Blocage des prix et des salaires. Christian Goux,
en excellent analyste du capitalisme mondial, est le premier, à ma
connaissance, à en évoquer la nécessité, alertant à la fois
l'Élysée, Matignon et les Finances. François Mitterrand :
« Faut-il vraiment le faire ? S'il le faut, on
le fera, mais en veillant à ce que cela soit socialement juste.
»
Le Président doit nommer trois membres de la Haute
Autorité. Le Président de l'Assemblée, Louis Mermaz, doit en nommer
trois autres. On agite des noms : Jean Darcy, Jacques Boutet,
Michel Caste, Alain Decaux, Stéphane Hessel, Marcel Huart, Gilbert
Lauzun, Jean Marin, Michel May, Jacques Pomonti, Yves Stourdzé,
Jacques Thibau...
Cette semaine, les réserves de la Banque de France
ont encore baissé de 3,7 milliards de francs.
Le rapport préparé pour Versailles, sur
«Technologie et Emploi », s'élabore. Il contient les propositions
suivantes : augmentation (chiffrée) de l'effort de recherche et de
développement des Sept ; recherche conjointe sur des technologies
de base ayant un impact précis sur l'emploi du Nord et sur le
développement du Sud (fusion nucléaire, informatique, santé,
alimentation) ; efforts parallèles de formation de tous les jeunes
de seize à dix-huit ans ; mise au point de nouveaux programmes
d'enseignement ; analyse de l'impact de l'informatique et de la
robotique sur les conditions de travail.
Ces propositions sont personnellement revues par
Jacques Delors, Claude Cheysson et Jean-Pierre Chevènement.
Samedi 24 avril
1982
Nouvelle réunion de sherpas à La Celle-Saint-Cloud. Je soumets aux
autres le premier projet de déclaration du Sommet. Il est
révélateur des ambitions françaises : nous espérons voir décider
une stabilisation des taux d'intérêt américains, mais pas leur
baisse.
«Nous avons décidé de mettre
en œuvre immédiatement les cinq orientations suivantes
:
— un développement concerté
de l'économie mondiale sera préparé sur la base du rapport présenté
ici par le Président de la République française. L'accent sera mis
en particulier sur les trois actions que voici : engager un
programme de croissance par la technologie, faire une part nouvelle
à la formation des hommes et à l'amélioration des conditions de
travail, favoriser partout l'affirmation des cultures. Ces
propositions seront communiquées aux autres nations et aux
institutions internationales concernées pour leur permettre de
donner leur avis et de s'y associer. Elles seront approuvées
définitivement lors du Sommet des pays industrialisés de 1983 qui
se tiendra aux États-Unis, ce qui n'empêche pas de commencer dès
avant leur mise en œuvre effective ;
— la stabilisation des taux
d'intérêt et des taux de change, conforme à l'intérêt de chacun et
dont l'urgence a été reconnue par tous les participants, sera
activement recherchée, en particulier par une concertation aussi
étroite que possible entre les trois pôles monétaires européen,
américain et japonais ;
— le développement du
commerce mondial, aujourd'hui menacé, est une nécessité, même s'il
n'est pas la condition principale de la croissance. Pour le
promouvoir, nous avons décidé d'assurer l'indispensable ouverture
de nos marchés et d'examiner à cette fin, de façon libérale et
multilatérale, les degrés d'ouverture de chaque économie. Le cas
particulier des relations économiques avec les pays de l'Est a fait
l'objet d'un examen qui sera poursuivi en tant que de besoin
;
— le lancement des
"Négociations Globales", à très brève échéance, sur une base
rééquilibrée, a été souhaité par tous les participants au Sommet,
qui ont estimé que celui-ci pourrait se faire avant l'automne. Dans
le même temps, nous sommes prêts à engager des actions concrètes de
coopération entre le Nord et le Sud, notamment dans le cadre de la
proposition pour le développement concerté de l'économie mondiale
et par la création d'une "Filiale énergie" de la Banque mondiale
;
— le développement des
économies d'énergie et des ressources énergétiques autres que le
pétrole, dans une perspective à long terme, reste une impérieuse
nécessité. Nous sommes dans le même temps disposés à engager avec
tous les pays intéressés une concertation permanente dans le
domaine de l'énergie. »
A Paris, Porte de Pantin, un meeting réunit 100
000 personnes en faveur de l'école privée. Pierre Daniel et Mgr
Lustiger y assistent.
Le Président est à Hambourg. Discours important.
Le soutien apporté à Helmut Schmidt pour l'installation des
Pershing passe presque inaperçu :
« Il faut que l'Union
soviétique sache que le point zéro n'est pas le point zéro
jusque-là cité, que ce soit par les uns ou par les autres. Le point
zéro ne peut pas être le simple retrait d'un type d'armement d'un
côté, tandis que rien ne serait fait de l'autre. Le point zéro,
c'est la force, la puissance, la portée des armes, l'endroit où
elles se trouvent, les contrôles exercés, que les techniciens
détermineront comme créant la situation où les deux camps
s'observeront sans avoir le goût de s'attaquer... »
Jacques Delors, qui se trouve en RFA pour une
autre raison, vient à Hambourg dire à François Mitterrand qu'il
faut dévaluer dans les quinze jours, qu'on ne pourra attendre
Versailles. Il est totalement paniqué par les sorties de devises
d'hier.
Je revois James Buckley, à La Celle-Saint-Cloud,
pendant une interruption de la réunion des sherpas. Je lui demande
: « Quel objectif poursuivent les États-Unis
en proposant de limiter les crédits à l'Union soviétique ? »
Buckley: « Notre objectif est de nous assurer
que nous n'édifions pas une vaste montagne de dettes en URSS, qui
donnerait aux Soviétiques la capacité, par une "dépendance inversée
", d'influencer les politiques ou les institutions économiques de
nos pays ; et, compte tenu du fait que la situation économique
soviétique rend la décision d'accroître les dépenses militaires
plus difficile, nous ne voulons rien faire qui puisse faciliter de
telles décisions. La charge énorme et croissante que l'effort
massif de défense soviétique impose à l'économie de l'URSS devrait
être traitée franchement par les dirigeants soviétiques. Nous ne
voulons pas atténuer les conséquences économiques de ce fardeau par
des interventions gouvernementales sur les marchés financiers.
»
Chacun trouve le projet de déclaration générale
trop favorable aux thèses françaises. L'accord se fait pour décider
à Versailles de la création de deux groupes de travail à Sept, l'un
chargé d'étudier l'utilité des interventions sur les marchés des
changes, l'autre pour mettre au point des projets précis de
coopération sur les nouvelles technologies.
Dimanche 25 avril
1982
Entre sherpas, on esquisse la répartition des
thèmes entre les séances du Sommet : samedi matin, rapport
introductif de François Mitterrand; l'après-midi, macro-économie,
monnaie et commerce ; dimanche matin, Nord/Sud, énergie et
déclaration finale ; dimanche après-midi, relecture de la
déclaration finale. Les problèmes politiques seront abordés au
cours des dîners et déjeuners. Les Américains insistent pour que le
Président Reagan dispose, au milieu de la journée de dimanche, d'un
temps libre de deux heures. Il n'est pas possible d'amener les
représentants de la Communauté à renoncer à leur double présence
aux repas.
Les Américains proposent une dégressivité chiffrée
des crédits à l'URSS : « On n'a pas à faire de
cadeaux à son adversaire. » Cette proposition ne pénalise
que les Européens et le Japon, car les céréales américaines sont
payées au comptant ou avec un crédit inférieur à un an... Mais Bob
Hormats n'insiste pas autant là-dessus que l'on pouvait craindre.
Il est entendu que ce sujet sera approfondi à la prochaine réunion
des sherpas et qu'au Sommet, il ne sera
évoqué qu'au cours des repas, non en séance plénière. Pour
l'instant, il n'y a d'ailleurs rien à ce sujet dans le projet de
déclaration finale.
Sur le Nord/Sud, les États-Unis — et la
Grande-Bretagne, sans doute à la suite de la médiation américaine
sur les Malouines — s'opposent aux « Négociations Globales ». Selon
le sherpa américain, on pourra
peut-être obtenir au dernier moment l'accord de Reagan. On rappelle
l'idée de la « Filiale énergie » de la Banque mondiale et de la
nécessité d'une solution au financement de l'Agence internationale
pour le Développement.
Au chapitre de la macro-économie, j'insiste sur la
gestion concertée du dollar, du yen et de l'écu, techniquement
possible.
Dans l'après-midi, François Mitterrand me
téléphone : «Jacques Delors m'a dit hier qu'il
est impossible de ne pas dévaluer avant Versailles. Qu'en
pensez-vous? — On peut attendre juin. »
De retour en séance, je passe un mot à ce propos
au nouveau directeur du Trésor, Michel Camdessus, qui m'assiste. Il
me confirme : «Jacques Delors a tort. On peut
très bien ne pas dévaluer avant Versailles. » Je lui demande
de me l'écrire. Ce qu'il fait de manière détaillée.
Le soir même, dînant dans la cuisine de la rue de
Bièvre, je montre cette lettre à François Mitterrand. La
dévaluation est décidée pour le dimanche 12 juin. Pierre Mauroy
travaillera sur le programme d'accompagnement. Le Président : «
Qu'il fasse le nécessaire, mais pas de rigueur
purement économique. Une rigueur socialement juste. Que cela ne
soit pas le prétexte, pour le ministre des Finances, de reprendre
tout ce que l'on a déjà donné. Et que personne ne me propose de
revenir sur la moindre conquête sociale. »
Personne n'essaiera.
Lundi 26 avril
1982
Le Parlement va débattre dans quinze jours des
lois sur les droits des travailleurs, qui deviendront les « lois
Auroux ». Étrange : pourquoi une loi devient-elle ainsi la «
propriété » d'un seul homme? Auroux n'est pourtant pas, comme
d'autres, un maître ès relations publiques !
Les socialistes proposent des amendements qui
radicalisent le texte. Par exemple, les syndicats ne seront plus
limités à un rôle « exclusivement
professionnel », et les salariés bénéficieront d'un crédit
de deux heures par an et d'une heure par trimestre pour
l'information syndicale. Le patronat proteste : les charges,
toujours les charges !
Les députés examinent la réforme de l'audiovisuel.
La Haute Autorité est créée par un vote à l'unanimité. La droite
s'est abstenue.
Pierre Daniel, le président des parents d'élèves
de l'enseignement catholique, et Mgr Lustiger font savoir au
Président qu'ils ont été piégés à la réunion de Pantin :
« Nous ne voulons pas de récupération
politique de l'école privée. Nous voulons trouver un accord avec le gouvernement sur le texte du
projet de loi, et c'est possible. »
Les problèmes sont maintenant réduits à trois,
essentiels : pourra-t-on laisser créer des écoles privées en
concurrence avec des écoles publiques, ou faudra-t-il rationaliser
les implantations scolaires ? l'État et les communes seront-ils
tenus ou libres de financer les écoles privées ? les maîtres du
privé devront-ils, ou pourront-ils, à terme, devenir fonctionnaires
de l'État ?
Georges Fillioud présente le projet de loi sur la
Communication à l'Assemblée. La Haute Autorité n'est pas encore
créée que, déjà, on s'y dispute les postes.
Mardi 27 avril
1982
Yvon Gattaz vient me dire qu'il s'inquiète des
deux amendements apportés par le groupe socialiste à la loi
Auroux.
Le Président demande au gouvernement de s'opposer
à cette extension supplémentaire du rôle des syndicats dans
l'entreprise. Jean Auroux en fait part sans déplaisir à Pierre
Joxe, qui accepte en grommelant. Ainsi fonctionne le dialogue
social...
Mercredi 28 avril
1982
Au Conseil des ministres, première discussion
autour du projet de loi sur l'immigration, présenté par un
secrétaire d'État, François Autain.
Gaston Defferre :
Ils apportent la délinquance, et la population
va réagir, le racisme va se développer ; il faut expulser les
clandestins.
Charles Hernu :
Chez moi, il y a des gens qui s'arment et
achètent des chiens policiers.
Alain Savary abonde dans
le même sens : L'école ne peut rester comme
ça, ouverte à tous les vents.
Jean-Pierre Chevènement
proteste : Ce qui est dit ici conduit à
glisser sur la pente dangereuse d'un discours de
droite.
François Mitterrand lit ostensiblement son
courrier. En réalité, il ne manque pas une miette de la
conversation.
Laurent Fabius demande que l'on distingue entre
les étrangers en situation régulière et les autres.
Charles Fiterman ne veut pas d'un renvoi
massif.
Algarade entre Gaston Defferre et Nicole
Questiaux.
Gaston Defferre :
Moi, je ne suis pas conseiller d'État et je
n'habite pas Neuilly ! Remarque très injuste. Nicole
Questiaux en est profondément blessée. D'autant plus que la plupart
des ministres, et non des moindres, sourient.
On évoque l'idée d'un renvoi massif des immigrés
en situation illégale et la création de parcs administratifs de
transit.
François Mitterrand est
choqué : Parcs administratifs? Pas question!
Il faut intégrer les étrangers en situation régulière et être
implacable avec ceux qui essaient d'entrer illégalement. Il faut
certes expulser beaucoup plus les illégaux, mais pas de
force...
Il demande à Gaston Defferre et à Claude Cheysson
de rester avec lui après le Conseil : il les charge de prendre
contact avec Alger et Rabat pour les aviser de la nouvelle
politique.
La Grande-Bretagne annonce l'instauration d'un
blocus aérien et naval total dans la « zone de guerre de 200 miles
» autour des Malouines. L'Argentine réplique : tout navire ou tout
avion britannique se trouvant dans ses eaux territoriales ou dans
son espace aérien sera considéré comme « hostile ». La guerre est là pour qui en doutait
encore. Elle prend les formes légales, comme il se doit entre
vieilles puissances maritimes.
Ronald Reagan surprend : il décide d'envoyer
George Shultz, président de la grande entreprise d'ingéniérie
Bechtel, en Europe pour rencontrer les participants à Versailles.
Visiblement, ni Hormats, comme sherpa,
ni Haig, comme secrétaire d'État, n'ont sa confiance. Cette mission
est sans doute une idée de Clark.
Le Président américain écrit à François Mitterrand
:
« Je suis attentivement le
travail de nos représentants personnels et je crois que la façon
dont ils ont centré leurs efforts et la direction qu'ils leur ont
donnée sont très positives. Pour améliorer encore le dialogue entre
nous, il me serait utile d'avoir un tableau à jour de vos
préoccupations personnelles. Je voudrais de mon côté vous faire
connaître nos perspectives. J'ai demandé à George Schultz de
discuter de ces affaires avec vous et avec d'autres collègues. Il
me fera directement rapport de ces conversations. »
Et il fixe même la date : le 8 ou le 9 mai. Un
week-end...
Encore une tournée européenne d'un envoyé
américain, décidée et annoncée sans même l'accord de celui qui,
présidant justement ce Sommet, est venu le voir il y a à peine un
mois ! Conduite impériale qui, jour après jour, irrite et lasse.
Naturellement, le Président recevra Shultz. Comment faire
autrement?
Les entreprises nationalisées sont exsangues.
Terrible héritage. Les pertes du seul secteur industriel public
pour 1981 sont estimées par Jacques Delors et Pierre Dreyfus à 4,5
milliards, et à 3 milliards par Pierre Mauroy. Il leur faut 9
milliards en 1982. C'est la preuve — s'il en fallait une — que,
sans les nationalisations, elles couraient à la faillite, ou à la
vente à l'étranger.
Mais qui va payer ? L'Etat ? Les banques ?
A cela s'ajouteront en 1983, prévient Dreyfus, les
pertes de 1982 (qui ne sauraient être inférieures à 6,5 milliards),
et ce, malgré les efforts de restructuration de cette année.
Les réunions budgétaires se multiplient chez
Pierre Mauroy. Elles sont chaotiques. Aux raisonnements financiers
se mêlent le choix des sites à fermer, les promesses électorales,
les ambitions futures. Aujourd'hui, par exemple, il est décidé de
financer par l'emprunt des constructions scolaires... et de ne rien
décider pour la sidérurgie !
Jeudi 29 avril
1982
Robert Hersant prend le contrôle du Dauphiné libéré. Nul ne peut lui reprocher de bien
jouer, même sans règle du jeu ni véritable adversaire...
Conformément à l'avis du Conseil d'État, un projet
de loi est préparé par les ministères des Droits de la femme et de
la Solidarité nationale, sur l'IVG. Il se propose de compléter
l'Article L-283 du Code de la Sécurité sociale. Jeannette Laot
présente ce projet au Président dans une note. Elle ajoute des
considérations d'opportunité : la période actuelle paraît bien
choisie pour faire adopter le projet ; les élections cantonales
sont passées, les élections municipales sont encore loin. Ce
projet, dit-elle, pourrait être présenté au Conseil des ministres
du 12 mai. Ainsi, il serait voté à temps pour pouvoir être
appliqué, conformément aux promesses de Pierre Mauroy, dès le
1er septembre. Le Président ne commente
pas.
Vendredi 30 avril
1982
Formidable progrès de la coopération planétaire :
après dix ans de négociations, la Convention du Droit de la Mer est
adoptée à New York par 130 voix contre 4 (États-Unis, Venezuela,
Turquie, Israël) ; 17 pays se sont abstenus, dont les pays de
l'Est. Les grands fonds marins sont, pensent certains, très
prometteurs en nodules polymétalliques, c'est-à-dire en nickel.
Mais la loi du marché aboutit à l'anarchie, les sites les plus
prometteurs étant revendiqués par tous et exploités par les plus
riches. Aussi les États-Unis ont-ils peur de perdre leur monopole
et ne signent-ils pas.
Nouvelle réunion chaotique, chez Pierre Mauroy,
sur le financement du secteur public. Il faut trouver 9 milliards
tout de suite, et autant en septembre. Jacques Delors fait une
crise : il refuse de demander aux banques de financer autre chose
que la sidérurgie... et, bien sûr, les banques elles-mêmes :
« Le cas de la sidérurgie, problème douloureux
dans plusieurs pays industriels, et pour lequel le Président de la
République a pris des engagements, est spécifique. Les sommes en
jeu sont considérables, si l'on veut à la fois moderniser l'outil
de production et assurer convenablement les reconversions
nécessaires. Parce que le Budget 1982 est difficile à boucler, dans
des conditions supportables, par notre économie et notre marché de
capitaux, je suggère une opération exceptionnelle, étant entendu
que je souhaiterais monter, pour les années suivantes, des
procédures souples et diversifiées de financement du secteur public
industriel. Les fonds propres des banques sont insuffisants, en
situation (c'est le cas de toutes les banques de dépôt) ou en
dynamique (c'est le cas des banques d'affaires). Là aussi, l'État
actionnaire devrait assumer ses responsabilités. Mais, comme il y a
des objectifs plus prioritaires que celui-ci, j'envisage
d'autoriser — ou d'obliger — les groupes tels que Paribas et Suez à
vendre certaines de leurs participations pour retrouver les
capitaux nécessaires. Tel est le dispositif de bon sens et de
rigueur financière que je vous propose. Pour l'avenir, j'ai
d'autres idées, plus révolutionnaires, pour que les épargnants
français puissent participer au financement du secteur public
élargi. Des études sont actuellement menées dans la plus grande
discrétion. »
Il préfère aider toutes les entreprises en
allégeant la taxe professionnelle. Pierre Mauroy lui répond que
cela ne ferait qu'aggraver le déficit!
Laurent Fabius veut faire payer par les banques
950 millions pour Honeywell, et une somme à préciser pour la
sidérurgie, Roussel-Uclaf et ITT. Pierre Mauroy décide que la
nationalisation de Roussel-Uclaf et CII sera financée par un
emprunt d'État à des banques, au taux du marché, en attendant le
collectif de fin septembre. Il ajoute que le Budget versera 2,1
milliards et les banques 3,9 milliards. Et encore, ces chiffres
sont-ils « indicatifs », le montant exact devant être précisé après
discussions entre Delors et les banques.
Jacques Delors : « On fait
exagérément appel aux banques, qui ont elles-mêmes des besoins en
fonds propres et dont, surtout, l'image à l'étranger risque d'être
compromise par un financement direct de notre secteur public.
»
Pierre Dreyfus, en grand patron éberlué par ce
désordre, écrit au Président pour lui raconter la réunion et
réclamer son arbitrage :
« Le montant et les
modalités du financement que l'État doit apporter à ces entreprises
dès 1982 revêtent une importance déterminante. Sur le plan
politique : l'opinion nationale et les milieux internationaux
seront très attentifs à la manière dont l'État actionnaire prendra
ses premières décisions financières. Sur le plan économique et
social : le rôle moteur confié au secteur industriel nationalisé
dans la relance de l'investissement productif suppose que les
travailleurs des entreprises et leurs équipes dirigeantes se
sentent mobilisés et appuyés par l'État. Sur le plan industriel: le
succès des nationalisations repose sur un engagement immédiat de
programmes stratégiques de modernisation.
L'État actionnaire doit
faire son devoir et apporter, en capital, les moyens d'une
croissance respectant des équilibres de bilan qui permettent aux
groupes de présenter des signatures de niveau international sans
recourir à la garantie de l'Etat. »
Pour que Pierre Dreyfus, si délicat et pondéré, en
vienne à se plaindre, il faut vraiment que le chaos soit à son
comble, et le sujet d'importance !
Alain Boublil, qui a représenté l'Élysée à cette
réunion, confirme le récit de Dreyfus et en rajoute sur le désordre
et l'absence de conclusions inhérents à toute réunion de ce genre à
Matignon.
Samedi 1er mai
1982
A l'aube, l'aviation britannique bombarde
l'aéroport de Port Stanley, capitale des Malouines. Si le
porte-avions britannique est touché, dit-on à Londres, Mme Thatcher
devra démissionner. On parle d'Heseltine pour lui succéder.
Dimanche 2 mai
1982
Le General-Belgrano,
seul croiseur dont dispose la flotte argentine, est torpillé par un
sous-marin britannique. Sur les 1000 marins, plus de 600 sont
portés disparus. La pression du Tiers Monde pour mettre fin à la
guerre par un compromis honorable se fait plus forte. Cheysson
demande au Président de cesser de soutenir la Grande-Bretagne.
François Mitterrand refuse. Plus encore, à sa demande, les Anglais
sont informés en détail des caractéristiques de celles de nos armes
dont disposent les Argentins, en particulier les Exocet. Les
marchands d'armes britanniques conseilleront immédiatement aux
grands acheteurs du Moyen-Orient de ne plus acquérir d'armes
françaises, puisque les Français en livrent les secrets aux
adversaires. Informé, François Mitterrand ne modifie pas pour
autant sa position d'un millimètre. Il réitère à Cheysson,
mortifié, l'ordre de faire voter à l'ONU avec les Anglais, quelles
que soient les réactions de l'Amérique latine.
Sur RTL, Christian Bonnet traite Robert Badinter
de « moisissure d'une certaine société
parisienne évoluée ». Le Président demande à Pierre Mauroy
de prendre la défense du garde des Sceaux.
Lundi 3 mai 1982
Richard Allen doit démissionner de son poste de
conseiller pour la sécurité du Président Reagan pour ne pas avoir
déclaré la montre de pacotille que lui avaient offerte des
visiteurs japonais. Le clan des Californiens, conduit par Nancy
Reagan, qui le détestait, a gagné. Le juge ignare et prétentieux
qui fut mon voisin à Williamsburg, William C. Clark, le remplace à
la tête du Conseil national de sécurité. Le général Haig n'en a
sûrement plus pour longtemps.
Selon les sondages, de 65 à 80 % des Français sont
favorables au maintien de l'enseignement privé. Ce problème
présente au moins une analogie avec le conflit des Malouines : on
voit bien les concessions à la marge qui peuvent être faites et qui
sont importantes aux yeux de chaque camp ; mais on voit très mal la
ligne d'un compromis possible. Il y aura, comme aux Malouines, un
vainqueur et un vaincu.
Le secrétaire général adjoint de l'Élysée, Jacques
Fournier, indique au Président qu'il est difficile de ne pas donner
suite à l'annonce faite par le Premier ministre du remboursement
prochain de l'IVG. Il rappelle la proposition n° 67 du candidat aux
élections présidentielles François Mitterrand, qui le prévoyait. Le
Président n'a toujours pas réagi à la note de Jeannette Laot. Ce
n'est pas dans ses habitudes de réfléchir aussi longtemps.
Mardi 4 mai 1982
Il n'a servi à rien d'informer les Anglais sur les
qualités des Exocet : un de ces missiles touche le destroyer
britannique Sheffield; une vingtaine de
marins sont tués. Robert Armstrong me téléphone : « Mme Thatcher ne vous en veut pas. » Geste
élégant. Je ne sais si Armstrong était vraiment mandaté pour
m'appeler. Un autre tir au but, et Margaret Thatcher devra
démissionner.
Comme avant tout voyage important à l'étranger,
une mission de chaque pays vient à Paris préparer les aspects
logistiques du séjour des chefs d'État, dans un mois, à Versailles.
La mission américaine est dirigée par Michael Deaver, secrétaire
général de la Maison Blanche. Elle visite les lieux du Sommet, et
demande à me voir. Nous réglons quelques détails puis, devant toute
la délégation américaine narquoise et les Français consternés,
Deaver m'explique que ce que nous avons préparé à l'Orangerie pour
les journalistes est fort bien, mais qu'ils préféreront installer
leur propre centre de presse à l'hôtel Méridien, Porte Maillot. La
stratégie d'Ottawa se répète : si leurs ministres parlent depuis le
Méridien, les journalistes de tous les pays viendront les y
entendre, et il n'y aura personne, à vingt kilomètres de là, à
l'Orangerie, pour entendre les autres délégations. Le Sommet ne
sera donc commenté en permanence que par les Américains.
Inacceptable !
Je lui réponds donc avec un sourire aussi large
que le sien que, par malheur, ces jours-là, les ascenseurs, le
téléphone, l'électricité de cet hôtel seront en panne. Et, de
surcroît, tout le personnel sera en grève.
Les douze Américains me regardent, incrédules.
Michael Deaver : « Nous allons changer d'hôtel
! » Il n'a pas encore compris. J'enfonce le clou :
« Ce sera la même chose dans tout endroit où
un centre de presse privé, américain ou autre, serait installé
pendant le Sommet de Versailles ! »
Il n'insiste pas. Il n'y aura pas de centre de
presse américain.
On compte aujourd'hui 324 SS 20 soviétiques, dont
90 dirigés contre la Chine et 234 contre l'Europe, dont 45
implantés à l'ouest de l'Oural. Et ces chiffres ne cessent de
grossir.
Pierre Mauroy confirme par écrit son arbitrage sur
le financement du secteur public. Jacques Delors téléphone de Tokyo
pour protester.
Mercredi 5 mai 1982
Au Conseil, le ministre de la Santé présente le
projet de loi abrogeant l'Article L. 680 du Code de la Santé
publique, relatif à l'exercice des activités du secteur privé dans
les établissements hospitaliers publics.
Jack Ralite :
Les observations de la Cour des Comptes au
sujet de ce secteur privé des établissements hospitaliers ont été
sévères. Le professeur Debré, qui a créé le système, estime qu'il
ne devait être que transitoire. Les médecins n'ont aucun droit aux
lits privés ; c'est ce qu'a constaté le Conseil d'État. Mais c'est
la loi qui permet aux hôpitaux d'avoir ces lits. Il faut donc
modifier la loi qui les supprime, et c'est ce que fait le projet
que je présente, qui est une loi de justice sociale.
Gaston Defferre :
Le Président avait annoncé que le système
disparaîtrait par extinction ; l'extinction me paraît un peu
rapide. En outre, les consultations animent les hôpitaux, amènent
des clients aux hôpitaux publics. Si les grands médecins ne donnent
plus de consultations dans les hôpitaux publics, leur clientèle ira
dans le secteur privé. Cette mesure, qui risque finalement de
porter préjudice aux hôpitaux publics, n'est pas populaire, même
chez les médecins qui, cependant, votent pour nous.
Michel Jobert :
Tout est dans les mesures de
transition.
Le Président :
Certes, M. Ralite accélère un peu un mouvement
qui n'était pas prévu comme devant "filer" à cette vitesse. Mais la
bataille a été livrée. Un recul raviverait le débat, ranimerait
peut-être des illusions. On ne peut pas dire, d'ailleurs, que le
texte contredise ce que j'avais annoncé pendant la campagne. Au
bout du compte, il vaut mieux en finir, pourvu que l'on ménage les
intérêts légitimes pendant la période transitoire.
Le Premier ministre:
Il y avait tout de même quelques situations
scandaleuses. Je connais des médecins qui se faisaient 10 millions
par mois!
Le Président :
Le projet est
adopté.
Labarrère intervient avant la fin de la Partie A
pour signaler qu'il y a un problème au Parlement. D'abord, une
extrême lenteur des débats à l'Assemblée et au Sénat ; il cite
comme exemples, à l'Assemblée, l'examen de la loi sur la réforme de
l'audiovisuel, qui a traîné des semaines, et le fait que 3 500
amendements sont prévus pour les textes sur les droits des
travailleurs ; autre exemple, au Sénat, l'enlisement de l'examen de
la loi sur les bailleurs et locataires, du fait de l'obstruction
systématique de l'opposition. Pendant que les débats sont ainsi
ralentis sur les projets de lois déjà déposés, il n'en arrive plus,
ce qui pose un problème d'alimentation des Commissions. Remède au
premier inconvénient : ce peut être l'utilisation de l'Article 49
alinéa 3. Remède au second : transmettre au Parlement un certain
nombre de projets de lois que les Commissions pourraient commencer
à examiner.
Le Président : « Il faudra
peut-être,en effet, faire passer quelques projets de lois en Partie
A dans les deux ou trois prochains Conseils des ministres.
»
Vendredi 7 mai
1982
Alain Savary annonce à Pierre Mauroy qu'il lui
remettra vers la fin du mois de juin un rapport sur l'intégration
de l'école privée dans le secteur public. Le gouvernement pourra
décider au second semestre, ou au plus tard au printemps 1983, si
l'on souhaite éviter tout incident avant les municipales. Il
conseille au Premier ministre de tenir un discours très modéré,
dimanche prochain, au Bourget, à la fête du Comité national
d'action laïque. « Il y aurait des raisons
d'aller vite : la situation est trop favorable au privé. Les
dépenses de l'État pour l'enseignement privé augmentent plus vite
que celles pour le secteur public. Même en 1982, c'est 22 % contre
18 %. Dans certains départements, dix fois plus de taxe
d'apprentissage va à l'enseignement privé qu'au public. Dans des
départements comme le Finistère, le Morbihan, la Vendée, il y a
très peu d'écoles maternelles publiques. L'an dernier, la
population s'est même opposée par la force à la création d'une
école publique dans le Finistère. A long terme, le principal
facteur de réussite réside dans l'amélioration de la qualité de
l'enseignement public et dans sa diversification.»
Mauroy lui demande de continuer à consulter et
d'arriver à un consensus. Il lui promet de se montrer modéré
dimanche.
Le Premier ministre tunisien, M'Zali, indique à
Pierre Mauroy, « à titre confidentiel, que,
dans les prochaines semaines, l'OLP va reconnaître le droit
d'Israël à l'existence, par le moyen, sans doute, d'un article de
presse non démenti qui ouvrirait la voie à une déclaration
d'Arafat, s'il est toujours vivant. »
Le débat sur le financement du nouveau secteur
public prend un tour très vif. Comme prévu, Jacques Delors proteste
contre la décision prise hier par Pierre Mauroy de financer en
partie le déficit du secteur public par des prêts forcés des
banques. Il écrit solennellement au Premier ministre :
«S'agissant d'une décision
d'une aussi grande portée symbolique et d'une exemplarité certaine,
je me dois de vous confirmer mon désaccord total sur la manière de
procéder et de vous rappeler la philosophie du financement que
j'avais développée devant vous au cours du Comité interministériel
du vendredi 30 avril. Cette approche est également celle du
ministre de l'Industrie, comme il vous l'a dit lui-même et comme il
l'a depuis consigné dans une note qui a reçu mon complet
accord.
Avez-vous songé au bilan des
banques et au moral de leurs nouveaux dirigeants ? Savez-vous les
conséquences dramatiques qu'aurait une baisse du crédit des banques
françaises à l'étranger ?
Dans ces conditions, je vous
dis solennellement que cet ensemble de décisions constitue un très
mauvais départ pour l'ensemble du secteur public. Je ne saurais,
pour ma part, m'y associer, soucieux que je suis de bien réussir
nos nationalisations et d'en soigner l'image de marque en France et
à l'étranger.
Je suis absent de Paris,
mercredi prochain. C'est une coïncidence opportune. Car je ne
pourrais me taire devant tant d'incompréhension des conditions de
réussite de notre expérience sur un point capital: le secteur
public. Mais devant quarante ministres et secrétaires d'Etat, il
est difficile de parler nettement... et surtout d'éviter des
fuites. Or, je ne voudrais pas provoquer une nouvelle affaire au
sein du gouvernement. La France a besoin de calme... mais aussi
d'une bonne gestion.
Dois-je vous rappeler mes
alarmes successives sur les difficultés de financement interne et
externe de notre économie, en raison de la structure et du déficit
du Budget 1982, mais aussi en raison de la nécessité de soutenir
l'investissement ? Dans ces conditions, il n'est pas raisonnable de
prendre des mesures dont la philosophie sous-jacente est qu'il
existe des possibilités illimitées de financement sur le marché des
capitaux et des trésors cachés dans les banques. A moins de se
laisser aller à un recours excessif à la création monétaire, ce qui
est une menace constante et très dangereuse.
Le lundi 17 mai, à mon
retour, je solliciterai une audience du Président de la République
afin qu'il puisse tirer, avec vous-même en tant que chef du
gouvernement, les conséquences d'un désaccord aussi fondamental.
Car ce que je vous propose aujourd'hui comme principes directeurs
de financement, est, je dois le souligner, dans le droit fil de la
décision de nationaliser à 100 %. Je ne reviens donc pas en
arrière. Je suis tout simplement logique avec les orientations que
nous avons choisies. C'est donc bien, à travers le financement
1982, une question de principe qui engage l'avenir et conditionne
la réussite de notre expérience. »
Il ajoute à la main : «
Désolé de ce désaccord, mais la question est vitale. Amicalement.
»
Sa démission est donc sur la table. Cette longue
lettre, visiblement écrite pour être rendue publique au cas où il
aurait à quitter le gouvernement, oblige Pierre Mauroy à lui
répondre le jour même par une longue missive remarquable et pleine
de subtilité — sans doute rédigée par Jean Peyrelevade —, dont il
envoie aussi copie au Président :
« Les décisions que j'ai
prises l'ont été après une large concertation interministérielle,
plusieurs réunions tenues sous la responsabilité de mon cabinet, et
un comité que j'ai moi-même présidé le 30 avril. Cette préparation
se situait dans un contexte économique et budgétaire difficile.
Pour contribuer à la relance de l'investissement privé, il
convenait de faire un geste en faveur des entreprises, notamment du
secteur privé. L'allégement de la taxe professionnelle et des
charges sociales que j'ai finalement retenu, sensiblement moins
élevé que celui que vous souhaitiez, rendait d'autant plus délicat
l'équilibre en recettes et en dépenses du collectif (...). Pour ces
différentes raisons, et en l'absence de toute proposition réelle
d'économies budgétaires, je ne puis donc que maintenir les termes
de l'arbitrage que j'ai rendu.
Reste l'avenir, et notre
philosophie du financement du secteur public, industriel et
bancaire, qui me paraît être de loin la question la plus
importante. Je ne voudrais pas, de ce point de vue, que vous vous
mépreniez sur le sens de mes décisions.
Je suis d'accord avec le
principe que vous affirmez, suivant lequel il revient à
l'actionnaire de combler les pertes et de rétablir les fonds
propres. Ces pertes, pour l'année 1981, se montent à 4,5 milliards.
L'État, à peine devenu actionnaire et alors même que l'arrêté des
comptes 1981 vient tout juste de se produire, en couvre
immédiatement les deux tiers. Je connais peu d'actionnaires privés
qui fassent aussi rapidement leur devoir.
Il revient aux chefs
d'entreprises publiques de faire également le leur, et de retrouver
le plus vite possible un équilibre d'exploitation satisfaisant. Dès
lors qu'ils déploieront en ce sens les efforts voulus, je
continuerai, pour ma part, à faire que l'Etat remplisse ses
responsabilités d'actionnaire.
Je partage également votre
analyse sur la situation des banques françaises, qui sont des
entreprises comme les autres, soumises aux mêmes règles
d'équilibre. Je vous assure que je suis pleinement conscient des
conséquences que pourrait avoir une détérioration de leur crédit à
l'étranger. Il n'est donc pas question de mettre en danger
l'ensemble de notre système bancaire par des décisions
unilatérales. Nous sommes simplement tous d'accord sur le fait que
le système bancaire français peut participer davantage, et mieux,
au financement de l'investissement industriel, notamment dans le
secteur public. Vous avez donc reçu un mandat de négociation pour
voir avec les responsables des banques nationalisées comment elles
pouvaient raisonnablement participer à cet effort, par exemple en
vendant certaines de leurs participations ou en mobilisant les
indemnisations de nationalisation auxquelles elles peuvent
prétendre. Il vous revient de mener les discussions correspondantes
et de m'en rendre compte, les chiffres qui ont été articulés
n'ayant à ce stade qu'un caractère indicatif.
Je tire enfin de cette
situation deux conclusions : la première est qu'il est évident que
dans toutes les lois de finances à venir, et dès la préparation du
Budget 1983, puis celle du collectif de fin d'année, le financement
satisfaisant des entreprises publiques doit constituer pour le
gouvernement une priorité décisive ; la seconde est la difficulté
extrême où nous sommes de procéder à des économies budgétaires a
posteriori. Je suis donc tout à fait convaincu que c'est dès la
préparation du Budget 1983 que nous devrons procéder aux arbitrages
nécessaires, si douloureux soient-ils, afin de dégager les sommes
nécessaires au bon développement du secteur public. Je ne doute pas
de rencontrer votre accord sur ces principes, et de votre aide
efficace pour leur mise en œuvre. »
Pierre Mauroy ajoute à la main : « Je crois vraiment que nous pouvons faire l'économie d'un
désaccord. Amicalement. »
Delors n'est plus démissionnaire.
Pierre Mauroy se révèle jour après jour un Premier
ministre subtil et fidèle, soucieux de remplir son rôle sans en
faire un tremplin pour une autre ambition. Mais sa façon de
gouverner, par des réunions successives aux conclusions
approximatives et changeantes, a de quoi stupéfier un Jacques
Delors qui a connu, en d'autres temps, un Matignon moins
désordonné.
Au-delà des questions techniques, cet incident
révèle un mal plus profond : il est peu admissible qu'un ministre
et un Premier ministre se parlent si peu et se comprennent si
mal.
Samedi 8 mai
1982
L'anniversaire de la fin de la Seconde Guerre
mondiale redevient jour férié et chômé.
Encore une impolitesse américaine : dans une
nouvelle lettre-circulaire, Ronald Reagan entend imposer aux Sept
un agenda pour Versailles et pour le Sommet de l'OTAN qui aura lieu
finalement à Bonn, au lendemain de Versailles, comme si le
Président américain était lui-même l'hôte des deux instances.
François Mitterrand et Helmut Schmidt apprécient!
« Un accord doit être trouvé
à Versailles, écrit-il, sur une
politique commune des crédits envers l'URSS. » Il en fait la
condition d'une attitude plus souple des États-Unis sur le «
contrat gaz » (« un succès dans ce domaine
permettra d'aborder dans de meilleures conditions d'autres aspects
des relations économiques Est/Ouest »). Il souhaite
également discuter des grands sujets politiques et évoquer la
nécessité d'un effort particulier auprès des jeunes générations.
Les questions des relations Nord/Sud et de l'énergie ne sont
évoquées qu'en une seule et brève phrase au début de la
lettre.
Pour le Sommet de Bonn, Reagan propose trois
thèmes: célébrer les valeurs de l'Alliance et sa vitalité,
symbolisée par l'adhésion de l'Espagne ; répondre avec une
résolution renforcée au comportement soviétique menaçant; confirmer
l'engagement de faire progresser le contrôle des armements. Il
considère enfin qu'il serait souhaitable de parler de la Pologne et
de l'Afghanistan.
« Nous ne devrions laisser
planer aucun doute sur le fait que nous partageons une perception
commune de la conduite internationale soviétique, et conforter
notre position selon laquelle des relations constructives Est/Ouest
ne peuvent être basées que sur l'adhésion mutuelle aux principes de
retenue et de responsabilité.
A cette fin, nous devons
améliorer nos capacités de dissuasion vis-à-vis de toute agression
ou intimidation soviétique.
Pour cette raison, je
propose que ceux d'entre nous qui participent à l'organisation
militaire intégrée de l'OTAN adoptent à Bonn, en annexe à la
déclaration du Sommet, un document soulignant notre résolution
d'améliorer nos efforts de défense conventionnels, en tant que
contribution essentielle à la dissuasion de l'Alliance.
»
Le dernier paragraphe, qui ne concerne pas la
France, n'a même pas été rayé du modèle standard !
Qui prépare ce genre de lettres ? Qui se permet de
penser que l'ordre du jour, décidé à Sept il y a un mois, pourrait
être dicté aujourd'hui de Washington? La grossièreté de la forme
est telle que le fond lui-même ne peut être discuté
sereinement.
Dimanche 9 mai
1982
Violents bombardements israéliens contre des bases
palestiniennes au Sud-Liban. Et réciproquement.
Devant 150 000 personnes réunies au Bourget pour
le centenaire de l'École laïque, Pierre Mauroy prononce un discours
modéré, conformément à la stratégie arrêtée avec Alain Savary : «
Y aura-t-il dans ce pays maintien de la
liberté de l'enseignement ? La réponse est oui. Y aura-t-il dans ce
pays le droit à l'existence d'un enseignement privé ? La réponse
est oui. Allons-nous maintenir telles quelles les formules
actuelles qui associent au service public des établissements privés
qui ne sont pas tenus d'en respecter toutes les obligations ? La
réponse est non. Allons-nous du jour au lendemain, de façon
autoritaire, changer cette situation ? La réponse est non. Il n'est
pas dans nos intentions de résoudre ce problème dans la
précipitation et dans le dogmatisme (...). La mise en œuvre
progressive d'un véritable service public de l'Education ne sera
pas décrétée, mais négociée. »
Le Président Reagan formule publiquement les
propositions contenues dans sa lettre d'hier. Il avance une date
pour la reprise des discussions avec les Soviétiques. C'est la
première fois, depuis qu'il est Président, qu'il fait des
propositions de négociations aux Soviétiques.
D'après Robert Armstrong, Margaret Thatcher a
rabaissé ses prétentions. Elle ne veut plus que 1 008 millions
d'écus pour 1982. Belle précision... Mais c'est encore beaucoup
trop !
Lundi 10 mai
1982
Jacques Delors communique au Président de la
République son échange de lettres avec Pierre Mauroy sur le
financement du secteur public. Il ajoute : «
Avec l'accord du Premier ministre, je transmets au Président
l'échange de correspondance que j'ai eu avec le chef du
gouvernement. En agissant ainsi, je ne souhaite nullement provoquer
un superarbitrage, mais vous soumettre les éléments d'une
importante discussion de principes sur l'avenir du secteur public
élargi, tant industriel que bancaire...»
Le Président laisse le Premier ministre décider.
«Ceci est de la compétence gouvernementale.
L'Élysée ne doit pas s'en mêler. »
Le Premier ministre confirme sa décision : les
banques devront faire un effort aussi important que possible ; mais
ce financement devra rester confidentiel, pour ne pas affoler le
marché des changes qui y verrait le signe d'un certain laxisme. On
a nationalisé les banques et on s'en sert comme d'un substitut à
l'impôt : à ne pas refaire.
Mardi 11 mai
1982
Le Président, piqué au vif de voir Ronald Reagan
se comporter en maître de son Sommet, lui répond sèchement : «
L'ordre du jour est décidé collectivement par
les sherpas et pas par vous. Et si quelqu'un doit décider, c'est
l'hôte, c'est-à-dire la France. » Ce long texte trace le
cadre du Sommet à venir. Il annonce en outre que Pierre Mauroy
présidera la délégation française au Sommet de l'OTAN à Bonn.
« Comme vous, je suis
convaincu que la paix, la prospérité et la sécurité sont
indivisibles. Nous sommes l'un et l'autre soucieux de progresser, à
l'occasion de ces rencontres, dans la voie de la solidarité dans
tous les domaines. En tant qu'hôte du Sommet des pays
industrialisés à Versailles, j'insisterai d'ailleurs
particulièrement sur la nécessité d'éviter tout affrontement entre
des pays que tout doit rapprocher.
Bien que, sur la plupart des
sujets, mes propres réflexions rejoignent ou complètent les vôtres,
je crois utile, à mon tour, de vous préciser la façon dont
j'envisage le Sommet.
Pour le commerce, je crois
comme vous que nous devons résister aux pressions protectionnistes.
Il y va de notre commune prospérité. Cela implique, entre autres,
une bonne préparation de la prochaine réunion ministérielle du
GATT. Il me paraît aussi souhaitable qu'un échange de vues très
franc ait lieu à Versailles sur les problèmes commerciaux,
notamment en ce qui concerne le degré d'ouverture de nos
économies.
Il est indispensable que
nous parvenions dès le Sommet de Versailles à une meilleure
concertation entre nos politiques économiques. J'ai déjà eu
l'occasion de vous dire de vive voix, en mars dernier, combien la
stabilisation des taux de change et des taux d'intérêt me paraît
nécessaire, et je n'y reviendrai donc pas en détail ici. Il serait
important de parvenir à Versailles à un accord sur ce point et de
poser les premiers jalons d'une concertation entre les grandes
monnaies. Au-delà, il serait utile de réfléchir à la mise en œuvre
d'une croissance concertée de nos économies, fondée sur les
formidables ressources que laissent entrevoir les nouvelles
technologies.
S'agissant des relations
Nord/Sud, je me permets d'insister auprès de vous, mon cher Ronald,
pour vous demander de réexaminer d'ici le 4 juin prochain cette
question très importante. Lors de la conférence de Cancún, en
effet, un engagement politique solennel commun avait été pris de
contribuer au plus tôt, dans le cadre des Nations-Unies, au
lancement des "Négociations Globales". Depuis, les discussions
entre experts n'ont pas permis d'aboutir à un accord sur la
procédure de leur déroulement. Récemment, les pays du groupe des 77
ont présenté, grâce à l'action des plus modérés d'entre eux, un
texte commun qui contient de très substantielles concessions,
notamment sur le nécessaire respect de la compétence des
institutions spécialisées, auquel je suis comme vous très attaché.
Ma conviction profonde est que les quelques problèmes encore en
discussion peuvent être réglés positivement.
Vous évoquez brièvement la
question de l'énergie, et il ne semble pas en effet qu'elle doive
être au premier plan le mois prochain. Nous pourrons cependant
confirmer la nécessaire poursuite des efforts de diversification et
d'économies et manifester notre disponibilité à engager une
coopération avec tous les pays intéressés.
La question des relations
économiques Est/Ouest est d'une nature quelque peu différente, et
mérite un examen approfondi. Chacun de nos pays est placé dans une
position particulière ; aussi, un échange de vues sur les
perspectives économiques des pays de l'Est et sur les objectifs
communs que nous pouvons poursuivre à leur égard est-il nécessaire.
Je constate que des progrès appréciables ont été enregistrés en ce
sens dans le cadre du COCOM. En outre, les discussions en cours sur
la question des crédits me paraissent bien engagées et devraient
permettre d'aboutir à des résultats acceptables par tous à
Versailles.
S'agissant des questions
politiques générales, il va de soi que je souhaite comme vous que
nous ayons à Versailles des conversations informelles et
confidentielles sur les sujets importants du moment. J'ai
personnellement veillé à ce que le programme du Sommet et le cadre
du Grand Trianon favorisent de tels échanges.
En ce qui concerne le Sommet
de Bonn, le Premier ministre du gouvernement français y participera
avec la volonté de manifester l'esprit de solidarité sans faille
qui nous anime à l'égard de l'Alliance, essentielle pour notre
commune sécurité. Tout en occupant une position particulière, la
France comprend et partage le désir des autres pays membres de
témoigner de la solidité des liens qui les unissent à un moment où
les relations entre l'Est et l'Ouest traversent une phase
difficile.
Nous serons amenés à
dénoncer la gravité des attaques que l'Union soviétique a portées
au développement des relations Est/Ouest: atteinte à l'équilibre
des forces, intervention en Afghanistan, incitation directe au coup
d'État militaire en Pologne. Nous devrions saisir cette occasion
pour aller au-delà d'un simple rappel et souligner la profonde
différence de nature qui existe entre l'Alliance atlantique,
association de nations libres, et l'ensemble dirigé par l'Union
soviétique, qui se comporte comme un bloc soumis à une seule
puissance.
En ce qui concerne la
maîtrise des armements, j'ai pris connaissance avec le plus grand
intérêt du discours que vous avez prononcé dimanche dernier sur les
START. J'ai relevé en particulier la perspective d'une reprise
rapide de ces négociations, et votre volonté de parvenir à un
abaissement du niveau des armements stratégiques des États-Unis et
de l'URSS. Il s'agit là d'une initiative très importante, et
j'aurai prochainement l'occasion de le dire
publiquement.
S'agissant de votre souhait
de voir approuver à Bonn un document annexe sur la défense
conventionnelle, la France, qui poursuit pour sa part dans tous ces
domaines un effort important et régulier, ne pourra pas être
engagée par ce texte en raison de notre position particulière
vis-à-vis de l'organisation militaire intégrée. »
Le collectif de printemps est maintenant prêt pour
être discuté demain en Conseil des ministres. Le Président en est
informé par François-Xavier Stasse qui a assisté à toutes les
réunions à Matignon : 5 milliards d'allégement de la taxe
professionnelle ; suppression de la taxe d'habitation pour les
personnes âgées de plus de 65 ans, et réduction de 10 % pour les
locataires d'HLM. L'augmentation d'un point du taux moyen de TVA
financera le débloquage d'une partie de la réserve budgétaire
d'équipements publics (routes, télécommunications...) que divers
ministres réclament. Un taux de TVA supermajoré pour la joaillerie,
envisagé par Laurent Fabius, a provoqué des craintes dans d'autres
secteurs. On y a renoncé.
Pierre Mauroy maintient la contribution des
banques au financement des entreprises publiques tel qu'il l'a
arbitré. Jacques Delors est à Tokyo.
François Mitterrand décide de tenir une conférence
de presse juste après le Sommet de Versailles et avant le Sommet de
l'OTAN. Donc, juste avant la dévaluation ? «
Oui. Je ne veux pas avoir à la commenter, c'est l'affaire du
gouvernement. »
Mercredi
12 mai 1982
Jacques Delors absent, le Conseil des ministres
adopte le collectif budgétaire présenté par Laurent Fabius. La
contribution des banques est annoncée assez discrètement : le
communiqué précise seulement que « le
financement des entreprises publiques se fera dans le respect des
règles de gestion du secteur bancaire ». François Mitterrand
: « Encore faut-il veiller à ce qu'aucune
déclaration ou rumeur intempestive ne vienne accréditer l'idée d'un
circuit de financement privilégié reliant banques publiques et
entreprises publiques sur ordre de l'État. »
Le Conseil évoque aussi la politique de la Santé
et la restructuration de l'industrie chimique. Le remboursement de
l'IVG n'est pas mentionné. Chacun le croit décidé, alors qu'il ne
l'est toujours pas.
Vendredi 14 mai
1982
Le Zaïre rétablit ses relations diplomatiques avec
Israël. Plusieurs pays arabes rompent avec Kinshasa. Jean-Pierre
Cot aimerait bien qu'on en fasse autant, mais à cause des
violations des droits de l'homme perpétrées chez Mobutu !
Ultimes réunions préparatoires à Versailles : les
directeurs politiques des ministères des Affaires étrangères des
Sept s'affrontent sur les crédits à l'Est (ils ne décident rien) ;
les directeurs du Trésor des Sept sur la coopération monétaire (ils
élaborent quant à eux un texte qui sera annexé au communiqué du
Sommet et engagent une réflexion constructive sur les interventions
sur les marchés des changes).
André Rousselet fait travailler chez Havas, par
Nicolaÿ interposé, à la création d'une chaîne cryptée. Il dit en
avoir vu tout l'intérêt pour l'État. Il a raison. Une liberté
durable passe par l'éclatement des monopoles.
Samedi 15 mai
1982
A Rambouillet, dernière réunion préparatoire au
Sommet de Versailles. Robert Armstrong et Bob Hormats conduisent
une offensive, à partir des communiqués des réunions de l'OCDE et
du FMI de la semaine dernière, qui citent l'inflation comme la
principale difficulté, afin d'inverser l'ordre de priorité, dans le
projet de communiqué du Sommet, entre inflation et chômage. Sur le
protectionnisme, le Japonais promet d'annoncer des décisions
positives avant le 1er juin. Sur le
commerce Est/Ouest, Hormats réclame encore qu'il soit mis fin aux
subventions aux crédits accordés à l'URSS. Les autres acceptent ;
la France est isolée.
Voulons-nous participer à ces sanctions ? Si c'est
le cas, mieux vaut les accepter avant Versailles, pour ne pas
donner l'impression de céder en séance aux pressions américaines.
Sinon, le Sommet restera comme le lieu de naissance d'un COCOM
financier plaçant toute la politique des Européens vis-à-vis de
l'Est sous contrôle américain.
Lundi 17 mai
1982
A Luxembourg, discussions entre ministres des
Affaires étrangères sur le communiqué du prochain Sommet de l'OTAN.
Pour Haig, le Sommet de Versailles n'est que le prélude à celui de
Bonn. Les Américains veulent avoir tous leurs alliés derrière eux
avant d'approcher Moscou. Nul, mis à part Cheysson, n'y met le
moindre obstacle.
Claude Cheysson : «
L'Alliance n'est pas un bloc au service des États-Unis. La
déclaration préparée pour le Sommet atlantique de Bonn doit
souligner que l'Alliance, contrairement au Pacte de Varsovie,
réunit des nations libres, sans relation de domination. Le
nécessaire retour à l'équilibre des forces ne doit pas inciter les
États-Unis à prendre une sorte de revanche, à s'engager dans la
voie du blocus économique, ou à instaurer une tutelle sur leurs
alliés. Il s'agit au contraire de favoriser l'épanouissement
progressif des nations dans leur diversité, en Europe, pour sortir
de Yalta. »
Nous sommes les seuls, surtout en ce moment, à
avoir une vision d'ensemble susceptible d'équilibrer la démarche
américaine au sein de l'Alliance. Les Britanniques considèrent à
peu près toutes choses par rapport au conflit des Malouines et
tendent à rejoindre partout les positions américaines, même lorsque
cela comporte pour eux des inconvénients (« Négociations Globales
», crédits à l'URSS). Les Allemands, obsédés par le souci de
préserver leur dialogue avec la RDA, espèrent avant tout que la
reprise des contacts soviéto-américains et le lancement de la
négociation START leur permettront d'élargir leurs relations avec
l'Est. Ainsi, lors du Sommet de Bonn, la RFA souhaite faire
avaliser sa conception du couple « dissuasion-négociation » et
accentuer, avec l'aide des Pays-Bas, de la Belgique et du Danemark,
le dégel des rapports Est/Ouest, bloqués depuis l'invasion de
l'Afghanistan et les événements de Pologne.
Mardi 18 mai
1982
Impolitesse : l'ambassadeur britannique à Paris
vient dire à Pierre Mauroy que si la France cesse de soutenir
l'Angleterre dans l'affaire des Malouines, Margaret Thatcher mettra
fin au projet de tunnel sous la Manche. J'ai du mal à y croire
quand on me rapporte cette démarche. Menace mal venue et en tout
cas superflue : François Mitterrand est décidé à soutenir la
Grande-Bretagne sans limite, contre l'avis de Mauroy et de
Cheysson.
Dégel: dans un discours prononcé devant les
Komsomols, Leonid Brejnev répond à Reagan. Ce qu'a dit le Président
américain « est un pas dans la bonne
direction ». Pour la première fois, l'un donne l'impression
de s'adresser véritablement à l'autre, et non plus seulement de
prendre l'opinion internationale à témoin de sa mauvaise foi. Mais
aucune date n'est encore fixée pour une rencontre.
Bonne surprise : malgré l'échec du Sommet de
Londres, en décembre, et de celui de Bruxelles, en mars, l'accord
se fait entre neuf ministres de l'Agriculture sur dix sur les prix
agricoles. Mieux encore, le ministre britannique n'a pas été
autorisé par les autres à considérer qu'il s'agissait pour lui d'un
intérêt vital lui permettant d'opposer son veto à l'accord. La
fixation des prix prive donc Margaret Thatcher de son seul
instrument de chantage pour obtenir un remboursement de la
contribution britannique au Budget. Cette contribution est, disent
les Neuf, d'un intérêt vital pour l'Angleterre, mais pas les prix
agricoles. Par contre, entre ministres des Affaires étrangères,
aucun accord ne se fait sur le montant de cette contribution.
L'Anglais, Pymm, réclame maintenant 1 500 millions d'écus ; la
décision est renvoyée à la semaine prochaine. François Mitterrand
suit la question de près. Politiquement, il tient absolument à
arriver à un résultat meilleur que celui qu'avait obtenu Giscard
d'Estaing. Le Président : « Le problème de la
présence de la Grande-Bretagne dans la Communauté est posé.
»
Mercredi 19 mai
1982
Partant pour sa première tournée en Afrique,
François Mitterrand fait escale à Alger. De ses conversations en
strict tête à tête, on ne sait rien. Le Président a renoncé à
informer ses collaborateurs.
Jeudi 20 mai
1982
Après deux semaines de consultations entre Londres
et Buenos Aires, Perez de Cuellar reconnaît l'échec de sa tentative
de règlement pacifique du conflit des Malouines.
On va vers une reprise des relations Est/Ouest
dans de nombreux domaines : rencontre au Sommet à l'automne ;
démarrage prochain des START ; une nouvelle session s'ouvre à
Genève sur les Forces nucléaires intermédiaires ; Haig verra
Gromyko le 12 juin à New York; il y a aussi un certaine reprise des
relations économiques, et la perspective d'achats de blé américain
à grande échelle. Chacun des deux Grands recherche ce dialogue par
nécessité : l'économie soviétique va mal ; Reagan rencontre des
difficultés sur le budget militaire et doit faire face à la montée
du pacifisme.
Niamey, première étape de la première tournée
africaine.
Vendredi 21 mai
1982
A Abidjan, le Président donne ses instructions à
Claude Cheysson qui part pour Bruxelles participer demain aux
négociations sur le chèque britannique.
Matignon travaille au plan qui accompagnera la
dévaluation du 12 juin. Très peu de gens sont au courant : moins de
dix. Le principal problème est l'inflation. On se prépare au
contrôle des prix. Pierre Mauroy estime publiquement qu'il faut «
modérer davantage l'évolution des revenus et
des salaires ». Mais on ne touchera pas aux acquis
sociaux.
Alain Savary annonce la titularisation des
assistants non-titulaires, la cessation des créations d'emplois
dans le corps des assistants, un plan de transformation des
assistants en maîtres-assistants, et la poursuite du plan
d'intégration des vacataires.
Les forces britanniques débarquent sur l'île
malouine orientale. Les diplomates anglais exigent des Argentins
qu'ils renoncent à toute revendication sur les îles. Buenos Aires
refuse.
Samedi 22 mai
1982
De Dakar où il arrive dans la soirée, le Président
téléphone encore à Cheysson, arrivé à Bruxelles, pour lui
recommander la plus extrême fermeté face aux Anglais.
Lundi 24 mai
1982
A Bruxelles, durant la nuit, les ministres des
Affaires étrangères s'entendent sur 850 millions d'écus. Pas mal !
Cheysson télégraphie triomphalement au Président :
« La pénible dispute avec
les Britanniques s'est terminée très tard dans la nuit à Bruxelles.
Je n'ai pas cru bon de tenter de vous joindre, car j'estimais être
resté dans le cadre de ce que vous m'aviez dit à Abidjan, puis au
téléphone de Dakar. Arguant du montant de + 400 millions d'écus
accepté en mai 1980 pour l'année 1981 (à payer en 1982), les
Anglais avaient d'abord demandé 1300 pour 1982 (à payer en 1983).
Lorsque vous avez rencontré le Premier ministre britannique, ils
étaient revenus à 1 008, avec une clause d'indexation les
garantissant contre un accroissement de leur déficit. Non sans
peine, nous les avons ramenés d'abord à 875, puis à 850, chiffre
finalement retenu et qui sera inscrit au Budget de 1983.
»
Ce que Cheysson ne dit pas, c'est qu'il a accepté
de payer, en plus, la moitié de la part des Allemands, en échange
de leur soutien sur la somme à rembourser aux Anglais. Genscher ne
voulait d'ailleurs payer que le tiers de sa part, et il a même
indiqué que, les années suivantes, ce serait le quart ! Si la
répartition de la charge entre les Neuf était normale, des 850
millions d'écus, nous ne paierions que 240. Interrogé, Cheysson
prétend que nous paierons en fait 290 ; Chandernagor, qui a été le
spectateur impuissant de tout cela, parle, lui, de 320. Double
erreur : nous paierons 400 millions d'écus, soit plus que Giscard
n'avait payé en 1980 ! Exactement ce que le Président voulait
éviter.
Le Président répond à Cheysson depuis Dakar
:
« J'ai pris connaissance de
la négociation qui a permis de fixer la compensation de la
contribution budgétaire britannique pour 1982 à un niveau de 850
millions d'écus, sensiblement inférieur à celui qui avait été fixé
par l'accord du 30 mai 1980 pour les
années 1980 et 1981, et je vous en félicite. Il va de soi que le
résultat final devra se traduire, pour la France aussi, par un coût
sensiblement inférieur à celui que
représentait pour notre pays l'accord de 1980. Les dispositions
d'application en cours d'élaboration ne devront donc pas faire
ressortir un transfert anormal de cette
charge sur notre pays. En tout état de cause, nous ne saurions en
supporter une part plus importante que celle de la République
fédérale d'Allemagne. Je vous serais reconnaissant de veiller à ce
que le texte final de l'accord soit conforme à ces orientations.
»
Explosion d'une voiture piégée devant l'ambassade
de France à Beyrouth : 11 morts. Un signe clair : nous sommes de
trop ici aux yeux de beaucoup de gens. Quelque chose se prépare
?
Brejnev est mourant. Ni Ronald Reagan ni François
Mitterrand — en tant que Président — ne l'auront rencontré. Le
patron du KGB, Andropov, devient secrétaire du Comité central. Le
signe est net : c'est lui le successeur. Nul ne le connaît vraiment
à l'Ouest. Ce doit être un « dur », vu sa carrière, commencée comme
ambassadeur à Budapest en 1956.
La situation économique du pays est
catastrophique. La productivité s'effondre, la production agricole
stagne. Peut-on espérer, comme Reagan, qu'une restriction des
crédits obligerait l'URSS à choisir entre le beurre et les canons ?
En tout cas s'annonce une période de très grande tension qui ne
pourra qu'aggraver l'affaire des Pershing.
Mardi 25 mai
1982
François Mitterrand est à Nouakchott. Il entend la
version du Polisario de l'affaire du Sahara espagnol.
Un porte-conteneurs anglais est coulé par un
Exocet argentin.
Le ministre israélien des Affaires étrangères,
Shamir, sera à Paris début juin. Ayant appris que le Président
recevra Shimon Pérès, le chef de l'opposition, dans trois jours, il
demande audience. Le Président refuse.
Mercredi 26 mai
1982
Pierre Mauroy est à Beyrouth pour rendre hommage
aux victimes de l'attentat d'avant-hier.
De retour à Paris, discussion avec François
Mitterrand sur la future dévaluation. Il faut obtenir une décote
d'au moins 12 % par rapport au mark et décider d'un programme
sévère contre l'inflation et le déficit extérieur ; bloquer les
prix de détail pendant six mois ; contrôler sévèrement les prix à
la production ; renforcer les économies d'énergie ; encourager les
implantations commerciales à l'étranger et l'expatriation de nos
cadres ; convaincre les opérateurs étrangers du caractère définitif
du réajustement ; limiter le déficit budgétaire à 3 % du PIB par le
vote d'une loi organique sur cette norme.
Entendant cela, le Président prend des notes,
puis, d'un geste qui lui est familier, tapote sur la table, visage
fermé : «On a perdu trop de temps pour
utiliser les moyens qu'on s'est donné. On a nationalisé une partie
de l'industrie sans relancer l'investissement. On a nationalisé le
secteur bancaire sans lui fixer de nouvelles règles du jeu.
»
Visage encore plus fermé, le Président écoute la
suite : « Une dévaluation doit suivre et non
précéder la mise en place d'un nouveau gouvernement, car elle ne
réussira que si elle annonce une nouvelle politique. »
François Mitterrand ne répond pas.
Jeudi 27 mai
1982
Au second Conseil de Défense de l'année, le débat
reprend sur la loi de programmation. François Mitterrand :
« Il nous faut décourager les tentatives de
détournement de notre force de dissuasion par une attaque purement
conventionnelle...
Un examen rigoureux montre
qu'il sera nécessaire de diminuer les effectifs pour éviter d'avoir
une armée mal équipée et mal entraînée. Je suis cependant soucieux
de ne pas bouleverser totalement l'appareil militaire ; aussi cette
diminution des effectifs sera-t-elle limitée et progressive : 35
000 hommes, soit 7 % des effectifs totaux des armées au bout de
cinq ans. Il s'agit d'une décision saine, mais aussi courageuse,
car une telle diminution d'effectifs signifie la remise en cause de
quelques garnisons.
D'ailleurs, de nombreux
représentants de l'opposition, dont Pierre Messmer, qui connaissent
bien les problèmes de l'armement, ont reconnu le bien-fondé de
cette mesure à laquelle il aurait fallu recourir plus tôt. Comme le
dit le ministre de la Défense, "celui qui préfère garder une
garnison en renonçant à un sous-marin nucléaire se trompe
d'époque".
Le souci de maintenir un
équipement moderne pour une armée légèrement réduite en nombre
s'accompagne du souci de maintenir en état nos industries de
recherche et de fabrication d'armements, qui représentent un
intrument de l'indépendance de la France qu'il faut au moins
préserver, voire développer.
Toutes les décisions
nécessaires, de grande dimension, ont été différées sous le
précédent septennat, alors que tous les éléments en étaient
rassemblés et que le besoin n'en était contesté par personne.
»
Versailles se profile à l'horizon. Beryl Sprinkel,
directeur du Trésor américain, me confirme qu'il accepte notre
proposition d'étudier comment stabiliser les taux de change du
dollar, du yen et de l'écu. Cet accord, purement académique, mais
néanmoins hautement symbolique, doit être tenu secret jusqu'au
Sommet.
Le Japon annonce la suppression ou la réduction de
200 obstacles tarifaires. Cela fera illusion avant Versailles. Et
donnera à Suzuki de quoi sauver la face.
Vendredi 28 mai
1982
Pour la première fois depuis octobre dernier,
Pierre Mauroy adresse à François Mitterrand une note expliquant la
nécessité de la rigueur et d'une nouvelle dévaluation. Il y parle
de « changer de vitesse ». En principe,
ni Bérégovoy, ni F.-X. Stasse ni moi ne devrions connaître
l'existence de cette note, pourtant conforme à notre propre
analyse.
A Matignon, certains considèrent l'Élysée comme un
repère de gauchistes. Et le font savoir. Si les deux hommes
n'étaient si proches, la guerre des entourages les auraient depuis
longtemps brouillés.
Nouvelle réunion des directeurs des Affaires
économiques des Sept pour parler des crédits à l'URSS. L'Américain
répète qu'on doit relever les taux du crédit à l'URSS et limiter le
volume global des crédits accordés : c'est d'un vrai blocus qu'il
parle. La Grande-Bretagne, qui serait très pénalisée économiquement
par cette décision, est pourtant prête à l'accepter ; le Canada et
le Japon sont heureux : ils y gagnent ; la RFA et l'Italie s'y
rallient avec réticence. La France s'y oppose.
On en reste à une solution boiteuse : le compte
rendu des discussions de ce groupe sera tenu à la disposition des
chefs d'État et de gouvernement à Versailles.
Les États-Unis veulent obtenir quelque chose à
Versailles. Mais quoi ? Les ministres des Affaires étrangères en
parleront au dîner du vendredi, les chefs d'État au déjeuner du
samedi. Est-ce suffisant ? Les Américains rassurent : ils n'ont nul
besoin que tout cela soit débattu au Sommet ni même inscrit dans le
communiqué. Méfions-nous...
Parlant devant des journalistes américains,
François Mitterrand n'exclut pas une réunion monétaire après
Versailles. Naturellement, la chose ne passe pas inaperçue.
Claude Cheysson répond au Président à propos du
chèque britannique :
« A Bruxelles, nous n'avons
accepté qu'une directive. La Commission est chargée de proposer les
mesures précises qui seront soumises au Conseil de fin juin, seul
habilité à prendre une décision exécutoire.
Je rappelle en effet que
notre réunion des Dix ministres était informelle, comme l'avait
prévu le Conseil européen de Londres. Ses conclusions doivent être
transposées sous forme de décisions de principe, décisions qui
s'inscriront elles-mêmes dans le Budget de 1983, le moment venu (à
l'automne).
Les dangers que vous
rapportez ont été examinés longuement lors de notre discussion. Je
me suis prémuni — et avec nous les Pays-Bas, la Belgique, le
Danemark — en précisant et répétant à gogo que tout se traiterait
dans le cadre du Budget, selon les règles budgétaires, avec la clef
budgétaire habituelle. Le chiffre allemand a été précisé (150
millions) et figure au procès-verbal. Il ne pouvait être inscrit
dans la directive, mais je vous assure que tous les points sont
couverts et le resteront. Cela ne peut différer des décisions
exécutoires, car aucune n'est prise. Et le front des Neuf tiendra,
je pense. Sinon, tout sera bloqué. »
Peu convaincant.
Dans sa prochaine conférence de presse, le
Président souhaite annoncer la création d'une quatrième chaîne de
télévision afin de répliquer sur le terrain des libertés à la
droite qui l'accuse de préparer le totalitarisme.
Samedi 29 mai
1982
Un journal américain reproduit de façon inexacte
les propos tenus vendredi par François Mitterrand : il fait dire au
Président qu'il est pour la dévaluation du franc. Heureusement,
lundi, c'est la Pentecôte, et plusieurs marchés seront
fermés.
Dimanche 30 mai 1982
L'Espagne devient le seizième membre de l'Alliance
atlantique. Elle est entrée dans l'OTAN avant d'entrer dans le
Marché commun.
La pression américaine sur les crédits à l'URSS ne
se relâche pas. Alexander Haig écrit à Claude Cheysson :
« Mon gouvernement considère
comme vital d'arriver à un accord sur la restriction des crédits
garantis et officiels à l'URSS. Je regrette qu'avant-hier, le haut
fonctionnaire français ait refusé cette fixation d'un plafond en
volume. J'espère que nous pourrons œuvrer ensemble aux progrès
indispensables afin que le prochain Sommet soit un succès.
»
C'est de plus en plus explicite : les Américains
veulent la fixation d'un plafond en volume. Qui répartira alors ce
volume des crédits à l'Est entre les différents exportateurs, sinon
les États-Unis ?
Lundi 31 mai
1982
Le Président est à Solutré. Un rituel s'instaure.
Devant des journalistes locaux, il improvise une conférence de
presse. On l'interroge sur le franc. Haussement d'épaules.
Un des témoins du petit déjeuner, Flora Lewis, à
qui je téléphone depuis Solutré, accepte aimablement de contredire
demain l'article de son confrère sur le franc, paru samedi dans le
même journal.
Washington et Moscou annoncent l'ouverture de
négociations sur les armements stratégiques. Andropov va recueillir
les fruits du dernier geste de Brejnev. Mais qu'en fera-t-il
?
Mardi 1er juin 1982
Le déficit commercial, depuis le début de l'année,
atteint 30 milliards de francs. Désastre ! A ce rythme, c'est la
faillite assurée dans moins d'un an. Et la prochaine dévaluation ne
fera, dans un premier temps, que renchérir les importations et
réduire la valeur des exportations. Où allons-nous ?
Notre industrie est décidément beaucoup moins
compétitive que nous ne l'avions cru en arrivant.
Les États-Unis veulent faire de la prochaine
réunion ministérielle du GATT, en novembre, le point de départ d'un
« Reagan round » portant notamment sur l'agriculture et les
services. Pas question pour nous d'accepter : la Politique agricole
commune de l'Europe n'y résisterait pas.
L'ambassadeur De Commynes, qui m'aide à
l'organisation logistique du Sommet de Versailles, croise dans un
bureau André Bercoff, auteur, sous le pseudonyme de Philippe de
Commynes, d'un livre de politique-fiction sur les élections
présidentielles.
« Pourquoi ne m'avez-vous pas
demandé l'autorisation d'utiliser mon nom ?
— Heu... Je ne vous ai pas
trouvé!
Réponse somptueuse :
— Nous, les Commynes, sommes
dans l'annuaire ! »
Ultime réunion des sherpas à trois jours du Sommet : il est convenu
qu'aucun communiqué politique ne sera préparé à l'avance ; si
nécessaire, on le fera sur place. Tout semble « sous contrôle
».
A l'Élysée, le Président reçoit Margaret
Thatcher.
François Mitterrand : « La
solidarité avec la Grande-Bretagne est un des rares points solides
pour la France dans le monde troublé où nous sommes. »
On parle Malouines, crédits à l'Est, URSS,
Pershing. Sur le chèque, le Président: « L'accord de Bruxelles est excellent si chacun en paie sa
juste part. » Curieusement, Mme Thatcher semble ne pas
comprendre la merveilleuse traduction de Christopher
Thierry...
La France participe désormais à deux forces
multinationales : la FINUL, au Liban, et la Force multinationale
dans le Sinaï.
Formation d'un nouveau gouvernement à N'Djamena
sous le contrôle de Goukouni, dont le Premier ministre est M.
Djidingar, avec la bénédiction des Libyens. Hissène Habré guerroie
dans le Nord.
Mercredi 2 juin
1982
Pierre Mauroy rencontre Kaddoumi et lui dit qu'il
souhaite recevoir Yasser Arafat à Paris. Celui-ci se trouve à
Beyrouth, au milieu de ses hommes, véritable maître de la ville et
du Sud du pays.
Mouvement à Matignon. Robert Lion ayant été nommé
à la Caisse des Dépôts, son adjoint, Michel Delebarre, lui succède
à la tête du cabinet du Premier ministre. Un politique succède à un
haut fonctionnaire. Marceau Long prend la direction d'Air Inter;
déjà, il est prévu qu'il ira plus tard à la vice-présidence du
Conseil d'État, après Pierre Nicolaÿ, lequel quittera dans un mois
la direction de Havas pour le Palais-Royal. Il sera remplacé à
l'agence par André Rousselet. Jacques Fournier succède à Marceau
Long comme secrétaire général du gouvernement. Il lui faut un
successeur comme adjoint de Pierre Bérégovoy : douze candidats
postulent, dont Jean-Louis Bianco et Christian Sautter.
Il faut aussi un successeur à André Rousselet.
Jean-Claude Colliard, son adjoint, s'impose.
Jeudi 3 juin
1982
Attentat contre l'ambassadeur d'Israël à Londres.
Begin menace de réagir au Liban. Les Américains semblent entrés en
intenses conciliabules avec Tel Aviv. Quelque chose se prépare-t-il
?
Vendredi 4 juin
1982
Répondant à des lettres de protestation émanant
d'associations familiales, Yvette Roudy expose une série
d'arguments en faveur du remboursement de l'IVG, le principal étant
la justice sociale.
Le Sommet de Versailles commencera ce soir par un
dîner. Ronald Reagan est à Paris. Il déjeune à l'Élysée avant de
rejoindre les autres participants à Versailles. Nous passons à
table tout de suite, sans entretien préalable. François Mitterrand
évoque la situation en Pologne et demande son avis à son hôte.
Reagan sort ostensiblement des petites fiches rectangulaires de sa
poche intérieure gauche, les compulse, trouve visiblement la bonne,
la lit à haute voix, puis s'interrompt... Silence. Le Président
français, surpris, passe à l'Afghanistan. Même manège. Nouveau
silence. On passe à la guerre entre l'Iran et l'Irak. Là, Reagan
feuillette ses fiches, ne trouve rien, les replace dans sa poche.
Silencieux et souriant, il se remet à manger. Après un assez long
moment, le général Haig répond à sa place.
L'après-midi, après avoir constaté que le franc
est au plancher du SME, on part pour Versailles. Le spectacle y est
surréaliste.
Dans les sept pays ici réunis, il y a cinq
millions de chômeurs de plus qu'en juillet dernier ; la croissance
mondiale est nulle, au lieu des 1,25 % prévus ; au Liban, la guerre
gronde ; en Europe, la guerre froide risque de se durcir ; en
France, la dévaluation est pour dans huit jours. Et l'on s'apprête
à se disputer sur les taux de crédits à l'URSS dans le château du
Roi-Soleil, somptueusement rénové !
Au Trianon, le premier dîner des Sept — qui sont
neuf, Thorn et Martens étant là !... — est l'occasion d'une
conversation très générale. Au menu : Moyen-Orient et négociations
Est/Ouest.
Après ce dîner, François Mitterrand me fait
appeler dans l'appartement qu'il occupe à Trianon. On discute des
communiqués en cours de négociation, de la dévaluation de la
semaine prochaine, du plan de rigueur en voie d'élaboration. Nous
passons plus d'une heure à mettre au point le plan de table du
grand dîner du surlendemain, dans la Galerie des Glaces. Trois
cents personnes à placer. Deux doivent être particulièrement bien
traitées : un célèbre avocat parisien et sa femme qui ont fait le
siège des mille et un secrétariats possibles pour être invités. Ils
ont fini par l'être. L'avocat écrira quelque temps après un livre
dans lequel la réussite du Sommet de Versailles apparaîtra comme
son œuvre, l'occasion pour lui de mener à bien de délicates
négociations et de subtiles médiations. Alors qu'il ne fut que le
figurant muet d'un dîner de trois cents couverts, qu'il passa assis
entre la femme d'un haut fonctionnaire japonais et celle du
conservateur du Château. Prodiges de l'imagination
littéraire...
Samedi 5 juin
1982
Petit déjeuner au Trianon. Jacques Delors n'attend
rien des Américains. Moi non plus. Il m'explique que la prochaine
dévaluation doit être accompagnée de coupes budgétaires et d'un
blocage des prix. Indiscutable.
Le Sommet commence dans une des salles du premier
étage où trône le tableau de David représentant le couronnement de
Napoléon. Chaque délégation est composée de trois personnes, deux
ministres et un sherpa. François
Mitterrand explique l'œuvre d'art à ses hôtes : « La mère de Napoléon est représentée sur le tableau,
mais, en réalité, elle n'était pas là. Elle a refusé d'y être en
prononcant la phrase célèbre : "Pourvu que ça dure. " Cela me fait
penser à nos sociétés. Il nous faut changer le monde. C'est notre
responsabilité à nous qui sommes riches, et ne pas se contenter de
dire : "Pourvu que ça dure! "»
Le Président passe à son rapport sur l'emploi et
la technologie, préparé depuis un mois par trois experts, Yves
Stourdzé, Érik Arnoult (l'écrivain Erik Orsenna) et Jean-Hervé
Lorenzi :
« Si nous réussissons, par
notre action commune, à entreprendre ces projets, aurons-nous
résolu les problèmes que nos sociétés affrontent? Assurément non ;
le progrès technique n'assure pas par lui-même le progrès
économique et le progrès social. Il ne peut qu'y concourir, dans
les sociétés qui sauront le mettre au service d'une volonté
politique. Il restera bien du chemin à faire pour établir une
croissance équilibrée et juste, pour en finir avec toutes les
formes de misère et de servitude : il nous faudra reconstruire un
système monétaire stable, procurer aux entreprises les moyens d'un
financement peu coûteux, imaginer des rapports économiques et
politiques équitables entre les continents, éliminer tous les
obstacles au commerce. Il nous faudra enfin, et c'est l'essentiel,
permettre à chaque homme d'utiliser
librement le temps que le progrès
dégagera.
Nous aurons alors rempli
notre rôle de gouvernants. Chacun aura ensuite plus de moyens
matériels à sa disposition pour vivre à sa façon la condition
humaine, avec ce qu'elle a de limité et d'exaltant, d'inachevé et
de grandiose, de fugitif et d'éternel. Nous aurons seulement, pour
ce qui nous concerne, en prenant à bras le corps les problèmes qui
nous assaillent et en accélérant leurs solutions, assuré à nos
nations l'essentiel: la confiance en elles-mêmes.
S'il est des domaines où
notre accord est difficile, il en est où nous pouvons avancer. J'ai
retenu celui de la technologie.
Si nous ne pouvons éviter la
crise actuelle liée à la transition technologique, nous pouvons
raccourcir cette transition. Je crois au rôle de l'initiative et de
la création. Il faut lancer des grandes aventures comme au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Mon pays est un de ceux qui
ont le moins de succès contre l'inflation, mais nous avons la plus
forte croissance. Il y a beaucoup d'expérience à tirer des uns et
des autres. Ceci permettra de donner à la jeunesse le goût d'un
idéal. »
François Mitterrand conclut son rapport en
déclarant : «Nous sommes des
démocraties fondées sur des valeurs d'échange,
de communication et de culture. »
Suzuki : La technologie a permis d'élever la productivité du
travail. Le rapport de François Mitterrand a su finement dégager la
relation entre croissance, emploi et dynamisation de l'être humain.
Au Japon, la robotisation s'effectue sans heurts. En 1985 se
tiendra l'Exposition technologique au Japon. Je lance un appel
vibrant pour que, comme l'a proposé François Mitterrand, nous
coopérions. Nous devons établir un groupe de travail dans tous ces
domaines. Le Japon est prêt à coopérer dans les domaines suivants :
biologie, nucléaire, espace, énergies renouvelables. Le Président
François Mitterrand a raison de souligner les dangers de
l'uniformisation des cultures. Prenons le commerce comme autre
exemple : c'est une fois reconnue la position de l'autre que l'on
peut définir une coopération technologique et commerciale. Nous
avons à optimiser ensemble la technologie.
Helmut Schmidt :
Vous avez enrichi les grands thèmes de nos
réunions. Je suis très heureux que nous fassions connaître dans le
communiqué notre accord sur votre rapport. Mais vous oubliez
l'essentiel: la démographie. On a assisté au passage de 2 à 6
milliards d'hommes au cours de ce XXe siècle. C'est pour moi un problème essentiel (...).
Le groupe de travail doit étudier la relation
entre technologie, population et épuisement des
ressources.
Margaret Thatcher, qui
fut ingénieur-chimiste, se sent à l'aise avec ces sujets :
La science a toujours créé beaucoup plus
d'emplois qu'elle n'en supprime. Or le premier effet des nouvelles
technologies est de réduire les emplois, mais, comme le dit
François Mitterrand, la transition ne doit pas faire
peur.
Spadolini : Nous devons relever ce défi. Cela exigera des sacrifices.
Le thème des nouvelles énergies est essentiel. Le thème de la
technologie est un thème central. Les libres forces du marché
donneront l'impulsion.
Pierre Trudeau : Nous savons
que les deux précédentes révolutions ont entraîné des crises.
Évitons-en une troisième. Il y a une question morale derrière ce
rapport.
François Mitterrand :
La charge la plus lourde en France est due aux
dépenses sociales. L'État paie des dépenses dont il ne décide pas
(...). Les biotechnologies vont bouleverser les données de santé en
réduisant les dépenses dans ce secteur. C'est l'enjeu essentiel. Le
développement de l'agriculture du Tiers Monde permettra de changer
la nature de notre développement...
Ronald Reagan
prend la parole pour lire une longue note
très caustique: Dans les années 30, le
Président Roosevelt avait fait faire une étude de ce genre pour
tenter de savoir ce que donnerait le développement scientifique
dans les vingt-cinq années à venir. Ce document, si on le relit
aujourd'hui, ne mentionne ni la télévision, ni le rôle des matières
plastiques, ni les avions à réaction, ni les transplantations
d'organes, ni même quelque chose d'aussi simple et d'aussi banal
que le stylo à bille que je tiens à la main... Nous ne pouvons pas
prédire ce que les vingt-cinq années futures nous apporteront comme
nouveautés et, par conséquent, il nous est impossible d'étudier les
conséquences des innovations technologiques sur la société de
demain. Nous n'avons pas peur de la technologie et nous n'avons pas
à craindre que les innovations scientifiques ou technologiques nous
amènent le chômage. On aurait pu redouter que l'automatisation du
téléphone aux États-Unis, en faisant disparaître les standardistes,
n'augmente le taux de chômage féminin. Mais les femmes ont tout
simplement trouvé du travail dans d'autres secteurs de l'économie.
Tout ce qui concerne la recherche est, aux États-Unis,
essentiellement du ressort du secteur privé, et je ne vois pas ce
que l'on peut faire ici à ce sujet.
Malgré cette douche froide, un groupe de travail
est créé pour étudier en commun des projets de haute technologie.
S'ensuivront dix-huit opérations concrètes, en particulier un
réseau de biotechnologies de pointe et un programme franco-japonais
sur les robots. Là se trouve la genèse d'Eurêka.
On passe à la situation économique.
Helmut Schmidt :
Selon les prévisions de l'OCDE, dans nos sept
pays, le PNB en 1982 sera égal à celui de 1981. Nos économies
déraillent. Mais il existe des lueurs d'espoir: les prévisions pour
1983 sont plus favorables, les prix commencent à baisser, les
balances de paiements s'améliorent. Nous dépendons d'une
consultation efficace entre nous. Notre alliance politique dépend
de notre force économique. Nous devons parler ici de notre
responsabilité conjointe de la stabilité en matière de commerce et
de monnaie. Les taux d'intérêt trop élevés sont inacceptables; leur
niveau aux États-Unis (6,5 %) est le plus élevé depuis un siècle ;
et nous ne pouvons que nous aligner sur les taux d'intérêt
américains, cette politique nous lie. Seule une réduction du
déficit budgétaire américain permettra une baisse de ces
taux.
Ronald Reagan réplique,
toujours en s'aidant d'une note : Nous sommes
tous confrontés au chômage. C'est la huitième récession depuis la
Seconde Guerre mondiale (...). Aux États-Unis, on diminue les
dépenses gouvernementales. Nous n'avons pas pu aider l'industrie
automobile, le bâtiment et les travaux publics. Nous avons
aujourd'hui, en même temps, un maximum de chômeurs et un maximum de
gens au travail, en raison de la situation de nos sociétés: les
femmes travaillent de plus en plus. 800 000 Américaines ont trouvé
un emploi en un an. Les taux d'intérêt sont élevés pour des raisons
psychologiques. Il y a encore de grandes menaces erratiques devant
nous. Nous devons lancer une étude sur les taux de change. Les taux
d'intérêt n'ont pas suivi, en raison du pessimisme financier, car
notre Congrès est retombé dans son ornière budgétaire. Nous
essayons de lutter contre cette tendance. Nous voulons faire
décroître le déficit budgétaire (...). Nous allons nous en tenir au
programme mis en place.
Pierre Trudeau
l'interrompt : Le temps commence à manquer.
Nos pays vont s'effondrer. Je vous le demande, Ronald, sur la
réduction du Budget, comment parviendrez-vous à convaincre le
Congrès?
Ronald Reagan répond,
cette fois de manière improvisée : Depuis
cinquante ans, le pouvoir au Congrès appartient aux démocrates.
Aussi les dépenses augmentent-elles. Certes, il faut stimuler
l'économie pour lutter contre le chômage. Mais les aides publiques
ne sont que des piqûres de cocaïne qui ne résolvent rien. Chez
General Motors, 20 000 employés ne servent qu'à suivre les règles
fixées par l'État. Cela est un frein à la compétitivité. Les taux
d'intérêt sont trop hauts à cause de la cocaïne des aides publiques
antérieures. Nous voulons réduire les aides, sauf pour les
personnes réellement nécessiteuses. Mercredi prochain, le Congrès
devrait voter le Budget en réduisant le déficit. Deux cents
millions d'heures de travail bureaucratique inutiles vont être
supprimées. Il existe déjà des signes de reprise. Dans les mois à
venir, les mises en chantier vont croître. Ceci se traduit par la
hausse de la capacité du privé à créer des emplois. General Motors
a pu récemment remettre au travail des ouvriers en chômage
technique. »
Il a dit cela avec une telle conviction que
François Mitterrand conclut :
Nous sommes au moins deux à dire que nous ne
voulons pas changer de politique!
Au cours du déjeuner, la discussion tant attendue
s'engage sur les crédits à l'Est. Reagan réclame un contrôle du
volume total. François Mitterrand
réplique : Nous ne pouvons pas accepter que
vous mettiez en place une sorte de COCOM financier avec un contrôle
a priori de nos exportations et, en fait, une première sélection de
toutes les opérations, selon un critère politique. C'est
inacceptable pour nous.
Helmut Schmidt renchérit
: Dès le début de ces négociations, nous vous
avons dit que cette affaire du commerce Est/Ouest nous paraît
secondaire. Il est beaucoup plus important de renforcer la cohésion
de l'Occident, et, pour cela, il faut que vous modifiiez votre
politique monétaire. Vous vous livrez
à un chantage entre taux de crédit et
gazoduc. Nous autres Européens, nous lançons un appel à la raison. Nous vous disons : il faut garder le
sens des proportions (...). On peut résumer ainsi le débat
d'aujourd'hui : prévoit-on un régime spécial des crédits à
l'exportation vers l'Est bénéficiant d'un soutien public, ou bien
se contente-t-on d'une recommandation générale de prudence pour les
crédits à l'exportation de toute nature vers l'URSS ? La mise en
place d'un COCOM financier serait pour nous
inacceptable.
Schmidt, en aparté, désigne Reagan à François
Mitterrand : «Ce type me fatigue. Il est nul!
»
Après déjeuner, la discussion reprend sur
l'économie.
Spadolini : Il y a un lien entre nos choix politiques et notre
solidarité politique. L'ordre social et l'Alliance dépendent de
notre stratégie économique. Nous devons envisager un dessein
organique, comme l'a proposé ce matin François Mitterrand.
Accroître la productivité est primordial. La lutte contre
l'inflation exige la baisse des taux d'intérêt et des politiques
fiscales plus strictes.
Pierre Trudeau :
Dès que votre chômage se réduira, les salariés
demanderont une hausse des
salaires.
Suzuki : Il faut renforcer le système monétaire. Les interventions
sont indispensables pour créer la confiance.
Wilfried Martens :
Il y a eu des progrès notables dans la lutte
contre l'inflation. Trois priorités existent aujourd'hui: la baisse
des taux d'intérêt, celle des taux de change,
l'équilibre entre le Nord et le Sud. Il faut diminuer les
taux d'intérêt et les déficits publics. Il faut une
coopération des monnaies entre Europe, USA et
Japon. Il faut faire un effort sur les taux de change et revenir à
plus de stabilité.
Margaret Thatcher :
Il faut réduire durablement le déficit en
maintenant les impôts au niveau nécessaire. Il faut "lisser" les
marchés désordonnés. Le FMI n'est pas une agence pour le
développement. Il doit rester indépendant des "Négociations
Globales".
Helmut Schmidt :
Nul ne pense que je défends l'inflation ; on
ne saurait me faire dire que l'inflation a quelque utilité
pratique. Mais l'inflation a commencé avant la hausse des prix du
pétrole. Elle est due à une absence de discipline. Elle ne peut
plus durer. Les banques centrales font des profits énormes grâce à
l'inflation. Il faut des interventions de temps en temps pour
lisser les fluctuations, lisser la courbe du dollar. Comme cela,
personne ne paiera pour ajuster le dollar. C'est une question
politique. Si j'étais Premier ministre au Bengladesh, je me
plaindrais plus encore. Il y a 1 600 milliards d'eurodollars qui se
baladent! C'est à vous, Américains, d'en prendre la
charge.
Ronald Reagan :
Nous acceptons d'intervenir sur le marché des
changes. C'est réglé. Nous acceptons la proposition
des sherpas.
François Mitterrand :
L'inflation a tué l'Empire romain. C'est une
maladie mortelle. Nos sherpas proposent un texte. En juin sera mise
en place l'étude monétaire. A Toronto, en septembre, sera décidée
l'application par le FMI de notre déclaration de tout à l'heure. Le
Groupe des Cinq va travailler à cette application.
Impolitesse : le ministre des Finances américain,
Donald Regan, sort parler aux journalistes au centre de presse de
l'Orangerie. Il annonce qu'il s'attend à une dévaluation de 10 % du
franc et qu'il ne fera rien pour freiner la montée du dollar. Tout
l'effet attendu de l'annonce de l'étude des interventions sur le
marché des changes est ruiné.
Une autre, de Haig, un peu plus tard, qui se
plaint de la chaleur régnant dans l'Orangerie : « Ces Français, au lieu de parler de haute technologie,
ils feraient mieux d'apprendre à installer la climatisation
! » Climatiser l'Orangerie ? Sommet de la
civilisation...
En fin d'après-midi, une fois la séance levée, une
brève promenade sur le Canal est prévue. Mais Gaston Defferre est
formel : ses limiers auraient repéré des tireurs au bazooka dans le
parc... « Ils sont là », dit-il en
désignant une hauteur. François Mitterrand trouve cela grotesque et
souhaite maintenir la promenade. On annule : de toute façon, Reagan
ne serait pas venu. Naturellement, il n'y a personne dans le
parc...
Plus tard, tandis que les présidents et les
ministres dînent, les sherpas se
réunissent dans une aile du Trianon pour mettre au point le
communiqué économique qui sera approuvé demain matin. Les
collaborateurs de Reagan (Clark, Baker et Deaver) exigent de dîner
à la table des ministres. Mais y installer plusieurs Américains
alors que les autres pays n'ont qu'un ministre est impossible. Je
les convie à la mienne. Ils préfèrent dîner entre eux à
l'ambassade.
Vers 11 heures, traversant le jardin de Le Nôtre,
Ségolène Royal, qui m'assiste, tombe sur un homme couvert de
paillettes, accompagné d'une otarie et de deux chiens : c'est l'un
des artistes venus divertir les chefs d'État et de
gouvernement.
Cette nuit, le communiqué est long à mettre au
point. Discussion mot à mot : en anglais, naturellement, et Robert
Armstrong trouve toujours l'élégante formulation qui nous mettra
d'accord.
Dans le paragraphe monétaire, on écrit qu'il faut
« maîtriser les déficits et contrecarrer les
situations de désordre. Il est essentiel d'intensifier la
coopération économique monétaire. A cet égard, nous travaillerons à
une évolution constructive et ordonnée du Système monétaire
international par une coopération plus étroite entre les autorités
représentant les monnaies d'Amérique du Nord, du Japon et des
Communautés européennes, en vue de poursuivre des objectifs
économiques et monétaires à moyen terme. A cet effet, nous avons
pris l'engagement contenu dans le texte ci-joint.» On
discute sur le point de savoir s'il faut dire, dans cette annexe,
que les interventions sur le marché des changes auront lieu « si
nécessaire » ou « quand nécessaire ». La première expression —
moins contraignante que la seconde — l'emporte après une heure et
demie de discussion. Le texte dit que « nous acceptons la responsabilité conjointe qui est la nôtre de
travailler à une plus grande stabilité du Système monétaire
mondial (...). Nous sommes prêts, si
nécessaire, à procéder à des interventions sur le marché des
changes pour contrecarrer des situations de désordre. »
C'est la première fois depuis 1971 que les Américains acceptent de
reconnaître l'utilité d'une intervention sur le marché des
changes.
A propos des « Négociations Globales », on se met
d'accord sur un amendement à proposer au paragraphe 5 de la
proposition des 77, pour affirmer que les groupes de travail créés
« ne devront pas faire double emploi avec les
organes actuels ». Ce qui revient en fait à n'autoriser que
la création d'un seul groupe, sur l'énergie, domaine où il n'existe
pas d'institution internationale. C'est la « peau de chagrin
».
Sur le commerce Est/Ouest, le bref paragraphe que
j'ai rédigé est adopté sans difficultés, à ma grande surprise. Il
se contente d'inciter chacun à la prudence. Hormats n'a pas insisté
pour obtenir davantage, mais il fait inscrire qu'il n'a pu
consulter le Président à ce propos.
On va se coucher, traduction faite en français,
vers six heures du matin.
Dimanche 6 juin
1982
Petit déjeuner au Trianon ; je rends compte à
François Mitterrand de l'état du texte. Pas de problème. On entre
dans la salle. Mais ni Cheysson, ni Haig, ni les autres ministres
des Affaires étrangères ne sont là. Le Président s'impatiente, puis
ouvre la séance par la discussion du communiqué, paragraphe par
paragraphe. Un quart d'heure plus tard, Cheysson fait irruption,
triomphant. Sans en aviser qui que ce soit, il a décidé hier soir,
au cours de son dîner, d'une réunion des ministres des Affaires
étrangères pour ce matin, afin de rédiger un autre texte sur les
relations commerciales Est/Ouest, qu'il fait distribuer sans rien
demander à personne :
« Nous sommes d'accord pour
poursuivre une approche économique prudente à l'égard de l'URSS et
de l'Europe de l'Est, tenant compte de nos objectifs politiques et
de sécurité. D'abord, nous échangerons des informations entre nous
et avec d'autres sur nos relations économiques, commerciales et
financières avec l'Union soviétique et l'Europe de l'Est. Ensuite,
nous avons décidé de [réglementer et] réviser nos relations
Est/Ouest en ayant à l'esprit que de telles relations doivent se
dérouler sur des bases économiques saines et tenir compte
pleinement des considérations de sécurité dans les domaines
technologique, économique et financier, y compris [des limites sur]
les crédits à l'exportation. Enfin, nous poursuivrons activement le
développement et la diversification de nos sources d'énergie afin
d'éviter toute dépendance. »
Les crochets indiquent les modestes réserves
formulées par Cheysson. Il est content de lui. Par ce texte,
pourtant, l'Europe se met entre les mains des Américains !
François Mitterrand le parcourt et sursaute :
« Mais ce texte est inacceptable ! Il vise à
exclure la France et l'Italie du commerce avec l'Est. Ce texte n'a
pas mon accord ! »
Haig, tout sourire, remarque suavement :
« Je ne comprends pas ; c'est Claude Cheysson
qui nous l'a proposé ce matin... »
Moment difficile.
La négociation reprend. Au bout d'une heure de
discussion tendue, au cours de laquelle le gazoduc n'est pas
évoqué, on parvient à un compromis : « Le
commerce aussi bien que les crédits, les crédits privés aussi bien
que les crédits bénéficiant d'un soutien public, sont à
examiner ». Ce texte est vide. Chacun continuera donc d'agir
à sa guise. Les échanges d'informations se dérouleront dans le
cadre normal des institutions de l'OCDE, et non pas dans un cadre
spécifique, à Sept ou plus. Ils porteront sur l'ensemble des
relations, et non pas sur les seuls crédits export subventionnés ou
garantis.
Le Président de la République précise que les
mesures adoptées par la France l'engagent déjà largement dans la
voie d'un ralentissement et d'un renchérissement des crédits, et
qu'il attendra que les autres pays aient suivi notre exemple avant
de passer, si la prudence commerciale l'exige, à une seconde phase
de restrictions.
Un peu plus tôt dans la matinée, à la frontière
israélo-libanaise, le général Callaghan, patron de la FINUL, a vu
des chars israéliens passer la frontière. Il téléphone à tous les
bataillons le nom de code « Rubicon » afin qu'ils appliquent les
consignes prévues en pareille éventualité : opposer une résistance
symbolique et rester sur leurs positions tant que leur sécurité
n'est pas mise en péril.
A 10 heures, Yasser Arafat fait téléphoner à
l'Élysée, de Beyrouth, et laisse le message suivant au permanent :
« Depuis hier soir, Israël a commencé l'assaut
sur Beyrouth, attaquant sur tous les fronts avec une intensité de
feu sans précédent. Je m'adresse à vous, Monsieur le Président,
pour vous demander de venir au secours des peuples libanais et
palestinien afin de faire arrêter la destruction et le massacre
préparés par le général Sharon contre la ville résistante de
Beyrouth. Je suis confiant que vous n'épargnerez, comme d'habitude,
aucun effort pour aider le peuple palestinien et sa juste cause. Je
vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma haute
considération, ainsi que mes remerciements. »
François Mitterrand en est informé pendant la
laborieuse discussion du paragraphe sur le commerce Est/Ouest. Il
annonce la nouvelle aux Sept. Chacun est surpris. En tout cas,
Ronald Reagan fait comme s'il l'était. Les ministres sortent
téléphoner.
On me passe alors en séance le message suivant
:
« Le Conseil de sécurité se
réunira en séance de consultations à 16 h 30, heure de Paris. Le
secrétariat des Nations-Unies remettra un rapport sur les
événements aux pays membres dans environ deux heures. Les
Américains ont annoncé l'évacuation dans les jours prochains d'une
partie de leur personnel au Liban. Nous ne pouvons pas joindre
Beyrouth par téléphone. La Défense essaie sans succès de se mettre
en contact avec le bataillon français. D'après Nanteuil, notre
ambassadeur à l'ONU, outre la colonne qui se dirige vers Tyr, il y
aurait une deuxième incursion près de la trouée, qui pourrait
écorner le secteur français. »
A 12 heures, les colonnes blindées israéliennes
progressent vers Tyr. Je passe au Président, toujours en séance,
une lettre de Menahem Begin, portée de l'Élysée, exposant les
raisons de l'entrée de l'armée israélienne au Sud-Liban, avec copie
de celle qu'il a adressée le même jour à Ronald Reagan. Dans les
deux messages, Begin plaide « la légitime
défense » contre « un agresseur
assoiffé de sang » et annonce « qu'il
veut faire reculer les terroristes de l'OLP à 40 kilomètres vers le
nord ». Il affirme son respect de l'intégrité territoriale
du Liban, dénonce le rôle de l'Union soviétique dans les agressions
terroristes perpétrées contre Israël, et se sert de l'exemple des
Malouines : « Y a-t-il une nation au monde qui
tolérerait une situation dans laquelle, après un accord de
cessez-le-feu, les attaques se répètent sans cesse ? La réponse est
clairement donnée dans l'action toute récente du Royaume-Uni, qui
poursuit à l'heure actuelle une guerre en bonne et due forme à une
distance de 15 000 kilomètres de ses côtes, en vertu de l'Article
51 de la Charte des Nations-Unies. »
Chaque mot est pesé, jusqu'aux formules de
politesse adaptées aux usages en vigueur dans le pays destinataire
: « Avec l'aide de Dieu, écrit-il à
Reagan, nous remplirons notre devoir sacré.
» Pour François Mitterrand, une courtoisie plus
laïque...
Pendant que se termine la discussion sur les
crédits à destination de l'Est, le Président demande à Claude
Cheysson de préparer un texte sur le Liban. Il est prêt à tolérer
une incursion jusqu'à 40 kilomètres si elle est suivie d'un
retrait, comme il l'a laissé entendre à Begin en mars. Cheysson, en
grand professionnel, improvise le texte suivant : « Nous appuyons fermement les appels urgents du Conseil de
sécurité et du secrétaire général pour un arrêt immédiat et
simultané des violences, et nous appelons toutes les parties à
écouter ces appels afin que soient sauvegardées la paix et la
sécurité dans toute la région. Chacun de nos gouvernements
utilisera tous les moyens à sa disposition pour atteindre ce but.
» Le texte est approuvé presque sans discussion.
On apprendra plus tard que les Américains savaient
déjà tout à l'avance et que la surprise de Reagan, quelques minutes
plus tôt, était une preuve de ses talents de comédien.
Le Sommet se termine par un déjeuner rapide,
ministres et présidents mêlés, suivi de conférences de presse
séparées. Allant à la sienne dans la Salle du Congrès, François
Mitterrand remarque qu'il est déjà venu là en 1939, comme simple
soldat, chargé de garder l'hémicycle lors de l'élection du
Président Lebrun.
Sur le Liban, François Mitterrand : « La France n'hésite pas à condamner l'intervention
israélienne, pas plus qu'elle n'a hésité à condamner les autres
interventions militaires sur le territoire du Liban dès lors
qu'elles se faisaient contre la volonté des dirigeants légitimes du
Liban. Nous n'avons jamais cessé, par notre diplomatie, de
contribuer à défendre ces principes d'unité, d'indépendance, de
souveraineté, d'aide. Nous nous sommes bornés aux actions
diplomatiques, parce que tel est notre rôle. »
Il explique que le texte sur le commerce Est/Ouest
n'implique pas d'engagement nouveau. Dans une autre salle, au même
moment, Reagan dit exactement le contraire.
A Beyrouth, à 18 h 15, le Président de la
République libanaise reçoit l'ambassadeur de France, Paul-Marc
Henry. Sarkis réitère sa « demande
d'intervention de la part des puissances occidentales et de la
France en particulier, pour obtenir un cessez-le-feu effectif qui
ne préjugerait pas d'un règlement politique, mais qui allégerait
les souffrances des populations martyres ». Il pense que les
forces israéliennes vont poursuivre leur invasion jusqu'à Beyrouth.
D'ores et déjà, « elles ont rendu
impraticables toutes les communications avec la Zone Sud, en
violant en particulier tous les barrages des contingents de la
FINUL, y compris des deux bataillons français ».
A Versailles, juste après que la merveilleuse voix
d'Esther Lamandier a masqué pour un bref instant les grondements de
la guerre à Beyrouth, le Président confirme à Pierre Mauroy que la
dévaluation sera pour le week-end prochain.
La soirée doit se poursuivre par un court opéra
qui sera simultanément diffusé en direct à la télévision et
interprété par la compagnie des Arts Florissants de William
Christie devant toutes les délégations et la classe dirigeante
française. Le rideau de scène ne se lève pas : panne du réseau
électrique. Une heure de retard. Reagan s'impatiente, Poher
s'endort. François Mitterrand, très calme, me demande d'aller sur
scène annoncer que le spectacle est annulé. J'y vais sans hâte
excessive. Juste avant que je n'entre en scène, le rideau se lève :
quelqu'un s'est souvenu opportunément de l'existence d'un groupe
électrogène.
A 23 heures, après l'élégant dîner, les feux
d'artifice nous laissent un goût amer : on meurt en ce moment même
à Beyrouth ; la rigueur est devant nous. Et pourtant, bien des
choses importantes viennent de se jouer ici : on a jeté les bases
d'un retour à une coopération des banques centrales, le premier
depuis 1971 ; on a lancé la première grande coopération
technologique internationale...
Lundi 7 juin
1982
De retour à Paris, François Mitterrand :
« Ces Sommets sont des rings de boxe. On
cherche un vainqueur et un vaincu. Nous sommes isolés et cela offre
une tribune de propagande à nos adversaires. Mais je ne regrette
pas d'avoir choisi Versailles. Il faut bien recevoir les hôtes de
la France. Qu'aurait-on dit si le Sommet avait eu lieu à
Hénin-Liétard ? Que nous faisions honte à la France...
»
Israël occupe maintenant Tyr, Nabatieh, Hasbaya.
Selon Paul-Marc Henry, l'OLP ne s'attend pas à ce que Tsahal essaie
d'atteindre la banlieue de Beyrouth.
L'Émir du Qatar demande « avec la plus grande insistance à la France d'agir »
en exerçant sans délai la plus forte pression possible sur Israël
pour l'amener à accepter un cessez-le-feu immédiat et un retrait de
ses troupes hors du territoire envahi.
L'envoyé spécial américain, Philip Habib, part en
mission de bons offices. Il veut obtenir le retrait des Israéliens
en échange du départ des Palestiniens.
Même si peu de résultats doivent être attendus de
la deuxième session spéciale des Nations-Unies sur le désarmement,
qui s'ouvre aujourd'hui, c'est un rendez-vous important. Schmidt
s'y rend avec l'intention de prononcer un grand discours et de
faire des propositions sur les mesures de confiance. Suzuki y
parlera également et soulignera l'importance que le Japon accorde
au désarmement. Le général Haig, de son côté, saisira cette
occasion pour rencontrer Gromyko. Représentée par son ministre des
Relations extérieures, la France y fera aussi entendre sa
voix.
Le Président est mis au courant par Gaston
Defferre de l'enlèvement fictif, par la DST, d'un exilé roumain,
Virgile Tanase, menacé par la Securitate. Il doit rester à l'abri.
Cet enlèvement, immédiatement rendu public, fait scandale : on
l'attribue à la Securitate.
Goukouni Oueddeï quitte N'Djamena pour Tripoli.
Hissène Habré entre en vainqueur dans la capitale tchadienne.
François Mitterrand : « Je n'aime pas cet
homme. Il est entre les mains des Américains. Mais nous devons le
soutenir parce qu'il incarne maintenant le pays dans son ensemble.
Ce qui compte, c'est l'unité du Tchad. Si on ne la protège pas,
toutes les frontières africaines voleront en éclats. »
André Rousselet s'apprête à quitter l'Élysée pour
la présidence de Havas, avec le projet d'y récupérer le projet
d'une quatrième chaîne qu'il veut, lui, cryptée.
Mardi 8 juin
1982
La seconde dévaluation se prépare. Pierre Mauroy
demande au Président d'annoncer demain, en conférence de presse, la
réunion prochaine des partenaires sociaux. Mais pas de dire,
évidemment, qu'il s'agira d'y instaurer le blocage des salaires et
des prix.
Charles Hernu reçoit l'ambassadeur d'Arabie
Saoudite, venu lui faire part de la crainte du Roi Khaled d'une
victoire de l'Iran sur l'Irak : « On ne peut
plus exclure que cette guerre débouche sur un affrontement
international. L'URSS a des relations étroites avec la Syrie,
Israël aide ouvertement l'Iran, et les États-Unis d'Amérique savent
tout cela. Une partie biaisée se déroule donc sous nos yeux. Les
Saoudiens, qui ont des intérêts considérables en France et savent
que, grâce à vous, la France ne joue pas le jeu des deux grandes
puissances, pourraient donc, dans cette affaire, tenir un rôle
international de première ampleur. Quel rôle politique la France
va-t-elle décider de jouer dans une situation qui se dégrade
rapidement ? Les Iraniens n'ont pas encore précisé leurs
intentions, mais Bagdad pense que l'URSS peut les pousser à passer
les frontières de l'Irak. Après la conquête du Sud-Liban, la guerre
entre l'Iran et l'Irak fait craindre aux dirigeants saoudiens une
explosion dans le monde arabe, une accumulation de rancœurs et des
gestes inconsidérés et dangereux, y compris pour la sécurité des
Européens. » Bien vu...
Le Président Moubarak écrit au Président de la
République « pour obtenir le
retrait immédiat des forces israéliennes et le
rétablissement du cessez-le-feu qui a
été violé ».
Veto américain à une résolution du Conseil de
sécurité exigeant le retrait « immédiat
et inconditionnel » d'Israël du
Liban.
Mercredi 9 juin
1982
François Mitterrand donne sa seconde conférence de
presse. Fausses confidences. Virgil Tanase est à l'abri ; mais pas
question de le reconnaître. La dévaluation est pour après-demain ;
mais pas question de l'annoncer. Il parle seulement d'une «
deuxième phase » du changement, annonce une table ronde avec les
syndicats.
A une question sur Tanase, le Président répond
comme il peut, sans mentir ni rien dévoiler. A propos du Liban : «
La politique de la France n'est pas, dans la
plupart des régions du monde, de se faire gendarme, même si ce
gendarme est fondé à intervenir au nom de la paix civile et
militaire. Tout appel du gouvernement légitime du Liban sera
entendu par la France. Je rappelle la condamnation sans réserve que
nous portons contre l'agression israélienne au Liban. Si les pays
arabes ont refusé de reconnaître l'existence d'Israël, de mon point
de vue, ils ont eu tort. Qu'Israël ne veuille pas reconnaître la
réalité palestinienne et le droit de ce peuple à disposer d'une
patrie, c'est aussi une erreur historique. Je n'ai pas cessé de le
dire aux uns et aux autres, et je le répète (...). Je ne suis pas
en train d'examiner une responsabilité historique, elle serait
souvent partagée (...). Le pourtour d'un futur État palestinien, je
n'en suis pas juge, je n'en sais rien. Il importera aux
négociateurs de le dire. Par contre, j'ai toujours dit que si la
question se posait, elle se posait d'abord en Cisjordanie et à
Gaza, et que, s'il m'est impossible d'en définir les contours, j'en
aperçois quand même bien le centre. Je souhaite que ces frontières
soient déterminées de sorte que les autres frontières, celles
d'Israël, soient intégralement défendues par la société
internationale. »
La réunion des chefs d'État et de gouvernement de
l'OTAN commence à Bonn, accompagnée de manifestations pacifistes.
Le Président n'y vient que pour le dîner, au cours duquel rien ne
se dit.
L'aviation israélienne détruit des rampes de
missiles palestiniennes dans la Bekaa. L'armée israélienne est à
100 kilomètres de Beyrouth. François Mitterrand se montre encore
indulgent à l'égard de ce qu'il croit être une simple opération de
sauvegarde élargissant la zone de sécurité d'Israël. Le Roi Khaled
d'Arabie Saoudite lui écrit (comme à d'autres, sans doute) :
« En raison de votre souci
constant de la paix, nous vous exhortons à poursuivre votre effort
pour mettre un terme à l'agression israélienne. Les États membres
de la Communauté Européenne condamnent vigoureusement la nouvelle
invasion israélienne du Liban, tout comme les bombardements qui
l'ont précédée et qui ont causé un nombre intolérable de pertes en
vies humaines. Cette action est injustifiable. Elle constitue une
violation flagrante du droit international, ainsi que des principes
humanitaires les plus élémentaires. En outre, elle compromet les
efforts en vue d'un règlement pacifique des problèmes du
Proche-Orient et présente un risque imminent de déboucher sur un
conflit généralisé. »
Dans la nuit, Brejnev écrit à Reagan ; il lui
demande d'intervenir auprès des Israéliens pour qu'ils arrêtent les
combats et se retirent du Liban. Le Président américain répond
immédiatement qu'il le fera si l'URSS agit de même auprès de
Damas.
Jeudi 10 juin
1982
Brejnev écrit de nouveau à Reagan, plus menaçant :
« La préparation de l'intervention israélienne
était visiblement si élaborée que les États-Unis en avaient
certainement eu connaissance à l'avance. » C'est
vraisemblable.
Les négociations entre les États-Unis et la CEE
sur la sidérurgie sont rompues.
Le Parlement adopte la loi Quilliot.
La crise des changes est à son paroxysme. La
dévaluation est devenue un secret de polichinelle. Jacques Delors
fait convoquer le Comité monétaire européen pour demain soir.
Vendredi 11 juin
1982
La Commission européenne confirme que la
contribution allemande au remboursement consenti à la
Grande-Bretagne est réduite de moitié : Claude Cheysson avait bel
et bien engagé la parole de la France, contrairement à ce qu'il a
écrit au Président.
A la demande de Jacques Delors, le Comité
monétaire, composé des dix directeurs du Trésor de la Communauté,
est réuni. Il n'accepte qu'un écart de 7 % entre le franc et le
mark. C'est insuffisant pour nous. Il faudrait au moins le double
pour réussir. Tout est renvoyé à une réunion des ministres.
L'OLP demande à la France d'empêcher les
Israéliens d'entrer dans Beyrouth, et de pousser Béchir Gemayel et
les Phalangistes à un dialogue avec l'OLP. Israël propose un
cessez-le-feu à la Syrie, qui l'accepte.
Samedi 12 juin
1982
Les ministres des Finances des Dix discutent de
l'ampleur de la dévaluation française. Consulté par Manfred
Lahnstein, appelé par Delors, le Chancelier Schmidt accepte un
écart de 10 % : la dévaluation du franc est de 5,75 %, la
réévaluation du mark, de 4,25 %.
Qu'a promis Delors en échange aux ministres ? «
Rien », répond-il à François Mitterrand
qui l'interroge au téléphone depuis Latché.
A New York, 750 000 personnes manifestent contre
l'installation des Pershing.
Haig rencontre Gromyko. Le dialogue
américano-soviétique reprend, dans le sillage de la double
négociation de Genève, sur les armements stratégiques et sur les
armements en Europe.
Les Américains se disent convaincus que les
Soviétiques recherchent véritablement un accord, d'abord à cause du
réarmement américain, puis par souci de restaurer certains éléments
de stabilité, enfin en raison d'une certaine foi dans la détente,
nourrie chez les dirigeants soviétiques par la conscience des
avantages de la coopération économique avec l'Ouest. Chacun
s'attend à une négociation longue ; Gromyko confirme à Haig la
nécessité de progresser « pas à pas, avec
patience ». Les deux parties redoutent une lassitude des
opinions publiques face aux surenchères verbales des uns et des
autres.
Dans son intervention à la session spéciale de
l'ONU, Reagan réveille de vieilles polémiques (armes chimiques,
violations des accords de Yalta par les Soviétiques). Certains
membres de l'Administration américaine maintiennent l'offensive :
Stoessel, le secrétaire d'État adjoint, fait une déposition devant
la commission des Affaires étrangères du Sénat sur « les tentatives soviétiques de déstabiliser le Pacifique et
l'Asie orientale » ; il parle d'une « menace croissante » contre les intérêts des
États-Unis et de leurs alliés et amis en Extrême-Orient.
Les Israéliens investissent Beyrouth-Est et
encerclent Beyrouth-Ouest. François Mitterrand est furieux : «
Begin m'a menti. Il m'avait écrit qu'il
n'irait pas plus loin que 40 kilomètres ! » A Damas, un
responsable syrien rappelle à notre ambassadeur le mot de
Bonaparte, en l'appliquant à Begin : « Je ne
peux pas gagner, mais je ne veux pas perdre. »
Claude Cheysson prévient le Président qu'Alexander
Haig, au téléphone, lui « a fait part des
efforts, enfin couronnés de succès, pour obtenir de M. Begin
[en fait, de Sharon] l'extension du cessez-le-feu aux Palestiniens, c'est-à-dire la
renonciation au nettoyage de Beyrouth ». Cheysson ajoute :
« Il m'a aussi parlé de la dernière idée qui
est ébauchée à Washington et à Ryad: la constitution d'un "groupe
de contact" de quatre pays : deux de la région, l'Arabie Saoudite
et le Koweït, deux extérieurs, les États-Unis et la France.
» Le général Haig esquisse aussi l'idée de la création d'une
force multinationale à Beyrouth, qui gérerait les retraits
simultanés des Israéliens et des Syriens. François Mitterrand y est
d'emblée favorable. Cheysson pose mille conditions, parfaitement
sensées. Il n'y a pas, pour l'instant, de démarches formelles.
Elles viendront plus tard.
Les lettres de dirigeants arabes continuent de
parvenir dans les chancelleries occidentales. Le Roi Hussein de
Jordanie écrit au Président de la République :
« Au nom du respect de
l'humanité, je fais appel à vous pour exercer au nom de votre pays
un effort immédiat et maximum afin de mettre un terme à
l'holocauste sans précédent qui se déroule aujourd'hui sur le sol
libanais... »
Dimanche 13 juin
1982
Tôt le matin, le Président revient de Latché à
l'Élysée pour entériner le plan de rigueur : d'abord avec Mauroy,
Delors et moi, dans son bureau ; puis, un peu plus tard dans la
matinée, dans le Salon des Ambassadeurs, en Conseil restreint que
je convoque en l'absence de Bérégovoy, alors à Fès avec le Roi du
Maroc. La discussion est sereine ; chacun ressent l'humiliation de
cette seconde dévaluation et écoute surtout, abasourdi, sonner la
fin des largesses sociales. Heureusement, pas de remise en cause
des réformes de structures.
Conversation importante, que je rapporte ici en
détail, car elle marque un tournant majeur dans l'attitude des
différents acteurs à l'égard de la rigueur : désormais, elle est
légitime ; elle doit être massive pour faire effet rapidement. Le
tournant est pris.
Jacques Delors :
La France a connu une grave crise. Vous nous
avez donné mandat d'obtenir un réalignement monétaire. Je l'ai
obtenu. Mais, maintenant, nous avons à redresser la croissance, à
arrêter la marée noire du chômage, à nous donner les outils de
notre politique économique. Nous avons à nous donner les moyens de
la deuxième phase.
Il y a trois causes à cette
crise des changes. D'abord des causes économiques : l'attitude
égoïste des États-Unis a créé une récession mondiale ; le chômage a
augmenté de 50 % en RFA, mais la désinflation s'y est accélérée ;
l'appareil de production français n'a pas répondu à la demande des
ménages ; les hausses excessives des salaires et des charges, par
laxisme du patronat, ont créé un écart de 10 % avec la RFA. Il faut
aussi y ajouter des causes psychologiques et des causes politiques,
tel l'incivisme de l'opposition. La priorité est de réduire
l'inflation.
Pierre Mauroy l'interrompt. Il propose de décider
le blocage des salaires pendant trois mois par la loi. Delors
préférerait le négocier avec les syndicats.
François Mitterrand :
Quitte à le faire, décidons-le vite, pour que
cela fasse effet au plus tôt ; on le
fera pendant quatre mois, et non trois.
Pierre Mauroy, qui tient
à tout exposer lui-même : Je propose une
réunion des partenaires sociaux jeudi prochain et l'adoption du
projet de loi le mercredi suivant. Il faut ramener le taux
d'inflation de 12 % en 1981 à 10 % en 1982 et à 8 % en 1983. Pour
cela, je propose le blocage de tous les prix jusqu'au 30 septembre
— sauf pour les prix agricoles, les prix alimentaires frais, les
prix pétroliers. La sortie du blocage se fera par la négociation.
Pour les revenus, suspension pendant trois mois des clauses
conventionnelles, sauf le SMIC. On maintiendra les dispositions
légales du SMIC et le pouvoir d'achat des prestations familiales.
Pour les finances publiques, le déficit du Budget 1982 sera limité
à 108 milliards ; le Budget 1983 connaîtra un déficit de 120
milliards, avec une réserve de 20 milliards. La lutte contre le
chômage sera intensifiée par un programme en faveur des 16-18 ans,
une réforme du service public de l'emploi, la mise en place de
mécanismes pour les chômeurs de longue durée et la relance de
l'investissement par les entreprises nationales et de grands
travaux.
Jacques Delors :
Il faut arriver à un niveau de chômage
inférieur à 2 millions avant la fin 1983. Mais le déficit du
commerce extérieur sera de 70 milliards en 1982, et de 42 milliards
en 1983. On ne pourra donc pas faire des miracles tous les
jours.
Charles Fiterman :
Le changement de 1981 n'a pas dégagé de
ressources suffisantes. Le pouvoir d'achat n'a pas augmenté autant
que Jacques Delors le dit. La spéculation a accéléré ce processus.
Comment être sûr que le blocage des prix sera réellement efficace
et que le pouvoir d'achat sera maintenu ? L'indice des prix est
truqué, c'est inacceptable.
Michel Rocard trépigne :
Depuis mai 1981, je suis en désaccord avec la
stratégie monétaire suivie. La stratégie générale aurait dû être
définie à froid J'étais pour le flottement. Je ne crois pas que le
déficit budgétaire annoncé pour 1983 sera tenu. Il faut soumettre
les dépenses publiques à des choix explicites. Mais les choix faits
ici mettent en cause l'emploi et la croissance. Monsieur le
Président, si l'on s'en tient à cette politique, c'en est fini du
rayonnement de votre septennat.
Jean-Pierre Chevènement
: Je suis, moi aussi, contre cette
politique. Nous chaussons les bottes de Barre. La France du travail
s'affole. Nous devons nous donner plus de liberté, déconnecter
notre politique financière interne pour mobiliser mieux nos
richesses. Pour cela, peut-on garder l'actuel gouverneur de la
Banque de France ? Non, évidemment. Il faut décider du flottement
du franc, mettre en place un contingentement des
importations.
Rocard approuve. Étrange alliance !
Nicole Questiaux, très
professionnelle : Il n'y a qu'une façon de
réussir, c'est de casser toutes les indexations. Il faut casser
l'inflation au plus vite.
Laurent Fabius :
Il faut réduire les charges et remplacer les
allocations familiales par des déductions fiscales, et augmenter la
TVA pour réduire le déficit.
Jacques Delors :
Pas question ! Les prix deviendraient
incontrôlables.
Nul ne parle de revenir sur les nationalisations,
les trente-neuf heures, la retraite ou les lois Auroux. Il ne
s'agit que d'une nouvelle phase de la gestion conjoncturelle. Cela,
même les communistes l'admettent. Mais personne ne voit qu'au-delà
de l'inflation, il faudra s'attaquer au déficit extérieur,
c'est-à-dire à la croissance et à l'emploi.
Au quarante et unième Congrès de la CGT, Krasucki
succède à Séguy. Les attaques contre le contrôle des prix et des
salaires y sont plutôt modérées.
Les Israéliens font leur jonction avec les milices
chrétiennes au palais présidentiel de Baabda. C'est clair
maintenant pour tous : Béchir Gemayel et Ariel Sharon ont partie
liée depuis longtemps. Blocus de Beyrouth-Ouest, la partie
musulmane de la ville.
Le Président américain calme le jeu avec Moscou.
Il assure Brejnev de l'appui de son pays aux résolutions du Conseil
de sécurité, dément que M. Habib ait pu jouer un rôle contraire aux
intérêts de la paix et que Washington ait eu connaissance à
l'avance des projets de Tel Aviv.
Aux Malouines, les troupes britanniques reprennent
Port Stanley. La guerre s'achève par la déroute de la dictature
argentine, qui ne veut cependant pas renoncer à sa revendication
historique sur les îles.
Lundi 14 juin
1982
Le Roi Khaled meurt. Le Prince Fahd accède au
trône d'Arabie Saoudite : un maître en politique étrangère, subtil
et ouvert.
Après dix jours de très violents combats, Tyr et
Saïda tombent aux mains de l'armée israélienne, cependant que Damas
rejette un ultimatum de Jérusalem lui intimant de retirer ses
quelque 2 000 soldats de Beyrouth.
Devant Beyrouth assiégée, le paquebot Azur
embarque 1 200 personnes, dont 800 Français. Un communiqué de
l'Elysée demande solennellement l'arrêt des opérations
israéliennes.
Les relations entre la France et Israël sont
évidemment gelées : la réunion qui devait se tenir à Jérusalem
aujourd'hui à propos de l'accord culturel et scientifique est
annulée ; la négociation d'un protocole de protection et
d'encouragement des investissements est suspendue, comme la
négociation d'achat d'une centrale nucléaire.
Le Président écrit à nouveau à Begin :
« Devant l'aggravation de la
situation à Beyrouth et dans le Liban tout entier, devant
l'amoncellement des ruines et les victimes innocentes, la France ne
peut rester indifférente. Très préoccupé par les risques que tout
ceci comporte pour la paix du monde, j'estime de mon devoir de
m'adresser personnellement et directement à vous. J'ai gardé
souvenir de nos rencontres à Jérusalem et de votre souci d'alors de
rechercher les voies d'une paix durable dans la région. Je souhaite
que vous puissiez faire la preuve que telle est plus que jamais
votre intention. Mon amitié pour votre pays et les relations
personnelles que nous avons nouées m'autorisent à vous demander de
faire tout ce qui est en votre pouvoir pour que cessent au plus tôt
les combats au Liban ; ainsi seront créées les conditions d'un
retrait de toutes les armées étrangères présentes dans ce pays, et
d'une restauration de la souveraineté nationale libanaise.
»
Itzhak Shamir est reçu à l'Élysée. Pour lui,
« l'opération israélienne au Liban était
justifiée par la menace terroriste. Elle n'est une surprise pour
personne. Elle permet maintenant de rechercher une solution
politique en favorisant l'émergence d'un gouvernement libanais
indépendant s'appuyant sur des forces multionationales. Je ne
comprends pas la sympathie de la France pour les terroristes
». Le Président est pessimiste : « Au
moindre accrochage entre Israël et les Syriens, les Russes peuvent
entrer dans la bataille et la guerre mondiale se déclencher.
»
Shamir rencontre aussi Cheysson. La conversation
se passe mal : les deux hommes sont entiers, passionnés et
brutaux.
Capitulation des troupes argentines. Toujours sans
renonciation de Buenos-Aires à sa revendication sur les îles.
Les Américains reviennent à la charge sur le
commerce avec l'URSS dans toutes les instances possibles, pour
donner un sens contraignant au texte de Versailles. Jacques Delors
vient expliquer au Président que notre représentant à une réunion
de niveau moyen à l'OCDE, tout à fait isolé, a accepté «
ad referendum » la réduction des
subventions aux crédits publics à l'Est, que nous avions repoussée
lors du Sommet. François Mitterrand : « Je
refuse tout engagement de la France en ce sens. »
Mardi 15 juin
1982
A l'ONU, Gromyko annonce que « l'URSS ne
sera pas le premier utilisateur de l'arme
nucléaire ». Formidable acte de propagande, qui ne réduit en
rien la force dissuasive des 10 000 ogives soviétiques.
Pierre Bérégovoy semble s'ennuyer à l'Élysée. Dès
son retour du Maroc, il demande au Président l'autorisation
d'accompagner Claude Cheysson aux obsèques du Roi Khaled.
Accepté.
Mercredi 16 juin
1982
Au Conseil des ministres, Jacques Delors rend
compte de la dévaluation et présente le plan de rigueur. Deux
ministres seulement s'expriment contre : Chevènement, ministre de
l'Industrie, et Delelis, ministre du Commerce. François Mitterrand
: « La situation est difficile. Nous ne
pouvons compter sur personne. Si la situation s'aggrave, cela pourrait nous conduire à quitter le SME,
qui nous lie à ceux qui nous combattent. Mais, vivant en économie
libre, il faut en payer les conséquences. » Naturellement,
la phrase centrale sera connue à l'extérieur. Il faudra tout faire
pour démontrer à la presse qu'elle n'a pas été dite.
Dans l'après-midi, départ pour l'Autriche. Énorme
délégation, parfaitement inutile. Rencontre avec l'éblouissant
Kreisky : « Il faut éviter l'anéantissement de
l'OLP à Beyrouth : sans Arafat, ce serait pire, les désespérés
l'emporteraient; pourquoi les Israéliens ne le comprennent-ils pas
? »
Jeudi 17 juin
1982
Au petit déjeuner à la résidence de France à
Vienne, discussion avec François Mitterrand et Laurent Fabius sur
la situation intérieure.
François Mitterrand
s'inquiète : Avec cette dévaluation, n'est-on
pas en train de se mettre entre les mains des inspecteurs des
Finances ? Avons-nous perdu notre liberté ?
Laurent Fabius :
Pas encore. Mais on est en train de la perdre.
On pourrait faire autre chose. La France est un des pays
occidentaux dont la dette interne est la plus faible (12 % du PIB
contre 60 % en Italie, 30 % aux États-Unis et près de 20 % en RFA).
Mais, en raison des taux d'intérêt, le service de la dette augmente
fortement et l'endettement extérieur, encore faible, est de plus en
plus coûteux (5 % du PIB, contre 30 % pour la RFA, 26 % pour le
Royaume-Uni, 38 % pour l'Autriche). Il faut baisser la charge qui
pèse sur les entreprises et l'investissement
repartira.
François Mitterrand :
Oui. Il faut relancer la croissance par de
grands travaux, et les investissements des entreprises
publiques.
Laurent Fabius :
Mauroy et Delors n'en veulent pas et vont
geler les réformes.
Le Président décide d'écrire en ce sens au Premier
ministre. L'idée progresse qu'on peut aller plus loin, mélanger
rigueur et volontarisme, conservatisme social et léninisme
politique.
Claude Cheysson, dans un coin, bavarde avec des
journalistes : « Israël mène une politique
suicidaire qui peut se retourner contre le peuple israélien sous la
forme du terrorisme le plus sauvage. » Naturellement, il
sera cité. Une vérité de plus — une gaffe de plus. Personne n'a
encore osé rappeler à Claude Cheysson qu'il était diplomate.
A Paris, Pierre Mauroy reçoit les syndicats ; tous
refusent de s'engager à l'avance sur la modération des
revendications salariales lors de la sortie du blocage, en
novembre. Sortir du blocage occupera toutes les énergies : il
faudra éviter qu'il n'ait été en fait qu'une réduction artificielle
des prix et que l'on retrouve la même inflation après. Il faut donc
casser les mécanismes accumulés depuis vingt ans et créer un
consensus sur une répartition artificielle des richesses.
A la suite de Versailles, le groupe d'experts à
Sept chargé d'étudier l'intervention sur les marchés des changes se
réunit à Paris pour la première fois, sous la présidence d'un haut
fonctionnaire français, numéro trois du Trésor, Jean-Claude
Trichet. Par ailleurs, nous rappelons aux Canadiens, qui ont
présidé à Cancún, qu'ils doivent engager rapidement les
consultations avec le Groupe des 77 — les pays du Sud —, comme
convenu à Versailles, pour se mettre d'accord sur le nombre de
forums à créer. Se met aussi en place le groupe de travail prévu
sur la coopération technologique à Sept. Yves Stourdzé, infatigable
et magnifique, en prend la direction.
Le Président envoie des messages à plusieurs chefs
d'État, en particulier ceux qui étaient à Cancún, pour leur
expliquer les résultats de Versailles. Il ajoute lui-même à la
liste : Gabon, Guinée, Togo, Nicaragua, Panama, Équateur. Il est
convenu que j'irai à Mexico et à Alger.
Ségolène Royal, qui m'a aidé, avec Jean-Louis
Bianco, Pierre Morel et François Hollande, à préparer Versailles,
reste officiellement à l'Elysée. Remarquable compétence au service
d'une conviction sincère.
A Beyrouth, le commandant en chef des Forces
phalangistes, Béchir Gemayel, s'adresse à ses partisans :
« Le Palestinien a un seul choix : c'est de
sortir du Liban de son plein gré. Et nous sommes même prêts à
l'aider à sortir de Beyrouth-Ouest, par pitié pour ses habitants
qui supportent les agissements des Palestiniens depuis 1967. Nous
allons construire le Liban et élaborer un nouveau Pacte national
afin que ce pays puisse vivre et se développer entre ses voisins
dans le respect total. » Un avertissement qui ne passe nulle
part inaperçu.
A Buenos Aires, le chef de l'État, le général
Galtieri, est démis de ses fonctions par la junte militaire. En
éliminant l'un des leurs, les militaires essaient de se
sauver.
Vendredi 18 juin
1982
Selon les prévisions faites après la dévaluation,
les prix n'augmenteront en 1982 que de 9,5 % si le gouvernement
parvient à imposer un blocage effectif des salaires. Ce n'est pas
si mal. Mais on doit s'attendre à un déficit commercial de plus de
85 milliards, parce que la croissance n'est pas ralentie et que la
dévaluation renchérit les importations. Catastrophique.
Pierre Mauroy reçoit le CNPF : « La sortie du blocage, leut explique-t-il,
doit s'effectuer sans rattrapage des prix et
des salaires. » Grincements de dents ; haussements
d'épaules.
A la suite de la lettre adressée par François
Mitterrand à Pierre Mauroy après le voyage à Vienne, l'idée d'un
Fonds pour les grands travaux se concrétise. François Mitterrand
s'inquiète néanmoins : « Dire à qui de droit
que je souhaite que l'on consacre au moins 100 millions du Fonds
des grands travaux au Patrimoine (monuments historiques, etc.).
»
Le Président n'entend pas voir la lutte contre
l'inflation interdire toute réforme. Il travaille avec Bérégovoy et
Boublil à une nouvelle lettre à Mauroy qui relancerait les réformes
sociales. Jean Riboud vient lui expliquer que la lutte contre
l'inflation est mortelle pour les entreprises : leurs profits
baissent, mais pas leurs charges, en particulier la charge de leur
dette. Il faut baisser les taux d'intérêt et, pour cela, ne pas
avoir à s'en servir pour maintenir le cours du franc.
Coup de tonnerre : Ronald Reagan décrète
l'extraterritorialité de l'embargo vers l'Est. C'est-à-dire un
embargo sur l'usage, dans la construction du gazoduc eurosibérien,
de tout matériel utilisant des licences américaines, très
exactement de « tout produit fabriqué à partir
de données techniques américaines, lorsque celles-ci ont fait
l'objet d'un accord de licence avec toute personne soumise à la
juridiction des États-Unis et lorsque la société licenciée s'est
engagée par contrat à respecter la réglementation américaine
». Cette décision vise à empêcher en particulier la
livraison à l'Union soviétique de 50 rotors d'Alsthom et de
compresseurs de Creusot-Loire et Dresser-France, utilisant des
licences de General Electric. Si les entreprises passent outre à la
décision américaine, elles courent le risque d'amendes de cinq fois
la valeur de la transaction, soit 2 milliards de dollars, et la
dénonciation des accords de licence, qui interdirait à Alsthom de
travailler aux États-Unis et lui ferait perdre un chiffre
d'affaires de 1,2 milliard de francs par an. L'extension des
sanctions à la maison mère, la CGE, pourrait toucher une vingtaine
de filiales et coûter 4 milliards de dollars.
Cheysson au téléphone : «
Haig avait évoqué cette menace à Versailles dans notre discussion
du matin. »
Pourquoi ne l'a-t-il pas dit alors ? Par peur de
la réaction du Président devant ce chantage ? Jamais Hormats n'en a
soufflé mot. Ce que Reagan n'a pu obtenir par le communiqué de
Versailles, il nous l'impose ici, sans préavis.
Michel Jobert écrit à son homologue américain,
Malcolm Baldridge, sa « vive surprise et
sérieuse préoccupation... ». Il évoque une « interprétation abusive
des règles du jeu communément admises dans le commerce
international ».
Un nouveau Conseil de gouvernement est nommé en
Nouvelle-Calédonie.
Shimon Pérès dit à Willy Brandt avoir la certitude
que l'invasion du Liban « avait été arrangée
avec les Américains ».
Test : un sac d'explosifs a pu franchir les
grilles de l'Élysée, arriver jusqu'à mon bureau, le traverser et
être déposé dans celui du Président. Il faut faire quelque chose
!
Samedi 19 juin
1982
Kaddoumi est reçu à Paris par Pierre Mauroy et
Claude Cheysson, qui insistent sur la nécessité d'une négociation
entre les deux parties, ce qui suppose leur reconnaissance
réciproque. Kaddoumi répond que « l'OLP est
plus que jamais ouverte au dialogue. Mais, quant à l'exigence de la
reconnaissance, l'OLP ne peut, dès le départ, se dessaisir d'une
carte aussi importante ». Pierre Mauroy lui redit qu'il est
prêt à recevoir Arafat à Paris. Un Arafat assiégé et mal en point à
Beyrouth.
Les Américains étaient certainement prévenus avant
Versailles de l'imminence de l'invasion israélienne. Ronald Reagan
écrit à François Mitterrand que celle-ci présente quelques
avantages :
« Un retour à la situation
qui prévalait avant le 5 juin ne servirait pas les intérêts de la
région dans son entier. Avec le temps, je le crains, la même
situation instable, qui a abouti à la tragédie actuelle,
réapparaîtrait d'elle-même. Au lieu de cela, il faut saisir cette
opportunité pour restaurer l'intégrité territoriale du Liban, et le
gouvernement libanais doit être mis en mesure d'étendre son
autorité sur l'ensemble du pays aussi vite que possible.
»
Devant les journalistes, Claude Cheysson qualifie
sa dernière conversation avec Itzhak Shamir, le 15 juin dernier,
d'« hallucinante ». « Cet entretien a révélé entre nous un divorce total sur
le fond. »
Hissène Habré se proclame chef de l'État tchadien.
Il est à N'Djamena, donc légitime.
Le cadavre du premier banquier privé d'Italie est
retrouvé à Londres : pendu sous un pont ! Le scandale de la Banque
Ambrosiano commence. Il éclaboussera le Vatican.
Dimanche 20 juin
1982
Une « marche pour la paix », organisée par le PCF
et la CGT, rassemble 200 000 personnes à Paris.
L'ambassadeur d'Israël proteste contre les propos
de Cheysson et contre la réception à Paris de Farouk Kaddoumi :
« On s'interroge à Jérusalem sur l'éventualité
d'une participation française à un règlement du problème du
Proche-Orient, en raison des positions anti-israéliennes adoptées
par la France ces derniers jours. »
Les diplomates partout s'affairent. Nouvelle
déclaration du Conseil de sécurité sur le Liban : « Profondément ému par les souffrances des populations
civiles libanaise et palestinienne, se
référant aux principes humanitaires des conventions de Genève de
1949 et aux obligations résultant des règlements annexes à la
Convention de La Haye de 1907, réaffirmant ses Résolutions 508
(1982) et 50 (1982) :
1 enjoint à toutes les parties au conflit de respecter les
droits des populations civiles, de s'abstenir de tout acte de
violence à l'encontre de ces populations, et de prendre toutes
mesures utiles pour atténuer les souffrances engendrées par le
conflit, en particulier en facilitant l'acheminement et la
distribution des secours apportés par les agences de l'ONU et par
les organisations non gouvernementales, notamment par de Comité
international de la Croix-Rouge (CICR) ,
2 fait appel aux États membres pour qu'ils continuent à
apporter l'aide humanitaire la plus large. »
A Luxembourg, les Dix ministres des Affaires
étrangères « suivent avec anxiété la situation
au Liban, qui s'est gravement détériorée depuis leur déclaration
publiée à l'issue de la réunion ministérielle de Bonn du 9 juin ;
ils rappellent également qu'ils ont demandé au gouvernement
israélien une série d'assurances portant sur des problèmes
immédiats soulevés par la situation dramatique qui existe dans la
région, mais doivent constater qu'ils n'ont pas reçu jusqu'à
présent de réponse satisfaisante ».
Des mots, des mots...
Lundi 21 juin
1982
Première fête de la Musique. Grand succès.
« Fête de la Musique, Faites de la
musique », avait dit Jack Lang. La culture n'est pas un
divertissement ; elle exige un apprentissage. Sa pratique ne
saurait se substituer à son enseignement. Ne pas l'oublier...
A Washington, Begin rencontre Reagan qui,
semble-t-il, ne critique pas la politique de Jérusalem au Liban.
Lawrence Eagleburger, sous-secrétaire d'État, dit à notre
ambassadeur : « Le moment est venu pour les
Etats-Unis d'avoir recours à certains pays qui pourraient
s'entremettre auprès de l'organisation palestinienne : l'Arabie Saoudite, l'Egypte
et peut-être la France. » L'idée revient de négocier le
départ des uns et des autres.
Nouvelle réunion des ministres des Affaires
étrangères des Dix à Bruxelles sur la contribution britannique. Pas
de conclusion. Cheysson est coincé entre ce qu'il a accepté le 22
mai et ce que le Président lui a écrit le 23.
Répondant enfin à la lettre du Président lui
enjoignant de mettre en œuvre la réforme de la Haute Fonction
publique, le ministre Anicet Le Pors propose : « Elle doit être un meilleur reflet de la réalité sociale de
la nation ; elle doit s'adapter en permanence à l'évolution des
sciences et des techniques ; elle doit rationaliser ses structures
en favorisant les liaisons interministérielles. Elle doit prendre
toute sa place dans la décentralisation... » Tout cela
annonce un bel enterrement !
La lettre au Premier ministre, à laquelle le
Président travaille depuis une semaine pour éviter que la
stabilisation économique n'interdise toute réforme, est maintenant
au point. Sur les quatre sujets majeurs — inflation,
investissement, commerce extérieur, emploi —, le Président fixe des
directives radicales. Elles susciteront à Matignon colère et
commisération :
« La mise en œuvre de la
seconde phase de notre politique économique implique le lancement
immédiat d'un certain nombre d'actions qui pourront utilement
compléter le plan que le gouvernement vient de
décider.
Il est important en effet de
s'attaquer immédiatement et profondément aux causes structurelles
de l'inflation, de relancer l'investissement industriel, de réduire
notre déficit extérieur et d'adapter notre appareil de lutte contre
le chômage.
Sur le premier point, je
vous demanderai de bien vouloir faire préparer immédiatement
l'ensemble des mesures qui permettront d'approfondir la lutte
contre l'inflation, lorsque la période de blocage des prix et des
revenus aura pris fin. En particulier, il importe d'obtenir que
l'ensemble des mécanismes d'indexation qui incitent à l'inflation
soient réexaminés afin que, dès le mois de novembre, il soit clair
pour chacun que l'inflation est un obstacle à une croissance réelle
et durable des revenus. Dans le même temps, une réforme de la
Commission de la Concurrence et de la Direction générale de la
Concurrence pourra être envisagée.
La relance des
investissements industriels et un grand programme de travaux
devront être entrepris. Pour cela, la réforme du secteur bancaire
devra être accélérée de façon à ce que soient immédiatement créées
les conditions de la nécessaire baisse des taux d'intérêt sur le
marché intérieur. Il importe par ailleurs d'accélérer la
répartition des ressources affectées aux entreprises publiques pour
leurs investissements. Je vous demande de vous assurer que les
dirigeants des entreprises publiques sont conscients des
responsabilités qui sont les leurs dans cette période et de
vérifier qu'ils s'emploient à réaliser au plus tôt leurs programmes
d'investissement. En complément, un grand programme de travaux
devra être préparé, en particulier dans les transports collectifs,
les routes, le logement, les économies d'énergie et les
télécommunications. Il devra pouvoir attirer les capitaux dont
disposent les institutions publiques et privées. Lorsqu'il aura été
établi et sans qu'il soit nécessaire de créer de nouvelles
structures, le ministère des Transports pour une part, et la DATAR
pour une autre part, pourront en être les animateurs
principaux.
Au-delà de la lutte contre
l'inflation, la défense de la monnaie passe par le rétablissement
durable de notre équilibre extérieur. Outre le renforcement de la
capacité commerciale de la France à l'étranger, auquel s'est déjà
attaché votre gouvernement, je vous demande de mettre en œuvre
immédiatement toutes les mesures qui pourront se révéler utiles à
la reconquête de notre marché intérieur et au freinage des
importations, en particulier par une action énergique auprès des
différents organismes ou entreprises dépendant de l'autorité de
l'État.
Enfin, une révision des
mécanismes de l'ANPE et des conditions d'indemnisation des chômeurs
pourrait être entreprise de façon à garantir que, là comme
ailleurs, la justice sociale et l'efficacité sont
assurées.
Conscient de l'ampleur de la
tâche qui vous attend dans la mise en œuvre de l'ensemble de la
politique économique du gouvernement, je vous prie d'agréer,
Monsieur le Premier ministre, l'expression de ma haute
considération. »
Pierre Bérégovoy, lui, est très content de cette
lettre dont il fait comprendre, à mots plus ou moins couverts,
qu'il en est l'auteur. Il se voit bientôt aux Finances ou, à
défaut, aux Affaires étrangères.
Dans l'après-midi, François Mitterrand reçoit une
note très alarmiste de Laurent Fabius sur la situation de la
Sécurité sociale : « Le besoin de financement
du régime général, évalué avant la dévaluation à 35 milliards d'ici
la fin 1983, peut être estimé aujourd'hui à 45, voire 50 milliards.
C'est dire l'étendue du problème posé. »
Le Président l'annote ainsi avant de me la
renvoyer : « Remettre une photocopie de cette
note à M. Bérégovoy et garder celle-ci pour un prochain Conseil
restreint. »
Pourquoi remettre au secrétaire général de
l'Élysée cette note très alarmiste sur la Sécurité sociale ? C'est
que François Mitterrand a décidé de le nommer ministre des Affaires
sociales.
Pierre Bérégovoy l'ignore encore, ou ne veut pas
en entendre parler.
Protestation des ministres de la Communauté contre
les restrictions imposées par les États-Unis aux exportations
européennes d'acier à destination de l'URSS et contre l'embargo
vis-à-vis de ce pays.
Mardi 22 juin
1982
François Mitterrand est en voyage officiel en
Espagne. Il est question des Basques, de l'adhésion au Marché
commun. Tension. Le Premier ministre espagnol, Calvo Sotelo, remet
une note au Président : « Des cartes de
réfugiés politiques ont été accordées malgré l'engagement du
gouvernement français ; si la France ne veut pas extrader, au moins
qu'elle assigne à résidence de façon efficace. La loi française
devrait être appliquée ; les contrôles français ne sont pas
efficaces ; l'échange d'informations entre les polices doit
s'intensifier. » Le Président assure le président du
gouvernement espagnol que nous allons tenter d'améliorer les
choses. Maurice Grimaud, directeur du cabinet de Gaston Defferre,
est chargé d'y veiller.
L'ETA a assassiné 29 personnes depuis mai 1981, et
l'opinion publique s'émeut de voir des assassins remis en liberté
en France, du fait de notre législation. Le Président souligne que
ce problème des extraditions n'est pas propre à l'Espagne.
François Mitterrand au dîner offert par le Roi :
«... Je dirai que c'est la liberté et le droit
qui doivent l'emporter, que les hommes de violence doivent être
écartés (...). Seulement voilà : le droit c'est le droit, et nous
avons nos propres lois (...). La France entend vous tenir un
langage honnête et ne pas permettre, dans la mesure de son pouvoir,
c'est-à-dire chez elle, qu'aboutissent les tentatives engagées
contre la renaissance de la démocratie espagnole... »
Le Cheikh Zayed ben Sultan al Nayane, chef de
l'État des Émirats Arabes Unis, écrit au Président français afin
qu'il œuvre à faire cesser le «
massacre inhumain des peuples libanais
et palestinien ».
A Washington, le général Haig reçoit notre
ambassadeur : « La situation que connaît le
Liban (...) ne peut se prolonger indéfiniment. Les États-Unis se
sont donc concentrés sur deux points : l'organisation d'élections
présidentielles libres, en dehors de toute pression syrienne, et un
effort pour dissuader les Israéliens d'intervenir militairement.
Cette politique a eu quelques succès, au début. Par trois fois,
l'intervention a été arrêtée in extremis. »
Enfin l'aveu tant attendu : tout ce qui s'est
passé en juin était donc parfaitement contrôlé et connu par les
Américains, qui se sont bien gardés de nous en prévenir.
Haig ajoute : « Le destin de l'Amérique est d'être tenue pour responsable de ce qu'elle
ne peut contrôler. » Très profond commentaire, et bonne
définition de l'imperium. L'homme est
amer, distant, et semble de moins en moins en charge. On voit
souvent Shultz à la Maison Blanche, ces temps-ci.
Mercredi 23 juin
1982
Dans une conférence de presse à Madrid, le
Président : « J'ai à défendre des notions de
droit et de justice ; j'ai aussi à tenir compte du fait que la
France ne peut pas être le refuge des actes de violence.
»
Le Conseil des ministres adopte le projet de loi
sur le blocage des prix et des revenus — SMIC excepté — pour quatre
mois.
Le Livret d'épargne populaire est institué après
le vote de la loi qui le rend possible. François Mitterrand en
parlait depuis 1974 !
Lancement à Cherbourg du sixième sous-marin
nucléaire, L'Inflexible. Trois
sous-marins seront désormais en permanence en patrouille, pour deux
mois et demi chacun, ce qui paraissait impossible jusqu'à ce
jour.
Le gouvernement obtient la confiance de
l'Assemblée pour sa politique économique. Vote sans problème : 329
voix contre 157.
La France présente à l'ONU un texte proposant
« la neutralisation de Beyrouth-Ouest sous le
contrôle des observateurs de l'ONU ». Haig téléphone à
Cheysson pour lui dire qu'il est « terrifié
par cette initiative ».
Les Américains veulent le départ des Palestiniens.
La neutralisation fausse ce plan.
Tandis que la dictature argentine est encore sous
le coup de sa défaite, la Grande-Bretagne insiste auprès des
Européens pour qu'ils maintiennent leurs sanctions économiques et
l'embargo sur les armes aussi longtemps que le vaincu n'aura pas
accepté sa reddition. François Mitterrand, encore une fois contre
l'avis de tous, accepte le point de vue britannique.
Le remboursement de l'IVG n'est toujours pas
confirmé. Le Président n'en veut pas. Cela va finir par se savoir !
Jeannette Laot propose à Jacques Fournier une lettre type de
réponse au courrier reçu à l'Élysée. Elle modifie la réponse type
précédemment utilisée : au lieu d'annoncer que des dispositions «
devraient être prochainement fixées »,
elle se borne à indiquer que ces dispositions « ne sont pas encore fixées ». Mais Pierre
Bérégovoy, secrétaire général, arrête ce projet de réponse : «
Non, m'en parler. »
Jeudi 24 juin
1982
L'astronaute français Jean-Loup Chrétien participe
à une mission spatiale soviétique.
Le déficit de la Sécurité sociale s'aggrave.
Laurent Fabius conseille au Président de remplacer Nicole Questiaux
par Jacques Delors, dont il convoite le poste. Le Président
téléphone à Delors pour le lui proposer. Celui-ci refuse et, se
sentant désavoué, propose sa démission. François Mitterrand hausse
les épaules et envisage plutôt de changer de Premier ministre. Puis
il se ravise : « Ne serait-il pas dangereux
d'user vite un nouveau gouvernement sur les dossiers difficiles des
mois à venir ? Ne vaut-il pas mieux attendre de voir comment se
passe le bocage et mettre un nouveau gouvernement en place au
moment de la sortie du blocage, à la rentrée ? » Aucune
décision n'est prise.
Selon un télégramme diplomatique en provenance du
Caire, l'OLP dit savoir qu'Israël donnera l'assaut à Beyrouth-Ouest
dans les quarante-huit heures. François Mitterrand : « L'assaut de Beyrouth compromettrait l'avenir du Liban et
la paix dans la région. » Claude Cheysson a encore une idée
: après en avoir parlé au Président, il propose au Conseil de
sécurité «d'ordonner le repli des troupes
israéliennes et des éléments armés palestiniens de Beyrouth
», tandis que s'interposeraient des forces de sécurité
libanaises et que seraient mis en place « des
observateurs des Nations-Unies, voire une Force
internationale ». Cela prendrait de court une initiative
américaine, unilatérale, dans le même sens.
Naturellement, Haig est contre, parce que Begin
est contre. Si des forces internationales débarquent à Beyrouth,
les Palestiniens ne partiront plus et, surtout, pas question d'un
plan français quand un plan américain se prépare !
De son côté, Habib discute en effet, à Beyrouth,
d'un autre plan d'évacuation de l'OLP, protégé lui aussi par une
Force multinationale. Mais les points en litige sont sérieux : les
Palestiniens emporteront-ils leurs armes ? garderont-ils une
présence politique au Liban ? faut-il que les Israéliens se
retirent eux aussi ? Les Israéliens craignent, s'ils se retirent,
que les Palestiniens ne partent plus. Du coup, il ne s'agit plus
que de négocier le départ des seuls Palestiniens et, dans l'esprit
de Sharon, de la manière la plus humiliante possible.
Selon l'OCDE, la croissance française sera cette
année de 2,5 %. Encore un pronostic trop optimiste ? Désormais, on
n'y croit plus !
Vendredi 25 juin
1982
Nouvelle réunion des ministres des Affaires
étrangères à Bruxelles, qui confirme une troisième fois l'accord
sur un remboursement aux Britanniques de 850 millions d'écus. La
France refuse maintenant ouvertement l'allégement allemand, qu'elle
a accepté le 24 mai. Cheysson se trouve dans une position
difficile.
Le Conseil d'État demande que la loi de
décentralisation qui vient d'être votée s'applique aussi à Paris. «
Inacceptable », dit François Mitterrand
: le maire hériterait des pouvoirs du préfet de police, et le
Président ne veut pas d'un maire de Paris aussi puissant. Pour lui,
l'indépendance de la capitale est le principal danger qui puisse
menacer le pouvoir central. Il demande qu'on étudie une loi
spéciale réduisant les pouvoirs du maire de Paris, sans remettre en
cause la décentralisation. Une seule solution : faire de Paris,
comme Londres, une communauté urbaine composée de vingt villes
indépendantes. Révolutionnaire, mais pas sans précédent. La mesure
concernerait les trois métropoles : Paris, Lyon, Marseille. L'idée
émane, entre autres, de Paul Quilès et des socialistes parisiens.
Le maire de Marseille, Gaston Defferre, est contre. Il aura assez
de mal à gagner ses élections, l'an prochain, pour se permettre ce
genre de plaisanterie. La province n'est plus unie : Defferre,
c'est la ville ; Mitterrand, la campagne. Le Président demande
pourtant que ce projet soit préparé en grand secret, pour être
présenté au Conseil, dès mercredi prochain.
Alexander Haig s'efface. Reagan ne lui a jamais
pardonné d'avoir pris le pouvoir dans l'heure qui suivit l'attentat
perpétré contre lui en mars 1981. George Shultz lui succède. Les
Californiens sont au pouvoir. Cela n'arrange pas nos
affaires.
Les Israéliens bombardent Beyrouth-Ouest. Au moins
200 morts et plusieurs centaines de blessés. Pour inciter la
population à évacuer la ville, l'aviation israélienne lance des
tracts :
« Aux habitants de
Beyrouth-Ouest,
Toi qui te trouves à
Beyrouth aujourd'hui, n'oublie pas que le temps presse. A chaque
instant que tu perds, le danger augmente pour ton salut et celui de
ceux qui te sont chers.
Sache que les axes de sortie
Est et Sud de la ville sont garantis. Dépêche-toi et ne perds pas
de temps. Sache que les forces de défense israéliennes réaffirment
qu'elles ne se sentent pas concernées par les civils innocents ni
par ceux qui ne s'opposent pas à elles par les armes. Dépêche-toi
de sauver ta vie et celle de ceux qui te sont chers avant qu'il ne
soit trop tard. »
Texte terrible. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que
ceux qui ne partiront pas ne seront pas des « civils innocents » ?
Tout habitant de Beyrouth est donc un ennemi en puissance ?... Le
massacre s'annonce.
Shultz téléphone à Cheysson pour confirmer la
demande de Haig que la France fournisse un bataillon « dans le cadre d'une force multinationale qu'il
conviendrait de déployer conjointement avec l'armée libanaise, afin
de permettre le départ des troupes de l'OLP. » Cheysson
consulte François Mitterrand. Le Président accepte cette formule si
le gouvernement libanais en fait formellement la demande et si
toutes les parties concernées donnent leur accord. Mais où envoyer
l'OLP et ses troupes ? Selon quelles modalités pratiques
s'effectueraient et leur désarmement et leur départ ?
Cheysson tente d'organiser à ce propos avec le
ministre égyptien, Boutros-Ghali, une initiative franco-égyptienne
afin de ne pas laisser agir seuls les Américains.
Leonid Brejnev écrit à Ronald Reagan :
« Les Israéliens doivent quitter le Liban,
sinon la situation actuelle peut avoir des conséquences
internationales imprévisibles. »
François Mitterrand est inquiet. Les Russes ont
aussi des soldats aux portes de Beyrouth . « La guerre mondiale est inévitable. Aujourd'hui ou plus tard. Jamais les hommes n'ont
construit d'armes sans s'en servir. Si la guerre Est/Ouest est
évitée, les riches lanceront leur armement nucléaire contre le Sud.
Or le Liban est au confluent des deux affrontements. »
Samedi 26 juin
1982
Dans la matinée, l'ambassadeur d'URSS remet à
l'Élysée un message de Brejnev, presque identique à celui envoyé la
veille à Reagan : « Nous espérons que la
France élèvera sa voix contre les crimes que commet Israël au
Liban, qu'elle fera pression — dans les formes qu'elle jugera les
plus efficaces — pour que l'agresseur quitte le Liban et que
l'effusion de sang cesse. »
Lundi 28 juin 1982
Le Président libanais adresse un appel pathétique
aux grandes puissances :
« Sauver la vie de centaines
de milliers de civils innocents, préserver Beyrouth, haut lieu de
culture et de civilisation de l'homme, tel est l'objet de l'appel
urgent que je vous adresse afin que vous joigniez vos efforts aux
nôtres en vue d'épargner à cette ville un désastre aux conséquences
incalculables. »
Le Président égyptien écrit lui aussi au Président
français :
« Mettre un terme le plus
rapidement possible à cette terrible tragédie, éviter les
conséquences désastreuses qui peuvent en découler pour toute la
région... La continuation de la situation qui prévaut actuellement
n'aura d'autres effets qu'une escalade dangereuse des extrémistes
de droite et de gauche, l'encouragement des aventurismes qui se
nourrissent du désespoir, vivent de pessimisme et engendrent la
violence. »
Triste été, pluie sur nos rêves : dévaluation et
chômage, guerre au Liban, accrochages avec les États-Unis, disputes
en Europe pour quelques écus...
Nous partons pour le deuxième Conseil européen,
sous présidence belge, à Bruxelles. On discute à nouveau des
modifications des taux de crédit à l'Est. Pour en finir et éviter
une guerre économique à laquelle nous ne sommes pas préparés, le
Président approuve une légère augmentation des taux.
Au dîner, les Dix parlent du Moyen-Orient. La
Présidence belge a préparé un communiqué condamnant Israël, liant
les problèmes libanais et palestinien, assorti d'un appel à la
négociation, notamment entre Israël et l'OLP :
« Les Dix maintiennent leur
vigoureuse condamnation de l'invasion israélienne du Liban. Ils
sont vivement préoccupés par la situation dans le pays, en
particulier à Beyrouth. Ils croient que le cessez-le-feu actuel
doit être maintenu à tout prix.
Ce cessez-le-feu devrait
être accompagné d'une part d'un retrait immédiat des forces
israéliennes de leurs positions autour de la capitale libanaise,
d'autre part d'un retrait simultané des forces palestiniennes de
Beyrouth-Ouest, selon des modalités à convenir entre les
parties.
En vue de faciliter ce
retrait, la séparation des forces serait contrôlée pendant cette
courte période de transition par les forces libanaises et, en
accord avec le gouvernement libanais, par des observateurs ou des
forces des Nations-Unies. »
Au cours de la discussion, plusieurs proposent une
référence explicite « à l'ensemble des
principes contenus dans la Déclaration de Venise ». François
Mitterrand refuse. La Grande-Bretagne insiste pour que le texte
parle sinon de sanctions, du moins de « mesures à prendre concernant les relations avec
Israël », en particulier dans le domaine des
armements.
Martens évoque ensuite la question du chèque
britannique. Margaret Thatcher rappelle qu'au Sommet de Londres, il
a été décidé de lier cette question à la réforme de Politique
agricole commune et du budget. Elle conteste l'accord réalisé en
mai sur les prix agricoles, où « son ministre
aurait dû pouvoir faire jouer le droit
de veto. Chaque État doit seul pouvoir décider du caractère vital
des intérêts en jeu dans une décision du Conseil. Ce qui a eu lieu
le 18 mai ne devra plus jamais se reproduire ». Le Danois et
le Grec la soutiennent. Au contraire, l'Italien et le Belge
estiment que la pratique de l'unanimité et le compromis de
Luxembourg doivent être progressivement abandonnés. Avec Helmut
Schmidt, François Mitterrand soutient que l'on ne peut faire valoir
à toute heure son intérêt vital ; certaines règles doivent être
respectées.
Mardi 29 juin
1982
François Mitterrand obtient du Conseil la relance
de l'investissement grâce à un « nouvel instrument communautaire »,
pour 3 milliards d'écus. Il demande en vain que le Conseil conjoint
des ministres de l'Économie, du Travail et des Affaires sociales se
tienne avant la fin de l'année.
En fin de Conseil, escarmouches à propos de
l'élargissement de la Communauté. François Mitterrand :
« Avant de poursuivre dans la négociation avec
l'Espagne, chacun des États membres doit prendre ses
responsabilités, notamment en ce qui concerne les conséquences
financières de l'élargissement. Il faut également parler des
productions agricoles, des matières grasses, des relations de la
CEE avec les pays du Bassin méditerranéen, et du fonctionnement des
institutions de la CEE à Douze. Tous nos partenaires, sauf
l'Italie, escamotent les difficultés et pressent le pas de la
négociation sur les mesures transitoires. »
A Genève, reprise des négociations
américano-soviétiques sur les armements stratégiques. Il n'y a,
pour l'instant, aucune proposition sur la table. Brejnev et Reagan
ne sont pas allés plus loin que les généralités. On parle de
conversations secrètes entre le Soviétique Kvitsinski et
l'Américain Nitze, mais on n'en sait pas davantage.
La mission de Habib piétine. On envisage d'envoyer
un contingent français à Beyrouth pour protéger l'évacuation des
Palestiniens, même s'il n'y a pas accord avec les Américains sur le
rôle d'une force internationale.
Mais par où atteindre Beyrouth ? Si l'on voulait y
envoyer le contingent français de la FINUL, déjà installé au
Sud-Liban, il se heurterait dès son premier mouvement à l'armée
israélienne. Et s'il pouvait passer, il aurait ensuite 400
kilomètres aller-retour à parcourir dans des conditions extrêmement
périlleuses. Si, au contraire, un contingent venait de France, il
devrait atterrir à Tripoli, puis, pour atteindre Beyrouth,
traverser la partie du pays tenue par les troupes phalangistes, qui
s'y opposeraient. On décide donc, si nécessaire, de le faire
atterrir à Chypre et d'aller en barges jusqu'aux plages de
Beyrouth-Ouest.
Le secrétaire général de la Ligue Arabe, Klibi,
conseille au gouvernement français « d'entreprendre un certain nombre d'actions montrant qu'on ne laisse pas les États-Unis agir
seuls au Proche-Orient ». Il souhaite une intervention
personnelle et directe du Président de la République auprès de
Ronald Reagan pour attirer l'attention de celui-ci sur l'aspect
dramatique de la situation à Beyrouth. Le Président Sarkis insiste
pour que la France œuvre au succès des négociations que mène Habib,
en agissant à la fois sur les Israéliens et sur l'OLP. François de
Grossouvre reçoit une demande identique de Béchir Gemayel. Tout
converge vers un compromis entre les Israéliens et les Américains
d'un côté, les Français et les Palestiniens de l'autre.
Pendant le vol de retour de Bruxelles, François
Mitterrand ne me parle que du Liban et de l'Europe. Dans la voiture
qui roule sur les quais de la Seine : « Il
faut trouver une façon de sortir de ces petits débats sur la
composition de la Force. On doit agir. C'est dans l'intérêt même
d'Israël. On doit être généreux avec le vaincu, dans ces
moments-là. L'humilier, c'est aggraver sa violence ultime. En
Europe aussi, il faut trouver une façon de sortir de ces petits
débats sur les prix et le budget. Coincés entre une épicière
anglaise et un Allemand blasé, nous n'irons pas loin.
»
En rentrant, il trouve un message de Mauroy : «
Nicole Questiaux doit partir. C'est urgent
maintenant. »
L'affaire du remboursement de l'IVG a laissé des
traces entre les deux hommes. Le départ de Nicole Questiaux a des
allures de réconciliation expiatoire.
Le Président appelle Pierre Bérégovoy, qui
traverse mon bureau. En sortant, dix minutes plus tard, il me dit
sans enthousiasme : «Je suis ministre des
Affaires sociales. » Pierre Dreyfus quitte lui aussi le
gouvernement. Jean-Pierre Chevènement étendra son territoire. Le
Président, sur le téléphone intérieur, me dit : « Ne partez pas ce soir sans m'avoir vu. » Une heure
plus tard, il m'explique ne pas avoir de candidat au poste de
secrétaire général et me demande de remplacer Bérégovoy, en tout
cas pour demain, au Conseil, et comme porte-parole.
Je dis au Président que le secrétariat général ne
m'intéresse pas, sauf s'il exige que je l'assume. J'espère en tout
cas qu'il écoutera mon conseil dans le choix du remplaçant de
Bérégovoy. Il sourit. Sans doute ai-je devancé ses désirs...
Mercredi 30 juin
1982
Ce matin, beaucoup d'intrigues. Les candidats se
bousculent pour remplacer Bérégovoy. J'en compte dix-sept. Un
ministre explique que n'importe qui serait mieux que moi. D'aucuns,
même, sur le point de quitter les lieux, proposent de renoncer à
leur nouvelle fonction pour ne pas laisser le Président seul avec
moi !...
Je pense à Jean-Louis Bianco. Depuis le départ de
Fournier à Matignon, il espérait obtenir le poste de secrétaire
général adjoint, pas davantage. Il n'a d'ailleurs jamais rencontré
le Président bien qu'il travaille ici depuis mai 1981.
Avant le Conseil des ministres, Lionel Jospin est
reçu par François Mitterrand pour reparler du projet concernant
Paris.
J'assiste pour la première fois à la réunion
préparatoire au Conseil qui réunit chaque mercredi matin François
Mitterrand, Mauroy et Fournier dans sa nouvelle fonction de
secrétaire général du gouvernement. On y vérifie en quelques
instants l'ordre du jour, puis J. Fournier et moi laissons le
Président et le Premier ministre en tête à tête.
Je descends pour mon premier Conseil des
ministres, assis à la petite table près de la fenêtre d'angle, avec
Jacques Fournier, face au Président. Pendant que le secrétaire
général du gouvernement établit le procès-verbal officiel du
Conseil, mon principal travail consiste à passer au Président,
avant chaque point de l'ordre du jour, les notes préparées par ses
collaborateurs (et des commentaires que je rédige à la hâte, si le
sujet l'exige), de transmettre à l'extérieur ses instructions et de
modifier les projets de communiqués du Conseil selon le cours de la
discussion.
En séance, Claude Cheysson fait passer au
Président un télégramme relatant une conversation de la nuit
dernière entre notre ambassadeur à Washington et Lawrence
Eagleburger, numéro deux du State Department, à propos du Liban. La
proposition d'une force d'interposition au Liban gagne du terrain
avec l'arrivée de Shultz au Département d'État :
« Trois points, écrit notre
ambassadeur, me frappent à l'issue de mon entretien de ce matin
avec M. Eagleburger :
1/ L'attitude à notre égard
et vis-à-vis du rôle que nous jouons dans l'affaire de Beyrouth a
changé du tout au tout.
Après avoir reçu le feu vert
du secrétaire d'État, les dernières propositions américaines nous
ont été communiquées avant même que M. Habib en ait eu
connaissance. M. Eagleburger m'a quitté pour lui téléphoner.
L'ensemble de l'équipe Liban du Département d'État participait à
l'entretien (MM. Velioles et Hill, et Mme Jones, directeur
géographique compétent). L'atmosphère était détendue et
ouverte.
Au cours de l'entretien, je
suis revenu sur l'idée que notre initiative au Conseil de sécurité
avait finalement été utile aux États-Unis dans la négociation en
cours. Paradoxalement, le veto américain avait renforcé la main de
Washington vis-à-vis de Tel Aviv pour exiger une prolongation du
cessez-le-feu. Mon interlocuteur en est convenu en
souriant.
Je relève enfin que de
nombreuses fuites de presse, visiblement inspirées par le
Département d'État, prêtent aujourd'hui à la France un rôle actif
dans la partie en cours.
Comme, me fondant sur
l'entretien de M. Boidevaix avec M. Kaddoumi à Tunis, j'insistais
sur la nécessité de laisser aux combattants palestiniens leurs
armes personnelles : (a) pour des motifs de sécurité, afin de ne
pas les laisser sans défense face à certaines factions libanaises
et aux Israéliens; (b) parce que cela leur permettrait de sauver la
face, ce qui reste toujours très important au Moyen-Orient, mon
interlocuteur s'est laissé convaincre sans trop de mal. Il m'a
précisé qu'il comprenait mieux maintenant cette
exigence.
A ma demande, M. Eagleburger
s'est dit entièrement d'accord avec l'idée qu'il convenait de
préserver l'OLP en tant qu'interlocuteur politique. La disparition
de la centrale palestinienne ne pourrait que contribuer à un
dangereux regain du terrorisme au Moyen-Orient et dans le reste du
monde, sous l'influence de groupuscules extrémistes qui ne
manqueraient pas de saisir l'occasion pour prendre la
relève.
Les dernières propositions
américaines et le point de vue de l'OLP me paraissent maintenant
différer sur trois points seulement :
a l'ampleur du retrait israélien. Les propositions
transmises à M. Habib sont particulièrement vagues à ce sujet. M.
Eagleburger, en revanche, m'a nettement dit qu'un retrait de 5
miles serait inacceptable ; sans doute entendait-il par là que les
Etats-Unis ne pourraient le faire accepter aux
Israéliens.
b l'exigence du désarmement immédiat (à l'exception des
armes légères) de l'ensemble des forces de l'OLP présentes à
Beyrouth, ainsi que de leur départ du Liban. Il n'est toujours pas
question d'un processus en deux étapes, tel que celui souhaité par
l'OLP.
c à un moindre degré, enfin, la question de la présence
politique de l'OLP au Liban. Les Américains, et sans doute les
Israéliens, qui acceptent une présence politique de l'OLP au Liban
(ambassade et/ou bureau d'information), ne veulent pas entendre
parler de maintien du quartier général de l'organisation à
Beyrouth. Ils laissent le soin au gouvernement libanais d'en
négocier le détail. »
La négociation progresse : les Israéliens
acceptent, semble-t-il, deux des conditions posées par l'OLP à sa
reddition : garder leurs armes de poing et laisser une
représentation politique au Liban.
Le Conseil des ministres rappelle que la France
avait « tenté de provoquer une trêve qui
desserre l'étau autour de la capitale libanaise » et que « le vote
d'un des membres permanents du Conseil de sécurité a fait échouer
cette tentative ». Il affirme : « L'espoir n'est cependant pas
perdu de franchir une première étape vers un apaisement plus
général par la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité
et dans le respect des principes élémentaires de justice et de
droit. »
Après le message qu'a transmis Cheysson, le
communiqué ne contient pas la moindre critique à l'égard de
personne. Mais le Président tient à marquer le coup : la force
d'interposition proposée par la France aurait pu organiser le
départ de toutes les forces étrangères du Liban, et pas seulement
celui des Palestiniens.
En fin de Conseil, une communication bâclée par
Gaston Defferre sur la loi électorale municipale est l'occasion
d'annoncer la division de Paris en vingt communes. Stupeur des
ministres. Mauroy propose que Paris soit une communauté urbaine et,
soutenu par Lang et Labarrère, de supprimer le titre de maire de
Paris. François Mitterrand refuse, mais, pour ne pas singulariser
Paris, décide d'inclure Marseille et Lyon dans le même texte.
Le Conseil est levé dans le brouhaha. Gaston
Defferre me glisse un projet de communiqué manuscrit, fait de
remarques fébriles et contradictoires. Bérégovoy m'aide à le
remettre en forme.
Pour mon premier compte rendu du Conseil, j'ai
notamment à lire ce texte :
« Le Conseil des ministres a
entendu une communication sur le statut de Paris et sur la loi
électorale municipale. La loi électorale sera la même dans toute la
France. Le nombre d'habitants de Paris, l'existence depuis de très
nombreuses années de mairies d'arrondissement, la nécessité de
rapprocher les élus des administrés ont orienté le gouvernement
vers la création d'une municipalité de plein exercice par
arrondissement. Conformément à l'ensemble des dispositions sur la
décentralisation, les municipalités d'arrondissement désigneront
leurs représentants à une communauté urbaine de Paris, qui élira
elle-même le Maire de Paris. Les compétences du Maire de Paris, en
raison de l'importance de la ville, excéderont les pouvoirs déjà
accordés par la loi aux présidents de communautés existantes.
»
Apprenant cela, Jacques Chirac commence par ne pas
y croire, puis réagit avec violence.
Dans l'après-midi, nouvelle discussion avec
François Mitterrand sur l'organisation et le rôle de l'Elysée. Le
Président : « Le gouvernement doit gouverner
et l'Élysée doit rester en retrait. Bérégovoy s'ennuyait parce que,
de plus en plus, je laisse à Mauroy les mains libres. Les ministres
ont maintenant un peu plus d'expérience. Ils doivent être les vrais
patrons de leur administration. Vous pouvez prendre son poste si
cela vous intéresse, mais, à votre place, je ne le prendrais pas.
Cela consiste de plus en plus à recevoir évêques et préfets, et moi
je m'y ennuierais. » Tel est aussi mon avis. Je lui propose
Jean-Louis Bianco. « Pourquoi pas ? »
Il le reçoit dix minutes. Puis il me dit : «
On le prend. Choisissez son adjoint. » Ce sera Christian
Sautter.
Je mets au point avec le Président les nouvelles
règles de fonctionnement. Il me les écrit : «
Tous, dans la maison, dépendent du secrétaire général, sauf vous
qui ne dépendez que de moi et devez avoir accès à tout. Vous
assisterez, seul, au Conseil des ministres et au déjeuner du
mercredi avec les dirigeants socialistes où restera, dans ses
nouvelles fonctions, Pierre Bérégovoy. Bianco et vous assisterez
désormais au petit déjeuner du mardi avec le Premier ministre et le
premier secrétaire du PS. » Je propose de laisser le
secrétaire général assister aussi au Conseil des ministres, comme
c'est la tradition républicaine. François Mitterrand accepte. Il me
demande d'être le porte-parole du Conseil. Il insiste : «
Seulement pour quelques mois en attendant que
je trouve un ministre pour le faire. »
Le Président supprime en outre le petit déjeuner
du jeudi avec les dirigeants socialistes : ils parlent trop.
Première rupture du lien entre le Président et le Parti.
Devant la Knesset, Menahem Begin s'engage à
« faire déguerpir l'OLP de Beyrouth dans
quelques jours... »
Jeudi 1er juillet 1982
Jacques Chirac tient une conférence de presse au
canon sur la réforme du statut de Paris.
Ronald Reagan répond à Leonid Brejnev sur le
Liban. Le ton monte : « Les États-Unis usent
de toute leur influence pour mettre fin au conflit. Je regrette que
l'URSS ait fourni des armes à ceux qui ont déstabilisé le Liban et
provoqué la réaction d'Israël. » La situation menace de
devenir le théâtre d'un affrontement masqué Est-Ouest.
Voyage de Béchir Gemayel à Taëf. Il sera candidat
aux élections présidentielles lors du départ de Sarkis, dans trois
mois.
François Mitterrand répond au Roi de Jordanie :
« La France est prête, dans le cadre du
Conseil de sécurité, à apporter tout son concours aux efforts que
déciderait le gouvernement légitime du Liban », et ajoute : «
Conscient de la gravité de la situation au Proche-Orient,
comprenant vos inquiétudes, je veux, Sire, vous donner l'assurance
que mon pays saisira toutes les chances de peser en faveur de la
paix. »
Vendredi 2 juillet
1982
Harcelé par plusieurs ambassades, Cheysson
s'inquiète auprès de Hernu : « La France
vend-elle encore des armes à Israël ? »
L'initiative franco-égyptienne à l'ONU, qui fixe
le cadre d'une solution globale au problème du Liban, est enfin au
point :
« Affirmant certains
principes de base : intégrité territoriale et souveraineté du
Liban, retrait total du pays des forces non libanaises, droit de
tous les États de la région de vivre en paix dans la sécurité,
confirmation des droits nationaux du peuple palestinien, y compris
le droit à l'autodétermination avec tout ce que cela implique,
association de l'OLP aux négociations, reconnaissance mutuelle et
simultanée des parties concernées :
1 exige que toutes les parties aux hostilités qui ont éclaté
au Liban observent un cessez-le-feu immédiat et durable sur
l'ensemble du territoire de ce pays;
2 exige le retrait immédiat, à une distance convenue, des
forces israéliennes engagées autour de Beyrouth, en tant que
première étape de leur retrait complet du Liban, et le retrait
simultané de Beyrouth-Ouest des forces armées palestiniennes qui se
replieraient avec leurs armements légers, dans un premier temps
dans des camps à préciser, de préférence hors de Beyrouth, selon
des modalités à convenir entre les parties, mettant ainsi un terme
à leurs activités militaires ;
3 demande la conclusion d'un accord entre les forces armées
palestiniennes et le gouvernement du Liban sur la destination et le
sort de leurs armements autres que ceux dont il s'agit ci-dessus
;
4 demande le départ de toutes les forces non libanaises,
sauf celles qui seraient autorisées par les autorités légitimes et
représentatives du Liban ;
5 appuie le gouvernement du Liban dans ses efforts pour
reprendre le contrôle exclusif de sa capitale et, à cette fin, pour
y installer ses forces armées qui prendraient position dans
Beyrouth et s'interposeraient à sa périphérie ;
6 appuie en outre tous les efforts du gouvernement libanais
pour assurer sa souveraineté sur l'ensemble du territoire ainsi que
l'intégrité et l'indépendance du Liban dans ses frontières
internationales reconnues. »
Les Américains n'aiment pas : « Il ne faut pas lier le cas du Liban à la reconnaissance
de l'OLP ; avec cela, on n'obtiendra rien des Israéliens.
»
Appel de Pierre Mendès France, Nahum Goldmann et
Philippe Klutznick pour que l'assaut ne soit pas donné contre
Beyrouth-Ouest et pour la reconnaissance mutuelle d'Israël et des
Palestiniens.
Confirmation du revirement américain sur le
commerce Est/Ouest. Un mois après Versailles, George Shultz,
conscient de l'inquiétude des industriels américains, qui perdent
ainsi de gros marchés, et des réactions plus que réservées de la
presse et du Congrès, fait savoir à Paris qu'il veut trouver une
façon de se débarrasser de l'embargo. Mais pas tout de suite : il
ne juge pas « opportun de se battre, dès sa
prise de fonctions, en faveur des Européens dans une telle
affaire ». A Washington, le Président de la Commission des
Affaires étrangères du Sénat, Percy, souhaite lui aussi
« trouver un prétexte qui permette au
Président Reagan de revenir sur la décision prise ».
Cheysson est très heureux de la négociation qui
s'annonce : n'est-ce pas le rôle des diplomates que de permettre à
un partenaire en difficulté de sauver la face ?
Samedi 3 juillet
1982
Les forces israéliennes encerclent maintenant
totalement Beyrouth-Ouest. A Tel Aviv, plus de 100 000 personnes
manifestent contre cette guerre.
Les Américains essaient d'organiser l'accueil des
Palestiniens de Beyrouth dans divers pays de la région.
L'ambassadeur américain au Caire, Atherton, remet au Président
Moubarak une lettre du Président Reagan lui demandant d'accueillir
les combattants palestiniens lorsqu'ils seront évacués du Liban. La
même lettre est remise dans plusieurs pays arabes. Selon le
diplomate américain, « sans attendre d'en
avoir achevé la lecture, M. Moubarak a déclaré sur le ton le plus
ferme qu'"il n'en était pas question" ; l'idée d'avoir un
gouvernement palestinien en exil est très mal reçue en Égypte, a
fortiori les troupes de l'OLP... Les raisons invoquées par M.
Moubarak touchent essentiellement à la sécurité et à l'équilibre
internes du pays ».
La Syrie, l'Irak, la Jordanie, le Yémen acceptent
plus aisément.
Dimanche 4 juillet
1982
George Shultz, qui n'est pas encore officiellement
confirmé par le Sénat, apparaît peu. Les diplomates américains
souhaitent maintenant envoyer le gros des forces palestiniennes de
Beyrouth en Libye. L'idée semble «détestable» à Cheysson. « C'est une idée incroyable : ou bien la proposition est
irréfléchie — je suis tenté de la
penser —, ou bien elle relève d'un comportement machiavélique, mais
je n'ai pas le sentiment que l'heure appartienne aux Machiavel, à
Washington, pendant cet interrègne. »
Le Conseil de sécurité vote à l'unanimité une
résolution demandant à Israël de desserrer l'étau autour de
Beyrouth-Ouest, par « respect du droit des
populations civiles ». On est loin de l'initiative
franco-égyptienne que les Américains font tout pour enterrer.
A Alger, Chadli et Kadhafi conviennent de
soumettre au Président Mitterrand « des
propositions susceptibles, si la France voulait bien les avancer en
son nom, de sortir de l'impasse actuelle ».
Toutes ces négociations constituent un étrange jeu
d'ombres et d'esquives. Tout le monde parle du départ des
Palestiniens et de l'intervention d'une force internationale ou
multinationale. Mais nul — ou presque — n'accepte d'étudier
concrètement les modalités de ces opérations.
Arafat, assiégé dans Beyrouth, proclame qu'il
« vit dans l'Histoire ». S'il accepte
de quitter le Liban, « il cherche, dit
un télégramme de l'ambassadeur de France à Beyrouth, à gagner du temps pour ne pas perdre la face, y compris
vis-à-vis de ses militants, pour tenter de transformer sa défaite
militaire en semivictoire politique, et aussi sans doute parce
qu'un délai est nécessaire au redéploiement de l'OLP hors du Liban
».
Succession sans heurts dans un pays-charnière :
Miguel de la Madrid est élu officiellement Président du Mexique. Il
prendra ses fonctions en décembre. Tout était réglé depuis octobre
dernier, quand le Président sortant l'avait choisi, très tôt, comme
successeur potentiel et candidat officiel du Parti révolutionnaire
institutionnel. José Cordoba devient secrétaire d'État à
l'Économie, derrière Carlos Salinas de Gortari qui prend le poste
de ministre qu'occupait Miguel de la Madrid.
Lopez Portillo a eu raison de faire ce choix : la
crise financière s'annonce très grave, au Mexique plus qu'ailleurs.
Il fallait un technicien de l'économie au pouvoir. Chaque jour
davantage, les capitaux sortent du pays. Si le Mexique vient à
faire défaut, la réaction en chaîne sur le système financier
international sera terrible. J'irai voir. Sans doute y a-t-il à
imaginer une action du G 7 ?
Lundi 5 juillet
1982
Laurent Fabius transmet au Président un nouveau
diagnostic économique, plus pessimiste encore que le précédent :
cette année, la croissance sera inférieure à 2 % ; le chômage
atteindra 2,1 millions de personnes ; le déficit du commerce
extérieur sera de 75 milliards de francs, la hausse du dollar
compensant l'effet de la dévaluation ; l'inflation sera de l'ordre
de 10 %. « Cet appauvrissement et cette
dépendance sont inacceptables, car ils aboutissent inéluctablement
à une sortie du SME », écrit-il en préconisant un plan de
guerre et la création de nouveaux instruments d'épargne pour
stimuler l'investissement productif. « Au-delà
de l'économique, c'est notre capacité politique à mobiliser les
Français qui sera déterminante pour les prochaines échéances.
» Certes !
Reçu à Paris, le Président de la République
italienne, Alessandro Pertini, nous charme tous. Intelligence,
impertinence, aristocratie de l'âge.
L'ambassadeur d'Irak apporte à Pierre Mauroy une
lettre de Tarek Aziz demandant à acquérir 69 Mirage 2000 équipés de
missiles air-sol, des Exocet.
La quatrième chaîne coûtera, si elle émet en
clair, un milliard et demi de francs. Et si on la faisait à péage ?
Georges Fillioud est chargé d'étudier la question. Rousselet
travaille lui aussi dans son coin. « Elle doit
être prête, dit le Président, pour Noël
1983. »
Mardi 6 juillet
1982
Ronald Reagan souhaite convaincre François
Mitterrand de ne pas exiger un vote favorable du Conseil de
sécurité comme condition préalable pour participer à la Force
internationale. Alors que, jusqu'ici, cette force n'avait à ses
yeux qu'un but : protéger le départ des Palestiniens, il en ajoute
un second, plus proche des thèses françaises : consolider le
gouvernement libanais à Beyrouth.
« La décision française de
principe de participer à une force destinée à observer et
superviser l'accord en cours d'élaboration par le gouvernement du
Liban pour le départ de l'OLP et des autres éléments armés de
Beyrouth, est un événement important (...). Je suis satisfait de ce
que la France ait envisagé de se joindre aux États-Unis dans une
force internationale destinée à aider le gouvernement du Liban à
établir son autorité dans sa capitale. [Je suis sceptique quant]
aux possibilités d'obtenir l'approbation des Nations Unies au sujet
de l'envoi d'une force d'interposition à Beyrouth composée
notamment de Français et d'Américains, en raison de l'opposition
vraisemblable de l'Union soviétique.
La position française serait
d'exiger l' "assentiment" ou l'approbation de la participation
française par les Nations-Unies ou le secrétaire général. De notre
point de vue, cela conduirait inévitablement à des consultations
avec le Conseil de sécurité et provoquerait une réponse négative
des Soviétiques qui rendrait impossible une réponse positive du
secrétaire général. Une telle procédure mettrait en outre la
décision de déployer ou non la force entre les mains de tierces
parties au moment même où les Libanais nous sollicitent pour un
engagement et un déploiement de forces rapides. Je comprends,
François, le désir de la France de recueillir sous une forme ou
sous une autre l'opprobation des Nations-Unies. Moi aussi, je le
voudrais, si je pensais qu'il y eût un moyen de s'assurer qu'elle
puisse être obtenue rapidement, sans amendements ni conditions qui
la dénaturent. Malheureusement, je ne vois aucun moyen d'éviter
l'intransigeance soviétique.
Il est regrettable que, si
près d'un accord comme nous le sommes, cette divergence de vues
risque de couper court au projet de force franco-américaine que
nous avions envisagé. Dans la mesure où la situation
s'aggrave rapidement, je suis certain que vous
comprendrez que les États-Unis doivent dès aujourd'hui commencer à
rechercher d'autres partenaires. »
Claude Cheysson note en marge de la traduction : «
La lettre montre que les États-Unis tiennent à
nous ! ! ! »
Ce n'est pas du tout mon interprétation du dernier
paragraphe : pour moi, c'est plutôt comme la menace — ou le désir —
de se libérer de la France et d'avoir, dans cette aventure, des
partenaires moins encombrants !
Pour relancer l'emploi, quels grands travaux ? A
la liste que prépare le gouvernement, après les monuments et le
patrimoine, François Mitterrand ajoute les réseaux câblés et les
aéroports de Paris.
Conseil de Défense à l'Élysée. Le Président décide
une diminution des effectifs de l'armée de terre, sans bouleverser
l'appareil militaire, pour éviter d'avoir une armée à la fois trop
nombreuse et mal équipée.
François Mitterrand : « Si
l'Alliance ne parvenait pas à contenir une agression
conventionnelle, au moment choisi par nous interviendrait la menace
d'utilisation de l'armement nucléaire tactique, car nous dirions :
"Nous y sommes acculés. "On nous répondrait : "Vous n'oseriez pas."
Nous répliquerions : "Nous oserons. Nous frapperons vos combattants
avec nos armes, nous recevrons une volée de bois vert en échange,
mais nous montrerons que nous ne reculerons pas devant l'usage de
notre force de dissuasion. " Il nous faut en effet décourager les
tentatives de contournement de notre force de dissuasion par une
attaque purement conventionnelle (...). Aussi ne pouvons-nous que
refuser l'engagement du "No first use" qui conduirait à nous faire
promettre de ne pas nous servir les premiers des armes atomiques.
Ce serait renoncer à nous défendre. Nous n'avons qu'une fronde de
David en face de Goliath et, en plus, on nous demande comment nous
prévoyons de nous en servir ! Nous ne marchons pas ! »
François Mitterrand doit partir demain en voyage
officiel en Hongrie — son premier voyage à l'Est. Première querelle
de protocole, première susceptibilité ridicule : un député
socialiste, président du groupe d'amitié avec la Hongrie, est,
comme il est normal, l'invité personnel du Président. En
conséquence, il est protocolairement placé hors de la délégation
officielle qui assiste aux entretiens. Découvrant cela dans le
livret de voyage qu'il reçoit, comme chaque participant, il exige
d'être inscrit dans la délégation officielle, au rang des
ministres. « Sinon, dit-il,
je ne viens pas ! » Tout en admettant
que c'est impossible — un parlementaire ne fait pas partie de
l'exécutif et ne peut figurer dans la délégation —, le Président
accède néanmoins à sa requête : « Le Parlement
a toujours raison... » Par la suite, le même homme fera sans
cesse preuve d'une mégalomanie et d'une paranoïa qu'il saura rendre
d'autant plus redoutables qu'elles ne s'exerceront jamais qu'aux
dépens de ses subordonnés.
Mercredi 7 juillet
1982
Le Conseil des ministres décide la création d'un
Fonds spécial de grands travaux, notamment pour relancer le
logement et les économies d'énergie. François Mitterrand :
« Ils constituent en effet un des instruments
essentiels d'une politique visant à une plus forte croissance, à la
diminution du chômage et à la réduction du déficit extérieur.
» Le communiqué qui annonce cette décision rappelle en outre
la nécessité d'une politique ferme de reconquête du marché
intérieur. Quand je lui soumets le texte, le Président ajoute :
« Le gouvernement, dans son action quotidienne
comme dans ses objectifs, doit être à l'image de cette volonté.
» Beaucoup d'espoirs sont mis dans ce Fonds spécial.
Dans les Nouvelles
Littéraires, Philippe Alexandre accuse André Rousselet
d'avoir demandé sa tête à Jacques Rigaud. Quand ? Où ? Qui
s'intéresse ici à Philippe Alexandre ? J'apprends qu'André
Rousselet en a parlé à Rigaud, qui en a fait part à Alexandre, sans
insister. Alexandre a réagi.
Découverte à Marseille d'une affaire de fausses
factures au détriment de la ville.
Ronald Reagan a changé d'avis, comme le voulait la
France : il tente d'obtenir l'accord de Brejnev à la création de la
Force multinationale au Liban et lui demande de ne pas faire jouer
le veto soviétique au Conseil de sécurité. Leonid Brejnev lui
répond par une lettre — identique à celle qu'il envoie à François
Mitterrand — d'une étonnante violence, rare entre chefs d'État,
dans laquelle il formule de vagues menaces en cas d'envoi au Liban
d'une force multinationale autre que la FINUL déjà en place :
« Ceux qui doivent partir,
ce sont les Israéliens. Pas les Palestiniens ! (...) Les troupes
israéliennes anéantissent partout les Libanais et les Palestiniens,
femmes, enfants, vieillards. Israël commet à Beyrouth des actes de
véritable vandalisme à l'égard de la population pacifique et
détruit l'activité vitale de cette ville. Quels que soient les
critères politiques appliqués aux événements du Liban, il est
impossible de nier ce fait absolument évident: Israël, qui est un
allié de fait des États-Unis, y extermine d'une manière barbare des
êtres humains. Par toutes ses actions, surtout ces derniers jours
et ces dernières heures, l'agresseur manifeste son empressement à
faire aboutir ses crimes, sans réfléchir du tout au fait qu'il crée
de nouvelles montagnes de haine autour de l'État d'Israël et de la
population juive. Et pourtant, ces montagnes-là peuvent dans
l'avenir s'écrouler sur eux de tout leur poids. Aujourd'hui, il n'y
a peut-être pas un seul homme d'État responsable, pas un seul
honnête homme sur la Terre qui puisse rester insensible aux appels
de ceux qui périssent à Beyrouth et au Liban de la main des
envahisseurs israéliens. Sans doute vous aussi vous rendez-vous
compte clairement de ce que la politique des États-Unis,
protecteurs d'Israël, est actuellement dominée par des calculs
conjoncturels qui, à ce jour, n'ont pas cédé devant les
considérations de l'ordre fondamental et du bon sens, et que la
mission de l'émissaire américain au Proche-Orient ne sert que de
paravent à l'agression perpétrée par Israël.
Si on voit surgir maintenant
différents plans de participation de certaines forces
internationales en vue du désengagement des forces qui défendent
Beyrouth-Ouest, d'un côté, et des forces israéliennes, de l'autre,
pourquoi ne pas utiliser les contingents militaires des
Nations-Unies qui se trouvent déjà sur le sol du Liban par décision
du Conseil de sécurité ? Nous connaissons la déclaration du
Président des États-Unis selon laquelle il serait prêt à envoyer un
contingent de troupes américaines au Liban. Je dois le dire
clairement : si cela doit vraiment avoir lieu, l'Union soviétique
ajustera sa politique en conséquence. En ce moment critique, alors
que l'agresseur israélien multiplie, jour après jour et d'heure en
heure, ses crimes au Liban et à Beyrouth, une ferme déclaration de
votre part en faveur d'un cessez-le-feu immédiat, pour ne pas
permettre une nouvelle effusion de sang et la mort de milliers et
de milliers de Libanais et de Palestiniens, revêtirait une grande
importance et serait appréciée par tous ceux qui chérissent la
cause de la justice et de la paix au Proche-Orient. »
Étrangement, François Mitterrand est le seul à
prendre ces menaces au sérieux. Les Américains n'y attachent pas la
moindre importance. Comme s'ils savaient déjà que les Soviétiques
ont décidé de ne rien faire.