1983
Samedi 1er janvier 1983
L'absence d'un camion-grue à Latché empêche
François Mitterrand d'intervenir en direct à la télévision. Lui
s'en amuse plutôt. Mais l'entourage l'irrite par son irritation.
Des sanctions sont inévitables.
Dimanche 2 janvier
1983
A la télévision, le Président ne dévoile rien de
ses intentions les plus probables : au lendemain des municipales,
former un nouveau gouvernement avec un nouveau programme, et sortir
du système monétaire.
Lundi 3 janvier
1983
Le président et le directeur général de TDF
démissionnent.
Chacun sait la parité du franc condamnée : le
rythme d'inflation est de 9,4 % par an, à comparer aux 5 % en
Allemagne, 5,5 % aux États-Unis, 6,8 % en Grande-Bretagne ; 35 000
licenciements par mois ; un déficit extérieur qui va vers les 100
milliards. Jacques Delors propose au Président un programme de
rigueur. Il ne prononce pas le mot « dévaluation », mais celui-ci
court entre chaque ligne de sa lettre :
« Tous les pays européens se
trouvent confrontés à trois redoutables problèmes. Sauront-ils
concilier le nationalisme et l'Europe, la lutte contre les
déséquilibres macro-économiques et celle contre le chômage, la
justice sociale et l'incitation à travailler et à innover ? Le
gouvernement de la gauche n'échappe pas à ces redoutables dilemmes
(...). Si le gouvernement a réussi à stabiliser le chômage par des
moyens coûteux, il en paie un prix très élevé : le déficit du
commerce extérieur, la lutte contre la hausse des prix, mal
endémique de la société française (...). Enfin, en matière sociale,
le gouvernement a tenu ses promesses au prix d'un accroissement des
charges des entreprises. Le blocage des prix, des revenus et des
charges ne commencera à profiter aux entreprises qu'à partir du
premier semestre 1983...
La réduction des déficits
extérieurs constitue la priorité des priorités (...). Après les
élections municipales, une offensive d'envergure devra être
conduite afin de remobiliser chefs d'entreprises, cadres supérieurs
et même agents de maîtrise.
Est-il possible de prendre
très rapidement des mesures qui nous évitent l' "accident
cardiaque" dû à un déficit extérieur excessif ? Ou bien
assisterons-nous à un endettement massif, à une dégradation de la
signature de la France et, en 1985, à l'incapacité d'honorer le
service de la dette ? Bien entendu, le paquet de décisions à
prendre doit concilier solidarité accrue entre les Français et
incitation au travail et à l'esprit d'entreprise. En tout cas, sa
mise en œuvre doit coïncider avec une prise de conscience de ces
deux impératifs liés. »
Remarquable analyse qui résume parfaitement
l'alternative entre dévaluation et flottement. D'un côté les
pro-européens, de l'autre une coalition hétéroclite rassemblant
grands patrons, dirigistes, protectionnistes, corporatistes.
Mardi 4 janvier
1983
Tarek Aziz est à Paris. Le ministre irakien des
Affaires étrangères est désespéré : « Nous
sommes en train de perdre la guerre ; et nous n'avons plus
d'argent. » Pour faire face à une offensive iranienne,
l'Irak doit pouvoir menacer Khomeiny ; l'armée a besoin d'urgence,
dit-il, d'Exocet et de Super-Étendard pour les transporter. Il ne
peut attendre la livraison des 30 Mirage F1, prévue pour la fin
août 1985. Naturellement, il ne peut les payer et demande même le
report des échéances de la dette en cours. Mais les Super-Étendard
ne sont plus fabriqués ; on n'en trouve que dans la marine
française. Cheysson rassure son homologue : « On vous aidera. »
Gaston Defferre a l'idée de proposer au
commissaire Broussard de s'occuper de la Corse où les attentats se
multiplient.
André Rousselet obtient de Georges Fillioud d'être
chargé de la quatrième chaîne : «Et ce ne sera
pas une chaîne culturelle : sans subventions, c'est impossible.
»
Au Sommet du Pacte de Varsovie, à Prague,
proposition d'un traité Est/Ouest de non-recours à la force.
Propagande en direction des pacifistes.
Mercredi 5 janvier
1983
Au Conseil des ministres, dissolution du FLNC et
nomination du commissaire Broussard comme préfet de police en
Corse. Le président et le directeur général de TDF sont
remplacés.
Jeudi 6 janvier
1983
A Washington, on commence à prendre conscience de
la vulnérabilité des fusées lancées depuis le sol. Les experts
s'orientent vers des systèmes terrestres mobiles.
Pour tenir compte de la baisse de l'inflation,
Jacques Delors annonce une diminution de la rémunération du livret
A de Caisse d'Épargne, substantielle économie pour le Budget.
Gaston Defferre est furieux : « Annoncer ça à
trois mois des élections municipales ! Les vieilles gens qui n'ont
pas d'autre épargne ne voteront pas pour nous ! » Le
Président se range à son avis. Delors doit revenir sur cette
mesure, non sans avoir une fois de plus menacé de
démissionner.
Alain Savary présente son avant-projet de loi sur
l'enseignement supérieur devant la Conférence des présidents
d'universités.
Tarek Aziz, à l'Élysée, renouvelle sa demande. Les
Super-Étendard n'étant plus fabriqués, la seule solution
envisageable consisterait à prélever des appareils — cinq ou six —
sur les stocks de la marine nationale et de les prêter à l'Irak qui
les restituerait au bout de deux ans, quand les Mirage seront
prêts. C'est en tout cas ce que propose Cheysson.
Vendredi 7 janvier
1983
Comme tous les vendredis, les marchés escomptent
que le mark pourra être réévalué ce week-end. Tout le monde va donc
anticiper en jetant dans la spéculation des sommes considérables.
Nous ne pourrons pas tenir très longtemps. Il nous reste le choix
entre quatre solutions :
- se coller au
plancher du système : les Allemands paieront pour soutenir le franc
; cela a l'avantage de nous permettre d'emprunter à la demande
jusqu'aux municipales de mars ;
- flotter
seuls : c'est la défaite en rase campagne ; le franc perdra de sa
valeur par rapport au dollar et le déficit s'aggravera ;
- convaincre
les Allemands de mettre le SME entre parenthèses jusqu'aux
élections allemandes : mais ils y perdraient, car le marché
provoquerait alors une très forte réévaluation du mark, dont ils ne
veulent pas ;
- persuader
les Allemands qu'ils ont intérêt à une petite réévaluation tout de
suite, avant que le marché n'en impose une beaucoup plus
ample.
Le Président est décidé : c'est la première
solution — pour l'instant. Ne rien faire avant les municipales, qui
suivront d'une semaine les élections législatives allemandes.
Samedi 8 janvier
1983
Margaret Thatcher est aux Malouines. Visite
triomphale. Qu'est devenu cet Écossais venu s'installer là parce
qu'il voulait fuir la menace de guerre nucléaire en Europe ?
Lundi 10 janvier
1983
Jean-Louis Bianco téléphone au secrétaire général
de la Chancellerie à Bonn, Schreckenberger. Il plaide : plus le
Chancelier tarde, plus le marché imposera à la RFA une réévalution
coûteuse. Comme d'habitude, pas de réponse.
Deux gendarmes mobiles sont tués près du village
de Koindé, en Nouvelle-Calédonie.
Mardi 11 janvier
1983
Déjeuner à l'Élysée avec les présidents de six
entreprises publiques. Tous se plaignent de l'interventionnisme du
ministère de l'Industrie conduit par Jean-Pierre Chevènement. Roger
Fauroux, président de Saint-Gobain, est le plus intarissable sur le
sujet. Ce normalien, docteur en théologie, devenu industriel sans
perdre sa passion pour la connaissance, est particulièrement
convaincant.
Le Président apprend que, depuis 1976, tous les
messages chiffrés envoyés au Quai d'Orsay par l'ambassade de France
à Moscou sont décryptés par le KGB. Il décide de répliquer en
renvoyant des diplomates — ou de faux diplomates — russes,
convaincu que Moscou ne réagira pas, leur espionnage étant établi.
Nous établirons une liste en prenant tout notre temps. Ce que
transmet « Farewell » n'est, de ce point de vue, pas inutile.
Premier voyage d'un chef de gouvernement japonais,
Nakasone, à Séoul. Décidément, cet homme est peu ordinaire.
Mercredi 12 janvier
1983
Le Président reçoit Jobert et Martchouk,
coprésidents de la Commission commerciale franco-soviétique réunie
à Paris. Notre déficit avec l'URSS représente environ un dixième de
notre déficit total. Pour le réduire, il faudrait diminuer nos
achats de... gaz !
Le Conseil des ministres entérine le choix de
Havas comme opérateur de Canal-Plus.
Rousselet souhaite la discrétion.
Le Président reçoit Chtcharanski, enfin libéré.
Petit homme très à l'aise dans un rôle de géant.
Reagan annonce qu'il subventionnera les ventes
américaines de produits agricoles au Maroc et à l'Egypte, deux
marchés traditionnels de la France, pour sanctionner notre refus de
leur céder lors de la réunion ministérielle du GATT, en novembre
dernier.
Le Président reçoit Michel Rocard, qui s'inquiète
: « Faut-il vraiment chercher à rétablir
l'équilibre de la balance extérieure si cela doit conduire à la
stagnation du pouvoir d'achat et à l'augmentation du chômage au
rythme d'environ 100 000 par an ? » Il est favorable au
flottement du franc.
Étrange coalition : industriels, protectionnistes,
sociaux-démocrates, modernistes, tous veulent le flottement et
viennent plaider en sa faveur. Le Président est impénétrable.
A-t-il décidé, comme je le crois, en faveur du flottement ? En tout
cas, il écoute encore ceux qui, comme moi, plaident contre.
Jeudi 13 janvier
1983
Le livre d'André Bercoff est prêt.
Excellent.
Déjeuner avec Marie-France Garaud : elle vit une
grande passion pour la militarisation de l'espace.
Le Président reçoit le dirigeant social-démocrate
allemand Vogel, hostile au déploiement des Pershing et favorable
aux propositions d'Andropov. Le Président lui expose sa thèse : «
Un réel équilibre ne peut reposer ni sur
l'option zéro de Reagan, ni sur le moratoire d'Andropov. »
Il me demande où en est le projet de discours qu'il doit prononcer
au Bundestag à l'occasion du trentième anniversaire du Traité de
l'Élysée, deux jours après son retour d'Afrique. Le texte est prêt.
Il ne veut pas le lire et s'en excuse : «Je ne
sais pas travailler à un discours si je n'ai pas le nez sur
l'événement. »
En Nouvelle-Calédonie, inculpation de 18
Mélanésiens après la mort de 2 gendarmes mobiles.
Le Président part pour son deuxième voyage
africain. Dans la voiture qui le conduit à l'aéroport, Pierre
Mauroy lui parle des Super-Étendard. J'emporte le projet de
discours au Bundestag.
Dans L'Express, Valéry
Giscard d'Estaing envisage des élections législatives anticipées.
De quel droit ? La droite baigne encore dans son cauchemar. A
l'évidence, pense-t-elle, elle va se réveiller. A gauche, certains
sont tentés de créer l'irréversible ; à droite, certains inclinent
à nier le réversible.
Samedi 15 janvier
1983
Le procureur général près la Cour suprême
bolivienne émet un avis positif sur la demande allemande
d'extradition de Klaus Barbie. Les Allemands vont être bien ennuyés
: il va leur falloir agir !
A la conférence des non-alignés de Managua, la
Libye conteste, sans succès, la légitimité de la délégation
tchadienne.
Dimanche 16 janvier
1983
Andreï Gromyko, en visite à Bonn, rejette
catégoriquement l'« option zéro » proposée par Reagan.
A Cotonou, le Président parle de la dette
africaine et de la Namibie. Comme toujours, nous sommes submergés
de décorations multiples : les fanfreluches des puissants.
Le Quai d'Orsay se croit autorisé à négocier avec
les Irakiens la réparation de Tamouz et la livraison du combustible
très fortement enrichi, stocké à Cadarache.
Lundi 17 janvier
1983
Michel Delebarre, directeur de cabinet du Premier
ministre, écrit aux ministres de la Défense et des Relations
extérieures :
«A la suite d'une
conversation avec le chef de l'État, le Premier ministre a confirmé
la réponse favorable à la demande exprimée par le gouvernement
irakien concernant la vente de cinq avions. »
D'où cela vient-il ? François Mitterrand m'a dit y
être hostile. Que se sont-ils dit en voiture, jeudi dernier ?
Mardi 18 janvier
1983
Au Gabon, dernière étape du voyage africain, le
Président n'a toujours pas regardé le projet de discours qu'il doit
prononcer après-demain devant le Bundestag. Dans le train entre
Libreville et Franceville, il bavarde avec Cheysson. A l'arrivée à
Franceville, il s'isole puis m'appelle : «Je
viens de lire le projet de discours pour après-demain, c'est
tragiquement nul. Dites-le à Paris. »
Le marché des changes est calme. Depuis deux
jours, nous avons même engrangé 200 millions de dollars. Chacun
sait maintenant qu'il ne se passera rien avant mars.
Décidément, l'Europe est bien faible. La
Commission s'est prêtée à des discussions avec les États-Unis et a
accepté une autolimitation des exportations agricoles de la CEE. Le
Conseil des ministres, pour sa part, n'a pas réagi aujourd'hui
assez vigoureusement pour que la Commission soit découragée de
poursuivre ces contacts.
Mercredi 19 janvier
1983
Retour d'Afrique, de nuit. Fatigue. Conseil des
ministres : routine. Le Président travaille à son discours sans
écouter grand-chose.
Après le Conseil, il convoque Charles Hernu,
Claude Cheysson, Hubert Védrine, le général Saulnier, Jean-Louis
Bianco et moi dans son bureau. Il nous tend un plan de discours
rédigé pendant le Conseil. Le voici :
1 FRANCE-ALLEMAGNE
a un peu d'histoire - grandes lignes ;
b un rappel des circonstances et du contenu - et des effets
- du Traité de l'Elysée.
2 DÉFENSE, SÉCURITÉ, SOLIDARITÉ
a problème matériellement dérivé du contenu du Traité
;
b la France et l'autonomie de sa défense ;
c la France et ses obligations à l'égard de ses alliés, et
d'abord de l'Allemagne.
3 LA COMMUNAUTÉ
a sa réussite fondée sur l'amitié
franco-allemande;
b son piétinement actuel.
François Mitterrand : « Il me
faut un texte très clair, très pédagogique sur les conditions
d'engagement de la force nucléaire française et sur les limites de
la protection allemande par la France. » Son obsession est
d'éviter le neutralisme allemand autant que la prise en compte des
armes françaises dans les négociations américano-soviétiques :
«Il faut que des régions entières de l'Europe
ne soient pas dépourvues de parade face à des armes nucléaires
dirigées contre elles. » Contrairement à ce que suggère
Hernu, il ne veut pas mentionner l'option zéro comme une option
préférable : «Ce n'est pas notre choix.
»
Hubert Védrine, Jean-Louis Bianco et moi rédigeons
un premier jet des deux premières parties ; Pierre Morel rédige la
troisième partie du discours, sur l'Europe. Vers 19 heures, nous
retrouvons le Président. Il part dîner après deux relectures, nous
laisse retravailler, puis revient à 23 heures. Il relit le texte à
haute voix jusqu'à deux heures du matin, le modifiant, discutant
paragraphe par paragraphe, mot après mot. Il me demande ensuite
d'assurer la cohérence des relectures de l'ensemble jusqu'au matin.
Bianco et Hernu relisent avec moi une nouvelle version. Cheysson et
Védrine prennent leur relais pour la suivante.
Jeudi 20 janvier
1983
Dans l'avion qui nous mène à Bonn, le Président
travaille encore au discours. A l'arrivée à la Chancellerie, la
secrétaire doit retaper dans son intégralité un texte qui n'est
prêt que cinq minutes avant 11 heures. François Mitterrand peut
alors énoncer en public ce qu'il dit déjà clairement en privé
depuis plusieurs mois :
« La France, qui ne participe pas et ne participera pas
aux discussions de Genève, entend laisser les négociateurs libres
de leur conduite. A chacun de discerner ce qu'il y a de bon ou
d'insuffisant dans les dernières propositions émises. Intéressée
comme vous-même par l'aboutissement des négociations, la France se
réfère, pour en juger, à quelques données simples que je me
permettrai de rappeler ici brièvement. Primo, on ne peut comparer
que ce qui est comparable : types d'armements, puissance de feu,
précision, portée. Secundo, entre deux pays, le cas des États-Unis
d'Amérique et de l'Union Soviétique, des pays comme le mien, dont
la possibilité majeure est d'interdire à un agresseur éventuel
d'espérer tirer avantage d'une guerre, la marge est immense : il y
a une différence de nature. J'exprimerai
cela plus concrètement en disant que si l'une des deux plus grandes
puissances détruisait tous ses missiles à moyenne portée, il lui
resterait encore des milliers de fusées, alors que la France y
perdrait un élément déterminant de sa capacité dissuasive, et donc
la garantie de sa sécurité qui n'existerait plus au-dessous d'un
certain seuil. Tertio, la force nucléaire française est et
demeurera indépendante. Cette indépendance, avec tout ce qui en
découle, n'est pas seulement un principe essentiel de notre
souveraineté — c'est sur le Président de la République française,
et sur lui seul, que repose la responsabilité de la décision —,
elle accroît également, et je vous demande d'y réfléchir,
l'incertitude pour un agresseur éventuel et seulement pour lui.
Elle rend du coup plus effective la dissuasion, et, par là même, je
le répète, l'impossibilité de la guerre. »
Ce paragraphe a fait l'objet, cette nuit, de la
plus longue discussion.
Rentrant à Paris, François Mitterrand trouve une
note de Laurent Fabius protestant contre les concessions de «
la Commission aux Allemands sur le financement
d'une fraction importante de la part britannique ». Le
Président retourne sa colère contre Cheysson : « Pas question de céder aux Allemands ! »
Barbie a commis une nouvelle erreur : il s'est
fait coincer pour dettes et sera bientôt arrêté. C'est du moins ce
que Sanchez, ministre de l'Intérieur bolivien, déclare à Régis
Debray.
Vendredi 21 janvier
1983
Comme chaque vendredi, la crise de change menace
encore. Chacun spécule sur une dévaluation au cours de ce week-end.
Vers 15 heures, Delors m'appelle : «On ne peut
pas attendre mars. Il faut que Mauroy s'en aille. »
Comme toujours, le problème est dans les chiffres
et la solution est dans les hommes : si rien n'est fait, la France
ne pourra pas financer son déficit sans faire appel au FMI ou
entamer son stock d'or. En 1982, il a fallu trouver 150 milliards
de francs. On en a emprunté 90 milliards et on a puisé 60 milliards
dans les réserves en devises. Or, celles-ci sont épuisées, et on ne
peut emprunter plus de 80 milliards de francs sans compromettre
notre indépendance. La chance veut que la baisse prévisible du
pétrole et du dollar laisse espérer raisonnablement une économie de
25 à 30 milliards. Mais, pour le reste...
Le Président s'interroge devant certains de ses
collaborateurs :
« Comment réduire les
importations ? »
Certains proposent de mettre en place un système
de dépôts à l'importation, de réduire le crédit à la consommation
et, s'il le faut, d'appliquer les clauses de sauvegarde du Traité
de Rome.
« Comment développer
l'épargne et l'investissement industriel ? »
On lance l'idée d'un moratoire progressif pour les
entreprises exportatrices, d'un emprunt forcé sur cinq ans
déductible du revenu imposable, d'exonérer de l'impôt sur les
sociétés le bénéfice mis en réserve, d'inciter à l'épargne-logement
et au développement des retraites complémentaires.
« Quelles réformes
qualificatives faut-il engager pour faire admettre tout cela
? »
On parle de promouvoir le tourisme en France, de
faciliter le travail à temps partiel...
Nul ne propose de remettre en cause les
nationalisations, la retraite à 60 ans, les trente-neuf heures ou
la cinquième semaine.
Helmut Kohl vient à Paris pour l'anniversaire du
Traité de l'Élysée. Il reparle au Président de son discours d'hier.
François Mitterrand: « La presse n'a pas compris ce point: je ne me suis pas aligné sur l'option
zéro de Washington. Je suis favorable à la recherche d'un point
intermédiaire entre les positions des Américains et des Russes.
Dans mon discours, je n'ai pas mentionné l'option zéro.
»
Claude Cheysson écrit à François Mitterrand
:
« Quant à la rumeur que
confirme Genscher, elle porte sur un arrangement auquel seraient
parvenus, à Genève, Nitze et son correspondant soviétique pour
échanger une très lourde réduction du nombre de SS 20 contre
l'abandon des seuls Pershing. L'accord aurait été donné par Nitze
ad referendum; mais il aurait été
ensuite confirmé au chef négocioteur américain à Genève, Rostow,
sans en référer à Washington. D'où l'explosion de fureur dans le
Bureau ovale. »
Nous apprenons seulement maintenant qu'en juin
dernier, un négociateur américain à Genève, Nitze, a dîné avec le
négociateur soviétique Kvitsinski, qui parle parfaitement
l'anglais. Ils ont préféré continuer leur conversation dans les
bois, près de Saint-Cergue, à côté de Genève, pour éviter les
écoutes, et sont arrivés à un compromis en quatre points : pas
d'inclusion des forces tierces ; limitation des SS 20 en Asie ; pas
de réduction du nombre d'avions américains à double capacité
classique et nucléaire ; chaque partie a droit à 75 lanceurs en
Europe (75 à quatre têtes pour les Américains, contre 75 SS 20 à
trois têtes pour les Soviétiques) et à 150 bombardiers nucléaires.
L'URSS aurait en plus 75 SS 20 en Asie. Au total, pas de Pershing
et, en échange, les Russes détruiraient 160 SS 20. Gromyko a refusé
tout cela en juillet (il veut l'inclusion des forces tierces). Le
Pentagone s'est lui aussi prononcé contre (il veut les
Pershing).
Bien entendu, on nous a caché tout cela...
Mardi 25 janvier
1983
Au petit déjeuner habituel, on parle de la
question scolaire, de la situation en Europe, de l'arrestation de
Barbie, prévue pour demain. Lionel Jospin s'inquiète de ce que le
discours prononcé à Bonn par le Président nuira, à un mois des
élections allemandes, aux sociaux-démocrates. François Mitterrand :
« On ne peut lésiner sur les intérêts de la France.»
Le secrétaire général de l'ONU demande le retour
dans la FINUL du détachement français mis à la disposition de la
Force multinationale. Le Président hésite.
Mercredi 26 janvier
1983
Barbie est arrêté à La Paz, comme prévu. Debray
travaille à un plan avec Klarsfeld et Sanchez : les Boliviens nous
livreraient leur prisonnier à Cayenne.
En Conseil des ministres, Pierre Mauroy propose un
plan pour l'insertion professionnelle des 16-25 ans.
Le Président commente les réactions à son discours
au Bundestag : « Il est vrai qu'on se trouve
dans une situation propre à l'Allemagne fédérale, à proximité d'une
consultation électorale, et à un moment où les décisions
importantes pour la sécurité de ce pays doivent être prises par ses
autorités. Dans ce contexte, on assiste à un glissement de la
position du Parti social-démocrate qui s'éloigne de ses positions
initiales pour tenir compte de l'état d'esprit existant en
Allemagne dans les milieux pacifistes. Ce glissement a été compris
en Allemagne d'une manière un peu simpliste. On considère que si
les sociaux-démocrates l'emportent, il n'y aura pas de Pershing ;
que si les chrétiens-démocrates l'emportent, il y en aura. C'est
évidemment caricatural. Il est évident que si le SPD l'emporte, il
sera lui aussi obligé de continuer la négociation, de ne pas
prendre une position simpliste. La réalité est donc plus subtile.
Mais il est vrai qu'il y a évolution de sa part. Je ne suis pas
pour l'installation des Pershing, mais je suis pour que les Russes
sachent qu'ils doivent négocier sérieusement. Je rappelle que je
suis hostile à la prise en compte des armes françaises, laquelle
est au contraire demandée par le SPD.
M. Andropov ne demande pas à
la France de réduire son armement. Il l'inclut simplement dans le
décompte des forces respectives. Il est facile de lui expliquer que
ceci revient à remettre la décision sur l'armement français au
débat entre Russes et Américains. Cela rejette la France dans les
bras de l'OTAN et pose aussi la question de savoir qui devra faire
l'effort supplémentaire de réduction, si une réduction est décidée.
Initialement, M. Brejnev avait proposé le gel des armements
existants des deux côtés. Ce n'était pas une proposition sérieuse,
puisque les Russes avaient déployé les leurs, et pas les
Américains. En contrepartie, les Américains ont développé la
théorie du point zéro, consistant à dire : vous détruisez tout ce
que vous avez instadlé et, à ce moment-là, on peut discuter. Ce
n'est pas non plus une position sérieuse. En fait, le gouvernement
conservateur allemand accepte les fusées Pershing et la théorie du
point zéro.
Je suis partisan d'un
équilibre des forces. Il faut que des négociations soient
possibles. On ne peut donner raison à l'un plus qu'à l'autre ;
seule la négociation permettra de savoir à quel niveau se situera
le déploiement éventuel des armes. C'est donc un point de vue très
différent de celui du Président Reagan. Peu de personnes l'ont
remarqué, mais il semble bien que les Russes, eux, l'aient noté.
»
Dans l'après-midi, Henry Kissinger m'appelle :
«J'ai trouvé tout à fait remarquable le
discours du Président de la République française à Bonn. Mon seul
regret est que le gouvernement américain n'ait pas jugé utile de se
réjouir immédiatement d'un tel discours. »
A Moscou, en revanche, le discours est mal reçu.
Le ministre-conseiller soviétique à Paris, Afanassiev, vient
expliquer au Quai d'Orsay : « Pourquoi cette
insistance mise par le Président de la République sur la nécessité
du déploiement si la négociation n'aboutissait pas ? C'était une
chose de parler de la sorte aux négociateurs américains ou
soviétiques; c'en était une autre de s'efforcer d'en convaincre les
Allemands. On avait eu le sentiment, lors de l'entretien accordé
par M. Mitterrand à M. Tchervonenko, le 20 décembre, que la France
faisait preuve de davantage d'objectivité à l'égard de cette
affaire. Il semble qu'à Bonn, en agitant à nouveau l'idée de la
supériorité militaire soviétique, on soit revenu six mois en
arrière. Plus la France appuie la double décision de l'OTAN, moins
l'on comprend qu'elle s'oppose à la prise en compte de ses forces.
»
Les négociations soviéto-américaines sur les
euromissiles, suspendues le 30 novembre dernier, reprennent à
Genève.
Publication de De la
Reconquête, de Caton. Succès immédiat. Qui est l'auteur ? La
rumeur court, insistante: c'est Raymond Barre. « Enfin la droite a trouvé quelqu'un qui parle en son nom !
» dit-on dans les dîners en ville
Vendredi 28 janvier
1983
Ronald Reagan écrit à François Mitterrand pour le
féliciter :
« Votre discours de Bonn
renforce l'Alliance au moment où les pays européens avouent sinon
leur impuissance, du moins leur anxiété devant le poids de leur
opinion. Je partage pleinement votre jugement sur les risques de
découplage entre l'Europe et les Etats-Unis. Votre discours
constitue une contribution importante à nos efforts mutuels pour
renforcer la sécurité de l'Occident. Vous avez raison d'insister
sur la nécessité de la "solidarité et de la détermination" comme
base nécessaire pour le désarmement. Votre discours
particulièrement clair sur ce problème est d'une valeur
inestimable. »
Le Président s'envole pour une visite officielle
au Maroc. Accueil triomphal, fait de pétales de roses et de repas
de vingt plats (« Seulement une soupe !
» implore le Président à qui on en sert vingt). Hassan II
lui arrache l'autorisation d'ouvrir des négociations pour la vente
d'une centrale nucléaire. A l'hôtel de ville de Marrakech, Cheysson
suggère au Président l'idée de consultations entre riverains de la
Méditerranée occidentale. Et le Président lance en conférence de
presse : «Aussi ai-je l'intention d'inviter
les pays européens méditerranéens occidentaux et les pays d'Afrique
intéressés par ces relations avec la Communauté à se réunir, s'ils
veulent bien répondre à l'invitation de la France. Cette réunion
serait une réunion préparatoire pour tenter d'aborder puis de
régler une série de problèmes aujourd'hui en jachère, ce qui ferait
sans aucun doute avancer le débat proprement européen.
»
Fiasco : l'Algérie n'appréciera pas cette idée,
parce qu'elle est lancée depuis Marrakech ; la presse espagnole
dénonce notre impérialisme et y voit un nouveau préalable à
l'adhésion de l'Espagne ; Bruxelles s'inquiète de l'articulation
entre ses attributions et cette réunion. Et pourtant, l'initiative
aurait pu être formidablement utile.
Face aux conflits sociaux dans l'industrie
automobile, Pierre Mauroy évoque . « des
travailleurs immigrés, agités par des groupes religieux et
politiques ». Inutile et choquant.
Les taux d'intérêt deviennent intenables pour le
Tiers Monde. Après le Brésil et la Roumanie, le Chili est le
troisième pays, en un mois, à suspendre le remboursement de sa
dette extérieure. Le système craque. Nul n'en parle.
Samedi 29 janvier
1983
L'ordre du jour du prochain Sommet des Sept se
précise. Dans une lettre aux participants, Reagan insiste à nouveau
sur la nécessité de fixer des règles de contrôle des relations
économiques avec l'URSS et pose quatre questions :
1 Quelle est l'importance stratégique et économique du
commerce Est/Ouest pour chacun de nos pays et chacune de nos
économies ?
2 Quelles sont les politiques nationales respectives et les
institutions qui influencent ce commerce ?
3 Comment percevons-nous nos intérêts communs en ce domaine,
et les objectifs conformes à ces intérêts ?
4 Progressons-nous vers nos objectifs ? Que devons-nous
faire de plus? Quelles conclusions devrions-nous tirer des études
Est/Ouest en vue d'une action commune ?
Je m'inquiète devant une telle liste : ne
serait-ce pas la préfiguration d'un ordre du jour pour
Williamsburg, dont nous n'avons pas parlé entre sherpas ?
Lundi 31 janvier
1983
Déjeuner avec le Prince Rainier et Caroline. Un
peu moins jolie, mais beaucoup plus intelligente que je n'aurais
cru.
Paris bruisse de rumeurs sur la future politique
économique. Edmond Maire, reçu par François Mitterrand, déclare à
la sortie de l'Élysée: « L'hypothèse d'un plan
de rigueur doit être maintenant envisagée. »
François Mitterrand : «Non
seulement je ne comprends rien quand il parle, mais lui ne comprend
pas ce que je lui dis ! »
Michel Rocard vient plaider une fois de plus dans
mon bureau en faveur du flottement du franc : «Avec cette solidarité européenne, nous allons dans le
mur, et tu le sais bien. »
Le Colonel Kadhafi affirme qu'une intervention
libyenne au Tchad ne serait pas justifiée. Plusieurs accrochages
entre les FANT et des groupes dissidents de Goukouni dans le nord,
le centre et à la frontière centrafricaine. La menace la plus
sérieuse est au nord.
Je m'essaie, dans une note, à un inventaire
prévisionnel pour le Président :
« Il est sans doute plus
difficile de laisser une trace dans l'Histoire aujourd'hui que par
le passé, car le pouvoir tend à se banaliser, l'Histoire à
s'internationaliser, les événements à s'accélérer.
Vous avez déjà inscrit dans
l'Histoire bien des traces : en politique intérieure par votre
victoire même; en politique étrangère, sur la Défense, le Nord/Sud
et les droits de l'homme ; en matière de monuments; en matière
économique et sociale par les nationalisations et la retraite à 60
ans. En dehors de circonstances dramatiques, nationales ou
internationales, qui pourraient révéler l'ampleur de votre rôle,
vous pourriez envisager le lancement de plusieurs actions nouvelles
susceptibles de laisser des traces supplémentaires : vous pourriez
penser à l'Europe politique, à un grand plan de relance mondiale,
au désarmement.
On pourrait penser aussi à
développer une action spécifique autour du thème de la civilisation
de la Ville qui permettrait de modifier, tant à Paris qu'en
province, la qualité de la vie urbaine de façon durable, comme cela
fut fait voici cent trente ans.
En matière économique et
sociale, deux actions pourraient être d'influence extrêmement
durable : changer la condition du travailleur à la chaîne ;
inventer le premier système éducatif au monde intégrant les moyens
technologiques de demain.»
Le Président écrit sur cette note : « Oui, sur tous les points. »
Mardi 1er février 1983
François Mitterrand répond à Ronald Reagan afin de
prévenir toute fixation prématurée de l'agenda de Williamsburg
:
« C'est avec intérêt que
j'ai pris connaissance de la liste des questions que vous citez à
titre d'exemples dans votre lettre. Je dois toutefois vous indiquer
qu'à ma connaissance, il n'y a pas encore eu d'accord entre nos
représentants personnels sur la liste et l'importance relative des
sujets économiques qui seront traités à Williamsburg. Je pense que
vous serez d'accord avec moi sur le fait que le choix des sujets du
Sommet doit être opéré après mûre réflexion, sur la base d'un
consensus clair entre tous les participants, et il me paraît donc
préférable de réserver pour le moment ma position sur ce
point.»
Nous recevons, comme tous les mardis soir,
Le Canard enchaîné qui paraîtra demain.
Il annoncera que François Mitterrand a donné son accord à la
livraison de Super-Étendard et d'Exocet AM 39 à l'Irak. Hubert
Védrine conseille de réduire au maximum les commentaires («
La France honore ses contrats », c'est
tout). Le Président est d'accord pour qu'on adopte ce profil bas.
Que faire d'autre, puisque Mauroy a confirmé ?
Mercredi 2 février
1983
Le Conseil des ministres annonce la mise en place
du Comité consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de
la santé. Jean-Pierre Chevènement expose les principes de sa
politique industrielle.
François Mitterrand — qui n'a pas oublié son
déjeuner d'il y a huit jours —, s'interroge tout haut sur les
risques d'interventionnisme et la bureaucratie : «Je m'inquiète des habitudes dirigistes de
l'administration, qui se poursuivent, peut-être avec l'aval des
ministres de tutelle. Il faut se garder d'un excès
d'interventionnisme et de bureaucratie. On intervient toujours
trop. Il ne faut pas confondre socialisme et bureaucratie.
»
Le Conseil terminé, il retient Chevènement et le
rassure : «Ce que je viens de dire ne vous
vise pas. » Comme je rapporte à la presse les propos du
Président, Chevènement déclare aux journalistes : «Je suis garant, autant que quiconque, et même plus que
quiconque, de l'autonomie de gestion des entreprises nationalisées.
» Et, de retour à son ministère, il rédige une lettre de
démission — qui sera refusée dans l'après-midi.
Un Comité interministériel se tient sur la
toxicomanie. L'action répressive est considérablement renforcée, un
plus grand nombre de trafiquants et de toxicomanes sont inculpés,
les moyens donnés aux établissements ont augmenté. Olievenstein
s'inquiète-t-il à tort ?
Michel Jobert propose au Président de lier notre
soutien aux États-Unis dans les débats stratégiques à leur attitude
sur le commerce agricole : « En dépit de la
gravité des décisions prises et de leurs premières applications,
nos partenaires de la Communauté et de la Commission ne semblent
pas s'émouvoir. A mon sens, la France ne peut accepter que soient
mis en péril près de 19 milliards d'exportations agricoles
françaises, soit un montant égal à celui de notre excédent
agro-alimentaire en 1982 et au cinquième de notre déficit
commercial global pour 1982 (...). Les États-Unis se déclarent
satisfaits de nos positions dans les grands débats stratégiques,
mais n'hésitent pas à mener contre nous des actes de guerre
commerciale. Il faudra bien qu'un lien s'établisse entre ces deux
attitudes. »
Les Japonais demandent que l'on parle de
«sécurité globale» à Williamsburg. Pas
question : cela reviendrait à les inclure dans l'OTAN et nous
lierait sur des sujets où nous ne voulons pas l'être. Tout cela
pour contrôler le déploiement des armes tactiques soviétiques en
Asie — ce que l'on peut comprendre, mais pas au prix de l'extension
du champ de compétence de l'OTAN, pense François Mitterrand.
Jeudi 3 février
1983
Charles Hernu apprend qu'au cours d'une réunion de
terroristes tenue il y a quelques jours à Beyrouth, la récente
attaque contre des soldats français a été décidée et les plans de
futurs attentats arrêtés. Il souhaite que les quelques appelés
volontaires encore à Beyrouth quittent discrètement le Liban et
qu'on envoie à leur place 300 légionnaires de plus.
Reagan envoie lui aussi des troupes
supplémentaires à Beyrouth.
Dans L'Expansion d'aujourd'hui, Michel Rocard annonce «des
échéances difficiles », « une
baisse du pouvoir d'achat » ; il
réclame plus de rigueur dans la politique économique du
gouvernement. Rigueur et flottement ? C'est en tout cas ce qu'il
m'a dit.
Dans une déclaration à la presse, Jean-Pierre
Chevènement revient sur «la bureaucratie
tatillonne ». Manifestement, il n'a pas digéré. Il conclut
ses propos, devant des journalistes hilares, par cette formule :
« Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut
l'ouvrir, ça démissionne...» Bien vu.
Jean-Louis Bianco organise l'envoi de l'appareil
militaire qui va chercher Barbie à Cayenne. Dix années d'efforts de
Serge Klarsfeld couronnées de succès.
Vendredi 4 février 1983
Déjeuner avec Fahd, le nouveau Roi d'Arabie
Saoudite : chaleureux, amical, ironique. Long historique de la
crise libanaise. Assad aurait eu une très grave crise cardiaque. Le
Roi n'est pas tendre sur Kadhafi. François Mitterrand :
«J'espère que Cheysson, qui doit aller le
voir, ne sera pas pris en otage. »
A la suite de ce déjeuner, Claude Cheysson suggère
au Président que le prochain Conseil européen, dans six semaines,
publie une nouvelle déclaration sur le Proche-Orient. «Elle reprendrait, propose-t-il, l'essentiel de la déclaration de Bruxelles de juin
dernier, c'est-à-dire l'essentiel du projet franco-égyptien déposé
au Conseil de sécurité ; elle évoquerait les visites du Comité des
Sept aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et
insisterait sur l'urgence du repli des forces étrangères au Liban.
L'existence, la présence de l'Europe seraient ainsi rappelées avec
une certaine solennité, au niveau le plus élevé. » Il ajoute
: « Les directeurs politiques des Dix
peuvent-ils préparer un projet?»
Le Président : « Peut-être,
mais je veux voir ce texte de près, personnellement ». Chat
échaudé...
Samedi 5 février
1983
Dès son arrivée en France à bord d'un avion du
COTAM, Klaus Barbie est écroué à la prison de Lyon, sur les lieux
mêmes de ses crimes. Et maintenant, qu'en faire ? Faut-il le juger
en Haute Cour ? Impossible. Et pourtant... Aucun tribunal ordinaire
ne peut juger les crimes contre l'humanité, la collaboration et la
trahison. Bien des gens s'inquiètent. J'entends dire : « Pourquoi remuer tant de boue ? La France en pâtira.
»
L'explosion d'une voiture piégée près du Centre
d'études palestinien de Beyrouth fait plus de 20 morts.
Dimanche 6 février
1983
Ronald Reagan écrit à François Mitterrand pour
s'inquiéter de la sécurité des troupes américaines et françaises à
Beyrouth et dénoncer l'influence soviétique dans la région.
Invité du « Club de la Presse », Paul Quilès en
profite pour répondre vertement à Rocard qui, dit-il, «a été élu pour appliquer un programme et non pour
restreindre le pouvoir d'achat ». Sur RMC, Lionel Jospin en
rajoute.
Lundi 7 février
1983
La commission d'enquête israélienne sur les
massacres de Sabra et Chatila met en cause le Premier ministre et
son ministre de la Défense, Sharon, qui démissionne.
Claude Cheysson, qui part pour Moscou et
Léningrad, demande l'autorisation d'y annoncer la venue de François
Mitterrand. Le Président refuse : « Il ne faut pas laisser se créer l'impression d'une volte-face. La presse
française serait prompte à schématiser et à opposer gel et dégel,
détente et tension, fermeté et dialogue, discours au Bundestag et
voyage à Moscou. Par conséquent, nous ne devrions pas paraître
"passer l'éponge ", ni sur la Pologne ni sur l'Afghanistan, ni
changer notre analyse de l'équilibre des forces, ni justifier ce
voyage par une vision soudain plus optimiste des perspectives de la
politique soviétique. Je préfère que M. Andropov vienne en France
plutôt que d'aller en URSS. »
La conférence sur la Méditerranée occidentale
lancée au Maroc s'enlise. Cheysson propose d'étendre le projet aux
pays du Moyen-Orient. Encore plus difficile ! Comment réunir Israël
avec Malte, l'Egypte, la Jordanie, la Syrie, le Liban, Chypre, la
Yougoslavie et la Grèce ? Pour justifier que l'on se limite à la
Méditerranée occidentale, il faudrait que l'ordre du jour ne
concerne que des sujets d'intérêt commun à ces pays riverains
(échanges culturels, migrations, sécurité dans la zone, approche
conjointe du développement et des échanges économiques). Mais, là
aussi, difficile.
Mardi 8 février
1983
Bush est à Paris. Il vient parler désarmement et
présenter un projet de « Lettre ouverte aux
Européens» de Reagan. Conversation banale au cours de
laquelle s'échangent des arguments bien connus sur la prise en
compte des forces tierces. Bush se dit d'accord, mais demande que
le Président soutienne la position de Reagan dans la négociation de
Genève.
Jean-Louis Bianco s'inquiète auprès du Président :
«Je trouve l'opération Super-Étendard
dangereuse (...). Ne faut-il pas la faire traîner en longueur ? Je
crains cependant que le Premier ministre ne se soit très engagé
auprès de Tarek Aziz.»
Le Président l'approuve.
Aux Allemands, insaisissables, préoccupés avant
tout par leur campagne électorale, George Bush vient lire la
« Lettre ouverte aux Européens» du
Président Reagan proposant l'interdiction de tous les missiles à
moyenne portée. Les Néerlandais lui disent attendre leur propre
Livre blanc sur l'implantation des fusées américaines. Les Italiens
attendent de voir ce que feront les Allemands. Le vice-président
doit encore prononcer un discours à Londres.
Actuellement, Washington défend publiquement
l'option zéro comme la meilleure solution (et, de fait, c'est elle
qui diminuerait le plus le nombre d'armes nucléaires), mais se
montre ouvert à toute proposition soviétique de limitation
équilibrée (il s'agirait donc d'options intermédiaires) dès lors
qu'elle ne laisserait pas à Moscou le monopole des fusées à moyenne
portée en Europe.
Sur le refus de la prise en compte des forces
tierces, les Américains restent fermes. Cas de figure à redouter :
celui où un accord avec Moscou sur les armes stratégiques, dont
Reagan peut avoir un urgent besoin à l'automne 1983 ou au printemps
1984, serait subordonné par les Soviétiques à un accord sur les
fusées à moyenne portée, qui paraîtrait lui-même bloqué par notre
refus de prise en compte.
Mercredi 9 février
1983
Le gouvernement allemand issu des prochaines
élections sera opérationnel le 20 mars, et le Conseil européen se
réunira le 22. A cette date, il faut avoir dévalué et annoncé une
nouvelle étape dans la politique économique française — que je
baptise : « Un Nouvel Élan ». Tout cela doit être préparé par un
accord secret avec les Allemands. Mais Stoltenberg, le ministre des
Finances allemand, refuse à Jacques Delors, lors de leur réunion
régulière, une réévaluation unilatérale du mark « dans un avenir prévisible ».
Le Président accepte le principe de laisser David
de Rothschild créer une banque, mais réserve la date.
Le Dr Olievenstein vient dresser un constat
alarmant du problème de la drogue en France : le nombre de
toxicomanes vus à Marmottan progresse considérablement. Le marché
de la drogue se développe, le prix de l'héroïne baisse :
«A Paris, il n'y a plus de quartiers épargnés.
En province, la situation est préoccupante dans deux régions : la
Côte d'Azur et l'Est. Les solvants organiques sont en utilisation
croissante. La ligne Maginot bureaucratique offre des résistances
insoupçonnées », me dit-il.
François Mitterrand répond à Ronald Reagan sur le
Liban : la Force multinationale devrait être placée sous le
contrôle de l'ONU.
« Il a toujours été clair à
nos yeux que le contingent affecté par nous à la Force
multinationale - faute de force des Nations-Unies - ne pouvait être
au service que d'une politique d'entente et de réconciliation. Les
événements ont pris récemment, comme vous le soulignez, une
tournure particulièrement grave. C'est le résultat des pressions
extérieures que vous dénoncez, et aussi de l'impossibilité qui est
apparue jusqu'à maintenant de faire progresser la réconciliation et
de la fonder sur une définition, acceptable pour tous les Libanais,
des relations du pays avec ses voisins, et notamment de la manière
dont il pourrait assurer le retrait, souhaité par tous, des forces
israéliennes ainsi que des autres forces étrangères. Les choses en
sont venues à un point où il est de plus en plus difficile que la
Force multinationale remplisse ses fonctions conformément aux buts
et aux principes auxquels nous adhérons et que je viens de
rappeler.
Lorsque nous avons accepté,
à la demande du gouvernement libanais, d'envoyer nos soldats à
Beyrouth, je vous ai écrit que, selon nous, la Force devrait être
placée sous l'égide des Nations-Unies. Notre position n'a jamais
varié sur ce point. »
Hissène Habré est à Lomé où les présidents
Houphouët-Boigny et Eyadema l'assurent de leur soutien.
Jeudi 10 février
1983
Parution de L'Unité, l'hebdomadaire du PS : Pierre
Mauroy explique qu'un «excès de rigueur
entraînerait une nouvelle poussée du chômage » et invoque
« l'intérêt supérieur de la justice sociale
». Ambiance...
Vendredi 11 février
1983
François Mitterrand s'inquiète de l'état de
préparation de la réforme sur les carrières universitaires. Il a
réclamé le maintien de la distinction entre deux corps, assistants
et professeurs. Le ministre souhaite « réexaminer cette question à l'issue du
IXe
Plan ». Le Président s'y oppose. Alain
Savary en est furieux.
Ariel Sharon se démet de son poste de ministre
israélien de la Défense.
Dimanche 13 février
1983
Le Président répond à Le Pen qui l'interpelle
parce que des maires lui refusent des salles pour ses réunions
électorales : « La loi confie aux maires le
soin de gérer librement les salles communales affectées aux
réunions publiques. »
Déploiement de l'armée libanaise dans
Beyrouth-Ouest et Est.
Inévitable : Raymond Barre se gausse de la «
cacophonie » gouvernementale et
Lecanuet se demande « ce que fait encore
Michel Rocard dans ce gouvernement ».
Étrange débat : chacun sait la rigueur inévitable
; reste à savoir quand l'annoncer.
Lundi 14 février
1983
Deux sondages contradictoires : selon l'IFRES, 53
% des Français veulent des élections législatives anticipées ;
selon IPSOS, ils ne sont que 21 % ! De toute façon, elles seraient
un désastre.
Mardi 15 février
1983
Michel Rocard persiste : a
J'ai peut-être un côté Cassandre, mais je ne suis pas masochiste.
»
Le Département d'État américain nous transmet un
rapport : des condamnés politiques et de droit commun seraient
utilisés dans la construction du gazoduc d'Ourengoï. Allons-nous
financer les goulags ? Il faut vérifier.
Claude Cheysson est à Bagdad. Il y confirme le
soutien de la France à l'Irak dans son conflit avec l'Iran.
La mission préparatoire de l'Élysée revient de
Williamsburg. Le prochain sommet des Sept sera un immense
« show hollywoodien » et, surtout,
marquera le lancement de la campagne électorale de Reagan. L'«
informalité » ne sera que le masque d'un total contrôle du
déroulement, tant dans les rapports avec la presse que dans le
contenu. Les Américains considèrent maintenant l'ordre du jour
comme acquis : les relations économiques entre pays du Nord et les
relations économiques Est/Ouest. Sur le premier sujet, ils veulent
montrer que, grâce à leur politique, la crise économique chez eux
est finie et que l'Amérique a fait tout ce qu'elle pouvait faire
pour la croissance du reste du monde. Sur le second, ils entendent
présenter la synthèse des diverses études en cours à l'OTAN, au
COCOM et à l'OCDE, afin de créer une nouvelle institution de
contrôle du commerce Est/Ouest, c'est-à-dire des exportations
européennes vers l'URSS.
Un Prix Nobel d'économie, Vassili Leontieff, vient
me suggérer de constituer auprès du Président, comme aux
États-Unis, un conseil d'experts économiques. Bonne idée. J'en
parle avec le Président qui choisit, sur une liste que je lui
propose, trois universitaires : Michel Aglietta, Jean-Marcel
Jeanneney, Pierre Uri ; trois praticiens : Jean Denizet, Daniel
Houri, Jean Riboud ; et deux hauts fonctionnaires théoriciens :
Edmond Malinvaud, Jean-Claude Milleron. Un premier déjeuner est
fixé début mars pour entériner la création de ce Conseil.
Mercredi 16 février
1983
A « L'Heure de Vérité », Pierre Mauroy, toujours
emporté contre Rocard, jure « qu'aucun plan
d'austérité n'est prévu pour 1983 » et en rajoute sur
l'optimisme : « Les gros problèmes sont
derrière nous... Tous les indicateurs se remettent au vert...
» Si seulement c'était vrai ! Le Président : « Il n'aurait pas dû. C'est une phrase inutile, qui lui
restera collée! »
Claude Cheysson est pour la première fois en
visite officielle en URSS.
Discussion sur les massacres de Sabra et Chatila
:
François de Grossouvre : «
C'est Haddad, le chef libanais du Sud, qui les a organisés avec les
Israéliens. »
François Mitterrand : « Mais
non! Ce sont les Phalangistes de Gemayel ! »
Après la tournée de Bush, Ronald Reagan, dans une
nouvelle lettre circulaire aux Alliés, annonce qu'il va parler
publiquement, dans six jours, « au cœur des
alliés », et qu'il veut leur accord sur un paragraphe de son
discours mentionnant leur soutien à sa politique et à l'option
zéro, sur la base de la lettre ouverte dont a parlé Bush.
« Pour ce qui concerne les
Forces nucléaires intermédiaires, je voudrais poursuivre dans une
voie qui pourrait être particulièrement utile en maintenant le
calendrier prévu de déploiement des Forces nucléaires
intermédiaires et, parallèlement, en faisant les avancées
nécessaires pour aboutir à un accord équitable. Me fondant sur les
opinions exprimées au vice-président, il me semble que notre
position de base (fidélité à l'option zéro considérée comme
l'issue optimale et moralement la plus
satisfaisante, confortée par des ouvertures claires montrant que
nous sommes disposés à prendre en considération toute alternative
raisonnable) est le maximum de ce que nous pouvons faire à ce
stade. Dans ce contexte où nous avons réaffirmé notre engagement à
négocier de bonne foi, il me semble qu'il pourrait être utile pour
moi d'expliquer à l'opinion publique, dans une présentation plus
précise, quels sont les critères qui nous guident dans les
pourparlers. J'aurai l'occasion de le faire lors d'une intervention
maintenant programmée pour mardi prochain, 22 février (...). Les
États-Unis sont fidèles, à Genève, à certains principes et
orientations qui ne peuvent souffrir aucun manquement. Ces critères
sont les suivants :
a droits et plafonds égaux entre les États-Unis et l'Union
soviétique;
b plafonds bilatéraux sans compensation par des systèmes de
pays tiers ;
c application des plafonds aux missiles nucléaires
intermédiaires sans tenir compte de leur localisation (en
corollaire, cela implique de ne pas exporter le problème de la
sécurité européenne vers l'Extrême-Orient);
d pas de plafonds qui aboutiraient à affaiblir la
contribution des États-Unis à la dissuasion et à la défense
conventionnelle de l'OTAN;
e possibilités de contrôle de l'application des dispositions
du Traité.
Mon intervention pourrait se
conclure sur un paragraphe tel que celui-ci :
"Le vice-président a noté le
fort soutien par les alliés de l'objectif profondément moral qu'est
l'élimination de toute une catégorie de missiles nucléaires à
longue portée basés sur terre. Le vice-président a annoncé aux
peuples européens ma disposition à rencontrer le Secrétaire général
Andropov pour signer un accord qui permettrait d'atteindre cet
objectif historique. Il a aussi réaffirmé notre volonté de
considérer sérieusement toute proposition alternative raisonnable
pour aboutir au même résultat. Ceci est notre vœu et j'ai réitéré à
notre ambassadeur Nitze mes instructions pour qu'il renouvelle ses
efforts dans ce but. "
J'apprécierai tout
particulièrement de recevoir votre avis sur l'opportunité d'un tel
discours public. Je considérerai avec beaucoup d'attention vos
commentaires, aussi bien que ceux des autres personnalités
rencontrées par le vice-président. Il me serait utile d'avoir votre
opinion dès cette semaine. »
Attitude typique des Américains qui veulent
entraîner tous les «peuples européens» dans une unanimité soumise, avec un
préavis dérisoire, pour faire entériner l'option zéro sans
discussion, alors qu'ils savent parfaitement que François
Mitterrand y est hostile et n'entend pas se sentir lié par la
négociation entre les deux Grands. Voilà qui promet pour
Williamsburg ! Le Président fait répondre par Cheysson qu'il ne
sera pas lié par ce que dira Reagan.
Onishi Ryokei, le Patriarche qui nous avait
réservé l'an dernier un accueil si raffiné au temple de Kyomizu, à
Kyoto, l'an dernier, vient de mourir.
Jeudi 17 février
1983
Aux Pays-Bas, le droit de vote aux scrutins locaux
est accordé aux immigrés. François Mitterrand : «J'aimerais le faire ici au plus vite. Voir cela avec
Mauroy.»
Caton fascine la droite ; chacun s'en dispute la
paternité. Lu dans Le Figaro de ce
matin : « Il reste donc à reprendre le
pouvoir. Caton n'a pas confiance dans les clubs et sa fidélité au
général de Gaulle le rend allergique aux partis. Il faudra pourtant
œuvrer avec les partis, empêcher Mitterrand de rétablir la
proportionnelle pour gouverner très à gauche avec de faux
centristes. Il faut dès maintenant, sans haine mais sans compromis,
engager la bataille politique, économique et culturelle de la
reconquête. Le pouvoir est au bout de la volonté, et quel meilleur
professeur de volonté espérer que vous, Caton?»
Nous voici érigés en «professeurs de volonté» de la droite ! Trois personnes rient
beaucoup à cette lecture.
Vendredi 18 février 1983
André Rousselet présente le projet Canal-Plus au
Président. Très séduisant.
Le subtil et malicieux Maurice Rheims,
«président trimestriel» de l'Académie
française, vient m'informer d'une «cabale» menée par Alain Peyrefitte pour s'opposer
à la candidature de Jacques Soustelle : Peyrefitte n'avancerait
celle de Léopold Sédar Senghor qu'en vue de «
tuer dans l'œuf le projet du Président de la République » de créer une Académie internationale
francophone, dont l'ancien président du Sénégal assurerait la
présidence. Maître Rheims me demande s'il «
est contraire aux vœux du protecteur de l'Académie que lui-même et
ses amis soutiennent la candidature de M. Soustelle, malgré celle
de M. Senghor?»
Le Président refuse d'intervenir : « Utiliser Léopold Sédar Senghor contre Jacques
Soustelle et Alain Peyrefitte contre Maurice
Rheims, il n'y a vraiment que l'Académie pour y penser ! Je n'ai
pas à m'en mêler. »
Au surplus, le projet d'Académie francophone, cher
à Régis Debray, est encore dans les limbes.
Samedi 19 février
1983
Le Président : «Je suis
partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l'Europe
et celle de la justice sociale. Le SME est nécessaire pour réussir
la première, et limite ma liberté pour la seconde. »
Dimanche 20 février
1983
Aux élections régionales outre-mer, la gauche
obtient partout la majorité. La présidence de région ne lui échappe
qu'en Guadeloupe.
Lundi 21 février
1983
Daniel Mayer succède à Roger Frey à la présidence
du Conseil constitutionnel. François Mitterrand : « Enfin ! »
Les « visiteurs du soir » sont toujours là. Leur
programme séduit de plus en plus le Président : réduire les charges
sociales et financières des entreprises, et, pour cela, contrôler
les salaires ; baisser les taux d'intérêt et donc laisser flotter
le franc. François Mitterrand écoute cependant le point de vue
contraire avec attention : « Flotter
entraînerait une baisse immédiate de 10 à 15 % du franc par rapport
au dollar, car nous n'avons pas assez de réserves pour tenir une
parité. Le dollar, qui cote actuellement 6,80 francs, vaudrait
alors de 7,50 à 7,80 francs. Cette hausse du dollar renchérirait
nos importations, entraînerait une augmentation des prix intérieurs
(qui annulerait les progrès réalisés depuis quelques mois dans la
lutte contre l'inflation) et une détérioration supplémentaire de 2
milliards par mois de notre déficit extérieur, soit 85 milliards
pour l'année. »
Sans cesse le Président fait préciser les chiffres
et pose les mêmes questions à tout le monde. Opposant dans l'âme,
il sait critiquer tous les points de vue, et d'abord le sien.
Mardi 22 février
1983
Le président de la Commission des Finances de
l'Assemblée nationale, Christian Goux, plaide aussi auprès de
Mauroy pour le flottement du franc :
« La situation que connaît
la France n'est ni aussi favorable que le suggèrent les dernières
statistiques de prix et de chômage, ni aussi grave que veulent le
dire certains commentateurs : l'inflation est ralentie mais n'est
pas maîtrisée ; le chômage n'est stabilisé et le déficit budgétaire
raisonnable que dans la mesure où la production ne baisse
pas.
Reste un problème essentiel,
incontournable : celui du déficit commercial et de l'endettement
auquel il conduit. Pour y faire face, deux solutions sont souvent
préconisées qui conduisent, l'une à aggraver les difficultés,
l'autre à simplement les différer. Il s'agit de la dévaluation et
de la récession...
Choisir le flottement de
notre monnaie serait un moindre mal, mais aurait des conséquences
comparables. Le flottement qui, au départ, entraîne une
dépréciation de la monnaie, n'est une solution que s'il permet
ultérieurement à celle-ci de se réévaluer. Cela n'est possible qu'à
certaines conditions : maîtrise de la politique des revenus,
contrôle du marché intérieur, consensus sur la priorité donnée au
rétablissement extérieur. Ces conditions sont précisément celles
qui font aujourd'hui défaut et qu'il faut s'appliquer à rétablir
pour éviter une baisse du franc. »
Tournant stratégique : Ronald Reagan, dont la
lettre sur les problèmes militaires est restée sans réponse, envoie
maintenant, à Paris et ailleurs, le discours qu'il doit prononcer
aujourd'hui même devant l'American Légion. S'il a renoncé à
embarquer trop visiblement tous les alliés derrière lui, il évoque
maintenant la nécessité de développer des « technologies
défensives » dont il ne parlait pas
dans sa lettre de la semaine dernière et que Bush n'a pas davantage
évoquées à Paris.
« J'ai, il va sans dire,
parfaitement conscience des problèmes que soulève tout effort
centré essentiellement sur la défense stratégique. Allons-nousfaire
de l Amérique une forteresse ? Avons-nous l'intention de violer
d'une manière ou d'une autre le Traité ABM, ou de ne pas respecter
nos engagements envers nos alliés ? Visons-nous une capacité de
première frappe ? Toutes ces éventualités n'ont aucun sens. C'est
parce qu'elles n'ont pas de sens et parce que je pense que nous
devons explorer tous les moyens de donner à notre peuple l'espoir
d'un avenir plus stable, que j'ai décidé d'examiner les
technologies défensives avec plus de détermination. Personne ne
s'attend à en retirer les bienfaits de façon tangible avant l'an
2000. Ces bienfaits, nos amis et alliés en auront leur part, sans
aucun doute. En attendant, nous devons à coup sûr continuer
à préserver l'équilibre et rester solidaires comme nous l'avons toujours fait. Je ferai ce soir au peuple
américain une déclaration dans ce sens. Je voulais vous faire part
de mes réflexions qui, comme toujours, sont inspirées par un souci
profond de notre sécurité commune. »
Qu'est-ce que ces «
technologies défensives » ? S'agit-il de se protéger des
armes nucléaires ? Comment ? Voici qu'après quarante ans de
suprématie du glaive, le bouclier revient.
Mercredi 23 février
1983
Réunion du Conseil de Défense : le Président de la
République arrête un programme physique de matériels à commander,
confirmant pour l'essentiel les décisions de 1981. Pour l'armée de
terre : la modernisation des chars, la fabrication de véhicules
blindés d'accompagnement et de canons d'hélicoptères de combat,
permettant la création d'une Force d'action rapide. Pour la marine
: le lancement d'un porte-avions nucléaire, la construction de
trois nouveaux sous-marins d'attaque (dont l'efficacité a été
démontrée durant la guerre des Malouines où la présence de deux
sous-marins britanniques a anéanti toute action de la marine de
surface argentine), la fabrication d'une nouvelle génération
d'avions de détection anti-sous-marins (Atlantic 2). Pour l'armée
de l'air : commande d'avions Mirage 2000 (de façon à maintenir le
nombre d'avions de combat à 450) et d'avions de détection à basse
altitude pour compléter la surveillance de l'espace aérien
français. L'ensemble de ces décisions sera soumis au vote du
Parlement après son adoption par le Conseil des ministres.
L'historien Jacques Le Goff vient m'exposer avec
enthousiasme et élégance l'action qu'il mène pour aider les
dissidents polonais, espérant un soutien public du Président :
« Nous ne voulons certes pas lui imposer un
type d'action et, s'il estime qu'une intervention diplomatique est
la plus efficace, nous ne réclamerons rien d'autre et lui ferons
part de notre gratitude. Mais nous pensons qu'une déclaration
publique, sous une forme ou sous une autre, serait peut-être la
meilleure intervention. Si nous nous permettons de la souhaiter,
c'est que le Président de la République s'est engagé en paroles et
en actions en faveur du peuple polonais, au premier rang parmi les
chefs d'État, et que cette déclaration serait bien accueillie par
une large majorité de Français toujours très attachés, nous le
constatons avec satisfaction, à la cause polonaise. »
Réunion au sujet de la dette de l'Irak chez
Jean-Louis Bianco, avec Cheysson, Delors, Hernu et Peyrelevade. Pas
de conclusion.
Jeudi 24 février
1983
Le débat sur dévaluation ou flottement est devenu
public. Dans Libération, Serge July semble informé en détail par
l'un des « visiteurs du soir ». Le Président s'en amuse. Et s'en
irrite. Son goût du paradoxe est tel que lire qu'il a déjà tranché
en faveur du flottement l'incitera peut-être à changer
d'avis...
Christian Goux écrit encore — cette fois au
Président — pour plaider en faveur du flottement, des clauses de
sauvegarde, du dépôt préalable à l'importation, de l'orientation
sélective des crédits bancaires et des aides publiques aux
exportateurs. Il suggère un emprunt forcé remboursé d'autant plus
vite que la balance des paiements s'améliorerait. Le Président note
en marge : « Me garder cette lettre pour
l'heure des décisions. »
Samedi 26 février 1983
Claude Cheysson reçoit Issam Sartaoui, de retour
de la réunion du Parlement palestinien à Alger. Il est pratiquement
en rupture de ban avec l'OLP. « Le temps
presse, surtout pour les populations de Cisjordanie et de Gaza.
»
Cheysson vient dire au Président qu'Arafat attache
beaucoup d'importance à la Conférence sur la Palestine qui doit se
tenir à l'UNESCO en août, et qu'il souhaite venir à Paris à cette
occasion. Il veut savoir à quel niveau la France serait
représentée. Il compte également se rendre à Strasbourg si le
Parlement européen l'y invite.
Le Président redécouvre cette conférence dont
l'idée est née à l'ONU en août dernier, et s'en inquiète :
« Faut-il vraiment qu'elle ait lieu à Paris ?
Je préférerais qu'elle se tienne ailleurs. »
La crise de change continue. Le spectre du FMI se
précise. Un de ses experts est au Louvre, pour une « visite de routine ». Flotter, c'est déraper,
faute de réserves suffisantes. Il faudra augmenter les taux
d'intérêt pour tenir une parité, et non les baisser, comme « ils »
le croient. Comment convaincre ?...
Le Président Chadli et le Roi Hassan II se
rencontrent à la frontière algéromarocaine à propos du conflit du
Sahara occidental. L'un et l'autre feront savoir au Président que
la réunion fut chaleureuse... mais sans résultat.
Dimanche 27 février
1983
Abdou Diouf est réélu Président de la République
du Sénégal avec 84 % des suffrages. La seule démocratie d'Afrique
noire semble fonctionner... approximativement.
Lundi 28 février
1983
Jean-Louis Bianco plaide auprès du Président pour
un changement de gouvernement après les municipales : « La formation d'un nouveau gouvernement sera l'occasion
de donner une nouvelle image de l'action gouvernementale : contre
le sentiment d'incertitude, un cap fixé pour longtemps ; face à
l'accusation d'incohérence, un gouvernement resserré. »
François Mitterrand: « Quelle que soit la
stratégie monétaire suivie, un ensemble de mesures économiques,
pour la plupart désagréables, est inévitable, je le sais.
»
Tout cela est bien dommage : l'indice des prix est
en janvier le meilleur qu'on ait connu depuis cinq ans.
Pierre Mauroy ne semble pas concerné par la
préparation de l'après-municipales. Sait-il quelque chose ?
Devine-t-il qu'il devra partir ?
Attentat de l'ASALA arménienne contre une agence
de voyages turque, à Paris : 1 mort, 4 blessés.
Mardi 1" mars 1983
Il faut maintenant savoir à quoi s'en tenir avec
le Chancelier Kohl. Réélu, il aura, le 6 mars, tout pouvoir de
décision. Peut-on compter sur une réévaluation du mark d'au moins 7
%, le 20 mars ? Sinon, le SME n'aura plus de raison d'être et il
faudra se préparer à en sortir.
Au petit déjeuner, François Mitterrand :
« Le projet de Savary de supprimer les
agrégations du supérieur est aussi inutile qu'inopportun. Il heurte
tous les professeurs de droit et d'économie, sans démocratiser ni
simplifier. Au contraire, cela aboutirait à élever l'âge moyen
d'accès au professorat, et substituerait une commission
d'avancement à un véritable concours. »
Le déjeuner d'économistes autour du Président,
organisé pour jeter les bases d'un Conseil économique, se tient en
pleine tourmente monétaire. Ces experts lui donnent à la fois les
avis les plus précis et les plus contradictoires. Il y a autant
d'arguments en faveur de l'une que de l'autre thèse. Cela ne
réussit qu'à libérer définitivement le chef de l'État de toute
angoisse technique et à le convaincre que sa décision ne doit être
que politique.
Il a choisi de sortir du SME et de garder Pierre
Mauroy comme Premier ministre. Il ne l'a encore dit à personne ;
mais il n'hésite plus.
En tout cas, il n'y aura pas d'autre réunion de ce
Conseil, mort-né.
Mercredi 2 mars
1983
Au Conseil des ministres, relèvement du SMIC de
3,6 % et baisse de 5 centimes du prix de l'essence.
Le XVIe Congrès du PC
italien abandonne la notion de centralisme démocratique. Le «
compromis historique » (avec la Démocratie chrétienne) cède la
place à l'« alternative démocratique » (avec les
socialistes).
Jacques Delors fait reporter le Conseil monétaire
européen prévu pour le 7 mars au 14. Mais, comme c'est la date des
élections municipales, il obtient aussitôt qu'on le reporte à
nouveau au lundi 21. Au moins, voilà qui est clair : tout le monde
n'ignore plus que la dévaluation est pour ce week-end-là ! Il
adresse au Président une nouvelle esquisse du programme économique
associé à la dévaluation. La réévaluation du deutschemark par
rapport au franc devrait être de 7 à 8 % ; l'objectif est de
réduire le déficit des paiements de 50 milliards de francs. Les
décisions sont arrêtées : « Limitation des
dépenses des touristes français à l'étranger; publicité pour
inciter les touristes étrangers à venir en France ; réduction des
stocks pétroliers à quatre-vingt-dix jours ; accentuation de
l'effort d'économies d'énergie ; vente, sur cinq ans, des titres
étrangers possédés par les compagnies françaises d'assurances, ce
qui rapporterait 15 milliards par an. »
Delors plaide contre l'autre solution :
« En cas de sortie du Système monétaire
européen, la dépréciation du franc par rapport au dollar
augmenterait alors d'au moins 20 milliards de francs cette année.
Ce serait donc de 70 milliards de francs, et non plus seulement de
50, qu'il faudrait réduire le besoin de financement de la balance
des paiements pour éviter d'emprunter au Fonds monétaire
international. Les mesures de redressement du scénario précédent
devraient donc être toutes fortement accentuées par une ponction
supplémentaire sur le pouvoir d'achat, un dépôt à l'importation ou
un contingentement des importations. »
Le Président : «J'ai compris
: il n'a pas besoin de le répéter. Il est contre le flottement.
»
Jeudi 3 mars
1983
A l'Élysée, réunion préparatoire en vue du
prochain Conseil européen. Plusieurs questions risquent d'occuper
une large part de la discussion : questions monétaires,
négociations sur les prix agricoles, exportations agricoles et
relations avec les États-Unis, règlement sur les fruits et légumes,
élargissement, situation énergétique, questions budgétaires.
Je reçois l'ambassadeur Buckley, venu plaider de
nouveau pour que soit instauré un mécanisme de contrôle des
exportations vers l'Est. Il fait le point sur les études en cours.
Rien de tragique. Toujours le même refrain.
Gilbert Trigano accepte d'être commissaire général
de la future Exposition universelle. Ce diable d'homme saura
sûrement animer tous les experts et les ministres qui vont
inévitablement s'entredéchirer sur un tel projet.
Les Luxembourgeois sont tentés, s'ils n'obtiennent
pas leur part de TDF1 et 2, d'avoir leur propre satellite à seize
canaux avec une étrange compagnie américaine baptisée
Coronet.
Suicides d'Arthur Koestler et de sa femme.
Pourquoi ce suicide me rappelle-t-il celui de Stefan Zweig ? Comme
lui, Koestler voyait la nuit tomber sur le monde. J'espère que,
comme Zweig, Koestler se sera trompé.
Pierre Mauroy au Président: «Contrairement aux apparences premières, le flottement du
franc ne crée pas plus de liberté d'action ; il accroît les
contraintes dans l'exacte mesure où il dégrade notre commerce
extérieur et nos prix. »
Jacques Delors complète son programme : il propose
20 milliards de réductions budgétaires, une augmentation de 1,5 %
des cotisations sociales, la limitation du stock pétrolier à
quatre-vingt-dix jours, des restrictions dans le domaine du
tourisme, la révision des contrats gaziers soviétique et
algérien.
François Mitterrand en débat avec les « visiteurs
du soir ». Discussion confuse. Tout le monde est d'accord pour un
développement massif de l'épargne-logement et du livret A. Sur le
reste, c'est flou, plein de pétitions de principe. En tout cas,
c'est mon avis. Pierre Bérégovoy me lance : «
Tu n'y comprends rien. Tout est politique ! » Même 2 + 2
?
Vendredi 4 mars
1983
Arrêt de la grève des mineurs de Carmaux après
vingt-deux jours de conflit. Un accord est trouvé. Le travail
reprendra le 7.
Jacques Delors est reçu par le Président :
« Si les Allemands nous font connaître le
lundi 14, malgré nos menaces voilées,
leur refus d'une réévaluation unilatérale, il faudra
sortir du SME mardi 15 avec
une annonce du
programme au Conseil de mercredi 16. Si les Allemands réévaluent
d'environ 7%, on peut attendre la
semaine suivante pour agir et mettre en place l'ensemble du
programme. »
François Mitterrand : « Non.
On ne fera rien avant le second tour des élections municipales,
c'est-à-dire le 20. Débrouillez-vous. »
Jean-Louis Bianco veut aller, lundi, voir le
secrétaire général de la Chancellerie allemande. Qu' a-t-il à lui
dire ?
Les avis, les conseils se multiplient de toutes
parts. Roger Priouret écrit à François Mitterrand : « L'été dernier, on pouvait envisager de faire jouer les
clauses de sauvegarde. C'est trop tard aujourd'hui : nos relations
extérieures en seraient altérées. »
Au Tchad, les FANT évacuent Ounianga-Kébir, trop
exposée. Faya est directement menacée.
Dimanche 6 mars
1983
En Australie, le parti travailliste remporte les
élections législatives. Le socialisme fabien a pris racine aux
antipodes.
En France, premier tour des municipales. Dans les
grandes villes, la politisation joue fortement en faveur de la
droite. Le Front national compte 200 élus. Le Pen obtient 11,2 %
des voix dans le 20e arrondissement de
Paris. Stirbois est élu conseiller municipal à Dreux. La gauche
n'est plus majoritaire en voix dans le pays.
A l'Élysée, on analyse la situation. Soirée plutôt
lugubre. Quelques petits fours circulent dans le hall du premier
étage. La plupart des ministres, candidats, sont restés en
province. La gauche résiste dans les villes moyennes, là où les
maires ont amélioré la qualité de la vie et promu des services
publics originaux. L'échec global de la gauche s'explique par la
démobilisation de son électorat le plus jeune et le plus
moderniste.
Le chômage a eu peu d'influence sur l'issue du
scrutin. C'est moins sur la situation économique que sur sa
capacité à résoudre les sous-produits de la crise (insécurité,
urbanisation inhumaine, pauvreté et surtout immigration) que la
gauche est jugée. C'est moins à cause de la faible mobilisation de
son électorat qu'en raison de l'indifférence des jeunes qu'elle a
perdu. C'est moins la fronde des non-salariés que le mécontentement
des cadres qui explique ses mauvais résultats dans les grandes
villes.
François Mitterrand s'isole longuement avec
Laurent Fabius. Il est particulièrement préoccupé par le mauvais
score de Defferre à Marseille : « S'il est
battu dimanche prochain, il devra quitter le gouvernement. » Il en
éprouve beaucoup de peine. « Il est le seul à connaître quelque
chose au fonctionnement de la machine gouvernementale.
»
Comme prévu, Helmut Kohl gagne les législatives
allemandes : 226 sièges sur 497. Il a fait campagne en citant dans
chaque meeting le discours du Président français au Bundestag. Il
faudra le lui rappeler. Je suggère au Président de l'appeler pour
le féliciter et de saisir cette occasion pour aborder le problème
monétaire. Jean-Louis Bianco insiste pour voir demain
Schreckenberger et lui demander de réévaluer le mark. Le Président
pourrait évoquer au téléphone cet entretien de demain avec le
nouveau Chancelier. François Mitterrand refuse et décide même de
reporter le déplacement de Bianco au lendemain du second tour des
municipales : il déteste être placé en situation de
demandeur.
Lundi 7 mars
1983
La plus difficile semaine du septennat commence. A
la radio, Jean Boissonnat en plante fort bien le décor :
« La semaine la plus longue vient de commencer
pour le franc. En effet, la simultanéité de la victoire des
chrétiens-démocrates en Allemagne et du très net recul de la gauche
en France ne peut qu'accroître la tension entre le franc et le mark
au sein du Système monétaire européen. Tension qui nous a déjà
coûté plusieurs milliards de dollars au cours des récentes
semaines...»
Une nouvelle réunion avec Jean-Louis Bianco, André
Chandernagor et nos commissaires à Bruxelles, François-Xavier
Ortoli et Edgard Pisani, prépare le prochain Conseil de Bruxelles.
Notre mémorandum européen de septembre 1981, qui évoquait les
politiques nouvelles, a été accueilli avec politesse... puis
classé. Les problèmes concrets demeurent : le déficit britannique,
le plafond des ressources propres, les fruits et légumes, les
quotas laitiers, les politiques agricoles méditerranéennes, le
contrôle des dépenses budgétaires de la Communauté.
Le Président reçoit Michel Rocard qui plaide
encore en faveur du flottement, et Claude Cheysson qui plaide, lui,
pour le maintien dans le SME. François Mitterrand donne à tous ses
visiteurs le sentiment de n'avoir encore rien décidé. Ou plutôt
donne à chacun le sentiment d'avoir décidé en sens contraire de la
thèse qu'il défend.
Mardi 8 mars
1983
Au petit déjeuner, Pierre Mauroy attaque
violemment Edmond Maire qu'il considère comme responsable, par sa
déclaration de février sur le perron de l'Elysée, de la défaite
électorale : «Je me suis mis d'accord avec
Jacques Delors sur un plan à présenter après la dévaluation. Il
faut aboutir à la réduction de 30 milliards de francs du déficit
extérieur, ce qui signifie : annulation de 10 milliards de francs
sur les 20 de la réserve actuelle, étalement de certains grands
équipements, emprunt forcé d'une durée de cinq ans, hausse de 1,5
point de la cotisation-retraite, 5 à 6 milliards d'économies de
prestations sociales, restrictions des devises exportables,
réduction du volume des stocks pétroliers et des approvisionnements
de gaz prévus par les contrats soviétique et algérien. » Il
explique: « En cas de flottement, il faudrait
ajouter une surtaxe de 20 % à l'IRPP, ou 2,5 points de TVA (ce qui
ferait exploser les accords salaires-prix de l'hiver dernier), ou
un emprunt de 40 milliards, ou encore une augmentation de 1,2 franc
du prix du litre d'essence, ou une combinaison de toutes ces
mesures. » Le Président a le visage fermé.
iMercredi 9 mars
1983
Au Conseil des ministres, Pierre Mauroy constate
la défaite subie aux municipales et s'en prend à ceux qui ont
annoncé, à la veille des élections, un « nouveau tour de vis ». Rocard fouille nerveusement
dans sa serviette pour y chercher un document introuvable.
Déjeuner surréaliste des socialistes (huîtres,
potée bourguignonne, fromage blanc). On y parle des jeunes, des
abstentionnistes, de « la dimension
considérable de l'échec ».
François Mitterrand : «
Comment réussir lorsqu'on trouve dans notre camp les premiers à
dire que cela ne marche pas ? Nous n'avons pas la confiance de
notre propre milieu. Il n'y a rien à attendre des paysans, il ne
faut rien leur demander. Il faut être plus agressif à l'égard de la
droite. »
Il fixe la barre de l'échec à 30 villes perdues.
Mauroy pense qu'on en perdra 40.
Le Président : «Il faut un
discours ferme, simple et juste. »
On reparle du statut de la presse. C'est une
priorité.
A Belfort, Jacques Chirac appelle au « combat national ». Dans la soirée, sur Europe 1,
Mermaz le traite de «factieux ». Tollé
! Philippe Séguin demande la réunion du bureau de l'Assemblée pour
« étudier les suites à réserver à ce nouveau
manquement par M. Mermaz aux règles et traditions du poste qu'il
occupe ». Robert-André Vivien parle à son sujet de
«forfaiture » et demande la levée de
son immunité parlementaire. La droite se sent pousser des
ailes...
Vendredi 11 mars
1983
Mais qui inspire donc les articles de Serge July,
si ouvertement nourris des thèses des « visiteurs du soir » ?
Bérégovoy ? Riboud ? Denizet ? Servan-Schreiber ? J'ai ma petite
idée là-dessus.
Samedi 12 mars
1983
Je communique au sherpa japonais notre refus de signer à
Williamsburg un texte parlant de « sécurité globale » :
« Cela donnerait un droit de regard aux
Américains sur notre politique de défense à l'extérieur de la zone
géographique de compétence du traité de l'OTAN. Et nous ne voulons
pas que les Etats-Unis nous dictent quoi faire au Tchad ou au
Moyen-Orient. »
La querelle sur l'école privée se durcit. Savary
vient informer le Président. Quand un camp est prêt à accepter un
texte, l'autre le refuse. Le secteur privé veut maintenant un
accord, mais les laïcs se radicalisent. Quatre cents municipalités
de gauche refusent maintenant de payer leur contribution aux écoles
privées.
Dans une semaine, il faudra choisir entre
dévaluation et flottement. Le Président a maintenant sur son bureau
trois programmes économiques : celui du Premier ministre et de
Jacques Delors ; celui des « visiteurs du soir » ; enfin celui des
experts de l'Élysée, très proche de celui du Premier ministre, mais
insistant davantage sur la reconquête de l'indépendance nationale,
l'accélération de la lutte contre l'inflation, une plus grande
justice dans le partage des efforts, l'accélération du
développement de la créativité et de la qualité de la vie.
Deux scénarios sont possibles :
- soit sortir
du SME lundi et annoncer mercredi un programme économique brutal,
en particulier avec des clauses de sauvegarde et le dépôt à
l'importation ;
- soit
discuter lundi avec les Allemands, au plus haut niveau, en posant
sur la table tout le « contrat de
mariage » franco-allemand et en
exigeant une réponse pour le lendemain 13 heures. Si la réponse est
positive, c'est la dévaluation ; si elle est négative, il faudra
sortir du SME. Dans les deux cas, on annoncera l'ensemble du
programme économique mercredi, comme dans le premier
scénario.
Le Président a clairement tranché en faveur du
premier scénario.
En tout cas, le secret est gardé et l'ambiguïté
est utile : même si, contre mon avis, la décision était notifiée et
qu'il accepte de faire négocier une dévaluation, faire peser la
menace d'un flottement peut pousser les Allemands, qui n'en veulent
à aucun prix, à accepter une plus forte réévaluation.
Dimanche 13 mars
1983
A Kaboul, le médecin Philippe Augoyard est
condamné à huit ans de prison.
Second tour des élections municipales. Soulagement
: c'est moins mauvais que prévu. L'opposition gagne trente villes
de plus de 30 000 habitants. Édith Cresson prend Chatellerault.
Gaston Defferre est réélu. Ces deux victoires masquent l'ampleur de
la défaite. François Mitterrand, rasséréné, passe la soirée à
l'Élysée et se promène de bureau en bureau, au premier étage. Il
reçoit Jospin, Cheysson, Bérégovoy et appelle Mauroy à Lille.
Il s'interroge à mi-voix : «
Mauroy et Delors ont fait leur temps, dois-je les garder? Et Mauroy
veut-il partir ? »
Demain, il annoncera à Mauroy qu'il le garde pour
mener la politique des « visiteurs du soir ». Acceptera-t-il
?
Lundi 14 mars
1983
A 10 heures, François Mitterrand reçoit Pierre
Mauroy : «A partir de demain soir au plus
tard, en prévision du Conseil européen de lundi prochain, tout va
s'agiter. Une décision monétaire, quelle qu'elle soit, apparaîtra
comme prise sous la pression de l'événement. Il faut donc décider
aujourd'hui. Proposez-moi demain un gouvernement resserré, avec une
politique nouvelle fondée sur le flottement du franc.
»
Pierre Mauroy : « Je ne sais
pas faire. Je ne suis pas l'homme d'une telle politique.
»
Le Président est plus surpris que furieux. Il ne
s'attendait pas à cela. Pour la première fois, Pierre Mauroy lui
résiste.
François Mitterrand déjeune avec Edgar Faure et
Maurice Faure.
A 15 heures, il reçoit Pierre Bérégovoy, Laurent
Fabius et Jean Riboud. Il est déterminé. Il ne leur dit pas que
Pierre Mauroy a refusé de conduire l'action proposée. Il sait que
plusieurs des « visiteurs du soir » guignent sa succession à
Matignon.
A 17 heures, François Mitterrand reçoit de nouveau
Pierre Mauroy qui lui apporte une lettre de démission et confirme :
«Je ne sais pas faire avec le flottement. Il
n'y a pas de corde de rappel. La France deviendrait un gigantesque
Portugal. »
De très mauvaise humeur, le Président demande à
Mauroy de réfléchir.
Il rentre chez lui, rue de Bièvre, où il retrouve
Jospin, Mermaz et Joxe, cependant que Bianco part pour Bonn, afin
de juger de la possibilité d'une éventuelle réévaluation du
mark.
Dans Paris, nul ne sait ce qui se trame, et
personne n'attend de décision avant vendredi prochain, date
absolument limite.
Comment convaincre le Président que nous n'avons
pas assez de réserves pour éviter que le flottement ne tourne à la
catastrophe ? Il ne reste que quatre jours pour le faire changer
d'avis.
Mardi 15 mars
1983
Le petit déjeuner hebdomadaire à l'Élysée est
annulé. Rien à se dire devant Jospin. C'est une affaire de
gouvernement.
A 10 heures, Bianco revient bredouille
d'Allemagne. Il n'a pas vu le Chancelier et le secrétaire général
de la Chancellerie ne lui a fait aucune promesse. Le Président se
sent conforté dans ses décisions : « Il
ne fallait pas y aller ! Nous ne sommes pas
demandeurs. »
A 10 h 30, François Mitterrand reçoit Pierre
Mauroy qui lui explique à nouveau les dangers du flottement.
Magnifique courage du Premier ministre.
A 11 heures, François Mitterrand reçoit Fabius,
Bérégovoy et Riboud. L'entretien dérape. Fabius est trop
influent... Le Président a une nouvelle idée : faire mener la
politique de flottement... par Jacques Delors !
Je cherche Delors. Il est à Matignon avec Mauroy ;
je les rejoins. Delors n'acceptera pas. Notre point de vue commun
est clair : seuls, nous n'y arriverons pas. Il faut que l'un des
ministres parmi les « visiteurs du soir » — Fabius, Defferre ou
Bérégovoy — change d'avis pour que nous ayons une chance de
convaincre le Président. Je demande à Delors de permettre au
directeur du Trésor, Michel Camdessus, de communiquer le montant
réel de nos réserves de devises à Fabius et à Defferre. Quand ils
le connaîtront — il n'est pas loin de zéro —, ils comprendront que
le franc flottant ne peut pas tenir une parité, et que ce serait
entrer dans une spirale infernale.
Delors accepte avec réticence. Il informera
Fabius. J'en préviens le Président, qui approuve.
Mauroy reste avec Jean Deflassieux et Pierre Uri,
qui sont favorables au flottement. Va-t-il se résigner ?
A 15 heures, François Mitterrand appelle Jacques
Delors. Il lui propose de prendre la direction du gouvernement à
condition qu'il accepte de mener une politique fondée sur la sortie
du SME. Delors refuse. Le front Mauroy-Delors semble tenir.
Et maintenant, que faire ? Tous les scénarios si
soigneusement élaborés ont explosé ; il faut improviser. Plus que
trois jours avant la date limite, le Conseil européen.
A 19 heures, le Président reçoit à nouveau Jean
Riboud, Laurent Fabius et Pierre Bérégovoy. Il leur fait part de
son incertitude. Ils croient leur heure venue. Le Président, en
fait, commence à changer d'avis : « Et si le
flottement ne faisait que rendre la rigueur moins juste
socialement?» me dit-il. Il ajoute: «
On dit que j'hésite. Non, je réfléchis. Moins longtemps que de
Gaulle ne l'a fait en novembre 1968. La France m'en saura gré.
»
Manifestation à Paris des étudiants en médecine.
Ce n'est vraiment pas le moment !
Mercredi 16 mars
1983
A 8 heures, petit déjeuner entre Mauroy et Delors
rue de Varenne. Jacques Delors demande à Mauroy de rester à
Matignon, quoi qu'il arrive. «Même s'il faut
accepter la sortie du SME, tu es le meilleur pour cela. Au moins,
avec toi, cela n'ira pas n'importe où. »
A 9 heures, François Mitterrand reçoit Pierre
Mauroy, comme tous les mercredis matin. Mauroy lui déclare accepter
de rester Premier ministre, quel que soit le choix de politique
économique. Il lui demande seulement de le laisser essayer, avant
de décider d'un flottement, d'obtenir une forte réévaluation du
deutschemark : «Stoltenberg vient à Paris
demain voir Delors. Laissez-le négocier. On verra ce que cela
donne.» François Mitterrand l'écoute très attentivement. Là
se situe sans doute le moment de son changement : il accepte de
laisser Delors négocier une dévaluation. Il décide de s'adresser
aux Français le 23 mars. A cette date, de toute façon, quelque
chose aura été fait. Mais quoi ?
Il déclare au Conseil : «Je
ne parlerai que la semaine prochaine, de manière à pouvoir tenir
compte des aspects extérieurs des problèmes. »
Pendant ce temps, en Conseil, Michel Jobert rédige
sa lettre de démission : il sait qu'il n'a aucune chance de rester
ministre du Commerce extérieur et veut prendre les devants avec un
rare manque d'élégance.
A la sortie du Conseil, François Mitterrand prend
Fabius à part : «Avez-vous vu Camdessus ?
Delors voulait que vous le voyiez...
— Non. Pourquoi ? Delors ne
m'en a pas parlé.
— Faites vite et venez me
voir. »
A son retour rue de Rivoli, vers 13 h 30, Laurent
Fabius convoque le directeur du Trésor. Il découvre que les
réserves de change ne permettent pas de tenir plus de quinze jours
en cas de flottement. Il bascule en faveur du maintien dans le SME
et en prévient le Président.
Est-il convaincu ou a-t-il senti que François
Mitterrand, lui, a déjà basculé ? Un peu plus tard dans la journée,
Gaston Defferre fera de même.
A 15 heures, le Président m'interroge : «
Mais si les Allemands refusent de réévaluer,
faut-il accepter une dévaluation unilatérale du franc ?
»
Bonne question. Le tournant est pris. Le Président
a changé d'avis. Formidable effort !
Mais il a aussi changé d'avis sur le Premier
ministre : « Mauroy est usé. Il aurait pu
gérer une autre politique. Mais pas la même. Il doit partir.
»
Qui alors ? Delors ? Fabius ? Bérégovoy ? Je n'en
vois aucun autre.
Le secrétaire général de la Chancellerie téléphone
: le ministre des Finances allemand, Stoltenberg, qui vient à Paris
ce soir voir Jacques Delors, peut-il être reçu par le Président ?
Le Président refuse : ce serait déchoir, pour le Président, que de
négocier avec un ministre. Et il faut que les Allemands croient que
le flottement menace, si on veut en tirer le maximum.
François Mitterrand reçoit Bérégovoy et lui
demande de « penser à la formation d'un
gouvernement dans le cadre du maintien dans le SME». Comme
lorsqu'il était secrétaire général de l'Élysée, Bérégovoy
s'installe dans le bureau de Colliard. Dans son schéma, il ne se
place lui-même nulle part. Par modestie ? Non, c'est Matignon qu'il
vise.
A 16 heures, François Mitterrand reçoit les
lettres de créance des ambassadeurs du Liban, du Laos et de la
Dominique. Corvée inutile dont il a déjà réduit les formalités : on
ne lit plus de discours.
A 18 heures, au cours d'une remise de décorations,
après s'être livré à son habituel exercice de haute voltige —
parler de mémoire des mérites des huit récipiendaires —, François
Mitterrand prend Claude Estier et Louis Mermaz à part et leur
confirme son choix : il accepte la dévaluation.
Il rencontre ensuite Delors avant que celui-ci ne
parte pour La Celle-Saint-Cloud négocier avec Stoltenberg :
« Il faut obtenir une réévaluation du mark de
6 points, avec une dévaluation du franc de 2 points. »
Puis il reçoit à nouveau Jean Riboud et les autres
« visiteurs ». Se savent-ils déjà en perte de vitesse ?
Jobert, convaincu qu'il ne sera pas repris dans le
futur gouvernement, fait porter sa lettre de démission à l'Élysée.
Le Président : « C'est idiot, j'avais
l'intention de le garder, mais à un autre poste... »
En fin d'après-midi, je redis au Président ma
conviction la plus absolue : en six mois, le mark montera par
rapport au dollar ; si nous sortons du SME, nous ne serons plus
assez crédibles pour ne pas subir une forte décote par rapport au
dollar. Et nous entrerons alors dans la spirale des déficits.
Dîner avec François Mitterrand et Laurent Fabius.
Nous sommes informés régulièrement par Delors de sa négociation
avec Stoltenberg. Le ministre allemand propose une réévaluation du
mark de 5 %. Ce n'est pas assez ! Il faut faire croire aux
Allemands que nous sommes prêts à sortir du SME.
Le Président : «Delors est-il
le bon négociateur pour ce moment très difficile ? »
Jeudi 17 mars
1983
Le projet de Canal-Plus fait
la une du Monde, de même que la démission de Michel
Jobert.
La rencontre entre Delors et Stoltenberg n'a rien
donné. Les sorties de devises sont énormes. Il n'y a plus qu'à
attendre. La réunion des Dix est pour samedi.
On ne peut plus reculer. Ce week-end, il faudra
décider du flottement ou de la dévaluation. Il est essentiel que
les Allemands croient que le flottement est probable pour réussir
la dévaluation.
Vendredi 18 mars
1983
Pierre Morel part pour San Diego me remplacer à la
réunion des sherpas, la seule que
j'aurai manquée.
Jacques Delors confirme la convocation du Comité
monétaire européen pour demain.
Je conseille au Président de rassembler dans un
livre ses discours de politique étrangère.
Samedi 19 mars
1983
La réunion des Dix ministres des Finances s'ouvre
à Bruxelles. Rien n'en filtre dans la matinée.
Déjeuner à l'Élysée avec le Président et Laurent
Fabius. Bavardage amical en attendant le résultat de la
négociation.
Dans l'après-midi, Christian Goux revient encore à
la charge, de façon très convaincante, en faveur du flottement. Le
Président : « Décidément, toute thèse est
économiquement justifiable. » Il est maintenant décidé à
maintenir le franc dans le SME si la dévaluation réussit. Mais il
veut changer de gouvernement. Pierre Mauroy, qui est prêt à rester,
est à son avis trop usé pour mener cette politique.
De Bruxelles, Jacques Delors nous informe des
détails de la négociation, complexe et dérisoire. Rien n'est
conclu. Delors: «C'est aux Allemands de
prendre une décision.»
Dimanche 20 mars
1983
Stupeur : à 8 h 30, ce matin, Jacques Delors
déclare à Bruxelles que « des choses
importantes qui vont se passer à Paris le rappellent ». Il
rentre. François Mitterrand enrage : « Mais je
ne lui ai pas demandé de rentrer ! » Delors se croit
probablement déjà Premier ministre. Il est reçu brièvement par le
Président, qui le renvoie à Bruxelles.
Déjeuner à l'Élysée avec François Mitterrand,
Jean-Louis Bianco et Laurent Fabius. On attend toujours les
résultats de la discussion de Bruxelles.
En fin d'après-midi, je raccompagne le Président
rue de Bièvre. Devant la porte, après la millième conversation sur
le sujet, il me demande : « Et si nous
n'étions pas dans le SME, me recommanderiez-vous d'y entrer
maintenant ? » Bonne question. Réponse positive, que
j'espère convaincante.
Lundi 21 mars
1983
A l'aube, la négociation de Bruxelles se conclut :
réévaluation de 5,5 % du mark, de 3,5 % du florin, de 2,5 % de la
couronne, de 1,5 % des francs belge et luxembourgeois, dévaluation
de 2,5 % du franc français et de la lire. C'est correct. Suffisant,
en tout cas, pour rester dans le SME. A présent, il nous faut
partir pour le Conseil européen.
A 10 heures, Pierre Mauroy est en route pour Lille
lorsque François Mitterrand le fait appeler. L'avion du Premier
ministre fait demi-tour. A 11 h 30, il est dans le bureau du
Président. Celui-ci lui demande de rester à son poste «pour l'instant», puis part pour Bruxelles.
Dans l'avion, il me parle en détail des vertus de
chacun des candidats possibles à Matignon. Je penche pour Jacques
Delors. Michel Vauzelle plaide dans le même sens. Le Président
semble décidé : il proposera Matignon à Delors.
Avant que ne commence le Conseil européen, le
Président s'isole avec Delors qui l'a attendu. Il lui parle d'un
accord nécessaire entre lui, Fabius et Bérégovoy. Rien de plus.
Delors rentre à Paris.
Le Conseil, sous présidence allemande, encore sous
le choc des élections allemandes et du réalignement monétaire,
avance sur des problèmes sans importance et renvoie à Stuttgart les
décisions à prendre pour relancer l'Europe. Un mémorandum devra
être préparé sur les enjeux clés. Une discussion confuse a lieu sur
le chèque britannique, au cours de laquelle chacun entend ce qu'il
veut bien entendre.
François Mitterrand a plusieurs conversations
téléphoniques avec Pierre Bérégovoy à Paris. Le Président me dit :
« Le prochain Premier ministre sera Jacques
Delors ou Pierre Bérégovoy. Pas Pierre Mauroy. C'est dommage. Mais
il faut profiter de tout cela pour rebondir. Il faut même parfois
fabriquer des crises pour y parer. Regardez de Gaulle à
Baden-Baden...»
Mardi 22 mars
1983
Ronald Reagan adresse deux nouveaux messages au
Président français sur les négociations de Genève. Les Américains
revendiquent un plafond pour leurs propres installations, mais
n'installeraient pas autant de fusées que le permettrait ce
plafond, la différence entre le plafond et le nombre de fusées
réellement installées devant être, semble-t-il, égale au nombre de
fusées françaises et britanniques. L'emploi du mot « plafond » peut
donc laisser entendre que Reagan accepte une prise en compte
implicite des forces tierces.
8 heures : Jacques Delors, rentré à Paris, et
Pierre Bérégovoy se rencontrent mais ne se mettent d'accord ni sur
une politique économique, ni sur un partage des postes : Delors se
voit à Matignon, gardant le contrôle des Finances ; Bérégovoy
s'imagine tout-puissant aux Finances. Seul point d'accord entre eux
: pas de Fabius aux Finances.
9 heures : François Mitterrand quitte Bruxelles,
avant la fin du Conseil européen, décidé à nommer Delors à
Matignon.
10 heures : Pierre Mauroy attend le Président à
Villacoublay et le raccompagne jusqu'à l'Élysée. François
Mitterrand : « C'est fini pour vous. Je suis
obligé de nommer un nouveau gouvernement. » Il ne lui dit
pas qu'il a l'intention de nommer Delors.
Arrivée à l'Élysée : nous découvrons une forêt de
caméras dans la cour. La pression des médias est maintenant énorme.
Y aura-t-il un changement de gouvernement ? Quel sera le programme
d'accompagnement de la dévaluation ? Il faut décider vite.
François Mitterrand me confirme : «Je vais choisir Delors.» Il réunit Bérégovoy,
Fabius, Delors et Bianco pour un bref déjeuner. On n'y parle de
rien. Puis il reçoit successivement en tête à tête les trois
premiers, candidats à Matignon.
A Jacques Delors, reçu d'abord, il déclare qu'il «
envisage de lui proposer d'être Premier
ministre ». Delors accepte avec empressement. François
Mitterrand lui demande alors de prendre Fabius aux Finances. Delors
refuse : il souhaite garder les Finances, même s'il est à Matignon.
Le Président, blême, ne répond rien. Delors voudrait ajouter qu'il
n'en fait pas une condition sine qua
non, mais se tait.
Le Président reçoit ensuite Bérégovoy. Il lui
annonce qu'il va reconduire Pierre Mauroy, sans lui dire
pourquoi.
Puis il reçoit Fabius à qui il apprend que Mauroy
va être reconduit et qu'il n'aura pas les Finances. Fabius demande
l'Industrie. François Mitterrand lui laisse alors entendre qu'il
sera peut-être Premier ministre, mais plus tard.
A la même heure, je reçois Henry Kissinger avec
qui un rendez-vous avait été pris de longue date. Je l'informe
qu'on s'apprête à changer de Premier ministre, mais, heureusement,
sans lui citer de nom ! J'en suis resté à celui que le Président
m'a indiqué juste avant déjeuner : Jacques Delors.
Vers 16 h 30, le Président m'appelle dans son
bureau : « Vous vous rendez compte, Delors
veut garder les Finances, avec Matignon ! Je ne veux pas me mettre
dans les mains d'un seul homme. Je garde Mauroy ; je l'appelle pour
le lui dire. Appelez Delors, dites-lui qu'il est numéro 2 du
gouvernement. » Il pose la main
sur le combiné et ajoute en souriant : «Alors,
on y va? »
Je reviens, traverse mon bureau, fais signe à
Kissinger de patienter, le temps que j'aille téléphoner du bureau
voisin, qu'occupe Jean-Louis Bianco, à Jacques Delors. Je lui
annonce la nouvelle. Delors : «J'en étais sûr
! Le Président m'en veut. Je lui ai dit des choses désagréables. Si
je ne suis pas Premier ministre, je veux rester ministre de
l'Économie et des Finances, mais avec, en plus, le Plan et le
Budget.
— C'est
d'accord.
— Et la DATAR?
— Non, Fabius l'aura, avec
l'Industrie. C'est plus cohérent.
— Encore lui ! »
A 16 h 45, Pierre Mauroy revient à l'Élysée. Il a
toujours sa lettre de démission en poche. Visiblement, le Président
ne lui a rien dit de très clair au téléphone. Il traverse mon
bureau, ahuri : « Mais qu'est-ce qui se passe,
Jacques ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Le Président va te le dire.
»
Pierre Bérégovoy, qui attend encore, dans un salon
du rez-de-chaussée, depuis la fin de son entretien
d'après-déjeuner, monte me voir. Je l'informe du résultat.
«Je l'avais prévu. François Mitterrand n'est
pas prêt à prendre le risque. Tant pis ! Cette politique de rigueur
échouera, on sortira du SME, et, dans six mois, je serai Premier
ministre.»
Pierre Mauroy revient dans mon bureau dont
Kissinger est enfin parti. Il reste là pour composer son
gouvernement, afin d'éviter des va-et-vient inutiles.
François Mitterrand propose l'Équipement à
Chevènement, qui veut en plus le Plan et l'Aménagement du
Territoire. Impossible : l'un est déjà promis à Delors, l'autre à
Fabius. Malgré les exhortations de Mauroy («
Jean-Pierre, sois raisonnable!
»), Chevènement maintient sa démission, présentée il y a un
mois.
Mauroy retourne à Matignon et reçoit Georges
Marchais et Charles Fiterman : il leur propose un seul ministère,
mais élargi. Ils protestent. Finalement, Fiterman et Rigout restent
tous deux ministres pleins. Fiterman aurait préféré retourner au
secrétariat du Parti et se faire remplacer par Juquin.
Rocard passe à l'Agriculture. Il voulait les
Finances ou l'Éducation nationale. Édith Cresson passe de
l'Agriculture au Commerce extérieur. Emmanuelli prendra le
Budget.
Max Gallo devient porte-parole du gouvernement et
me remplacera pour rendre compte des délibérations du Conseil des
ministres.
A 20 h 35, la composition du gouvernement est
enfin rendue publique. Le nombre des ministres est passé de
trente-cinq à quinze. Le Président refuse de dramatiser :
« Tout cela n'est pas une tragédie ; la France
est riche. Si je parlais maintenant de "sueur et de larmes", je
n'aurais plus rien à dire si une vraie tragédie nous arrivait !...
On dit que j'ai hésité. Mais, lors du refus de la dévaluation par
de Gaulle, le 24 novembre 1968, ce fut bien autre chose :
extraordinaire histoire où la légèreté du processus de décision,
l'inconséquence des ministres, l'abondance des confidences à la
presse furent sans commune mesure avec aujourd'hui.»
Jean-Pierre Chevènement publie un communiqué pour
préciser qu'il avait remis sa démission... le 2 février dernier
!
Début de la grève des internes et chefs de
clinique des centres hospitalouniversitaires.
Mercredi 23 mars
1983
Le Premier Conseil des ministres du troisième
gouvernement Mauroy est réuni. Le Président : « Pour gagner la bataille économique, il nous fallait une
équipe plus resserrée. »
L'équipe de Matignon défait ses bagages et se
remet au travail. Jacques Delors parachève la mise en forme du plan
de rigueur préparé depuis six mois.
Le Président est décidé à le laisser faire :
« Etre impopulaire peut devenir un instrument
de popularité. » C'est d'ailleurs la grande victoire du SME
: il aurait coûté politiquement plus cher d'en sortir que d'y
rester.
François Mitterrand redit à Pierre Mauroy que les
difficultés budgétaires ne doivent pas retarder le transfert du
ministère des Finances à Bercy.
Révolutionnaire : Laurent Fabius propose au
Président de remplacer l'emprunt obligatoire prévu par un paiement,
dès 1983, d'une partie de l'impôt sur le revenu dû en 1984, et de
changer l'année de base de l'impôt en passant au prélèvement à la
source. Fabius plaide : u Avantages : on
réduit le déficit budgétaire ; on ne paie pas plus, mais seulement
plus tôt ; on ne touche pas les petits, qui ne paient pas
d'acomptes d'impôt sur le revenu. »
François Mitterrand : «
Pourquoi ceci n'est-il pas sorti plus tôt des cartons ? Trop tard.
» L'idée — qui est de Gilbert Trigano — est abandonnée.
Dommage...
Ce soir, à la télévision, le Président fixera six
objectifs au nouveau gouvernement : formation des jeunes, baisse de
l'inflation, équilibre du commerce extérieur, soutien aux
exportations, équilibre de la Sécurité sociale, maîtrise du Budget
et développement de l'épargne.
Ronald Reagan confirme au Président français, dans
une nouvelle lettre, le lancement d'un « programme d'armement
défensif » :
« Nous avons, vous et moi,
depuis un certain temps, la charge d'assurer la sécurité de nos
peuples contre la menace la plus terrifiante de l'histoire de
l'humanité. Cela nous oblige à prendre des décisions délicates que
nous nous efforçons présentement, vous et moi, de défendre face à
une forte opposition. Nous devons y parvenir, car il est clair, à
mes yeux, qu'il n'est pas d'autre solution à court terme pour
entretenir une force de dissuasion solide et à pied
d'œuvre face à l'Union soviétique. Dans
le débat qui s'est ouvert aux États-Unis, il
apparaît nettement que les critiques, de caractère émotionnel, sont
en grande partie fondées sur la peur, elle-même suscitée par le
sentiment que nous n'avons manifestement pas d'autre solution que
de construire toujours davantage d'armes offensives. Après avoir
médité sur les réalités et les inconnues de la technologie des
armements, je me suis rendu compte qu'il n'y a guère de solution de
rechange à court terme. J'ai néanmoins la conviction que nous
devons nous efforcer, par tous les moyens possibles, de réduire le
niveau des systèmes offensifs. Mes conseillers —
notamment le Comité interarmes des chefs
d'état-major — ont recommandé récemment
un examen plus approfondi des possibilités inhérentes aux
technologies de défense, donnant ainsi à notre peuple — et à tous
ceux que protège le parapluie de l'OTAN — l'espoir à long terme que
nous pourrons un jour assurer notre sécurité sans menacer personne.
»
L'espace n'est pas encore mentionné. Mais
l'ambition est de plus en plus affichée : «
dépasser le nucléaire », « débarrasser
le peuple américain du cauchemar nucléaire », « rendre les missiles
nucléaires obsolètes et impuissants ». Ce n'est pas la
première fois qu'une telle idée germe en Amérique. Dans les années
50, le Pentagone rêva de la défense anti-aérienne du continent
nord-américain contre une « attaque-surprise » des bombardiers
nucléaires soviétiques ; Washington lança alors un vaste programme
qui fut prêt quand l'apparition des missiles soviétiques le rendit
caduc. Dans les années 50 encore, le Pentagone conçut le projet de
construire des abris antinucléaires individuels pour un montant
évalué à l'époque à 50 milliards de dollars. Dans les années 60, il
eut l'idée d'une protection par des missiles antimissiles...
Jeudi 24 mars
1983
Un Conseil des ministres extraordinaire adopte le
plan de rigueur de Jacques Delors : réduction du déficit
budgétaire, augmentation des vignettes et de la taxe sur l'alcool
et le tabac, forfait hospitalier, emprunt forcé, réduction des
stocks pétroliers, contrôle des changes et limitation des devises
autorisées aux touristes français partant à l'étranger.
Tout cela aboutit à une ponction de 65 milliards
sur la consommation des ménages, soit 2 % du PNB. On reprend ce
qu'on avait donné en juin 1981. Fiterman, prudent, approuve, mais
ne commente pas. Il n'ose sauter le pas. Rocard demande
l'instauration de dépôts à l'importation, que lui a « vendus » le professeur Kaldor, Prix Nobel
d'économie.
Le Président conclut brièvement en rappelant que
la rigueur ne doit pas remettre en cause certains travaux
culturels, dont le transfert du ministère des Finances. Delors se
renfrogne.
La gauche se cherche une doctrine : est-ce «
une parenthèse » (Jospin), la «
rigueur » (Delors), la « rigueur socialement juste » (Mitterrand) ? En
réalité, c'est l'approfondissement de la rigueur décidée en juin
1982, mais sans renoncer en rien aux réformes de structures. Pour
les communistes, la situation est intolérable. Joxe enrage, comme
Jospin, du maintien de Pierre Mauroy à Matignon.
8 ministres délégués et 19 secrétaires d'État sont
nommés. On arrive donc à 43 membres du gouvernement... au lieu de
44 !
Raymond Barre « approuve
» le plan de rigueur. Le reste de l'opposition le
condamne.
Hissène Habré est invité officiellement par le
président Arap Moi à participer au prochain sommet de l'OUA.
Vendredi 25 mars
1983
Le choix du projet pour la « Tête Défense » se
précise. Restent quatre projets absolument anonymes. Le Président
tourne et retourne autour des maquettes installées au
rez-de-chaussée de l'Elysée. Il en aime deux : l'une est un mur de
lumière ; l'autre, une arche immense et délicate à la fois : un
architecte danois inconnu en est l'auteur.
Lundi 28 mars
1983
Le franc tient ; les devises reviennent.
Le Président se replonge dans le projet de loi sur
les universités et les mécanismes de sélection que propose Savary.
Têtu, celui-ci a remis dans le décret les deux réformes que le
Président avait refusées dans la loi : la fusion en un Corps unique
de tous les professeurs, et la suppression de l'agrégation de
droit. Le Président lui fait savoir qu'il ne les acceptera pas plus
dans le décret qu'il ne les a acceptées dans la loi.
Mardi 29 mars
1983
Surprise : le Quai informe benoîtement l'Élysée
qu'un accord est signé entre cinq sociétés françaises et l'Irak
pour la réparation de la centrale de Tamouz ! L'accord prévoit que
le combustible très enrichi, déjà payé par l'Irak, sera livré quand
le réacteur sera reconstruit. Il organise aussi l'usage d'un
combustible moyennement enrichi, l'interdiction d'irradiations
clandestines, l'ouverture du Centre de recherches à d'autres
chercheurs arabes. Il rapporte 500 millions de francs de devises
aux entreprises. Le Quai d'Orsay, tenu informé jour après jour par
les entreprises du déroulement de leurs négociations, n'en rend
compte à l'Elysée qu'aujourd'hui. Le Quai a laissé croire aux
sociétés que l'approbation gouvernementale ne serait plus qu'une
formalité. La signature du contrat a même été l'occasion d'un
cocktail au CEA, réunissant des hauts fonctionnaires du Quai
d'Orsay et de l'Industrie et les signataires irakiens du
contrat.
Le gouvernement a deux mois pour donner son accord
officiel. Le Président est furieux : « C'est
stupide ! On ne va pas reconstruire Tamouz! »
Claude Cheysson, fort ennuyé : « On peut retarder l'agrément, car j'ai dit au ministre
irakien des Affaires étrangères que l'accord entre les entreprises
et les Irakiens ne préjugeait pas de l'accord de la France. On doit
aussi subordonner cet accord au paiement par l'Irak de ses dettes
militaires et civiles, dont le service représente le sixième de
notre déficit extérieur. »
Il faut maintenant choisir entre refuser ce
contrat immédiatement ou tenter d'obtenir le règlement des dettes
irakiennes dans les deux mois avant de refuser. On refusera.
Mercredi 30 mars
1983
Le Conseil des ministres adopte le projet de loi
sur l'enseignement supérieur. Le président répète : « Il n'est pas question, Monsieur le Ministre, de la
création d'un corps unique ou de la suppression de l'agrégation
dans les décrets. » Savary est dépité. Pourquoi y tient-il
tant ? Qu'a-t-il promis, et à qui ?
François Mitterrand répond à Reagan par une
réaffirmation de la position française sur les Forces nucléaires
intermédiaires :
« Compte tenu de sa position
particulière, la France attache la plus grande importance au
respect des quatre principes énoncés dans votre discours du 22
février devant l'American Legion, en particulier à la nécessité de
rejeter tout accord qui impliquerait la prise en compte, de quelque
manière que ce soit, directe ou indirecte, des forces tierces.
»
L'allusion de Reagan aux armes défensives n'est
pas relevée.
Ronald Reagan n'en est plus à l'option zéro.
Devant les ambassadeurs de l'Alliance atlantique réunis à
Washington, il propose «un accord intérimaire
qui réduirait substantiellement les forces nucléaires à des niveaux
égaux des deux côtés ».
Jeudi 31 mars
1983
L'Italie augmente de 500 éléments son contingent
au sein de la Force multinationale, le portant ainsi à 2 100
hommes.
Vendredi 1er avril 1983
Dans une interview à L'Express, Pierre Mauroy
justifie la rigueur. Les mesures prises sont, dit-il, « rudes mais transitoires ».
Entrée en vigueur de la retraite à 60 ans. Je rêve
d'une société où le travail serait devenu si intéressant que la
revendication principale porterait sur un recul de l'âge de la
retraite.
Manifestations pacifistes monstres en RFA, en
Grande-Bretagne et aux Pays-Bas.
Juifs d'URSS : situation désastreuse. L'émigration
s'est arrêtée. Pas plus de trente visas par mois. Désespoir de ceux
qui s'en occupent. Aucun message ne passe. Tous les canaux semblent
bouchés.
François Mitterrand quitte tard son bureau, ce
soir. Je me rends compte que son rythme demeure imperturbable :
arrivée à l'Élysée vers 9 heures, départ vers 20 heures. Jamais de
diner, sauf obligation absolue. Les soirées, me dit-il, sont
réservées à la lecture.
Lundi 4 avril
1983
Le compte est bon : expulsion, demain, de 47
ressortissants soviétiques et de leurs familles, accusés
d'espionnage. Les informations de « Farewell » ont permis d'établir
une liste exhaustive, précise, indiscutable.
Mardi 5 avril 1983
Le Président rencontre le Chancelier allemand.
Kohl : « La jeunesse européenne est contre
l'existence de bases américaines en Europe. Le pacifisme est un
mélange de nationalisme, de courage et de lâcheté morale. Le
pacifisme en RFA précède le nationalisme. Je ne changerai pas un
mot de votre discours du Bundestag et je voudrais que tous les
Allemands apprennent à le connaître. L'Europe devient-elle un
glacis entre les Grands appelés à se battre ailleurs?»
Et maintenant, il faut tirer les conséquences de
la dévaluation pour la préparation du Budget 1984 : stabilisation
des effectifs de la fonction publique et réduction de 10 % des
programmes d'équipement. Les ministres vont réagir. La rigueur
n'est pas une parenthèse ; c'est une politique.
Cheysson est au Luxembourg : « Venez sur notre satellite au lieu d'en fabriquer un !
» Réponse de Werner, le Premier ministre : « Oui, mais il nous faut deux canaux pour émettre aussi en
allemand. » Cheysson : « Pourquoi pas ?
Négocions. »
Mercredi 6 avril
1983
Lord Carrington est remplacé à la tête de la
diplomatie britannique par Francis Pymm.
Le Conseil des ministres adopte un projet de loi
autorisant le gouvernement à procéder par ordonnances pour
l'application du plan de rigueur.
A propos de l'expulsion des Soviétiques, le
Président analyse l'attitude de Moscou : «
Après une première réaction fâchée, l'URSS en comprendra les
motifs. Il faut lui faire admettre que dans ce domaine, il y a un
jeu, et, quand on est pris, tant pis. Cela ne doit pas avoir de
répercussions sur les rapports de politique générale. A vrai dire,
à l'heure actuelle, les Russes ont d'autres chats à fouetter que
celui-là. Ils sont l'objet d'une vexation qui tombe mal, peu de
temps après l'accession au pouvoir de M. Andropov. Mais l'essentiel
n'est pas là, il est ailleurs : c'est dans le problème que pose à
l'URSS l'installation des fusées Pershing. A cet égard, la position
que nous avons adoptée laisse une large marge à la
conciliation.
On n'a pas assez remarqué que
mon discours à Bonn n'a reçu que très peu de critiques, et de
caractère tout à fait rituel, en URSS, car si des gens sont
entraînés à bien lire les textes, ce sont eux ! Ils ont bien lu,
notamment, ce qui était dit sur le fait que c'est la négociation
qui fixera le niveau d'équilibre des forces. Il n'y a donc pas d'a
priori en ce domaine. Tout ce qui marquera que nous ne sommes pas
engagés dans une logique terrifiante sera perçu comme un geste de
conciliation. Ce que nous disons aux Russes, c'est : "S'il n'y a
pas d'accord de votre fait, vous aurez des Pershing. " Mais nous
serons juges des raisons et des responsabilités de ce qui se sera
passé.
Ou bien les Russes nous
considèrent comme des adversaires, et, dans ce cas, l'affaire qui
vient d'éclater n'est qu'une goutte d'eau supplémentaire dans un
contexte général d'hostilités. Ou bien ils constateront que nous
avons pris des positions sages et équilibrées et cette affaire
aura, dans ce contexte, relativement peu d'importance.
Les Russes doivent s'habituer
à considérer que nous avons une politique. La France n'est pas à
vendre, on ne peut pas se contenter d'obtenir des contrats et,
ensuite, ne pas poursuivre les relations. Les Russes doivent
comprendre qu'ils n'ont pas affaire à un ventre mou. Dès qu'ils
l'auront compris, cela marchera mieux, et peut être sera-ce le cas
d'ici la fin de 1983. Dans ce domaine, il y a un secret qu'il ne
convient pas d'étaler plus qu'il ne faut : l'espionnage est une
pratique de tous les pays. C'est un art à la fois admis et
interdit. Il est admis, puisque tout le monde sait qu'il existe ;
mais il est aussi interdit et il y a autour de cela toute une
littérature sur les espions, sur le fait qu'on peut les arrêter,
les maltraiter, qu'ils ne bénéficient pas d'un certain nombre de
garanties, etc.
Dommage que ce soit tombé sur des espions
russes ; j'aurais bien aimé qu'on en trouve
aussi d'autres ; mais il est vrai que quand il s'agit de nos
alliés, ils ont peut-être plus de facilités à se procurer des
renseignements que les Russes. Leurs recherches sont moins
difficiles ! »
L'Assemblée vote la confiance au troisième
gouvernement Mauroy.
Jeudi 7 avril
1983
Le gouvernement français condamne à nouveau
l'apartheid en Afrique du Sud et interdit aux sportifs amateurs
toutes relations avec cet État.
Vendredi 8 avril
1983
Georges Marchais à Roissy : «Je ne suis pas disposé à avaler des couleuvres. »
Est-ce le commencement de la fin de l'Union de la Gauche ?
Un décret crée un corps d'assistants
fonctionnaires titulaires dans les disciplines du droit, des
sciences économiques, des sciences politiques et des sciences
humaines. Les obligations de service passeraient de 3 heures de
cours hebdomadaires sur 25 semaines à 4 heures sur 32 semaines.
François Mitterrand : « Veiller à maintenir
les trois heures. » C'est, pour lui, la condition de la
qualité du travail de recherche des enseignants.
Ronald Reagan écrit à François Mitterrand à propos
du commerce Est/Ouest, juste avant Williamsburg :
«J'ai suivi avec intérêt
l'annonce, par votre gouvernement, des courageuses mesures de
politique économique intérieure que vous venez de prendre. Elles
sont un effort hardi pour assurer un rétablissement durable et non
inflationniste de la France, et je vous souhaite le plus grand
succès dans cet effort. »
Suit un long exposé sur l'Est/Ouest, résumant les
résultats de la réunion des sherpas à San Diego : il propose de
troquer, à Williamsburg, une relative discrétion du communiqué
contre un accord concret sur le contrôle réel du commerce
Europe/URSS. Et il évoque comme un fait acquis l'accord de
Washington de décembre, que la France a refusé d'entériner :
« Sur les relations
économiques Est/Ouest, il est important que nous nous comprenions
l'un l'autre sur ce sujet et que nous ayons à temps un échange de
vues afin d'éviter l'émergence de nouveaux contentieux publics
entre nous. Ce sujet est complexe et requiert du soin pour trouver
la bonne façon d'exprimer en commun nos préoccupations, tout en
respectant la souveraineté nationale de chacun. Je suis sûr
qu'un compromis peut être trouvé. Comme je l'ai souvent déclaré, la relation avec la France est d'une importance vitale pour les
États-Unis et pour la cause de la liberté à l'Ouest. Nos intérêts
communs essentiels nous donnent la force et la capacité de dépasser
des différences d'approche. Votre récente lettre à propos des
forces nucléaires intermédiaires m'a grandement encouragé et
illustre la profondeur de nos intérêts communs. Par-dessus tout, je
crois que nous partageons l'hypothèse fondamentale que le fardeau de notre défense ne doit pas
être rendu plus lourd par nos politiques économiques
vis-à-vis de l'Union soviétique.
Si je comprends bien, vos
soucis essentiels sont les suivants :
Vous ne souhaitez pas que,
dans le domaine des relations économiques Est/Ouest, nous créions
de nouvelles institutions multilatérales qui empiéteraient sur des
domaines de décisions nationales.
Vous ne souhaitez pas que
des décisions multilatérales sur les relations Est/Ouest soient
annoncées au Sommet de Williamsburg lui-même.
[Suit un long examen des études en cours dans
chaque institution : OTAN, OCDE, AIE, COCOM. Puis :]
Je ne souhaite pas accorder
aux relations économiques Est/Ouest une position prééminente dans
l'ordre du jour du Sommet ou dans les discussions publiques autour
du Sommet. Je suis beaucoup plus attaché aux résultats concrets que
nous pourrions obtenir dans le cadre d'autres
institutions.
Seule l'Union soviétique
tirerait bénéfice si l'un quelconque de nos pays ressentait la
nécessité de souligner en public nos différences sur ces sujets.
Ceci ne peut arriver que si nous ne réussissons pas à communiquer
maintenant entre nous avec clarté et franchise au sujet de ce que
nous attendons des efforts menés dans les institutions spécifiques
et sur des sujets spécifiques dans la période qui nous sépare du
Sommet. Si vous partagez le point de vue selon lequel, d'ici là,
nous devrons obtenir les résultats spécifiques que j'ai indiqués,
nous pourrons à ce moment-là nous mettre d'accord sur la
présentation publique que nous en ferons au Sommet, en particulier
dans la déclaration conjointe.
Un accord préalable entre
nous sur la présentation publique de ces sujets assurera presque
certainement le succès d'ensemble du Sommet pour tous les
participants en un moment vital pour le destin économique du monde.
»
Qu'avec clarté ces choses-là sont dites...
Moscou garde son flegme. Le nouvel ambassadeur
soviétique à Paris, Vorontsov, remet une note officielle de
protestation. Il s'étonne devant Cheysson de l'expulsion des
diplomates russes. A l'en croire, à Moscou, « on serait intrigué, on ne comprendrait pas ». Il
parle de préjudice sensible porté aux relations franco-soviétiques,
«d'action arbitraire et arrogante ».
Mais il n'y aura pas, précise-t-il, « de
représailles directes ». La réaction est modérée, comme
prévu. Les négociations commerciales en cours ne subiront pas de
contrecoups.
En revanche, la position de François Mitterrand
sur les euromissiles irrite les Soviétiques au plus haut point. Le
journal soviétique Temps Nouveaux se livre à une critique
approfondie du programme militaire adopté par le Parlement. Il
écrit : «Avec la France, Washington a trouvé
un partisan zélé de ses options zéro et intermédiaire. Par
contraste avec les engagements pris par le PS lorsqu'il était dans
l'opposition (et par M. Hernu lui-même à l'époque), le nouveau
programme met l'accent également sur l'arme à radiation renforcée,
comme ils appellent honteusement la bombe à neutrons. Le nouveau
missile Hadès sera capable d'atteindre des objectifs en
Tchécoslovaquie. La question se pose alors : Paris ne veut-il pas
occuper un créneau sur le flanc oriental de l'OTAN et participer
avec les forces de l'OTAN à la bataille de l'avant ? »
Claude Cheysson réfléchit devant le Président sur
le sens de la stratégie soviétique. Il pose une très fine
problématique : «Pourquoi les Soviétiques
sont-ils si attachés à leurs SS 20 et si opposés aux Pershing ? Les
quelques centaines de têtes nucléaires supplémentaires ne changent
pourtant pas grand-chose au rapport de forces. Ma première réponse
se place sur le plan du découplage : il s'agirait d'appâter
l'Allemagne fédérale, de tenter de la séparer du reste de la
Communauté européenne, puis de progresser vers une neutralisation
de toute l'Allemagne. C'est la seule réponse raisonnable à la
question posée. Mais voici qu'Andropov "recouple" en annonçant
qu'aux Pershing il répondra par une deuxième vague de missiles à
moyenne portée qui menaceront le territoire américain et donc
recréeront la solidarité nucléaire entre Europe et États-Unis.
Comment l'expliquer? Y a-t-il eu à Moscou erreur de raisonnement,
ou plutôt limitation du raisonnement à l'installation des SS 20 et
à la menace sans réponse qui en résulte ? Ou bien le pari
soviétique est-il autre ? Par exemple, celui du pacifisme qui
inhiberait toute possibilité de décision à Bonn, voire à Washington
? Ceci expliquerait la virulence de la réaction à l'approche de
l'installation des Pershing.»
Il a sans doute raison. Ces grands joueurs
d'échecs n'ont qu'une obsession : détacher l'Allemagne de
l'Alliance. N'oublions pas ce que Gromyko a dit à Kreisky il y a
deux ans : l'Allemagne est plus menaçante pour l'URSS que
l'Amérique.
Dimanche 10 avril
1983
Tragédie : assassinat à Albufeira, au Portugal,
lors de la réunion de l'Internationale socialiste, d'Issam
Sartaoui, conseiller politique d'Arafat. Il était venu me voir, il
y a quelques jours, pour me faire part de son intention de se
rendre au Portugal afin de plaider la cause de l'OLP et des
négociations avec Israël. Je lui avais parlé de sa sécurité. Il
avait haussé les épaules en me répondant simplement : « I know they are after me... »
Chirurgien, devenu nomade pacifiste, en avance sur
son temps, il était l'un de ces fous qui, jouant leur vie chaque
jour à la roulette avec insouciance, s'inquiètent du rhume d'un
ami. Récemment, Shimon Pérès, embarrassé, m'avait refusé de le
rencontrer : «Pas encore... c'est trop
tôt...» Un Juste a trébuché sur la route de la paix. Pas en
vain, j'espère.
Mardi 12 avril
1983
Pour mieux comprendre la question du Corps unique
à l'Université, le Président organise un déjeuner avec des
universitaires, mais sans le ministre de l'Éducation. Il rappelle
qu'il souhaite le maintien des concours d'agrégation alors que
celui-ci n'est envisagé, dans le texte, qu'« à
titre transitoire et pour trois sessions au maximum. »
Mercredi 13 avril
1983
Réunion à Matignon, autour du Premier ministre,
sur la dette irakienne. En 1983, l'Irak doit payer à la France 16,8
milliards de francs, dont 7,4 milliards pour les contrats civils et
9,3 milliards pour les contrats militaires. En 1984, les paiements
attendus sont de 10,5 milliards, dont 6,5 milliards pour le
militaire et 4 milliards pour le civil. Ce sont des sommes
considérables. Les Irakiens proposent de rembourser un peu moins de
7 milliards, essentiellement pour le militaire. C'est tout. C'est
peu.
Cheysson estime pourtant que cela constitue un
progrès, puisqu'il ne resterait en 1983 que 2,5 milliards
d'échéances militaires impayées sur un total de 9,3 milliards. «
Une rupture avec l'Irak compromettrait notre
commerce avec les pays du Golfe, car notre position privilégiée
dans ces pays est due à notre soutien militaire à l'Irak»,
dit-il. Il n'a pas grand espoir d'améliorer ces propositions.
Annuler la livraison des Super-Étendard — nom de code : BAZ III —
et bloquer les livraisons provoquerait le retrait de l'offre
irakienne de remboursement partiel de la dette et l'annulation des
commandes des pays voisins.
Pour Pierre Mauroy:
On ne peut demander l'effort de rigueur actuel
aux Français et accepter en l'état des propositions irakiennes qui
représentent 10 milliards de déficit supplémentaire de la balance
des paiements et 3 milliards de coût budgétaire. Il faut prendre le
risque de faire pression sur l'Irak pour obtenir le paiement des
échéances militaires dues en 1983. Des négociations doivent avoir
lieu très vite à Paris avec M. Tarek Aziz. Pour les affaires
civiles, un rééchelonnement pourra être envisagé après accord sur
les surcoûts de guerre. L'attitude ferme se justifie par l'effort
exceptionnel et sans faille que nous réalisons pour l'Irak et qui
doit se concrétiser par la livraison de Super-Étendard. La France
doit être mieux traitée que les autres créanciers.
Claude Cheysson :
Non. Il ne faut pas aller jusqu'à une rupture
avec l'Irak, qui serait catastrophique sur tous les plans. Il faut
redire très fermement à l'Irak que notre situation économique ne
nous permet pas d'accepter un report des échéances militaires, et
que nous faisons une concession majeure en acceptant de reporter
6,5 milliards de contrats civils.
Jean-Louis Bianco
s'inquiète : Cheysson fait une présentation
tout à fait "partielle " du problème de la dette irakienne. On ne
peut passer 2,5 milliards par pertes et profits !
Il faut que ce soit Jacques Delors qui mène la
négociation. Il résiste mieux que Cheysson.
Réponse de François Mitterrand à Ronald Reagan :
la position française sur le commerce Est/Ouest reste
immuable.
« Il est exact, comme vous
le rappelez en marquant votre accord, que la France s'oppose à la
création de tout organisme multilatéral nouveau pour le commerce
Est/Ouest. En outre, la France est hostile à toute initiative et à
toute annonce publique dans ce domaine à l'occasion du Sommet de
Williamsburg. Une remarque d'ordre général s'impose pour commencer
: ce programme de travail mené sur une base objective avec de
nombreux experts n'a pas été conçu pour être nécessairement achevé
à la veille du Sommet de Williamsburg...
Pour ce qui est de la
présentation publique de cette question à Williamsburg, je suis
d'accord avec vous pour qu'un bref passage soit élaboré à la mi-mai
entre nos représentants personnels dans l'esprit du présent échange
de lettres. Mais j'insiste pour que, comme vous l'avez dit
vous-même à plusieurs reprises, la réunion suprême, celle de
Williamsburg, ne soit pas consacrée à l'examen de textes détaillés
préparés par nos collaborateurs, mais qu'elle permette, au
contraire, la libre discussion d'un niveau convenable lorsque les
chefs des exécutifs de nos pays se rencontrent dans l'intimité. Au
demeurant, l'importance et le caractère délicat des relations
économiques Est/Ouest qui font l'objet de ces études ne doivent pas
masquer l'importance plus grande encore des relations économiques
Ouest/Ouest et Nord/Sud. »
Enfin, le Président souligne qu'il y aura d'autres
sujets à l'ordre du jour de Williamsburg :
« Chacun des sept chefs
d'État et de gouvernement qui vont participer à ce Sommet
reconnaît que rien n'est plus important, à
l'heure actuelle, que de remettre les économies sur la voie d'une
croissance non inflationniste et durable. A partir de cet accord de
principe, qui doit être clairement perçu par nos opinions, notre
tâche commune est de créer ensemble un environnement favorable à la
relance par une bonne concertation de nos initiatives, afin de ne
pas laisser passer une occasion et de tirer parti, selon la
situation propre à chaque pays, des marges de manœuvre disponibles.
Cet effort n'atteindra sa pleine efficacité que si nous parvenons à
recréer, par étapes, les conditions d'un système monétaire
international stable, et à intensifier notre coopération
technologique... »
Vendredi 15 avril
1983
Violent accrochage entre Laurent Fabius et Jacques
Delors : Delors, qui contrôle le Budget, veut utiliser l'épargne
collectée par l'emprunt obligatoire de mars pour réduire les autres
besoins d'emprunt de l'Etat ; Fabius, qui n'est plus au Budget,
veut l'utiliser pour financer l'investissement industriel.
François Mitterrand tranche : la moitié sera
utilisée pour un Fonds d'investissement, et le reste sera
neutralisé.
Le départ du gouvernement de plusieurs ministres
pose de redoutables problèmes de reconversion.
Paul Legatte écrit à ce propos au Président :
« L'un, qui vient de démissionner du
gouvernement, fait savoir qu'il est candidat à la présidence
d'ELF-ERAP. Cette démarche a certainement dû lui coûter. Mais il
serait probablement disposé à payer le prix d'une telle faveur.
»
François Mitterrand note en marge : «Pierre Mauroy pense à un autre. Lui parler de celui-là.
»
Legatte poursuit : « Un autre
ministre serait gêné, tant sur le plan moral que matériel, de se
retrouver instituteur en septembre prochain. Il est tout disposé —
pour ne pas dire désireux, voire anxieux - à examiner toute
proposition. L'intéressé est trop jeune pour le Conseil d'État,
mais il a le bon âge et la qualité pour présider un établissement
public pas trop technique, genre Société du Loto-Loterie nationale,
ou la Caisse nationale des Banques, dont la vacance est quasi
certaine pour octobre 1983. » On trouvera quelque chose pour
lui.
La droite, elle, n'a pas de tels problèmes : le
secteur privé recrute aisément ses anciens ministres dans mille et
un conseils plus ou moins discrets. Nul ne s'en offusque. A droite,
il s'agit, pour les recasés, de « nouvelles carrières » ; à gauche,
de « parachutages ».
Samedi 16 avril
1983
Réunion des sherpas, cette fois à Williamsburg.
Être logés dans un hôtel de troisième catégorie n'est pas trop
grave. Les cafards dans les chambres sont plus gênants ! Façon,
pour les Américains, d'affecter à leurs alliés des économies
budgétaires...
Allan Wallis préside. Décidément, cet homme est
bien anachronique : quand il parle de la «
crise », j'ai d'abord du mal à comprendre qu'il s'agit de
celle de 1929.
Nous traitons pour commencer des aspects matériels
du Sommet. Reagan ayant besoin de beaucoup se reposer, le nombre
d'heures de discussions sera inférieur à celui du Sommet de
Versailles. Aucun ministre ne pourra parler à la presse durant les
séances. A la fin du Sommet, Reagan se contentera de lire le
communiqué conjoint avant que chacun ne fasse sa propre conférence
de presse. Les installations semblent annoncer la présence de
quelque 6 000 journalistes, ce qui confirme la volonté de faire de
la rencontre un événement électoral.
Sur le fond, l'Administration américaine n'a, pour
l'instant, pas de grande idée à proposer. Elle se contentera, dit
Wallis, d'essayer de «passer entre les gouttes
» pour que ce Sommet ne soit pas, comme les précédents,
l'occasion de l'affirmation publique de différends entre les
dirigeants.
Il est convenu que le projet de communiqué
économique ne sera préparé qu'entre sherpas, et seulement à la fin
de la première journée du Sommet. Cela présente le risque de voir
les Américains débarquer au tout dernier moment avec un texte long
et précis, et donc difficilement amendable. On approuvera aussi les
deux rapports demandés à Versailles sur la coopération monétaire et
sur la coopération technologique.
Tous les Européens insistent sur le caractère
inacceptable des taux d'intérêt réels américains (presque 7 %, soit
le niveau le plus élevé dans l'histoire économique mondiale), qui
perturbent le commerce, faussent le niveau du dollar, ralentissent
les investissements, augmentent le coût des dettes et accélèrent
l'inflation. Tous les Européens exhortent les Américains à
équilibrer leur budget et à assainir leur économie. Les Américains
sont devenus d'une très grande prudence sur la durée de leur
reprise économique. Ils reconnaissent qu'un taux de change trop
instable constitue une forme de protectionnisme. Ils ne sont pas
prêts à accepter l'idée d'un Plan pour le Tiers Monde. Pour eux, le
développement se résume au commerce.
Une angoisse se fait jour devant l'inextricabilité
des problèmes de l'endettement international. Sans vouloir semer la
panique, Allan Wallis exprime un sentiment d'impuissance face à la
crise financière à venir. Sprinkel, l'ineffable directeur américain
du Trésor aux cravates de plus en plus voyantes, s'attend, dans les
prochains mois, à des quasi-faillites de l'Indonésie, du Nigeria,
du Venezuela, des Philippines, de la Pologne et, pour la seconde
fois, du Mexique. Le directeur du Trésor américain souhaite donc
que ces questions soient évoquées très discrètement entre ministres
des Finances, avant le Sommet et au cours du Sommet. Mais, surtout,
pas de communiqué : cela effraierait les marchés. Il propose de
réunir les ministres du Commerce des Sept à Bruxelles et de les
associer à ceux des Finances à la prochaine réunion de l'OCDE à
Paris, en mai. Je refuse : de telles réunions risquent d'aboutir à
la création d'une nouvelle institution à Sept, une sorte de GATT
des pays industrialisés pouvant conduire, à terme, à un OTAN
économique auquel les Américains rêvent depuis 1973. S'il existait,
c'en serait fini de toute construction européenne : chacun des Dix
irait à Washington chercher un compromis bilatéral.
Sur le commerce Est/Ouest, les choses s'annoncent
mal. En apparence, l'obsession des Américains est d'éviter tout
conflit lors du Sommet, et Allan Wallis m'affirme même que le
Président des États-Unis ne souhaite pas qu'il soit question à
Williamsburg des rapports économiques Est/Ouest, qu'il
«se contenterait volontiers, dans la
déclaration finale, d'une formule identique à celle que le
Président français a proposée dans sa lettre (faire mention des
études entreprises dans les différentes instances
spécialisées : OTAN, OCDE, COCOM, AIE). Mais, ajoute-t-il, à condition que ces études aboutissent à certaines
conclusions auxquelles le Président Reagan tient particulièrement.
» Il m'en donne la liste sous le sceau du plus grand secret :
«L'engagement de fixer un plafond de 30 % à nos achats gaziers hors
OCDE; l'obligation de ne pas subventionner les crédits aux pays de
l'Est ; l'extension de la compétence du COCOM. »
Jamais on ne nous a demandé des choses aussi
précises et aussi inacceptables !
La prochaine réunion des sherpas devra permettre,
toutes les études étant alors terminées, de savoir s'il est
possible de maîtriser les discussions à Williamsburg.
Enfin, le sherpa
anglais m'annonce que les élections britanniques auront lieu en
juin. On peut donc s'attendre d'ici là à quelques éclats de Mme
Thatcher.
Pourquoi faut-il que, dans ces réunions,
j'apparaisse toujours comme le seul résistant à la mainmise
américaine sur l'autonomie européenne ? Travers français, sans
doute : admirer l'Amérique sans jamais rien lui céder...
Attentat contre l'ambassade des États-Unis à
Beyrouth : 70 morts et disparus.
Les patrons continuent de réclamer la réduction
des charges des entreprises. François Michelin écrit à François
Mitterrand pour suggérer de remplacer les augmentations de salaires
par des obligations émises par l'entreprise à taux d'intérêt
faible, d'affecter une partie de l'emprunt forcé et de l'impôt à
l'aide aux entreprises, et de remplacer la taxe professionnelle par
une augmentation de TVA.
Yvon Gattaz, reçu à l'Élysée, déclare à sa sortie
qu'il a trouvé le Président très « attentif
» à ses propres suggestions : allégement de la fiscalité,
simplification du temps partiel, assouplissement des règles
d'embauche et de licenciement.
Mardi 19 avril
1983
Nouveau Conseil restreint sur les importations :
on décide une réduction des crédits aux importations autres que de
matières premières et de machines indispensables, la réduction à
quatre-vingts jours des stocks de pétrole et de produits raffinés,
la diminution drastique des stocks de produits charbonniers. Pour
les produits destinés à l'agriculture (semences, engrais et
machines agricoles), dont le solde s'est détérioré de 3,5 milliards
de francs en 1982, une concertation avec le monde agricole doit
être engagée de toute urgence.
François Mitterrand écrit à Reagan après
l'attentat contre l'ambassade américaine à Beyrouth :
«Je tiens à vous dire
personnellement combien je trouve odieux à tous égards les
attentats comme celui qui vient d'avoir lieu particulièrement à
votre ambassade à Beyrouth. Mon indignation devant cet acte est
d'autant plus profonde qu'il est commis dans un pays parmi les plus
meurtris et dans une ville où nous collaborons étroitement, au sein
de la Force multinationale, à une œuvre de paix dont nous pouvons
être fiers. Rien, je pense, et surtout pas des actions terroristes,
ne doit nous détourner de poursuivre nos efforts pour aider le pays
et les peuples de cette région à sortir des engrenages destructeurs
dans lesquels ils se trouvent enfermés. Je vous prie, Monsieur le
Président, de transmettre aux familles des victimes l'expression de
ma profonde sympathie et de recevoir pour vous-même mes
condoléances attristées. »
Mercredi 20 avril
1983
Charles Hernu présente le projet de loi de
programmation militaire en Conseil des ministres. On remet à plus
tard la réduction de la durée du service militaire.
Le Conseil adopte la liste des douze programmes
prioritaires d'exécution du IXe Plan.
Liste intéressante, en ce qu'elle définit les priorités de ces
prochaines années :
1 Moderniser l'industrie par l'introduction des nouvelles
technologies de production;
2 Utiliser plus rationnellement l'énergie;
3 Vendre mieux en France et à l'étranger ; libérer
l'initiative des cadres ;
4 Mener une politique active de l'emploi, en
particulier par l'organisation
du temps de travail ;
5 Favoriser l'innovation, développer les services aux
entreprises et former les hommes aux nouvelles
technologies;
6 Promouvoir la culture par le développement des industries
de communication;
7 Poursuivre la rénovation du système éducatif et favoriser
l'insertion sociale et professionnelle des jeunes ;
8 Répondre aux besoins de la décentralisation et aux
exigences de l'équilibre territorial ;
9 Moderniser le système de santé et maîtriser sa gestion
;
10 Mieux vivre dans la ville ;
11 Améliorer la sécurité;
12 Développer et orienter l'épargne pour les besoins de la
modernisation.
Rocard, qui n'est plus chargé du Plan, réclame
l'ajout d'un programme «Agriculture».
Nucci veut en plus un programme «Aide publique
au développement ». Le Premier ministre est hostile à ces
ajouts, en dépit de l'intérêt politique de leur annonce. Les 12
programmes adoptés sont « horizontaux », comme Rocard l'avait
d'ailleurs lui-même souhaité dans ses fonctions précédentes. Si
l'on commence à accepter des programmes sectoriels tels que
l'Agriculture, comment résister au Commerce, aux Transports, à la
Mer, aux Personnes âgées, etc. ?
Le Comité central du Parti communiste décèle dans
l'analyse des résultats des élections municipales « un début de remontée de l'influence du PCF». Il
lui a fallu quinze jours pour le découvrir !... En dépit de ses
vives critiques contre la nouvelle politique de rigueur, le PC n'a
pas l'intention de quitter le gouvernement.
Le Parlement européen proteste contre la
limitation des sorties de devises imposée aux touristes par le
programme de rigueur. Cheysson fait revoir par François Mitterrand
la réponse qu'il doit faire cet après-midi à ce sujet à l'Assemblée
nationale :
« La Commission européenne,
écrit-il, a reconnu que les récentes mesures françaises étaient
"positives et courageuses " ; elle a rappelé qu'il y a quatorze
ans, un gouvernement français, d'une autre orientation politique,
avait déjà dû adopter des dispositions semblables et prévoir un
carnet de change pour les voyages à l'étranger ; elle a souligné
que quatre autres pays de la Communauté recouraient actuellement à
des restrictions dans ce domaine.
Mais notre pays n'a pas plus
besoin de tels commentaires que des critiques de l'Assemblée
européenne. Les institutions communautaires doivent rester dans
le cadre de la mission qui leur a été
confiée et qui est déjà assez difficile et assez exaltante.
»
Le Président barre le premier paragraphe et note :
« Inutile. On n'a pas besoin de
caution.»
Le Parlement adopte définitivement la loi
autorisant le gouvernement à procéder par ordonnances à la mise en
œuvre du plan de rigueur.
Jeudi 21 avril
1983
Il faut parler commerce aux Allemands, au plus
haut niveau : la RFA, notre premier client et notre premier
fournisseur, est devenue, l'année dernière, cause de notre premier
solde négatif bilatéral, avant l'Arabie Saoudite et les États-Unis.
Le déficit a presque quadruplé en trois ans et atteint 38 milliards
de francs en 1982. La prévision est de 45 milliards de francs pour
1983 ! Au Sommet franco-allemand du mois prochain, il faudra
demander une action commune en vue du rééquilibrage : le
démantèlement des normes techniques allemandes, forme hypocrite de
protectionnisme, l'ouverture des marchés publics allemands aux
produits français, la surveillance par l'Allemagne de la vente en
Europe de produits pseudo-allemands venant d'Europe de l'Est. Les
Allemands doivent aussi accepter la disparition des « montants
compensatoires monétaires positifs » — inventés à Bruxelles pour
compenser les effets négatifs de la réévaluation du mark pour les
agriculteurs allemands et qui jouent comme une subvention à
l'exportation et un frein aux importations. Il n'y a en effet
aucune raison pour que la RFA, qui tire pleinement avantage d'une
monnaie forte sur le plan industriel, refuse d'en supporter les
conséquences dans le secteur agricole. Il serait donc normal, au
total, qu'en 1983 la RFA prenne sa part du fardeau communautaire ;
la France a assumé jusqu'ici un rôle de locomotive dont les
exportateurs allemands ont tiré profit.
François Mitterrand répond à François Michelin
:
« Votre lettre et les
propositions qui y étaient jointes m'ont beaucoup intéressé.
Certaines d'entre elles, telles la possibilité d'augmentation de
salaire sous forme d'obligations d'entreprise ou l'utilisation de
l'emprunt obligatoire à la diminution de l'endettement des
entreprises, sont conformes à des décisions qui viennent d'être
prises par le gouvernement. Vos autres propositions méritent une
étude approfondie à laquelle je demande au ministre de l'Economie,
des Finances et du Budget de faire procéder. »
Voici que se dégèle la construction européenne :
Helmut Kohl, qui prépare le prochain Sommet de juin, sous sa
présidence à Stuttgart, écrit à François Mitterrand. Il plaide
d'abord pour le maintien des « montants compensatoires monétaires
positifs », qui protègent l'agriculture allemande :
«Je suppose que les
négociations extrêmement difficiles sur l'ajustement des cours
pivots au sein du SME, qui viennent d'être menées à bon terme, vous
ont montré comme à moi-même combien nous restons fidèles à notre
volonté déclarée de partager les efforts en Europe, en particulier
entre nos pays, de tenir compte de nos intérêts mutuels et de nous
soutenir réciproquement. L'issue de ces entretiens devrait nous
encourager à consolider le SME en faisant converger davantage les
politiques économiques de nos pays. Dans ce contexte, je me permets
de faire appel à votre compréhension pour les problèmes de
l'agriculture allemande. »
Puis il va plus loin et propose un rapprochement
économique des Dix :
«... C'est pour cette raison
qu'il me semble indispensable de prendre toutes les mesures
pratiques permettant de promouvoir davantage un rapprochement des
politiques économiques entre les Etats membres de la Communauté
(...). Durant notre présidence, nous nous efforcerons de réaliser
des progrès dans ces domaines, progrès sur la base desquels vous
pourrez œuvrer à votre tour lorsque la présidence de la Communauté
économique passera à la France, le 1er janvier prochain. Je serais heureux que nous parvenions,
aux prochaines consultations franco-allemandes, à faire progresser
en commun ces questions... Je propose le rapprochement vers un
espace économique unique. »
Un projet européen apparaît, fragile, après
l'épreuve de vérité de mars. Un espace économique ouvert, et,
au-delà, un rapprochement monétaire et politique, peut-être même
une politique étrangère et une défense communes. Cela supposera une
véritable unité franco-allemande pendant les trois présidences
communautaires à venir (allemande, grecque et française). De là,
tout peut résulter : la résolution des contentieux, la relance de
la construction européenne, la fin de l'europessimisme.
Vendredi 22 avril
1983
Un nouveau Conseil restreint se tient sur le
Commerce extérieur. On y parle normes et TVA, deux moyens détournés
de réduire nos importations. Le nouveau ministre du Commerce
extérieur, Édith Cresson, explique qu'il faut défendre notre marché
intérieur pour développer une offre française compétitive. Jacques
Delors répond que les subventions des exportations coûtent plus que
prévu à la loi de finances : les bonifications d'intérêt dépassent
de 1,1 milliard le plafond fixé. Le Premier ministre rend compte de
l'installation de la délégation au Commerce.
François Mitterrand : « La
délégation doit avant tout restreindre discrètement mais
énergiquement les importations partout où c'est nécessaire et
possible. Édith Cresson semble tentée d'en faire aussi un outil
d'aide aux industriels pour fabriquer français : mais c'est là le
travail de Laurent Fabius. »
Dans la nuit, violentes manifestations des
éleveurs de porcs en Bretagne, notamment à Quimper, Saint-Brieuc et
Chateaulin.
Les Luxembourgeois ont décidé : ils vont lancer
leur satellite avec les Américains en 1986. La CLT n'en est pas, du
moins officiellement. Est-ce du bluff ? Ou le loup américain dans
la bergerie européenne ? François Mitterrand demande à Jean Riboud,
actionnaire de la CLT, de l'empêcher.
Samedi 23 avril
1983
Washington informe le gouvernement français d'une
nouvelle vente de céréales américaines à l'Union soviétique :
« Nous regrettons de n'avoir
pas pu vous consulter au préalable sur cette décision, mais notre
silence tenait à la nécessité de garder l'information secrète de
façon à ne pas gêner les négociations par des révélations
prématurées. »
Cynisme...
Dimanche 24 avril
1983
La presse est pleine de commentaires sur les
décisions prises la semaine dernière : les éditorialistes parlent
de reniement, de la fin du socialisme... François Mitterrand :
«Je ne renie rien et aucune réforme n'est
abandonnée. » De fait, au cours de ces mois de crise,
personne, vraiment personne n'a songé à proposer de revenir sur la
moindre réforme de structures. C'est effectivement la fin des
grandes illusions en matière de transferts sociaux ; mais sans
remise en cause des réformes. Et, en fait de « grand tournant », on
n'a fait que confirmer la politique conjoncturelle de juin dernier,
reprenant l'essentiel des « largesses de juin 1981, elles-mêmes
inférieures à celles accordées par Jacques Chirac en 1975. Mars
1983 n'a pas marqué un tournant, mais une confirmation. L'«
autre politique », elle, eût constitué
un tel tournant. Mais cela, personne ne veut l'admettre. On tient à
tout prix à nous faire confesser nos péchés...
Après l'échec du référendum sur le nucléaire, les
socialistes autrichiens perdent la majorité absolue à l'Assemblée.
Le Chancelier Bruno Kreisky se retire. Sans Kirshlager, Kreisky et
Koenig, l'Autriche n'est plus qu'un petit pays oublié en marge de
l'Europe. J'oublie Waldheim, qui lui fait tant de tort.
Lundi 25 avril
1983
Dans une interview au Spiegel, Andropov reproche
aux États-Unis de chercher à porter atteinte à la sécurité de
l'URSS et de détruire l'équilibre actuel. Il prévient « de manière claire et nette » que le déploiement
des Pershing « l'obligerait » à revenir
sur le moratoire proclamé par Brejnev (par lequel le Kremlin
s'engageait à ne plus déployer de missiles SS 20 visant l'Europe
occidentale), à déployer des « moyens
supplémentaires, de concert avec les autres États membres du Pacte
de Varsovie, et à prendre les mesures requises visant le territoire
des États-Unis mêmes ».
François Mitterrand est en voyage officiel dans le
Nord-Pas-de-Calais. Alors que, sur tout le territoire national, se
succèdent les mouvements sociaux, le chef de l'État justifie, sur
ces vieilles terres socialistes, la nouvelle politique de
rigueur.
Pierre Mauroy nomme des médiateurs pour tenter de
mettre un terme à la grève des internes et des chefs de
clinique.
Le magazine allemand Stern commence à publier les «
Carnets secrets » d'Hitler. Enorme succès. Énorme
manipulation : ce sont des faux !
Déjeuner avec Fernand Braudel. Il s'intéresse
passionnément à la construction européenne. Et à la défense de
l'Éducation nationale unie, laïque, centralisée. Que de nostalgie
dans son apologie d'un système dont la grandeur passée est
peut-être devenue incompatible avec la poussée
démographique...
Mardi 26 avril
1983
Le Président confirme l'arbitrage du Premier
ministre sur la dette de l'Irak et demande de conclure rapidement
les négociations. Chaque semaine qui passe ajoute 100 millions de
francs aux charges de la COFACE. Tarek Aziz est invité à Paris le
vendredi 6 mai pour boucler les pourparlers financiers avec Jacques
Delors.
Une nouvelle lettre du Président Reagan : s'il
apprécie la rapidité et la franchise de la réponse de François
Mitterrand, il n'en maintient pas moins le point de vue qu'il a
défendu dans sa précédente missive sur le commerce Est/Ouest.
Arafat est informé du désir de la France de ne pas
accueillir sur son territoire la Conférence sur la Palestine.
Mercredi 27 avril
1983
Les textes d'application de la loi portant sur les
enseignants du supérieur introduisent des rigidités
ultra-centralisées, enrégimentent les meilleurs professeurs et
créent des procédures nouvelles de sélection sans les définir avec
précision. Ils laissent entendre que l'on va, à terme, vers la
suppression de l'agrégation et la création d'un Corps unique de
professeurs. Il n'y a plus aucune vision globale cohérente de la
place de l'enseignement dans un projet de société. Tout cela ne
peut que jeter le trouble parmi une masse d'étudiants désemparés et
des professeurs crispés, sans résoudre en rien le problème
essentiel : comment redonner à l'Université une qualité et un
sérieux conformes aux enjeux de l'économie de demain ? Certaines
corporations y trouvent probablement leur compte, mais pas la
qualité des enseignements.
Pour autant, la plupart des problèmes restent
au-delà de la loi, dans les décrets d'application. Exemple type
d'une réforme qui échoue avant même d'entrer dans les faits.
Les taux d'intérêt réels américains sont égaux à
ceux enregistrés de 1929 à 1932, et très supérieurs au maximum
enregistré après la Seconde Guerre mondiale (4 % en 1959). Il en
résulte de lourdes pertes pour l'économie mondiale. Ils
compromettent les tentatives de reprise des pays industriels en
poussant le dollar à la hausse. Pour les pays en développement, ils
entraînent un accroissement des paiements d'intérêts de 40
milliards de dollars depuis 1975, soit trois fois l'accroissement
de leur déficit pétrolier. En 1982, les paiements d'intérêts
représentaient environ les deux tiers du déficit courant de ces
pays.
Jeudi 28 avril
1983
Allan Wallis est à Paris. Il me remet une note
dont l'esprit est résumé par son titre : « Pour encourager la reprise, consolider les valeurs et la
sécurité en Europe. » Les Américains veulent que les
Français acceptent que, sur le commerce Est/Ouest, tout soit décidé
lors de la réunion à Paris du COCOM, qui a lieu avant
Williamsburg.
La France signe le protocole européen abolissant
la peine de mort. Nul ne pourra plus revenir là-dessus sans un long
préavis.
Vendredi 29 avril
1983
Petit déjeuner avec Cheysson et Delors. Pas
question de céder aux Américains sur le commerce Est/Ouest.
Le gouvernement adopte les ordonnances instaurant
le prélèvement de 1 % pour la Sécurité sociale et l'emprunt
obligatoire.
Samedi 30 avril
1983
Arrêt de la grève des internes et chefs de
clinique.
Lundi 2 mai 1983
Départ du Président pour le Népal et la Chine. A
l'atterrissage à Katmandou de l'avion transportant les
journalistes, un train de pneus explose. Comme trois jours sont
nécessaires pour en faire venir un autre, il faut transférer dans
l'avion du Président ceux des journalistes qui nous accompagneront
en Chine. Et sélectionner ceux des invités qui devront rester à
Katmandou. Choix difficile...
Déjeuner avec le Premier ministre népalais entouré
de ses ministres en étranges costumes : veste de smoking, pantalon
de pyjama, col roulé. Dans l'après-midi, Cheysson tient absolument
à ce que le Président signe un texte soutenant la demande du Népal
de déclarer le pays « zone de paix ».
Cela irrite le Président : une telle initiative fâcherait
inutilement les Russes et les Indiens.
A notre retour du dîner chez le Roi Birendra Bir
Bikram Shah, nous trouvons, installés dans le hall de notre hôtel,
trois ministres népalais qui attendent sagement la signature par la
France du texte négocié par Cheysson. Embarrassant. De peur d'être
critiqué par le Président, Cheysson refuse de les voir et file, en
rasant les murs, jusque dans sa chambre.
Je négocie avec eux pour aboutir finalement à un
texte vide :
«Au cours de ses entretiens
à Katmandou, le Président François Mitterrand a rappelé
l'attachement de la France à la création de zones de paix agréées
par les pays d'une région et à toute approche semblable pour que se
développent la sécurité et les relations pacifiques entre voisins.
La France considère donc avec intérêt et sympathie la démarche du
Népal en vue de se déclarer zone de paix ; elle précisera sa
position à ce sujet dans les prochaines semaines. »
Les ministres népalais font comme s'ils en étaient
heureux.
Mardi 3 mai 1983
A Moscou, Iouri Andropov réaffirme sa volonté de
prendre en compte les forces tierces et propose de compter non plus
seulement en nombre de missiles, mais en nombre de têtes. Il
maintient son plafond de 162 missiles à l'Est comme à
l'Ouest.
Dans l'avion en vol pour Pékin, le Président
bavarde longuement avec Maurice Faure, puis me demande de rédiger
un projet de programme pour un nouveau gouvernement. Il souhaite un
projet exhaustif, prêt pour «dans un
mois ». Pierre Mauroy va donc s'en aller ?
Travail dans l'avion sur le discours que le
Président doit prononcer à Paris dans quinze jours, devant les
ministres de vingt-quatre pays réunis à l'occasion de l'assemblée
de l'OCDE. Arrivé à Pékin, j'expédie le brouillon à Paris. Premier
usage du fax.
A Pékin, le Président est accueilli par le Premier
ministre Zhao Ziyang. Après la petite cérémonie traditionnelle dans
tous les voyages (hymnes nationaux, détachements militaires,
présentation des délégations), nous gagnons une salle de
l'Assemblée du Peuple. Le Président et le Premier ministre sont
assis côte à côte, les deux ministres des Affaires étrangères de
part et d'autre. Vingt à vingt-cinq membres des délégations
officielles se font face dans les deux branches du fer à cheval. Le
Président et le Premier ministre échangent à voix basse des propos
à bâtons rompus. Ils ne savent pas qu'on les entend grâce aux
micros, ce qui donne le sentiment d'un aparté de théâtre.
Zhao Ziyang:
Cette nuit, on a entendu le bruit de la pluie
sur Pékin et nous ne savons pas combien de feuilles sont
flétries...
François Mitterrand :
Le vent ramène souvent des sables du nord sur
Pékin... J'ai bien reconnu la route qui conduit de l'aéroport
jusqu'ici, mais les arbres ont poussé vite. Je suis venu en Chine
en hiver et au printemps ; il me reste encore deux saisons à
connaître...
Les entretiens sérieux sont pour demain.
Mercredi 4 mai
1983
Le Président reçoit Hu Yaobang, Secrétaire général
du Parti communiste chinois.
François Mitterrand :
Nous avons établi des relations il y a un peu
plus de deux ans et j'en garde le meilleur souvenir. Depuis lors me
sont échues de nouvelles responsabilités. Le rôle de la France est
important. Le rôle de la Chine est considérable. En ce qui concerne
notre politique générale, nous nous trouvons souvent
d'accord.
Hu Yaobang: La Chine est un grand pays faible et son rôle n'est pas
très grand au regard de sa superficie. La France est un pays plus
petit ; sa population est très inférieure à celle de la Chine, mais
son rôle est beaucoup plus grand dans le monde, tout
particulièrement en Europe. Et il y a eu en France beaucoup de
grands hommes d'État. En particulier, les Chinois admiraient
beaucoup le Général de Gaulle pour l'action qu'il a menée pour
l'indépendance de la France, quelles que soient ses opinions par
ailleurs. A part le Général de Gaulle, nous, Chinois, nous nous
sommes surtout intéressés depuis à l'action de Votre Excellence. La
France peut tirer une légitime fierté de son rôle très digne en
faveur de la paix dans le monde et en Europe.
François Mitterrand :
La France est un vieux pays et le premier
constitué en Europe, un pays doté d'une grande tradition. J'en ai
aujourd'hui l'héritage. Les Français savent aussi que la Chine est
une grande nation, avec sa propre histoire, que son peuple est
immense et que vous avez une grande volonté de progrès. La France
et la Chine ne sont pas dans la même situation que les grandes
puissances surarmées, mais elles se soucient de la paix et de la
sécurité.
Hu Yaobang: Ce sont les superpuissances qui malmènent les autres pays.
Les Chinois se souviennent de l'action du Général de Gaulle dans la
France libre.
François Mitterrand :
Vous faites allusion à une des pires périodes
de notre histoire, mais nous nous en sommes relevés. J'ai été à
Londres et à Alger aux côtés du Général de Gaulle à cette époque.
Mais vous, vous avez plus du quart de l'humanité à gérer. Je n'ai
pas ce problème.
Hu Yaobang: Aujourd'hui, dans le monde, il y a en effet quatre
milliards d'habitants.
François Mitterrand :
Les événements graves de l'histoire de la
France ont montré la capacité de la France à survivre, mais en
Chine aussi, une petite troupe a réussi à survivre avant d'établir
le régime actuel. Vous et nous avons connu de grandes épreuves que
nous avons surmontées. Ce qui est important maintenant pour nous,
c'est de maintenir l'équilibre mondial et d'assurer le
développement.
Hu Yaobang: Votre pays a une force scientifique et technique
infiniment plus développée que celle de la Chine. Nous devons
rechercher dans notre coopération des avantages
mutuels.
François Mitterrand:
En effet, nous pourrons ainsi obtenir des
résultats de part et d'autre. Aujourd'hui, la France est frappée
par la crise qui affecte tous les pays capitalistes. Cela nous
freine.
Hu Yaobang:
En Chine, après le XIIe Congrès, nous avons décidé de mettre en œuvre 293 grands
projets d'ici la fin du siècle, portant, pour les principaux, sur
l'énergie et les transports. Pour le financement, nous serons
prudents en accumulant petit à petit des fonds. Votre politique
favorable aux transferts de technologies est très sage. Cependant,
des amis des milieux économiques m'ont dit que les prix français
étaient un peu élevés. Peut-être pourriez-vous user de votre
influence sur les milieux économiques pour agir sur ce point
?
François Mitterrand:
Ils sont parfois élevés, mais il faut prendre
en considération la qualité.
Hu Yaobang: Notre politique est d'obtenir la bonne qualité au meilleur
prix.
François Mitterrand:
Notre industrie n'est pas la meilleure dans
tous les domaines, mais nous avons quelques réussites dans des
secteurs de pointe. S'agissant des télécommunications, du
nucléaire, des transports, de l'aéronautique, de
l'agro-alimentaire, nous sommes au tout premier rang. En plus, la
France est un des rares grands pays favorables aux transferts de technologies. C'est une
position raisonnée: le développement de la Chine nous paraît ainsi
un facteur de stabilité et de prospérité pour le monde tout
entier.
Hu Yaobang: Est-ce que vous produisez beaucoup d'engrais
?
François Mitterrand:
Oui, cela fait partie de notre grande capacité
en matière agro-alimentaire.
Hu Yaobang: Vos transferts de technologies vont nous permettre de
développer sérieusement notre coopération.
François Mitterrand:
Un des problèmes principaux de la France,
c'est le manque de pétrole. D'ici peu, 50 % de notre énergie seront
assurés par l'énergie nucléaire.
Vous avez parlé
d'indépendance et tenu des propos très aimables sur le Général de
Gaulle. Aujourd'hui, l'indépendance doit se fonder sur une défense
forte — et vous savez combien la
politique de la France est déterminée dans ce domaine - et sur
l'industrie. Et c'est parce que la France tient beaucoup à son
indépendance qu'elle est prête à aider les autres pays à assurer la
leur. Il a été donné au Général de Gaulle la gloire d'avoir
reconstruit la France militairement et diplomatiquement. Moi, je
voudrais reconstruire la France en la dotant d'une grande
industrie. C'est ce que des pays amis comme la Chine doivent
comprendre.
Hu Yaobang: Quelle est la durée de votre mandat à partir de maintenant
?
François Mitterrand:
Cinq ans encore.
Hu Yaobang: Moi, je suis secrétaire général pour quatre ans encore.
Nous sommes dans des situations proches.
François Mitterrand:
Vous savez, les hommes politiques ne prennent jamais leur
retraite...
Il ne faudra pas que j'oublie cette
réplique...
Hu Yaobang: Pendant le cours de nos mandats, nous pouvons contribuer à
l'amélioration. Chez vous, c'est une République avec un Président.
Chez nous, c'est une direction collégiale assurée par Deng Xiaoping
et les autres.
François Mitterrand:
Vous savez, le Président en France a de grands
pouvoirs, mais le Parlement est très actif aussi. La démocratie
consiste à rechercher l'harmonie au milieu des
contradictions.
Hu Yaobang (levant son
verre) : Je souhaite à votre visite un grand
succès.
François Mitterrand:
J'ai emmené cinq ministres avec moi. Ils vont
avoir aujourd'hui avec leurs homologues des conversations sérieuses
sur des projets communs. Nous pouvons certainement avoir des idées
communes ; par exemple, vous et nous avons nommé une femme comme
ministre du Commerce extérieur...
Hu Yaobang: Quelles sont vos intentions sur la Corée du Nord
?
François Mitterrand:
L'intention de la France — c'est d'ailleurs
l'un des axes de sa politique extérieure — est de prendre en compte, de reconnaître la réalité
internationale. C'est vrai aussi s'agissant de la Corée.
Naturellement, il faut prendre les précautions d'usage, car la
France ignore la Corée du Nord depuis longtemps. Mais j'espère
pouvoir faire le dernier pas après avoir préparé cette situation
nouvelle. Nous devrions, nous, reconnaître le Nord, et vous, le
Sud.
Hu Yaobang :
Séparons ces deux aspects ! Je comprends votre
situation. Nous pouvons ensemble atténuer la tension dans la
péninsule coréenne, essayer de contribuer à une réunification
pacifique.
François Mitterrand :
Nous le souhaitons. Nous avons déploré les
grandes manœuvres navales États-Unis/Corée du Sud. J'ai envoyé il y
a quelque temps un de mes proches collaborateurs à Pyong-Yang pour
étudier ces problèmes.
Hu Yaobang :
Je vous ai posé cette question car le
Président Kim Il Sung nous l'a posée.
François Mitterrand :
Mon souhait est bien que la France soit le
premier grand pays à établir un contact diplomatique avec la Corée
du Nord. Je sais que le Président Kim Il Sung est préoccupé à ce
sujet, mais je dois préparer cette évolution en tenant compte des
divisions.
Hu Yaobang: La situation serait meilleure dans cette zone si l'on
pouvait mettre fin aux ingérences militaires.
François Mitterrand :
J'ai été très sensible à votre visite, et
j'espère qu'après ce second contact nous en aurons de nouveaux. Si
le troisième pouvait avoir lieu en France, ce serait très
bien.
Hu Yaobang: Je serais très heureux de vous rencontrer de nouvelles
fois, douze fois, vingt fois ! Je vous souhaite une bonne santé et
d'être plein de vigueur, et je souhaite que la voix de la France
reste très forte.
Plus tard dans la matinée, le Président reçoit le
Premier ministre Zhao Ziyang. C'est l'occasion pour lui de dresser
un bilan approfondi de sa politique étrangère. La réponse du
Premier ministre chinois est plus claire que celle du Secrétaire
général du PC, notamment en ce qui concerne la « menace soviétique
» :
Zhao Ziyang :
L'exposé que vous venez de faire renforce ma
confiance dans la possibilité d'une
large identité de vues entre nous. Malgré les changements,
l'analyse fondamentale de la Chine reste la même quant aux menaces
qui pèsent sur la paix et la stabilité du monde. L'Europe aussi est
menacée par l'agitation et l'instabilité. Après la disparition de
Brejnev et l'arrivée au pouvoir d'Andropov, on a assisté à des
manœuvres de paix trompeuses, par exemple à propos du
"désarmement", mais le but de l'URSS reste de contrôler l'Europe.
Les seuls changements de sa politique sont d'ordre
tactique.
Face à la menace nucléaire et
au chantage politique, certains pays européens ont pris une
position très cohérente que nous apprécions.
Les grands axes de la
politique extérieure de la Chine sont les suivants : la menace
principale découle de la volonté hégémoniste de l'URSS et des
États-Unis et de leur rivalité, mais nous ne mettons pas sur le
même plan ces deux hégémonismes. L'hégémonisme soviétique est la
source principale de menaces. Nous devons cependant nous opposer
aux deux. Il faut examiner cas par cas. L'hégémonisme le plus
menaçant en général est celui de l'URSS, mais au Proche-Orient, par
exemple, ou en Afrique, en Namibie, c'est l'hégémonisme américain
qui est le problème principal.
D'autre part, la Chine
cherche à avoir avec tous les pays de bonnes relations sur la base
des cinq principes de la coexistence pacifique. Cette politique se
caractérise par sa volonté d'indépendance ; nous n'envisageons pas
que nos relations avec les États-Unis obéissent à la volonté de
l'URSS, ni l'inverse. La Chine se préoccupe avant tout de ses
besoins de sécurité, elle accroît ses relations avec les pays
développés comme la France, et d'ailleurs avec toute l'Europe,
ainsi qu'avec le Japon. Nous souhaitons une Europe puissante et
unie. Nous souhaitons également que des consultations périodiques
puissent être instaurées entre la Chine et la Communauté économique
européenne dans les domaines de la coopération économique et
technique.
En ce qui concerne les
relations sino-soviétiques, nous souhaitons sincèrement améliorer
les relations d'État à État Chine/URSS, mais l'URSS doit manifester
sa bonne volonté en ce qui concerne la présence de ses troupes aux
frontières, en ce qui concerne l'Afghanistan, en ce qui concerne le
Cambodge. Le plus urgent, c'est le Cambodge. Lors de nos dernières
conversations, les Soviétiques ont refusé nos propositions sans
toutefois fermer complètement la porte. Nous attendons le troisième
tour de ces consultations à Pékin. Nous craignons que l'URSS ne
cherche à réaliser la normalisation sans résoudre aucun des grands
problèmes. J'insiste, au demeurant : la prétendue amélioration est
en fait une normalisation des relations d'État à État.
Les relations entre la Chine
et les États-Unis sont, pour leur part, dans une situation peu
enviable, surtout à cause du problème des ventes d'armes à Taiwan.
La visite de M. Shultz n'a pas permis d'aboutir à un progrès. Bien
des choses, bien des ingérences de la part des dirigeants
américains ont blessé les sentiments du peuple, chinois. Mais le
désir de la Chine demeure d'améliorer ses relations d'Etat à
État.
Nous avons parlé par ailleurs
de bonnes relations avec le Japon, avec les pays de l'ASEAN. Avec
l'Inde, nos relations, après une période difficile, s'améliorent.
Nous avons de bonnes relations avec le Népal et la Birmanie. Nous
avons réactivé nos relations avec l'Afrique où je me suis rendu
moi-même. Nous avons de bonnes relations avec les pays du
Moyen-Orient.
Nous apprécions beaucoup
votre position perspicace et très sage sur les questions Nord/Sud ;
nous pourrions coopérer plus activement dans ce domaine. Les pays
développés doivent adopter en commun des résolutions courageuses et
pratiques.
François Mitterrand:
L'exposé que nous venons de faire, vous et
moi, montre qu'il y a beaucoup de points de rencontre entre nos
deux politiques.
Zhao Ziyang:
Je propose que nous parlions, comme convenu,
du Kampuchea et de l'agression vietnamienne. Heng Samrin a été
imposé par des troupes étrangères. Il n'y aura aucun règlement
possible sans retrait des troupes vietnamiennes. Dans l'avenir, le
Kampuchea devrait être un État indépendant, neutre et non aligné.
Le peuple du Kampuchea doit pouvoir faire son propre choix par des
élections libres sous la surveillance des
Nations-Unies.
Il y a une certaine
divergence entre nous sur ce point : comment amener le Vietnam à
retirer ses troupes ? Aucun signe ne montre que le Vietnam ait
l'intention de retirer véritablement ses troupes, contrairement à
l'annonce qui en est faite par Hanoi. En fait, le Vietnam peut
maintenir son occupation du Kampuchea. Pourquoi le Vietnam a-t-il
envoyé ses troupes au Cambodge ? Il s'agit en fait d'un plan très
ancien de confédération indochinoise. Avant la libération de
Saigon, le Vietnam ne pouvait pas se consacrer à cette ambition,
puis cet objectif est réapparu. Le Laos a vite été placé sous
contrôle du Vietnam. A l'heure actuelle, cinq divisions
vietnamiennes sont au Laos. Mais le Cambodge est l'objectif
essentiel. Avant l'envoi de ses troupes au Kampuchea, le Vietnam a
demandé à la Chine son soutien pour la mise sur pied d'une
confédération indochinoise. La Chine a refusé son soutien. Depuis
lors, le Vietnam a considéré la Chine comme l'obstacle principal
sur la route de ses ambitions. De 1976 à 1978, le Vietnam a exercé
beaucoup de pressions sur le Kampuchea et mené des actions sans
scrupules. Le Vietnam était déterminé à agir malgré tout. Il n'a
pas tenu compte de l'opposition de la Chine, ni du poids de la
guerre qu'il avait dû supporter. Il était déterminé à réaliser son
plan coûte que coûte. Le Vietnam ne renoncera jamais. Le Vietnam a
recherché un soutien auprès de l'URSS, qui y a vu la possibilité de
trouver des points d'appui au Vietnam, dans les anciennes bases
américaines.
Nous espérons néanmoins
qu'une solution politique pourra être trouvée et permettra le
retrait des troupes. Il faut donc renforcer les pressions sur le
Vietnam dans ce but. C'est pourquoi nous, à Pékin, nous apportons
notre soutien au gouvernement de Norodom Sihanouk. Pendant la
saison sèche, il y a déjà eu cinq offensives contre la résistance,
mais le Vietnam connaît un dilemme. Nous avons ici un proverbe qui
dit que quand on est monté sur le dos d'un tigre, il est difficile
d'en descendre. Par conséquent, nous soutenons le gouvernement de
coalition, y compris le Kampuchea démocratique.
Si le Vietnam retire
effectivement ses troupes, il faudra apporter une garantie à un
Kampuchea indépendant et non aligné. La Chine soutient le Kampuchea
démocratique, car c'est la seule force effective de
résistance.
Sinon, à partir de cette
confédération, le Vietnam poursuivra sa politique offensive vers la
Thaïlande, son action se combinant avec la stratégie soviétique
de poussée vers le Sud.
La Chine mène une lutte ardue
contre l'agression vietnamienne. Les pays de l'ASEAN soutiennent
cette lutte. Il n'y a eu pour le moment aucun retrait sérieux. Ce
n'est qu'après le retrait que pourraient commencer des discussions.
Pour l'avenir, la Chine espère un gouvernement de coalition
démocratique dirigé par Sihanouk.
Depuis deux ans, pour
rassurer nos amis étrangers, nous avons apporté un soutien accru à
Son Sann et à Sihanouk. Les armes fournies sont très importantes,
mais il n'est pas possible de discuter quoi que ce soit, notamment
pas du désarmement des tendances, avant le retrait des troupes
vietnamiennes.
La Chine connaît les liens
culturels et économiques issus du passé entre la France et les pays
d'Indochine. Nous souhaitons donc que vous usiez de votre influence
pour que le Vietnam retire ses troupes. Nous souhaitons que le
gouvernement français défende les résolutions de l'ONU et celles de
la Conférence internationale sur le Cambodge afin qu'une pression
soit maintenue sur le Vietnam.
Il y a donc certaines
différences entre nous. Nous avons sur le Cambodge une politique
assez différente, bien que les points de départ soient les mêmes,
et cela peut avoir des conséquences non négligeables sur la
solution politique qui sera finalement apportée à ce problème. Mais
nous sommes très heureux de cette possibilité d'échanges très
francs entre nous.
François Mitterrand :
En fait, il n'y a pas de différences
d'analyse. Nous connaissons la volonté ancienne du Vietnam
d'élargir sa sphère d'influence, spécialement vers le Cambodge.
Nous ajoutons seulement que le Vietnam a trouvé un prétexte avec le
régime tortionnaire de Pol Pot. Donc deux raisons se sont combinées
: une raison humanitaire et une raison
d'expansionnisme.
Sur la volonté expansionniste
du Vietnam, nous faisons une analyse identique. Sur la nécessité de
faire évacuer le Cambodge par le Vietnam, nous sommes d'accord. Sur
le fait que le gouvernement de coalition représente seul la
résistance, nous sommes d'accord. Sur le fait qu'il n'y aura pas de
progrès tant qu'il y aura occupation, nous sommes d'accord. Quant
aux résolutions de l'ONU, elles ont été votées par la
France.
Le problème, c'est donc : par
quel moyen agir ? Exercer des pressions sur le Vietnam ? Oui, bien
sûr. Exercer des pressions militaires ? La France ne peut pas. Nous
n'en avons ni les moyens, ni l'intention.
N'oubliez pas d'autre part
que nous avons allégé la charge des combattants cambodgiens en
recevant en France 35 000 Cambodgiens et que nous apportons une
aide aux 250 000 Cambodgiens qui se trouvent dans des camps en
Thaïlande.
Donc nos pressions peuvent
être d'ordre diplomatique. Elles n'iront pas jusqu'à la rupture,
car la France garde des obligations envers le peuple vietnamien.
Mais ces obligations ne doivent pas servir de prétexte au Vietnam,
avec lequel nos relations sont surtout culturelles.
Je rappelle donc que nos
analyses sont identiques et que notre objectif est le même : un
Cambodge indépendant, neutre, garanti, libéré des
tortionnaires.
La difficulté réside dans la
nature du gouvernement de coalition. Nous avons une répugnance à
restituer une chance de gouvernement à des hommes qui ont été à
l'origine de beaucoup des malheurs actuels. Nous sommes contre les
Khmers rouges, non parce qu'ils sont communistes, mais en raison de
ce qu'ils ont fait de barbare.
Zhao Ziyang :
Il est vrai qu'il y a aussi des communistes
dans votre gouvernement.
François Mitterrand :
Il y a même un ministre communiste avec moi à
Pékin... Si les Khmers rouges s'étaient donné des dirigeants
nouveaux, nous pourrions avoir davantage confiance. Mais Heng
Samrin est lui aussi un ancien Khmer rouge. Je répète donc qu'il
n'y a pas d'aspect idéologique dans notre réaction. Nous voulons le
retrait du Vietnam, l'indépendance du Cambodge. Nous souhaitons et
soutiendrons sa neutralité, qui doit être garantie par l'ONU et par
les pays de la région, avec un grand rôle à jouer par la Chine.
Nous avons voté les résolutions de l'ONU, je le répète, et nous
disons au Vietnam, à chaque occasion, que nous condamnons sa
politique au Cambodge. Au total, la seule différence entre nous est
que, bien qu'ayant de bonnes relations avec une composante du
gouvernement de coalition, le Prince Sihanouk, nous n'avons pas
reconnu ce gouvernement. Cela dit, je comprends votre argument sur
la nécessité d'exercer une forte pression sur le Vietnam. C'est un
argument très fort, et il est vrai que reconnaître le gouvernement
de coalition serait exercer une pression. Mais si nous disons que
nous ne reconnaîtrons jamais le gouvernement de Phnom Penh, nous ne
disons pas que nous ne reconnaîtrons jamais le gouvernement de
coalition. (Hochements de tête des Chinois.)
Il n'est pas mauvais que la
France garde des contacts avec le Vietnam, à condition qu'elle lui
parle clairement et qu'elle condamne son occupation du
Cambodge.
Zhao Ziyang :
Nous souhaitons que la France use de son
influence dans ce sens.
François Mitterrand :
Le départ des troupes
vietnamiennes est nécessaire à toute évolution, mais nous
n'avons pas de moyens militaires pour l'imposer. Le droit du
Cambodge à l'indépendance est fondé. C'est pourquoi nous avons
souscrit aux résolutions de l'ONU.
Il serait sage que le
gouvernement de coalition fixe ses objectifs pour le développement
démocratique du Cambodge. Vous avez souligné, comme nous, le rôle
éminent de Norodom Sihanouk. C'est une autre convergence entre
nous.
Zhao Ziyang:
J'avais lu les journaux occidentaux sur cette
question et j'en avais retiré l'impression que nos positions
étaient totalement différentes. Mais, après notre conversation, il
me semble qu'il y a moins de divergences que ne le disent les
journaux. Je suis d'accord en tout cas pour des pressions de la
France sur le Vietnam : pressions diplomatiques, pressions
politiques, pressions morales.
François Mitterrand:
Je m'exprimerai demain devant la presse et je
répéterai tout cela. J'ai demandé à Norodom Sihanouk de revenir me
voir.
Ce que j'ai dit pour le
Cambodge est évidemment valable pour le Laos.
Nous avons en tout cas pu
réduire la marge entre nous. Si les dirigeants Khmers rouges
ressemblaient davantage aux dirigeants chinois, tout cela serait
plus facile! (Rires.)
Zhao Ziyang:
Je vous remercie de ces indications. L'écart
est en effet réduit en ce qui concerne nos positions sur cette
question. La Chine espère sincèrement voir un Cambodge neutre et
non aligné. La Chine souhaite d'ailleurs des discussions sur les
garanties à donner à ce futur Cambodge. La Chine souhaite des
élections libres dont elle respectera les résultats. Mais nous
pensons qu'alors, le Cambodge sera dirigé effectivement par Norodom
Sihanouk. Pour le moment, l'urgence est de renforcer la
résistance.
En ce qui concerne les Khmers
rouges, je ne veux pas les défendre. Ils ont commis en effet des
erreurs assez graves, mais pas aussi graves que ce qu'ont dit les
Vietnamiens. Votre Excellence a participé aux activités de la
résistance française aux côtés du Général de Gaulle. Elle connaît
donc les problèmes que rencontrent les combats de
partisans.
Nous sommes effectivement
dans l'impasse. La résistance ne peut pas vaincre. Mais les
Vietnamiens ne peuvent pas vaincre la résistance qui est active au
centre, à l'est, sur les frontières, autour même de Phnom Penh. Les
soldats vietnamiens sont démoralisés et le nombre des désertions
s'accroît.
François Mitterrand:
C'est toujours difficile d'être une armée
d'occupation.
Zhao Ziyang :
Ils avaient de plus grands succès lorsqu'ils
menaient eux-mêmes leur guerre de partisans...
Pierre dans le jardin de l'ancien ministre de la
IVe République ? Sans doute. Rien n'est
innocent, ici.
Jeudi 5 mai 1983
Le Président est reçu par Deng Xiaoping au palais
de l'Assemblée du Peuple, à Pékin. Le vieil homme malicieux jauge
longuement son interlocuteur. Il confie aux journalistes venus
prendre des photos : « Lorsque François
Mitterrand était venu nous voir il y a deux ans, il était assis à
ma droite, mais, aujourd'hui, mon oreille droite ne marche plus et
c'est pour cela qu'il est assis à ma gauche. »
François Mitterrand:
Quand je suis venu en février 1981, les
changements étaient considérables par rapport à ce que j'avais vu
lors de mon premier voyage en 1961. Mais, même entre 1981 et
aujourd'hui, les changements sont importants.
Deng Xiaoping:
Ce n'est que depuis quatre ans, en fait, que
les choses ont repris leur cours normal. Depuis la fin 1978, plus
précisément, et la réunion des instances dirigeantes du pays qui a
eu lieu à ce moment-là. Beaucoup de choses ont été faites depuis
quatre ans et je pense que nous sommes dans la bonne voie, mais les
problèmes accumulés sont immenses, à commencer par ceux que pose
une aussi forte population. Nous devons poursuivre nos
efforts.
Je suis informé des
entretiens très remplis que vous avez eus avec le Premier ministre
et le Secrétaire général, et je sais que ces entretiens ont permis
de mettre en évidence que nos vues sont souvent identiques, ou, en
tout cas, proches. Nous avons beaucoup de points communs. L'écart
en ce qui concerne nos positions sur l'Indochine a été réduit.
L'essentiel pour nous est de ne pas encourager le Vietnam.
Les agissements de ce pays sont aujourd'hui
inimaginables et rendent impossible que nous lui accordions notre
confiance. La France a des liens historiques avec les pays de
l'Indochine. Nous aussi.
François Mitterrand :
Combien plus anciens !
Deng Xiaoping :
On employait encore au Vietnam, il n'y a pas
si longtemps, les caractères chinois. Les vieux dirigeants
vietnamiens sont capables d'écrire en chinois et certains sont même
capables d'écrire des poèmes en chinois!
Avec Hô Chi Minh,
j'entretenais de bonnes relations. C'est d'ailleurs en France que
je l'ai connu. J'habitais alors au n° 5 rue Godefroid, dans le
quartier de la place d'Italie [Deng dit : « Place italien
»]. Aujourd'hui elle a disparu, remplacée par
de grands immeubles. Quand je suis revenu à Paris en 1979, même les
policiers ne savaient plus où était cette rue.
François Mitterrand:
Le souvenir reste quand même.
Deng Xiaoping :
Nous avons aidé le Vietnam pendant la guerre
contre vous, puis pendant la guerre contre les Américains. Nous
leur avons donné au total plus de 20 milliards de dollars
américains, c'était une aide gratuite et inconditionnelle de notre
part. Après leur victoire, ils ont tout renié. Ils ont procédé à
l'expulsion de tous les Chinois et descendants de Chinois qui
vivaient en Indochine. Des centaines de milliers de personnes ont
dû regagner la Chine dans les pires conditions. Il y a eu beaucoup
de morts. D'autres ont été chassés vers les nouveaux villages
économiques. C'est comme ça qu'a fait Pol Pot au Cambodge. Sur le
plan humanitaire, les dirigeants vietnamiens ne le cèdent pour
ainsi dire en rien à Pol Pot ! Nous comprenons votre appréciation
sur Pol Pot. Mais nous avons toujours eu comme position de ne pas
nous ingérer dans les affaires intérieures des autres Etats. Nous
n'avons donc rien dit sur Pol Pot. Et nous avons commis là une
grosse erreur. Nous nous sommes montrés trop prudents en nous
abstenant ainsi. Il ne fallait pas se taire à ce moment-là. Mais,
maintenant, le problème principal est de ne pas affaiblir la
résistance. Si les forces du Kampuchea n'existaient pas, ce serait
un grand service rendu au Vietnam.
Après le retrait des troupes
vietnamiennes, nous souhaitons l'instauration au Cambodge d'un
système pacifique, neutre et démocratique. Le futur Cambodge ne
devrait pas pratiquer le socialisme.
Quand Pol Pot a commis ses
erreurs, il croyait construire le socialisme. (Rires des
participants chinois.) La politique d'un Parti
socialiste devrait être une politique de paix, de démocratie et de
non-alignement.
Il faudra qu'il y ait des
élections libres au Cambodge, et alors le Prince Sihanouk aura le
plus de chances. Le Parti communiste devrait le
soutenir.
François Mitterrand:
Sur tous ces objectifs que vous définissez si
clairement, nos positions sont pratiquement les mêmes. La France
souhaite également un Cambodge indépendant, libre, souverain, dont
la neutralité serait garantie par les Nations-Unies comme par un
pacte régional. Il n'y a pas de doute sur ces
objectifs.
En ce qui concerne le départ
des troupes du Vietnam, comme en ce qui concerne le gouvernement
installé à Phnom Penh, qui ne représente pas le Cambodge, la France
a également voté les résolutions de l'ONU.
Mais nous sommes marqués par
les tragiques atrocités commises sous Pol Pot et nous ne voulons
pas que cela recommence. Nous voulons au Cambodge un régime
démocratique et neutre, et le gouvernement du Vietnam connaît notre
position.
Deng Xiaoping:
Le problème est de savoir par quelle méthode
nous pouvons atteindre notre objectif. Nous pensons en tout cas
qu'il ne faut pas encourager le Vietnam.
François Mitterrand:
Mais nous n'encourageons pas le
Vietnam!
J'ai senti cette inquiétude,
en effet, lors de mes entretiens avec les responsables de votre
pays. Mais entretenir des relations diplomatiques n'est pas
encourager. Nous doutons en tout cas qu'il puisse y avoir une
solution militaire, que ce soit dans un sens ou dans
l'autre.
Deng Xiaoping:
Le retrait annoncé par le Vietnam est un faux
retrait. S'il y a une pression internationale, nous obtiendrons
peut-être un vrai retrait. Je suis en tout cas très heureux du
rapprochement de nos points de vue.
En ce qui me concerne,
j'espère que la coopération sino-française ne se limitera pas au
commerce, mais portera également sur les transferts de
technologies. Depuis dix ans, nous avons eu affaire aux États-Unis.
Mais ils ne nous ont pas donné de choses présentables. Et nous ne
plaçons pas beaucoup d'espoir dans le gouvernement actuel des
États-Unis. A cela s'ajoute la grande influence exercée par les
États-Unis sur le Japon. Nous plaçons donc beaucoup d'espoir dans
les pays d'Europe de l'Ouest, mais la plupart d'entre eux sont
aussi très influencés par les États-Unis. Nous espérons donc que la
France pourra apporter une grande contribution à notre effort de
développement.
François Mitterrand:
En fait, je crois que la France est le seul
grand pays industriel à consentir des transferts de technologies.
C'est parce que nous sommes logiques avec nous-mêmes: c'est notre
conception du développement nécessaire des rapports nouveaux entre
pays du Nord et pays du Sud. Nous sommes prêts à appliquer cette
conception au nucléaire comme aux télécommunications, comme à
l'aéronautique. Nous en acceptons les conséquences. Mais pour que
nous soyons en mesure de mener cette politique, cela suppose que la
Chine accepte d'acheter une quantité ou un nombre suffisants de
matériels français. Ce qui est conforme naturellement à notre
intérêt. Sur le nucléaire, il me semble que nous avançons dans ce
sens. En revanche, pour les télécommunications, je crains que nous
n'allions pas dans cette direction ; pourtant nous y sommes
prêts.
Dans l'avenir, nous aurons
beaucoup à apprendre de la Chine.
Deng Xiaoping:
Il nous reste tout à faire, pourtant
!