Vendredi 3 mai
1985
Petit déjeuner avec Helmut Kohl à la Chancellerie
fédérale. Sur le GATT, le Chancelier a l'air tout près de basculer
du côté des États-Unis s'il ne sent pas une détermination
européenne suffisante.
La séance du matin débute entre chefs d'État et de
gouvernement seuls. Pour la première fois, il y a deux Français :
Jacques Delors est là pour la Commission. La Déclaration politique
est approuvée. L'ambiance est tendue. Il y a déjà un camp
Italie-France, contre les autres. François Mitterrand maintient son
refus de toute « sécurité globale ».
George Shultz propose d'institutionnaliser les
réunions de ministres des Affaires étrangères à Sept pour parler de
l'Afrique et de la drogue. Nouveau refus.
L'après-midi, réunion avec les ministres des
Affaires étrangères et des Finances. Les discussions économiques
s'ouvrent par un rapport de Stoltenberg sur la séance de travail
des ministres des Finances du matin. On parle du GATT. Reagan a le
soutien de Nakasone et de Mulroney, qui reste discret. François
Mitterrand est soutenu par Delors et Craxi. Il ne peut accepter
qu'on écrive une date ni même « le plus tôt
possible ».
Ronald Reagan :
Notre économie est dans son meilleur état
depuis trente ans. Notre déficit public existe depuis cinquante
ans. Nous avons un train entre Miami et New York ; il est
subventionné. Il coûterait moins cher de donner à chaque voyageur
un billet d'avion gratuit que de le subventionner. Roosevelt a été
protectionniste. Nous n'en sommes sortis que par la
guerre.
Sur le commerce
international, il faut absolument entamer les négociations
commerciales avant 1986.
François Mitterrand :
La France n'est pas plus protectionniste que
les autres. Parlons donc des mesures hypocrites (règles, normes,
etc.) prises par les antiprotectionnistes proclamés ! Nous devons
négocier la dette avec le Tiers Monde et progresser d'un même pas
sur le terrain monétaire. Sur le GATT, la France accepte le
principe de cette négociation. Mais seul le dossier agricole est
prêt. Toutefois, je m'opposerai au démantèlement de la Politique
agricole commune. Certains d'entre vous se sont déjà entretenus
avec les États-Unis pour leur donner des compensations sur le soja.
Je n'ai pas pris part à ces accords.
Il faut prendre des décisions
sur le Tiers Monde, rien n'est prêt. La CEE doit aussi s'élargir
aux pays de l'Est, d'un point de vue commercial.
La France va mieux. Notre
inflation se réduit à 5,5 % au lieu de 14 %. Nos comptes extérieurs
s'améliorent, nos déficits internes sont maîtrisés. Les
prélèvements obligatoires ont baissé pour la première fois depuis
quinze ans. Nous modernisons le textile, les chantiers navals, la
machine-outil. Les entreprises nationales ont 3 milliards
d'excédent alors qu'en 1981 elles avaient 1,6 milliard de déficit.
Elles sont toutes sauvées. Malgré la récession, notre croissance
est restée la plus forte de la CEE et notre pouvoir d'achat a
augmenté de 4 % en quatre ans. Notre démarche est fondée sur le
gradualisme. Telle a été la politique de nos ministres des
Finances, qui est aujourd'hui justifiée [hommage à Delors
assis en face de lui].
Il y a trop de chômeurs en
France, mais c'est le pays où ils ont le moins augmenté. Dans les
deux ans, nous aurons résolu les problèmes qui nous ont été posés
par l'Histoire quand nous avons pris en charge les problèmes de la
France.
Sur le plan international, il
faut avancer par degrés sans se jeter à la tête des anathèmes, en
progressant sur la monnaie et le commerce d'un même pas, car les
deux choses sont liées...
Une discussion très sévère se poursuit sur la
fixation de la date du GATT.
En fin d'après-midi, François Mitterrand rencontre
Mme Thatcher.
François Mitterrand :
Dans la vie politique, il faut savoir trouver
le bon moment. La stratégie spatiale n'est pas prête à succéder à
la stratégie nucléaire. Si je laisse croire que l'une remplace
l'autre, je ne pourrai plus avoir les crédits pour le nucléaire. Je
n'appuie pas cette stratégie, mais je fais les recherches
nécessaires. Ce sont les mêmes technologies pour le civil. Je
pense, comme vous, qu'on ne peut être en Europe et dans l'IDS. Mais
je choisis l'Europe, et pas vous. Je ne veux pas être
sous-traitant...
Margaret Thatcher :
Les États-Unis sont très en avance sur nous.
Nos savants ont beaucoup à gagner à travailler avec eux. Sur le
fond, je ne suis pas d'accord avec Reagan. La stratégie nucléaire
ne sera jamais dépassée et l'arme nucléaire n'est pas immorale. Les
Américains sont très forts. Le clonage, par exemple, est notre
idée, mais les Japonais et les Américains l'ont utilisée avant
nous...
François Mitterrand :
Pour l'Europe, il faut travailler à un traité
renforçant l'Union.
Margaret Thatcher :
Je suis contre une conférence
intergouvernementale. Et contre un traité nouveau. Il faut conclure
à Milan en juin.
Elle parle de la liaison fixe TransManche : les
groupes candidats doivent déposer leurs offres avant le 31 octobre.
Les gouvernements se sont engagés à choisir entre les différents
projets au début de 1986. Pour le moment, le choix reste très
ouvert : la liaison peut être routière, ferroviaire ou les deux à
la fois. Une seule règle a été posée : que le projet retenu puisse
être financé sans contribution budgétaire des gouvernements.
Actuellement, deux groupes sont en concurrence : Channel Tunnel
Groupe (CTG), qui propose un tunnel ferroviaire auquel pourrait
être adjoint un tunnel routier, et Euro-Route, qui est un projet de
ponts devenant tunnel dans sa partie centrale. Chacun de ces
groupes comprend des banques et des entreprises françaises et
britanniques.
A la fin du dîner des Sept, les sherpas se réunissent pour préparer la déclaration
économique. Une nuit pour rien, qui achoppe toujours sur la date du
GATT. Nous obtenons la mention symétrique des deux projets de
stations spatiales, américain et européen.
Samedi 4 mai
1985
Séance du matin : discussion du projet de
Déclaration économique. On passe en revue les paragraphes. On en
arrive à la date de début du GATT.
Helmut Kohl :
Je suis désolé qu'il n'existe aucun accord sur
le texte. Je pense qu'il faudrait dire "1986" ; d'autres sont
contre. D'autres pensent qu'il conviendrait, avant d'arrêter une
date, de déterminer le contenu, l'agenda et les modalités du
nouveau round, sans mettre en cause les principes de la
PAC.
Margaret Thatcher :
Il faut fixer la date, sinon nous renforcerons
les tendances protectionnistes au Congrès américain. Ce serait une
grave responsabilité de ne pas écrire "1986", et même "début
1986".
François Mitterrand
(sans élever la voix) : Nous ne pouvons nous
associer à une telle date.
Margaret Thatcher :
On pourrait écrire les conditions et dire que,
"si elles sont réunies, on se réunira en 1986".
Jacques Delors :
J'approuve la proposition de M. Kohl.
[François Mitterrand sursaute].
Nakasone : Je suis d'accord avec Mme Thatcher.
Ronald Reagan :
Moi aussi.
Bettino Craxi :
Moi aussi, si nous pouvons tous
l'approuver. [Même les Italiens nous lâchent !]
François Mitterrand :
Pas moi. [Remous !]
Helmut Kohl :
J'en prends acte. Mais il ne faut pas
d'amertume. Il ne s'agit pas d'isoler un partenaire solide comme la
France. François Mitterrand ne peut approuver la fixation d'une
réunion en 1986 ; il n'y aura pas de diktat.
On aboutit à un texte vide de sens : «
Un nouveau round au sein du GATT devrait commencer dès que possible. La
plupart d'entre nous pensent que cela devrait être en 1986.
»
François Mitterrand
conclut, dans une ambiance très tendue, par un discours qui fixe sa
doctrine sur le Sommet : Il n'est pas sain que
des pays alliés dictent notre politique. Certains l'acceptent, pas
moi. Ici, on signe des traités en trente-six heures. C'est
inacceptable ! J'entends dire que personne n'a voulu isoler la
France. Très bien. Mais elle l'est, en fait, dans cette salle. Ce
n'est pas sain. Comme il n'est pas sain que les affaires de
l'Europe soient jugées par des pays éloignés de l'Europe. Je suis
prêt à ouvrir une polémique publique, si cela
continue.
Les textes ici sont de plus
en plus compliqués. Il faudra se débarrasser de toute cette
paperasserie. Si ces Sommets ne retrouvent pas leur forme initiale,
la France n'y viendra plus. Nous ne sommes pas froissés d'être
minoritaires dans une institution. Mais, ici, ce n'est pas une
institution, nous sommes là pour mieux nous connaître et harmoniser
nos politiques. C'est tout.
Sur aucun sujet vital la
France n'a jamais manqué de solidarité. C'est ici que la France a
soutenu et continuera de soutenir l'Alliance. Je me sens donc bonne
conscience. Je comprends les difficultés internes de tel ou tel —
en particulier des États-Unis, dont nous sommes les plus anciens
alliés et amis. Cela ne réduit en rien notre liberté de porter
jugement.
Sur ces sujets, des accords
bilatéraux ont été passés avant le Sommet entre certains d'entre
vous, et le débat autour de la date de 1986 a pris une telle
signification que je ne peux donner mon accord. Je n'accepte pas le
fait accompli. De façon plus générale, nous ne sommes pas le
directoire des affaires du monde. Il y a des institutions pour
cela. Nous ne sommes pas non plus un tribunal qui aurait à juger
amis et alliés. Si c'était cela, je prendrais garde à ne pas mettre
mon pays dans une telle situation. Si la France était ainsi
traitée, j'y mettrais fin. Je ne viendrais plus. Jacques Attali
avait prévenu dès février que ce serait non sur l'IDS et le GATT.
Alors, pourquoi en avoir reparlé ici ?
Silence glacial.
Brian Mulroney
: François Mitterrand a raison sur ces points
vitaux. Ce Sommet a une valeur symbolique extrême. Le vrai
leadership exige de donner des signes d'harmonie et d'espoir à
notre jeunesse. Oublions cet incident.
Scène très dure, à peine atténuée quand la voix
entendue est celle de l'interprète...
Dans un coin, Brian Mulroney, sincèrement choqué,
interpelle Ronald Reagan : « Mais enfin,
arrêtez, qu'est-ce que c'est que ça ? Vous traitez François
Mitterrand comme un adversaire ! C'est un allié, et même notre
allié le plus sûr ! » Étonné, Reagan se retourne vers ses
ministres renfrognés, hésite un long moment, puis son visage
s'éclaire : « Mais oui, de fait, c'est vrai :
c'est notre allié !... »
Dimanche 5 mai
1985
Ronald Reagan visite le cimetière de Bitburg.
Pourquoi avoir tant insisté pour celui-là et aucun autre ? Le
malaise se dissipera avec peine.
Vague d'agitation dans les prisons
françaises.
La situation de l'UNESCO s'aggrave. Le directeur,
très contesté, essaie d'être reconduit. Léopold S. Senghor écrit à
François Mitterrand à ce propos :
« Comme vous le devinez, je
suis de très près la vie politique française. Et je tâche, dans la
mesure de mes faibles moyens, de vous apporter ma
collaboration.
Vous voudrez donc me
permettre d'attirer votre haute attention sur la gravité de la
situation qui règne à l'UNESCO.
Je suis persuadé que vous
pourriez faire beaucoup pour l'améliorer : si, par exemple, vous
demandiez à son directeur général, M. Amadou Mactar M'Bow, de venir
vous voir à l'Élysée. Je suis sûr qu'il accepterait avec
empressement. [En marge, François Mitterrand écrit : «
L'inviter. »]
Je profite de l'occasion
pour vous adresser mes amicalesfélicitations pour le rôle que vous
avez tenu pendant la dernière réunion au Sommet des sept plus
grands pays industriels. Ce n'est pas par hasard si le journal de
droite Le Figaro reconnaît que vous avez raison de prendre
l'attitude solitaire qui a été la vôtre... »
Finalement, le Président ne recevra pas M'Bow, qui
ne sera pas reconduit.
Les Européens s'entendent pour soutenir le même
candidat au Haut Commissariat pour les Réfugiés, le Néerlandais Max
van der Stoel. Jusque-là, la France avait fait connaître sa
préférence pour le ministre égyptien, M. Boutros
Boutros-Ghali.
Mardi 7 mai 1985
Pierre Bourdieu a bien travaillé. Les propositions
du Collège de France sont remarquables : une chaîne culturelle, des
baccalauréats professionnels, une évaluation des universités par un
Conseil. Elles sont approuvées par le ministre de l'Éducation
nationale. Jean-Pierre Chevènement :
« Il apparaît que ces
principes rejoignent souvent les orientations de l'action
gouvernementale, même s'ils anticipent largement sur l'actualité,
comme il est normal dans un exercice de prospective. Ils peuvent
alors servir de guide pour l'action...
Dans la perspective de
l'ouverture de nouveaux canaux de télévision, il serait d'utilité
publique de prévoir l'occupation d'un de ces canaux au moins par
une chaîne éducative et culturelle (...). Or, force est de
constater, sur ce terrain, la nullité de l'initiative privée. Il
n'existe pas, sur le marché, de produits aussi simples qu'une
vidéothèque du théâtre classique français, anglais ou allemand. Il
n'existe pas davantage d'encyclopédie audiovisuelle, générale ou
spécialisée. Point non plus de cours ou documentaires audiovisuels
de géographie ou de sciences naturelles, pour citer deux
disciplines où l'apport de l'image et de l'animation est évidemment
précieux (...).
Les baccalauréats
professionnels seraient des diplômes ouvrant directement sur la vie
active ; ils recouvriraient de larges familles de métiers, à un
niveau de qualification intermédiaire entre celui du brevet
d'études professionnelles et du brevet de technicien supérieur. Ils
seraient préparés dans les lycées d'enseignement
professionnel.
Enfin, pour répondre à la
suggestion d'une évaluation permanente des établissements
scolaires, on pourrait envisager des comités d'évaluation à
l'échelon régional, dont le domaine serait, dans un premier temps,
limité aux lycées. Cette proposition devrait en tout cas être
étudiée de près, étant bien entendu qu'ici l'intérêt général heurte
le sentiment de nombreux professeurs et de leurs syndicats.
»
La plupart de ces réformes seront réalisées. C'est
le meilleur exemple de coopération de la communauté intellectuelle
avec l'État.
Conseil d'administration tendu à Canal-Plus : faut-il passer en clair ? Faut-il
fermer ? Faut-il vendre ? Chacun a choisi son camp. André Rousselet
sent le terrain se dérober sous ses pieds. Avec les élections, il
sait que Havas va lui échapper, et, avec lui, Canal-Plus. Il faut réduire la part d'Havas dans le
capital de la chaîne cryptée. Il cherche des actionnaires.
Mercredi 8 mai
1985
A Bonn, la Chancellerie annonce qu'elle n'a pas
donné son accord à l'IDS. On aurait aimé le savoir il y a une
semaine...
François Mitterrand au Conseil des ministres, à
propos du Sommet de Bonn : « Il y a au moins
un avantage à être seul contre tous : vos propos, qui risquaient de
passer inaperçus, passionnent dès lors tout le monde.
»
Affrontements entre Caldoches et Canaques à Nouméa
: 1 mort, 100 Messes.
Jeudi 9 mai 1985
Le secrétaire général du gouvernement
luxembourgeois vient me voir aujourd'hui avec un message de son
Premier ministre sur la présidence de la CLT : le gouvernement
luxembourgeois présentera, le 21, la candidature de M. Wörner. Il
souhaite que le gouvernement français ne s'y oppose pas ; et il
fera tout pour que l'autre candidat, M. Thorn, se retire.
H. Teltschik me fait savoir que le Chancelier Kohl
souhaiterait que François Mitterrand puisse recevoir quelques
minutes, le 14 mai, M. Wörner, ministre de la Défense, pour parler
de l'avion de combat futur. On peut s'attendre à une très forte
pression des Anglais, des Italiens et des Allemands.
Vendredi 10 mai
1985
Sur l'avenir de l'Europe, un premier texte
d'accord franco-allemand est prêt. Nous avons deux objectifs :
garantir le bon fonctionnement de la Communauté à Douze ;
déterminer la voie concrète qui mènera à l'Union européenne.
Nous sommes prêts à voir concrètement avec les
Allemands ce que nous pouvons faire pour contrôler les dépenses
européennes. Mais la France ne peut accepter que l'on dise que
toute dépense nouvelle est par définition impossible, ni que la PAC
soit remise en cause. Nous souhaitons créer un vrai marché
unifié.
Il nous paraît nécessaire de rehausser la stature
du Parlement européen. Ayant dit cela, se pose un premier problème
: celui de ses pouvoirs budgétaires. Il n'est pas question pour
nous de les accroître. Est-il possible de mieux les équilibrer ?
Est-il opportun de modifier l'Article 203 du Traité, comme le
souhaiteraient les Britanniques ? Est-il souhaitable de conférer au
Parlement une compétence en matière de recettes ? Peut-on prévoir
une plus grande association du Parlement tant aux grandes
orientations de la politique extérieure qu'à certaines activités
législatives importantes ? La RFA pourrait-elle accepter, par
exemple, d'assouplir son attitude sur la question de l'Article 100
?
En ce qui concerne la Commission, les questions de
la désignation et du vote de confiance sont importantes : les trois
derniers Présidents de la Commission ont en fait été désignés par
le Conseil européen ; les deux derniers Présidents ont sollicité,
lors de leur entrée en fonctions, un « vote de confiance » de
l'Assemblée.
Reste enfin le Conseil. Nous avons deux questions
à élucider : faut-il ou non abandonner déimitivement le compromis
de Luxembourg ? Il faut mettre un terme à l'abus de son usage. Mais
nous ne sommes pas pour autant persuadés qu'il soit opportun
d'abandonner définitivement et sur toute question le droit de veto.
Faut-il ou non modifier certaines dispositions du Traité prévoyant
l'unanimité, pour y substituer la majorité qualifiée ? Nous sommes
ouverts à une modification en ce sens de l'Article 100.
Le Président s'inquiète : «
1 Vous formalisez ici à l'excès la conversation que je dois
avoir avec le Chancelier.
2 J'ignorais cette rencontre préparatoire qui ne me paraît
pas nécessaire
3 Il y a trop de bureaucratie et je ne comprends rien à ces
études de techniciens.
4 A la limite, ceci peut m'être utile, mais en restant
strictement réservé à ma réflexion. »
Il est trop tard pour tout annuler. La réunion
aura lieu sur la base de ces idées.
Le Président souhaite que l'on nomme Thierry de
Beaucé au Quai d'Orsay comme directeur général des Relations
culturelles, à la place de Jacques Boutet. Mais la hiérarchie du
Quai n'en veut pas. François Mitterrand : «
Imposer notre décision. Mais on ne peut pas bousculer Boutet. En
attendant, le nommer immédiatement derrière, pour le préparer à la
suite. »
Cela ne se fera pas : le Quai sait rejeter les
corps étrangers.
Lundi 13 mai
1985
A Bonn commence la longue négociation qui conduira
à l'Acte unique.
Teltschik exprime le souci des Allemands
d'explorer en détail tous les aspects de la coopération européenne
et leur volonté d'appliquer tout, ou presque, du rapport Doodge :
restriction du vote à l'unanimité au Conseil, pouvoirs budgétaire
et législatif plus grands du Parlement, renforcement du pouvoir du
Conseil en politique étrangère et en défense, création d'une Union
européenne. Le Chancelier souhaite que cela soit étudié par une
conférence intergouvernementale, mais comprend qu'il est difficile
de la convoquer si le risque d'échec est trop élevé. Il pense qu'on
peut faire ensemble de grands pas en matière de technologie, et
même réfléchir sur la monnaie et la libération du contrôle des
changes.
Teltschik me confirme son accord sur Eurêka. Il
cherche une façon de présenter à son opinion publique cette
participation comme complémentaire de l'éventuelle participation de
la RFA à l'IDS.
Il freine sur le TGV : les Allemands ont eux-mêmes
à l'étude un train « électromagnétique suspendu ».
Il souhaite me revoir avant la rencontre du 28 à
Constance, pour entrer dans les détails. Je lui propose de venir à
Paris le 24.
Jacques Rigaud m'appelle, car Laurent Fabius vient
de l'informer que la CLT n'aurait pas sa place sur le satellite,
parce qu'elle n'a voulu prendre qu'une option, et non fermement en
réalité, parce que le canal est en train d'être cédé par Fabius à
Berlusconi. L'option n'est qu'un prétexte. Rigaud n'est pas dupe:
« C'est scandaleux ! Voilà trois semaines que
je négocie avec TDF et qu'on nous dit que l'option est possible. Si
on nous avait dit que c'était impossible, on aurait pu envisager
une solution de prise ferme. Et, pendant ce temps, on discute dans
notre dos pour attribuer le canal en français à d'autres. Que le
Président sache que nous trouvons ça scandaleux. Et si la décision
n'est pas définitive, je peux essayer de convaincre mes
actionnaires d'une prise ferme. »
Mardi 14 mai
1985
Edgard Pisani ne retournera pas à Nouméa. C'est ce
qu'a décidé Laurent Fabius et ce qu'il fait avaliser par François
Mitterrand. Ce matin, Pisani devrait devenir ministre, spécialement
chargé de défendre la réforme du statut de la Nouvelle-Calédonie
devant le Parlement. Il sera remplacé à Nouméa par Fernand
Wibaux.
Hubert Védrine reçoit Théo Klein, venu
l'entretenir du sort des Juifs de Syrie, qui rappelle la promesse
faite par le Président Assad de laisser sortir de ce pays quelques
jeunes filles juives syriennes qui le désireraient. François
Mitterrand : « Assad m'en a en effet parlé.
Notre ambassadeur pourrait le lui rappeler. »
Le Président joue un rôle de moins en moins direct
dans la politique gouvernementale. Pour équiper Toulouse, deux
projets sont en compétition : le métro Val et le tramway. Question
posée au Président : « Souhaitez-vous que le
gouvernement fasse un geste financier ou symbolique en faveur du
projet qui a la préférence du maire de Toulouse ? »
François Mitterrand : « C'est
au Premier ministre de décider. »
Mercredi 15 mai
1985
Sur l'avion de combat européen, discussion entre
François Mitterrand et Charles Hernu après le Conseil. Demain, la
conférence de Rome des cinq ministres de la Défense doit étudier
les spécifications techniques. Les Britanniques veulent faire
accepter leur modèle, équipé de moteurs anglais. Nous voulons un
avion plus léger, afin qu'il soit embarquable sur porte-avions, et
utilisant des moteurs français ; avoir le siège du bureau d'études
commun en France, et obtenir le commandement de ce bureau d'études.
La RFA veut que ce bureau soit situé à Munich. Le Président veut un
choix européen, pas un choix français.
Le marché est de 1 000 avions en Europe, dont 200
en France : 150 à l'exportation pour le modèle de 10,5 t. ; 400 à
l'exportation pour le modèle de 9 t. Si nous faisons l'avion
européen, nous aurons 25 % d'un marché très sûr de 1400 avions sur
la base de notre modèle, ou de 1 150 selon le modèle anglais. Si
nous le faisons seuls, nous aurons 100 % d'un marché très peu sûr
de 600 appareils.
Le Président reçoit Manfred Wörner : « Il est essentiel que le bureau d'études soit en France.
» Puis, s'adressant à moi : « Empêchez
Hernu de faire cette bêtise. Il ne doit pas céder à Dassault. Il
faut faire un avion européen. »
Jeudi 16 mai
1985
On prépare la réunion de demain des ministres
européens qui doit lancer définitivement Eurêka. La Finlande souhaite être invitée. Son
Président appelle François Mitterrand. Dumas et Curien y sont très
hostiles, au moins pour cette première réunion, car on ne pourrait
alors éviter la candidature de la Yougoslavie, ce qui entraînerait
l'hostilité allemande et maints autres problèmes. François
Mitterrand : « Je ne vois pas la relation
entre la Finlande et la Yougoslavie (elle n'appartient à aucun
bloc). Je suis favorable à l'admission de la Finlande, mais
j'admets qu'il faille attendre que les membres du premier groupe
délibèrent. »
Vendredi 17 mai
1985
Le Président reçoit les ministres de la Recherche
de dix-sept pays pour lancer Eurêka : « A
défaut de commandes militaires, Eurêka doit pouvoir assurer aux
entreprises européennes un puissant marché intérieur pour les
produits de haute technologie de demain. Ceci suppose une politique
européenne des normes, des commandes publiques (ouverture
réciproque et préférence communautaire) et de la protection
commerciale des technologies naissantes. N'oublions pas que l'une
des conditions de l'effort propre de recherche de nos entreprises
et de coopération entre entreprises européennes réside dans la
perspective de marchés suffisamment importants. » Une idée
née il y a trois mois est devenue une quasi-institution européenne
grâce à l'obstination des chefs d'État français et allemand.
Dimanche 19 mai
1985
Les immigrés votent à Mons-en-Barœul. François
Mitterrand applaudit au courage du maire.
Lundi 20 mai
1985
Jean-Denis Bredin remet à Laurent Fabius son
rapport sur les télévisions privées.
Mardi 21 mai
1985
L'administration des Douanes communique au
directeur de cabinet de Laurent Fabius et au secrétaire d'État au
Budget, Henri Emmanuelli, les résultats mensuels du commerce
extérieur. Franchement mauvais : 4,215 milliards de francs de
déficit pour avril. Deux heures plus tard, ces chiffres parviennent
chez Édith Cresson, ministre du Commerce extérieur, qui doit les
rendre publics immédiatement. Mais, l'après-midi même, François
Mitterrand doit décorer à l'Élysée des patrons exportateurs. Le
ministère du Commerce extérieur attend 20 h 38 — après les journaux
télévisés — pour lâcher l'information.
Réunion du conseil de la CLT. Renversement
d'alliance : Rousselet soutient Rigaud contre Fabius qui souhaite
imposer Pomonti et Werner. Fabius demande à Havas de voter pour
Werner. Rousselet réclame alors à Matignon un ordre écrit, qui ne
viendra pas. Un compromis est trouvé entre Rousselet et Frère :
Werner président pour six mois ; Thorn vice-président, puis
président ; Pomonti au conseil, mais rien de plus. Rigaud reste le
patron.
Mercredi 22 mai
1985
François Mitterrand s'inquiète de notre travail
avec Teltschik sur l'Union européenne : «
Avant la rencontre avec Kohl, le 28, mieux vaut adopter un profil
bas et ne pas donner de faux espoirs quant aux résultats à
attendre. »
Nomination de Saulnier comme futur chef
d'état-major des armées, en remplacement de Lacaze. Effet au
1er août.
Laurent Fabius annonce la création de
baccalauréats professionnels à la suite de la proposition du
Collège de France.
Enlèvement à Beyrouth de Jean-Paul Kauffmann et
Michel Seurat. Nous avons quatre otages français au Liban.
Vendredi 24 mai
1985
Horst Teltschik est à Paris : « L'ampleur de l'effort de recherche américain nous impose
plus que jamais de rattraper par nous-mêmes notre retard dans les
domaines vitaux. Avant tout : l'informatique et l'électronique.
» Sur l'IDS, ses réserves augmentent :
« Qu'exigeront les Américains en échange ? Aurons-nous le droit
d'utiliser les résultats de nos entreprises pour notre défense ? »
Il souhaite évoquer l'idée d'un «
Eurêka militaire ». Il me parle aussi de la possibilité
d'associer Matra et Messerschmitt pour élaborer un vrai bouclier
nucléaire européen autonome.
Le Président Reagan a estimé à 26 milliards de
dollars sur cinq ans le montant des crédits nécessaires à la seule
recherche sur l'IDS. L'éventuel déploiement a été estimé, lui, à
1000 milliards de dollars (contre 10 milliards de dollars de
l'époque pour le projet Manhattan de bombe A, et 100 pour le projet
Apollo). Le Congrès a déjà limité les crédits de recherche à 1,4
milliard de dollars pour 1984-1985 et 2,7 pour 1985-1986. Compte
tenu de l'impératif de résorption du déficit budgétaire, il est
difficile de prévoir combien le Congrès accordera de crédits
pendant les trois années fiscales où les décisions seront encore
prises par le Président Reagan (1986-87, 1987-88, 1988-89).
Peut-être au total 13 à 14 milliards sur cinq ans ?
Samedi 25 mai
1985
François Mitterrand assiste, à Brest, au premier
départ en mission de L'Inflexible.
Dimanche 26 mai
1985
Pentecôte à Solutré. François Mitterrand : «
Ce qui est agréable depuis que je suis à
l'Élysée, c'est que je fais beaucoup moins de politique.
»
Fabius est à La Lanterne avec Defferre, Bérégovoy,
Badinter et Lang pour préparer la campagne des législatives.
Mardi 28 mai
1985
François Mitterrand et Helmut Kohl se retrouvent
pour la première fois depuis le difficile Sommet de Bonn, à
Bodensee, sur le lac de Constance, pour préparer Milan. On décide
de la relance de l'Union européenne, et on finalise Eurêka. Cette conversation, au cours de laquelle
les deux hommes d'État se réconcilient et définissent très
fermement leurs relations avec les États-Unis, est essentielle
:
Helmut Kohl :
Un des buts décisifs de ma politique, le plus
important, est de rattacher la RFA à l'Ouest de façon irréversible.
Il y aura toujours une tentation vers l'Est. C'est normal : "ils"
ont 17 millions d'otages et d'autres moyens, tel Berlin. Pour cela,
il y a deux piliers, la CEE et l'OTAN. Dans la CEE, la France
conduit tout. Nous avons besoin de ces relations avec vous plus que
vous avec nous. Les nationalistes de droite ne constituent pas un
danger revanchiste. Les anarchistes ne sont pas un danger. Les
nationalistes de gauche en sont un. La seule solution pour nous est
l'Europe. C'est vital pour nous. L'URSS ne se transformera pas
avant trente ans et on ne fera rien de substantiel avec elle avant.
Les Etats-Unis sont une inconnue. Depuis le Traité de Versailles,
ils ne s'occupent plus de l'Europe, seulement de prohibition... Qui
sera Président en 1993 ? Il nous faut donc avancer pendant notre
commun mandat. Brandt avait avec Moscou une tout autre politique
que la mienne. Ses déclarations sur la suprématie morale de l'Est
sont inacceptables.
L'IDS se fera, quel que soit
le Président aux États-Unis. Mais ils ne savent pas à quoi ils
arriveront. Le Pentagone veut y associer les entreprises
étrangères. Le State Department veut y associer les gouvernements
étrangers. L'une et l'autre chose sont inacceptables. Ils veulent
nous prendre nos idées. On ne peut être vidé comme des oies à Noël.
Il faut un intérêt essentiel pour les deux parties. Je suis
favorable à une vraie division du travail entre les États-Unis, le
Japon et l'Europe sur l'IDS. Nakasone veut travailler avec le
couple franco-allemand. J'ai vu Maggie à Londres et je ne suis pas
rentré content : elle s'éloigne de l'Europe et veut que ses
entreprises soient en contact avec les États-Unis à tout prix. Nous
devons exiger des États-Unis qu'ils acceptent que nos entreprises
utilisent le résultat des recherches. La CEE va faire une
proposition. Il faut l'étudier par politesse, mais le cadre de la
CEE est trop grand. Il faut faire ça à géométrie variable, avec la
CEE et d'autres pays comme la Norvège. Le noyau dur sera
franco-allemand. D'où l'idée d'Eurêka, qui n'est pas contre l'IDS,
mais compatible avec elle. Et cela ne se limite pas aux projets
d'IDS.
Il faut y réfléchir avant
Milan. Le problème est d'avoir une action commune. Il y a des
conflits d'intérêts, mais ce sont des discussions de famille, c'est
normal. La majorité de nos concitoyens pensent comme moi : la
France est ici et les États-Unis, de l'autre côté de l'Atlantique.
Rien ne sortira de Milan si nous ne nous préparons pas
ensemble.
François Mitterrand :
L'axe de la politique française, c'est
l'Europe, et l'axe de l'Europe, c'est l'amitié franco-allemande. Je
ne suis pas sensible aux péripéties. Aucune entreprise ne se fait
sans difficultés. L'objectif reste le même. Je veux faire l'Europe,
même si ça gêne les intérêts américains. En observant la mesure qui
convient, car la sécurité du monde dépend pour une très large part
des États-Unis. Sur les deux sujets du Sommet, notre position
n'était pas la même. Mais notre situation est différente. Sur
l'IDS, la RFA ne peut se permettre de s'éloigner des États-Unis,
pour des raisons de sécurité et en raison de l'interdit nucléaire.
Les États-Unis et l'URSS vont tenter d'attirer la RFA par cet
interdit. La RFA peut être tentée par la stratégie de
militarisation de l'espace qui serait non-nucléaire.
Helmut Kohl :
Oui, ce serait une politique.
François Mitterrand :
Il faudrait trente ans. Et il se passerait
bien des choses... Il faut éviter le découplage entre les
États-Unis et l'Europe, mais l'Europe ne peut être un glacis pour
les États-Unis. L'Europe ne peut être en situation d'obéir aux
décisions américaines si elle n'intervient pas dans ces décisions.
Pour l'IDS, on ne nous parle que de l'exécution sans nous fournir
d'explications. Je pense que nous n'avons pas à nous presser. Ils
ont besoin de nous. Reagan en parle depuis deux ans. Et maintenant
il nous donne soixante jours ! Attendons. Dans trente ans, la
stratégie sera partiellement spatiale. Cela assurera-t-il la
sécurité de l'Europe ? Je ne sais. Il s'agira d'armes balistiques.
Mais une guerre Etats-Unis/URSS suppose une série de contagions
locales. On pense que cela va s'arrêter, et puis cela ne s'arrête
pas, comme en 1914 et en 1939 avec François-Joseph et Hitler.
François-Joseph ne voulait pas la guerre pour la Bosnie, il voulait
seulement contrôler les Slaves du Sud. Il n'a pu retenir la
contagion...
Helmut Kohl :
N'est-ce pas différent aujourd'hui
?
François Mitterrand :
Ce qui est dangereux, ce serait la pénétration
soviétique à l'est de l'Allemagne, ou la révolte d'un pays de
l'Est, ou l'impasse au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Or,
l'IDS ne peut contrôler des missiles allant en une minute au ras du
sol de Dresde à Berlin ou de Gdansk à Hambourg. Autrement dit,
l'IDS répond aux besoins de sécurité des deux grandes puissances,
pas à ceux de l'Europe. Les Soviétiques attaqueraient-ils Hambourg
s'ils craignaient l'engagement américain ? De toute façon, celui-ci
viendrait après la destruction de Hambourg. Et si, dans vingt ans,
le Président américain est neutraliste ? Et il n'est pas question
de participer à l'IDS sans participer à sa décision d'emploi. C'est
pire que le commandement intégré ! On ne nous propose même pas de
faire semblant d'en créer un ! De plus, en associant le Japon, on
peut être pris dans une guerre aux Philippines ! Les Etats-Unis
auraient dû nous dire comment ils comptent nous associer à la
décision. Reagan ne parle que de recherche. Il y a des domaines où
nous n'avons rien à apprendre d'eux, tels les miroirs pour lasers.
Je veux bien leur en vendre ! C'est encore plus vrai pour la
technologie allemande ou britannique. On verra. Il ne faut pas se
presser, ni s'inquiéter. Les Américains doivent être demandeurs ;
cela doit être dans leurs intérêts. S'ils ont besoin de nous, ils
traiteront avec nous. L'imprécision des demandes de Reagan n'est
pas digne des relations entre les États-Unis et l'Europe. Je
comprends la position de la RFA. Vous ne pouvez agir comme moi. Et
si j'avais été Chancelier d'Allemagne fédérale, j'aurais d'autres
attitudes. Un Chancelier allemand ne peut dire aux États-Unis : "Ce
que vous dites ne m'intéresse pas." Votre sécurité dépend à 90 %
des États-Unis. Et quand des ministres critiquent la RFA, je leur
dis tout de suite que c'est une erreur. Mais nous ne pouvons nous
contenter de l'imprécision américaine.
Helmut Kohl : D'accord.
François Mitterrand :
Si les entreprises, françaises veulent traiter
avec les États-Unis, cela ne nous gêne pas. Mais les États-Unis ne
doivent pas croire que l'Europe appartient au passé.
Helmut Kohl :
Ce que vous dites me va très bien. Pour
beaucoup d'Allemands, soutenir son propre intérêt est immoral. Cela
vient de Hitler. Je suis le dernier Allemand qui nierait Hitler.
C'est un fait. Quand il y a un problème, on est émotionnel. On se
dit : "Avec notre histoire, on ne peut pas faire ça. " Adenauer m'a
dit un jour : "Quand la France ou la RFA font la même chose, les
conséquences en sont différentes. " S'il avait été là aujourd'hui,
il aurait aimé ce que vous avez dit. La RFA est le pilier
conventionnel de l'Alliance. Quoi qu'il arrive, dans les trente
prochaines années, il y aura toujours besoin d'un tel pilier
conventionnel, c'est notre chance. Par ailleurs, je suis très
intéressé à ce que ni Paris ni Londres ne réduisent leurs forces
nucléaires.
François Mitterrand :
La sécurité de l'Europe, c'est l'armée
conventionnelle allemande et les sous-marins nucléaires
français.
[Serait-ce l'esquisse d'une défense européenne
telle que la conçoit François Mitterrand ?]
Helmut Kohl : Les
États-Unis ont aussi besoin de ce pilier
conventionnel, car il n'y aura jamais d'arme contrôlant l'espace.
Aussi, je suis intéressé à une réelle coopération technologique
avec les États-Unis.
François Mitterrand :
Quand vous en serez là, j'examinerai la
question, mais ce n'est pas pour demain.
Helmut Kohl :
Il me faut aussi répondre positivement à l'IDS
pour éviter le retrait des troupes américaines
d'Europe.
François Mitterrand :
On verra quand on aura une offre concrète. En
plus, l'IDS est quelque chose de très maladroit par rapport à
Genève. Mais j'insiste : Eurêka n'est pas une réponse à l'IDS. Ce
n'est pas un objectif militaire. La concurrence entre l'IDS et
Eurêka porte sur les hommes. Eurêka vise à éviter le "brain-drain".
Sans Eurêka, il y aurait un vide politique en Europe. La Commission
ne doit pas s'en préoccuper, sinon certains pays le tueront ; le
grand projet technologique de l'Europe ne doit pas dépendre du
refus grec ou danois. Si la France et la RFA avancent, d'autres
suivront. Et cela permettra aux pays d'Europe de l'Est d'échapper à
l'Union soviétique. Ce n'est pas l'Europe de la Communauté. De
même, pour Milan, il faut avancer sur les procédures.
Helmut Kohl :
Je suis pour n'accepter la Conférence
intergouvernementale que si un ordre du jour est décidé à Milan. Il
faut d'autres sujets.
François Mitterrand :
Le cancer (unifier nos efforts pour la
recherche), la citoyenneté européenne, des avions
européens...
Helmut Kohl :
Il faut ajouter le TGV ; les avions intérieurs
sont insuffisants. Un TGV
Hambourg-Munich-Stuttgart-Metz-Paris.
François Mitterrand :
Je vous envoie Curien.
Helmut Kohl :
Je vous informerai de tous mes autres
contacts. Sur l'avion, le projet anglais est stratégique. Il faut
un avion utile dans la situation actuelle de l'Europe, et
exploitable. Il faut les deux. Les États-Unis peuvent y travailler
: un avion unique pour l'OTAN, ce serait mieux.
François Mitterrand :
Les Européens peuvent faire seuls leur avion.
J'ai demandé qu'on renonce à l'avion de combat européen si on peut
faire l'avion européen. Je ne peux renoncer à notre avion si c'est
pour laisser aux Anglais tout ce qu'ils veulent, sans faire l'avion
de combat européen.
Par ailleurs, il faut
modifier la PAC. Depuis vingt ans, elle est nocive. C'est une
catastrophe. Les excédents coûtent un argent fou. Il faut changer.
Il faut une réduction de la production, en particulier pour le vin
de table.
Helmut Kohl :
Il faut faire la même chose pour les céréales.
Les producteurs sont très riches.
Craxi reparle de la
Conférence intergouvernementale. Je pense que c'est quelque chose
qu'on ne peut décider qu'à la fin de Milan. On verra, s'il n'y a
pas de résultats à Milan, s'il ne faut pas se cacher derrière la
Conférence intergouvernementale. Si Milan réussit, on peut en
décider. Il faut demander tous les deux à Craxi de ne pas faire
trop de "mousse " à l'avance.
François Mitterrand
: La Conférence intergouvernementale est une
échappatoire. On la substitue à Milan. Ce qu'on ne fera pas à
Milan, on ne le fera pas au mois d'août. Concernant le Parlement,
il ne faut pas affaiblir à l'heure actuelle le Conseil des
ministres pour accroître les pouvoirs des parlementaires. Le
Parlement doit avoir quelques pouvoirs financiers pour dépenser les
fonds structurels, mais pas le droit de lever l'impôt.
Parlons de choses concrètes.
Je conçois vos réticences sur l'harmonisation des normes. C'est une
direction qui sera prise un jour ou l'autre. Pour ce qui est de
l'Europe des citoyens, je vous en parlerai avant
Milan.
Helmut Kohl :
Je suis d'accord. Et pour la Commission
?
François Mitterrand :
Sur le mode de décision, je serai favorable à
l'idée d'en revenir au Traité de Rome et de supprimer le Compromis
de Luxembourg. Je ne l'obtiendrai pas. Il faut donc rendre le veto
exceptionnel. Seuls le ministre des Affaires étrangères ou le
Conseil européen doivent pouvoir le décider.
Helmut Kohl :
D'accord, et il faut dresser une liste
limitative. Comment faire une politique européenne de sécurité ?
Nous sommes dans une situation difficile et vous êtes, pour nous,
une chance folle. Nous ne sommes pas clairs sur la sécurité. C'est
pourquoi les Américains ne nous prennent pas au sérieux. Si nous
étions une force, face à eux, ce serait différent. Eurêka est
important. Sans les Pershing, nous aurions subi une invasion. Les
Soviétiques ne respectent que la réalité. Ils vous respectent.
Hitler a échoué parce qu'il était un aventurier. Les Soviétiques
calculent.
Que pensez-vous du projet
britannique de coopération politique ?
François Mitterrand :
On ne l'a pas encore reçu.
Helmut Kohl :
C'est un accord pour ne pas aller très loin.
Je vous le ferai passer avant le 17. Est-il possible pour vous de
signer un traité de sécurité avec moi ?
François Mitterrand :
Je veux bien en parler avec vous.
Helmut Kohl :
Chez nous, la propagande de l'Est est forte.
On dit que la défense n'est plus nécessaire. Depuis le discours au
Bundestag, j'ai allégé un peu le service, mais rien d'autre. Nous
avons besoin d'une offensive européenne pour dire aux jeunes de ne
pas aller à Princeton pour apprendre la Science. C'est
l'inspiration qui manque à l'Europe. Il nous faut le contraire d'un
Spengler. Si l'Europe le veut, je crois qu'on peut éviter la
victoire du pacifisme.
Promenade en bateau sur le lac. Helmut Kohl
m'explique qu'il y eut de nombreux Allemands antinazis et que la
Suisse, qu'on voit de l'autre côté du lac, coopéra en fait très
activement avec le régime nazi.
Sueurs froides : dans l'avion du retour, je me
rends compte que j'ai égaré mes notes de cet entretien. Sueurs
froides. Des journalistes s'en seraient-ils emparé ? A
Villacoublay, un homme du GSPR me prévient qu'un de ses collègues
les a retrouvées sur le bateau juste avant qu'un journaliste ne
s'en saisisse. Je l'aurais embrassé. Depuis, toutes mes notes sont
cryptées, inutilisables par tout autre que moi.
Mercredi 29 mai
1985
Le projet Fabius sur la Nouvelle-Calédonie est
soumis à l'Assemblée.
Au stade du Heysel, à Bruxelles : 39 morts. Images
d'horreur à la télévision, tandis que la partie se poursuit. Le
spectacle est si puissant que la mort même n'est plus sacrée ; elle
n'est plus qu'un élément du spectacle, un peu moins innocent que
les autres.
Jeudi 30 mai
1985
Les États-Unis tiennent absolument à ce que l'IDS
soit approuvée à la prochaine réunion des ministres de la Défense
de l'Alliance atlantique, à Lisbonne, le 7 juin, comme il l'a été
par les ministres des Affaires étrangères. Pour y parvenir, ils s'y
prennent plus habilement qu'à Luxembourg ou à Bonn. Le secrétariat
de l'OTAN propose un texte d'inspiration américaine présentant les
recherches comme « prudentes et
nécessaires ». Le Président refuse même cela.
François Mitterrand : « Maintenir ma position de Bonn. »
Déjeuner avec Renato Ruggiero, à Paris, pour
préparer Milan. Grand diplomate italien qui associe culture,
lucidité et enthousiasme. Je lui dis qu'on concocte une initiative
franco-allemande. Il insiste : « N'en parle
pas avant ; sinon, cela sera mal reçu en Sommet. » Bien
sûr.
Samedi 1er juin 1985
Congrès extraordinaire du RPR à Versailles.
Adoption de « dix priorités pour la France ». Parmi elles,
l'abrogation de l'autorisation administrative de licenciement, la
liberté des prix, la suppression des « seuils sociaux » dans
l'entreprise et les privatisations
Lundi 3 juin
1985
A Lisbonne, les directeurs politiques allemand,
britannique et américain travaillent au communiqué du Conseil de
l'OTAN. Ils veulent discuter avec leur collègue français
après-demain : « L'agence d'un texte concerté
à quatre, me dit Roland Dumas, risque
de rendre très délicate une éventuelle rédaction de compromis à
seize ensuite. »
François Mitterrand me demande de transmettre :
« Il ne peut être question, d'une manière ou
d'une autre, à l'abri de quelque formule que ce soit, de s'engager
dans l'IDS ou de l'approuver. Personne ne doit, du côté français,
donner son aval à cette stratégie. »
J'appelle Bud McFarlane à Washington :
« Nous ne pourrons pas donner à Lisbonne notre
aval à l'IDS. Aucune rédaction qui y tendrait n'aura notre accord
Il est préférable d'éviter un différend public (et pour lequel nous
aurions vraisemblablement le soutien de certains autres membres de
l'Alliance) ; nous serions prêts à discuter — sur cette base —
entre les quatre directeurs politiques à Lisbonne d'un texte
comprenant succinctement quelques formulations acceptables par nous
(nous avons déjà préparé un texte de compromis en ce sens). Au-delà
de cette question immédiate de communiqué, nous n'excluons pas
d'engager le dialogue avec les États-Unis. » L'Américain
accepte, avec son élégance coutumière : aucun aval à l'IDS ne sera
donné à Lisbonne. On verra le 7 si ses instructions sont
suivies.
Mardi 4 juin
1985
Réunion des ministres de la Recherche de la CEE.
On progresse sur la mise en œuvre d'Eurêka, malgré la volonté de la Commission de
mettre la main sur le projet.
Mercredi 5 juin
1985
Il faut donc progresser sur un texte
franco-allemand avant Milan. Pour éviter l'impair et le diktat, il
convient de rassurer les Italiens. On les associera en secret,
comme convenu avec Ruggiero.
Selon la tradition, le ministre des Relations
extérieures, Roland Dumas, doit donner son accord à tout voyage à
l'étranger d'un de ses collègues. Dans certains cas, il en réfère
au Président. Jamais au Premier ministre. Aujourd'hui, c'est Pierre
Bérégovoy qui, écrit-il, « m'a demandé à
plusieurs reprises mon avis sur la visite qu'il compte effectuer en
URSS. Il insiste et souhaiterait que celle-ci ait lieu au début de
l'été. Je pense lui faire, si vous en êtes d'accord, la réponse
suivante : il ne faut pas altérer le caractère de la visite de M.
Gorbatchev si celle-ci a lieu comme nous le souhaitons.
»
Le Président approuve Roland Dumas : Bérégovoy
n'ira pas à Moscou. Gorbatchev doit lui-même venir prochainement à
Paris.
Affrontements violents entre CRS et membres de la
CGT et du PCF devant l'usine SKF à Ivry-sur-Seine.
Le Président s'informe en détail sur la nature du
conflit. Puis demande la fermeté : « Si on
n'est pas fermes avec eux, tout peut s'enflammer. Mais, en réalité,
ils n'ont plus les moyens de mobiliser, ils céderont. C'est le
début de la fin du PC. »
Le Président est furieux des prévisions de
réalisation du Budget 1985 : la baisse des prélèvements
obligatoires ne sera que de 0,3 % au lieu de 1 %. Il demande que
l'Élysée reprenne l'affaire en main. Difficile de faire
mieux...
Jeudi 6 juin
1985
Réunion ce matin, avant de partir pour Bonn, des
principaux collaborateurs de l'Élysée, de Matignon et des Finances,
pour parler des prélèvements obligatoires : la baisse n'est bien
que de 0,3, parce que les Finances ont tenu à surestimer les
recettes pour réduire le déficit budgétaire (qui atteint
aujourd'hui 3,6 %). Autrement dit, on préfère ne pas respecter
l'engagement du Président sur la baisse des prélèvements
obligatoires plutôt que de reconnaître l'erreur du gouvernement
dans la gestion du déficit budgétaire !
En réalité, avec des hypothèses plus réalistes sur
la croissance et les impôts, la baisse des prélèvements
obligatoires sera de 0,7 ou 0,8 %, et le déficit de 3,3 %. Pour
être sûr qu'en octobre ou novembre la réalité ne sera pas
différente, il convient de demander au gouvernement d'étudier des
mesures de contraction complémentaires. Pour faire tomber le
déficit au-dessous de 3,3 %, il appartient au Premier ministre de
proposer 20 milliards d'économies budgétaires.
La question à résoudre, d'ici demain soir, est
l'affichage de la baisse des prélèvements obligatoires. J'informe
le Président : on peut dire 0,8, sans courir le risque d'être
accusé de trucage. Mais cela implique une grande rigueur dans la
gestion du Budget.
François Mitterrand est encore plus exigeant :
« 0,8 ? Ce serait inacceptable et ne serait
pas accepté. Le dire. »
On entend parler d'un projet de texte britannique
avant Milan. François Mitterrand : « Les
Anglais veulent nous étouffer en nous embrassant. »
Fitzgerald, pour l'Irlande, veut bien de nouvelles
compétences communautaires sur tout, mais pas sur l'avortement
!
Je me rends à Rome pour une réunion avec Teltschik
et Ruggiero sur un projet de texte d'Union européenne. Teltschik et
moi faisons semblant de nous voir pour la première fois sur le
projet. Ruggiero fait semblait d'être dupe. Les Italiens pensent
que si un accord n'est pas trouvé à Dix sur un tel texte, il faut
chercher un accord à Six.
Il faut encore trancher plusieurs questions :
sommes-nous pour la création d'une Union européenne ? la création
d'un secrétariat général de la Coopération politique ? l'obligation
d'accord à Dix sur les sujets de politique étrangère d'intérêt
vital pour les Dix ? l'intégration de l'UEO dans les instances de
l'Union européenne, qui deviendrait ainsi compétente pour les
questions de sécurité ?
Les principaux problèmes sont : la RFA aura-t-elle
un siège au Conseil de sécurité de l'ONU ? faut-il créer un poste
de secrétaire général du Conseil de l'Union européenne, indépendant
de la Commission ?
Teltschik : « Il s'agit de
créer un vrai pouvoir politique à côté de la Commission et,
indépendamment d'elle, un véritable ministère des Affaires
étrangères européen, ayant droit de contrôle sur les votes de la
France et de la Grande-Bretagne à l'ONU. »
Nous parvenons à un accord à trois sur la «
solennisation » de l'évocation du Compromis de Luxembourg et
l'amélioration — limitée — des pouvoirs de gestion de la
Commission. En revanche, sur le pouvoir du Parlement, les Allemands
sont très inquiets de ce qu'on ne propose rien de sérieux, car ils
craignent la colère de leurs propres parlementaires. Ils tiennent à
réclamer une augmentation sensible du pouvoir de codécision du
Parlement avec le Conseil, même s'ils ne l'obtiennent pas.
Les Allemands insistent beaucoup sur la chaîne de
télévision européenne, l'Académie des Sciences et l'Office européen
de la Jeunesse. Ils reconnaissent qu'il faut aller dans le sens du
droit de vote à tous les Européens aux élections locales, où qu'ils
se trouvent, tout en s'interrogeant sur les délais et la
constitutionnalité d'une telle mesure.
Les Italiens sont très demandeurs de progrès dans
la construction du SME et celle du marché intérieur.
Teltschik insiste beaucoup, « au nom du Chancelier », pour que des discussions
bilatérales aient lieu là-dessus la semaine prochaine au niveau
technique des directions des Affaires politiques.
Sur Eurêka, les choses
avancent bien. Allemands et Italiens y sont très favorables, et
désireux d'éviter que la Commission veuille y mettre un carcan
juridique. Les deux m'ont demandé que nous le disions à Jacques
Delors.
Le Chancelier souhaite arriver à une position
commune avec la France avant le 20 pour qu'elle soit ensuite
communiquée à l'Italie et que celle-ci en fasse le projet de la
Présidence pour Milan.
Teltschik et moi décidons de nous revoir à Paris
le 17 pour arriver, si possible, à des positions communes sur ces
sujets, sur la base de ce que le Président français et le
Chancelier se sont dit à Constance.
Pour Eurêka, j'insiste
sur l'urgence d'un accord concret sur au moins un sujet. Sur
l'Europe au quotidien (jeunes, recherche médicale), les Allemands
ont bien accueilli les suggestions faites au Chancelier.
Sur la sécurité, les Allemands attendent
visiblement un geste de la France. Teltschik me dit à plusieurs
reprises : « Que pourrions-nous faire ensemble
en matière de sécurité ? Nous, nous sommes prêts à tout : fusion de
nos états-majors, armements conventionnels en commun, manœuvres
communes, etc. » Ne peut-on étudier, par exemple, l'idée
qu'un jeune Français puisse faire deux mois de service militaire
dans une autre armée d'Europe, et réciproquement ?
Début du voyage de Rajiv Gandhi en France.
Mort de Vladimir Jankélévitch. On ne peut écouter
Fauré sans penser à lui.
Le général Saulnier s'inquiète des progrès du
bouclier soviétique :
« Même si le bouclier
spatial s'avère réalisable, conformément aux espoirs de Reagan,
cette protection sera incomplète, puisque des vecteurs se déplaçant
dans l'atmosphère, lancés par exemple du fond des mers, ou même de
territoires situés pas trop loin de ceux qu'il s'agit de dissuader
(cas de l'Europe vis-à-vis de l'URSS), pourront rester menaçants.
(...) L'actuelle vulnérabilité des vecteurs atmosphériques pourrait
cependant être diminuée de façon drastique si les techniques
d'abaissement des signatures radar (dites techniques "Stealth")
débouchaient. Ellesfont l'objet de recherches intenses aux
Etats-Unis, sans avoir donné jusqu'ici de résultats tangibles.
Cette technique constitue une donnée très importante de la
stratégie de demain ; elle me paraît trop négligée en France.
(...)
Ce qui me gêne toujours dans
ce débat, c'est que personne ne semble douter du fait que nous
arriverons toujours à pénétrer les défenses de ceux que nous
voulons dissuader. Je crains que ce postulat ne soit sévèrement et
prochainement battu en brèche par l'apparition d'un réseau dense de
défenses terminales non-nucléaires, autour de Moscou par exemple, à
l'horizon de quinze ou vingt ans, en tout cas beaucoup plus tôt que
la mise en œuvre d'un bouclier spatial complet. Sans doute un tel
système restera-t-il ponctuel, sans doute son efficacité ne
sera-t-elle jamais totalement prouvée. Il portera néanmoins un coup
sévère à la crédibilité de notre armement offensif, et donc du
dialogue dissuasif.
Cette perspective, il nous
faut absolument l'affronter avant de fixer l'évolution de notre
arsenal offensif au-delà des missiles M 4 de nos sous-marins.
»
Il y a deux attitudes américaines différentes à
l'égard des partenaires européens : celle des politiques qui
veulent, sous couvert d'accords de participation à l'IDS en
sous-traitance, sans aucun contenu technologique ou financier,
obtenir l'approbation politique et publique de ce concept
stratégique ; celle des militaires qui n'ont besoin ni d'accord ni
de vraie coopération, mais seulement de faire appel directement à
quelques spécialistes isolés et à quelques rares entreprises
européennes.
Ainsi les choses se passent comme elles se sont
toujours passées entre les États-Unis et les autres : les
Américains gardent pour eux les technologies vraiment de pointe et
ne laissent personne influencer la conception d'ensemble de
l'éventuel nouveau système. A leur place, on en ferait autant.
L'Europe n'a qu'à s'en prendre à elle-même de sa faiblesse.
Vendredi 7 juin
1985
McFarlane a tenu parole : la discussion a été très
dure, cette nuit à Lisbonne, sur le projet de communiqué de l'OTAN.
Faute d'accord, Roland Dumas propose qu'on dise que « chacun pour son compte, dans le respect des obligations
de l'Alliance, prendra les décisions qu'il souhaite en matière de
nouvelles technologies ». Plutôt que d'accepter un tel
constat de divergence, et voyant que plusieurs autres pays
européens s'apprêtent à nous suivre, les Américains préfèrent
retirer toute mention de l'IDS dans le communiqué de Lisbonne.
C'est exactement le même scénario que celui qui s'était déroulé
lors de la dernière réunion de sherpas,
la nuit, à Bonn, aboutissant à supprimer toute mention de l'IDS
dans la déclaration politique.
En refusant, la France ne rate aucun « train »,
puisqu'il n'y a pas de « train », mais des recherches étanchement
cloisonnées et à l'accès soigneusement contrôlé. La France ne se
prive d'aucun pactole, puisqu'il n'y a pas de pactole pour
l'Europe. Une attitude de docilité politique ne garantirait pas des
contrats privilégiés.
Le développement des technologies spatiales
s'impose quelle que soit la stratégie de demain. En revanche,
l'utilité des éventuelles armes de l'espace est plus problématique
pour une puissance qui ne voudrait pas attaquer, puisqu'elles ne
fourniront jamais un système défensif complet. A moins que l'on ne
songe à armer des satellites pour leur permettre de se défendre
contre d'éventuels agresseurs, ce qui serait peut-être possible
contre des satellites antisatellites, mais pas contre l'arme
antisatellite américaine venue du sol.
Ces batailles de satellites sont moins improbables
que la défense spatiale antimissiles. C'est faisable, cela peut
être tentant (contre des antisatellites espions ou armés de bombes
atomiques). Mais les armes antisatellites peuvent venir du sol
comme de l'espace. Le problème peut se poser un jour pour la France
sous la forme nouvelle d'une alternative connue : vaut-il mieux se
défendre (protéger nos satellites) ou dissuader (menacer les
satellites adverses) ?
Roland Dumas s'inquiète : «
La crise de l'UNESCO se prolonge. Il est difficile d'y voir très
clair. De mon voyage au Sénégal, je retire le sentiment que le
Président Abdou Diouf prendrait mal la démission de M. M'Bow si
celle-ci lui était imposée. Il devrait donc rester jusqu'à la fin
de son mandat (1987). Entre-temps, il faut faire "quelque chose "
pour arrêter l'hémorragie des départs ou des menaces de départ
(Grande-Bretagne, Japon ?) et lancer les réformes prévues. Pourquoi
ne pas confier une mission de réflexion à une personnalité de
premier plan, et ceci pour le compte français uniquement
?
Que diriez-vous de Pierre
Mauroy, d'Edgar Faure ou de Jean-Pierre Cot ? »
François Mitterrand refuse de s'en mêler.
Déjeuner avec Rajiv Gandhi. Il a hérité la
mélancolie de sa mère. Il donne encore le sentiment de haïr la
fonction qu'il occupe. Destinée...
André Rousselet, sans avoir averti personne,
rencontre Silvio Berlusconi. Il tente de le convaincre de renoncer
à créer en France une chaîne en clair.
Samedi 8 juin
1985
Réunion des ministres des Affaires étrangères des
Douze à Stresa, pour préparer Milan. Les Britanniques, les Danois,
les Néerlandais, les Grecs ne veulent pas d'un nouveau traité
d'Union européenne. Les Français, les Italiens, les Allemands sont
pour un nouveau traité politique. Aucun texte n'est mis sur la
table, ni par les Allemands, ni par les Britanniques, ni par les
Italiens, ni par nous. Et la Commission, qui craint comme la peste
un texte qui lui échappe, est aux aguets !
Dimanche 9 juin
1985
Vingtième anniversaire des Clubs Perspectives et
Réalités ; convention libérale au Palais des Congrès : Barre,
Chirac, Giscard à la même tribune.
Lundi 10 juin
1985
Visite officielle de Laurent Fabius en RDA. C'est
sa première visite officielle à l'étranger... Le lieu est peut-être
mal choisi pour témoigner de son attachement aux droits de
l'homme.
Visite officielle de Bourguiba en France. Il n'est
pas en état de parler plus d'une minute.
Jacques Pomonti remet à François Mitterrand et à
Laurent Fabius son rapport sur le satellite TDF 1.
Mardi 11 juin
1985
Au petit déjeuner, Fabius : «
J'ai accéléré les procédures de dépistage du Sida. Ce sera une
obligation pour les donneurs de sang.»
La France propose aux Européens de participer à la
mise au point du Rafale, qui doit effectuer son premier vol dans un
an. Le Rafale n'est pas un prototype de l'ACE, et la France ne le
présente ni ne le propose comme tel. C'est un appareil de
démonstration technologique destiné à valider en vraie grandeur les
méthodes de calcul et les procédés technologiques les plus
récemment développés en France : aérodynamique, commandes de vol,
calcul des structures, matériaux nouveaux. Le Rafale n'a ni radar
ni système d'armes ; ses moteurs F 404 sont des moteurs américains
loués et ne correspondent pas à la technologie 1995 visée pour
l'ACE.
Le Rafale ne constitue donc qu'une étape entre le
Mirage 2000 et l'avion de combat futur. L'expérience acquise lors
de la fabrication et des vols du Rafale permettra d'améliorer à
coup sûr les méthodes de conception qui seront utilisées pour l'ACE
; les prototypes de l'ACE, décalés de plus de trois ans par rapport
au Rafale, représenteront un progrès supplémentaire
considérable.
Mercredi 12 juin
1985
François Mitterrand : « L'IDS, c'est la guerre réelle. »
Hernu, avec qui je devais dîner dans deux jours,
au retour du Sommet franco-italien de Florence : « Pour vendredi soir, tu le sais, je vais à Florence avec
le Président de la République et je crains qu'au lieu de rentrer à
Paris et d'avoir le plaisir de dîner avec toi, je doive me
précipiter à Villeurbanne où mon chien, Stan, compagnon de tant
d'années, est en train de mourir. »
Jeudi 13 juin
1985
Michel Rocard annonce sur TF1 qu'il sera candidat aux présidentielles de
1988. François Mitterrand n'y attache pas la moindre
importance.
Vendredi 14 juin
1985
Détournement vers Beyrouth du Boeing de la TWA
Athènes-Rome. Les pirates exigent la libération de 735 prisonniers
libanais en Israël contre les 39 Américains. Nabih Berri mène la
négociation et fait savoir à la France que Kauffmann et Seurat
seront élargis en même temps.
Laurent Fabius lance la campagne électorale à
Marseille et s'en déclare le « chef ».
Samedi 15 juin
1985
Lionel Jospin est déchaîné. En tant que premier
secrétaire du PS, il dit au Président : « Je
suis le chef de la campagne. Laurent Fabius ne peut l'être.
» Fabius ne s'attendait pas à cette réaction et le prend de
haut.
Première fête musicale de « SOS Racisme » : 300
000 personnes à la Concorde.
Lundi 17 juin
1985
Renault annonce 12 000 suppressions d'emplois en
1985 et 9 000 en 1986. A l'exception de la CGT, les syndicats
acceptent de discuter. Les temps changent...
Teltschik est à Paris. On reparle du texte de
traité d'Union européenne. L'essentiel de la discussion porte sur
l'indépendance du secrétariat politique vis-à-vis de la Commission.
Il y tient.
Afin d'aller plus loin, on met au point un
mémorandum. La première partie est consacrée entièrement à l'Europe
de la technologie. Afin d'accompagner Eurêka, nous proposons d'encourager ou de créer
l'Université de l'Europe et ses antennes, dans chacun des pays de
la Communauté, où les jeunes seront formés, parmi d'autres
disciplines, aux technologies du futur ; une Académie européenne
des Sciences et de la Technologie où seront confrontés et consacrés
les résultats scientifiques ; l'harmonisation des diplômes, pour
favoriser les échanges d'universitaires et de chercheurs.
François Mitterrand :
« La clé de l'Europe, c'est le couple
franco-allemand. Et la clé de l'entente franco-allemande, c'est la
sécurité de l'Allemagne. Tout le reste, en définitive, est
secondaire par rapport à la lancinante question de la sécurité
allemande. D'une part, l'angoisse allemande est "existentielle":
même chez les dirigeants, elle exprime un "état d'âme" plutôt
qu'elle ne se traduit en revendications concrètes. D'autre part,
aucun chef d'État français ne peut s'engager à utiliser la
dissuasion nucléaire pour l'Allemagne exactement comme il le ferait
pour la France. Pour en sortir, je ne vois qu'une solution : donner
un maximum de force symbolique et affective à l'annonce de toutes
les décisions qui peuvent être prises sans remettre en cause la
dissuasion. »
Il envisage une consultation permanente entre lui
et le Chancelier fédéral en temps de crise (un « téléphone bleu »
et un système de transmission de documents) ; la création d'un
groupe permanent de sécurité franco-allemand entre états-majors ;
un satellite d'observation franco-allemand (il n'est pas normal
que, pour connaître le nombre de SS 20 qui nous menacent, nous
dépendions uniquement, Allemands et Français, des informations que
veulent bien nous donner les Américains) ; la mise en commun de nos
moyens d'analyse en matière de renseignement.
En cas de crise, on pourrait placer des forces
nucléaires en RFA. Faut-il une consultation stratégique à trois
(RFA, Grande-Bretagne, France) ?
Patrick Baudry s'envole à bord d'une navette
spatiale américaine.
Mardi 18 juin
1985
Petit déjeuner entre François Mitterrand, Laurent
Fabius et Lionel Jospin, sur la question de savoir qui dirigera la
campagne des élections législatives. Fabius assure Jospin qu'il
n'entend pas chapeauter la campagne, qu'il se bornera à tenir
« cinq ou six grands meetings », au
plus. Jospin refuse : « C'est le PS qui
dirige la campagne. » Le
Président tranche en faveur de Jospin. Le Parti est en charge des
élections.
Le Président me dit en remontant : « Ils sont incorrigibles.
On n'arrivera à rien avec eux.
C'était mieux avec la Convention des
institutions républicaines. On était moins nombreux et moins
susceptibles. »
Jean-Baptiste Doumeng m'informe que Zagladine
vient à Paris le 19 et le 20. Ce diable d'homme est toujours le
conseiller du secrétaire général du PCUS, quel qu'il soit, depuis
Brejnev.
Discussion sur l'avenir de la dissuasion avec le
Président.
Pour maintenir la crédibilité de la dissuasion
française, il faut demeurer capable de traverser les éventuelles
défenses adverses au sol ou dans l'espace : saturer en multipliant
les têtes et les leurres, rendre les missiles plus résistants aux
armes aritimissiles en durcissant leur revêtement et en les faisant
tourner sur eux-mêmes. Les sous-marins doivent être rendus de plus
en plus silencieux. Faut-il tenter aussi de protéger des sites
ponctuels (Albion, des bases aériennes ou sous-marines, des centres
de communications) ? Si la réponse est oui, notre capacité à
réaliser les équipements nécessaires mériterait d'être examinée
avec les Allemands, voire avec d'autres Européens. Sinon, dans
quelques années, ce sont les industriels américains qui vendront
aux Européens des systèmes de protection ponctuels made in USA. Faut-il aussi, pour réduire cette
vulnérabilité, diversifier nos vecteurs avec le missile sol-sol
mobile SX, ou plutôt avec un missile de croisière (mais il ne peut
être guidé que par satellite) ? Il faudra certainement développer
les auxiliaires spatiaux de la dissuasion : satellites
d'observation, de communication, une éventuelle arme antisatellite,
et pouvoir garder au sol, dans les DOM-TOM, les stations
nécessaires à la gestion des activités spatiales. Tous nos
programmes spatiaux augmenteront nos capacités en ce domaine.
Fabius annonce que le dépistage du Sida sera
obligatoire pour les donneurs de sang à partir du 1er août. Il a mis toute son énergie pour accélérer
la décision.
L'annonce du prochain voyage en France de Mikhaïl
Gorbatchev sera faite à 13 heures. Pour éviter que Le Monde de ce soir ne titre sur la seule rencontre
Gorbatchev-Reagan à Genève en novembre, j'appelle André Fontaine
pour lui donner la primeur de l'information.
Mercredi 19 juin
1985
Au Conseil des ministres, l'ambiance est pire que
sinistre. Les ministres ne songent qu'à la dispute entre Fabius et
Jospin. Quand Yvette Roudy nous parle de la conférence sur les
droits des femmes que les Nations-Unies organisent à Nairobi, cela
semble parfaitement surréaliste et cela suscite quelques fous rires
discrètement réprimés autour de la table. Pourtant, c'est
infiniment plus important que les querelles entre ces deux
messieurs...
Jeudi 20 juin
1985
Jean Riboud et Laurent Fabius préparent en secret
la Cinq avec Silvio Berlusconi. Jack
Lang y est très hostile, André Rousselet est résigné : Canal-Plus commence à se redresser et la
Cinq, pense-t-il, ne peut plus le
détruire.
Samedi 22 juin
1985
Réunion à Paris avec Ruggiero et Teltschik sur le
traité d'Union européenne. Bettino Craxi a vu Helmut Kohl. Celui-ci
lui a annoncé le dépôt d'un projet allemand de traité européen
d'Union politique à Milan, même s'il n'y a pas accord avec les
Italiens et les Français ! Teltschik en est paniqué. Concernant le
Parlement, l'un et l'autre sont d'accord pour lui donner des
pouvoirs de codécision, voire, dans certains cas, un droit de veto.
Ce serait le rôle de la future Conférence intergouvernementale que
de définir ces cas. Sur le vote à la majorité au Conseil, rien
d'inattendu. Tous deux souhaitent que soit lancée à Milan cette
Conférence intergouvernementale, tant pour modifier le Traité de
Rome que pour rédiger un traité d'Union européenne.
Nous décidons de nous revoir encore mercredi à
Bonn pour arrêter un projet commun de traité.
Kohl a beaucoup appuyé Eurêka devant Craxi, et l'un et l'autre ont
critiqué la position de Dassault sur l'avion de combat européen. Il
faut exiger des Allemands un réel engagement financier dans
Eurêka. Sur Dassault, ils ont
raison.
Le rapport sur l'idée d'une Conférence monétaire
internationale — que François Mitterrand avait demandé au Sommet de
Williamsburg il y a deux ans — est examiné par les Dix ministres
des Finances à Tokyo. Enterrement...
Dimanche 23 juin
1985
Un Boeing d'Air India, sans doute victime d'un
attentat sikh, disparaît en mer d'Irlande : 329 morts.
Lundi 24 juin
1985
Voyage de François Mitterrand en
Languedoc-Roussillon.
Francesco Cossiga est élu Président de la
République italienne.
Comité central du PCF : Georges Marchais déclare
qu'il n'y a pas de différence entre le PS et la droite.
Mardi 25 juin
1985
A Carcassonne, François Mitterrand critique le
comportement du PCF et appelle au rassemblement des Français.
Mercredi 26 juin
1985
Un différend oppose Joxe à Bérégovoy à propos de
crédits pour la modernisation de la police. Joxe veut 1 milliard.
«Ou bien, dit Bérégovoy, je débloque l'argent
maintenant, mais alors il ne me restera plus grand-chose dans
quelques mois lorsqu'il s'agira de mettre un peu d'huile pour la
campagne électorale, ou bien je refuse et Joxe fait un scandale.
» Joxe n'aura pas tout de suite son milliard. Il n'y aura
pas de scandale.
Je suis de nouveau à Bonn avec Élisabeth Guigou
pour rencontrer Teltschik et Ruggiero. On examine le traité.
Allemands et Italiens proposent d'ultimes amendements dans le seul
préambule du Traité, auxquels je souscris, car ils renforcent
l'idée d'Union européenne. Les Allemands acceptent que le
Secrétaire général soit nommé « secrétaire général de l'Union
européenne ». Pour le reste, Italiens et Allemands insistent pour
aller plus loin en ce qui concerne les pouvoirs du Parlement, sans
être plus précis pour l'instant, réservant la discussion à
Milan.
Les Italiens nous diront demain à midi s'ils
acceptent de faire de ce texte un projet de la Présidence italienne
déposé au Sommet ou s'ils préfèrent appuyer un texte
franco-allemand, présenté alors avant Milan. Dans le second cas,
Teltschik propose une publication conjointe de ce projet demain
après-midi. Je suis pour : ce serait une formidable gifle pour ceux
qui parlent de désaccord franco-allemand.
Le Président accepte : on publiera le texte dès
demain si c'est ce que les Italiens préfèrent.
A Dun-les-Places (Morvan), au cours d'une
conversation avec des journalistes, François Mitterrand tranche la
querelle Fabius-Jospin en faveur de Jospin, mais il ajoute : «
Il ne peut y avoir prise d'un parti politique
sur le gouvernement. »
L'Assemblée adopte définitivement le scrutin
proportionnel pour les législatives.
Jeudi 27 juin
1985
Le beau scénario mis au point hier à Bonn
s'effondre: vers 11 heures, avant même que les Italiens ne nous
aient répondu, Helmut Kohl se fait chahuter au Bundestag et, pour
prouver à son opposition qu'il est un fervent Européen, annonce
l'existence d'un projet franco-allemand d'Union européenne ! Au
même moment, à Paris, Michel Vauzelle, porte-parole de l'Elysée,
reçoit les journalistes : il ne leur parle pas du Traité, pour la
bonne raison qu'il n'est au courant de rien. Les Italiens, furieux
d'être placés devant le fait accompli, ne couvrent plus
l'opération. Nous sommes obligés de confirmer l'existence de ce
texte pour ne pas mettre le Chancelier en porte-à-faux. Lorsque je
passe par la Nièvre prendre le Président pour gagner Milan, il
prend très mal cette annonce désordonnée qui risque de tout
compromettre.
Vendredi 28 juin
1985
Début du Conseil européen à Milan. Le Palais
Sforza est magnifique, malgré la présence de hordes de
fonctionnaires et de journalistes qui le défigurent. Toutes les
délégations sont dans un ravissement goguenard devant l'enterrement
par les Italiens du projet franco-allemand. Obsédés par le souci
d'éviter un échec, les Italiens veulent maintenant obtenir que
toute négociation sérieuse soit renvoyée à une conférence
intergouvemementale réunissant au cours de l'été les ministres des
Affaires étrangères en vue d'élaborer un traité d'Union
européenne.
Le Président demande qu'on souscrive au moins à
Milan à certains principes sur ces différents sujets, en
distinguant les points d'accord et ceux à explorer ultérieurement
dans la conférence intergouvernementale. On renonce à l'intitulé de
« Traité d'Union européenne » pour
parler d'« Acte unique » regroupant
tous les accords économiques.
Le Conseil approuve Eurêka, mais François Mitterrand et Helmut Kohl
insistent pour que le secrétariat soit installé à Strasbourg.
Martens y est hostile. Ajournement à demain.
Samedi 29 juin
1985
Comme d'habitude, petit déjeuner entre Helmut Kohl
et François Mitterrand.
Helmut Kohl:
Il faut arriver à dire qu'on signera l'accord
sur le résultat de la Conférence intergouvernementale à Luxembourg
en décembre. Nous avons bien fait d'annoncer notre initiative. Il
fallait lancer quelque chose, sinon les autres n'avancent
pas.
François Mitterrand :
Je ne comprends pas le reflux d'hier. Les
Italiens renvoient tout à la Conférence intergouvernementale pour
éviter un échec ici. Ils n'ont pas tort. Mais on parlera quand même
de l'échec de Milan.
Helmut Kohl: Mme
Thatcher nous suivra plus tard si nous
avançons. Le lobby du Bénélux est maximaliste ; c'est dangereux.
Martens s'opposera au texte Eurêka qui prévoit que le secrétariat
sera installé à Strasbourg. On peut arriver à une décision sur le
principe de l'Union européenne, à signer le 2 décembre à
Luxembourg, si ça ne marche pas aujourd'hui.
François Mitterrand :
Pour ce qui est de la déclaration politique,
Craxi a cru que ce serait un échec et n'a pas voulu que ce soit le
sien. C'est pour cela qu'il n'a pas présenté notre
texte.
Helmut Kohl:
Cela n'aurait pas été un échec ! On a traité
les Italiens avec courtoisie en les invitant à nos réunions
préparatoires. Le temps presse. Si ce n'est pas nous, personne ne
le fera. Et, chez moi, la vie politique est de plus en plus
provinciale, le problème des retraites est plus important que celui
de l'Europe.
François Mitterrand :
Il faut arriver aujourd'hui à un texte
politique dans le même temps que progresse l'union économique.
Sinon, on fera une déclaration franco-allemande.
Finalement, l'accord se fait sur l'unification du
marché européen, la normalisation des standards industriels et
technologiques, l'Université de l'Europe et ses antennes dans
chacun des pays de la Communauté, une Académie européenne des
Sciences et de la Technologie, l'harmonisation des diplômes pour
favoriser les échanges universitaires et de chercheurs. Sera créée
une carte de « jeune Européen » donnant droit à des facilités
diverses (transport, hébergement...). Enfin, des séjours à
l'étranger devront être intégrés dans les formations
supérieures.
François Mitterrand propose que, conformément au
vœu du Parlement européen, on prévoie le vote aux élections locales
des citoyens des divers pays européens lorsqu'ils résident depuis
un certain temps dans un autre État membre. Cela supposera, dans de
nombreux pays, des étapes transitoires et des réformes
institutionnelles. Tous acceptent.
Margaret Thatcher ne veut pas d'une Conférence
intergouvernementale sur le traité d'Union politique. En fin
d'après-midi, Bettino Craxi, pressé par François Mitterrand, passe
au vote sur le lancement de cette Conférence intergouvernementale :
sept oui ; trois non (Grande-Bretagne, Danemark et Grèce). La
conférence est convoquée à la majorité, ce que le Traité de Rome
permet. Le Président français est convaincu que tous la
rejoindront.
On quitte Milan sur le sentiment étrange d'un
accord acquis au forcing.
Dimanche 30 juin
1985
Déception : l'échange des passagers détournés de
l'avion de la TWA et des prisonniers en Israël a lieu, mais,
contrairement à ce que promettait Nabih Berri, Kauffmann et Seurat
ne sont pas libérés avec eux.
Lundi 1er juillet 1985
Vu Karl Otto Pöhl, président de la Bundesbank, qui
vient essayer de comprendre ce que nous voulons comme réforme du
système monétaire mondial. Je lui explique : des zones-cibles entre
écu, dollar et yen, allant vers des parités fixes. « Vingt ans trop tôt », dit-il. Décidément, Kohl est
un magnifique Chancelier. Sans lui, la dérive allemande, dont Pöhl
incarne la version modérée, s'accélérerait
François Mitterrand donne son accord au
renforcement de l'équipement militaire français au Tchad.
Mercredi 3 juillet
1985
Pour punir la France de son refus de fixer la date
du GATT à Bonn, les États-Unis décident de consacrer 2 milliards de
dollars sur trois ans à des subventions aux exportations agricoles
américaines, vers des pays où elles seront particulièrement
préjudiciables aux intérêts français — d'abord en Algérie, puis en
Égypte.
Jeudi 4 juillet
1985
A Beyrouth, nos 80 observateurs sont en situation
très dangereuse, au service d'une mission totalement dépassée. Le
Président décide leur retrait progressif (sauf à Beyrouth), assorti
d'une proposition au Liban de formation des officiers des Forces de
sécurité intérieure.
La préparation du Budget 1986 se révèle très
difficile : il manque de 3 à 4 milliards pour la Défense ; 4
milliards à la Sécurité sociale ; 3 milliards de dotation aux
entreprises publiques ; 3 milliards pour l'Emploi. La Culture et
l'aide publique au Développement ne semblent pas trop mal traitées.
C'est la première fois que Jacques Delors n'est pas là pour
démissionner comme il le fit, chaque mois de juillet, depuis
1981.
Samedi 6 juillet
1985
La CLT demande formellement à Matignon un canal
hertzien en France, en concurrence avec le projet
Riboud-Berlusconi.
Lundi 8 juillet
1985
Visite officielle en France du roi Juan Carlos.
L'homme a l'élégance de sa fonction. Étrange comme cet élève de
Franco est attentif aux idéaux de Felipe Gonzalez. Conversion ?
Dissimulation ? Une sorte de marrane moderne, peut-être...
Nouvelle rencontre entre Rousselet et Berlusconi.
Échec. Berlusconi fera la Cinq avec Jean Riboud, qui veut, lui,
barrer la route à la CLT pour se venger d'Albert Frère !
De son bureau à l'Élysée, le général Saulnier
signe, comme il le fait chaque fois, les autorisations de crédits
de la DGSE. Cette fois, c'est pour l'opération de «surveillance» de Greenpeace (1,5 million) — trente
agents y participeront — et pour une opération de libération des
otages au Liban (4,5 millions). «
Surveiller », rien d'autre.
Mercredi 10 juillet
1985
Le Rainbow Warrior est
coulé dans le port d'Auckland. Un photographe, membre de
Greenpeace, Fernando Pereira, est tué. Quand la dépêche tombe, le
Président vient dans mon bureau et me dit : «
Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Renseignez-vous. »
Charles Hernu me dit ne rien savoir. Le général Saulnier se
renseigne et revient, visiblement rassuré : « Pas de raison de s'inquiéter. Nous n'y sommes pour rien.
»
Laurent Fabius reçoit André Rousselet. Rencontre
orageuse. Rousselet lui reproche la création de la Cinq, qui menace
la fragile consolidation de Canal-Plus.
Vendredi 12 juillet
1985
Arrestation par la police néo-zélandaise de deux
Français, qui se disent époux Turenge. Pierre Joxe prévient le
Président de l'affaire : « Les Néo-Zélandais
pensent que la France y est pour quelque chose»; après leur
arrestation, autorisés à téléphoner, les Turenge ont appelé des
numéros du ministère de la Défense à Paris. Joxe fait dénuméroter
ces numéros, mais trop tard : les Néo-Zélandais ont compris.
Le Président convoque Charles Hernu et le reçoit
durant près de deux heures.
— C'est quoi, cette histoire
de bateau ? Vous étiez au courant ?
— Oui. Il devait surveiller,
c'est tout. Je ne sais pas qui a fait sauter le
bateau.
— C'est fou !
— Ils ont peut-être mal
interprété un ordre, anticipé... Vous aurez un
rapport.
— Si c'est vous, vous aurez à
démissionner.
Hernu traverse mon bureau en silence, avec le
sourire. Il répète à Laurent Fabius, qui s'inquiète, qu'il ne sait
rien. Les médias ne soufflent mot de l'affaire. Pour
l'instant...
Samedi 13 juillet
1985
Ronald Reagan est opéré d'un cancer du
côlon.
Nakasone est en France pour assister au défilé du
14 Juillet et revoir son ancien professeur de français. Lors du
déjeuner à l'Élysée, le plus francophile des Japonais interroge
François Mitterrand sur Blum :
François Mitterrand :
Je me suis inspiré de son action. J'ai
d'ailleurs été au gouvernement avec lui, en 1948.
Nakasone : Et Gorbatchev, qu'en pensez-vous ?
François Mitterrand :
Gorbatchev est le produit d'une société
archaïque, mais il a une personnalité moderne. Il peut être une
grande force. La France et la Russie ont toujours travaillé
ensemble, sauf sous les deux Napoléon. En 1945, de Gaulle a été à
Moscou avant d'aller à Washington. Moi, j'ai attendu trois ans pour
aller à Moscou. J'ai expulsé 47 de leurs diplomates. La France doit
être respectée. Ce n'était pas le cas. Maintenant, l'URSS veut
parler avec nous. Pas avec les autres : la Grande-Bretagne, quelles
que soient les qualités de Mme Thatcher, est trop liée aux
États-Unis. Autant, pour les Soviétiques, parler avec M. Reagan. La
RFA n'a pas de politique autonome de défense. La France est une
alliée loyale des Américains, mais sa politique n'est pas celle des
États-Unis. Aussi l'URSS commence-t-elle à regarder du côté de
l'Europe.
La conversation
reprend sur le projet américain de « guerre des étoiles»:
François Mitterrand :
Je suis très réservé sur l'IDS. On nous
propose de participer à son exécution, pas à l'élaboration de la
stratégie. L'IDS ne peut remplacer le nucléaire. La France aura
bientôt près de 500 têtes nucléaires [c'est la première fois que
François Mitterrand l'annonce à un étranger; jusque-là, on s'en tenait à 96]. Il n'y a pas encore de
stratégie de substitution au nucléaire. L'IDS ne peut en être
une.
Les Sept ne sont pas le
directoire mondial. Si on ne veut pas se disputer, il faut dire oui
aux Américains. Autant ne pas y aller ! Je ne sais d'ailleurs pas
encore si j'irai au Sommet de Tokyo. Cela dépend de la préparation.
Je suis content que ce soit vous qui le présidiez.
Nakasone (paniqué) :
Je suis d'accord avec vous, il faut mieux
préparer les Sommets, avec moins de textes et de communiqués ! Mais
il faudra aussi, au Sommet de Tokyo, un texte sur la coopération
entre le Pacifique et l'Atlantique. Pour nous, l'IDS est conçue
pour contrer l'URSS. Mais il est stupide de la part de Reagan de
nous donner une date limite de réponse. Gorbatchev est plus
léniniste que marxiste. Il a vingt-cinq ans devant lui. Si j'étais
à sa place, j'essaierais d'instaurer le communisme mondial et
j'aurais besoin de la paix pour cela...
François Mitterrand approuve. Nul, en Occident, ne
pense que Gorbatchev fera autre chose que moderniser l'Empire
communiste. Pour la paix ou pour une capacité guerrière plus
efficace ? Mystère...
Dimanche 14 juillet
1985
Après le défilé et le déjeuner à l'Élysée,
François Mitterrand reçoit Charles Hernu, qui ressort très pâle du
bureau.
Lundi 15 juillet
1985
Le Président reçoit ensemble Charles Hernu et
Laurent Fabius. Hernu répète que la Défense n'est pour rien dans
l'affaire du Rainbow Warrior. Fabius n'est pas convaincu.
Mardi 16 juillet
1985
Fabius réunit à Matignon Joxe, Hernu, Bianco et
Schweitzer, son directeur de cabinet. Fabius répète, furieux :
« J'espère que ce n'est pas nous qui avons
fait cette connerie. Si c'est le cas,
je ne couvrirai pas. » Hernu répète que les Turenge sont de
la DGSE, mais qu'ils n'ont pas posé de bombe. Ils étaient là pour
«surveiller », rien d'autre.
François Mitterrand sur les secrets d'État :
« Il y a quelques éléments factuels dans des
affaires en cours qui peuvent me contraindre à tenir le secret, le
temps que cette affaire se déroule. Au-delà, non. »
Mercredi 17 juillet
1985
A la fin du Conseil des ministres, discussion très
tendue, pendant une heure, entre Laurent Fabius, Michel Delebarre
et Jean Le Garrec, à propos de la fermeture de l'usine Unimétal de
Trith-Saint-Léger. Pour convaincre le Premier ministre d'ajourner
toute décision, il faut que Delebarre et Le Garrec menacent de
démissionner. La bataille entre le Nord et la Lorraine n'est
toujours pas terminée.
Accord à Paris sur le rééchelonnement de la dette
polonaise.
A Paris, les Assises de l'Europe de la
Technologie, avec la conférence des ministres de la Recherche,
marquent la vraie naissance d'Eurêka.
La France y annonce ses premiers engagements financiers — un
milliard de francs — permettant d'assurer la crédibilité du
programme. Le Président insiste sur la responsabilité historique
assumée par les représentants des gouvernements invités :
« Les industriels, les chefs
d'entreprise vous attendent, l'opinion européenne, et au-delà, a
les yeux fixés sur vous. Si j'en juge par les encouragements et par
les marques d'intérêt venus d'autres continents, le monde regarde
l'Europe. Il avait un peu cessé de la regarder depuis quelque
temps... »
Accord de principe sur les finalités d'Eurêka, mais divergences sur les modalités
pratiques. Le représentant néerlandais refuse tout engagement de
soutien gouvernemental à des projets proposés par les industriels
(« Nous ne voulons pas nous laisser guider par
nos industriels»). Roland Dumas a préféré refaire en séance
un communiqué « minimal » sur lequel se réalise un accord
général.
A La Lanterne, grand
dîner auquel sont conviés tous les ministres et tous les directeurs
de cabinet du gouvernement Fabius. J'interroge Hernu sur les
Turenge. Il me dit avec un large sourire :
— Ne t'inquiète pas.
Si l'affaire s'envenime, je connais le colonel
qui acceptera de faire quinze ans de prison pour cela.
— Un colonel ? Il est au
courant ? Il est volontaire ?
— Oui, il a accepté : raison
d'État.
Jeudi 18 juillet
1985
François Mitterrand reçoit André Rousselet pour
évoquer l'avenir de Canal-Plus. Le
Président : « Vous êtes en train d'échouer
? » Rousselet : « Ne faites pas
passer Canal-Plus en clair. On est en train de
réussir. On est à 6 000 abonnements par
semaine.» Le Président le soutiendra contre Fabius et
Lang.
Vendredi 19 juillet
1985
Plus de 300 morts à Tesero, en Italie, après la
rupture d'une digue.
Hersant signe le bail pour la location d'un ancien
garage, boulevard Péreire, afin d'y installer des studios de
télévision au cas où il obtiendrait la Cinq.
Samedi 20 juillet
1985
Réajustement des parités monétaires au sein du
SME. Seule la lire est dévaluée. Le franc va bien, durablement
bien. Jamais, en mars 1983, on n'aurait imaginé que la dévaluation
tiendrait si longtemps.
Je suggère à Laurent Fabius de proposer au
Président sa démission en assumant la responsabilité de l'affaire
du Rainbow Warrior au nom du
gouvernement ; le Président refuserait sa démission et tout serait
réglé. Il hausse les épaules : « Mais pourquoi
? Je n'y suis pour rien ! Tu sais, toi, si un ministre y est pour
quelque chose ? » Non,
évidemment.
Les otages français sont toujours détenus à
Beyrouth. Tout passe par la Syrie. Le Président envoie Hubert
Védrine avec un conseiller de Roland Dumas, Jean-Claude Cousseran,
voir Assad.
Dimanche 21 juillet
1985
État d'urgence proclamé dans plusieurs districts
d'Afrique du Sud. Fabius s'intéresse activement à ces
événements.
Lundi 22 juillet
1985
L'amiral Lacoste ne dit mot à personne. Ceux qui
sont censés savoir savent sûrement. En ce genre d'affaires, ceux
qui parlent sont toujours ceux qui ne savent rien.
Les journaux français et britanniques commencent à
être sur la piste des services français.
Le Président Assad reçoit Védrine deux heures
durant à Zabadani, à 50 km de Damas. Il parle des performances du
Mystère 20 et du Mystère 50. Il demande si le Président aime
voyager, s'il se déplace souvent en France. Il s'inquiète de l'état
d'avancement du tunnel sous la Manche, de son mode de construction
et de financement, de la démographie en France et en Europe de
l'Ouest, la comparant avec celle des pays du Tiers Monde (en Syrie,
le taux de natalité est de 3,8, un des plus élevés au monde). Puis
il évoque le problème des femmes dans la société (depuis quand
ont-elles le droit de vote en France ? dans quel sens votent-elles
? sont-elles plus sensibles aux idées politiques des candidats ou à
leur physique ? la baisse démographique en Europe n'est-elle pas la
conséquence de leur libération ?). Ensuite, il demande s'il y a une
limite d'âge inférieure ou supérieure pour être Président de la
République en France. S'informe de l'âge de Laurent Fabius et de
Claude Cheysson, qu'il croyait plus jeune et dont il parle avec
sympathie. Il dit : « Je le connaissais bien.
Je ne connais pas son successeur. » Il interroge son
visiteur sur le climat en France, à Paris et sur la Côte d'Azur où,
dit-il, séjournent de nombreux Syriens. Sans les laisser souffler,
il le questionne sur le général de Gaulle (à quel moment François
Mitterrand a-t-il travaillé avec lui ? à quel moment ont-ils été en
opposition ? comment réagit la population quand le général de
Gaulle fit encercler Paris en 1968 ? Hubert Védrine en est à lui
résumer les événements de mai 1968... Quand Assad s'exclame :
« Le général de Gaulle ne peut être allé voir
le général Massu uniquement pour passer un bon moment !
»)... Enfin, il en vient aux otages : « Vous
pouvez dire de ma part, personnellement, au Président Mitterrand,
que je suis quand même optimiste. Nous allons traiter cette affaire
comme s'il s'agissait de citoyens d'un pays ami, très proche. Nous
allons prendre de nombreux contacts, nous allons parler avec ceux
qui peuvent être en relation avec les ravisseurs supposés. Nous
ferons tout ce qui est en notre pouvoir, et je crois que nous
parviendrons à un résultat. J'ai bon espoir.» En prenant
congé, Hubert Védrine demande : « C'est un
message encourageant ? » Assad répond : « C'est exact.» Védrine en conclut qu'Assad espère
reprendre le contrôle de la situation et qu'il a une solution en
vue à assez court terme (« deux, trois
semaines », note-t-il).
Peut-être une visite de Roland Dumas à Damas
serait-elle opportune ?
François Mitterrand note en lisant le compte rendu
de la rencontre : «1) Ne devrais-je pas lui téléphoner pour le remercier ?
2) Dumas devrait y aller sans trop
tarder. »
Mercredi 24 juillet
1985
En Nouvelle-Zélande, inculpation des faux époux
Turenge. Les médias sont maintenant sur l'affaire.
Laurent Fabius annonce le rappel de l'ambassadeur
de France en Afrique du Sud et la suspension des investissements
français.
Violents affrontements entre indépendantistes et
forces de l'ordre en Guadeloupe.
Les Japonais s'angoissent depuis que le Président
a évoqué son éventuelle absence au Sommet de Tokyo. Cela serait
ennuyeux pour eux si le Président français n'y venait pas. Mais
pour nous aussi : le Président laissera-t-il le Premier ministre de
mai 1986 y représenter seul la France ?
L'ambassadeur Vorontsov m'annonce que les
Soviétiques souhaitent que la visite de Gorbatchev à Paris, en
octobre prochain, se conclue par une déclaration commune sur la
paix dans l'espace. François Mitterrand : « On
ne fait plus de communiqué. Une déclaration très brève, peut-être.
Oui... »
L'URSS envisage, m'apprend l'ambassadeur, une
reprise des relations diplomatiques avec Israël. Un problème de
droits de l'homme : je lui demande à nouveau de laisser enfin
partir ce jardinier de l'ambassade de France à Moscou dont M.
Gromyko nous avait expressément promis la sortie en juin 1984.
Cette promesse n'a toujours pas été tenue : petit symbole d'une
grande tragédie.
Jeudi 25 juillet
1985
Adoption définitive de la loi sur la modernisation
de la police que Pierre Joxe considère comme son grand-œuvre.
Vendredi 26 juillet
1985
Le projet de loi sur la Nouvelle-Calédonie est
adopté en dernière lecture par l'Assemblée. Le découpage des
régions sera déclaré non conforme par le Conseil constitutionnel.
Le projet de référendum sur l'indépendance est définitivement
adopté.
A l'ONU, adoption d'une résolution française sur
les sanctions économiques contre l'Afrique du Sud.
Jean Riboud téléphone, réjoui, à André Rousselet
pour lui annoncer que François Mitterrand a décidé de laisser
Berlusconi hors de Canal-Plus et de lui attribuer la cinquième
chaîne, afin d'éviter d'avoir à la donner à la CLT. Rousselet
n'apprécie pas. Vérification faite, Jean Riboud n'a pas reçu mandat
de François Mitterrand pour ce faire. Jean Riboud prend également
contact avec Jacques Pomonti pour organiser une nouvelle rencontre
avec Berlusconi. Rousselet est mortifié : « Des amateurs. »
Apprenant la chose, François Mitterrand s'indigne : « Quelle manie ils ont tous de parler en mon nom !
»
Lundi 29 juillet
1985
François Mitterrand téléphone à Assad pour le
remercier d'avoir reçu Védrine. A propos des otages, rien de
nouveau.
Berlusconi rencontre Riboud à Paris. Pomonti, qui
n'a pas obtenu la présidence de la CLT, fait tout, lui aussi, pour
éliminer les Luxembourgeois du paysage. Basse vengeance... Mais
Fabius tient à équilibrer les choix : il y aura une chaîne pour
Berlusconi et une autre pour la CLT.
Mardi 30 juillet
1985
Au petit déjeuner, Laurent Fabius confirme
l'accord sur le tour de table de la cinquième chaîne, et évacue
l'opposition de Lang. François Mitterrand est séduit par
Berlusconi. On parle de Canal-Plus,
puis de la Guadeloupe. Le Président : «C'est
une affaire de justice. Un problème colonial ne doit pas être réglé
à la mitraillette. Sur le cumul des mandats : « Il faut moins discuter du cumul des mandats et plus de
la moralité en politique. » Sage remarque. Silence à
table...
Réunion des ministres des Affaires étrangères de
la CSCE pour son dixième anniversaire en Finlande.
Fabius appelle Sautter : « Nous allons créer deux chaînes privées. Il y en a une pour
RTL, si vous voulez. »
Mercredi 31 juillet
1985
Afin d'éviter tout malentendu sur l'après-mars
1986, le Président décide de faire savoir qu'il se rendra au Sommet
de Tokyo en mai 1986. Je transmets son accord aux Japonais et
suggère même au Président de le faire annoncer à la fin du Conseil
d'aujourd'hui, pour bien établir qu'il sera encore là en mai 1986.
François Mitterrand : « Non. Ne pas l'annoncer
aujourd'hui, surtout pas ! Y veiller. Le dire à Georgina Dufoix.
»
Georges Fillioud présente au Conseil le projet de
création, à côté des trois chaînes publiques nationales existantes
et de Canal-Plus, de deux chaînes «
multivilles » privées, une chaîne culturelle publique diffusée par
satellite et de télévisions locales dans une quarantaine de villes.
Fillioud indique que les règles seront les mêmes pour le public et
le privé et que les écrans publicitaires pourront interrompre les
émissions de variétés, mais ni les films ni les dramatiques. Un
débat s'ouvre sur ce point :
Pierre Bérégovoy :
Ne pas couper les films par de la publicité,
cela va se traduire par un manque à gagner de 700 millions de
francs par an pour le Budget.
Pierre Joxe :
Je ne suis pas d'accord Autoriser la publicité
dans les émissions conduit à un décervelage du téléspectateur et
serait une atteinte au principe même de la création.
Michel Crépeau:
Je sais bien qu'on n'arrête pas le progrès,
mais je constate que, dans le domaine de la télévision, on est en
train de multiplier les tuyaux sans savoir ce qu'on va mettre
dedans. Plus on multiplie les télévisions, plus on divise entre
elles les ressources disponibles, et plus on risque d'avoir une
dégradation du système.
Jean-Pierre Chevènement
: Aujourd'hui, on façonne une humanité
en régression par rapport à un certain idéal du citoyen. Les
enfants passent plus de temps devant la télévision que devant leur
maître. La chaîne culturelle sera un moyen de faire pièce au
mouvement actuel d'américanisation de la société
française.
Laurent Fabius:
Les Français pourront avoir au début de l'an
prochain six ou sept chaînes nationales et une cinquantaine de
télévisions locales.
François Mitterrand:
J'ai voulu personnellement, et contre l'avis
de beaucoup d'entre vous, casser le monopole de la télévision et de
la radio. Je l'ai fait pour une raison de principe et pour deux
raisons pratiques. Le principe, c'est qu'il n'est pas heureux que
l'expression audiovisuelle soit réservée aux chaînes publiques.
L'idéologie dont je m'inspire rejoint celles des journalistes et
des intérêts capitalistes. Mais ce n'est pas parce qu'il y a cette
jonction, sans qu'on s'inspire de mes principes, qu'il faut
renoncer à la liberté. Le pouvoir de la presse qui s'affirme
aujourd'hui est sans règles, sans déontologie. Il n'a aucune
institution, sinon de s'abriter derrière la bannière de la liberté
de la presse, qui cache souvent le pouvoir de l'argent. Sommes-nous
contre cette liberté ? Non. Il s'agit par conséquent de trouver des
solutions.
Sur le plan pratique, pendant
que nous parlons se posent des câbles, se préparent des satellites.
La France, demain, recevra des images, des dizaines, des centaines
d'émissions en provenance de l'étranger (...). Voilà la réalité, on
n'y échappera pas. Pour sauver le service public, il faut le faire
cohabiter avec la télévision privée. Il n'y a pas de regrets à
avoir devant cette évolution, pas plus qu'il n'y a de regrets à
avoir devant la vie et devant la mort. Ainsi vont les choses,
personne n'arrêtera cette marée (...). Le gouvernement actuel n'est
pas éternel. Si vous ne le faites pas maintenant, d'autres le
feront. Le feront-ils avec les mêmes précautions et les mêmes
garanties ? Les choses se feront de toute façon, la technique
l'impose et la politique nous y conduit. Je sais qu'en prenant
cette décision, j'ai froissé des convictions et des intérêts très
proches. Nous sommes obligés de tenir compte du pouvoir de
l'argent. Il y a une petite chance qu'il laisse place à l'idéologie
que vous représentez. Le pouvoir de l'argent est déjà en place, il
ne ratera pas l'occasion de faire échouer ce qui ne lui plaît pas.
Armons-nous.
Jeudi 1er août 1985
Le général Saulnier remplace le général Lacaze
comme chef d'état-major des Armées. Le général Forray arrive à
l'Élysée comme chef d'état-major particulier.
Le Président donne son accord pour renforcer
l'équipement militaire du Tchad.
Laurent Fabius reçoit Mme Thatcher. Elle est
furieuse de la façon dont s'est conclu le Sommet de Milan et dont
Craxi l'a présidé : « La Grande-Bretagne a
préparé un texte et s'est fait accuser de ne pas être bonne
européenne, alors qu'elle avait discuté son texte avec les
Allemands et les Français. Le texte franco-allemand était en fait
moins communautaire que le sien et ne différait que par son titre :
"Union européenne". Les paroles et les actes des uns et des autres
se contredisent. Les Allemands recourent ainsi au Compromis de
Luxembourg sur les prix agricoles, au mépris de la discipline
budgétaire et de leur engagement de ne jamais y recourir. Et,
malgré leurs déclarations, ils refusent toujours le marché
intérieur lorsqu'il s'agit des compagnies d'assurances. Quant aux
Français, ils prennent des mesures unilatérales contre l'Afrique du
Sud, en contradiction avec la coopération politique. Or les
Français, comme les Britanniques, ne peuvent se passer du Compromis
de Luxembourg. Décidément, il n'y a pas, en Europe, de visions
larges, il n'y a que des manœuvres. Les seuls vrais Européens, dans
tout cela, ce sont les Britanniques. D'ailleurs, l'Europe ne se
conçoit pas sans l'Alliance atlantique. Les États-Unis sont
l'Europe de l'autre côté de l'Atlantique. Le monde est toujours
aussi divisé entre l'Est et l'Ouest. Certes, M. Gorbatchev est un
communiste charmant, mais le rapport de forces n'en sera que plus
difficile. S'il y a un axe exclusivement franco-allemand, je m'y
opposerai : je veux travailler à trois. Ceux qui veulent aller trop
loin dans la coopération politique sont, en général, ceux qui ont
des gouvernements nationaux faibles, à savoir l'Italie et les
petits pays. »
Sur l'Afrique du Sud:
« C'est l'industrie qui a permis de contourner
les rigidités de l'apartheid. Le dialogue permet d'avancer beaucoup
mieux que l'exclusion. En particulier, suite à mes propres
entretiens avec le Président Botha, les déplacements de population
ont été interrompus. Le vrai problème en Afrique du Sud est celui
des dissensions entre Noirs. Nous ne prévoyons pas de mesures
économiques vis-à-vis d'autres pays comme l'Ouganda, l'Irlande,
l'Inde, qui connaissent aussi des problèmes de conflits entre
communautés... Les pays noirs voisins et leurs travailleurs
seraient les premiers à souffrir de ces mesures... »
Sur les Malouines:
« Vous avez été merveilleux pendant la guerre.
Mais je m'inquiète d'une vente d'hélicoptères français Puma,
actuellement en cours d'examen, à l'intention de
l'Argentine.»
Comme si Alfonsín menaçait Londres ou de
réattaquer les Malouines...
Vendredi 2 août
1985
François Mitterrand me parle des camps .
«J'ai assisté à la libération
de Dachau et de Lansberg. J'avais été envoyé par de Gaulle pour
accompagner le général Lewis. On a trouvé des morts brûlés au
lance-flammes. Tous les déportés avaient été assassinés ainsi. J'ai
pris en pleine figure la réalité d'une histoire que j'avais vécue
comme acteur... Je savais qu'il y avait des camps. Mais je ne
savais pas qu'il s'agissait d'extermination systématique. Je ne me
représentais pas la réalité d'Auschwitz. Cette dimension-là m'était
inconnue...»
Lundi 5 août
1985
Catastrophique corporatisme des armées. Charles
Hernu s'oppose à ce que l'avion de combat soit réalisé dans le
cadre d'une coopération européenne. Or François Mitterrand ne veut
pas du projet Dassault. Hernu : « Il y a
aujourd'hui deux projets d'avion de combat futur, un britannique et
un français, chacun à vocation européenne. L'avion britannique est
plus lourd et plus cher que le français, car il a une mission
air-air qui exige un moteur et une structure plus lourds. Le
problème vient du décalage dans le temps entre les dates de
renouvellement des flottes air-air et air-sol des différents pays
d'Europe. Chacun remplace tous les vingt-cinq ans ses avions
d'assaut et ses avions d'appui, mais à des dates qui ne sont pas
synchrones. Il s'agit pour nous de disposer, à partir de 1995, d'un
nouvel avion de combat air-sol, successeur du Jaguar, alors que les
autres Européens auront besoin, à cette date, d'un avion d'assaut
air-air, concurrent de notre Mirage 2000 DA qui sera alors encore
en service en France pour quinze ans. Accepter d'utiliser en France
l'avion britannique pour les missions air-sol serait une folie
financière, industrielle et commerciale. »
Les Allemands préfèrent pour l'heure participer à
un projet sur la base d'un avion britannique air-air, au lieu de le
faire sur la base d'un avion français air-air (Mirage 2000) ou
air-sol (Rafale), parce que tels sont leurs besoins stratégiques
actuels. Les Britanniques, pour obtenir l'accord allemand, leur
concèdent la présence des sièges sociaux de l'ACE à Munich. Entrer
dans ce consortium serait une erreur : militaire (on n'a pas besoin
de cet avion-là), financière (on ne pourrait pas le payer),
commerciale (on ne pourrait pas l'exporter), technologique (on
donnerait notre savoir-faire en échange de rien).
François Mitterrand : « La
grave erreur commise en France jusqu'ici est de ne pas avoir essayé
de faire du Rafale un avion européen en proposant à nos partenaires
d'y prendre une part réelle. Et même de ne pas leur avoir proposé
de prendre une part dans la construction du Mirage 2000 DA, seul
rival réel de l'ACE britannique. Il faut donc disposer d'urgence
d'un contre-plan qui "européaniserait " le Rafale, où nous
garderions la maîtrise de la cellule et de l'intégration (du moteur
et de l'armement à la cellule) en abandonnant la construction du
moteur à nos partenaires. Ce contre-plan ne sera peut-être pas
accepté, mais nous aurons montré notre volonté européenne.
»
Mardi 6 août
1985
Tlass, ministre syrien de la Défense, est reçu à
Latché. On parle des otages. Rien de concret.
Sachant que les articles à paraître après-demain
dans la presse sur l'affaire Greenpeace mettent en cause les
services secrets français, le Président élabore avec Laurent Fabius
un échange de lettres demandant une « enquête
rigoureuse... de telle sorte que, si une responsabilité est
démontrée, les coupables, à quelque niveau qu'ils se trouvent,
soient sévèrement sanctionnés ». Fabius choisit pour la
diriger Bernard Tricot, qui fut son mentor au Conseil d'État et lui
reste très proche.
Maxwell et Pomonti sont reçus par François
Mitterrand. Maxwell vient compléter, après Berlusconi, le rêve
d'une Europe des médias...
Mercredi 7 août
1985
Avant le Conseil des ministres, discussion sur le
projet relatif aux langues « régionales ». Ce projet ne spécifie
pas ce que signifie le mot "régional". Il couvre, sans le dire
explicitement, l'arménien, le kurde, l'arabe, l'hébreu et autres
langues d'émigration qui ne sont pas régionales, mais beaucoup
parlées en France. Faut-il les couvrir par la protection de la loi
?
François Mitterrand : «Je
pense que le problème ne se pose pas vraiment et que ces langues
étrangères ont d'autres moyens de se défendre. Vous n'imaginez pas
le panneau annonçant Paris en hébreu ! »
Nouvel accrochage entre François Mitterrand et
Laurent Fabius : Georges Fillioud annonce à Jacques Pomonti que
Fabius a accepté d'accorder un canal à la CLT, contre l'avis de
Riboud et de Pomonti lui-même. Il part demain l'annoncer
officiellement aux Luxembourgeois. Pomonti téléphone à François
Mitterrand qui lui dit ne pas être au courant. Le Président appelle
Fillioud pour lui interdire de traiter avec la CLT. Il est
néanmoins convenu de ne pas annuler son voyage de demain. Mais il
lui faudra rester évasif.
Jeudi 8 août
1985
Premières révélations dans L'Événement du Jeudi sur le rôle des services
français dans l'affaire Greenpeace. Charles Hernu est entendu par
Bernard Tricot. Il en sort hilare et vient parler au Président...
de la coopération franco-allemande pour la réalisation d'un système
d'observation par satellite.
Georges Fillioud est à Luxembourg. Il négocie avec
la CLT à propos de TDF 1. La CLT veut aussi un canal hertzien,
comme l'a promis Fabius. Sinon, visiblement, ce sera l'incident
diplomatique. Fillioud en rend compte à Fabius. Manifestement, tous
deux ont fait alliance contre le Président et Riboud.
Samedi 10 août
1985
Jacques Rigaud rend visite à Jean Riboud : il veut
le convaincre de laisser la CLT sur le satellite et sur le réseau
hertzien. Riboud, en véritable maître des réseaux, refuse.
Lundi 12 août
1985
Début de la session extraordinaire du Parlement
consacrée au projet Fabius révisé sur la Nouvelle-Calédonie :
référendum non plus sur l'indépendance, mais sur le partage du
territoire.
Helmut Kohl est reçu au fort de Brégançon. Rien de
significatif.
Roland Dumas s'énerve devant l'insistance de
Bérégovoy à vouloir se rendre à Moscou. Une nouvelle fois, il en
saisit le Président par écrit :
« Pierre Bérégovoy souhaite
encore se rendre en UFSS. Il aurait été invité à faire ce
déplacement par les autorités soviétiques. Il m'a demandé mon avis.
Je lui ai indiqué pour quelles raisons cette visite me semble
inopportune. Une telle visite, inattendue, risquerait de donner à
penser que la gravité des problèmes économiques et financiers entre
les deux pays exige soudain, moins de quatre mois après la réunion
de la Commission mixte franco-soviétique et un mois avant la visite
de M. Gorbatchev, le déplacement d'un ministre aussi important que
M. Bérégovoy. Les entretiens de Pierre Bérégovoy à Moscou
risqueraient de vider de sa substance le volet économique du
Sommet, gui,, tout en étant important, ne justifie pas un
déplacement préalable du ministre de l'Economie et des Finances.
»
Le Président lui donne raison une nouvelle
fois.
Fabius téléphone à Rémy Sautter (directeur général
de RTL) pour lui confirmer que la candidature de la CLT à un canal
hertzien sera étudiée avec bienveillance.
Mardi 13 août
1985
Désordre total : au nom du Président, Georges
Fillioud reçoit Maurice Lévy, de Publicis, qui souhaite lui aussi
créer une chaîne sur le deuxième réseau hertzien. Ce canal est donc
ainsi promis par Fillioud à Publicis et par Fabius à la
CLT...
Vendredi 16 août
1985
Charles Hernu suggère au Président d'écrire un
texte ordonnant aux forces armées d'interdire au besoin par la
force toute entrée à Mururoa, afin de justifier a posteriori
l'action contre Greenpeace. Laurent Fabius est contre ce projet. Il
accepterait néanmoins un texte moins dur.
Le président de la Banque de réserve fédérale, M.
Volker, se déclare contre des interventions à la baisse sur le
dollar en raison du risque de chute incontrôlable, pour lui,
facteur d'inflation.
Dimanche 18 août
1985
Le Président signe une directive très proche du
projet de Charles Hernu, « réitérant »
l'ordre donné « aux forces armées» de s'opposer à d'éventuelles intrusions
étrangères à Mururoa.
Fabius sursaute au mot « réitérant ». Un tel ordre
aurait-il été déjà donné plus tôt ? Par qui ? Quand ? Lequel
?
Serge July suppose que le gouvernement et le
Président ont été informés de l'intention de détruire le
Rainbow Warrior, ou bien, s'ils ne
l'ont pas été, conclut qu'ils sont des incapables. François
Mitterrand : «A-t-on tenu un tel raisonnement
dans l'affaire Ben Barka pour ce qui concerne Messmer, Pompidou et
de Gaulle ? Il y a là un amalgame propre à tous les dénis de
justice. »
François Mitterrand:
« J'ai connu un de mes amis qui s'appelait
Antoine Mauduy, qui a été déporté, un homme admirable. Il est resté
au camp de Bergen-Belsen après la libération de ce camp, quelques
jours de plus pour soigner les autres, les aider. Il n'a pas choisi
de partir par le premier train qu'on lui proposait, alors qu'avec
sa femme je l'attendais sur le quai de la gare de l'Est. Non, il a
choisi de ne pas partir. Il a attrapé le choléra et il est mort. Il
n'est donc jamais revenu. Cela est la liberté portée à son stade
supérieur, la liberté du sacrifice. C'était un catholique
extrêmement croyant, et il avait le sens de la sainteté. Il ne
pouvait vivre que dans l'absolu. Je ne sais d'où il venait du point
de vue religieux, mais il avait d'abord été incroyant, et puis,
avant la guerre, il a eu une révélation, une illumination ; il
était d'une famille très aisée, il s'est engagé comme ouvrier
agricole et il a fait les saisons ici et là ; ensuite, il s'est
engagé dans la Légion étrangère pour rompre avec tout. Il a fait la
guerre à ce titre, jusqu'au moment où il a été prisonnier de
guerre, puis il est revenu, je ne sais plus dans quelles
conditions, et il a organisé une sorte de phalanstère, comme une
communauté d'esprit religieux ; il y avait des gens de toute sorte,
là-dedans, qui étaient là parce qu'ils trouvaient cela utile, dans
un massif montagneux des Alpes, un peu au sud du Vercors. Jusqu'au
jour où il a été arrêté et déporté... »
Lundi 19 août
1985
H.-D. Genscher dîner avec Roland Dumas à son
domicile.
Dans le Traité d'Union européenne, il souhaite un
retour au vote majoritaire et veut éviter que le Compromis de
Luxembourg n'acquière un statut légal. Sur Eurêka, la France,
l'Allemagne, la Présidence de la Communauté et la Commission
doivent travailler ensemble et constituer un petit groupe directeur
afin de garder l'initiative.
Au sujet de l'avion de combat européen, Genscher
se dit surpris par l'indépendance des entreprises françaises qui
peuvent s'opposer aux désirs du Président.
Pour ce qui concerne l'IDS, la République fédérale
n'est pas convaincue, les Japonais sont réticents, les Italiens ne
veulent pas passer devant leur Parlement.
Quant à Gorbatchev, Genscher pense qu'il
o dispose d'une carte européenne et
d'une carte américaine, et qu'il se réserve de jouer l'une ou
l'autre le moment venu ».
Vendredi 23 août
1985
Promulgation de la loi sur la
Nouvelle-Calédonie.
Deux jours en plongée à bord de L'Inflexible. Expérience extraordinaire. Je suis
frappé par la concentration, dans ces quelques mètres cubes, de
tant de qualités et de compétences. Que ce soit sur le plan humain
ou technique, les SNLE offrent ce que la France produit de plus
élaboré. Ces sous-marins font la force politique de la France. Son
influence. Dans chaque réunion internationale, j'ai senti combien
le poids de la parole de la France était transformé dans sa nature
même, son essence, par l'existence de ces trois fois 96 têtes
nucléaires en alerte permanente au fond des mers. Les hommes qui
les servent sont à la hauteur de l'enjeu.
Lundi 26 août
1985
Publication du rapport Tricot sur l'affaire
Greenpeace, dégageant totalement la responsabilité des services
spéciaux français. Tout de même...
La hiérarchie de la DGSE ment froidement à tout le
monde : elle sait que les deux équipes se sont rencontrées, à la
différence de ce qu'a dit Lacoste à Tricot.
Le Président à Hernu : «
Cette action de vos agents est stupide et immorale. Ils sont nuls,
vraiment. Mais cela n'aura aucune conséquence électorale. L'opinion
s'en moque. Et, à la limite, s'il n'y avait pas eu un mort, elle
trouverait même ça plutôt bien. »
Mardi 27 août
1985
Laurent Fabius n'est pas convaincu par le rapport
Tricot. L'homme en qui il avait confiance s'est, pense-t-il, laissé
manœuvrer. Il demande à Charles Hernu un nouveau rapport. Lequel
disculpe encore la DGSE. Robert Badinter pousse Fabius à exiger
plus encore de Hemu. Fabius à la télévision : «J'ai des doutes. Je demande la vérité. »
François Mitterrand reçoit longuement l'amiral
Lacoste.
Le Président : « Deux agents
pris qui téléphonent au ministère de la Défense. Des espions qui
signent un livre d'or. D'autres qui achètent un bateau dans un
grand magasin à Londres. Quels crasseux ! »
Vendredi 30 août
1985
Pour l'anniversaire de sa fille, un des otages
français au Liban, Michel Seurat, est autorisé à voir sa femme
pendant une heure. Le Dr Raad prétend que c'est grâce à lui.
Samedi 31 août
1985
Nouvel accident ferroviaire. Au total, les
accidents des 8 juillet, 3 et 31 août ont fait 84 morts. Fabius
fait demander à Chadeau, président de la SNCF, de démissionner.
Chadeau refuse.
Dimanche 1er septembre 1985
Gorbatchev propose à nouveau l'interdiction des
recherches sur les armes spatiales.
Lundi 2 septembre
1985
Déjeuner avec Michel Rocard qui m'explique qu'il
est très ami avec le Premier ministre de Nouvelle-Zélande — une
amitié nouée lors des négociations agricoles — et qu'il est prêt à
servir d'intermédiaire.
Mardi 3 septembre
1985
Raad confirme les revendications des preneurs
d'otages : équilibrer les ventes d'armes entre l'Iran et l'Irak et
libérer les auteurs de l'attentat contre l'ancien Premier ministre
iranien, appelés les « Bakhtiaricides ». Le Président admet le
principe d'une remise de peine, mais sans fixer de date.
Passant outre à l'avis du Premier ministre,
François Mitterrand fait remettre à l'étude le vote des immigrés
aux élections locales : c'est d'autant plus nécessaire que le
Traité de l'Union européenne prévoira ce droit pour les
ressortissants de la Communauté.
Mercredi 4 septembre
1985
Afin de donner suite à la proposition française —
adoptée au Sommet de Milan — sur le cancer, le professeur Tubiana
est chargé d'animer un groupe de travail qui étudiera des
propositions d'actions.
Dix morts à Santiago du Chili lors de
manifestations contre l'état de siège.
Jeudi 5 septembre
1985
Les prévisions émises sur les comptes de la
Sécurité sociale sont obscures. Les deux ministres, Finances et
Affaires sociales, se lancent à la tête des chiffres
contradictoires, absolument invérifiables. Voici d'ailleurs deux
ans qu'on annonce des chiffres catastrophiques et qu'en fin de
compte, des excédents substantiels se dégagent à chaque fois (11
milliards en 1983, 16 milliards en 1984). Pour cette année, on
annonçait également un déficit de 2 milliards ; on aura un excédent
réel de 3 à 5 milliards, et un excédent de trésorerie de 20
milliards ! Comment les supposés « experts » peuvent-ils se tromper
aussi régulièrement ?
Les candidatures se multiplient pour la sixième
chaîne : Publicis, CBS, NRJ, Trigano, RTL...
Lundi 9 septembre
1985
Reagan annonce des sanctions illimitées contre
l'Afrique du Sud.
François Mitterrand doit déjeuner seul avec Jospin
et Fabius, lesquels ne s'adressent plus la parole. Il hésite, mais
n'annule pas le déjeuner. Cela fut « le plus
déplaisant repas de mon septennat ».
Mme Fontaine, l'épouse de Marcel Fontaine, et Mme
El Khoury, la fille de Marcel Carton, demandent à être reçues par
le Président, qui accepte.
Le Dr Raad demande à son tour à être reçu par le
Président, qui refuse.
Mardi 10 septembre
1985
Avec beaucoup de retard sur la France, et malgré
l'opposition des Britanniques, les Dix pays de la Communauté
décident de rappeler leurs attachés militaires en République
sud-africaine et refusent d'accréditer des attachés militaires. Un
embargo est institué sur les exportations et importations d'armes
et de matériel paramilitaire, sur les exportations de pétrole et de
matériel sensible. Des mots... Qui le fera vraiment ?
Laurent Fabius obtient de François Mitterrand
l'autorisation de forcer le président de la SNCF, André Chadeau, à
démissionner à la suite des récents accidents.
Vu le Luxembourgeois Dodelinger, secrétaire
général du gouvernement : les Luxembourgeois tiennent à leur canal
hertzien.
Mercredi 11 septembre
1985
Jean Riboud démissionne de son poste de P-DG de
Schlumberger pour raison de santé. Lorsqu'il est à Paris, François
Mitterrand va le voir tous les jours.
Jeudi 12 septembre
1985
Incident anglo-soviétique : expulsion de 31
diplomates soviétiques par Londres, et de 31 diplomates
britanniques par Moscou en guise de représailles.
François Mitterrand part pour la Guyane et le
Centre d'expérimentation de Mururoa. L'idée d'Hubert Védrine est
qu'il peut rebondir, après l'affaire Greenpeace, par un tour du
monde technologique.
Vendredi 13 septembre
1985
Vu Teshima, le nouveau sherpa japonais. Il parle parfaitement le français,
comme son prédécesseur.
François Mitterrand, Hubert Curien et Charles
Hernu sont à Kourou. Trois Concorde sont garés sur la piste de
Cayenne (soit la moitié de la flotte d'Air France) : celui dans
lequel le Président est effectivement arrivé ; celui dans lequel il
aurait dû arriver, mais qui n'avait pas réussi à décoller et l'a
rejoint ensuite ; celui qui a acheminé les invités d'Arianespace.
L'ascenseur par lequel le Président doit atteindre la salle de
contrôle tombe en panne. Puis l'hélicoptère qui doit l'amener à
l'aéroport. La fusée décolle, mais le satellite ne pourra être mis
en place ; il est détruit au bout de huit minutes. Le Président
n'apprécie guère cette série noire. Vendredi 13 ?
Le général Saulnier est mis en cause dans
Le Monde: les journalistes affirment
qu'il est l'auteur de l'instruction donnée aux agents de
« détruire » le Rainbow Warrior. Les auteurs de l'article ont pu
lire un rapport détaillé adressé au ministre de l'Intérieur à ce
sujet. Certains cherchent évidemment à sauver la mise aux Turenge
en faisant remonter plus haut les responsabilités. Aucune sanction
ne sera prise, bien entendu...
Samedi 14 septembre
1985
Le Président se rend de Cayenne à Mururoa.
Personne n'aborde l'affaire Greenpeace. Charles Hernu est
euphorique : « Les Néo-Zélandais n'ont aucune
preuve de la responsabilité de qui que ce soit dans l'attentat »,
affirme-t-il.
Mardi 17 septembre
1985
Vernon Walters est à Damas. Il est optimiste sur
la question des otages et le dit à notre ambassadeur.
De retour à Paris, Charles Hernu reçoit quelques
journalistes au petit déjeuner. Il apprend que Le Monde va confirmer cet après-midi la
participation à l'attentat d'une troisième équipe de « nageurs de
combat ». Le ministre est de très mauvaise humeur.
A la même heure, au petit déjeuner de l'Élysée
avec Laurent Fabius, François Mitterrand, à propos de Greenpeace,
est déchaîné : « On nous a assez menti ! Il
faut faire la lumière sur cette affaire absurde ! » Puis on
parle du Budget.
Le Monde publie dans
l'après-midi l'article, attendu depuis deux jours, expliquant que
le Rainbow Warrior a été coulé par une
« troisième équipe » composée de «
deux nageurs de combat ». Joxe suggère
à Hernu de limoger Lacoste. Hernu refuse et dément l'article du
Monde par un communiqué, vers 17
heures.
Fabius écrit à 19 heures à Hernu : « Je vous demande d'inviter les généraux Lacaze et
Saulnier et l'amiral Lacoste à vous indiquer par écrit s'ils ont
donné des instructions ou reçu une information relative à la
préparation de l'attentat contre le Rainbow Warrior. »
A 19 h 30, François Mitterrand téléphone à Hernu :
« Battez-vous. »
Peu après 20 heures, Hernu publie un communiqué
dans lequel il dénonce « rumeurs » et
« insinuations ». Il affirme
qu'«aucun service, aucune organisation
dépendant de son ministère n'a reçu l'ordre de commettre un
attentat ». Il ajoute qu'à sa
connaissance, la DGSE n'avait pas de troisième équipe à
Auckland, et il termine par : « S'il était
établi qu'on m'a menti... »
Mercredi 18 septembre
1985
Le Conseil des ministres adopte le projet de
budget pour 1986.
Sur Greenpeace, François Mitterrand prononce un
véritable réquisitoire et exige d'Hernu qu'il ne se contente plus
des déclarations verbales de ses officiers : ils devront témoigner
par écrit. «On nous a assez menti... Je veux
savoir. Cela suffit! »
Après le Conseil, une algarade oppose Hernu et
Joxe. Le Président retient Hernu dans son bureau. Ils écrivent ce
que celui-ci va dire. De retour rue Saint-Dominique, le ministre de
la Défense confie : « C'est la curée !
»
A 16 h 30, devant une centaine de journalistes,
Hernu fait une déclaration qui reprend les termes du communiqué
paru la veille. Pas de « troisième équipe... »
«A ma connaissance... » « Je n'ai pas donné d'ordre... » « Si on
m'a menti... »
Le général Deiber part pour Ajaccio interroger les
nageurs de combat d'où viendrait la troisième équipe. Le soir,
Hernu perd pied. « Mitterrand me lâche
», confie-t-il à un de ses conseillers.
Dans la soirée, Jean-Louis Bianco va voir Hernu au
ministère de la Défense. Ce dernier lui fait lire les dépositions
écrites des généraux Lacaze et Sauhaier. Rien de nouveau : l'un
comme l'autre assurent par écrit qu'ils n'ont ni donné
l'instruction, ni reçu d'ordre. L'amiral Lacoste a refusé de
répondre par écrit : «Je m'en tiens à ce que
j'ai déclaré à M. Bernard Tricot. »
David McTaggart, président de Greenpeace, a écrit
à Jean-Louis Bianco que « l'organisation
Greenpeace n'entend pas franchir la limite des 12 miles des eaux
territoriales autour de l'atoll de Mururoa, ni entreprendre
d'action agressive contre les bâtiments de la Marine nationale
chargés de la surveillance de cette zone ». « L'engagement pris par
votre organisation, répond Bianco, s'il est effectivement respecté,
permettra d'éviter tout incident, puisque les instructions données
aux autorités responsables ont pour but de faire respecter la
souveraineté française dans la zone des 12 miles qui, conformément
au droit international, est seule frappée d'interdiction.
»
Dîner à l'Élysée en l'honneur du Président
argentin Alfonsin. Mme Thatcher est très contrariée par ce voyage
et nous l'a fait savoir.
Jeudi 19 septembre
1985
Par deux fois, aujourd'hui, Laurent Fabius somme
Lacoste de se montrer plus précis. L'amiral refuse : «Je mesure pleinement les risques et les conséquences de
mon attitude. Je l'assumerai, s'il le faut, en toute conscience.
» Je trouve qu'il y a là quelque grandeur : ne rien dire
plutôt que mentir.
Fabius vient voir le Président. Discussion très
violente entre eux. Après son départ, François Mitterrand, blême,
me dit : « Hernu doit partir. Il n'y est pour
rien, mais c'est ainsi. »
Le soir, après avoir longuement reçu Hernu à trois
reprises, le Président écrit à Laurent Fabius : « Le moment est venu de procéder sans délais aux changements
de personnes et, le cas échéant, de structures qu'appellent ces
carences. » Hemu démissionne (« Les
responsables de mon ministère m'ont caché la vérité. »)
L'amiral Lacoste est limogé. Le général Imbot lui succède.
Mitterrand écrit à Hernu : «
Je tiens à vous exprimer une peine, des regrets et ma gratitude
pour avoir dirigé avec honneur et compétence le ministère de la
Défense. Vous gardez toute mon estime, vous gardez celle des
Français qui savent reconnaître les bons serviteurs de la France. A
l'heure de l'épreuve, je suis, comme toujours, votre ami.
»
Charles Hernu revient à l'Élysée pour quelques
instants. Après son départ, le Président est très ému, presque
autant que lors du départ de Pierre Mauroy. Je lui demande s'il
voit un obstacle à ce que j'invite Hernu à déjeuner. « Aucun obstacle, et montrez-vous. La DGSE
n'a rien fait, mais elle a tout su.
»
Un tremblement de terre fait environ trois mille
victimes à Mexico.
Vendredi 20 septembre
1985
Paul Quilès apprend en fin de matinée qu'il sera
nommé ministre de la Défense cet après-midi. Jean Auroux lui
succède à l'Urbanisme.
Je déjeune avec Charles Hernu Chez Edgard. Nul ne peut l'ignorer.
Silvio Berlusconi dîne chez Jérôme Seydoux. La
Cinq avance. Je m'inquiète de ce que
j'entends dire des futurs programmes.
Samedi 21 septembre
1985
Paul Quilès reprend l'enquête sur l'affaire
Greenpeace. Il pense que Hernu et Lacoste savaient tout depuis le
jour où la DGSE a commis ce crime sans ordre. Il exige d'Hernu des
explications.
Dimanche 22 septembre
1985
Dimanche matin, au domicile de Fabius, celui-ci et
Quilès sont réunis autour de François Mitterrand. Ils se retrouvent
à nouveau vers 18 heures. Fabius est convaincu, comme le Président,
que la DGSE savait tout depuis le début. La décision est prise :
Fabius parlera le soir même à la télévision pour le dire.
Le porte-parole du gouvernement, Georgina Dufoix,
se trouve alors au « Club de la presse » d'Europe 1. Elle annonce que le Premier ministre
s'expliquera « dans les jours qui viennent. » Au milieu de
l'émission, Fabius lui fait passer une note pour l'informer qu'il
parlera à la télévision dans dix minutes. Elle a bonne
mine...
Fabius : « La vérité est
cruelle, c'est bien la DGSE qui a fait le coup, et elle a agi sur
ordre. »
Ordre de qui ? Il ne le dit pas. Et personne ne le
demandera vraiment...
Roland Dumas écrit à David Lange pour lui dire que
la France est prête à « assumer la réparation des préjudices ».
Simultanément, on décide de boycotter les produits
néo-zélandais.
A la demande des États-Unis, les ministres des
Finances du groupe des Cinq (c'est-à-dire les Sept, moins l'Italie
et le Canada) se réunissent à New York pour examiner la possibilité
de faire baisser le dollar, et préparer l'assemblée générale du
Fonds monétaire international et de la Banque Mondiale, qui doit
avoir lieu à Séoul le 6 octobre.
Un communiqué est publié à l'issue de cette
réunion : « Les ministres et les gouverneurs
sont convenus que les taux de change devraient jouer un rôle dans
l'ajustement des déséquilibres externes. Pour ce faire, les taux de
change devraient mieux refléter les données économiques
fondamentales qu'auparavant. Par ailleurs, ils considèrent que les
actions politiques convenues doivent être mises en œuvre et
renforcées et qu'une appréciation ordonnée et plus ample des
principales devises est souhaitable. Enfin, ils se déclarent prêts
à une coopération plus étroite. »
Ce communiqué marque une véritable révolution. Il
contredit l'axiome selon lequel le dollar est fort parce que
l'Administration est forte. Il renonce au dogme de l'infaillibilité
du marché des changes pour déterminer les taux, et à l'affirmation
que toute tentative d'intervention sur les marchés des changes est
vouée à l'échec.
L'arrivée de David Mulford a tout changé.
L'analyse que nous avions formulée à Versailles, si longtemps
brocardée, se trouve entérinée. Le système des taux de change
flottants est pris en défaut ; la convergence des politiques
économiques, bien que nécessaire, n'apparaît plus comme suffisante.
Des interventions concertées sur les marchés des changes sont
reconnues comme indispensables. Pour la première fois depuis 1971,
elles ont effectivement lieu.
Une autre décision, secrète celle-là, est prise
par les ministres : la baisse du dollar devrait être de l'ordre de
10 à 12 %, c'est-à-dire que le dollar vaudrait environ 8 francs et
2,65 deutschemarks (les États-Unis auraient souhaité une baisse
beaucoup plus forte). Les Banques centrales s'engagent à intervenir
pour aboutir à ce résultat. Le partage de la charge des
interventions est fixé à 30 % pour les États-Unis, 30 % pour le
Japon, 25 % pour l'Allemagne, 10 % pour la France, 5 % pour
l'Angleterre. Le risque de dérapage du dollar au-delà de l'objectif
fixé ne peut être totalement exclu. Dans ce cas, les tensions dans
le Système monétaire européen pourraient être fortes. Il faut donc
que les Banques centrales soient prêtes à intervenir dans l'autre
sens si le dollar venait à baisser trop ou trop vite.
Cette décision du groupe des Cinq demeure un acte
circonstanciel, sans incidence sur la nature du système
international lui-même. C'est pourquoi la France propose
l'introduction de « zones de référence
» pour les principaux taux de change, avec intervention quand on en
décide. Les travaux lancés à Versailles en ce domaine se
poursuivront lors des prochaines réunions du Comité intérimaire.
Les ministres feront rapport aux chefs d'État et de gouvernement au
Sommet de Tokyo. Ce n'est pas le Sommet monétaire espéré, mais
c'est mieux que rien.
Le Roi du Maroc invite Roland Dumas à dîner en
compagnie du Président Bongo. Ils évoquent la perspective du
référendum sur le Sahara occidental, dont le Roi annoncera
lui-même, dans quelques jours, à la tribune des Nations-Unies, la
date (première quinzaine de janvier 1986). Il souhaite qu'Abdou
Diouf, président de l'OUA, transmette le dossier à l'ONU et
soutienne la tenue de ce référendum. Or, Diouf demande que la
consultation soit précédée de pourparlers directs avec le
Polisario. Hassan II, qui ne veut pas en entendre parler, compte
donc sur Bongo pour convaincre Diouf.
Il a consulté Raymond Barre sur l'idée de lancer
un grand emprunt pour le développement du Sahara occidental. Barre
lui a suggéré de lancer cet emprunt en écus : « Vous voulez vous rapprocher de l'Europe ? C'est une bonne
occasion de manifester vos sentiments européens. »
Hassan II se fait fort d'obtenir du Colonel
Kadhafi des précisions sur ses intentions au nord du Tchad.
Lundi 23 septembre
1985
Les interventions sur le marché des changes
fonctionnent : le dollar est passé de 8,73 F vendredi à 8,30 F ce
matin. Le cours du deutschemark à Paris reste stable (3,051 F),
sans intervention de la Banque de France.
A New York, Roland Dumas rencontre Geoffrey
Palmer, vice-premier ministre néo-zélandais.
François Mitterrand reçoit Charles Hernu. Dans
l'après-midi, Laurent Fabius harcèle encore celui-ci. Le soir, Paul
Quilès remet son rapport au Président et à Fabius : Hernu, dit le
rapport, a donné des ordres si «flous »
que la DGSE s'est cru autorisée à faire sauter le Rainbow Warrior. Fabius, Joxe et Badinter semblent
prêts à tout pour que le gouvernement auquel ils appartiennent ne
porte pas la responsabilité de l'affaire.
Je reçois une jolie lettre de Jacques Rigaud,
manifestement rédigée pour être connue :
« Si j'en crois certaines
rumeurs, les arbitrages seraient sur le point d'être rendus en ce
qui concerne l'avenir de la télévision (hertzienne et par
satellite). Une solution Berlusconi serait, dit-on, le substitut à
l'hypothèse CLT.
Si tel est le cas,
l'administrateur-délégué de la CLT ne peut que s'incliner devant la
décision du gouvernement. Mais je me reprocherais de ne pas t'avoir
écrit certaines choses en temps utile.
Les décisions dont il s'agit
pèseront lourd sur les relations franco-luxembourgeoises. Ce n'est
pas mon domaine, même si je suis, par mes fonctions, un témoin
privilégié de ces relations. Le Luxembourg a périodiquement le
sentiment d'être traité par la France comme le département des
Forêts qu'il était sous Napoléon. Ce fut le cas sous le septennat
précédent. Avec François Mitterrand, les Luxembourgeois avaient eu
quelque espoir d'être traités au moins avec la même considération
qu'un pays du Tiers Monde. Ils ont été irrités par des attitudes
qu'ils jugeaient désinvoltes ou condescendantes. Mais ils avaient
repris espoir, notamment quand Laurent Fabius a pris la peine de
téléphoner à Jacques Santer. Ils ont cru, en d'autres mots, à la
parole de la France. Attendez-vous à quelques retombées, y compris
au niveau des rapports entre partis socialistes, s'ils ont le
sentiment que la déclaration du 26 octobre dernier est traitée par
le gouvernement français comme un chiffon de papier.
Le Premier ministre a eu
l'occasion de me dire il y a quelques mois qu'il attendait de moi
le maintien et la consolidation des intérêts français au sein de la
CLT. Je m'y suis employé avant comme après cette rencontre. Ma
tâche sera assurément beaucoup plus difficile s'il apparaît que,
pour l'avenir de la CLT, rien de bon ne peut venir de la France. Le
Luxembourg, la CLT et ses actionnaires seront tentés de choisir,
sinon le grand large, du moins d'autres voies de développement
européen, ou, pire encore, d'attendre mars, alors que tout le monde
était prêt, sans arrière-pensée électorale, à jouer le jeu d'une
offre française sérieuse.
Je sais toutes les
préventions nourries dans les milieux officiels contre les Belges,
et nommément contre Albert Frère, et la part qu 'y a prise mon ami
Jean Riboud, pour des raisons que je comprends, mais où je dois
dire que la passion avait sa part. Frère est puissant et peut être
redoutable. Il y a sûrement lieu de le contenir. Mais les décisions
envisagées auront pour effet de renforcer sa position, y compris
par rapport à Havas, qui sortira discrédité de l'opération. Mais je
demande si Berlusconi, qu'on est allé chercher, est un personnage
plus fréquentable, plus recommandable.
Sur ce point, je dois vous
mettre en garde. Je ne sais si l'on s'est bien renseigné sur
Berlusconi et sur ce qu'il a fait en matière de télévision en
Italie. S'il procède comme il l'a fait avec la RAI, il proposera
aux vedettes des chaînes de service public une rémunération triple,
avec compte en Suisse, et, en renfort de potage, villa sur la Côte.
Quant à ses pratiques en matière de publicité, qu'on interroge
Rousselet ; il va complètement déstabiliser le marché, pour ne même
pas parler de l'aspect moral des choses. Le choix de Berlusconi
porte en germe un ou des scandales (...).
Au sein même de l'État, je
sais que certains ont du mal à croire que ce que je redoute puisse
se produire. Et plusieurs m 'ont exhorté à user de mon influence —
qu'ils exagèrent — pour empêcher l'irréparable. Dans l'audiovisuel
comme ailleurs, le réalisme économique n'oblige pas à renoncer à
toute ambition culturelle. Berlusoni ne sera pas avare de promesses
sur ce terrain. Je crois même comprendre qu'il a séduit Jack Lang.
Alternance ou pas en 1986, vous aurez ou bien fourni à la droite un
formidable alibi de cynisme mercantile, ou bien créé les
conditions, pour vous-mêmes, d'un désastre culturel.
Pardonne-moi de m'être
exprimé aussi librement que je l'ai fait, à peu près dans les mêmes
termes, à l'intention de Laurent Fabius. Mais j'estimais devoir le
faire. »
Je ne peux mieux faire que transmettre ce
réquisitoire convaincant au Président.
Mardi 24 septembre
1985
De sa mairie de Villeurbanne, Hernu répète à qui
veut l'entendre : «Je n'ai jamais donné
l'ordre stupide de neutraliser le Rainbow Warrior
dans un port étranger.»
Mercredi 25 septembre
1985
Laurent Fabius convoque à nouveau Hernu et
Lacoste. A la télévision, il se dira personnellement convaincu que
c'est Hernu qui a donné l'ordre. François Mitterrand m'assure du
contraire : « Il a couvert après coup.
»
François Mitterrand reçoit un envoyé d'Assad. Il
lui propose d'échanger les otages contre une remise de peine des «
Bakhtiaricides », et sa parole que Naccache sera libéré avant la
fin de son mandat.
Malgré l'accord des Européens pour soutenir une
candidature commune néerlandaise, la France continue de soutenir
celle de Boutros-Ghali au Haut Commissariat pour les
Réfugiés.
Dîner avec deux de mes amis qui ne se connaissent
pas : Fernand Braudel et Michel Colucci. Étonnante rencontre.
Merveilleux moment passé avec deux hommes intelligents, généreux,
modestes, qui savent écouter l'autre. Rare.
Jeudi 26 septembre
1985
La Tunisie rompt ses relations diplomatiques avec
la Libye.
Sur Greenpeace, François Mitterrand me confie : «
Pourquoi est-on si dur avec moi sur cette
affaire ? On a mis deux mois à trouver la vérité là où de Gaulle
avait mis sept mois à ne pas la trouver dans l'affaire Ben Barka.
Et la seule chose que ce Président exemplaire trouvera à dire
alors, ce sera : "Mauvaise expérience !" »
L'Arabie Saoudite décide de rompre avec sa
politique de plafonds de production et de prix officiels, pour
pratiquer les prix du marché, et entraîne ses partenaires. De 1980
à 1985, la part de l'OPEP est tombée de 27,6 à 17,1 millions de
barils/jour. La demande, qui s'élevait pour le monde occidental à
49,7 en 1980, n'est plus que de 45,6 en 1985. Ceci explique
cela.
Vendredi 27 septembre
1985
Édouard Chevarnadze est reçu à la Maison Blanche
où il esquisse les nouvelles propositions de désarmement que les
Soviétiques feront à Genève lors de la rencontre Reagan-Gorbatchev,
dans un mois.
Je suis à Bonn pour préparer avec Teltschik la
prochaine Conférence intergouvernementale.
Paul Quilès envoie le nouveau patron de la DGSE à
la télé. En grand uniforme, la mine terrible, celui-ci lâche,
sibyllin : «J'ai verrouillé. Les branches
mortes seront coupées. » L'affaire est donc terminée. Mais
il y a fort à parier qu'on ne verra pas Imbot à l'Élysée chaque
semaine comme on y voyait Lacoste. Chat échaudé...
Samedi 28 septembre
1985
McFarlane vient à Paris raconter au Président la
rencontre de la veille, à Washington, avec Chevarnadze, à quatre
jours de l'arrivée à Paris de Gorbatchev. Il redit sa crainte que
les peuples d'Occident n'aient plus le courage politique de
financer la course aux armements :
B. McFarlane :
Chevarnadze nous a dit vouloir discuter à
Genève de la réduction de moitié des lanceurs et des ogives
stratégiques, de l'interdiction des armes nouvelles (le Trident,
mais pas les SS 24 et 25) et de l'arrêt du déploiement des forces
nucléaires intermédiaires. Les opinions publiques recevront cela
très bien.
Le Président Reagan veut
arriver à un accord où il resterait 5 000 ogives balistiques et 3
000 missiles de chaque côté, avec l'élimination des FNI et la
liberté de recherche et de développement sur l'IDS, que nous nous
engagerions à ne pas déployer pendant cinq ou dix ans. Les
États-Unis n'ont pas l'intention de tenter de modifier le système
politique soviétique, mais ils veulent une compétition pacifique.
La décision de se lancer dans l'IDS a été provoquée par notre prise
de conscience de la croissance du nombre de têtes mobiles en URSS
et par le progrès des Soviétiques dans les lasers et les faisceaux
de particules. Il faut discuter de la
non-prolifération.
François Mitterrand:
Je comprends que l'IDS soit l'obsession de
Gorbatchev : il n'a nul besoin de se lancer dans une nouvelle
course aux armements, car il ne peut réussir que s'il apporte aux
Russes le bien-être économique. Les Soviétiques n'attendent pas de
lui qu'il gagne la guerre, mais qu'il augmente le pouvoir d'achat.
Il cherchera donc un modus vivendi. Mais, s'il doit s'armer pour
équilibrer une nouvelle menace dans l'espace, il le
fera.
B. McFarlane:
Le Président Reagan voudrait que la solidarité
des Alliés soit totale sur l'IDS.
François Mitterrand :
Je suis hostile à l'IDS, mais je ne ferai pas
de mon hostilité une arme pour les Soviétiques. C'est pourquoi je
ne veux pas, là-dessus, qu'on me demande de signer de communiqué
commun, ni au G7 ni avec les Soviétiques.
B. McFarlane
Le Président Reagan voudrait avoir vos
conseils avant toute nouvelle réunion avec les Soviétiques sur les propositions de
Chevarnadze.
François Mitterrand :
Je veux réfléchir. Je vois ce que les
propositions soviétiques ont de fallacieux. Mais toute réduction
sera bonne. Il faut s'en tenir à des principes simples : équilibre
stratégique et local, solidarité Europe/États-Unis, dynamique de
désarmement, réduction des conflits locaux.
B. McFarlane:
Pour les systèmes offensifs, il devient de
plus en plus difficile d'obtenir le soutien du
Congrès.
François Mitterrand :
C'est au moins un aspect positif de l'IDS :
cela pousse les Russes à discuter. L'IDS est une arme politique,
mais elle reste un danger militaire.
B. McFarlane:
Ce que vous dites est très profond. Comment
voyez-vous les sociétés occidentales maintenir à long terme leur
effort nucléaire ?
François Mitterrand :
Il faut juste viser la suffisance. Pour cela,
il faut que les Européens arrivent à une politique commune. Cela
prendra du temps en raison de la position de la RFA. La guerre dans
l'espace n'est pas dans les moyens des Européens pris isolément.
Nous le ferons avec les autres Européens, avec qui je suis prêt à
discuter de l'arme nucléaire et de l'arme à neutrons. En Europe,
les distances sont courtes, et l'IDS ne nous protège pas. Nous
devons avoir une stratégie adaptée aux courtes
distances.
Avant de repartir, McFarlane
nous donne une bonne nouvelle: o Il y a
trois mois, Rajiv Gandhi nous a dit qu'un retrait de l'URSS
d'Afghanistan se dessine. »
Dimanche 29 septembre
1985
Élections aux assemblées régionales en
Nouvelle-Calédonie. Les anti-indépendantistes obtiennent 60,84 %
des voix, les indépendantistes 35,18 %. Le FLNKS contrôle trois
régions sur quatre.
Lundi 30 septembre
1985
Enlèvement de quatre Soviétiques à Beyrouth.
Comment vont-ils, eux, gérer ce cauchemar ?
Michel Colucci vient me dire qu'il a l'idée
d'ouvrir des restaurants à l'intention des gens sans
ressources.
Naturellement, je l'aiderai. On lui trouvera une
banque : le Crédit Agricole. Son conseiller autodidacte Jean-Michel
Vaguelsy fait des merveilles, il se montre plus imaginatif que bien
des inspecteurs des finances.
Où va l'État qui laisse un saltimbanque, peut-être
un des derniers véritables hommes de gauche de ce pays, avoir le
monopole de l'indignation ?
A la cantonade, Ronald Reagan propose aux sept
chefs d'État et de gouvernement de se réunir le 24 octobre à New
York, à l'occasion du quarantième anniversaire de l'ONU,
« pour examiner la position de l'Occident un
mois avant sa rencontre avec Gorbatchev à Genève ». Drôles
de méthodes : samedi dernier, McFarlane était là et n'en a pas
parlé ; comme Clark, en 1982, ne nous avait pas parlé du gazoduc,
deux jours avant l'embargo !
François Mitterrand refuse net : « Les réunions des Sept, une fois par an, cela suffit. Et
annoncer ça publiquement, deux jours avant l'arrivée de Gorbatchev
à Paris, c'est fou ! »
Frère, Murdoch et RTL
font tout pour empêcher l'attribution de la cinquième chaîne à
Berlusconi et Maxwell. La droite souhaite donner Antenne 2 à
Hersant et Hachette et vendre FR3 aux
journaux régionaux après mars 1986. Jean Riboud a moins de
force...
El Baz, conseiller personnel du président
Moubarak, me décrit le schéma de conférence internationale sur le
Moyen-Orient convenu entre les Jordaniens, l'Egypte et l'OLP.
Première étape : rencontre entre l'Administration américaine et une
délégation jordano-palestinienne. Deuxième étape : déclaration de
Yasser Arafat reconnaissant les résolutions 242 et 338, ainsi que
le droit d'Israël à l'existence. Troisième étape : conversations
entre les États-Unis et l'OLP. Quatrième étape : réunion d'une
conférence internationale avec les membres permanents du Conseil de
sécurité et les parties en conflit, c'est-à-dire Israël, Jordanie,
Egypte, OLP, Syrie (si elle veut ou quand elle voudra).
Avant d'accepter, les États-Unis souhaitent qu'un
lien soit établi entre ce processus et des conversations directes
entre Israël et l'OLP. D'autre part, ils veulent que l'ensemble des
quatre étapes se déroule en quelques semaines, redoutant de prendre
un risque considérable en acceptant la première sans garantie sur
la suite, en particulier sur la seconde étape.
A Genève, en séance plénière, l'URSS présente à la
délégation des États-Unis les propositions que Bud McFarlane a
annoncées la veille à François Mitterrand : «
Réduction de part et d'autre de 50 % des vecteurs nucléaires
capables d'atteindre le territoire des États-Unis et de l'URSS. Un
total maximum de 6 000 charges nucléaires sur les vecteurs
autorisés. Pas plus de 60 % des charges autorisées sur un seul
composant, ICBM, SLBM ou avion. Interdiction de tous les missiles
de croisière, notamment des ALCM (missiles de croisière lancés par
avion en vol). Interdiction ou limitation sévère des nouveaux
systèmes de lancement. Limitation la plus importante possible des
systèmes à moyenne portée, conformément au principe de l'égalité et
de la sécurité égales. Suspendre tout travail sur les forces de
frappe spatiales. S'engager à ne pas installer d'armes nucléaires
dans des pays où elles ne se trouvent pas à présent. Cesser
d'ajouter ou de remplacer des armes nucléaires dans les pays qui
possèdent de ces armes nucléaires jusqu'à ce que l'attitude des
autres puissances nucléaires soit clarifiée. »
Mardi 1er octobre 1985
Ronald Reagan commente par écrit à l'intention de
François Mitterrand le détail des propositions formulées à Genève
par les Soviétiques : « La proposition
générale faite par l'URSS est celle que Bud McFarlane vous a
exposée samedi dernier. Ils ont précisé quelques chiffres sur les
START, les charges nucléaires, et proposé quelques limitations
supplémentaires sur certains armements. » Suit un long
exposé technique sur les systèmes en discussion. Puis Reagan
exprime sa déception « très vive » face
à la modestie des propositions soviétiques, et insiste sur le fait
que la menace qui pèse sur ses « amis et
alliés » reste inchangée, l'URSS excluant des négociations
la plupart des armes visant l'Europe. « En outre, poursuit-il,
les Soviétiques, en proposant l'arrêt de la
modernisation de certains armements, visent expressément à
empêcher le déploiement du Trident D5, du Midgetman et du bombardier furtif, alors que leurs SS 24 et
25 seraient autorisés. »
Le Président américain aborde enfin la question de
la force française de dissuasion : « Par
exemple, ils ont dit que leur moratoire sur les essais nucléaires
dépendrait de la clarification de l'attitude d'autres États, ce qui
est manifestement une allusion à des essais tels que ceux
qu'effectue votre pays. De même, bien que la présentation
soviétique des FNI (Forces nucléaires à portée intermédiaire) soit
restée jusqu'à présent assez vague, le chef de la délégation
soviétique a fait lundi une déclaration publique faisant référence
aux forces française et britannique. Il est possible que M.
Gorbatchev vous fasse quelque déclaration ou vous présente
certaines initiatives à cet égard. Je reconnais l'importance de
consultations particulièrement étroites et j'espère donc que ces
informations seront bienvenues et de quelque utilité.
»
François Mitterrand est le seul à décliner
l'invitation de Ronald Reagan à venir à New York. Encore une fois,
nous faisons bande à part.
L'aviation israélienne bombarde le QG de l'OLP à
Tunis (60 morts). L'attaque est menée par six chasseurs F16 équipés
chacun d'une bombe Mark 2 d'une tonne à guidage laser. Pendant
l'attaque, les deux radars tunisiens n'ont rien vu. Un avion Awacs
américain se trouvait au-dessus de la zone au moment du raid :
impossible qu'il n'ait pas repéré les F16 israéliens.
Mercredi 2 octobre
1985
Pour 1986, la prévision est de 2,5 à 3 % de
croissance du PNB ; 2 % de hausse des prix ; plus de 90 milliards
d'excédent de la balance des paiements ; une réduction sensible du
chômage.
Le Conseil des ministres adopte le projet de loi
mettant un terme au monopole public sur la télévision.
La RFA, la Grande-Bretagne et l'Italie entendent
constituer un groupement industriel pour construire l'avion de
combat sans la France, et invitent les autres Européens à y
participer. Pour y faire pièce, François Mitterrand convie les
mêmes à un groupe de travail autour du projet français qu'il est
prêt à « européaniser ».
Gorbatchev est à Paris pour quatre jours. C'est sa
première visite en Occident depuis qu'il est devenu Secrétaire
général du PCUS, et la première visite d'un dirigeant suprême de
l'URSS à l'Ouest depuis la visite de Leonid Brejnev en RFA en
novembre 1979 ; c'est aussi la première en France depuis juin
1977.
Premier entretien en tête à tête, qui porte sur le
désarmement. Gorbatchev pousse le Président à participer aux
négociations stratégiques. François Mitterrand esquive.
François Mitterrand :
Votre accession au pouvoir a suscité un
immense intérêt. Vous êtes un des responsables les plus importants
du monde. Votre personne suscite une curiosité que je crois
constructive.
La France est un pays fier de
son indépendance. Bien sûr, nous connaissons l'évolution du monde
et du rapport des forces, et le poids prééminent des États-Unis et
de l'URSS. Mais nous avons préservé notre autonomie de décision.
Nous faisons partie d'une Alliance, même si nous ne sommes pas
favorables aux blocs.
J'ai plaisir à parler avec
vous. J'aurai une grande liberté de ton. Vous savez, et vous me
l'avez dit vous-même en voiture, que l'amitié franco-soviétique est
une réalité populaire et même intellectuelle. Nous n'oublions pas
vos 20 millions de morts, à qui nous devons une large part de notre
liberté, ni les défenseurs de Volgograd auxquels j'avais tenu à
rendre hommage durant mon voyage.
Mikhaïl Gorbatchev:
Cela avait été un acte très significatif et
très apprécié.
François Mitterrand::
Oui, la victoire de 1945 a été une victoire
commune, et il existe de forts symboles de cette période :
Volgograd, Normandie-Niemen...
Dans nos entretiens, je vous
dirai franchement ce que je pense. Vous avez environ quatorze ans
de moins que moi. En ce qui me concerne, j'ai vécu la guerre, je
n'avais qu'une vingtaine d'années, mais je garde l'esprit
complètement ouvert à tout ce qui peut intéresser la génération
actuelle.
Mikhaïl Gorbatchev :
Je me rappelle très bien nos deux premières
rencontres. L'une, brièvement, au cours d'un dîner en juin 1984 au
Kremlin, et l'autre en mars de cette année, dans des circonstances
tristes. J'ai toujours été convaincu de la nécessité d'accroître
l'attention portée aux relations soviéto-françaises et au rôle de
la France. Je suis venu avec un seul objectif : donner une nouvelle
impulsion à la coopération soviéto-française, élargir cette
coopération dans les domaines de l'économie, du commerce, de la
culture.
Nous pensons que nous
pourrions mener une action pour assainir, avec la France, la
situation dans le monde sans pour autant porter préjudice aux
relations entre la France et les États-Unis, entre la France et les
autres pays d'Europe. C'est notre intérêt commun. On dit que je
serais venu en France pour y semer la brouille avec les États-Unis.
Ce n'est pas le cas. Nous pouvons nous référer à nos expériences
communes et à notre passé.
François Mitterrand :
J'ai l'esprit ouvert sur chaque question. Je
suis l'allié des Etats-Unis et, compte tenu de l'équilibre des
forces actuelles dans le monde, je pense que les choses doivent
demeurer ainsi. Mais nous n'acceptons pas toutes les initiatives de
nos partenaires. J'ai critiqué la politique américaine en Amérique
centrale devant le Congrès des États-Unis. J'ai, dans le passé,
critiqué l'intervention américaine au Vietnam. Je désapprouve ce
qui se passe en Afrique australe. Je n'éprouve aucun enthousiasme
pour l'armement dans l'espace. Et tout cela, je le dis parce que je
le pense. Je ne recherche évidemment pas la tension avec les
États-Unis, mais j'ai une opinion franche sur chaque problème dès
lors qu'il est en rapport avec la paix ou la guerre.
Je suis dans les mêmes
dispositions d'esprit en ce qui vous concerne. Vous êtes le leader
du bloc d'en face, mais vous n'êtes pas mon ennemi. Nous sommes
deux pays souverains.
En ce qui concerne le
désarmement, je vous dirai les raisons de mon hostilité aux SS 20,
qui n'était pas une hostilité à l'Union soviétique en elle-même. Je
me suis déterminé en fonction de l'intérêt de la France. Je vous en
parlerai à fond.
Tout découle d'un principe
central: l'équilibre des forces dans le monde comme en Europe. Tout
ce qui aggrave le déséquilibre est mauvais. Évidemment, il est
difficile de juger de l'état exact des armements respectifs.
Lorsque je recevais votre ancien ambassadeur à Paris, M.
Tchervonenko, il me disait : vous vous trompez, les SS 20 ne sont
pas à l'origine du déséquilibre ; avec leurs systèmes avancés, les
Américains avaient un avantage, etc. C'est difficile à juger.
Comment contrôler ?
J'aimerais vous parler de
tous les problèmes litigieux.
Par exemple, à propos de
l'Afghanistan. Pourquoi n'accepteriez-vous pas un statut de
neutralité ? Il me semble que la situation actuelle vous est
préjudiciable. Il y avait eu des propositions de la part de M.
Perez de Cuellar qui étaient intéressantes. Comme je ne comprends
pas, je souhaiterais que vous
m'expliquiez. Ce n'est qu'un exemple.
En ce qui concerne le
Vietnam, il y a peut-être une approche à trouver pour aborder le
problème du Cambodge.
Quant au Proche-Orient,
toutes sortes de gens nous disent : il ne faut pas que l'URSS
participe à quoi que ce soit ; ce serait très grave, etc. Que
l'URSS soit partie prenante à une conférence dans des conditions à
préciser, je trouve cela normal. Votre rôle pourrait être
utile.
Bref, il y a des désaccords.
Il y a aussi beaucoup de malentendus.
Revenons au problème de
l'armement. Votre puissance, et celle des États-Unis, sont très
loin au-dessus de la nôtre. Je vois bien que vous n'avez pas envie
de consacrer tous vos efforts à la course aux armements. Mais j'ai
dit au Président Reagan : si vous obligez les Russes à faire la
course, ils la feront ; il faut tenir compte de leur patriotisme et
de leurs capacités technologiques. Je lui ai dit aussi : ils ne
veulent pas plus la guerre que vous. Il est donc peut-être possible
de trouver le chemin du bon sens. J'essaierai de l'expliquer aux
autres Européens.
Je suis l'allié des
États-Unis, mais c'est une réalité politique actuelle plutôt qu'une
perspective. Je veux renforcer l'Europe de l'Ouest, et cela, c'est
une perspective. Mais elle ne doit pas être perçue comme fâcheuse
par l'URSS. Je ne veux pas d'une Europe qui soit l'auxiliaire
d'Etats-Unis offensifs, je ne serais pas d'accord. Si des
possibilités nouvelles de modus vivendi avec l'URSS s'ouvrent, ce
serait une bonne chose.
Naturellement, au centre de
tout cela, il y a le problème allemand qui est très difficile à
saisir. Nous sommes partagés là-dessus, en France. Mon esprit même
est partagé. D'un côté, je ne souhaite rien d'autre que de
m'entendre fraternellement avec les Allemands. Par ailleurs, je ne
peux pas souhaiter la reconstitution d'un pôle dominant au centre
de l'Europe. Sur tout cela, vous verrez que je ne parlerai pas en
partisan.
J'ai été élevé dans
l'Histoire et j'ai appris que depuis le XVIe siècle, ces deux pays, la France et la Russie, aux deux
extrémités de l'Europe, avaient été presque continuellement alliés
et amis. L'histoire et la géographie nous dictent des
constantes...
Mikhaïl Gorbatchev :
Pour nous, et je voudrais que vous m'indiquiez
si vous pensez ainsi, nous voyons dans la France un partenaire
essentiel pour élargir le dialogue politique et développer une
coopération sur les problèmes bilatéraux et globaux. Peut-être
pourrions-nous constater, à l'issue de nos conversations, notre
compréhension commune sur les points suivants :
— l'URSS et la France
estiment que la situation actuelle est grave et complexe. Elles
vont donc rechercher ensemble les voies de l'assainissement et de
la coopération.
— Il faut rétablir la
détente.
— Il faut réduire les
confrontations et les tensions.
Je ne vous demande pas
d'inscrire cela dans un mémorandum ou de signer un texte. Je
voudrais simplement arriver à un sentiment précis. Sur cette base,
chacun pourrait s'exprimer.
François Mitterrand :
En ce qui concerne le rôle de la France dans
la diminution des tensions, la réponse est oui.
Peut-on proclamer notre désir
de détente et naturellement indiquer certains moyens d'y parvenir ?
La réponse est oui.
Nous aurons chacun notre
façon de dire.
Si, dans cette même
conférence, le mot de détente est prononcé par vous et par moi,
c'est important. Il en va de même sur l'espace. Vous direz de votre
manière ce qui vous oppose à la Guerre des étoiles et, à la mienne,
je dirai ce qui m'oppose à l'IDS. Il faut donc bien cerner les
points essentiels : la détente, l'espace, le
bilatéral.
Bien sûr, je ne veux pas
forcer la dose à l'égard de mes alliés américains qui, déjà, n'ont
pas une très bonne opinion de moi. Ce sont mes alliés, mais je
pense que c'est en restant ce que nous sommes que nous pouvons être
utiles pour améliorer la situation.
Mikhaïl Gorbatchev :
Si vous le voulez bien, je voudrais vous
parler de la course aux armements.
François Mitterrand :
C'est vrai, on parle de désarmement et on ne
fait que du surarmement. Le seul acquis véritable en matière de
contrôle des armements remonte au Traité ABM de 1972.
Mikhaïl Gorbatchev :
Le 27 septembre, j'ai écrit au Président
Reagan pour lui proposer de réduire la course aux armements,
surtout nucléaires. Je lui suggérais que l'URSS et les États-Unis
signent un accord pour interdire les armes cosmiques d'attaque et
pour réduire de 50 % toutes les armes nucléaires capables
d'atteindre le territoire de l'autre partie.
En ce qui concerne les armes
nucléaires à moyenne portée, je suis d'avis que nous pourrions les
considérer séparément des armes cosmiques et stratégiques, mais
nous sommes en faveur d'un moratoire sur le déploiement de ces
missiles à moyenne portée.
En plus de ce moratoire, je
puis vous informer que l'URSS a, sur des zones de tir capables
d'atteindre l'Europe (c'est-à-dire au-delà de l'Oural), 243
missiles SS 20, soit le même nombre qu'en juin 1984, au début des
mesures de réponse au déploiement des missiles américains. Nous
avons déjà enlevé un certain nombre de ces missiles et les
installations fixes qui les supportent seront démontées dans les
deux mois qui viennent. En revanche, les contre-mesures que nous
avons édictées contre le territoire américain après le déploiement
en Europe resteront en vigueur.
Ce que nous souhaitons, c'est
une participation active de la France à ce processus. Les
États-Unis, pour leur part, ne veulent que développer de nouveaux
programmes d'armements.
Pour la France, une situation
nouvelle serait créée si les propositions que je fais se réalisent.
Je connais vos positions, vous me les avez expliquées à Moscou et
je sais que vous n'accepterez de participer à des négociations qu'à
une certaine étape.
J'ai une proposition à vous
faire. D'abord, jamais nous n'avons envisagé de mettre les forces
nucléaires françaises dans un inventaire soviéto-américain.
Peut-être, dans une situation nouvelle, des possibilités
apparaîtraient pour des conversations directes entre l'URSS d'une
part, la France et la Grande-Bretagne d'autre part, afin d'arriver
à un arrangement séparé mutuellement acceptable. Nous ne fixerions
pas de plafond pour vos programmes de développement. Il y aurait en
quelque sorte des équivalents mobiles. Le problème de l'équilibre
en Europe serait traité entre la France et la Grande-Bretagne d'une
part, l'URSS d'autre part. En tout cas, ma direction m'a chargé de
vous déclarer que l'URSS n'avait pas l'intention de porter atteinte
à la sécurité de la France, mais que nous souhaitions que la France
contribue à la recherche d'un équilibre au niveau le plus
bas.
François Mitterrand:
Sur le fond de votre proposition, je vais
réfléchir. Mais je voudrais vous redire les principes sur lesquels
est fondée notre politique. La France a une force défensive — qui
ne peut être que défensive — d'environ 140 ogives nucléaires, ce
qui est très loin de l'URSS. Quand vous discutez avec les
États-Unis, vous introduisez des distinctions entre les forces
stratégiques, intermédiaires ou tactiques. Mais, pour nous qui ne
sommes pas séparés de vous par un océan, ce sont là des
distinctions d'état-civil ! Toutes ces forces sont capables de nous
atteindre. Elles auraient le même effet. Pour nous, tout est
stratégique. En plus, la force française est aux
9/10e
sur sous-marins, et elle échappe donc à la
définition de force intermédiaire.
A propos de votre discussion
avec les États-Unis, je voudrais vous dire que nous ne sommes pas
concernés par les négociations de Genève et que nous ne tiendrons
pas compte de ses résultats si on prétendait nous l'imposer. Je ne
demanderai pas la permission aux États-Unis de construire un
nouveau sous-marin ; sinon, cela signifierait que la France a été
réintégrée dans l'OTAN. Evidemment, les Américains seraient
contents...
Mais si vous me parlez de la
recherche d'un accord bilatéral direct, c'est différent. Des
conversations directes avec nous ? Oui, pourquoi pas ? Mais vous
avez plus de SS 20 qu'il ne vous en faut. Pour moi, c'est de la
surproduction ! Or cela ne change plus rien à rien, d'autant que
l'Europe occidentale ne vous menace pas. Vous avez tout ce qu'il
vous faut pour l'écraser en un quart d'heure. Cela dit, je ne vous
crois pas du tout désireux d'attaquer. Je parle de vos possibilités
de vous défendre. J'ai la conviction que l'URSS n'est pas
belliciste, tout simplement parce qu'elle n'en a pas besoin. C'est
vous dire que je ne vis pas dans la peur par rapport à vous. Notre
armement n'est pas très nombreux, mais il est
puissant.
Si vous arrivez à un accord
avec les États-Unis à Genève, tant mieux ! Si vous voulez qu'il y
ait des conversations entre la France et l'URSS sur les problèmes
d'armement sans passer par les États-Unis, je suis à votre
disposition. L'essentiel est que soit maintenu le Traité ABM qui
interdit les missiles antimissiles.
Vous avez proposé une
réduction de 50 % des armements stratégiques. Je souhaite que vous
y arriviez. Mais le problème central, c'est bien sûr l'espace, et
je suppose que, pour vous, c'est une condition à tout le
reste...
Mikhaïl Gorbatchev:
Oui, sinon nous ne ferons rien.
François Mitterrand:
Je pense que le compromis est possible. La
conception que le Président Reagan a de l'IDS relève soit de la
rêverie humanitaire, soit de la propagande. D'ailleurs, il parle de
l'IDS, mais regardez la progression des armes nucléaires. Si c'est
une rêverie, l'État-Major américain s'en apercevra. Mais je pense
qu'un compromis reste possible, soit sur la recherche sous
différentes formes : pacifique, militaire..., soit sur ce que l'on
pourrait être autorisé à mettre dans l'espace.
Il est vrai que l'on peut
avoir aussi l'impression inverse et penser que les États-Unis
recherchent une position dominante. Dans ce cas, aucun argument
n'est admis par eux...
Mikhaïl Gorbatchev :
Je pense que les États-Unis ont la certitude
qu'il pourront, dans l'espace, grâce aux technologies avancées, en
particulier à l'électronique et à l'informatique, devancer et
dominer l'URSS. Nous avons déjà vu cela dans le passé. Cela a été à
chaque fois un échec. Mais la vraie question est : où tout cela
conduit-il ? Si cela continue, il n'y aura plus de négociations
productives possibles et, par rapport à l'espace, plus aucun
garde-fou. Celui qui est en avance aura la tentation de
frapper.
François Mitterrand:
Il y a en effet deux risques. Celui qui prend
de l'avance peut être tenté d'en profiter, et celui qui redoute
l'avance de son adversaire peut être tenté d'essayer de le
stopper.
Mikhaïl Gorbatchev :
Dans un sens comme dans l'autre, c'est une
déstabilisation.
François Mitterrand :
Dans mon esprit, cette affaire de l'espace est
simple : je ne dénonce pas, mais je suis hostile, et la France ne
s'y associera pas.
Mikhaïl Gorbatchev :
Ce que vous dites est très important, surtout
en l'étape actuelle. A mon avis, s'il n'y a pas de compréhension
commune entre l'URSS et l'Europe occidentale, si nous n'agissons
pas ensemble, l'Administration Reagan ne bougera pas.
François Mitterrand :
Je ne sais pas ce qui la fera bouger ; elle
n'est pas très malléable...
Mikhaïl Gorbatchev :
Nous ne voulons pas discréditer
l'Administration américaine, mais nous voudrions trouver un moyen
pour la faire bouger : des forces populaires, des mouvements
d'opinion publique, des alliés des États-Unis capables de se faire
entendre d'eux... Je dirai d'ailleurs à Ronald Reagan à Genève : on
vous impose des conceptions à courte vue, dangereuses.
François Mitterrand :
En Europe, il y a un petit mouvement
d'opinion. A Bonn, je me suis retrouvé seul publiquement, mais je
n'avais pas été seul en séance. Les États-Unis connaissent mal
l'Europe. Ils pensent que vous ne voulez rien. Vous aurez besoin de
beaucoup de force de conviction, mais je vois que vous en avez
beaucoup. En tout cas, c'est la méfiance qui prévaut.
Mikhaïl Gorbatchev :
Étant donné la forme directe de nos
conversations, je voudrais aborder le sujet de l'Allemagne. Si la France et la RFA coopèrent pour la
paix, parfait. Mais nous avons noté avec une certaine préoccupation
le développement de la coopération militaire entre la France et la
RFA, ces dernières années.
François Mitterrand :
C'est tout à fait exact, sauf en ce qui
concerne le nucléaire.
Mikhaïl Gorbatchev :
Justement, c'est la question à laquedle je
voulais venir. Nous avons toujours pensé qu'il y avait entre l'URSS
et la France une certaine compréhension commune à ce sujet. Nous
voudrions être sûrs que la RFA n'aura jamais accès à l'arme
nucléaire.
François Mitterrand :
Bien entendu ! Mais s'il n'y avait pas
l'obstacle du nucléaire, nous aurions un accord militaire complet
avec la RFA. Mais le nucléaire, ça, non!
Il y a une campagne en
France, que je comprends par certains côtés. J'ai reçu des
propositions précises du Chancelier Schmidt. Le Parti socialiste
français a même pris des positions qui vont au-delà de mon opinion
personnelle. Mais je ne veux pas vous tromper. Pour tout ce qui
concerne le conventionnel, nous resserrerons nos liens. En ce qui
concerne les équipements et les armes, nous essaierons constamment
de constituer des équipements ou des armements en
commun.
Il y a le problème de l'arme
à neutrons qui équiperait les Hadès. Je n'ai pas encore donné
l'ordre de la mettre en fabrication. Si aucun progrès en matière de
désarmement n'intervient dans aucun domaine, je le
ferai.
L'arme nucléaire, la France
ne peut pas la partager avec la RFA parce que cela mettrait en
péril tout l'équilibre européen. D'abord par rapport à vous, mais
surtout parce que nous n'y avons pas intérêt. Mais, je vous le
redis, parce que je ne veux pas vous tromper : sauf dans ce
domaine, nous resserrerons nos accords avec la RFA.
Mikhaïl Gorbatchev :
Pour nous, ce point est aussi important que
celui de l'inviolabilité des frontières.
François Mitterrand :
Remarquez, je n'approuve pas ce qui s'est fait
à Téhéran. Staline s'y est montré bien plus habile que Roosevelt et
Churchill. Ils n'auraient pas dû accepter tout cela. Mais nous
sommes en 1985. L'équilibre du monde est fragile, les frontières
sont les frontières. Il ne faut pas y toucher.
Voilà, Monsieur le secrétaire
général. Si je vous redis que nous sommes les alliés loyaux des
États-Unis et en même temps un pays indépendant, et que nous
voulons resserrer nos liens et renforcer notre coopération avec
l'URSS, je vous aurai en quelque sorte tout dit. Nous pourrions en
rester là.
Mikhaïl Gorbatchev :
Je suis très content du climat dans lequel se
déroulent nos entretiens. J'ajouterai à vos trois points que la
France et l'URSS ont des responsabilités communes par rapport à la
paix dans le monde, et que les deux pays peuvent apporter une
contribution commune pour améliorer la situation.
M. Gorbatchev signe le Livre
d'or.
François Mitterrand :
Le Président Moubarak qui, comme vous le
voyez, a été le dernier à signer avant vous, m'a demandé de vous
faire part de son salut amical et de vous dire que les Arabes
modérés veulent resserrer leurs liens avec l'URSS.
Mikhaïl Gorbatchev:
Cela nous intéresse aussi.
François Mitterrand :
Le peuple d'Egypte est un peuple intelligent.
C'est le plus grand pays arabe. J'en tiens le plus grand compte.
Evidemment, ils s'entendent mal avec vos amis syriens
!
Mikhaïl Gorbatchev :
Je voudrais savoir qui s'entend avec qui, au
Proche-Orient!
Gorbatchev me laisse une impression de force, de
présence, d'intelligence et de gentillesse. En direct à la
télévision, ce soir, il envoie dans les cordes Dan Rather et Ivan
Levaï. Au dîner à l'Elysée, une chose me frappe : pas un militaire
dans sa suite ; en tout cas, pas en uniforme. L'URSS n'est plus
l'URSS.
Pour compenser l'affront fait à Reagan en refusant
sa réunion à Sept, Roland Dumas téléphone à George Shultz pour
proposer des dates et des lieux en vue d'un rendez-vous avec le
Président Reagan. Shultz, très froid, ne permet que de répondre
rapidement.
Rock Hudson meurt du sida.
Jeudi 3 octobre
1985
Avant la reprise des entretiens élargis en début
d'après-midi au Palais de l'Élysée, François Mitterrand et Mikhaïl
Gorbatchev ont un bref tête-à-tête :
— Il me semble que vous
seriez d'accord pour des conversations entre la France et l'URSS
sur le désarmement ? interroge le secrétaire général du
PCUS.
— Je vais réfléchir. Nous
conclurons demain matin, répond le Président.
Vendredi 4 octobre
1985
Dernier tête-à-tête entre François Mitterrand et
Mikhaïl Gorbatchev :
François Mitterrand :
Ce qui caractérise nos relations, c'est que
nous n'avons rien à négocier, mais nous pouvons chercher à créer un
climat.
Mikhaïl Gorbatchev:
A propos des missiles à moyenne portée, je
n'ai pas l'intention de porter atteinte à la sécurité de la France,
ni de vous demander d'accepter un plafond. J'invite seulement la
France à un échange de vues sur ce sujet afin d'améliorer la
compréhension mutuelle.
François Mitterrand :
Des conversations, oui, sur tous les sujets.
Des négociations, non, car l'ordre de grandeur entre nos arsenaux
est trop différent. Un échange de vues, oui,
parfaitement.
Mikhaïl Gorbatchev :
Je voudrais être encore plus explicite. Je
n'ai pas proposé de réduction concernant la France. Vous avez le
droit de développer vos armes, c'est un droit souverain, et cela
n'a pas à figurer dans la négociation américano-soviétique. Je ne
vous propose qu'un simple échange de vues là-dessus.
Arriverons-nous un jour à envisager une négociation ? On verra
bien... Je ferai la même suggestion à la
Grande-Bretagne.
François Mitterrand :
Je vous remercie beaucoup de votre clarté. Je
vous ai dit ma pensée. Vous avez trop d'expérience pour ne pas
connaître le poids de ce qui ne s'écrit pas.
Le Conseil de sécurité de l'ONU condamne à
l'unanimité le raid israélien sur Tunis.
Le Premier ministre japonais, par l'intermédiaire
de son nouveau sherpa, revient à la
charge à propos du Sommet de Tokyo. Il propose maintenant les dates
des 4 et 5 mai. Tous les autres pays ont donné leur accord.
François Mitterrand : « Oui, en lui disant que
notre conversation de juillet m'a apporté des assurances...
»
Le Président écrit à Ronald Reagan, Margaret
Thatcher et Helmut Kohl une longue lettre d'explication après la
visite de Gorbatchev : «Je ne tombe pas sous
le charme d'un personnage, mais ce sont les réalités qui parlent.
»
François Mitterrand, à propos de la promotion d'un
haut fonctionnaire, qu'il vient de signer : «Ce serait dommage que tant de trahisons ne soient
pas récompensées. »
Jean Drucker envoie à Georges Fillioud, au nom de
la CLT, un mémorandum exposant leur candidature à la cinquième
chaîne ou à la sixième.
Dimanche 6 octobre
1985
A Séoul, le Comité intérimaire regroupant 22 pays,
dont la moitié de pays en développement, examine le rapport du
Groupe des Dix. C'est la première réunion de pays riches et de pays
en développement sur l'amélioration du Système monétaire
international. Ce sera aussi la dernière : rien n'en sort.
Lundi 7 octobre
1985
En Méditerranée, détournement de l'Achille Lauro.
Les Syriens confirment : pas de libération des
otages français au Liban sans libération immédiate de Naccache. Le
Président refuse.
La date du Sommet de Tokyo est annoncée, avec la
participation de François Mitterrand.
Mardi 8 octobre
1985
Petit déjeuner avec Michel Rocard, qui me dit être
« tout surpris» du soutien dont
bénéficie son courant avant le prochain Congrès du PS, et m'assure
de « sa volonté d'éviter toute agression
d'aucune nature contre le Président et contre le gouvernement
».
Début de l'occupation de l'usine Renault du Mans à
l'appel de la CGT.
R. Lubbers écrit à François Mitterrand pour
protester contre le refus de la France de soutenir le candidat
néerlandais au secrétariat général du Haut Commissariat aux
Réfugiés :
« Je voudrais vous faire
part de la profonde déception du gouvernement néerlandais devant la
position adoptée tout récemment par votre pays quant à la
candidature de M. Max van der Stoel au poste de Haut-Commissaire
des Nations- Unies pour les Réfugiés. Après une concertation large
et approfondie, les Dix — à l'exception du Danemark qui n'avait pas
encore pris position, dans l'attente de l'évolution de la situation
en ce qui concerne les candidatures des pays nordiques —, avaient
convenu à la fin du mois de mai dernier qu'ils soutiendraient la
candidature présentée par les Pays-Bas. Dans le cadre de la
campagne en faveur de M. van der Stoel, les Pays-Bas ont donc
toujours fait état du soutien des Dix (moins le Danemark) en vue
d'accroître les chances du candidat européen.
Dans ces conditions,
l'annonce du soutien par la France de la candidature de M.
Boutros-Ghali au poste de Haut-Commissaire des Nations-Unies pour
les Réfugiés — annonce qui a été faite récemment, apparemment sur
ordre de l'Élysée, par le représentant permanent de la France, au
secrétaire général des Nations-Unies — ne nous est guère
compréhensible.
En effet, non seulement
cette démarche marque une rupture de l'unanimité des neuf
partenaires européens, mais elle sème aussi le doute quant au
crédit à accorder aux communications faites jusqu'ici par le
gouvernement néerlandais, aussi bien au secrétaire général des
Nations-Unies qu'à d'autres pays, en ce qui concerne le soutien
dont bénéficie la candidature de M. van der Stoel.
Dans l'hypothèse où votre
choix en faveur du candidat égyptien serait définitif, j'espère que
vous voudriez communiquer au secrétaire général des Nations-Unies
que, si celui-ci ne souhaite pas soumettre la candidature de M.
Boutros-Ghali, des autres candidatures, c'est celle de M. van der
Stoel qui a expressément la préférence de la France. »
François Mitterrand prend à part Roland Dumas :
«J'attire votre attention sur cette
candidature... et sur notre revirement, qui choque légitimement les
Pays-Bas. Nous n'avons pas besoin de cela. »
Dumas répond : « Pendant
plusieurs mois, nous avons maintenu l'équivoque jusqu'au moment où
il a fallu se prononcer, et donc maintenir le choix de M.
Boutros-Ghali. Il apparaît aujourd'hui que ce dernier n'a pas de
chances d'être désigné. Trois candidats sérieux restent en piste,
dont M. Max van der Stoel, face à un Suisse notamment. Nous pouvons
donc maintenant le soutenir sans inconvénient. »
Mercredi 9 octobre
1985
François Mitterrand rend compte au Conseil des
ministres de la visite de Mikhaïl Gorbatchev à Paris :
« Visiblement, M. Gorbatchev
recherchait, par l'intermédiaire de la France, le moyen de se
rapprocher de l'Europe. Cela correspond à ce que nous souhaitons.
C'est un moyen pour lui de tenir la dragée haute à l'Amérique. Il
est pressé de réussir économiquement, d'où son souci de ne pas se
laisser entraîner dans la course aux armements.
Il est là pour longtemps. Il
y a une large part de sincérité dans ses prises de
position.
Le problème des armes
nucléaires françaises et britanniques embarrasse les Russes et les
Américains. C'est sur ce petit obstacle que grippe leur
négociation. Il faut se méfier aussi de la position des Américains,
car, en définitive, ils pensent sur ce problème la même chose que
les Soviétiques. On peut croire que les négociations de Genève
dureront longtemps.
Les Américains ont bien
l'intention de militariser l'espace. M. Gorbatchev pourrait être
conduit à céder sur ce point. Ce qui peut inciter les uns et les
autres à la sagesse, c'est qu'ils risquent de se ruiner dans cette
course aux armements. Il n'est pas possible qu'ils arrivent à
s'entendre. M. Gorbatchev est conciliant, mais il n'est pas
mou.
L'URSS, s'il s'y développait
une revendication anti-Yalta, pourrait bien s'ouvrir à une
révolution qui pourrait la soulager. Certes, les Russes exploitent
les pays de l'Europe de d'Est, mais il faut dire aussi que ces pays
leur coûtent cher...»
François Mitterrand et Helmut Kohl doivent se
rencontrer demain à Berlin-Ouest. Délicat problème de cérémonial à
l'arrivée : à Berlin, le Chancelier Kohl ne peut pas recevoir les
honneurs militaires. Comme le Président pensait amener Kohl dans
son avion, il faudra que le Chancelier descende par une autre porte
que le Président, ou qu'il attende, dans l'avion, que les honneurs
militaires rendus par les troupes françaises soient terminés. Dans
les deux cas, c'est le mettre dans une situation embarrassante. Il
peut aussi passer outre, comme l'a déjà fait Genscher avec
Cheysson. On suggère au Chancelier Kohl de prendre son avion,
Roland Dumas l'accompagnant. Il accepte.
Jeudi 10 octobre
1985
Décès de Yul Brynner et d'Orson Welles.
Cela se gâte au nord du Tchad : le colonel Al
Rifi, proche de Kadhafi, qui avait commandé les forces libyennes au
Tchad en 1983-84, en reprend le commandement. Il ordonne aussitôt
une remise en condition des matériels, demande une accélération des
livraisons de pièces de rechange et de carburant, et l'envoi sur la
piste, achevée, de Ouaddi Doum, de 4 hélicoptères Chinook et de 2
Antonov 26. Il demande également que soient acheminés sur Faya et
Fada tous les combattants tchadiens en garnison dans le Sud libyen,
« afin de les préparer au combat ». Il
donne enfin instruction de placer les unités des « coalisés » sous
les ordres d'officiers et de sous-officiers libyens. Pour la
première fois depuis 1983, des avions libyens (Antonov 26, Tupolev
22, Mig) entreprennent des reconnaissances aériennes au sud du
16e parallèle, survolant notamment les
garnisons tchadiennes, N'Djamena et les provinces méridionales
jusqu'à la frontière de la République Centrafricaine. Ces vols se
poursuivent. On ne saurait exclure que Kadhafi soit tenté par un
nouvel engagement, plus profond, au Tchad.
En visite à Moscou, Kadhafi propose «d'envoyer ses troupes au Tchad, avec l'accord préalable
de toutes les formations politiques tchadiennes, pour que l'armée
libyenne y joue un rôle analogue à celui joué par l'armée syrienne
au Liban ».
Vendredi 11 octobre
1985
A Toulouse, au Congrès du Parti socialiste, la
salle fait un égal triomphe à Fabius et à Hernu.
Fabius y défie, pour un combat télévisé, à la fois
Jacques Chirac et Raymond Barre. Ce dernier décline. Chirac, lui,
accepte aussitôt.
McFarlane me confie au téléphone être très hostile
au projet de Sommet des Sept qu'a voulu imposer Reagan à New York,
et souhaite visiblement réparer ce qu'il estime être un
impair.
Nommé par la Haute Autorité, Jean Drucker quitte
la CLT et succède à Jean-Claude Héberlé à la tête d'Antenne 2. Il n'est plus là pour défendre le
projet de cinquième chaîne de la CLT. Jacqueline Langlois-Gandier
succède à André Holleaux (FR 3) ; Bourges (TF 1) et Labrusse (SFP) restent en place.
Lundi 14 octobre
1985
Voyage officiel de François Mitterrand au Brésil
et en Colombie. Parmi ses invités, modeste et lumineux, Claude
Lévi-Strauss qui n'était pas retourné là-bas depuis Tristes Tropiques.
Mercredi 16 octobre 1985
Quilès me fait part de sa stupeur : « Hernu a menti pendant deux mois et n'a pas hésité à mettre
le Président en danger pour sauver l'institution militaire !
»
Fin de l'occupation de l'usine Renault du Mans :
aucune revendication n'est satisfaite.
Le gouvernement du Nicaragua suspend les libertés
fondamentales.
Vendredi 18 octobre
1985
Accord RPR-UDF pour les législatives : listes
communes dans 45 départements seulement.
Comme le Président l'a souhaité, le CNES est
maître d'oeuvre pour l'ensemble du programme Hermès : avion spatial
et moyens au sol. La maîtrise d'oeuvre de l'avion spatial
proprement dit sera confiée à L'Aérospatiale, Dassault ayant la
responsabilité de maître d'oeuvre délégué pour le reste.
Hissène Habré s'inquiète des mesures récentes
prises par les Libyens. Il nous demande la reprise, avec nos
appareils basés à Bangui, des vols de reconnaissance, momentanément
interrompus, au nord du Tchad, dans la zone revendiquée par la
Libye.
Dimanche 20 octobre
1985
Décès de Jean Riboud. L'ami laisse un vide immense
; l'industriel, une trace considérable ; le politique, une
énigme.
Berlusconi écrit à Fabius pour faire
officiellement acte de candidature à la cinquième chaîne. Copie à
François Mitterrand. La CLT n'a plus Jean Drucker pour la
défendre.
Mardi 22 octobre
1985
Au petit déjeuner, on parle du voyage au Brésil et
en Colombie. François Mitterrand s'insurge contre le fait que les
bourses aux étrangers décroissent, alors que les salaires des
professeurs français à l'étranger augmentent. Les étrangers se
plaignent de ne plus pouvoir envoyer leurs enfants dans les écoles
militaires françaises.
On critique la presse. François Mitterrand :
« Il faut faire ressortir le thème central de
la prochaine campagne électorale : contre le Front national.
»
Le débat télévisé entre Fabius et Chirac aura lieu
dimanche prochain sur TF 1. Fabius s'en
réjouit d'avance, sûr de ne faire qu'une bouchée de son
adversaire.
Le Président Diouf propose une conférence sur la
dette en Afrique. Nous avons des idées : étalement, moratoire... Il
ne va être question que de cela à l'ONU, à l'OUA, puis à la
Conférence franco-africaine à Paris, en novembre.
Je m'organise pour rencontrer le directeur général
du FMI, Jacques de Larosière, le président de la Banque mondiale,
Tom Clausen, et le Président de Cuba, Fidel Castro.
Mercredi 23 octobre
1985
Avant son débat de dimanche avec Chirac, Fabius
affecte une décontraction parfaite : « Les
arguments sont connus et déjà échangés. » Il part pour
Mururoa assister aux essais nucléaires.
François Mitterrand : « Il a
tort, le décalage horaire va l'assommer. »
Pierre Bérégovoy est de plus en plus entre les
mains de ses services. Ses lettres au Président sont elles-mêmes de
plus en plus technocratiques. La dernière est un sommet du genre
:
« Par lettre en date du 23
septembre 1985, l'ensemble des chefs des États membres de la BEAC
vous ont saisi d'une demande de distribution de l'intégralité du
produit de la garantie de change aux États de la zone monétaire.
»
Le Président annote : «
Qu'est-ce que ce charabia ? »
Paul Quilès est d'avis de répondre aux survols
libyens au sud du 16e parallèle par le
stationnement à N'Djamena, pour quelques jours, de quelques Jaguar
français qui survoleraient la ligne du 16e parallèle en débordant légèrement au nord.
Habré n'est pas d'accord. Il craint que
l'installation, même provisoire, de quelques intercepteurs français
à N'Djamena ait des inconvénients politiques au moment où se noue
une tentative de dialogue avec Tripoli. Il demande la livraison
d'une batterie de Crotale à installer à Biltine ou à Arada. Pour
Quilès, « cela ne saurait répondre au problème posé : la ligne du
16e
parallèle est longue de près de 1000 km. Les
Crotale ne sont efficaces que face à des avions volant à basse
altitude ».
Jeudi 24 octobre
1985
A l'occasion du quarantième anniversaire de l'ONU,
les six ministres des Affaires étrangères des Sept (moins celui de
la France) se réunissent. Reagan est furieux contre François
Mitterrand. Dumas rencontre Genscher à New York après la réunion :
« C'est vous qui avez raison ; vous avez pris
la bonne décision en ne venant pas. » Genscher s'inquiète du
dérapage de l'IDS. Weinberger lui a dit : «
Dès que les phases d'expérimentation auront été atteintes, nous
passerons au déploiement. » Il s'interroge aussi sur la
définition américaine des missiles « stratégiques », à savoir
« ceux qui peuvent atteindre le territoire de
l'autre Super-Grand ». Il y voit — et il l'a dit aux
Américains — un risque d'abandon de l'Europe : « Il ne peut y avoir une petite sécurité pour les petits
pays et une grande sécurité pour les grands pays. » Il
attend beaucoup de la réunion de Hanovre sur Eurêka, que Kohl ouvrira en annonçant une modeste
participation financière sur fonds publics.
Margaret Thatcher réclame un complément de
remboursement de 260 millions d'écus pour 1984 ! Genscher et Dumas
décident de refuser : le forfait de Fontainebleau valait pour solde
de tout compte.
Journée nationale d'action de la CGT, la première
depuis 1981. Le défilé à Paris connaît une certaine affluence, mais
les mots d'ordre de grève n'ont pas été suivis. Une enquête de
l'UIMM montre que le taux de syndicalisation en France est tombé de
20 % en 1975 à 15 % en 1984. La CGT a perdu le tiers de ses
effectifs, la CFDT le quart. Inquiétant.
Vendredi 25 octobre
1985
L'INSEE annonce que les prix ont augmenté de 0,1 %
en septembre. L'inflation est vaincue.
Déjeuner à l'Élysée avec le Premier ministre
israélien Shimon Pérès, qui presse le Président d'exclure l'OLP des
négociations. Affaiblie militairement par ses retraites de Beyrouth
et de Tripoli, l'OLP a de plus perdu, du fait de Larnaka et de
l'assassinat d'un passager de l'Achille
Lauro, le terrain politique conquis ces derniers temps. La
solution ne doit être recherchée, dit-il, qu'« à travers un contact direct Israël-Jordanie ». Il demande au Président d'en
convaincre Hussein. Pour François Mitterrand, «la Jordanie ne peut avancer dans un processus de paix
qu'avec des Palestiniens qui soient d'une façon ou d'une autre
acceptés par l'OLP ». L'offre de Shimon Pérès a donc très
peu de chances d'être prise en considération. De plus, Hussein et
la Syrie commencent à se rapprocher, et Moubarak refuse de venir en
Israël. François Mitterrand : « Hussein m'a
dit : "En 1970, mes amis m'ont donné vingt-quatre heures pour
quitter le pays. Mes bons amis m'ont donné trente-six heures".
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