 heures, François Mitterrand réunit Mauroy,
Mermaz, Joxe et moi dans mon bureau. Il ne nous dit rien. Puis il
passe dans son propre bureau et lit son texte en direct, à 20
heures. Mauroy, Joxe, Mermaz, Dumas regardent l'émission dans mon
bureau, très tendus. Le Président annonce sa proposition de
référendum sur le référendum et le retrait de la loi sur l'école
privée de l'ordre du jour de la session extraordinaire du
Parlement. Dès le texte prononcé, il nous rejoint : « Nous étions encerclés. Nous sommes sortis. Mais on ne
sort jamais sans pertes. Reste à établir la nouvelle loi sur le
référendum. Si la réforme passe, je n'accepterai jamais de
référendum ni sur le rétablissement de la peine de mort, ni sur la
réforme de la loi électorale. »
A moi, il ajoute un peu plus tard : « Ce référendum n'aura jamais lieu. En France, on ne règle
les problèmes qu'avec des crises. Et il faut aller au paroxysme
avant de les résoudre. »
Badinter téléphone : il est très hostile à cette
réforme du droit référendaire. Il craint qu'un référendum ne
rétablisse la peine de mort. Le Président, ironique, lui dit :
« Eh bien, arrangez-vous pour que le
référendum n'ait pas lieu. »
Alain Savary écrit une lettre de démission à
François Mitterrand et la garde par-devers lui, pour l'instant. Il
demande à voir Pierre Mauroy demain matin.
Vendredi 13 juillet
1984
Je prends le petit déjeuner avec Jacques Delors,
alarmiste : « Il n'y a plus de Premier
ministre. Le franc va être attaqué. Le Président doit réagir...
»
Mauroy est déstabilisé. Je le trouve « ailleurs »,
déjà.
Réunion sur le Budget 1985. On précise la question
du référendum : « Voulez-vous ou non rendre
possibles des référendums sur les libertés ? »
Vadim Zagladine confirme à Jean-Baptiste Doumeng
sa venue en France. Le Président le recevra à Latché. Très gai, il
fixe le rendez-vous, puis il revient sur la crise scolaire :
« Je n'ai pas voulu augmenter mes pouvoirs en
élargissant le champ du référendum. Au contraire, je serais prêt à
faire des référendums sans m'engager dessus, à les banaliser...
Delors va aller à Bruxelles. Il faut le remplacer par un homme
rassurant. »
Je vois Maurice Fleuret, directeur de la Musique.
Il faut sauver l'Opéra-Bastille dans le Budget ; il faut obtenir en
échange de ne pas conserver la même convention collective, qui le
rendrait ingérable.
Savary remet sa démission à Pierre Mauroy. Et veut
le pousser à démissionner avec lui. Mauroy refuse. Le Président
envoie Bianco chez Lustiger en secret. Celui-ci se montre très
aimable et approbateur.
François Mitterrand fait dire aux laïcs, par
Charasse : « Ne vous inquiétez pas. Le
référendum n'aura pas lieu, car le Sénat refusera la révision
constitutionnelle. » Bouchareissas lui répond : « Mais ce n'est pas ça qu'il faut faire ! Il faut un
référendum pour ou contre la laïcité. Et là, on aurait 80 % de gens
pour nous ! » Il n'a rien compris.
La droite ne sait pas quelle réponse donner à la
question posée. Poher voit bien le piège : il ne veut pas d'un
référendum de réforme constitutionnelle, que le Président gagnera.
Le Président le reçoit. Poher lui suggère de faire réformer la
Constitution par le seul Parlement réuni en Congrès, « puisque chacun est d'accord pour rendre possibles ces
référendums ». Le Président hausse les épaules et refuse :
« Pour réformer la Constitution, ce sera un
référendum ou rien. »
Poher propose aussi qu'une fois la Constitution
réformée, le Conseil constitutionnel donne un avis préalable sur la
constitutionnalité de tout projet soumis à référendum au titre de
l'Article 11. Si l'avis du Conseil est négatif, le Président de la
République, pour passer outre à cet avis, devrait considérer son
projet comme une révision constitutionnelle, laquelle suppose au
préalable le vote sur un texte identique des deux Assemblées — ce
qui est, en fait, une façon subtile de conférer un droit de veto au
Sénat. Le Président : « Ce n'est pas lui qui a
trouvé ça tout seul. Il a d'ailleurs eu du mal à me l'expliquer.
»
François Mitterrand appelle Laurent Fabius et
parle du changement de gouvernement. C'est pour plus tard, Mauroy
doit rester pour gérer cette crise. La promesse de janvier tient
toujours. Le Président relit encore une fois le projet de programme
gouvernemental que j'ai proposé. Et l'annote. Il me demande de le
présenter sous la forme d'une lettre au Premier ministre autour du
thème de la liberté pour la France et les Français. « Cela fixerait le cadre et le contenu d'une campagne
électorale qui va maintenant durer vingt mois. »
Je bavarde avec Pierre Mauroy qui me paraît
lointain, distant. Toujours aussi fidèle et désireux d'être utile,
mais déstabilisé.
Samedi 14 juillet
1984
Avant le défilé, je redis à François Mitterrand
combien j'ai trouvé Mauroy déconcerté, hier. Le Président :
« Peut-être. En tout cas, il n'est pas
question de le laisser partir maintenant. Il doit gérer cette crise
jusqu'au bout. »
Devant Yves Mourousi, sur TF1, à 13 heures, dans
les jardins de l'Élysée, il confirme le retrait de la loi Savary :
« La loi dite Savary disparaît dès lors que le
processus référendaire est engagé au niveau parlementaire. »
Mauroy vient vers moi dans la cohue de la réception. On parle du
Budget 1985, longuement. Les ultimes arbitrages sont très
difficiles. Fiterman a menacé, hier, de démissionner. Puis :
« J'ai mal entendu, je n'avais pas de
téléviseur. Qu'est-ce qu'il a dit, tout à l'heure, sur la loi
Savary ? Elle est retirée, ou elle disparaît ? » Je lui
confirme qu'elle disparaît. « S'il a dit ça,
je dois partir. » La cohue l'entraine. Il va le rappeler au
Président, au fond du parc, qui lui répond : «
Restez, on va faire la campagne du référendum ensemble. »
Mauroy rentre à Matignon. Robert Badinter me répète qu'il est
hostile au référendum populaire : « Cela
conduirait à rétablir la peine de mort. »
Le soir, le Président m'appelle de Latché pour me
demander de réfléchir à nouveau à la formulation de la question du
référendum. « J'espère bien que votre travail
sera inutile. »
Dimanche 15 juillet
1984
Mauroy téléphone à Latché pour confirmer sa
démission. Le Président la refuse à nouveau. «
Restez, on a encore beaucoup de choses à faire ensemble. »
Mauroy maintient sa démission et lui envoie sa lettre par fax
(c'est la première fois que cet instrument est utilisé à cette
fin). Le Président n'insiste plus.
Lundi 16 juillet
1984
La démission de Mauroy est encore secrète.
François Mitterrand reçoit Delors pendant deux heures. Il lui
apprend que Mauroy s'en va. Delors s'inquiète : sera-t-il ou ne
sera-t-il pas Premier ministre ? François Mitterrand lui parle de
son avenir à Bruxelles. Delors comprend : ce ne sera donc pas lui.
Mais le Président ne lui dit pas qui va remplacer Mauroy.
A 11 heures, le Président demande à Bianco et à
Fournier de préparer un texte de nomination d'un nouveau Premier
ministre, le nom en blanc. Il ne leur dit pas son choix. Ils en
sont vexés. Juste après, il m'appelle et m'annonce : « Ce sera Fabius. Je l'ai choisi pour sa jeunesse. Ne
dites encore rien à personne. La date de sa nomination n'est pas
encore arrêtée. »
Déjeuner avec Jean-Baptiste Doumeng. Il s'inquiète
du départ des communistes du gouvernement, qu'il sent
imminent.
Mardi 17 juillet
1984
Petit déjeuner en tête à tête entre François
Mitterrand et Pierre Mauroy. Celui-ci confirme sa démission et
demande au Président de trouver un poste pour ses collaborateurs :
pour Delebarre, une préfecture. François Mitterrand reçoit ensuite
Laurent Fabius, à qui il ne dit rien encore ; puis Fiterman, à qui
il demande de rester au gouvernement. Il apprend la démission de
Savary qui, furieux, la rend publique.
Je déjeune par hasard ce jour-là avec Philippe
Séguin à l'Élysée. Il a l'élégance de ne rien me demander. Il me
dit : « Avec son truc, le Président a fait
tilt. Bien joué ! » Il s'amuse des journalistes, de plus en
plus nombreux dans la cour, qui ne l'ont pas vu entrer et
pourraient, s'il sortait par la grande porte, se livrer à bien des
spéculations.
Dans l'après-midi, Pierre Mauroy confirme au
Président qu'il ne reste pas. A 17 heures, le Président me prévient
: « Je viens de prendre une grave décision.
J'ai accepté la démission de Mauroy. C'est pour ce soir. »
Il me demande de prévenir Fabius puis, dans l'ordre, Delors,
Bérégovoy, Mermaz et Bianco. Et d'exiger d'eux le secret.
J'appelle Laurent Fabius, qui me dit apprendre
ainsi sa nomination. Puis, j'annonce la nouvelle à Delors,
Bérégovoy et Mermaz. Manifestement, elle ne déchaîne pas
l'enthousiasme.
A 19 heures, Pierre Mauroy arrive à l'Élysée. Au
bout d'une demi-heure de tête-à-tête, François Mitterrand
m'appelle. Il y a beaucoup de tristesse et d'affection entre ces
deux hommes. Nous sortons du bureau par la porte qui conduit à
l'ascenseur intérieur, puis de là au parc où attend la voiture de
Pierre Mauroy. Celui-ci parti, François Mitterrand me dit : «
C'est le moment le plus pénible de mon
septennat. » Il perd celui qui restera, à mon avis, son
meilleur Premier ministre. A 20 h 25, la démission du gouvernement
est rendue publique, ainsi que la nomination de Fabius.
Dans la soirée, Laurent Fabius reçoit Georges
Marchais, revenu tout exprès de Roumanie, Charles Fiterman et André
Lajoinie. Marchais souhaite que le PC reste au gouvernement. Pas
Fiterman. Fabius leur propose deux ministères : le Plan et
l'Énergie. Ils refusent ; ils veulent davantage. Fabius appelle le
Président qui lui répond : « N'acceptez aucune
condition. Même s'ils doivent partir. »
A 23 heures, le Président m'appelle : « Nous sommes en train de réussir économiquement, on ne
peut leur céder. C'était prévisible. La rigueur est intolérable
pour eux. J'ai dit à Fabius de ne rien négocier, de ne rien céder.
Si le premier référendum échoue, je m'en moque ; au contraire, ça
m'irait très bien. J'ai lancé un ballon de rugby, je ne souhaite
pas que l'adversaire le ramasse. »
A l'aube, la rupture avec le PC est annoncée.
Marchais repart finir ses vacances chez Ceausescu.
Au total, le PC n'aura eu, en trois ans, qu'un
préfet, deux sous-préfets, un recteur, quatre directeurs
d'administrations centrales, la présidence de la RATP, des
Charbonnages de France et de deux petites banques. Cela n'empêche
nullement la campagne de la droite sur le thème du « noyautage » de
l'État.
Mercredi 18 juillet
1984
Laurent Fabius forme le gouvernement. Seul le
Président est informé de ses démarches.
Au cours de cette journée où il n'est plus rien,
Jack Lang, toujours soucieux de ses intérêts dans le cadre du
Budget 1985, essaie d'obtenir un arbitrage plus favorable à la
Culture que celui de Pierre Mauroy. Style inimitable :
« Vos collaborateurs font un
admirable travail pour la préparation du Budget 1985. Ils
s'efforcent en particulier de concilier l'exigence de rigueur et le
souci de ne point mettre en péril les actions qui ont réussi et qui
préparent l'avenir — et je pense notamment à notre petit
ministère.
Puis-je, au moment où vous
rendez votre arbitrage final, vous dire ce qui me paraît devoir
être le minimum en deçà duquel notre travail serait gravement
compromis :
1 Actualisation à 4,7 % de l'ensemble des crédits de
fonctionnement (titre III et titre IV) sur la base de la loi de
finances initiale, soit 5,841 milliards.
2 Réduction des AP non pas de 200 millions, comme il est
souhaité par les Finances, mais de 50 millions.
3 Maintien à 1,6 milliard des crédits de paiement (pour
compenser les injustes annulations dont nous avons été
victimes).
Les Finances s'acharnent
injustement sur notre petit budget, en oubliant l'ordre de grandeur
des diverses masses. Nous représentons 7 milliards sur les 1 000
milliards du budget de l'État. Nous représentons 7 milliards sur
les 1800 milliards de prélèvements publics nationaux (État et
Sécurité sociale). Nous représentons 35 km d'autoroutes urbaines !
Pourrais-je vous rencontrer un bref instant, si cela vous est
possible ? Pardonnez-moi d'avoir une fois encore abusé de votre
patience. »
Il aura gain de cause et restera ministre de la
Culture.
François Mitterrand impose finalement Jean-Pierre
Chevènement à l'Éducation nationale au lieu de Michel Rocard,
auquel Fabius pensait, après que le Président eut refusé sa
première idée (Jean-Louis Bianco) et celle de Lang, qui se
proposait lui-même. Pierre Bérégovoy ira aux Finances. C'est
également une idée de François Mitterrand. Georgina Dufoix aux
Affaires sociales : c'est une idée de Fabius, tout comme Curien à
la Recherche et Calmat à la Jeunesse. Joxe va à l'Intérieur et
quitte donc la présidence du groupe à l'Assemblée. Gaston Defferre
ne garde que le Plan et l'Aménagement du Territoire. Cheysson
m'appelle par deux fois et fait le siège de Fabius. Il reste aux
Relations extérieures, alors que Dumas se voyait déjà dans le
fauteuil de Talleyrand. Fabius propose l'Emploi à Delebarre, le
directeur de cabinet de Mauroy, qui refuse : il préférerait une
préfecture de région. Mais, par erreur, son nom va quand même être
annoncé sur le perron de l'Elysée : il ne pourra plus
reculer.
Le Président relit une dernière fois la lettre au
Premier ministre que j'ai préparée depuis un an à l'intention de
Pierre Mauroy. Il me demande de la remettre à Laurent Fabius...
Elle révèle assez bien l'esprit du moment et le goût des réformes,
encore vivace dans quelques bureaux de quelques palais
nationaux.
« Monsieur le Premier
ministre,
Voilà maintenant trois ans
que s'est engagée notre action. Il est temps de tirer un premier
bilan, sans complaisance, avec ses réussites mais aussi ses
lacunes, ses lenteurs, voire ses échecs. Avant de tracer pour les
prochaines années des perspectives claires : sans ambition précise,
il n'est pas d'effort utile.
En 1981, la France n'était
pas seulement affaiblie ou assoupie, comme nous le pensions. Elle
était triplement menacée :
— menacée dans son
indépendance économique : un appareil industriel vieilli, une
compétitivité faible rongée par une inflation considérable et par
des investissements insuffisants, un niveau de formation très
médiocre comparé à la situation de nos partenaires, des capacités
d'invention sous-utilisées, une mauvaise adaptation aux exigences
des technologies nouvelles ;
— menacée dans sa paix
sociale: du fait de la crise, les inégalités, dont se nourrit la
hausse des prix, s'étaient accrues ; les conditions de travail et
de vie urbaine s'étaient dégradées ; le chômage, qui touche
toujours d'abord les femmes et les jeunes, croissait à un rythme
insupportable ; enfin, le système de protection sociale ne
disposait plus de ressources suffisantes;
— menacée dans sa vitalité
même : aucun projet, ni culturel ni scientifique, n'appelait la
jeunesse à l'enthousiasme ni n'ouvrait de nouvelles frontières à
l'imagination. Au lieu de susciter l'initiative, de raviver
l'esprit d'entreprise, on s'efforçait de masquer des
déclins.
Confrontée, comme tous les
autres pays, aux bouleversements technologiques, géopolitiques et
culturels de cette fin de siècle, la France s'est donc lancée
depuis trois ans dans la voie difficile et exigeante du
redressement.
D'ores et déjà, des succès
indéniables ont été remportés :
Notre économie est sur la
bonne voie. Grâce à des actions opiniâtres, notre inflation a été
réduite et, pour la première fois depuis des années, elle n'est
plus supérieure à celle de nos partenaires ; la croissance du
chômage a été ralentie tandis que l'équilibre des comptes est
progressivement rétabli ; le redressement de notre industrie
s'amorce et les efforts nécessaires sont engagés (formation
professionnelle accrue, amplification de la recherche, soutien de
l'investissement, aides aux dépôts de brevets et
licences...)
L'inégalité entre Français a
diminué. La création de l'impôt sur les grandes fortunes et la
réduction de l'effort demandé aux plus bas revenus ont conduit à un
meilleur équilibre social et à une plus juste répartition des
contributions aux charges communes. Pour que cesse
l'inacceptable, les plus bas salaires et les prestations
sociales (famille, personnes âgées,
handicapés) ont été augmentés, tandis que les travailleurs
commençaient à acquérir des responsabilités et des droits nouveaux
dans l'entreprise. Une réforme indispensable de la retraite a été
mise en place. De même, depuis deux ans, beaucoup a été fait dans
les hôpitaux pour humaniser le système médical et améliorer son
efficacité, tandis que la pratique des soins à domicile a été
favorisée.
Dans le domaine propre de la
justice, un effort législatif sans précédent a été poursuivi :
affirmation des libertés, extension des pouvoirs du juge pour
favoriser l'individualisation de la peine et la réinsertion sociale
du condamné, renforcement des droits et garanties des victimes. De
même, l'abolition de la peine de mort, la suppression des
juridictions d'exception, l'abrogation de la loi « Sécurité et
Liberté », de la loi anticasseurs, de la répression discriminatoire
de l'homosexualité...
Une politique culturelle
dynamique a permis de développer chez les créateurs la liberté de
créer, et chez les amateurs l'opportunité d'apprécier. A cet égard,
le bilan parle de lui-même : la lecture publique en plein essor, le
développement de la création théâtrale, cinématographique et
audiovisuelle, l'expansion du marché des arts plastiques, la
multiplication d'orchestres de qualité
internationale...
Enfin, une décentralisation
réelle est en train de changer des habitudes aussi vieilles que la
France elle-même : au lieu de tout attendre d'une seule capitale,
les Français vont apprendre à proposer et à décider, à exercer
enfin une liberté responsable.
Notre défense et notre
sécurité se sont renforcées. Dans le cadre d'une stratégie claire,
les missions de toutes nos forces terrestres, aériennes et
maritimes ont été définies pour les cinq prochaines années,
l'amélioration de notre arsenal nucleaire demeurant
prioritaire.
Notre politique étrangère a
témoigné de la détermination de la France, de sa volonté de paix et
de dialogue entre les peuples.
Dans un monde traversé de
forces centrifuges, nous avons partout mené des politiques de
solidarité. Ainsi, nous avons profité de la présidence française
pour consolider et approfondir la Communauté européenne, tandis
qu'avec nos amis d'Afrique, francophones mais aussi lusophones et
anglophones, s'affirmaient les liens anciens et s'en tissaient de
nouveaux.
Dans un monde durement
secoué par la crise et le sous-développement, nous avons plaidé
pour un système économique et financier plus juste et plus stable,
et jeté les bases de la nécessaire Conférence monétaire
internationale. Depuis Cancún, la France a proposé des initiatives
pour donner au Tiers Monde sa chance (négociations globales,
filiale énergie, stabilisation des prix des matières premières,
priorité à l'autosuffisance alimentaire et énergétique, action
particulière en faveur des nations les moins avancées). L'objectif
ambitieux fixé pour notre aide au développement garantit la
permanence de notre ambition.
Au total, l'œuvre accomplie
est considérable, même s'il nous faut reconnaître des retards et
nous guérir de certaines illusions. Trop souvent nous avons cru que
les textes suffisaient pour changer les choses, que les règlements
suscitaient forcément l'initiative et que l'explication était
superflue au regard de l'action. De même a-t-il été inopportun de
présenter parfois le renforcement de l'État comme l'unique
instrument du changement, alors qu'il s'agit d'abord de débarrasser
l'État lui-même de son mal endémique, la bureaucratie. Enfin, il
aurait fallu s'occuper plus encore qu'il n'a été fait du détail de
l'application concrète et attentive des réformes et de leurs
conséquences sur les plus faibles et les plus démunis.
***
Et maintenant ? Reste à
donner de vastes perspectives à ce redressement.
Le choix des années qui
viennent est clair : voulons-nous tous ensemble nous installer dans
l'avenir ou bien gérer, chacun, son propre déclin ?
Jamais la science et la
technologie n'ont progressé aussi vite. Des portes s'ouvrent que
l'on croyait, pour longtemps encore, fermées à l'espèce humaine.
Grâce à l'électronique, à l'informatique, à la biotechnologie et à
la robotique, l'homme se libère peu à peu de la malédiction des
tâches répétitives. Grâce à la génétique, il peut espérer bientôt
se soigner mieux, se nourrir plus, maîtriser son développement. Sa
productivité s'accroît, ses loisirs s'étendent. Il dispose, pour
communiquer avec ses semblables, d'un clavier de moyens toujours
plus vaste. Bref, l'avenir éclate sous les yeux du
présent.
Dès aujourd'hui, il s'agit
pour nous de créer une nouvelle citoyenneté : civilisation de la
ville, nouveaux langages et nouveaux modes d'expression,
décentralisation des responsabilités, alternance, tout au long de
la vie, des périodes de formation et de production, partage du
travail, transformation des relations entre employeurs et salariés,
renouvellement de la vie associative, accès facile à la nature,
dépassement des privilèges, recherche d'une convivialité européenne
à travers le débat constant entre tradition et modernité. Tels sont
les multiples visages de la démocratie du XXIe siècle que, loin de toute utopie, autoritaire ou
désordonnée, loin aussi de toute attente résignée, les Français
sont appelés à construire, à connaître et à faire
vivre.
***
Dans cette perspective, je
demande au gouvernement de la France de concentrer toute son action
sur le double objectif suivant : plus de liberté pour la France, et
plus de qualité dans la vie des Français.
I. Plus de liberté pour la France
La liberté de la France,
son indépendance comme son rayonnement dans le monde, vont dépendre
plus que jamais de la modernisation de son économie. Sans
compétitivité, pas de marchés extérieurs, et sans exportations
suffisantes, pas de vraie croissance et toujours plus de chômage.
Telle est la contrainte incontournable imposée à toute économie
moderne par sa balance des paiements. Aussi, il n'y aura aucune
trêve à notre volonté de rétablir durablement les grands équilibres
rompus depuis plus de dix ans. Il faudra, pour cela, une gestion
stricte du crédit et du budget en vue de servir en priorité les
exigences de l'investissement économique, social et
culturel.
***
Cet effort de
modernisation, c'est d'abord le développement des secteurs de
pointe. La France doit accéder aux premiers rangs dans tous les
domaines clés : les industries de l'intelligence (robotique,
télématique...), les biotechnologies (dont les progrès vont
bouleverser la médecine et l'alimentation de demain),
l'exploitation de la mer ou des sources nationales
d'énergie...
Telle est aussi la
politique qu'il faut mener pour redresser nos secteurs les plus
lourds, qui sont aussi les plus fragiles : chimie, bois-papier,
sidérurgie. Il ne sert à rien de soutenir artificiellement des
entreprises dépassées. Mais il n'y a pas de branches condamnées, il
n'y a que des méthodes à changer et des redéploiements à
préparer.
C'est enfin l'ensemble de
l'économie qu'il faut réanimer par une diffusion rapide, et dans
toutes les branches, des nouveaux moyens techniques dont nous
disposons aujourd'hui : ainsi, un vaste plan productique doit aider
à faire bénéficier les entreprises des avancées les plus récentes
de l'électronique. Ainsi notre agriculture, l'une des grandes
chances de la France, doit être encore améliorée par toujours plus
de formation, toujours plus de compétence...
De même, pour les produits
industriels exposés à la concurrence internationale, une libération
complète des prix devra intervenir dans les meilleurs
délais.
Par définition,
l'entrepreneur veut réussir, il est bon qu'il réussisse et l'État
n'a pas à se substituer à lui. Plus se développera chez les
Français l'esprit d'initiative et plus progressera la souveraineté
de la France. Tout sera fait pour réduire les formalités
nécessaires à la création d'entreprises, pour les aider dans les
premières années, les plus difficiles pour favoriser l'apparition
de produits nouveaux.
***
Cette modernisation
nécessaire concerne également l'État qu'il convient de rendre plus
efficace et plus économe de ses moyens.
D'abord notre fiscalité,
qui doit être débarrassée de certains archaïsmes ou habitudes
néfastes. La réussite de l'effort de rigueur permet de s'y engager.
Il conviendrait notamment :
— d'enrayer l'augmentation
continue des prélèvements obligatoires. Depuis dix ans, ces
prélèvements — impôts et cotisations sociales — n'ont cessé
d'augmenter. Grâce à la meilleure maîtrise des dépenses publiques,
cette tendance doit s'inverser dès 1985 ;
— de réduire régulièrement
chaque année l'impôt sur le revenu ;
— la maîtrise des charges
des entreprises a permis dès 1983 une nette amélioration de leurs
comptes. Cet assainissement, clé de la reprise de l'emploi et de
l'investissement, doit être poursuivi. Je vous demande en
particulier de supprimer les effets négatifs de la taxe
professionnelle.
***
Le plein-emploi, à
l'évidence, restera l'objectif principal: comment accepter, dans un
pays comme la France où tout est à faire, que deux millions
d'hommes et de femmes soient exclus de l'ambition nationale ? Mais
le plein-emploi, aujourd'hui, résultera d'abord de la modernisation
des machines et de la formation des hommes. Par ailleurs, la
réduction de la durée de travail est un impératif ; elle permettra
à la fois de créer des postes et de dynamiser l'appareil productif
par les investissements et les réorganisations qu'elle requiert.
Elle doit être négociée par branche et par entreprise, et si des
solutions sont trouvées au problème de la compensation salariale.
Parallèlement, des formes nouvelles d'emploi sont à favoriser,
qu'il s'agisse de temps choisi, de créations coopératives, de
productions semi-marchandes, d'occupation des chômeurs à des tâches
d'intérêt général...
***
A ces moyens de la liberté
s'en ajoute un autre : la mise en valeur de notre capital le plus
important, la jeunesse, principe même de vitalité, à la fois
garantie de survie et moteur du dynamisme.
La famille est le lieu
d'éducation au sens le plus haut. Aussi toutes les mesures
possibles seront-elles prises pour que les parents puissent se
consacrer dignement à l'éducation de leurs enfants sans que cela
nuise à leurs légitimes aspirations professionnelles. La chute
démographique, commune à toutes les nations industrialisées,
représente une menace pour l'existence même de nos peuples. Il
convient de l'enrayer et d'approfondir l'action entreprise en ce
sens, notamment par la hausse des prestations familiales pour les
plus défavorisés.
Parallèlement, il nous faut
construire vite l'école de demain. La formarion doit préparer tous
les enfants, quelle que soit leur origine sociale, à dominer le
monde toujours nouveau qu'ils auront à rencontrer. Elle constitue
désormais la priorité majeure de mon action. Pour remplir cette
mission capitale, l'efficacité de l'Éducation nationale sera
améliorée par un ensemble de mesures concrètes de déconcentration
et de décentralisation. Il faut adapter la formation initiale et
continue des maîtres aux réalités changeantes, et ouvrir de plus en
plus l'école à des praticiens extérieurs capables de faire partager
leurs expériences professionnelles. L'usage de l'informatique et
des ordinateurs personnels doit être généralisé à l'école et à
domicile, tandis que se multiplieront les expériences pédagogiques.
A tous les niveaux, de la lutte contre l'illettrisme jusqu'aux
réformes nécessaires de l'Université, le même esprit d'exigence et
de qualité, de souplesse et d'ouverture doit inspirer cette
politique, capitale pour la France.
Enfin, dans la culture, une
place particulière doit être faite aux jeunes qui, trop souvent, se
sentent exclus. Il s'agit à la fois de leur permettre de développer
"leur" culture, leurs projets propres, et de les réconcilier avec
"la " culture. Multiplier les lieux de rencontres et de créations
(salles de répétitions, ateliers de construction ou de réparation),
développement de formations spécifiques (musique, informatique,
synthèse d'images, conception assistée par ordinateur) : autant
d'actions à mettre en œuvre en relation étroite avec les régions,
les départements et les municipalités.
II. Plus de qualité dans la vie des
Français
La qualité d'une vie
humaine se mesure à cinq aunes : la santé, la justice, la sécurité,
l'environnement, qu'il soit de ville ou de campagne, et la
possibilité de s'exprimer, de créer, de communiquer. Dans ces cinq
directions, je demande au gouvernement d'agir de façon très
audacieuse et généreuse.
***
Protéger chacun du risque
de maladie implique d'abord de mettre l'accent sur
l'information, la prévention et la recherche. Ainsi seront
lancés de grands programmes de lutte contre le
cancer, les maladies cardiaques, les accidents du travail, le
tabagisme, l'alcoolisme et la drogue, avec des objectifs précis,
notamment la formation initiale et continue des médecins à la
prévention de ces maladies, le développement à l'école de
l'enseignement biologique et de l'hygiène, la réinsertion sociale
et économique des malades guéris.
Dans le même temps et tout
en rénovant les carrières hospitalières, il faut expérimenter de
nouvelles formes d'exercice de la médecine (soins à domicile,
décentralisation hospitalière, développement de la médecine de
santé publique).
***
La justice règne dans la
cité quand chacun y est également assuré de voir sanctionner celui
qui a enfreint la loi commune, quand sa sécurité n'est pas menacée,
aussi peu que ce soit, par l'arbitraire ou les pouvoirs excessifs
de l'Administration. N'oublions jamais que c'est l'État de droit
qui garantit les libertés de chacun et assure la paix
publique.
Pour cela, il nous faut
encore renforcer ces libertés en dotant la France d'un nouveau Code
pénal qui ne soit plus l'expression de la société napoléonienne
complétée par des adjonctions successives. En outre, la création du
Tribunal de l'Application des Peines et la réforme des procédures
de détention provisoire permettront des progrès décisifs.
Parallèlement, le sort des victimes d'accidents de la circulation
doit être amélioré en assurant la réparation de leurs préjudices
corporels aux piétons, cyclistes et personnes transportées. Ces
réformes impliquent de faciliter et de moderniser le fonctionnement
de la justice, surchargée par le poids croissant d'affaires
toujours plus nombreuses. Aussi faut-il s'attacher à mieux traiter
certains contentieux lourds et répétitifs, tant au plan civil que
pénal, en réaménageant les sanctions, en simplifiant les procédures
et en développant le recours aux techniques modernes de la
bureautique.
Le vrai combat pour une
autre justice se situe donc au niveau des mentalités. Le
gouvernement doit en avoir conscience et agir en conséquence. Mais,
sans appui de l'opinion publique, sans la participation de tous à
l'effort de prévention, jamais cette politique, même conduite avec
toute la conviction et l'énergie requises, ne marquera de progrès
décisifs.
***
Notre environnement
d'aujourd'hui est d'abord urbain. Pressés par le besoin, nous avons
bâti des logements sans réussir à créer des villes. Or, c'est une
véritable civilisation de la ville qu'il s'agit pour nous
d'inventer.
Nos villes se réduisent
trop souvent à de simples agglomérations sans âme où les
constructions se sont juxtaposées au fil du temps et des urgences.
Beaucoup dépend des collectivités locales et au premier chef des
communes. De ce point de vue, la décentralisation des
responsabilités leur donnera les moyens de prendre en main plus
largement leur avenir, et nous les y aiderons. Mais l'État doit
aussi jouer, plus que par le passé, un rôle d'exemple et
d'incitation.
Dans le même sens, la
poursuite de notre effort de décentralisation est de première
importance. Il faut que les Français reconquièrent leur territoire,
qu'un nouvel avenir industriel soit trouvé pour le Nord et l'Est,
que s'améliorent encore les performances agroalimentaires de
l'Ouest, du Sud-Ouest et du Massif central, que les zones rurales
fragiles, comme les terres de montagne, soient aidées dans leurs
politiques moyennes de développement. Il faut que partout
s'instaure un nouveau dialogue État/Région, Paris/Province, un
dialogue fructueux dont les contrats du XIe Plan donnent l'exemple. A cet égard, du fait des nouvelles
technologies, le centralisme va perdre son alibi favori de
nécessité : les moyens modernes d'information et de communication
(câble, vidéo, télématique), bientôt répartis sur l'ensemble du
territoire, doivent libérer beaucoup d'activités (notamment dans le
secteur tertiaire) des contraintes d'implantation.
A cette fin, le
gouvernement s'attachera à la réalisation de trois objectifs
prioritaires :
- engager un grand
effort de modernisation et d'humanisation des banlieues, ces
banlieues où vivent maintenant près de la moitié des Français
;
- redonner à
l'architecture et au secteur du bâtiment les moyens de l'ambition
par la poursuite des grands travaux parisiens et le lancement d'une
centaine de concours concernant des constructions publiques,
réparties dans toute la France ;
- explorer l'avenir en
choisissant deux villes pour y concentrer toutes les innovations
technologiques, comme il avait été envisagé de le faire pour
l'Exposition universelle.
***
Enfin, il faut que la
France, plus encore que par le passé, soit terre privilégiée de
création, de dialogue et de communication. La culture n'est pas un
luxe, une sorte de superflu distribué à quelques élus. Surtout en
ces temps de crise, l'invention, l'imagination, l'innovation sont
les seuls outils de la victoire, les seuls moyens de contourner les
obstacles et de l'emporter sur la concurrence. Et qu'est-ce que la
politique culturelle sinon le soutien sans condition à la liberté,
la liberté de créer et la liberté de recevoir ?
L'effort déjà entrepris est
considérable. Il faudra le compléter dans quatre domaines
:
- d'abord l'éducation
artistique, car la culture ne peut être réellement à la portée de
tous sans que l'école y joue un rôle essentiel. Un véritable plan
de développement de l'éducation artistique doit être élaboré.
Enfin, des méthodes d'enseignement de l'art beaucoup plus concrètes
seront mises en place, permettant aux enfants d'avoir accès aux
formes les plus modernes de la création ;
- face à la
concurrence internationale, la création de pôles de développement
industriels est nécessaire pour que l'industrie culturelle
française sache créer, reproduire et diffuser. Il s'agit de
l'industrie du disque (disque compact), de celle des instruments de
musique et surtout de la production de programmes audiovisuels
;
- une culture riche
est par définition diverse et décentralisée. L'aide aux cultures
régionales sera développée et l'effort d'équipement mieux réparti
sur tout le territoire. A cet égard, il faut clarifier plus
précisément le partage des responsabilités et des financements
entre l'État, les régions, les départements et les villes, grâce à
une concertation accrue avec les élus. De même, les entreprises et
autres partenaires privés peuvent apporter au monde de la création
des contributions importantes et, en multipliant les sources de
choix, accroître la liberté des créateurs. Des mesures seront
prises pour faciliter l'accroissement du mécénat ;
- la création de
chaînes de télévision privées doit être examinée.
***
Les grandes orientations de
ce Projet prolongent l'action engagée depuis trois ans. Le
bien-être des Français est à ce prix, et aussi le rayonnement de la
France, celui qui nous permettra de parler d'une voix encore plus
ferme sur la scène internationale et d'y mieux défendre nos
objectifs : règles du jeu monétaire et financier plus stables,
relations entre le Nord et le Sud plus équitables et plus
équilibrées, ambition nouvelle pour l'Europe.
Ces grandes orientations
exigent de renforcer encore l'effort entrepris. Elles confirment
que rien de sérieux ni de durable ne peut être engagé sans une
économie assainie et modernisée, et que ni la gestion rigoureuse
des appareils, ni l'usage harmonieux des mécanismes ne suffisent à
éveiller une Nation et à mobiliser sa jeunesse. Il faut du rêve et
des occasions d'entreprendre.
C'est cette société-là
qu'il faut maintenant construire. Une société suffisamment forte
pour garantir l'avenir et suffisamment libre pour épanouir
l'initiative.
Durant les prochaines
années, votre gouvernement devra s'attacher à mettre en œuvre les
perspectives que j'ai ici tracées pour le pays. »
Jeudi 19 juillet
1984
Avant le premier Conseil des ministres du
nouveau gouvernement, rendez-vous entre Laurent Fabius et le
Président, auquel assistent Jean-Louis Bianco, Jacques Fournier et
moi (quatre maîtres des requêtes au Conseil d'État entourent le
Président !).
Premier Conseil. On y adopte le projet de loi
sur le référendum. Par jeu, par défi, et pour en terminer au plus
vite, le Président décide d'en saisir le Sénat avant l'Assemblée.
Il sait bien que celui-là le rejettera. Et cela l'arrange : c'est
le meilleur moyen d'éviter la consultation sur l'école, dont plus
personne ne veut. A propos des communistes, François Mitterrand
déclare en Conseil : « Le PC a prouvé qu'il
voulait la crise et l'a provoquée. Pour eux, c'est la stratégie la
plus risquée. J'aurais voulu qu'ils restent au gouvernement. Mais
leur départ est la preuve qu'ils sabotent depuis longtemps. Ne
tombez pas dans le piège. Vis-à-vis de leurs électeurs, de ceux qui
ne sont plus représentés au gouvernement, faites preuve de
compréhension, de capacité d'échange et de dialogue. »
Sur Pierre Mauroy : « J'ai
rarement vu un homme aussi généreux, aussi disponible, aussi
courageux. » Joxe n'apprécie pas.
Le Président confirme la baisse des prélèvements
obligatoires. Le nouveau ministre des Finances, Pierre Bérégovoy,
supprime la contribution de 1 % destinée à financer la Sécurité
sociale. Et Fabius qui, il y a trois jours, protestait contre cette
suppression en tant que ministre de l'Industrie, l'accepte
volontiers en tant que Premier ministre.
Le déjeuner des socialistes, qui suivait
traditionnellement le Conseil des ministres, est supprimé. «
Trop de fuites », dira François
Mitterrand. Le Président se veut désormais plus distant de ces
hommes-là. Il n'a plus qu'un seul lien avec eux : le petit déjeuner
du mardi avec le plus fidèle et le plus rigoureux, Lionel
Jospin.
Vendredi 20 juillet
1984
La hausse du prix du téléphone permet la baisse
des prélèvements obligatoires. Fabius choisit les secrétaires
d'État. Deux députés qui occupent des postes importants à
l'Assemblée m'appellent pour me demander d'expliquer au Premier
ministre combien leur présence au gouvernement serait indispensable
à son succès.
Poher insiste : il veut absolument faire adopter
le projet de révision constitutionnelle par les Chambres, sans
référendum. Le Président dicte une lettre qui traduit parfaitement
son état d'esprit à l'égard du Sénat depuis des mois :
« La mission que le peuple
m'a confiée et les attributions que me confère la Constitution me
conduisent à appeler hautement et solennellement votre attention et
celle de votre Assemblée sur le comportement inacceptable que le
Sénat, depuis plusieurs semaines, semble vouloir adopter désormais
malgré les dispositions pourtant très claires, et qu'il devrait
bien connaître, qui définissent et surtout qui délimitent le rôle
de la seconde Chambre dans notre République.
Conformément aux principes
fondamentaux de la démocratie parlementaire qui privilégient
toujours l'expression directe du suffrage des citoyens, la
Constitution prévoit que, hormis les cas visés aux Articles 46 et
89, le point de vue de l'Assemblée nationale, parce qu'élue au
suffrage direct, doit systématiquement l'emporter sur celui du
Sénat, qui n'est élu qu'au suffrage indirect.
Or, le Sénat n'a pas hésité
à méconnaître gravement ces règles et principes essentiels en se
plaçant, à plusieurs reprises, en dehors de la loi républicaine,
notamment en s'opposant à l'exercice des prérogatives que
l'exécutif tire des Articles 29 et 48 de la Constitution et en me
proposant, sur la base de l'Article 11, un référendum parfaitement
irrégulier que je n'aurais pu organiser qu'en manquant à mon tour à
l'honneur et au devoir de ma charge.
Si j'en crois les propos que
la presse vous prête, et même si l'absence de toute
délibération du Sénat vous interdit de vous exprimer en son nom
pour l'instant, on prétendrait maintenant me
dicter le processus qui sera suivi pour ratifier la révision de
l'Article 11 si le Parlement adopte le projet que je lui
soumets.
Je ne devrais pas avoir à
vous rappeler que le choix de la procédure de ratification de la
révision, d'ailleurs limité aux seuls projets de lois, est
entièrement laissé à la décision du Président de la République, qui
agit en dehors de toute intervention ou proposition de quelque
autorité que ce soit. C'est pourquoi je n'accepterai aucune
intervention ni pression quant à la mise en œuvre d'une disposition
constitutionnelle qu'il n'appartient qu'au Président de la
République d'appliquer.
Sans aller plus avant pour
l'instant, je ne saurais trop vous mettre en garde, ainsi que le
Sénat, sur les conséquences de la persistance de tels comportements
qui, en tentant d'instituer une totale confusion des pouvoirs,
mettraient en péril la démocratie et la République et priveraient
la souveraineté nationale des droits sacrés que lui
garantissent nos institutions.
Il est certes loisible au
Sénat d'adopter les positions politiques de son choix. Il lui est
également loisible de combattre la politique du gouvernement. Mais
je ne tolérerai pas que, pour assouvir des passions politiques et
pour accroître un peu plus les divisions des Français, le Sénat,
tournant délibérément le dos à sa longue tradition de modération et
d'apaisement, se fasse l'instrument de ceux qui ont toujours refusé
la République et qui aspirent à renverser nos
institutions.
Si le Sénat devait ainsi
sortir des voies du droit et de la démocratie, j'exercerais mes
attributions pour barrer la route à toute tentative de
déstabilisation du pays.
Vous comprendrez qu'en
raison de son importance, je rende publique sans délai la présente
mise en garde. »
Cette lettre ne sera finalement pas envoyée. Ni,
évidemment, rendue publique. Le Président, en l'écrivant, a
déchargé sa colère. Il a écrit là ce qu'il confie depuis longtemps
à ses proches à propos de la Haute Assemblée.
Dimanche 22 juillet
1984
Jacques Chirac réclame la dissolution de
l'Assemblée nationale. François Mitterrand : « Il s'énerve. Fabius, avec sa jeunesse, l'a démodé.
»
Le Président s'informe, heure après heure, du
résultat des élections israéliennes. Les travaillistes redeviennent
la première formation du pays. Shimon Pérès revient au
gouvernement.
Mardi 24 juillet
1984
A l'Assemblée, Laurent Fabius fait sa
déclaration de politique générale. On y retrouve bien des éléments
de la lettre qu'il a reçue en début de semaine.
Hubert Védrine, conseiller diplomatique, reçoit
des membres du Conseil national palestinien, heureux du résultat
des élections israéliennes. « L'intérêt de
l'OLP est de consolider le Roi Hussein, et réciproquement »,
soulignent-ils. Le prochain Conseil palestinien, le 15 septembre,
verra la confirmation de Yasser Arafat. La « réconciliation » entre
le Président Assad et Yasser Arafat aura lieu au prochain Sommet
arabe, à l'automne, en Arabie Saoudite. L'OLP regrette que Claude
Cheysson n'ait pas pris contact avec elle après le voyage du
Président en Jordanie.
Mercredi 25 juillet
1984
Le Conseil des ministres examine le projet de
budget que Laurent Fabius a repris à peu près à l'identique de
Pierre Mauroy. Il aboutit à une progression des dépenses de l'État
de 5,9 %, tout en respectant l'objectif de limitation du déficit à
3 % du PIB. Il inclut une baisse de 13,5 milliards des prélèvements
obligatoires par rapport au niveau atteint en 1984 (soit 0,3 point
de PIB). Le Président est décidé à pousser le gouvernement à aller
vite pour pouvoir relever la tête avant 1986. Il ajoute : «
Diminuer les prélèvements obligatoires de 0,3
% ne suffit pas. »
Jeudi 26 juillet
1984
Déjeuner à Latché avec Doumeng et Zagladine,
l'inusable conseiller diplomatique du Kremlin.
Doumeng : « Gorbatchev va
prendre le pouvoir. Avec lui, c'est la vraie modernisation du Parti
qui commence. »
Zagladine confirme. Il est convaincu que le PC
français est en irréversible déclin. Il voudrait associer le Parti
communiste soviétique et l'Internationale socialiste.
Premier incident entre le nouveau Premier
ministre et le Président. Étonnante maladresse de Laurent Fabius.
Après le Conseil d'hier, il a écrit à François Mitterrand pour
proposer de nouvelles économies budgétaires pour 1985, car, dit-il,
« le Budget d'hier était truqué ! » Lui
qui, il y a un mois, comme ministre de l'Industrie, plaidait en
sens contraire ! Il demande pour cela des économies... sur les
Grands Travaux. Tout simplement la suppression de la Grande Arche
de la Défense, du Conservatoire de musique et de l'Opéra-Bastille
:
« Le projet de budget pour
1985 qui a été arrêté lors du dernier Conseil des ministres est
légitimement très strict. Malgré l'importance des économies qu'il
comporte, le déficit n'est ramené en présentation à 3 % du PIB que
grâce à des hypothèses de taux d'intérêt très optimistes
(8,5 %). Elles doivent conduire en
1985, comme les deux années précédentes, à des dépassements, sur la
dette publique et les bonifications d'intérêt, de l'ordre d'une
quinzaine de milliards de francs. Compte tenu de ce facteur
regrettable, l'objectif plus vraisemblable est de contenir le
déficit aux environs de 3,3 % du PIB en exécution 1985, comme en
1984. Mais, pour parvenir à ce résultat, je constate qu'en tout
état de cause, il est nécessaire d'anticiper des économies sur
certains grands projets. Il est évidemment indispensable de
poursuivre la réalisation dans de bonnes conditions du Musée
d'Orsay, du Musée et du Parc de La Villette, du Grand Louvre, du
transfert des Finances et de l'Institut du Monde
arabe.
En revanche, il est encore
possible et il me paraît financièrement indispensable de réviser
trois autres opérations :
1 La réalisation de la
Cité de la musique peut être différée sans compromettre
l'aménagement du site de La Villette. L'économie s'élève à 31
millions de francs en crédits de paiement.
2 Le projet de transfert
du ministère de l'Urbanisme et du Logement n'est pas indispensable
au succès de la Tête Défense.
3 La construction de
l'Opéra de la Bastille n'est pas encore irréversible et je
souhaite, là aussi, pour des raisons financières, ne pas la
poursuivre, ce qui dégagerait en 1985 une économie de 388 millions
de francs.
A défaut de ces trois
décisions, ou de leur équivalent (que je ne sais pas trouver), le
Budget 1985 ne pourrait être bouclé. Je vous propose de les
retenir. »
François Mitterrand est stupéfait. Il sait bien
que sans le transfert du ministère de l'Urbanisme et du Logement,
l'Arche, dont les plans sont au point, n'est pas finançable.
L'Opéra — au départ, une idée de Jack Lang — lui plaît beaucoup et
la Cité de la musique n'est pas une folie. De plus, ces économies
représenteraient un demi-millième du déficit budgétaire. «
Pas question ! C'est encore le syndrome du
Consulat d'Alep : vous vous souvenez, ce Consulat, en Syrie, auquel
je tenais, et que le Budget voulait absolument supprimer en 1982,
pour faire des économies... Tout se passe comme ça, dans ce pays.
On ne peut faire d'économies que sur les choses auxquelles je tiens
! »
Le même jour — instruit par quelle prescience ?
—, Pierre Boulez écrit au Président en faveur de la Cité de la
musique. Celle-ci, de même que l'Arche et l'Opéra-Bastille, seront
maintenus.
Vendredi 27 juillet
1984
Yvon Gattaz demande à me voir d'urgence : «
un quart d'heure, pour une chose de la plus
haute importance ». Il ne s'agit que d'obtenir d'être reçu
par le Président au mois d'août, pour parler des négociations
salariales et de l'impôt sur les grandes fortunes. Pas question :
il s'est trop mal conduit la dernière fois.
Boutros Boutros-Ghali, ministre des Affaires
étrangères égyptien, est de passage à Paris. Je déjeune avec lui.
Il souhaite prendre un poste à la tête d'une institution
internationale : le Haut Commissariat pour les Réfugiés ? l'UNESCO
? L'un et l'autre lui iraient bien. Ce grand diplomate francophone
mérite un horizon plus large.
Charles Pasqua déclare que le Sénat ne votera
pas la réforme constitutionnelle (qu'il avait été le premier à
proposer, en juin) : « Le groupe RPR au Sénat
dit oui à la souveraineté du peuple, non aux pleins pouvoirs.
» Les mots veulent-ils encore dire quelque chose ?
A propos des économies que Laurent Fabius
propose sur les Grands Travaux, Jack Lang, qui ignore que le
Président les a déjà refusées, lui écrit :
« Je me permets d'attirer
votre attention sur l'erreur que constituerait la proposition de
Laurent Fabius de remettre en cause la construction du
Conservatoire national de musique. C'est un projet modeste et peu
coüteux qui représente seulement 20 millions de francs pour
1985.
L'actuel Conservatoire est
dans un état de délabrement indigne d'un pays développé et
civilisé. La remise en cause du projet de construction porterait
gravement atteinte au crédit de notre politique musicale et
susciterait une immense déception chez les musiciens
français.
Pierre Boulez m'a dit
récemment vous avoir écrit pour vous dire l'importance personnelle
qu'il attache à cette réalisation. Je ne sais si vous avez pu avoir
connaissance de sa correspondance. Pierre Boulez considère que
c'est un équipement minimum sans lequel notre pays restera confiné
dans un état de sous-développement musical. Je me vois mal, l'an
prochain, faire appel à la bonne volonté des musiciens pour la Fête
de la Musique si, dans l'intervalle, le gouvernement a refusé à la
communauté musicale la création d'un instrument indispensable à la
formation des nouvelles générations. Les projets proposés par les
architectes, Christian de Portzamparc et Henri Gaudin, sont très
beaux et, à un prix modeste, embelliront le Parc de La Villette.
Ils illustreront votre septennat par une belle œuvre
architecturale. »