1983
Samedi 1er janvier 1983

L'absence d'un camion-grue à Latché empêche François Mitterrand d'intervenir en direct à la télévision. Lui s'en amuse plutôt. Mais l'entourage l'irrite par son irritation. Des sanctions sont inévitables.




Dimanche 2 janvier 1983

A la télévision, le Président ne dévoile rien de ses intentions les plus probables : au lendemain des municipales, former un nouveau gouvernement avec un nouveau programme, et sortir du système monétaire.


Lundi 3 janvier 1983

Le président et le directeur général de TDF démissionnent.

Chacun sait la parité du franc condamnée : le rythme d'inflation est de 9,4 % par an, à comparer aux 5 % en Allemagne, 5,5 % aux États-Unis, 6,8 % en Grande-Bretagne ; 35 000 licenciements par mois ; un déficit extérieur qui va vers les 100 milliards. Jacques Delors propose au Président un programme de rigueur. Il ne prononce pas le mot « dévaluation », mais celui-ci court entre chaque ligne de sa lettre :
« Tous les pays européens se trouvent confrontés à trois redoutables problèmes. Sauront-ils concilier le nationalisme et l'Europe, la lutte contre les déséquilibres macro-économiques et celle contre le chômage, la justice sociale et l'incitation à travailler et à innover ? Le gouvernement de la gauche n'échappe pas à ces redoutables dilemmes (...). Si le gouvernement a réussi à stabiliser le chômage par des moyens coûteux, il en paie un prix très élevé : le déficit du commerce extérieur, la lutte contre la hausse des prix, mal endémique de la société française (...). Enfin, en matière sociale, le gouvernement a tenu ses promesses au prix d'un accroissement des charges des entreprises. Le blocage des prix, des revenus et des charges ne commencera à profiter aux entreprises qu'à partir du premier semestre 1983...
La réduction des déficits extérieurs constitue la priorité des priorités (...). Après les élections municipales, une offensive d'envergure devra être conduite afin de remobiliser chefs d'entreprises, cadres supérieurs et même agents de maîtrise.
Est-il possible de prendre très rapidement des mesures qui nous évitent l' "accident cardiaque" dû à un déficit extérieur excessif ? Ou bien assisterons-nous à un endettement massif, à une dégradation de la signature de la France et, en 1985, à l'incapacité d'honorer le service de la dette ? Bien entendu, le paquet de décisions à prendre doit concilier solidarité accrue entre les Français et incitation au travail et à l'esprit d'entreprise. En tout cas, sa mise en œuvre doit coïncider avec une prise de conscience de ces deux impératifs liés. »
Remarquable analyse qui résume parfaitement l'alternative entre dévaluation et flottement. D'un côté les pro-européens, de l'autre une coalition hétéroclite rassemblant grands patrons, dirigistes, protectionnistes, corporatistes.



Mardi 4 janvier 1983

Tarek Aziz est à Paris. Le ministre irakien des Affaires étrangères est désespéré : « Nous sommes en train de perdre la guerre ; et nous n'avons plus d'argent. » Pour faire face à une offensive iranienne, l'Irak doit pouvoir menacer Khomeiny ; l'armée a besoin d'urgence, dit-il, d'Exocet et de Super-Étendard pour les transporter. Il ne peut attendre la livraison des 30 Mirage F1, prévue pour la fin août 1985. Naturellement, il ne peut les payer et demande même le report des échéances de la dette en cours. Mais les Super-Étendard ne sont plus fabriqués ; on n'en trouve que dans la marine française. Cheysson rassure son homologue : « On vous aidera. »


Gaston Defferre a l'idée de proposer au commissaire Broussard de s'occuper de la Corse où les attentats se multiplient.

André Rousselet obtient de Georges Fillioud d'être chargé de la quatrième chaîne : «Et ce ne sera pas une chaîne culturelle : sans subventions, c'est impossible. »


Au Sommet du Pacte de Varsovie, à Prague, proposition d'un traité Est/Ouest de non-recours à la force. Propagande en direction des pacifistes.



Mercredi 5 janvier 1983

Au Conseil des ministres, dissolution du FLNC et nomination du commissaire Broussard comme préfet de police en Corse. Le président et le directeur général de TDF sont remplacés.
Jeudi 6 janvier 1983

A Washington, on commence à prendre conscience de la vulnérabilité des fusées lancées depuis le sol. Les experts s'orientent vers des systèmes terrestres mobiles.


Pour tenir compte de la baisse de l'inflation, Jacques Delors annonce une diminution de la rémunération du livret A de Caisse d'Épargne, substantielle économie pour le Budget. Gaston Defferre est furieux : « Annoncer ça à trois mois des élections municipales ! Les vieilles gens qui n'ont pas d'autre épargne ne voteront pas pour nous ! » Le Président se range à son avis. Delors doit revenir sur cette mesure, non sans avoir une fois de plus menacé de démissionner.

Alain Savary présente son avant-projet de loi sur l'enseignement supérieur devant la Conférence des présidents d'universités.

Tarek Aziz, à l'Élysée, renouvelle sa demande. Les Super-Étendard n'étant plus fabriqués, la seule solution envisageable consisterait à prélever des appareils — cinq ou six — sur les stocks de la marine nationale et de les prêter à l'Irak qui les restituerait au bout de deux ans, quand les Mirage seront prêts. C'est en tout cas ce que propose Cheysson.



Vendredi 7 janvier 1983

Comme tous les vendredis, les marchés escomptent que le mark pourra être réévalué ce week-end. Tout le monde va donc anticiper en jetant dans la spéculation des sommes considérables. Nous ne pourrons pas tenir très longtemps. Il nous reste le choix entre quatre solutions :
- se coller au plancher du système : les Allemands paieront pour soutenir le franc ; cela a l'avantage de nous permettre d'emprunter à la demande jusqu'aux municipales de mars ;
- flotter seuls : c'est la défaite en rase campagne ; le franc perdra de sa valeur par rapport au dollar et le déficit s'aggravera ;
- convaincre les Allemands de mettre le SME entre parenthèses jusqu'aux élections allemandes : mais ils y perdraient, car le marché provoquerait alors une très forte réévaluation du mark, dont ils ne veulent pas ;
- persuader les Allemands qu'ils ont intérêt à une petite réévaluation tout de suite, avant que le marché n'en impose une beaucoup plus ample.
Le Président est décidé : c'est la première solution — pour l'instant. Ne rien faire avant les municipales, qui suivront d'une semaine les élections législatives allemandes.




Samedi 8 janvier 1983

Margaret Thatcher est aux Malouines. Visite triomphale. Qu'est devenu cet Écossais venu s'installer là parce qu'il voulait fuir la menace de guerre nucléaire en Europe ?
Lundi 10 janvier 1983

Jean-Louis Bianco téléphone au secrétaire général de la Chancellerie à Bonn, Schreckenberger. Il plaide : plus le Chancelier tarde, plus le marché imposera à la RFA une réévalution coûteuse. Comme d'habitude, pas de réponse.

Deux gendarmes mobiles sont tués près du village de Koindé, en Nouvelle-Calédonie.




Mardi 11 janvier 1983

Déjeuner à l'Élysée avec les présidents de six entreprises publiques. Tous se plaignent de l'interventionnisme du ministère de l'Industrie conduit par Jean-Pierre Chevènement. Roger Fauroux, président de Saint-Gobain, est le plus intarissable sur le sujet. Ce normalien, docteur en théologie, devenu industriel sans perdre sa passion pour la connaissance, est particulièrement convaincant.

Le Président apprend que, depuis 1976, tous les messages chiffrés envoyés au Quai d'Orsay par l'ambassade de France à Moscou sont décryptés par le KGB. Il décide de répliquer en renvoyant des diplomates — ou de faux diplomates — russes, convaincu que Moscou ne réagira pas, leur espionnage étant établi. Nous établirons une liste en prenant tout notre temps. Ce que transmet « Farewell » n'est, de ce point de vue, pas inutile.

Premier voyage d'un chef de gouvernement japonais, Nakasone, à Séoul. Décidément, cet homme est peu ordinaire.



Mercredi 12 janvier 1983

Le Président reçoit Jobert et Martchouk, coprésidents de la Commission commerciale franco-soviétique réunie à Paris. Notre déficit avec l'URSS représente environ un dixième de notre déficit total. Pour le réduire, il faudrait diminuer nos achats de... gaz !

Le Conseil des ministres entérine le choix de Havas comme opérateur de Canal-Plus. Rousselet souhaite la discrétion.


Le Président reçoit Chtcharanski, enfin libéré. Petit homme très à l'aise dans un rôle de géant.

Reagan annonce qu'il subventionnera les ventes américaines de produits agricoles au Maroc et à l'Egypte, deux marchés traditionnels de la France, pour sanctionner notre refus de leur céder lors de la réunion ministérielle du GATT, en novembre dernier.


Le Président reçoit Michel Rocard, qui s'inquiète : « Faut-il vraiment chercher à rétablir l'équilibre de la balance extérieure si cela doit conduire à la stagnation du pouvoir d'achat et à l'augmentation du chômage au rythme d'environ 100 000 par an ? » Il est favorable au flottement du franc.
Étrange coalition : industriels, protectionnistes, sociaux-démocrates, modernistes, tous veulent le flottement et viennent plaider en sa faveur. Le Président est impénétrable. A-t-il décidé, comme je le crois, en faveur du flottement ? En tout cas, il écoute encore ceux qui, comme moi, plaident contre.



Jeudi 13 janvier 1983

Le livre d'André Bercoff est prêt. Excellent.

Déjeuner avec Marie-France Garaud : elle vit une grande passion pour la militarisation de l'espace.

Le Président reçoit le dirigeant social-démocrate allemand Vogel, hostile au déploiement des Pershing et favorable aux propositions d'Andropov. Le Président lui expose sa thèse : « Un réel équilibre ne peut reposer ni sur l'option zéro de Reagan, ni sur le moratoire d'Andropov. » Il me demande où en est le projet de discours qu'il doit prononcer au Bundestag à l'occasion du trentième anniversaire du Traité de l'Élysée, deux jours après son retour d'Afrique. Le texte est prêt. Il ne veut pas le lire et s'en excuse : «Je ne sais pas travailler à un discours si je n'ai pas le nez sur l'événement. »

En Nouvelle-Calédonie, inculpation de 18 Mélanésiens après la mort de 2 gendarmes mobiles.


Le Président part pour son deuxième voyage africain. Dans la voiture qui le conduit à l'aéroport, Pierre Mauroy lui parle des Super-Étendard. J'emporte le projet de discours au Bundestag.

Dans L'Express, Valéry Giscard d'Estaing envisage des élections législatives anticipées. De quel droit ? La droite baigne encore dans son cauchemar. A l'évidence, pense-t-elle, elle va se réveiller. A gauche, certains sont tentés de créer l'irréversible ; à droite, certains inclinent à nier le réversible.



Samedi 15 janvier 1983

Le procureur général près la Cour suprême bolivienne émet un avis positif sur la demande allemande d'extradition de Klaus Barbie. Les Allemands vont être bien ennuyés : il va leur falloir agir !

A la conférence des non-alignés de Managua, la Libye conteste, sans succès, la légitimité de la délégation tchadienne.
Dimanche 16 janvier 1983

Andreï Gromyko, en visite à Bonn, rejette catégoriquement l'« option zéro » proposée par Reagan.

A Cotonou, le Président parle de la dette africaine et de la Namibie. Comme toujours, nous sommes submergés de décorations multiples : les fanfreluches des puissants.

Le Quai d'Orsay se croit autorisé à négocier avec les Irakiens la réparation de Tamouz et la livraison du combustible très fortement enrichi, stocké à Cadarache.



Lundi 17 janvier 1983

Michel Delebarre, directeur de cabinet du Premier ministre, écrit aux ministres de la Défense et des Relations extérieures :
«A la suite d'une conversation avec le chef de l'État, le Premier ministre a confirmé la réponse favorable à la demande exprimée par le gouvernement irakien concernant la vente de cinq avions. »

D'où cela vient-il ? François Mitterrand m'a dit y être hostile. Que se sont-ils dit en voiture, jeudi dernier ?


Mardi 18 janvier 1983

Au Gabon, dernière étape du voyage africain, le Président n'a toujours pas regardé le projet de discours qu'il doit prononcer après-demain devant le Bundestag. Dans le train entre Libreville et Franceville, il bavarde avec Cheysson. A l'arrivée à Franceville, il s'isole puis m'appelle : «Je viens de lire le projet de discours pour après-demain, c'est tragiquement nul. Dites-le à Paris. »

Le marché des changes est calme. Depuis deux jours, nous avons même engrangé 200 millions de dollars. Chacun sait maintenant qu'il ne se passera rien avant mars.


Décidément, l'Europe est bien faible. La Commission s'est prêtée à des discussions avec les États-Unis et a accepté une autolimitation des exportations agricoles de la CEE. Le Conseil des ministres, pour sa part, n'a pas réagi aujourd'hui assez vigoureusement pour que la Commission soit découragée de poursuivre ces contacts.





Mercredi 19 janvier 1983

Retour d'Afrique, de nuit. Fatigue. Conseil des ministres : routine. Le Président travaille à son discours sans écouter grand-chose.
Après le Conseil, il convoque Charles Hernu, Claude Cheysson, Hubert Védrine, le général Saulnier, Jean-Louis Bianco et moi dans son bureau. Il nous tend un plan de discours rédigé pendant le Conseil. Le voici :
1 FRANCE-ALLEMAGNE
a un peu d'histoire - grandes lignes ;
b un rappel des circonstances et du contenu - et des effets - du Traité de l'Elysée.
2 DÉFENSE, SÉCURITÉ, SOLIDARITÉ
a problème matériellement dérivé du contenu du Traité ;
b la France et l'autonomie de sa défense ;
c la France et ses obligations à l'égard de ses alliés, et d'abord de l'Allemagne.
3 LA COMMUNAUTÉ
a sa réussite fondée sur l'amitié franco-allemande;
b son piétinement actuel.
François Mitterrand : « Il me faut un texte très clair, très pédagogique sur les conditions d'engagement de la force nucléaire française et sur les limites de la protection allemande par la France. » Son obsession est d'éviter le neutralisme allemand autant que la prise en compte des armes françaises dans les négociations américano-soviétiques : «Il faut que des régions entières de l'Europe ne soient pas dépourvues de parade face à des armes nucléaires dirigées contre elles. » Contrairement à ce que suggère Hernu, il ne veut pas mentionner l'option zéro comme une option préférable : «Ce n'est pas notre choix. »
Hubert Védrine, Jean-Louis Bianco et moi rédigeons un premier jet des deux premières parties ; Pierre Morel rédige la troisième partie du discours, sur l'Europe. Vers 19 heures, nous retrouvons le Président. Il part dîner après deux relectures, nous laisse retravailler, puis revient à 23 heures. Il relit le texte à haute voix jusqu'à deux heures du matin, le modifiant, discutant paragraphe par paragraphe, mot après mot. Il me demande ensuite d'assurer la cohérence des relectures de l'ensemble jusqu'au matin. Bianco et Hernu relisent avec moi une nouvelle version. Cheysson et Védrine prennent leur relais pour la suivante.


Jeudi 20 janvier 1983

Dans l'avion qui nous mène à Bonn, le Président travaille encore au discours. A l'arrivée à la Chancellerie, la secrétaire doit retaper dans son intégralité un texte qui n'est prêt que cinq minutes avant 11 heures. François Mitterrand peut alors énoncer en public ce qu'il dit déjà clairement en privé depuis plusieurs mois :
« La France, qui ne participe pas et ne participera pas aux discussions de Genève, entend laisser les négociateurs libres de leur conduite. A chacun de discerner ce qu'il y a de bon ou d'insuffisant dans les dernières propositions émises. Intéressée comme vous-même par l'aboutissement des négociations, la France se réfère, pour en juger, à quelques données simples que je me permettrai de rappeler ici brièvement. Primo, on ne peut comparer que ce qui est comparable : types d'armements, puissance de feu, précision, portée. Secundo, entre deux pays, le cas des États-Unis d'Amérique et de l'Union Soviétique, des pays comme le mien, dont la possibilité majeure est d'interdire à un agresseur éventuel d'espérer tirer avantage d'une guerre, la marge est immense : il y a une différence de nature. J'exprimerai cela plus concrètement en disant que si l'une des deux plus grandes puissances détruisait tous ses missiles à moyenne portée, il lui resterait encore des milliers de fusées, alors que la France y perdrait un élément déterminant de sa capacité dissuasive, et donc la garantie de sa sécurité qui n'existerait plus au-dessous d'un certain seuil. Tertio, la force nucléaire française est et demeurera indépendante. Cette indépendance, avec tout ce qui en découle, n'est pas seulement un principe essentiel de notre souveraineté — c'est sur le Président de la République française, et sur lui seul, que repose la responsabilité de la décision —, elle accroît également, et je vous demande d'y réfléchir, l'incertitude pour un agresseur éventuel et seulement pour lui. Elle rend du coup plus effective la dissuasion, et, par là même, je le répète, l'impossibilité de la guerre. »
Ce paragraphe a fait l'objet, cette nuit, de la plus longue discussion.

Rentrant à Paris, François Mitterrand trouve une note de Laurent Fabius protestant contre les concessions de « la Commission aux Allemands sur le financement d'une fraction importante de la part britannique ». Le Président retourne sa colère contre Cheysson : « Pas question de céder aux Allemands ! »

Barbie a commis une nouvelle erreur : il s'est fait coincer pour dettes et sera bientôt arrêté. C'est du moins ce que Sanchez, ministre de l'Intérieur bolivien, déclare à Régis Debray.



Vendredi 21 janvier 1983

Comme chaque vendredi, la crise de change menace encore. Chacun spécule sur une dévaluation au cours de ce week-end. Vers 15 heures, Delors m'appelle : «On ne peut pas attendre mars. Il faut que Mauroy s'en aille. »

Comme toujours, le problème est dans les chiffres et la solution est dans les hommes : si rien n'est fait, la France ne pourra pas financer son déficit sans faire appel au FMI ou entamer son stock d'or. En 1982, il a fallu trouver 150 milliards de francs. On en a emprunté 90 milliards et on a puisé 60 milliards dans les réserves en devises. Or, celles-ci sont épuisées, et on ne peut emprunter plus de 80 milliards de francs sans compromettre notre indépendance. La chance veut que la baisse prévisible du pétrole et du dollar laisse espérer raisonnablement une économie de 25 à 30 milliards. Mais, pour le reste...

Le Président s'interroge devant certains de ses collaborateurs :
« Comment réduire les importations ? »
Certains proposent de mettre en place un système de dépôts à l'importation, de réduire le crédit à la consommation et, s'il le faut, d'appliquer les clauses de sauvegarde du Traité de Rome.
« Comment développer l'épargne et l'investissement industriel ? »
On lance l'idée d'un moratoire progressif pour les entreprises exportatrices, d'un emprunt forcé sur cinq ans déductible du revenu imposable, d'exonérer de l'impôt sur les sociétés le bénéfice mis en réserve, d'inciter à l'épargne-logement et au développement des retraites complémentaires.
« Quelles réformes qualificatives faut-il engager pour faire admettre tout cela ? »
On parle de promouvoir le tourisme en France, de faciliter le travail à temps partiel...
Nul ne propose de remettre en cause les nationalisations, la retraite à 60 ans, les trente-neuf heures ou la cinquième semaine.

Helmut Kohl vient à Paris pour l'anniversaire du Traité de l'Élysée. Il reparle au Président de son discours d'hier. François Mitterrand: « La presse n'a pas compris ce point: je ne me suis pas aligné sur l'option zéro de Washington. Je suis favorable à la recherche d'un point intermédiaire entre les positions des Américains et des Russes. Dans mon discours, je n'ai pas mentionné l'option zéro. »

Claude Cheysson écrit à François Mitterrand :
« Quant à la rumeur que confirme Genscher, elle porte sur un arrangement auquel seraient parvenus, à Genève, Nitze et son correspondant soviétique pour échanger une très lourde réduction du nombre de SS 20 contre l'abandon des seuls Pershing. L'accord aurait été donné par Nitze ad referendum; mais il aurait été ensuite confirmé au chef négocioteur américain à Genève, Rostow, sans en référer à Washington. D'où l'explosion de fureur dans le Bureau ovale. »
Nous apprenons seulement maintenant qu'en juin dernier, un négociateur américain à Genève, Nitze, a dîné avec le négociateur soviétique Kvitsinski, qui parle parfaitement l'anglais. Ils ont préféré continuer leur conversation dans les bois, près de Saint-Cergue, à côté de Genève, pour éviter les écoutes, et sont arrivés à un compromis en quatre points : pas d'inclusion des forces tierces ; limitation des SS 20 en Asie ; pas de réduction du nombre d'avions américains à double capacité classique et nucléaire ; chaque partie a droit à 75 lanceurs en Europe (75 à quatre têtes pour les Américains, contre 75 SS 20 à trois têtes pour les Soviétiques) et à 150 bombardiers nucléaires. L'URSS aurait en plus 75 SS 20 en Asie. Au total, pas de Pershing et, en échange, les Russes détruiraient 160 SS 20. Gromyko a refusé tout cela en juillet (il veut l'inclusion des forces tierces). Le Pentagone s'est lui aussi prononcé contre (il veut les Pershing).
Bien entendu, on nous a caché tout cela...



Mardi 25 janvier 1983

Au petit déjeuner habituel, on parle de la question scolaire, de la situation en Europe, de l'arrestation de Barbie, prévue pour demain. Lionel Jospin s'inquiète de ce que le discours prononcé à Bonn par le Président nuira, à un mois des élections allemandes, aux sociaux-démocrates. François Mitterrand : « On ne peut lésiner sur les intérêts de la France.»


Le secrétaire général de l'ONU demande le retour dans la FINUL du détachement français mis à la disposition de la Force multinationale. Le Président hésite.


Mercredi 26 janvier 1983

Barbie est arrêté à La Paz, comme prévu. Debray travaille à un plan avec Klarsfeld et Sanchez : les Boliviens nous livreraient leur prisonnier à Cayenne.
En Conseil des ministres, Pierre Mauroy propose un plan pour l'insertion professionnelle des 16-25 ans.


Le Président commente les réactions à son discours au Bundestag : « Il est vrai qu'on se trouve dans une situation propre à l'Allemagne fédérale, à proximité d'une consultation électorale, et à un moment où les décisions importantes pour la sécurité de ce pays doivent être prises par ses autorités. Dans ce contexte, on assiste à un glissement de la position du Parti social-démocrate qui s'éloigne de ses positions initiales pour tenir compte de l'état d'esprit existant en Allemagne dans les milieux pacifistes. Ce glissement a été compris en Allemagne d'une manière un peu simpliste. On considère que si les sociaux-démocrates l'emportent, il n'y aura pas de Pershing ; que si les chrétiens-démocrates l'emportent, il y en aura. C'est évidemment caricatural. Il est évident que si le SPD l'emporte, il sera lui aussi obligé de continuer la négociation, de ne pas prendre une position simpliste. La réalité est donc plus subtile. Mais il est vrai qu'il y a évolution de sa part. Je ne suis pas pour l'installation des Pershing, mais je suis pour que les Russes sachent qu'ils doivent négocier sérieusement. Je rappelle que je suis hostile à la prise en compte des armes françaises, laquelle est au contraire demandée par le SPD.
M. Andropov ne demande pas à la France de réduire son armement. Il l'inclut simplement dans le décompte des forces respectives. Il est facile de lui expliquer que ceci revient à remettre la décision sur l'armement français au débat entre Russes et Américains. Cela rejette la France dans les bras de l'OTAN et pose aussi la question de savoir qui devra faire l'effort supplémentaire de réduction, si une réduction est décidée. Initialement, M. Brejnev avait proposé le gel des armements existants des deux côtés. Ce n'était pas une proposition sérieuse, puisque les Russes avaient déployé les leurs, et pas les Américains. En contrepartie, les Américains ont développé la théorie du point zéro, consistant à dire : vous détruisez tout ce que vous avez instadlé et, à ce moment-là, on peut discuter. Ce n'est pas non plus une position sérieuse. En fait, le gouvernement conservateur allemand accepte les fusées Pershing et la théorie du point zéro.
Je suis partisan d'un équilibre des forces. Il faut que des négociations soient possibles. On ne peut donner raison à l'un plus qu'à l'autre ; seule la négociation permettra de savoir à quel niveau se situera le déploiement éventuel des armes. C'est donc un point de vue très différent de celui du Président Reagan. Peu de personnes l'ont remarqué, mais il semble bien que les Russes, eux, l'aient noté. »

Dans l'après-midi, Henry Kissinger m'appelle : «J'ai trouvé tout à fait remarquable le discours du Président de la République française à Bonn. Mon seul regret est que le gouvernement américain n'ait pas jugé utile de se réjouir immédiatement d'un tel discours. »
A Moscou, en revanche, le discours est mal reçu. Le ministre-conseiller soviétique à Paris, Afanassiev, vient expliquer au Quai d'Orsay : « Pourquoi cette insistance mise par le Président de la République sur la nécessité du déploiement si la négociation n'aboutissait pas ? C'était une chose de parler de la sorte aux négociateurs américains ou soviétiques; c'en était une autre de s'efforcer d'en convaincre les Allemands. On avait eu le sentiment, lors de l'entretien accordé par M. Mitterrand à M. Tchervonenko, le 20 décembre, que la France faisait preuve de davantage d'objectivité à l'égard de cette affaire. Il semble qu'à Bonn, en agitant à nouveau l'idée de la supériorité militaire soviétique, on soit revenu six mois en arrière. Plus la France appuie la double décision de l'OTAN, moins l'on comprend qu'elle s'oppose à la prise en compte de ses forces. »
Les négociations soviéto-américaines sur les euromissiles, suspendues le 30 novembre dernier, reprennent à Genève.

Publication de De la Reconquête, de Caton. Succès immédiat. Qui est l'auteur ? La rumeur court, insistante: c'est Raymond Barre. « Enfin la droite a trouvé quelqu'un qui parle en son nom ! » dit-on dans les dîners en ville



Vendredi 28 janvier 1983

Ronald Reagan écrit à François Mitterrand pour le féliciter :
« Votre discours de Bonn renforce l'Alliance au moment où les pays européens avouent sinon leur impuissance, du moins leur anxiété devant le poids de leur opinion. Je partage pleinement votre jugement sur les risques de découplage entre l'Europe et les Etats-Unis. Votre discours constitue une contribution importante à nos efforts mutuels pour renforcer la sécurité de l'Occident. Vous avez raison d'insister sur la nécessité de la "solidarité et de la détermination" comme base nécessaire pour le désarmement. Votre discours particulièrement clair sur ce problème est d'une valeur inestimable. »

Le Président s'envole pour une visite officielle au Maroc. Accueil triomphal, fait de pétales de roses et de repas de vingt plats (« Seulement une soupe ! » implore le Président à qui on en sert vingt). Hassan II lui arrache l'autorisation d'ouvrir des négociations pour la vente d'une centrale nucléaire. A l'hôtel de ville de Marrakech, Cheysson suggère au Président l'idée de consultations entre riverains de la Méditerranée occidentale. Et le Président lance en conférence de presse : «Aussi ai-je l'intention d'inviter les pays européens méditerranéens occidentaux et les pays d'Afrique intéressés par ces relations avec la Communauté à se réunir, s'ils veulent bien répondre à l'invitation de la France. Cette réunion serait une réunion préparatoire pour tenter d'aborder puis de régler une série de problèmes aujourd'hui en jachère, ce qui ferait sans aucun doute avancer le débat proprement européen. »
Fiasco : l'Algérie n'appréciera pas cette idée, parce qu'elle est lancée depuis Marrakech ; la presse espagnole dénonce notre impérialisme et y voit un nouveau préalable à l'adhésion de l'Espagne ; Bruxelles s'inquiète de l'articulation entre ses attributions et cette réunion. Et pourtant, l'initiative aurait pu être formidablement utile.


Face aux conflits sociaux dans l'industrie automobile, Pierre Mauroy évoque . « des travailleurs immigrés, agités par des groupes religieux et politiques ». Inutile et choquant.



Les taux d'intérêt deviennent intenables pour le Tiers Monde. Après le Brésil et la Roumanie, le Chili est le troisième pays, en un mois, à suspendre le remboursement de sa dette extérieure. Le système craque. Nul n'en parle.
Samedi 29 janvier 1983

L'ordre du jour du prochain Sommet des Sept se précise. Dans une lettre aux participants, Reagan insiste à nouveau sur la nécessité de fixer des règles de contrôle des relations économiques avec l'URSS et pose quatre questions :
1 Quelle est l'importance stratégique et économique du commerce Est/Ouest pour chacun de nos pays et chacune de nos économies ?
2 Quelles sont les politiques nationales respectives et les institutions qui influencent ce commerce ?
3 Comment percevons-nous nos intérêts communs en ce domaine, et les objectifs conformes à ces intérêts ?
4 Progressons-nous vers nos objectifs ? Que devons-nous faire de plus? Quelles conclusions devrions-nous tirer des études Est/Ouest en vue d'une action commune ?
Je m'inquiète devant une telle liste : ne serait-ce pas la préfiguration d'un ordre du jour pour Williamsburg, dont nous n'avons pas parlé entre sherpas ?



Lundi 31 janvier 1983

Déjeuner avec le Prince Rainier et Caroline. Un peu moins jolie, mais beaucoup plus intelligente que je n'aurais cru.

Paris bruisse de rumeurs sur la future politique économique. Edmond Maire, reçu par François Mitterrand, déclare à la sortie de l'Élysée: « L'hypothèse d'un plan de rigueur doit être maintenant envisagée. »
François Mitterrand : «Non seulement je ne comprends rien quand il parle, mais lui ne comprend pas ce que je lui dis ! »

Michel Rocard vient plaider une fois de plus dans mon bureau en faveur du flottement du franc : «Avec cette solidarité européenne, nous allons dans le mur, et tu le sais bien. »


Le Colonel Kadhafi affirme qu'une intervention libyenne au Tchad ne serait pas justifiée. Plusieurs accrochages entre les FANT et des groupes dissidents de Goukouni dans le nord, le centre et à la frontière centrafricaine. La menace la plus sérieuse est au nord.


Je m'essaie, dans une note, à un inventaire prévisionnel pour le Président :
« Il est sans doute plus difficile de laisser une trace dans l'Histoire aujourd'hui que par le passé, car le pouvoir tend à se banaliser, l'Histoire à s'internationaliser, les événements à s'accélérer.
Vous avez déjà inscrit dans l'Histoire bien des traces : en politique intérieure par votre victoire même; en politique étrangère, sur la Défense, le Nord/Sud et les droits de l'homme ; en matière de monuments; en matière économique et sociale par les nationalisations et la retraite à 60 ans. En dehors de circonstances dramatiques, nationales ou internationales, qui pourraient révéler l'ampleur de votre rôle, vous pourriez envisager le lancement de plusieurs actions nouvelles susceptibles de laisser des traces supplémentaires : vous pourriez penser à l'Europe politique, à un grand plan de relance mondiale, au désarmement.
On pourrait penser aussi à développer une action spécifique autour du thème de la civilisation de la Ville qui permettrait de modifier, tant à Paris qu'en province, la qualité de la vie urbaine de façon durable, comme cela fut fait voici cent trente ans.

En matière économique et sociale, deux actions pourraient être d'influence extrêmement durable : changer la condition du travailleur à la chaîne ; inventer le premier système éducatif au monde intégrant les moyens technologiques de demain.»
Le Président écrit sur cette note : « Oui, sur tous les points. »



Mardi 1er février 1983


François Mitterrand répond à Ronald Reagan afin de prévenir toute fixation prématurée de l'agenda de Williamsburg :
« C'est avec intérêt que j'ai pris connaissance de la liste des questions que vous citez à titre d'exemples dans votre lettre. Je dois toutefois vous indiquer qu'à ma connaissance, il n'y a pas encore eu d'accord entre nos représentants personnels sur la liste et l'importance relative des sujets économiques qui seront traités à Williamsburg. Je pense que vous serez d'accord avec moi sur le fait que le choix des sujets du Sommet doit être opéré après mûre réflexion, sur la base d'un consensus clair entre tous les participants, et il me paraît donc préférable de réserver pour le moment ma position sur ce point.»
Nous recevons, comme tous les mardis soir, Le Canard enchaîné qui paraîtra demain. Il annoncera que François Mitterrand a donné son accord à la livraison de Super-Étendard et d'Exocet AM 39 à l'Irak. Hubert Védrine conseille de réduire au maximum les commentaires (« La France honore ses contrats », c'est tout). Le Président est d'accord pour qu'on adopte ce profil bas. Que faire d'autre, puisque Mauroy a confirmé ?


Mercredi 2 février 1983


Le Conseil des ministres annonce la mise en place du Comité consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Jean-Pierre Chevènement expose les principes de sa politique industrielle.
François Mitterrand — qui n'a pas oublié son déjeuner d'il y a huit jours —, s'interroge tout haut sur les risques d'interventionnisme et la bureaucratie : «Je m'inquiète des habitudes dirigistes de l'administration, qui se poursuivent, peut-être avec l'aval des ministres de tutelle. Il faut se garder d'un excès d'interventionnisme et de bureaucratie. On intervient toujours trop. Il ne faut pas confondre socialisme et bureaucratie. »
Le Conseil terminé, il retient Chevènement et le rassure : «Ce que je viens de dire ne vous vise pas. » Comme je rapporte à la presse les propos du Président, Chevènement déclare aux journalistes : «Je suis garant, autant que quiconque, et même plus que quiconque, de l'autonomie de gestion des entreprises nationalisées. » Et, de retour à son ministère, il rédige une lettre de démission — qui sera refusée dans l'après-midi.
Un Comité interministériel se tient sur la toxicomanie. L'action répressive est considérablement renforcée, un plus grand nombre de trafiquants et de toxicomanes sont inculpés, les moyens donnés aux établissements ont augmenté. Olievenstein s'inquiète-t-il à tort ?

Michel Jobert propose au Président de lier notre soutien aux États-Unis dans les débats stratégiques à leur attitude sur le commerce agricole : « En dépit de la gravité des décisions prises et de leurs premières applications, nos partenaires de la Communauté et de la Commission ne semblent pas s'émouvoir. A mon sens, la France ne peut accepter que soient mis en péril près de 19 milliards d'exportations agricoles françaises, soit un montant égal à celui de notre excédent agro-alimentaire en 1982 et au cinquième de notre déficit commercial global pour 1982 (...). Les États-Unis se déclarent satisfaits de nos positions dans les grands débats stratégiques, mais n'hésitent pas à mener contre nous des actes de guerre commerciale. Il faudra bien qu'un lien s'établisse entre ces deux attitudes. »

Les Japonais demandent que l'on parle de «sécurité globale» à Williamsburg. Pas question : cela reviendrait à les inclure dans l'OTAN et nous lierait sur des sujets où nous ne voulons pas l'être. Tout cela pour contrôler le déploiement des armes tactiques soviétiques en Asie — ce que l'on peut comprendre, mais pas au prix de l'extension du champ de compétence de l'OTAN, pense François Mitterrand.




Jeudi 3 février 1983


Charles Hernu apprend qu'au cours d'une réunion de terroristes tenue il y a quelques jours à Beyrouth, la récente attaque contre des soldats français a été décidée et les plans de futurs attentats arrêtés. Il souhaite que les quelques appelés volontaires encore à Beyrouth quittent discrètement le Liban et qu'on envoie à leur place 300 légionnaires de plus.

Reagan envoie lui aussi des troupes supplémentaires à Beyrouth.

Dans L'Expansion d'aujourd'hui, Michel Rocard annonce «des échéances difficiles », « une baisse du pouvoir d'achat » ; il réclame plus de rigueur dans la politique économique du gouvernement. Rigueur et flottement ? C'est en tout cas ce qu'il m'a dit.

Dans une déclaration à la presse, Jean-Pierre Chevènement revient sur «la bureaucratie tatillonne ». Manifestement, il n'a pas digéré. Il conclut ses propos, devant des journalistes hilares, par cette formule : « Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l'ouvrir, ça démissionne...» Bien vu.

Jean-Louis Bianco organise l'envoi de l'appareil militaire qui va chercher Barbie à Cayenne. Dix années d'efforts de Serge Klarsfeld couronnées de succès.
Vendredi 4 février 1983

Déjeuner avec Fahd, le nouveau Roi d'Arabie Saoudite : chaleureux, amical, ironique. Long historique de la crise libanaise. Assad aurait eu une très grave crise cardiaque. Le Roi n'est pas tendre sur Kadhafi. François Mitterrand : «J'espère que Cheysson, qui doit aller le voir, ne sera pas pris en otage. »

A la suite de ce déjeuner, Claude Cheysson suggère au Président que le prochain Conseil européen, dans six semaines, publie une nouvelle déclaration sur le Proche-Orient. «Elle reprendrait, propose-t-il, l'essentiel de la déclaration de Bruxelles de juin dernier, c'est-à-dire l'essentiel du projet franco-égyptien déposé au Conseil de sécurité ; elle évoquerait les visites du Comité des Sept aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et insisterait sur l'urgence du repli des forces étrangères au Liban. L'existence, la présence de l'Europe seraient ainsi rappelées avec une certaine solennité, au niveau le plus élevé. » Il ajoute : « Les directeurs politiques des Dix peuvent-ils préparer un projet?»
Le Président : « Peut-être, mais je veux voir ce texte de près, personnellement ». Chat échaudé...



Samedi 5 février 1983

Dès son arrivée en France à bord d'un avion du COTAM, Klaus Barbie est écroué à la prison de Lyon, sur les lieux mêmes de ses crimes. Et maintenant, qu'en faire ? Faut-il le juger en Haute Cour ? Impossible. Et pourtant... Aucun tribunal ordinaire ne peut juger les crimes contre l'humanité, la collaboration et la trahison. Bien des gens s'inquiètent. J'entends dire : « Pourquoi remuer tant de boue ? La France en pâtira. »

L'explosion d'une voiture piégée près du Centre d'études palestinien de Beyrouth fait plus de 20 morts.


Dimanche 6 février 1983


Ronald Reagan écrit à François Mitterrand pour s'inquiéter de la sécurité des troupes américaines et françaises à Beyrouth et dénoncer l'influence soviétique dans la région.

Invité du « Club de la Presse », Paul Quilès en profite pour répondre vertement à Rocard qui, dit-il, «a été élu pour appliquer un programme et non pour restreindre le pouvoir d'achat ». Sur RMC, Lionel Jospin en rajoute.


Lundi 7 février 1983


La commission d'enquête israélienne sur les massacres de Sabra et Chatila met en cause le Premier ministre et son ministre de la Défense, Sharon, qui démissionne.
Claude Cheysson, qui part pour Moscou et Léningrad, demande l'autorisation d'y annoncer la venue de François Mitterrand. Le Président refuse : « Il ne faut pas laisser se créer l'impression d'une volte-face. La presse française serait prompte à schématiser et à opposer gel et dégel, détente et tension, fermeté et dialogue, discours au Bundestag et voyage à Moscou. Par conséquent, nous ne devrions pas paraître "passer l'éponge ", ni sur la Pologne ni sur l'Afghanistan, ni changer notre analyse de l'équilibre des forces, ni justifier ce voyage par une vision soudain plus optimiste des perspectives de la politique soviétique. Je préfère que M. Andropov vienne en France plutôt que d'aller en URSS. »

La conférence sur la Méditerranée occidentale lancée au Maroc s'enlise. Cheysson propose d'étendre le projet aux pays du Moyen-Orient. Encore plus difficile ! Comment réunir Israël avec Malte, l'Egypte, la Jordanie, la Syrie, le Liban, Chypre, la Yougoslavie et la Grèce ? Pour justifier que l'on se limite à la Méditerranée occidentale, il faudrait que l'ordre du jour ne concerne que des sujets d'intérêt commun à ces pays riverains (échanges culturels, migrations, sécurité dans la zone, approche conjointe du développement et des échanges économiques). Mais, là aussi, difficile.



Mardi 8 février 1983


Bush est à Paris. Il vient parler désarmement et présenter un projet de « Lettre ouverte aux Européens» de Reagan. Conversation banale au cours de laquelle s'échangent des arguments bien connus sur la prise en compte des forces tierces. Bush se dit d'accord, mais demande que le Président soutienne la position de Reagan dans la négociation de Genève.

Jean-Louis Bianco s'inquiète auprès du Président : «Je trouve l'opération Super-Étendard dangereuse (...). Ne faut-il pas la faire traîner en longueur ? Je crains cependant que le Premier ministre ne se soit très engagé auprès de Tarek Aziz.»
Le Président l'approuve.

Aux Allemands, insaisissables, préoccupés avant tout par leur campagne électorale, George Bush vient lire la « Lettre ouverte aux Européens» du Président Reagan proposant l'interdiction de tous les missiles à moyenne portée. Les Néerlandais lui disent attendre leur propre Livre blanc sur l'implantation des fusées américaines. Les Italiens attendent de voir ce que feront les Allemands. Le vice-président doit encore prononcer un discours à Londres.
Actuellement, Washington défend publiquement l'option zéro comme la meilleure solution (et, de fait, c'est elle qui diminuerait le plus le nombre d'armes nucléaires), mais se montre ouvert à toute proposition soviétique de limitation équilibrée (il s'agirait donc d'options intermédiaires) dès lors qu'elle ne laisserait pas à Moscou le monopole des fusées à moyenne portée en Europe.
Sur le refus de la prise en compte des forces tierces, les Américains restent fermes. Cas de figure à redouter : celui où un accord avec Moscou sur les armes stratégiques, dont Reagan peut avoir un urgent besoin à l'automne 1983 ou au printemps 1984, serait subordonné par les Soviétiques à un accord sur les fusées à moyenne portée, qui paraîtrait lui-même bloqué par notre refus de prise en compte.
Mercredi 9 février 1983


Le gouvernement allemand issu des prochaines élections sera opérationnel le 20 mars, et le Conseil européen se réunira le 22. A cette date, il faut avoir dévalué et annoncé une nouvelle étape dans la politique économique française — que je baptise : « Un Nouvel Élan ». Tout cela doit être préparé par un accord secret avec les Allemands. Mais Stoltenberg, le ministre des Finances allemand, refuse à Jacques Delors, lors de leur réunion régulière, une réévaluation unilatérale du mark « dans un avenir prévisible ».

Le Président accepte le principe de laisser David de Rothschild créer une banque, mais réserve la date.

Le Dr Olievenstein vient dresser un constat alarmant du problème de la drogue en France : le nombre de toxicomanes vus à Marmottan progresse considérablement. Le marché de la drogue se développe, le prix de l'héroïne baisse : «A Paris, il n'y a plus de quartiers épargnés. En province, la situation est préoccupante dans deux régions : la Côte d'Azur et l'Est. Les solvants organiques sont en utilisation croissante. La ligne Maginot bureaucratique offre des résistances insoupçonnées », me dit-il.

François Mitterrand répond à Ronald Reagan sur le Liban : la Force multinationale devrait être placée sous le contrôle de l'ONU.
« Il a toujours été clair à nos yeux que le contingent affecté par nous à la Force multinationale - faute de force des Nations-Unies - ne pouvait être au service que d'une politique d'entente et de réconciliation. Les événements ont pris récemment, comme vous le soulignez, une tournure particulièrement grave. C'est le résultat des pressions extérieures que vous dénoncez, et aussi de l'impossibilité qui est apparue jusqu'à maintenant de faire progresser la réconciliation et de la fonder sur une définition, acceptable pour tous les Libanais, des relations du pays avec ses voisins, et notamment de la manière dont il pourrait assurer le retrait, souhaité par tous, des forces israéliennes ainsi que des autres forces étrangères. Les choses en sont venues à un point où il est de plus en plus difficile que la Force multinationale remplisse ses fonctions conformément aux buts et aux principes auxquels nous adhérons et que je viens de rappeler.
Lorsque nous avons accepté, à la demande du gouvernement libanais, d'envoyer nos soldats à Beyrouth, je vous ai écrit que, selon nous, la Force devrait être placée sous l'égide des Nations-Unies. Notre position n'a jamais varié sur ce point. »
Hissène Habré est à Lomé où les présidents Houphouët-Boigny et Eyadema l'assurent de leur soutien.




Jeudi 10 février 1983


Parution de L'Unité, l'hebdomadaire du PS : Pierre Mauroy explique qu'un «excès de rigueur entraînerait une nouvelle poussée du chômage » et invoque « l'intérêt supérieur de la justice sociale ». Ambiance...
Vendredi 11 février 1983

François Mitterrand s'inquiète de l'état de préparation de la réforme sur les carrières universitaires. Il a réclamé le maintien de la distinction entre deux corps, assistants et professeurs. Le ministre souhaite « réexaminer cette question à l'issue du IXe Plan ». Le Président s'y oppose. Alain Savary en est furieux.

Ariel Sharon se démet de son poste de ministre israélien de la Défense.


Dimanche 13 février 1983


Le Président répond à Le Pen qui l'interpelle parce que des maires lui refusent des salles pour ses réunions électorales : « La loi confie aux maires le soin de gérer librement les salles communales affectées aux réunions publiques. »

Déploiement de l'armée libanaise dans Beyrouth-Ouest et Est.

Inévitable : Raymond Barre se gausse de la « cacophonie » gouvernementale et Lecanuet se demande « ce que fait encore Michel Rocard dans ce gouvernement ».

Étrange débat : chacun sait la rigueur inévitable ; reste à savoir quand l'annoncer.




Lundi 14 février 1983

Deux sondages contradictoires : selon l'IFRES, 53 % des Français veulent des élections législatives anticipées ; selon IPSOS, ils ne sont que 21 % ! De toute façon, elles seraient un désastre.


Mardi 15 février 1983


Michel Rocard persiste : a J'ai peut-être un côté Cassandre, mais je ne suis pas masochiste. »

Le Département d'État américain nous transmet un rapport : des condamnés politiques et de droit commun seraient utilisés dans la construction du gazoduc d'Ourengoï. Allons-nous financer les goulags ? Il faut vérifier.

Claude Cheysson est à Bagdad. Il y confirme le soutien de la France à l'Irak dans son conflit avec l'Iran.


La mission préparatoire de l'Élysée revient de Williamsburg. Le prochain sommet des Sept sera un immense « show hollywoodien » et, surtout, marquera le lancement de la campagne électorale de Reagan. L'« informalité » ne sera que le masque d'un total contrôle du déroulement, tant dans les rapports avec la presse que dans le contenu. Les Américains considèrent maintenant l'ordre du jour comme acquis : les relations économiques entre pays du Nord et les relations économiques Est/Ouest. Sur le premier sujet, ils veulent montrer que, grâce à leur politique, la crise économique chez eux est finie et que l'Amérique a fait tout ce qu'elle pouvait faire pour la croissance du reste du monde. Sur le second, ils entendent présenter la synthèse des diverses études en cours à l'OTAN, au COCOM et à l'OCDE, afin de créer une nouvelle institution de contrôle du commerce Est/Ouest, c'est-à-dire des exportations européennes vers l'URSS.

Un Prix Nobel d'économie, Vassili Leontieff, vient me suggérer de constituer auprès du Président, comme aux États-Unis, un conseil d'experts économiques. Bonne idée. J'en parle avec le Président qui choisit, sur une liste que je lui propose, trois universitaires : Michel Aglietta, Jean-Marcel Jeanneney, Pierre Uri ; trois praticiens : Jean Denizet, Daniel Houri, Jean Riboud ; et deux hauts fonctionnaires théoriciens : Edmond Malinvaud, Jean-Claude Milleron. Un premier déjeuner est fixé début mars pour entériner la création de ce Conseil.


Mercredi 16 février 1983


A « L'Heure de Vérité », Pierre Mauroy, toujours emporté contre Rocard, jure « qu'aucun plan d'austérité n'est prévu pour 1983 » et en rajoute sur l'optimisme : « Les gros problèmes sont derrière nous... Tous les indicateurs se remettent au vert... » Si seulement c'était vrai ! Le Président : « Il n'aurait pas dû. C'est une phrase inutile, qui lui restera collée! »

Claude Cheysson est pour la première fois en visite officielle en URSS.
Discussion sur les massacres de Sabra et Chatila :
François de Grossouvre : « C'est Haddad, le chef libanais du Sud, qui les a organisés avec les Israéliens. »
François Mitterrand : « Mais non! Ce sont les Phalangistes de Gemayel ! »

Après la tournée de Bush, Ronald Reagan, dans une nouvelle lettre circulaire aux Alliés, annonce qu'il va parler publiquement, dans six jours, « au cœur des alliés », et qu'il veut leur accord sur un paragraphe de son discours mentionnant leur soutien à sa politique et à l'option zéro, sur la base de la lettre ouverte dont a parlé Bush.
« Pour ce qui concerne les Forces nucléaires intermédiaires, je voudrais poursuivre dans une voie qui pourrait être particulièrement utile en maintenant le calendrier prévu de déploiement des Forces nucléaires intermédiaires et, parallèlement, en faisant les avancées nécessaires pour aboutir à un accord équitable. Me fondant sur les opinions exprimées au vice-président, il me semble que notre position de base (fidélité à l'option zéro considérée comme l'issue optimale et moralement la plus satisfaisante, confortée par des ouvertures claires montrant que nous sommes disposés à prendre en considération toute alternative raisonnable) est le maximum de ce que nous pouvons faire à ce stade. Dans ce contexte où nous avons réaffirmé notre engagement à négocier de bonne foi, il me semble qu'il pourrait être utile pour moi d'expliquer à l'opinion publique, dans une présentation plus précise, quels sont les critères qui nous guident dans les pourparlers. J'aurai l'occasion de le faire lors d'une intervention maintenant programmée pour mardi prochain, 22 février (...). Les États-Unis sont fidèles, à Genève, à certains principes et orientations qui ne peuvent souffrir aucun manquement. Ces critères sont les suivants :
a droits et plafonds égaux entre les États-Unis et l'Union soviétique;
b plafonds bilatéraux sans compensation par des systèmes de pays tiers ;
c application des plafonds aux missiles nucléaires intermédiaires sans tenir compte de leur localisation (en corollaire, cela implique de ne pas exporter le problème de la sécurité européenne vers l'Extrême-Orient);
d pas de plafonds qui aboutiraient à affaiblir la contribution des États-Unis à la dissuasion et à la défense conventionnelle de l'OTAN;
e possibilités de contrôle de l'application des dispositions du Traité.
Mon intervention pourrait se conclure sur un paragraphe tel que celui-ci :
"Le vice-président a noté le fort soutien par les alliés de l'objectif profondément moral qu'est l'élimination de toute une catégorie de missiles nucléaires à longue portée basés sur terre. Le vice-président a annoncé aux peuples européens ma disposition à rencontrer le Secrétaire général Andropov pour signer un accord qui permettrait d'atteindre cet objectif historique. Il a aussi réaffirmé notre volonté de considérer sérieusement toute proposition alternative raisonnable pour aboutir au même résultat. Ceci est notre vœu et j'ai réitéré à notre ambassadeur Nitze mes instructions pour qu'il renouvelle ses efforts dans ce but. "
J'apprécierai tout particulièrement de recevoir votre avis sur l'opportunité d'un tel discours public. Je considérerai avec beaucoup d'attention vos commentaires, aussi bien que ceux des autres personnalités rencontrées par le vice-président. Il me serait utile d'avoir votre opinion dès cette semaine. »

Attitude typique des Américains qui veulent entraîner tous les «peuples européens» dans une unanimité soumise, avec un préavis dérisoire, pour faire entériner l'option zéro sans discussion, alors qu'ils savent parfaitement que François Mitterrand y est hostile et n'entend pas se sentir lié par la négociation entre les deux Grands. Voilà qui promet pour Williamsburg ! Le Président fait répondre par Cheysson qu'il ne sera pas lié par ce que dira Reagan.

Onishi Ryokei, le Patriarche qui nous avait réservé l'an dernier un accueil si raffiné au temple de Kyomizu, à Kyoto, l'an dernier, vient de mourir.



Jeudi 17 février 1983


Aux Pays-Bas, le droit de vote aux scrutins locaux est accordé aux immigrés. François Mitterrand : «J'aimerais le faire ici au plus vite. Voir cela avec Mauroy.»

Caton fascine la droite ; chacun s'en dispute la paternité. Lu dans Le Figaro de ce matin : « Il reste donc à reprendre le pouvoir. Caton n'a pas confiance dans les clubs et sa fidélité au général de Gaulle le rend allergique aux partis. Il faudra pourtant œuvrer avec les partis, empêcher Mitterrand de rétablir la proportionnelle pour gouverner très à gauche avec de faux centristes. Il faut dès maintenant, sans haine mais sans compromis, engager la bataille politique, économique et culturelle de la reconquête. Le pouvoir est au bout de la volonté, et quel meilleur professeur de volonté espérer que vous, Caton?»
Nous voici érigés en «professeurs de volonté» de la droite ! Trois personnes rient beaucoup à cette lecture.
Vendredi 18 février 1983


André Rousselet présente le projet Canal-Plus au Président. Très séduisant.

Le subtil et malicieux Maurice Rheims, «président trimestriel» de l'Académie française, vient m'informer d'une «cabale» menée par Alain Peyrefitte pour s'opposer à la candidature de Jacques Soustelle : Peyrefitte n'avancerait celle de Léopold Sédar Senghor qu'en vue de « tuer dans l'œuf le projet du Président de la République » de créer une Académie internationale francophone, dont l'ancien président du Sénégal assurerait la présidence. Maître Rheims me demande s'il « est contraire aux vœux du protecteur de l'Académie que lui-même et ses amis soutiennent la candidature de M. Soustelle, malgré celle de M. Senghor?»
Le Président refuse d'intervenir : « Utiliser Léopold Sédar Senghor contre Jacques Soustelle et Alain Peyrefitte contre Maurice Rheims, il n'y a vraiment que l'Académie pour y penser ! Je n'ai pas à m'en mêler. »
Au surplus, le projet d'Académie francophone, cher à Régis Debray, est encore dans les limbes.




Samedi 19 février 1983


Le Président : «Je suis partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l'Europe et celle de la justice sociale. Le SME est nécessaire pour réussir la première, et limite ma liberté pour la seconde. »


Dimanche 20 février 1983


Aux élections régionales outre-mer, la gauche obtient partout la majorité. La présidence de région ne lui échappe qu'en Guadeloupe.


Lundi 21 février 1983


Daniel Mayer succède à Roger Frey à la présidence du Conseil constitutionnel. François Mitterrand : « Enfin ! »

Les « visiteurs du soir » sont toujours là. Leur programme séduit de plus en plus le Président : réduire les charges sociales et financières des entreprises, et, pour cela, contrôler les salaires ; baisser les taux d'intérêt et donc laisser flotter le franc. François Mitterrand écoute cependant le point de vue contraire avec attention : « Flotter entraînerait une baisse immédiate de 10 à 15 % du franc par rapport au dollar, car nous n'avons pas assez de réserves pour tenir une parité. Le dollar, qui cote actuellement 6,80 francs, vaudrait alors de 7,50 à 7,80 francs. Cette hausse du dollar renchérirait nos importations, entraînerait une augmentation des prix intérieurs (qui annulerait les progrès réalisés depuis quelques mois dans la lutte contre l'inflation) et une détérioration supplémentaire de 2 milliards par mois de notre déficit extérieur, soit 85 milliards pour l'année. »
Sans cesse le Président fait préciser les chiffres et pose les mêmes questions à tout le monde. Opposant dans l'âme, il sait critiquer tous les points de vue, et d'abord le sien.




Mardi 22 février 1983


Le président de la Commission des Finances de l'Assemblée nationale, Christian Goux, plaide aussi auprès de Mauroy pour le flottement du franc :
« La situation que connaît la France n'est ni aussi favorable que le suggèrent les dernières statistiques de prix et de chômage, ni aussi grave que veulent le dire certains commentateurs : l'inflation est ralentie mais n'est pas maîtrisée ; le chômage n'est stabilisé et le déficit budgétaire raisonnable que dans la mesure où la production ne baisse pas.
Reste un problème essentiel, incontournable : celui du déficit commercial et de l'endettement auquel il conduit. Pour y faire face, deux solutions sont souvent préconisées qui conduisent, l'une à aggraver les difficultés, l'autre à simplement les différer. Il s'agit de la dévaluation et de la récession...
Choisir le flottement de notre monnaie serait un moindre mal, mais aurait des conséquences comparables. Le flottement qui, au départ, entraîne une dépréciation de la monnaie, n'est une solution que s'il permet ultérieurement à celle-ci de se réévaluer. Cela n'est possible qu'à certaines conditions : maîtrise de la politique des revenus, contrôle du marché intérieur, consensus sur la priorité donnée au rétablissement extérieur. Ces conditions sont précisément celles qui font aujourd'hui défaut et qu'il faut s'appliquer à rétablir pour éviter une baisse du franc. »

Tournant stratégique : Ronald Reagan, dont la lettre sur les problèmes militaires est restée sans réponse, envoie maintenant, à Paris et ailleurs, le discours qu'il doit prononcer aujourd'hui même devant l'American Légion. S'il a renoncé à embarquer trop visiblement tous les alliés derrière lui, il évoque maintenant la nécessité de développer des « technologies défensives » dont il ne parlait pas dans sa lettre de la semaine dernière et que Bush n'a pas davantage évoquées à Paris.
« J'ai, il va sans dire, parfaitement conscience des problèmes que soulève tout effort centré essentiellement sur la défense stratégique. Allons-nousfaire de l Amérique une forteresse ? Avons-nous l'intention de violer d'une manière ou d'une autre le Traité ABM, ou de ne pas respecter nos engagements envers nos alliés ? Visons-nous une capacité de première frappe ? Toutes ces éventualités n'ont aucun sens. C'est parce qu'elles n'ont pas de sens et parce que je pense que nous devons explorer tous les moyens de donner à notre peuple l'espoir d'un avenir plus stable, que j'ai décidé d'examiner les technologies défensives avec plus de détermination. Personne ne s'attend à en retirer les bienfaits de façon tangible avant l'an 2000. Ces bienfaits, nos amis et alliés en auront leur part, sans aucun doute. En attendant, nous devons à coup sûr continuer à préserver l'équilibre et rester solidaires comme nous l'avons toujours fait. Je ferai ce soir au peuple américain une déclaration dans ce sens. Je voulais vous faire part de mes réflexions qui, comme toujours, sont inspirées par un souci profond de notre sécurité commune. »
Qu'est-ce que ces « technologies défensives » ? S'agit-il de se protéger des armes nucléaires ? Comment ? Voici qu'après quarante ans de suprématie du glaive, le bouclier revient.
Mercredi 23 février 1983


Réunion du Conseil de Défense : le Président de la République arrête un programme physique de matériels à commander, confirmant pour l'essentiel les décisions de 1981. Pour l'armée de terre : la modernisation des chars, la fabrication de véhicules blindés d'accompagnement et de canons d'hélicoptères de combat, permettant la création d'une Force d'action rapide. Pour la marine : le lancement d'un porte-avions nucléaire, la construction de trois nouveaux sous-marins d'attaque (dont l'efficacité a été démontrée durant la guerre des Malouines où la présence de deux sous-marins britanniques a anéanti toute action de la marine de surface argentine), la fabrication d'une nouvelle génération d'avions de détection anti-sous-marins (Atlantic 2). Pour l'armée de l'air : commande d'avions Mirage 2000 (de façon à maintenir le nombre d'avions de combat à 450) et d'avions de détection à basse altitude pour compléter la surveillance de l'espace aérien français. L'ensemble de ces décisions sera soumis au vote du Parlement après son adoption par le Conseil des ministres.

L'historien Jacques Le Goff vient m'exposer avec enthousiasme et élégance l'action qu'il mène pour aider les dissidents polonais, espérant un soutien public du Président : « Nous ne voulons certes pas lui imposer un type d'action et, s'il estime qu'une intervention diplomatique est la plus efficace, nous ne réclamerons rien d'autre et lui ferons part de notre gratitude. Mais nous pensons qu'une déclaration publique, sous une forme ou sous une autre, serait peut-être la meilleure intervention. Si nous nous permettons de la souhaiter, c'est que le Président de la République s'est engagé en paroles et en actions en faveur du peuple polonais, au premier rang parmi les chefs d'État, et que cette déclaration serait bien accueillie par une large majorité de Français toujours très attachés, nous le constatons avec satisfaction, à la cause polonaise. »

Réunion au sujet de la dette de l'Irak chez Jean-Louis Bianco, avec Cheysson, Delors, Hernu et Peyrelevade. Pas de conclusion.



Jeudi 24 février 1983


Le débat sur dévaluation ou flottement est devenu public. Dans Libération, Serge July semble informé en détail par l'un des « visiteurs du soir ». Le Président s'en amuse. Et s'en irrite. Son goût du paradoxe est tel que lire qu'il a déjà tranché en faveur du flottement l'incitera peut-être à changer d'avis...

Christian Goux écrit encore — cette fois au Président — pour plaider en faveur du flottement, des clauses de sauvegarde, du dépôt préalable à l'importation, de l'orientation sélective des crédits bancaires et des aides publiques aux exportateurs. Il suggère un emprunt forcé remboursé d'autant plus vite que la balance des paiements s'améliorerait. Le Président note en marge : « Me garder cette lettre pour l'heure des décisions. »
Samedi 26 février 1983


Claude Cheysson reçoit Issam Sartaoui, de retour de la réunion du Parlement palestinien à Alger. Il est pratiquement en rupture de ban avec l'OLP. « Le temps presse, surtout pour les populations de Cisjordanie et de Gaza. »
Cheysson vient dire au Président qu'Arafat attache beaucoup d'importance à la Conférence sur la Palestine qui doit se tenir à l'UNESCO en août, et qu'il souhaite venir à Paris à cette occasion. Il veut savoir à quel niveau la France serait représentée. Il compte également se rendre à Strasbourg si le Parlement européen l'y invite.
Le Président redécouvre cette conférence dont l'idée est née à l'ONU en août dernier, et s'en inquiète : « Faut-il vraiment qu'elle ait lieu à Paris ? Je préférerais qu'elle se tienne ailleurs. »

La crise de change continue. Le spectre du FMI se précise. Un de ses experts est au Louvre, pour une « visite de routine ». Flotter, c'est déraper, faute de réserves suffisantes. Il faudra augmenter les taux d'intérêt pour tenir une parité, et non les baisser, comme « ils » le croient. Comment convaincre ?...

Le Président Chadli et le Roi Hassan II se rencontrent à la frontière algéromarocaine à propos du conflit du Sahara occidental. L'un et l'autre feront savoir au Président que la réunion fut chaleureuse... mais sans résultat.


Dimanche 27 février 1983


Abdou Diouf est réélu Président de la République du Sénégal avec 84 % des suffrages. La seule démocratie d'Afrique noire semble fonctionner... approximativement.


Lundi 28 février 1983


Jean-Louis Bianco plaide auprès du Président pour un changement de gouvernement après les municipales : « La formation d'un nouveau gouvernement sera l'occasion de donner une nouvelle image de l'action gouvernementale : contre le sentiment d'incertitude, un cap fixé pour longtemps ; face à l'accusation d'incohérence, un gouvernement resserré. » François Mitterrand: « Quelle que soit la stratégie monétaire suivie, un ensemble de mesures économiques, pour la plupart désagréables, est inévitable, je le sais. »
Tout cela est bien dommage : l'indice des prix est en janvier le meilleur qu'on ait connu depuis cinq ans.

Pierre Mauroy ne semble pas concerné par la préparation de l'après-municipales. Sait-il quelque chose ? Devine-t-il qu'il devra partir ?

Attentat de l'ASALA arménienne contre une agence de voyages turque, à Paris : 1 mort, 4 blessés.
Mardi 1" mars 1983


Il faut maintenant savoir à quoi s'en tenir avec le Chancelier Kohl. Réélu, il aura, le 6 mars, tout pouvoir de décision. Peut-on compter sur une réévaluation du mark d'au moins 7 %, le 20 mars ? Sinon, le SME n'aura plus de raison d'être et il faudra se préparer à en sortir.

Au petit déjeuner, François Mitterrand : « Le projet de Savary de supprimer les agrégations du supérieur est aussi inutile qu'inopportun. Il heurte tous les professeurs de droit et d'économie, sans démocratiser ni simplifier. Au contraire, cela aboutirait à élever l'âge moyen d'accès au professorat, et substituerait une commission d'avancement à un véritable concours. »

Le déjeuner d'économistes autour du Président, organisé pour jeter les bases d'un Conseil économique, se tient en pleine tourmente monétaire. Ces experts lui donnent à la fois les avis les plus précis et les plus contradictoires. Il y a autant d'arguments en faveur de l'une que de l'autre thèse. Cela ne réussit qu'à libérer définitivement le chef de l'État de toute angoisse technique et à le convaincre que sa décision ne doit être que politique.
Il a choisi de sortir du SME et de garder Pierre Mauroy comme Premier ministre. Il ne l'a encore dit à personne ; mais il n'hésite plus.
En tout cas, il n'y aura pas d'autre réunion de ce Conseil, mort-né.


Mercredi 2 mars 1983

Au Conseil des ministres, relèvement du SMIC de 3,6 % et baisse de 5 centimes du prix de l'essence.

Le XVIe Congrès du PC italien abandonne la notion de centralisme démocratique. Le « compromis historique » (avec la Démocratie chrétienne) cède la place à l'« alternative démocratique » (avec les socialistes).

Jacques Delors fait reporter le Conseil monétaire européen prévu pour le 7 mars au 14. Mais, comme c'est la date des élections municipales, il obtient aussitôt qu'on le reporte à nouveau au lundi 21. Au moins, voilà qui est clair : tout le monde n'ignore plus que la dévaluation est pour ce week-end-là ! Il adresse au Président une nouvelle esquisse du programme économique associé à la dévaluation. La réévaluation du deutschemark par rapport au franc devrait être de 7 à 8 % ; l'objectif est de réduire le déficit des paiements de 50 milliards de francs. Les décisions sont arrêtées : « Limitation des dépenses des touristes français à l'étranger; publicité pour inciter les touristes étrangers à venir en France ; réduction des stocks pétroliers à quatre-vingt-dix jours ; accentuation de l'effort d'économies d'énergie ; vente, sur cinq ans, des titres étrangers possédés par les compagnies françaises d'assurances, ce qui rapporterait 15 milliards par an. »
Delors plaide contre l'autre solution : « En cas de sortie du Système monétaire européen, la dépréciation du franc par rapport au dollar augmenterait alors d'au moins 20 milliards de francs cette année. Ce serait donc de 70 milliards de francs, et non plus seulement de 50, qu'il faudrait réduire le besoin de financement de la balance des paiements pour éviter d'emprunter au Fonds monétaire international. Les mesures de redressement du scénario précédent devraient donc être toutes fortement accentuées par une ponction supplémentaire sur le pouvoir d'achat, un dépôt à l'importation ou un contingentement des importations. »
Le Président : «J'ai compris : il n'a pas besoin de le répéter. Il est contre le flottement. »


Jeudi 3 mars 1983


A l'Élysée, réunion préparatoire en vue du prochain Conseil européen. Plusieurs questions risquent d'occuper une large part de la discussion : questions monétaires, négociations sur les prix agricoles, exportations agricoles et relations avec les États-Unis, règlement sur les fruits et légumes, élargissement, situation énergétique, questions budgétaires.

Je reçois l'ambassadeur Buckley, venu plaider de nouveau pour que soit instauré un mécanisme de contrôle des exportations vers l'Est. Il fait le point sur les études en cours. Rien de tragique. Toujours le même refrain.

Gilbert Trigano accepte d'être commissaire général de la future Exposition universelle. Ce diable d'homme saura sûrement animer tous les experts et les ministres qui vont inévitablement s'entredéchirer sur un tel projet.

Les Luxembourgeois sont tentés, s'ils n'obtiennent pas leur part de TDF1 et 2, d'avoir leur propre satellite à seize canaux avec une étrange compagnie américaine baptisée Coronet.

Suicides d'Arthur Koestler et de sa femme. Pourquoi ce suicide me rappelle-t-il celui de Stefan Zweig ? Comme lui, Koestler voyait la nuit tomber sur le monde. J'espère que, comme Zweig, Koestler se sera trompé.

Pierre Mauroy au Président: «Contrairement aux apparences premières, le flottement du franc ne crée pas plus de liberté d'action ; il accroît les contraintes dans l'exacte mesure où il dégrade notre commerce extérieur et nos prix. »

Jacques Delors complète son programme : il propose 20 milliards de réductions budgétaires, une augmentation de 1,5 % des cotisations sociales, la limitation du stock pétrolier à quatre-vingt-dix jours, des restrictions dans le domaine du tourisme, la révision des contrats gaziers soviétique et algérien.
François Mitterrand en débat avec les « visiteurs du soir ». Discussion confuse. Tout le monde est d'accord pour un développement massif de l'épargne-logement et du livret A. Sur le reste, c'est flou, plein de pétitions de principe. En tout cas, c'est mon avis. Pierre Bérégovoy me lance : « Tu n'y comprends rien. Tout est politique ! » Même 2 + 2 ?


Vendredi 4 mars 1983


Arrêt de la grève des mineurs de Carmaux après vingt-deux jours de conflit. Un accord est trouvé. Le travail reprendra le 7.
Jacques Delors est reçu par le Président : « Si les Allemands nous font connaître le lundi 14, malgré nos menaces voilées, leur refus d'une réévaluation unilatérale, il faudra sortir du SME mardi 15 avec une annonce du programme au Conseil de mercredi 16. Si les Allemands réévaluent d'environ 7%, on peut attendre la semaine suivante pour agir et mettre en place l'ensemble du programme. »
François Mitterrand : « Non. On ne fera rien avant le second tour des élections municipales, c'est-à-dire le 20. Débrouillez-vous. »

Jean-Louis Bianco veut aller, lundi, voir le secrétaire général de la Chancellerie allemande. Qu' a-t-il à lui dire ?

Les avis, les conseils se multiplient de toutes parts. Roger Priouret écrit à François Mitterrand : « L'été dernier, on pouvait envisager de faire jouer les clauses de sauvegarde. C'est trop tard aujourd'hui : nos relations extérieures en seraient altérées. »


Au Tchad, les FANT évacuent Ounianga-Kébir, trop exposée. Faya est directement menacée.




Dimanche 6 mars 1983


En Australie, le parti travailliste remporte les élections législatives. Le socialisme fabien a pris racine aux antipodes.

En France, premier tour des municipales. Dans les grandes villes, la politisation joue fortement en faveur de la droite. Le Front national compte 200 élus. Le Pen obtient 11,2 % des voix dans le 20e arrondissement de Paris. Stirbois est élu conseiller municipal à Dreux. La gauche n'est plus majoritaire en voix dans le pays.
A l'Élysée, on analyse la situation. Soirée plutôt lugubre. Quelques petits fours circulent dans le hall du premier étage. La plupart des ministres, candidats, sont restés en province. La gauche résiste dans les villes moyennes, là où les maires ont amélioré la qualité de la vie et promu des services publics originaux. L'échec global de la gauche s'explique par la démobilisation de son électorat le plus jeune et le plus moderniste.
Le chômage a eu peu d'influence sur l'issue du scrutin. C'est moins sur la situation économique que sur sa capacité à résoudre les sous-produits de la crise (insécurité, urbanisation inhumaine, pauvreté et surtout immigration) que la gauche est jugée. C'est moins à cause de la faible mobilisation de son électorat qu'en raison de l'indifférence des jeunes qu'elle a perdu. C'est moins la fronde des non-salariés que le mécontentement des cadres qui explique ses mauvais résultats dans les grandes villes.
François Mitterrand s'isole longuement avec Laurent Fabius. Il est particulièrement préoccupé par le mauvais score de Defferre à Marseille : « S'il est battu dimanche prochain, il devra quitter le gouvernement. » Il en éprouve beaucoup de peine. « Il est le seul à connaître quelque chose au fonctionnement de la machine gouvernementale. »

Comme prévu, Helmut Kohl gagne les législatives allemandes : 226 sièges sur 497. Il a fait campagne en citant dans chaque meeting le discours du Président français au Bundestag. Il faudra le lui rappeler. Je suggère au Président de l'appeler pour le féliciter et de saisir cette occasion pour aborder le problème monétaire. Jean-Louis Bianco insiste pour voir demain Schreckenberger et lui demander de réévaluer le mark. Le Président pourrait évoquer au téléphone cet entretien de demain avec le nouveau Chancelier. François Mitterrand refuse et décide même de reporter le déplacement de Bianco au lendemain du second tour des municipales : il déteste être placé en situation de demandeur.


Lundi 7 mars 1983

La plus difficile semaine du septennat commence. A la radio, Jean Boissonnat en plante fort bien le décor : « La semaine la plus longue vient de commencer pour le franc. En effet, la simultanéité de la victoire des chrétiens-démocrates en Allemagne et du très net recul de la gauche en France ne peut qu'accroître la tension entre le franc et le mark au sein du Système monétaire européen. Tension qui nous a déjà coûté plusieurs milliards de dollars au cours des récentes semaines...»


Une nouvelle réunion avec Jean-Louis Bianco, André Chandernagor et nos commissaires à Bruxelles, François-Xavier Ortoli et Edgard Pisani, prépare le prochain Conseil de Bruxelles. Notre mémorandum européen de septembre 1981, qui évoquait les politiques nouvelles, a été accueilli avec politesse... puis classé. Les problèmes concrets demeurent : le déficit britannique, le plafond des ressources propres, les fruits et légumes, les quotas laitiers, les politiques agricoles méditerranéennes, le contrôle des dépenses budgétaires de la Communauté.

Le Président reçoit Michel Rocard qui plaide encore en faveur du flottement, et Claude Cheysson qui plaide, lui, pour le maintien dans le SME. François Mitterrand donne à tous ses visiteurs le sentiment de n'avoir encore rien décidé. Ou plutôt donne à chacun le sentiment d'avoir décidé en sens contraire de la thèse qu'il défend.


Mardi 8 mars 1983


Au petit déjeuner, Pierre Mauroy attaque violemment Edmond Maire qu'il considère comme responsable, par sa déclaration de février sur le perron de l'Elysée, de la défaite électorale : «Je me suis mis d'accord avec Jacques Delors sur un plan à présenter après la dévaluation. Il faut aboutir à la réduction de 30 milliards de francs du déficit extérieur, ce qui signifie : annulation de 10 milliards de francs sur les 20 de la réserve actuelle, étalement de certains grands équipements, emprunt forcé d'une durée de cinq ans, hausse de 1,5 point de la cotisation-retraite, 5 à 6 milliards d'économies de prestations sociales, restrictions des devises exportables, réduction du volume des stocks pétroliers et des approvisionnements de gaz prévus par les contrats soviétique et algérien. » Il explique: « En cas de flottement, il faudrait ajouter une surtaxe de 20 % à l'IRPP, ou 2,5 points de TVA (ce qui ferait exploser les accords salaires-prix de l'hiver dernier), ou un emprunt de 40 milliards, ou encore une augmentation de 1,2 franc du prix du litre d'essence, ou une combinaison de toutes ces mesures. » Le Président a le visage fermé.
iMercredi 9 mars 1983


Au Conseil des ministres, Pierre Mauroy constate la défaite subie aux municipales et s'en prend à ceux qui ont annoncé, à la veille des élections, un « nouveau tour de vis ». Rocard fouille nerveusement dans sa serviette pour y chercher un document introuvable.


Déjeuner surréaliste des socialistes (huîtres, potée bourguignonne, fromage blanc). On y parle des jeunes, des abstentionnistes, de « la dimension considérable de l'échec ».
François Mitterrand : « Comment réussir lorsqu'on trouve dans notre camp les premiers à dire que cela ne marche pas ? Nous n'avons pas la confiance de notre propre milieu. Il n'y a rien à attendre des paysans, il ne faut rien leur demander. Il faut être plus agressif à l'égard de la droite. »
Il fixe la barre de l'échec à 30 villes perdues. Mauroy pense qu'on en perdra 40.
Le Président : «Il faut un discours ferme, simple et juste. »
On reparle du statut de la presse. C'est une priorité.

A Belfort, Jacques Chirac appelle au « combat national ». Dans la soirée, sur Europe 1, Mermaz le traite de «factieux ». Tollé ! Philippe Séguin demande la réunion du bureau de l'Assemblée pour « étudier les suites à réserver à ce nouveau manquement par M. Mermaz aux règles et traditions du poste qu'il occupe ». Robert-André Vivien parle à son sujet de «forfaiture » et demande la levée de son immunité parlementaire. La droite se sent pousser des ailes...


Vendredi 11 mars 1983


Mais qui inspire donc les articles de Serge July, si ouvertement nourris des thèses des « visiteurs du soir » ? Bérégovoy ? Riboud ? Denizet ? Servan-Schreiber ? J'ai ma petite idée là-dessus.



Samedi 12 mars 1983


Je communique au sherpa japonais notre refus de signer à Williamsburg un texte parlant de « sécurité globale » : « Cela donnerait un droit de regard aux Américains sur notre politique de défense à l'extérieur de la zone géographique de compétence du traité de l'OTAN. Et nous ne voulons pas que les Etats-Unis nous dictent quoi faire au Tchad ou au Moyen-Orient. »

La querelle sur l'école privée se durcit. Savary vient informer le Président. Quand un camp est prêt à accepter un texte, l'autre le refuse. Le secteur privé veut maintenant un accord, mais les laïcs se radicalisent. Quatre cents municipalités de gauche refusent maintenant de payer leur contribution aux écoles privées.

Dans une semaine, il faudra choisir entre dévaluation et flottement. Le Président a maintenant sur son bureau trois programmes économiques : celui du Premier ministre et de Jacques Delors ; celui des « visiteurs du soir » ; enfin celui des experts de l'Élysée, très proche de celui du Premier ministre, mais insistant davantage sur la reconquête de l'indépendance nationale, l'accélération de la lutte contre l'inflation, une plus grande justice dans le partage des efforts, l'accélération du développement de la créativité et de la qualité de la vie.
Deux scénarios sont possibles :
- soit sortir du SME lundi et annoncer mercredi un programme économique brutal, en particulier avec des clauses de sauvegarde et le dépôt à l'importation ;
- soit discuter lundi avec les Allemands, au plus haut niveau, en posant sur la table tout le « contrat de mariage » franco-allemand et en exigeant une réponse pour le lendemain 13 heures. Si la réponse est positive, c'est la dévaluation ; si elle est négative, il faudra sortir du SME. Dans les deux cas, on annoncera l'ensemble du programme économique mercredi, comme dans le premier scénario.
Le Président a clairement tranché en faveur du premier scénario.
En tout cas, le secret est gardé et l'ambiguïté est utile : même si, contre mon avis, la décision était notifiée et qu'il accepte de faire négocier une dévaluation, faire peser la menace d'un flottement peut pousser les Allemands, qui n'en veulent à aucun prix, à accepter une plus forte réévaluation.


Dimanche 13 mars 1983


A Kaboul, le médecin Philippe Augoyard est condamné à huit ans de prison.

Second tour des élections municipales. Soulagement : c'est moins mauvais que prévu. L'opposition gagne trente villes de plus de 30 000 habitants. Édith Cresson prend Chatellerault. Gaston Defferre est réélu. Ces deux victoires masquent l'ampleur de la défaite. François Mitterrand, rasséréné, passe la soirée à l'Élysée et se promène de bureau en bureau, au premier étage. Il reçoit Jospin, Cheysson, Bérégovoy et appelle Mauroy à Lille.
Il s'interroge à mi-voix : « Mauroy et Delors ont fait leur temps, dois-je les garder? Et Mauroy veut-il partir ? »
Demain, il annoncera à Mauroy qu'il le garde pour mener la politique des « visiteurs du soir ». Acceptera-t-il ?


Lundi 14 mars 1983


A 10 heures, François Mitterrand reçoit Pierre Mauroy : «A partir de demain soir au plus tard, en prévision du Conseil européen de lundi prochain, tout va s'agiter. Une décision monétaire, quelle qu'elle soit, apparaîtra comme prise sous la pression de l'événement. Il faut donc décider aujourd'hui. Proposez-moi demain un gouvernement resserré, avec une politique nouvelle fondée sur le flottement du franc. »
Pierre Mauroy : « Je ne sais pas faire. Je ne suis pas l'homme d'une telle politique. »
Le Président est plus surpris que furieux. Il ne s'attendait pas à cela. Pour la première fois, Pierre Mauroy lui résiste.

François Mitterrand déjeune avec Edgar Faure et Maurice Faure.
A 15 heures, il reçoit Pierre Bérégovoy, Laurent Fabius et Jean Riboud. Il est déterminé. Il ne leur dit pas que Pierre Mauroy a refusé de conduire l'action proposée. Il sait que plusieurs des « visiteurs du soir » guignent sa succession à Matignon.

A 17 heures, François Mitterrand reçoit de nouveau Pierre Mauroy qui lui apporte une lettre de démission et confirme : «Je ne sais pas faire avec le flottement. Il n'y a pas de corde de rappel. La France deviendrait un gigantesque Portugal. »
De très mauvaise humeur, le Président demande à Mauroy de réfléchir.

Il rentre chez lui, rue de Bièvre, où il retrouve Jospin, Mermaz et Joxe, cependant que Bianco part pour Bonn, afin de juger de la possibilité d'une éventuelle réévaluation du mark.

Dans Paris, nul ne sait ce qui se trame, et personne n'attend de décision avant vendredi prochain, date absolument limite.
Comment convaincre le Président que nous n'avons pas assez de réserves pour éviter que le flottement ne tourne à la catastrophe ? Il ne reste que quatre jours pour le faire changer d'avis.


Mardi 15 mars 1983


Le petit déjeuner hebdomadaire à l'Élysée est annulé. Rien à se dire devant Jospin. C'est une affaire de gouvernement.

A 10 heures, Bianco revient bredouille d'Allemagne. Il n'a pas vu le Chancelier et le secrétaire général de la Chancellerie ne lui a fait aucune promesse. Le Président se sent conforté dans ses décisions : « Il ne fallait pas y aller ! Nous ne sommes pas demandeurs. »

A 10 h 30, François Mitterrand reçoit Pierre Mauroy qui lui explique à nouveau les dangers du flottement. Magnifique courage du Premier ministre.

A 11 heures, François Mitterrand reçoit Fabius, Bérégovoy et Riboud. L'entretien dérape. Fabius est trop influent... Le Président a une nouvelle idée : faire mener la politique de flottement... par Jacques Delors !

Je cherche Delors. Il est à Matignon avec Mauroy ; je les rejoins. Delors n'acceptera pas. Notre point de vue commun est clair : seuls, nous n'y arriverons pas. Il faut que l'un des ministres parmi les « visiteurs du soir » — Fabius, Defferre ou Bérégovoy — change d'avis pour que nous ayons une chance de convaincre le Président. Je demande à Delors de permettre au directeur du Trésor, Michel Camdessus, de communiquer le montant réel de nos réserves de devises à Fabius et à Defferre. Quand ils le connaîtront — il n'est pas loin de zéro —, ils comprendront que le franc flottant ne peut pas tenir une parité, et que ce serait entrer dans une spirale infernale.
Delors accepte avec réticence. Il informera Fabius. J'en préviens le Président, qui approuve.
Mauroy reste avec Jean Deflassieux et Pierre Uri, qui sont favorables au flottement. Va-t-il se résigner ?

A 15 heures, François Mitterrand appelle Jacques Delors. Il lui propose de prendre la direction du gouvernement à condition qu'il accepte de mener une politique fondée sur la sortie du SME. Delors refuse. Le front Mauroy-Delors semble tenir.
Et maintenant, que faire ? Tous les scénarios si soigneusement élaborés ont explosé ; il faut improviser. Plus que trois jours avant la date limite, le Conseil européen.

A 19 heures, le Président reçoit à nouveau Jean Riboud, Laurent Fabius et Pierre Bérégovoy. Il leur fait part de son incertitude. Ils croient leur heure venue. Le Président, en fait, commence à changer d'avis : « Et si le flottement ne faisait que rendre la rigueur moins juste socialement?» me dit-il. Il ajoute: « On dit que j'hésite. Non, je réfléchis. Moins longtemps que de Gaulle ne l'a fait en novembre 1968. La France m'en saura gré. »

Manifestation à Paris des étudiants en médecine. Ce n'est vraiment pas le moment !




Mercredi 16 mars 1983


A 8 heures, petit déjeuner entre Mauroy et Delors rue de Varenne. Jacques Delors demande à Mauroy de rester à Matignon, quoi qu'il arrive. «Même s'il faut accepter la sortie du SME, tu es le meilleur pour cela. Au moins, avec toi, cela n'ira pas n'importe où. »

A 9 heures, François Mitterrand reçoit Pierre Mauroy, comme tous les mercredis matin. Mauroy lui déclare accepter de rester Premier ministre, quel que soit le choix de politique économique. Il lui demande seulement de le laisser essayer, avant de décider d'un flottement, d'obtenir une forte réévaluation du deutschemark : «Stoltenberg vient à Paris demain voir Delors. Laissez-le négocier. On verra ce que cela donne.» François Mitterrand l'écoute très attentivement. Là se situe sans doute le moment de son changement : il accepte de laisser Delors négocier une dévaluation. Il décide de s'adresser aux Français le 23 mars. A cette date, de toute façon, quelque chose aura été fait. Mais quoi ?
Il déclare au Conseil : «Je ne parlerai que la semaine prochaine, de manière à pouvoir tenir compte des aspects extérieurs des problèmes. »

Pendant ce temps, en Conseil, Michel Jobert rédige sa lettre de démission : il sait qu'il n'a aucune chance de rester ministre du Commerce extérieur et veut prendre les devants avec un rare manque d'élégance.

A la sortie du Conseil, François Mitterrand prend Fabius à part : «Avez-vous vu Camdessus ? Delors voulait que vous le voyiez...
— Non. Pourquoi ? Delors ne m'en a pas parlé.
Faites vite et venez me voir. »
A son retour rue de Rivoli, vers 13 h 30, Laurent Fabius convoque le directeur du Trésor. Il découvre que les réserves de change ne permettent pas de tenir plus de quinze jours en cas de flottement. Il bascule en faveur du maintien dans le SME et en prévient le Président.
Est-il convaincu ou a-t-il senti que François Mitterrand, lui, a déjà basculé ? Un peu plus tard dans la journée, Gaston Defferre fera de même.

A 15 heures, le Président m'interroge : « Mais si les Allemands refusent de réévaluer, faut-il accepter une dévaluation unilatérale du franc ? »
Bonne question. Le tournant est pris. Le Président a changé d'avis. Formidable effort !
Mais il a aussi changé d'avis sur le Premier ministre : « Mauroy est usé. Il aurait pu gérer une autre politique. Mais pas la même. Il doit partir. »
Qui alors ? Delors ? Fabius ? Bérégovoy ? Je n'en vois aucun autre.

Le secrétaire général de la Chancellerie téléphone : le ministre des Finances allemand, Stoltenberg, qui vient à Paris ce soir voir Jacques Delors, peut-il être reçu par le Président ? Le Président refuse : ce serait déchoir, pour le Président, que de négocier avec un ministre. Et il faut que les Allemands croient que le flottement menace, si on veut en tirer le maximum.

François Mitterrand reçoit Bérégovoy et lui demande de « penser à la formation d'un gouvernement dans le cadre du maintien dans le SME». Comme lorsqu'il était secrétaire général de l'Élysée, Bérégovoy s'installe dans le bureau de Colliard. Dans son schéma, il ne se place lui-même nulle part. Par modestie ? Non, c'est Matignon qu'il vise.

A 16 heures, François Mitterrand reçoit les lettres de créance des ambassadeurs du Liban, du Laos et de la Dominique. Corvée inutile dont il a déjà réduit les formalités : on ne lit plus de discours.

A 18 heures, au cours d'une remise de décorations, après s'être livré à son habituel exercice de haute voltige — parler de mémoire des mérites des huit récipiendaires —, François Mitterrand prend Claude Estier et Louis Mermaz à part et leur confirme son choix : il accepte la dévaluation.
Il rencontre ensuite Delors avant que celui-ci ne parte pour La Celle-Saint-Cloud négocier avec Stoltenberg : « Il faut obtenir une réévaluation du mark de 6 points, avec une dévaluation du franc de 2 points. »
Puis il reçoit à nouveau Jean Riboud et les autres « visiteurs ». Se savent-ils déjà en perte de vitesse ?

Jobert, convaincu qu'il ne sera pas repris dans le futur gouvernement, fait porter sa lettre de démission à l'Élysée. Le Président : « C'est idiot, j'avais l'intention de le garder, mais à un autre poste... »

En fin d'après-midi, je redis au Président ma conviction la plus absolue : en six mois, le mark montera par rapport au dollar ; si nous sortons du SME, nous ne serons plus assez crédibles pour ne pas subir une forte décote par rapport au dollar. Et nous entrerons alors dans la spirale des déficits.

Dîner avec François Mitterrand et Laurent Fabius. Nous sommes informés régulièrement par Delors de sa négociation avec Stoltenberg. Le ministre allemand propose une réévaluation du mark de 5 %. Ce n'est pas assez ! Il faut faire croire aux Allemands que nous sommes prêts à sortir du SME.
Le Président : «Delors est-il le bon négociateur pour ce moment très difficile ? »


Jeudi 17 mars 1983


Le projet de Canal-Plus fait la une du Monde, de même que la démission de Michel Jobert.


La rencontre entre Delors et Stoltenberg n'a rien donné. Les sorties de devises sont énormes. Il n'y a plus qu'à attendre. La réunion des Dix est pour samedi.

On ne peut plus reculer. Ce week-end, il faudra décider du flottement ou de la dévaluation. Il est essentiel que les Allemands croient que le flottement est probable pour réussir la dévaluation.


Vendredi 18 mars 1983


Pierre Morel part pour San Diego me remplacer à la réunion des sherpas, la seule que j'aurai manquée.

Jacques Delors confirme la convocation du Comité monétaire européen pour demain.


Je conseille au Président de rassembler dans un livre ses discours de politique étrangère.


Samedi 19 mars 1983

La réunion des Dix ministres des Finances s'ouvre à Bruxelles. Rien n'en filtre dans la matinée.


Déjeuner à l'Élysée avec le Président et Laurent Fabius. Bavardage amical en attendant le résultat de la négociation.

Dans l'après-midi, Christian Goux revient encore à la charge, de façon très convaincante, en faveur du flottement. Le Président : « Décidément, toute thèse est économiquement justifiable. » Il est maintenant décidé à maintenir le franc dans le SME si la dévaluation réussit. Mais il veut changer de gouvernement. Pierre Mauroy, qui est prêt à rester, est à son avis trop usé pour mener cette politique.
De Bruxelles, Jacques Delors nous informe des détails de la négociation, complexe et dérisoire. Rien n'est conclu. Delors: «C'est aux Allemands de prendre une décision.»
Dimanche 20 mars 1983


Stupeur : à 8 h 30, ce matin, Jacques Delors déclare à Bruxelles que « des choses importantes qui vont se passer à Paris le rappellent ». Il rentre. François Mitterrand enrage : « Mais je ne lui ai pas demandé de rentrer ! » Delors se croit probablement déjà Premier ministre. Il est reçu brièvement par le Président, qui le renvoie à Bruxelles.


Déjeuner à l'Élysée avec François Mitterrand, Jean-Louis Bianco et Laurent Fabius. On attend toujours les résultats de la discussion de Bruxelles.

En fin d'après-midi, je raccompagne le Président rue de Bièvre. Devant la porte, après la millième conversation sur le sujet, il me demande : « Et si nous n'étions pas dans le SME, me recommanderiez-vous d'y entrer maintenant ? » Bonne question. Réponse positive, que j'espère convaincante.



Lundi 21 mars 1983


A l'aube, la négociation de Bruxelles se conclut : réévaluation de 5,5 % du mark, de 3,5 % du florin, de 2,5 % de la couronne, de 1,5 % des francs belge et luxembourgeois, dévaluation de 2,5 % du franc français et de la lire. C'est correct. Suffisant, en tout cas, pour rester dans le SME. A présent, il nous faut partir pour le Conseil européen.

A 10 heures, Pierre Mauroy est en route pour Lille lorsque François Mitterrand le fait appeler. L'avion du Premier ministre fait demi-tour. A 11 h 30, il est dans le bureau du Président. Celui-ci lui demande de rester à son poste «pour l'instant», puis part pour Bruxelles.
Dans l'avion, il me parle en détail des vertus de chacun des candidats possibles à Matignon. Je penche pour Jacques Delors. Michel Vauzelle plaide dans le même sens. Le Président semble décidé : il proposera Matignon à Delors.

Avant que ne commence le Conseil européen, le Président s'isole avec Delors qui l'a attendu. Il lui parle d'un accord nécessaire entre lui, Fabius et Bérégovoy. Rien de plus. Delors rentre à Paris.

Le Conseil, sous présidence allemande, encore sous le choc des élections allemandes et du réalignement monétaire, avance sur des problèmes sans importance et renvoie à Stuttgart les décisions à prendre pour relancer l'Europe. Un mémorandum devra être préparé sur les enjeux clés. Une discussion confuse a lieu sur le chèque britannique, au cours de laquelle chacun entend ce qu'il veut bien entendre.
François Mitterrand a plusieurs conversations téléphoniques avec Pierre Bérégovoy à Paris. Le Président me dit : « Le prochain Premier ministre sera Jacques Delors ou Pierre Bérégovoy. Pas Pierre Mauroy. C'est dommage. Mais il faut profiter de tout cela pour rebondir. Il faut même parfois fabriquer des crises pour y parer. Regardez de Gaulle à Baden-Baden...»
Mardi 22 mars 1983


Ronald Reagan adresse deux nouveaux messages au Président français sur les négociations de Genève. Les Américains revendiquent un plafond pour leurs propres installations, mais n'installeraient pas autant de fusées que le permettrait ce plafond, la différence entre le plafond et le nombre de fusées réellement installées devant être, semble-t-il, égale au nombre de fusées françaises et britanniques. L'emploi du mot « plafond » peut donc laisser entendre que Reagan accepte une prise en compte implicite des forces tierces.

8 heures : Jacques Delors, rentré à Paris, et Pierre Bérégovoy se rencontrent mais ne se mettent d'accord ni sur une politique économique, ni sur un partage des postes : Delors se voit à Matignon, gardant le contrôle des Finances ; Bérégovoy s'imagine tout-puissant aux Finances. Seul point d'accord entre eux : pas de Fabius aux Finances.


9 heures : François Mitterrand quitte Bruxelles, avant la fin du Conseil européen, décidé à nommer Delors à Matignon.

10 heures : Pierre Mauroy attend le Président à Villacoublay et le raccompagne jusqu'à l'Élysée. François Mitterrand : « C'est fini pour vous. Je suis obligé de nommer un nouveau gouvernement. » Il ne lui dit pas qu'il a l'intention de nommer Delors.


Arrivée à l'Élysée : nous découvrons une forêt de caméras dans la cour. La pression des médias est maintenant énorme. Y aura-t-il un changement de gouvernement ? Quel sera le programme d'accompagnement de la dévaluation ? Il faut décider vite.


François Mitterrand me confirme : «Je vais choisir Delors.» Il réunit Bérégovoy, Fabius, Delors et Bianco pour un bref déjeuner. On n'y parle de rien. Puis il reçoit successivement en tête à tête les trois premiers, candidats à Matignon.
A Jacques Delors, reçu d'abord, il déclare qu'il « envisage de lui proposer d'être Premier ministre ». Delors accepte avec empressement. François Mitterrand lui demande alors de prendre Fabius aux Finances. Delors refuse : il souhaite garder les Finances, même s'il est à Matignon. Le Président, blême, ne répond rien. Delors voudrait ajouter qu'il n'en fait pas une condition sine qua non, mais se tait.
Le Président reçoit ensuite Bérégovoy. Il lui annonce qu'il va reconduire Pierre Mauroy, sans lui dire pourquoi.
Puis il reçoit Fabius à qui il apprend que Mauroy va être reconduit et qu'il n'aura pas les Finances. Fabius demande l'Industrie. François Mitterrand lui laisse alors entendre qu'il sera peut-être Premier ministre, mais plus tard.

A la même heure, je reçois Henry Kissinger avec qui un rendez-vous avait été pris de longue date. Je l'informe qu'on s'apprête à changer de Premier ministre, mais, heureusement, sans lui citer de nom ! J'en suis resté à celui que le Président m'a indiqué juste avant déjeuner : Jacques Delors.

Vers 16 h 30, le Président m'appelle dans son bureau : « Vous vous rendez compte, Delors veut garder les Finances, avec Matignon ! Je ne veux pas me mettre dans les mains d'un seul homme. Je garde Mauroy ; je l'appelle pour le lui dire. Appelez Delors, dites-lui qu'il est numéro 2 du gouvernement. » Il pose la main sur le combiné et ajoute en souriant : «Alors, on y va? »

Je reviens, traverse mon bureau, fais signe à Kissinger de patienter, le temps que j'aille téléphoner du bureau voisin, qu'occupe Jean-Louis Bianco, à Jacques Delors. Je lui annonce la nouvelle. Delors : «J'en étais sûr ! Le Président m'en veut. Je lui ai dit des choses désagréables. Si je ne suis pas Premier ministre, je veux rester ministre de l'Économie et des Finances, mais avec, en plus, le Plan et le Budget.
— C'est d'accord.
— Et la DATAR?
Non, Fabius l'aura, avec l'Industrie. C'est plus cohérent.
Encore lui ! »


A 16 h 45, Pierre Mauroy revient à l'Élysée. Il a toujours sa lettre de démission en poche. Visiblement, le Président ne lui a rien dit de très clair au téléphone. Il traverse mon bureau, ahuri : « Mais qu'est-ce qui se passe, Jacques ? Qu'est-ce qui se passe ?
Le Président va te le dire. »


Pierre Bérégovoy, qui attend encore, dans un salon du rez-de-chaussée, depuis la fin de son entretien d'après-déjeuner, monte me voir. Je l'informe du résultat. «Je l'avais prévu. François Mitterrand n'est pas prêt à prendre le risque. Tant pis ! Cette politique de rigueur échouera, on sortira du SME, et, dans six mois, je serai Premier ministre.»


Pierre Mauroy revient dans mon bureau dont Kissinger est enfin parti. Il reste là pour composer son gouvernement, afin d'éviter des va-et-vient inutiles.

François Mitterrand propose l'Équipement à Chevènement, qui veut en plus le Plan et l'Aménagement du Territoire. Impossible : l'un est déjà promis à Delors, l'autre à Fabius. Malgré les exhortations de Mauroy (« Jean-Pierre, sois raisonnable! »), Chevènement maintient sa démission, présentée il y a un mois.

Mauroy retourne à Matignon et reçoit Georges Marchais et Charles Fiterman : il leur propose un seul ministère, mais élargi. Ils protestent. Finalement, Fiterman et Rigout restent tous deux ministres pleins. Fiterman aurait préféré retourner au secrétariat du Parti et se faire remplacer par Juquin.
Rocard passe à l'Agriculture. Il voulait les Finances ou l'Éducation nationale. Édith Cresson passe de l'Agriculture au Commerce extérieur. Emmanuelli prendra le Budget.
Max Gallo devient porte-parole du gouvernement et me remplacera pour rendre compte des délibérations du Conseil des ministres.

A 20 h 35, la composition du gouvernement est enfin rendue publique. Le nombre des ministres est passé de trente-cinq à quinze. Le Président refuse de dramatiser : « Tout cela n'est pas une tragédie ; la France est riche. Si je parlais maintenant de "sueur et de larmes", je n'aurais plus rien à dire si une vraie tragédie nous arrivait !... On dit que j'ai hésité. Mais, lors du refus de la dévaluation par de Gaulle, le 24 novembre 1968, ce fut bien autre chose : extraordinaire histoire où la légèreté du processus de décision, l'inconséquence des ministres, l'abondance des confidences à la presse furent sans commune mesure avec aujourd'hui.»

Jean-Pierre Chevènement publie un communiqué pour préciser qu'il avait remis sa démission... le 2 février dernier !


Début de la grève des internes et chefs de clinique des centres hospitalouniversitaires.



Mercredi 23 mars 1983


Le Premier Conseil des ministres du troisième gouvernement Mauroy est réuni. Le Président : « Pour gagner la bataille économique, il nous fallait une équipe plus resserrée. »

L'équipe de Matignon défait ses bagages et se remet au travail. Jacques Delors parachève la mise en forme du plan de rigueur préparé depuis six mois.
Le Président est décidé à le laisser faire : « Etre impopulaire peut devenir un instrument de popularité. » C'est d'ailleurs la grande victoire du SME : il aurait coûté politiquement plus cher d'en sortir que d'y rester.
François Mitterrand redit à Pierre Mauroy que les difficultés budgétaires ne doivent pas retarder le transfert du ministère des Finances à Bercy.

Révolutionnaire : Laurent Fabius propose au Président de remplacer l'emprunt obligatoire prévu par un paiement, dès 1983, d'une partie de l'impôt sur le revenu dû en 1984, et de changer l'année de base de l'impôt en passant au prélèvement à la source. Fabius plaide : u Avantages : on réduit le déficit budgétaire ; on ne paie pas plus, mais seulement plus tôt ; on ne touche pas les petits, qui ne paient pas d'acomptes d'impôt sur le revenu. »
François Mitterrand : « Pourquoi ceci n'est-il pas sorti plus tôt des cartons ? Trop tard. » L'idée — qui est de Gilbert Trigano — est abandonnée. Dommage...

Ce soir, à la télévision, le Président fixera six objectifs au nouveau gouvernement : formation des jeunes, baisse de l'inflation, équilibre du commerce extérieur, soutien aux exportations, équilibre de la Sécurité sociale, maîtrise du Budget et développement de l'épargne.

Ronald Reagan confirme au Président français, dans une nouvelle lettre, le lancement d'un « programme d'armement défensif » :
« Nous avons, vous et moi, depuis un certain temps, la charge d'assurer la sécurité de nos peuples contre la menace la plus terrifiante de l'histoire de l'humanité. Cela nous oblige à prendre des décisions délicates que nous nous efforçons présentement, vous et moi, de défendre face à une forte opposition. Nous devons y parvenir, car il est clair, à mes yeux, qu'il n'est pas d'autre solution à court terme pour entretenir une force de dissuasion solide et à pied d'œuvre face à l'Union soviétique. Dans le débat qui s'est ouvert aux États-Unis, il apparaît nettement que les critiques, de caractère émotionnel, sont en grande partie fondées sur la peur, elle-même suscitée par le sentiment que nous n'avons manifestement pas d'autre solution que de construire toujours davantage d'armes offensives. Après avoir médité sur les réalités et les inconnues de la technologie des armements, je me suis rendu compte qu'il n'y a guère de solution de rechange à court terme. J'ai néanmoins la conviction que nous devons nous efforcer, par tous les moyens possibles, de réduire le niveau des systèmes offensifs. Mes conseillersnotamment le Comité interarmes des chefs d'état-majoront recommandé récemment un examen plus approfondi des possibilités inhérentes aux technologies de défense, donnant ainsi à notre peuple — et à tous ceux que protège le parapluie de l'OTAN — l'espoir à long terme que nous pourrons un jour assurer notre sécurité sans menacer personne. »
L'espace n'est pas encore mentionné. Mais l'ambition est de plus en plus affichée : « dépasser le nucléaire », « débarrasser le peuple américain du cauchemar nucléaire », « rendre les missiles nucléaires obsolètes et impuissants ». Ce n'est pas la première fois qu'une telle idée germe en Amérique. Dans les années 50, le Pentagone rêva de la défense anti-aérienne du continent nord-américain contre une « attaque-surprise » des bombardiers nucléaires soviétiques ; Washington lança alors un vaste programme qui fut prêt quand l'apparition des missiles soviétiques le rendit caduc. Dans les années 50 encore, le Pentagone conçut le projet de construire des abris antinucléaires individuels pour un montant évalué à l'époque à 50 milliards de dollars. Dans les années 60, il eut l'idée d'une protection par des missiles antimissiles...


Jeudi 24 mars 1983


Un Conseil des ministres extraordinaire adopte le plan de rigueur de Jacques Delors : réduction du déficit budgétaire, augmentation des vignettes et de la taxe sur l'alcool et le tabac, forfait hospitalier, emprunt forcé, réduction des stocks pétroliers, contrôle des changes et limitation des devises autorisées aux touristes français partant à l'étranger.
Tout cela aboutit à une ponction de 65 milliards sur la consommation des ménages, soit 2 % du PNB. On reprend ce qu'on avait donné en juin 1981. Fiterman, prudent, approuve, mais ne commente pas. Il n'ose sauter le pas. Rocard demande l'instauration de dépôts à l'importation, que lui a « vendus » le professeur Kaldor, Prix Nobel d'économie.
Le Président conclut brièvement en rappelant que la rigueur ne doit pas remettre en cause certains travaux culturels, dont le transfert du ministère des Finances. Delors se renfrogne.

La gauche se cherche une doctrine : est-ce « une parenthèse » (Jospin), la « rigueur » (Delors), la « rigueur socialement juste » (Mitterrand) ? En réalité, c'est l'approfondissement de la rigueur décidée en juin 1982, mais sans renoncer en rien aux réformes de structures. Pour les communistes, la situation est intolérable. Joxe enrage, comme Jospin, du maintien de Pierre Mauroy à Matignon.

8 ministres délégués et 19 secrétaires d'État sont nommés. On arrive donc à 43 membres du gouvernement... au lieu de 44 !

Raymond Barre « approuve » le plan de rigueur. Le reste de l'opposition le condamne.


Hissène Habré est invité officiellement par le président Arap Moi à participer au prochain sommet de l'OUA.
Vendredi 25 mars 1983


Le choix du projet pour la « Tête Défense » se précise. Restent quatre projets absolument anonymes. Le Président tourne et retourne autour des maquettes installées au rez-de-chaussée de l'Elysée. Il en aime deux : l'une est un mur de lumière ; l'autre, une arche immense et délicate à la fois : un architecte danois inconnu en est l'auteur.




Lundi 28 mars 1983


Le franc tient ; les devises reviennent.

Le Président se replonge dans le projet de loi sur les universités et les mécanismes de sélection que propose Savary. Têtu, celui-ci a remis dans le décret les deux réformes que le Président avait refusées dans la loi : la fusion en un Corps unique de tous les professeurs, et la suppression de l'agrégation de droit. Le Président lui fait savoir qu'il ne les acceptera pas plus dans le décret qu'il ne les a acceptées dans la loi.



Mardi 29 mars 1983


Surprise : le Quai informe benoîtement l'Élysée qu'un accord est signé entre cinq sociétés françaises et l'Irak pour la réparation de la centrale de Tamouz ! L'accord prévoit que le combustible très enrichi, déjà payé par l'Irak, sera livré quand le réacteur sera reconstruit. Il organise aussi l'usage d'un combustible moyennement enrichi, l'interdiction d'irradiations clandestines, l'ouverture du Centre de recherches à d'autres chercheurs arabes. Il rapporte 500 millions de francs de devises aux entreprises. Le Quai d'Orsay, tenu informé jour après jour par les entreprises du déroulement de leurs négociations, n'en rend compte à l'Elysée qu'aujourd'hui. Le Quai a laissé croire aux sociétés que l'approbation gouvernementale ne serait plus qu'une formalité. La signature du contrat a même été l'occasion d'un cocktail au CEA, réunissant des hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay et de l'Industrie et les signataires irakiens du contrat.
Le gouvernement a deux mois pour donner son accord officiel. Le Président est furieux : « C'est stupide ! On ne va pas reconstruire Tamouz! »
Claude Cheysson, fort ennuyé : « On peut retarder l'agrément, car j'ai dit au ministre irakien des Affaires étrangères que l'accord entre les entreprises et les Irakiens ne préjugeait pas de l'accord de la France. On doit aussi subordonner cet accord au paiement par l'Irak de ses dettes militaires et civiles, dont le service représente le sixième de notre déficit extérieur. »
Il faut maintenant choisir entre refuser ce contrat immédiatement ou tenter d'obtenir le règlement des dettes irakiennes dans les deux mois avant de refuser. On refusera.
Mercredi 30 mars 1983


Le Conseil des ministres adopte le projet de loi sur l'enseignement supérieur. Le président répète : « Il n'est pas question, Monsieur le Ministre, de la création d'un corps unique ou de la suppression de l'agrégation dans les décrets. » Savary est dépité. Pourquoi y tient-il tant ? Qu'a-t-il promis, et à qui ?

François Mitterrand répond à Reagan par une réaffirmation de la position française sur les Forces nucléaires intermédiaires :
« Compte tenu de sa position particulière, la France attache la plus grande importance au respect des quatre principes énoncés dans votre discours du 22 février devant l'American Legion, en particulier à la nécessité de rejeter tout accord qui impliquerait la prise en compte, de quelque manière que ce soit, directe ou indirecte, des forces tierces. »
L'allusion de Reagan aux armes défensives n'est pas relevée.

Ronald Reagan n'en est plus à l'option zéro. Devant les ambassadeurs de l'Alliance atlantique réunis à Washington, il propose «un accord intérimaire qui réduirait substantiellement les forces nucléaires à des niveaux égaux des deux côtés ».




Jeudi 31 mars 1983


L'Italie augmente de 500 éléments son contingent au sein de la Force multinationale, le portant ainsi à 2 100 hommes.


Vendredi 1er avril 1983


Dans une interview à L'Express, Pierre Mauroy justifie la rigueur. Les mesures prises sont, dit-il, « rudes mais transitoires ».

Entrée en vigueur de la retraite à 60 ans. Je rêve d'une société où le travail serait devenu si intéressant que la revendication principale porterait sur un recul de l'âge de la retraite.

Manifestations pacifistes monstres en RFA, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas.

Juifs d'URSS : situation désastreuse. L'émigration s'est arrêtée. Pas plus de trente visas par mois. Désespoir de ceux qui s'en occupent. Aucun message ne passe. Tous les canaux semblent bouchés.

François Mitterrand quitte tard son bureau, ce soir. Je me rends compte que son rythme demeure imperturbable : arrivée à l'Élysée vers 9 heures, départ vers 20 heures. Jamais de diner, sauf obligation absolue. Les soirées, me dit-il, sont réservées à la lecture.
Lundi 4 avril 1983


Le compte est bon : expulsion, demain, de 47 ressortissants soviétiques et de leurs familles, accusés d'espionnage. Les informations de « Farewell » ont permis d'établir une liste exhaustive, précise, indiscutable.


Mardi 5 avril 1983


Le Président rencontre le Chancelier allemand. Kohl : « La jeunesse européenne est contre l'existence de bases américaines en Europe. Le pacifisme est un mélange de nationalisme, de courage et de lâcheté morale. Le pacifisme en RFA précède le nationalisme. Je ne changerai pas un mot de votre discours du Bundestag et je voudrais que tous les Allemands apprennent à le connaître. L'Europe devient-elle un glacis entre les Grands appelés à se battre ailleurs?»

Et maintenant, il faut tirer les conséquences de la dévaluation pour la préparation du Budget 1984 : stabilisation des effectifs de la fonction publique et réduction de 10 % des programmes d'équipement. Les ministres vont réagir. La rigueur n'est pas une parenthèse ; c'est une politique.

Cheysson est au Luxembourg : « Venez sur notre satellite au lieu d'en fabriquer un ! » Réponse de Werner, le Premier ministre : « Oui, mais il nous faut deux canaux pour émettre aussi en allemand. » Cheysson : « Pourquoi pas ? Négocions. »


Mercredi 6 avril 1983


Lord Carrington est remplacé à la tête de la diplomatie britannique par Francis Pymm.

Le Conseil des ministres adopte un projet de loi autorisant le gouvernement à procéder par ordonnances pour l'application du plan de rigueur.

A propos de l'expulsion des Soviétiques, le Président analyse l'attitude de Moscou : « Après une première réaction fâchée, l'URSS en comprendra les motifs. Il faut lui faire admettre que dans ce domaine, il y a un jeu, et, quand on est pris, tant pis. Cela ne doit pas avoir de répercussions sur les rapports de politique générale. A vrai dire, à l'heure actuelle, les Russes ont d'autres chats à fouetter que celui-là. Ils sont l'objet d'une vexation qui tombe mal, peu de temps après l'accession au pouvoir de M. Andropov. Mais l'essentiel n'est pas là, il est ailleurs : c'est dans le problème que pose à l'URSS l'installation des fusées Pershing. A cet égard, la position que nous avons adoptée laisse une large marge à la conciliation.
On n'a pas assez remarqué que mon discours à Bonn n'a reçu que très peu de critiques, et de caractère tout à fait rituel, en URSS, car si des gens sont entraînés à bien lire les textes, ce sont eux ! Ils ont bien lu, notamment, ce qui était dit sur le fait que c'est la négociation qui fixera le niveau d'équilibre des forces. Il n'y a donc pas d'a priori en ce domaine. Tout ce qui marquera que nous ne sommes pas engagés dans une logique terrifiante sera perçu comme un geste de conciliation. Ce que nous disons aux Russes, c'est : "S'il n'y a pas d'accord de votre fait, vous aurez des Pershing. " Mais nous serons juges des raisons et des responsabilités de ce qui se sera passé.
Ou bien les Russes nous considèrent comme des adversaires, et, dans ce cas, l'affaire qui vient d'éclater n'est qu'une goutte d'eau supplémentaire dans un contexte général d'hostilités. Ou bien ils constateront que nous avons pris des positions sages et équilibrées et cette affaire aura, dans ce contexte, relativement peu d'importance.
Les Russes doivent s'habituer à considérer que nous avons une politique. La France n'est pas à vendre, on ne peut pas se contenter d'obtenir des contrats et, ensuite, ne pas poursuivre les relations. Les Russes doivent comprendre qu'ils n'ont pas affaire à un ventre mou. Dès qu'ils l'auront compris, cela marchera mieux, et peut être sera-ce le cas d'ici la fin de 1983. Dans ce domaine, il y a un secret qu'il ne convient pas d'étaler plus qu'il ne faut : l'espionnage est une pratique de tous les pays. C'est un art à la fois admis et interdit. Il est admis, puisque tout le monde sait qu'il existe ; mais il est aussi interdit et il y a autour de cela toute une littérature sur les espions, sur le fait qu'on peut les arrêter, les maltraiter, qu'ils ne bénéficient pas d'un certain nombre de garanties, etc.
Dommage que ce soit tombé sur des espions russes ; j'aurais bien aimé qu'on en trouve aussi d'autres ; mais il est vrai que quand il s'agit de nos alliés, ils ont peut-être plus de facilités à se procurer des renseignements que les Russes. Leurs recherches sont moins difficiles ! »

L'Assemblée vote la confiance au troisième gouvernement Mauroy.


Jeudi 7 avril 1983


Le gouvernement français condamne à nouveau l'apartheid en Afrique du Sud et interdit aux sportifs amateurs toutes relations avec cet État.


Vendredi 8 avril 1983


Georges Marchais à Roissy : «Je ne suis pas disposé à avaler des couleuvres. » Est-ce le commencement de la fin de l'Union de la Gauche ?


Un décret crée un corps d'assistants fonctionnaires titulaires dans les disciplines du droit, des sciences économiques, des sciences politiques et des sciences humaines. Les obligations de service passeraient de 3 heures de cours hebdomadaires sur 25 semaines à 4 heures sur 32 semaines. François Mitterrand : « Veiller à maintenir les trois heures. » C'est, pour lui, la condition de la qualité du travail de recherche des enseignants.

Ronald Reagan écrit à François Mitterrand à propos du commerce Est/Ouest, juste avant Williamsburg :
«J'ai suivi avec intérêt l'annonce, par votre gouvernement, des courageuses mesures de politique économique intérieure que vous venez de prendre. Elles sont un effort hardi pour assurer un rétablissement durable et non inflationniste de la France, et je vous souhaite le plus grand succès dans cet effort. »

Suit un long exposé sur l'Est/Ouest, résumant les résultats de la réunion des sherpas à San Diego : il propose de troquer, à Williamsburg, une relative discrétion du communiqué contre un accord concret sur le contrôle réel du commerce Europe/URSS. Et il évoque comme un fait acquis l'accord de Washington de décembre, que la France a refusé d'entériner :
« Sur les relations économiques Est/Ouest, il est important que nous nous comprenions l'un l'autre sur ce sujet et que nous ayons à temps un échange de vues afin d'éviter l'émergence de nouveaux contentieux publics entre nous. Ce sujet est complexe et requiert du soin pour trouver la bonne façon d'exprimer en commun nos préoccupations, tout en respectant la souveraineté nationale de chacun. Je suis sûr qu'un compromis peut être trouvé. Comme je l'ai souvent déclaré, la relation avec la France est d'une importance vitale pour les États-Unis et pour la cause de la liberté à l'Ouest. Nos intérêts communs essentiels nous donnent la force et la capacité de dépasser des différences d'approche. Votre récente lettre à propos des forces nucléaires intermédiaires m'a grandement encouragé et illustre la profondeur de nos intérêts communs. Par-dessus tout, je crois que nous partageons l'hypothèse fondamentale que le fardeau de notre défense ne doit pas être rendu plus lourd par nos politiques économiques vis-à-vis de l'Union soviétique.
Si je comprends bien, vos soucis essentiels sont les suivants :
Vous ne souhaitez pas que, dans le domaine des relations économiques Est/Ouest, nous créions de nouvelles institutions multilatérales qui empiéteraient sur des domaines de décisions nationales.
Vous ne souhaitez pas que des décisions multilatérales sur les relations Est/Ouest soient annoncées au Sommet de Williamsburg lui-même.
[Suit un long examen des études en cours dans chaque institution : OTAN, OCDE, AIE, COCOM. Puis :]
Je ne souhaite pas accorder aux relations économiques Est/Ouest une position prééminente dans l'ordre du jour du Sommet ou dans les discussions publiques autour du Sommet. Je suis beaucoup plus attaché aux résultats concrets que nous pourrions obtenir dans le cadre d'autres institutions.
Seule l'Union soviétique tirerait bénéfice si l'un quelconque de nos pays ressentait la nécessité de souligner en public nos différences sur ces sujets. Ceci ne peut arriver que si nous ne réussissons pas à communiquer maintenant entre nous avec clarté et franchise au sujet de ce que nous attendons des efforts menés dans les institutions spécifiques et sur des sujets spécifiques dans la période qui nous sépare du Sommet. Si vous partagez le point de vue selon lequel, d'ici là, nous devrons obtenir les résultats spécifiques que j'ai indiqués, nous pourrons à ce moment-là nous mettre d'accord sur la présentation publique que nous en ferons au Sommet, en particulier dans la déclaration conjointe.
Un accord préalable entre nous sur la présentation publique de ces sujets assurera presque certainement le succès d'ensemble du Sommet pour tous les participants en un moment vital pour le destin économique du monde. »

Qu'avec clarté ces choses-là sont dites...


Moscou garde son flegme. Le nouvel ambassadeur soviétique à Paris, Vorontsov, remet une note officielle de protestation. Il s'étonne devant Cheysson de l'expulsion des diplomates russes. A l'en croire, à Moscou, « on serait intrigué, on ne comprendrait pas ». Il parle de préjudice sensible porté aux relations franco-soviétiques, «d'action arbitraire et arrogante ». Mais il n'y aura pas, précise-t-il, « de représailles directes ». La réaction est modérée, comme prévu. Les négociations commerciales en cours ne subiront pas de contrecoups.
En revanche, la position de François Mitterrand sur les euromissiles irrite les Soviétiques au plus haut point. Le journal soviétique Temps Nouveaux se livre à une critique approfondie du programme militaire adopté par le Parlement. Il écrit : «Avec la France, Washington a trouvé un partisan zélé de ses options zéro et intermédiaire. Par contraste avec les engagements pris par le PS lorsqu'il était dans l'opposition (et par M. Hernu lui-même à l'époque), le nouveau programme met l'accent également sur l'arme à radiation renforcée, comme ils appellent honteusement la bombe à neutrons. Le nouveau missile Hadès sera capable d'atteindre des objectifs en Tchécoslovaquie. La question se pose alors : Paris ne veut-il pas occuper un créneau sur le flanc oriental de l'OTAN et participer avec les forces de l'OTAN à la bataille de l'avant ? »
Claude Cheysson réfléchit devant le Président sur le sens de la stratégie soviétique. Il pose une très fine problématique : «Pourquoi les Soviétiques sont-ils si attachés à leurs SS 20 et si opposés aux Pershing ? Les quelques centaines de têtes nucléaires supplémentaires ne changent pourtant pas grand-chose au rapport de forces. Ma première réponse se place sur le plan du découplage : il s'agirait d'appâter l'Allemagne fédérale, de tenter de la séparer du reste de la Communauté européenne, puis de progresser vers une neutralisation de toute l'Allemagne. C'est la seule réponse raisonnable à la question posée. Mais voici qu'Andropov "recouple" en annonçant qu'aux Pershing il répondra par une deuxième vague de missiles à moyenne portée qui menaceront le territoire américain et donc recréeront la solidarité nucléaire entre Europe et États-Unis. Comment l'expliquer? Y a-t-il eu à Moscou erreur de raisonnement, ou plutôt limitation du raisonnement à l'installation des SS 20 et à la menace sans réponse qui en résulte ? Ou bien le pari soviétique est-il autre ? Par exemple, celui du pacifisme qui inhiberait toute possibilité de décision à Bonn, voire à Washington ? Ceci expliquerait la virulence de la réaction à l'approche de l'installation des Pershing.»
Il a sans doute raison. Ces grands joueurs d'échecs n'ont qu'une obsession : détacher l'Allemagne de l'Alliance. N'oublions pas ce que Gromyko a dit à Kreisky il y a deux ans : l'Allemagne est plus menaçante pour l'URSS que l'Amérique.


Dimanche 10 avril 1983


Tragédie : assassinat à Albufeira, au Portugal, lors de la réunion de l'Internationale socialiste, d'Issam Sartaoui, conseiller politique d'Arafat. Il était venu me voir, il y a quelques jours, pour me faire part de son intention de se rendre au Portugal afin de plaider la cause de l'OLP et des négociations avec Israël. Je lui avais parlé de sa sécurité. Il avait haussé les épaules en me répondant simplement : « I know they are after me... »
Chirurgien, devenu nomade pacifiste, en avance sur son temps, il était l'un de ces fous qui, jouant leur vie chaque jour à la roulette avec insouciance, s'inquiètent du rhume d'un ami. Récemment, Shimon Pérès, embarrassé, m'avait refusé de le rencontrer : «Pas encore... c'est trop tôt...» Un Juste a trébuché sur la route de la paix. Pas en vain, j'espère.
Mardi 12 avril 1983


Pour mieux comprendre la question du Corps unique à l'Université, le Président organise un déjeuner avec des universitaires, mais sans le ministre de l'Éducation. Il rappelle qu'il souhaite le maintien des concours d'agrégation alors que celui-ci n'est envisagé, dans le texte, qu'« à titre transitoire et pour trois sessions au maximum. »




Mercredi 13 avril 1983


Réunion à Matignon, autour du Premier ministre, sur la dette irakienne. En 1983, l'Irak doit payer à la France 16,8 milliards de francs, dont 7,4 milliards pour les contrats civils et 9,3 milliards pour les contrats militaires. En 1984, les paiements attendus sont de 10,5 milliards, dont 6,5 milliards pour le militaire et 4 milliards pour le civil. Ce sont des sommes considérables. Les Irakiens proposent de rembourser un peu moins de 7 milliards, essentiellement pour le militaire. C'est tout. C'est peu.
Cheysson estime pourtant que cela constitue un progrès, puisqu'il ne resterait en 1983 que 2,5 milliards d'échéances militaires impayées sur un total de 9,3 milliards. « Une rupture avec l'Irak compromettrait notre commerce avec les pays du Golfe, car notre position privilégiée dans ces pays est due à notre soutien militaire à l'Irak», dit-il. Il n'a pas grand espoir d'améliorer ces propositions. Annuler la livraison des Super-Étendard — nom de code : BAZ III — et bloquer les livraisons provoquerait le retrait de l'offre irakienne de remboursement partiel de la dette et l'annulation des commandes des pays voisins.
Pour Pierre Mauroy: On ne peut demander l'effort de rigueur actuel aux Français et accepter en l'état des propositions irakiennes qui représentent 10 milliards de déficit supplémentaire de la balance des paiements et 3 milliards de coût budgétaire. Il faut prendre le risque de faire pression sur l'Irak pour obtenir le paiement des échéances militaires dues en 1983. Des négociations doivent avoir lieu très vite à Paris avec M. Tarek Aziz. Pour les affaires civiles, un rééchelonnement pourra être envisagé après accord sur les surcoûts de guerre. L'attitude ferme se justifie par l'effort exceptionnel et sans faille que nous réalisons pour l'Irak et qui doit se concrétiser par la livraison de Super-Étendard. La France doit être mieux traitée que les autres créanciers.
Claude Cheysson : Non. Il ne faut pas aller jusqu'à une rupture avec l'Irak, qui serait catastrophique sur tous les plans. Il faut redire très fermement à l'Irak que notre situation économique ne nous permet pas d'accepter un report des échéances militaires, et que nous faisons une concession majeure en acceptant de reporter 6,5 milliards de contrats civils.
Jean-Louis Bianco s'inquiète : Cheysson fait une présentation tout à fait "partielle " du problème de la dette irakienne. On ne peut passer 2,5 milliards par pertes et profits !
Il faut que ce soit Jacques Delors qui mène la négociation. Il résiste mieux que Cheysson.

Réponse de François Mitterrand à Ronald Reagan : la position française sur le commerce Est/Ouest reste immuable.
« Il est exact, comme vous le rappelez en marquant votre accord, que la France s'oppose à la création de tout organisme multilatéral nouveau pour le commerce Est/Ouest. En outre, la France est hostile à toute initiative et à toute annonce publique dans ce domaine à l'occasion du Sommet de Williamsburg. Une remarque d'ordre général s'impose pour commencer : ce programme de travail mené sur une base objective avec de nombreux experts n'a pas été conçu pour être nécessairement achevé à la veille du Sommet de Williamsburg...
Pour ce qui est de la présentation publique de cette question à Williamsburg, je suis d'accord avec vous pour qu'un bref passage soit élaboré à la mi-mai entre nos représentants personnels dans l'esprit du présent échange de lettres. Mais j'insiste pour que, comme vous l'avez dit vous-même à plusieurs reprises, la réunion suprême, celle de Williamsburg, ne soit pas consacrée à l'examen de textes détaillés préparés par nos collaborateurs, mais qu'elle permette, au contraire, la libre discussion d'un niveau convenable lorsque les chefs des exécutifs de nos pays se rencontrent dans l'intimité. Au demeurant, l'importance et le caractère délicat des relations économiques Est/Ouest qui font l'objet de ces études ne doivent pas masquer l'importance plus grande encore des relations économiques Ouest/Ouest et Nord/Sud. »
Enfin, le Président souligne qu'il y aura d'autres sujets à l'ordre du jour de Williamsburg :
« Chacun des sept chefs d'État et de gouvernement qui vont participer à ce Sommet reconnaît que rien n'est plus important, à l'heure actuelle, que de remettre les économies sur la voie d'une croissance non inflationniste et durable. A partir de cet accord de principe, qui doit être clairement perçu par nos opinions, notre tâche commune est de créer ensemble un environnement favorable à la relance par une bonne concertation de nos initiatives, afin de ne pas laisser passer une occasion et de tirer parti, selon la situation propre à chaque pays, des marges de manœuvre disponibles. Cet effort n'atteindra sa pleine efficacité que si nous parvenons à recréer, par étapes, les conditions d'un système monétaire international stable, et à intensifier notre coopération technologique... »


Vendredi 15 avril 1983


Violent accrochage entre Laurent Fabius et Jacques Delors : Delors, qui contrôle le Budget, veut utiliser l'épargne collectée par l'emprunt obligatoire de mars pour réduire les autres besoins d'emprunt de l'Etat ; Fabius, qui n'est plus au Budget, veut l'utiliser pour financer l'investissement industriel.
François Mitterrand tranche : la moitié sera utilisée pour un Fonds d'investissement, et le reste sera neutralisé.

Le départ du gouvernement de plusieurs ministres pose de redoutables problèmes de reconversion.
Paul Legatte écrit à ce propos au Président : « L'un, qui vient de démissionner du gouvernement, fait savoir qu'il est candidat à la présidence d'ELF-ERAP. Cette démarche a certainement dû lui coûter. Mais il serait probablement disposé à payer le prix d'une telle faveur. »
François Mitterrand note en marge : «Pierre Mauroy pense à un autre. Lui parler de celui-là. »
Legatte poursuit : « Un autre ministre serait gêné, tant sur le plan moral que matériel, de se retrouver instituteur en septembre prochain. Il est tout disposé — pour ne pas dire désireux, voire anxieux - à examiner toute proposition. L'intéressé est trop jeune pour le Conseil d'État, mais il a le bon âge et la qualité pour présider un établissement public pas trop technique, genre Société du Loto-Loterie nationale, ou la Caisse nationale des Banques, dont la vacance est quasi certaine pour octobre 1983. » On trouvera quelque chose pour lui.
La droite, elle, n'a pas de tels problèmes : le secteur privé recrute aisément ses anciens ministres dans mille et un conseils plus ou moins discrets. Nul ne s'en offusque. A droite, il s'agit, pour les recasés, de « nouvelles carrières » ; à gauche, de « parachutages ».



Samedi 16 avril 1983


Réunion des sherpas, cette fois à Williamsburg. Être logés dans un hôtel de troisième catégorie n'est pas trop grave. Les cafards dans les chambres sont plus gênants ! Façon, pour les Américains, d'affecter à leurs alliés des économies budgétaires...
Allan Wallis préside. Décidément, cet homme est bien anachronique : quand il parle de la « crise », j'ai d'abord du mal à comprendre qu'il s'agit de celle de 1929.
Nous traitons pour commencer des aspects matériels du Sommet. Reagan ayant besoin de beaucoup se reposer, le nombre d'heures de discussions sera inférieur à celui du Sommet de Versailles. Aucun ministre ne pourra parler à la presse durant les séances. A la fin du Sommet, Reagan se contentera de lire le communiqué conjoint avant que chacun ne fasse sa propre conférence de presse. Les installations semblent annoncer la présence de quelque 6 000 journalistes, ce qui confirme la volonté de faire de la rencontre un événement électoral.
Sur le fond, l'Administration américaine n'a, pour l'instant, pas de grande idée à proposer. Elle se contentera, dit Wallis, d'essayer de «passer entre les gouttes » pour que ce Sommet ne soit pas, comme les précédents, l'occasion de l'affirmation publique de différends entre les dirigeants.
Il est convenu que le projet de communiqué économique ne sera préparé qu'entre sherpas, et seulement à la fin de la première journée du Sommet. Cela présente le risque de voir les Américains débarquer au tout dernier moment avec un texte long et précis, et donc difficilement amendable. On approuvera aussi les deux rapports demandés à Versailles sur la coopération monétaire et sur la coopération technologique.
Tous les Européens insistent sur le caractère inacceptable des taux d'intérêt réels américains (presque 7 %, soit le niveau le plus élevé dans l'histoire économique mondiale), qui perturbent le commerce, faussent le niveau du dollar, ralentissent les investissements, augmentent le coût des dettes et accélèrent l'inflation. Tous les Européens exhortent les Américains à équilibrer leur budget et à assainir leur économie. Les Américains sont devenus d'une très grande prudence sur la durée de leur reprise économique. Ils reconnaissent qu'un taux de change trop instable constitue une forme de protectionnisme. Ils ne sont pas prêts à accepter l'idée d'un Plan pour le Tiers Monde. Pour eux, le développement se résume au commerce.

Une angoisse se fait jour devant l'inextricabilité des problèmes de l'endettement international. Sans vouloir semer la panique, Allan Wallis exprime un sentiment d'impuissance face à la crise financière à venir. Sprinkel, l'ineffable directeur américain du Trésor aux cravates de plus en plus voyantes, s'attend, dans les prochains mois, à des quasi-faillites de l'Indonésie, du Nigeria, du Venezuela, des Philippines, de la Pologne et, pour la seconde fois, du Mexique. Le directeur du Trésor américain souhaite donc que ces questions soient évoquées très discrètement entre ministres des Finances, avant le Sommet et au cours du Sommet. Mais, surtout, pas de communiqué : cela effraierait les marchés. Il propose de réunir les ministres du Commerce des Sept à Bruxelles et de les associer à ceux des Finances à la prochaine réunion de l'OCDE à Paris, en mai. Je refuse : de telles réunions risquent d'aboutir à la création d'une nouvelle institution à Sept, une sorte de GATT des pays industrialisés pouvant conduire, à terme, à un OTAN économique auquel les Américains rêvent depuis 1973. S'il existait, c'en serait fini de toute construction européenne : chacun des Dix irait à Washington chercher un compromis bilatéral.
Sur le commerce Est/Ouest, les choses s'annoncent mal. En apparence, l'obsession des Américains est d'éviter tout conflit lors du Sommet, et Allan Wallis m'affirme même que le Président des États-Unis ne souhaite pas qu'il soit question à Williamsburg des rapports économiques Est/Ouest, qu'il «se contenterait volontiers, dans la déclaration finale, d'une formule identique à celle que le Président français a proposée dans sa lettre (faire mention des études entreprises dans les différentes instances spécialisées : OTAN, OCDE, COCOM, AIE). Mais, ajoute-t-il, à condition que ces études aboutissent à certaines conclusions auxquelles le Président Reagan tient particulièrement. » Il m'en donne la liste sous le sceau du plus grand secret : «L'engagement de fixer un plafond de 30 % à nos achats gaziers hors OCDE; l'obligation de ne pas subventionner les crédits aux pays de l'Est ; l'extension de la compétence du COCOM. »
Jamais on ne nous a demandé des choses aussi précises et aussi inacceptables !
La prochaine réunion des sherpas devra permettre, toutes les études étant alors terminées, de savoir s'il est possible de maîtriser les discussions à Williamsburg.
Enfin, le sherpa anglais m'annonce que les élections britanniques auront lieu en juin. On peut donc s'attendre d'ici là à quelques éclats de Mme Thatcher.
Pourquoi faut-il que, dans ces réunions, j'apparaisse toujours comme le seul résistant à la mainmise américaine sur l'autonomie européenne ? Travers français, sans doute : admirer l'Amérique sans jamais rien lui céder...
Attentat contre l'ambassade des États-Unis à Beyrouth : 70 morts et disparus.
Les patrons continuent de réclamer la réduction des charges des entreprises. François Michelin écrit à François Mitterrand pour suggérer de remplacer les augmentations de salaires par des obligations émises par l'entreprise à taux d'intérêt faible, d'affecter une partie de l'emprunt forcé et de l'impôt à l'aide aux entreprises, et de remplacer la taxe professionnelle par une augmentation de TVA.
Yvon Gattaz, reçu à l'Élysée, déclare à sa sortie qu'il a trouvé le Président très « attentif » à ses propres suggestions : allégement de la fiscalité, simplification du temps partiel, assouplissement des règles d'embauche et de licenciement.


Mardi 19 avril 1983


Nouveau Conseil restreint sur les importations : on décide une réduction des crédits aux importations autres que de matières premières et de machines indispensables, la réduction à quatre-vingts jours des stocks de pétrole et de produits raffinés, la diminution drastique des stocks de produits charbonniers. Pour les produits destinés à l'agriculture (semences, engrais et machines agricoles), dont le solde s'est détérioré de 3,5 milliards de francs en 1982, une concertation avec le monde agricole doit être engagée de toute urgence.
François Mitterrand écrit à Reagan après l'attentat contre l'ambassade américaine à Beyrouth :
«Je tiens à vous dire personnellement combien je trouve odieux à tous égards les attentats comme celui qui vient d'avoir lieu particulièrement à votre ambassade à Beyrouth. Mon indignation devant cet acte est d'autant plus profonde qu'il est commis dans un pays parmi les plus meurtris et dans une ville où nous collaborons étroitement, au sein de la Force multinationale, à une œuvre de paix dont nous pouvons être fiers. Rien, je pense, et surtout pas des actions terroristes, ne doit nous détourner de poursuivre nos efforts pour aider le pays et les peuples de cette région à sortir des engrenages destructeurs dans lesquels ils se trouvent enfermés. Je vous prie, Monsieur le Président, de transmettre aux familles des victimes l'expression de ma profonde sympathie et de recevoir pour vous-même mes condoléances attristées. »




Mercredi 20 avril 1983


Charles Hernu présente le projet de loi de programmation militaire en Conseil des ministres. On remet à plus tard la réduction de la durée du service militaire.

Le Conseil adopte la liste des douze programmes prioritaires d'exécution du IXe Plan. Liste intéressante, en ce qu'elle définit les priorités de ces prochaines années :
1 Moderniser l'industrie par l'introduction des nouvelles technologies de production;
2 Utiliser plus rationnellement l'énergie;
3 Vendre mieux en France et à l'étranger ; libérer l'initiative des cadres ;
4 Mener une politique active de l'emploi, en particulier par l'organisation du temps de travail ;
5 Favoriser l'innovation, développer les services aux entreprises et former les hommes aux nouvelles technologies;
6 Promouvoir la culture par le développement des industries de communication;
7 Poursuivre la rénovation du système éducatif et favoriser l'insertion sociale et professionnelle des jeunes ;
8 Répondre aux besoins de la décentralisation et aux exigences de l'équilibre territorial ;
9 Moderniser le système de santé et maîtriser sa gestion ;
10 Mieux vivre dans la ville ;
11 Améliorer la sécurité;
12 Développer et orienter l'épargne pour les besoins de la modernisation.

Rocard, qui n'est plus chargé du Plan, réclame l'ajout d'un programme «Agriculture». Nucci veut en plus un programme «Aide publique au développement ». Le Premier ministre est hostile à ces ajouts, en dépit de l'intérêt politique de leur annonce. Les 12 programmes adoptés sont « horizontaux », comme Rocard l'avait d'ailleurs lui-même souhaité dans ses fonctions précédentes. Si l'on commence à accepter des programmes sectoriels tels que l'Agriculture, comment résister au Commerce, aux Transports, à la Mer, aux Personnes âgées, etc. ?
Le Comité central du Parti communiste décèle dans l'analyse des résultats des élections municipales « un début de remontée de l'influence du PCF». Il lui a fallu quinze jours pour le découvrir !... En dépit de ses vives critiques contre la nouvelle politique de rigueur, le PC n'a pas l'intention de quitter le gouvernement.

Le Parlement européen proteste contre la limitation des sorties de devises imposée aux touristes par le programme de rigueur. Cheysson fait revoir par François Mitterrand la réponse qu'il doit faire cet après-midi à ce sujet à l'Assemblée nationale :
« La Commission européenne, écrit-il, a reconnu que les récentes mesures françaises étaient "positives et courageuses " ; elle a rappelé qu'il y a quatorze ans, un gouvernement français, d'une autre orientation politique, avait déjà dû adopter des dispositions semblables et prévoir un carnet de change pour les voyages à l'étranger ; elle a souligné que quatre autres pays de la Communauté recouraient actuellement à des restrictions dans ce domaine.
Mais notre pays n'a pas plus besoin de tels commentaires que des critiques de l'Assemblée européenne. Les institutions communautaires doivent rester dans le cadre de la mission qui leur a été confiée et qui est déjà assez difficile et assez exaltante. »

Le Président barre le premier paragraphe et note : « Inutile. On n'a pas besoin de caution.»


Le Parlement adopte définitivement la loi autorisant le gouvernement à procéder par ordonnances à la mise en œuvre du plan de rigueur.


Jeudi 21 avril 1983


Il faut parler commerce aux Allemands, au plus haut niveau : la RFA, notre premier client et notre premier fournisseur, est devenue, l'année dernière, cause de notre premier solde négatif bilatéral, avant l'Arabie Saoudite et les États-Unis. Le déficit a presque quadruplé en trois ans et atteint 38 milliards de francs en 1982. La prévision est de 45 milliards de francs pour 1983 ! Au Sommet franco-allemand du mois prochain, il faudra demander une action commune en vue du rééquilibrage : le démantèlement des normes techniques allemandes, forme hypocrite de protectionnisme, l'ouverture des marchés publics allemands aux produits français, la surveillance par l'Allemagne de la vente en Europe de produits pseudo-allemands venant d'Europe de l'Est. Les Allemands doivent aussi accepter la disparition des « montants compensatoires monétaires positifs » — inventés à Bruxelles pour compenser les effets négatifs de la réévaluation du mark pour les agriculteurs allemands et qui jouent comme une subvention à l'exportation et un frein aux importations. Il n'y a en effet aucune raison pour que la RFA, qui tire pleinement avantage d'une monnaie forte sur le plan industriel, refuse d'en supporter les conséquences dans le secteur agricole. Il serait donc normal, au total, qu'en 1983 la RFA prenne sa part du fardeau communautaire ; la France a assumé jusqu'ici un rôle de locomotive dont les exportateurs allemands ont tiré profit.

François Mitterrand répond à François Michelin :
« Votre lettre et les propositions qui y étaient jointes m'ont beaucoup intéressé. Certaines d'entre elles, telles la possibilité d'augmentation de salaire sous forme d'obligations d'entreprise ou l'utilisation de l'emprunt obligatoire à la diminution de l'endettement des entreprises, sont conformes à des décisions qui viennent d'être prises par le gouvernement. Vos autres propositions méritent une étude approfondie à laquelle je demande au ministre de l'Economie, des Finances et du Budget de faire procéder. »
Voici que se dégèle la construction européenne : Helmut Kohl, qui prépare le prochain Sommet de juin, sous sa présidence à Stuttgart, écrit à François Mitterrand. Il plaide d'abord pour le maintien des « montants compensatoires monétaires positifs », qui protègent l'agriculture allemande :
«Je suppose que les négociations extrêmement difficiles sur l'ajustement des cours pivots au sein du SME, qui viennent d'être menées à bon terme, vous ont montré comme à moi-même combien nous restons fidèles à notre volonté déclarée de partager les efforts en Europe, en particulier entre nos pays, de tenir compte de nos intérêts mutuels et de nous soutenir réciproquement. L'issue de ces entretiens devrait nous encourager à consolider le SME en faisant converger davantage les politiques économiques de nos pays. Dans ce contexte, je me permets de faire appel à votre compréhension pour les problèmes de l'agriculture allemande. »
Puis il va plus loin et propose un rapprochement économique des Dix :
«... C'est pour cette raison qu'il me semble indispensable de prendre toutes les mesures pratiques permettant de promouvoir davantage un rapprochement des politiques économiques entre les Etats membres de la Communauté (...). Durant notre présidence, nous nous efforcerons de réaliser des progrès dans ces domaines, progrès sur la base desquels vous pourrez œuvrer à votre tour lorsque la présidence de la Communauté économique passera à la France, le 1er janvier prochain. Je serais heureux que nous parvenions, aux prochaines consultations franco-allemandes, à faire progresser en commun ces questions... Je propose le rapprochement vers un espace économique unique. »
Un projet européen apparaît, fragile, après l'épreuve de vérité de mars. Un espace économique ouvert, et, au-delà, un rapprochement monétaire et politique, peut-être même une politique étrangère et une défense communes. Cela supposera une véritable unité franco-allemande pendant les trois présidences communautaires à venir (allemande, grecque et française). De là, tout peut résulter : la résolution des contentieux, la relance de la construction européenne, la fin de l'europessimisme.


Vendredi 22 avril 1983


Un nouveau Conseil restreint se tient sur le Commerce extérieur. On y parle normes et TVA, deux moyens détournés de réduire nos importations. Le nouveau ministre du Commerce extérieur, Édith Cresson, explique qu'il faut défendre notre marché intérieur pour développer une offre française compétitive. Jacques Delors répond que les subventions des exportations coûtent plus que prévu à la loi de finances : les bonifications d'intérêt dépassent de 1,1 milliard le plafond fixé. Le Premier ministre rend compte de l'installation de la délégation au Commerce.
François Mitterrand : « La délégation doit avant tout restreindre discrètement mais énergiquement les importations partout où c'est nécessaire et possible. Édith Cresson semble tentée d'en faire aussi un outil d'aide aux industriels pour fabriquer français : mais c'est là le travail de Laurent Fabius. »
Dans la nuit, violentes manifestations des éleveurs de porcs en Bretagne, notamment à Quimper, Saint-Brieuc et Chateaulin.

Les Luxembourgeois ont décidé : ils vont lancer leur satellite avec les Américains en 1986. La CLT n'en est pas, du moins officiellement. Est-ce du bluff ? Ou le loup américain dans la bergerie européenne ? François Mitterrand demande à Jean Riboud, actionnaire de la CLT, de l'empêcher.


Samedi 23 avril 1983


Washington informe le gouvernement français d'une nouvelle vente de céréales américaines à l'Union soviétique :
« Nous regrettons de n'avoir pas pu vous consulter au préalable sur cette décision, mais notre silence tenait à la nécessité de garder l'information secrète de façon à ne pas gêner les négociations par des révélations prématurées. »
Cynisme...


Dimanche 24 avril 1983


La presse est pleine de commentaires sur les décisions prises la semaine dernière : les éditorialistes parlent de reniement, de la fin du socialisme... François Mitterrand : «Je ne renie rien et aucune réforme n'est abandonnée. » De fait, au cours de ces mois de crise, personne, vraiment personne n'a songé à proposer de revenir sur la moindre réforme de structures. C'est effectivement la fin des grandes illusions en matière de transferts sociaux ; mais sans remise en cause des réformes. Et, en fait de « grand tournant », on n'a fait que confirmer la politique conjoncturelle de juin dernier, reprenant l'essentiel des « largesses de juin 1981, elles-mêmes inférieures à celles accordées par Jacques Chirac en 1975. Mars 1983 n'a pas marqué un tournant, mais une confirmation. L'« autre politique », elle, eût constitué un tel tournant. Mais cela, personne ne veut l'admettre. On tient à tout prix à nous faire confesser nos péchés...

Après l'échec du référendum sur le nucléaire, les socialistes autrichiens perdent la majorité absolue à l'Assemblée. Le Chancelier Bruno Kreisky se retire. Sans Kirshlager, Kreisky et Koenig, l'Autriche n'est plus qu'un petit pays oublié en marge de l'Europe. J'oublie Waldheim, qui lui fait tant de tort.


Lundi 25 avril 1983


Dans une interview au Spiegel, Andropov reproche aux États-Unis de chercher à porter atteinte à la sécurité de l'URSS et de détruire l'équilibre actuel. Il prévient « de manière claire et nette » que le déploiement des Pershing « l'obligerait » à revenir sur le moratoire proclamé par Brejnev (par lequel le Kremlin s'engageait à ne plus déployer de missiles SS 20 visant l'Europe occidentale), à déployer des « moyens supplémentaires, de concert avec les autres États membres du Pacte de Varsovie, et à prendre les mesures requises visant le territoire des États-Unis mêmes ».


François Mitterrand est en voyage officiel dans le Nord-Pas-de-Calais. Alors que, sur tout le territoire national, se succèdent les mouvements sociaux, le chef de l'État justifie, sur ces vieilles terres socialistes, la nouvelle politique de rigueur.
Pierre Mauroy nomme des médiateurs pour tenter de mettre un terme à la grève des internes et des chefs de clinique.

Le magazine allemand Stern commence à publier les « Carnets secrets » d'Hitler. Enorme succès. Énorme manipulation : ce sont des faux !
Déjeuner avec Fernand Braudel. Il s'intéresse passionnément à la construction européenne. Et à la défense de l'Éducation nationale unie, laïque, centralisée. Que de nostalgie dans son apologie d'un système dont la grandeur passée est peut-être devenue incompatible avec la poussée démographique...


Mardi 26 avril 1983


Le Président confirme l'arbitrage du Premier ministre sur la dette de l'Irak et demande de conclure rapidement les négociations. Chaque semaine qui passe ajoute 100 millions de francs aux charges de la COFACE. Tarek Aziz est invité à Paris le vendredi 6 mai pour boucler les pourparlers financiers avec Jacques Delors.


Une nouvelle lettre du Président Reagan : s'il apprécie la rapidité et la franchise de la réponse de François Mitterrand, il n'en maintient pas moins le point de vue qu'il a défendu dans sa précédente missive sur le commerce Est/Ouest.

Arafat est informé du désir de la France de ne pas accueillir sur son territoire la Conférence sur la Palestine.



Mercredi 27 avril 1983


Les textes d'application de la loi portant sur les enseignants du supérieur introduisent des rigidités ultra-centralisées, enrégimentent les meilleurs professeurs et créent des procédures nouvelles de sélection sans les définir avec précision. Ils laissent entendre que l'on va, à terme, vers la suppression de l'agrégation et la création d'un Corps unique de professeurs. Il n'y a plus aucune vision globale cohérente de la place de l'enseignement dans un projet de société. Tout cela ne peut que jeter le trouble parmi une masse d'étudiants désemparés et des professeurs crispés, sans résoudre en rien le problème essentiel : comment redonner à l'Université une qualité et un sérieux conformes aux enjeux de l'économie de demain ? Certaines corporations y trouvent probablement leur compte, mais pas la qualité des enseignements.
Pour autant, la plupart des problèmes restent au-delà de la loi, dans les décrets d'application. Exemple type d'une réforme qui échoue avant même d'entrer dans les faits.
Les taux d'intérêt réels américains sont égaux à ceux enregistrés de 1929 à 1932, et très supérieurs au maximum enregistré après la Seconde Guerre mondiale (4 % en 1959). Il en résulte de lourdes pertes pour l'économie mondiale. Ils compromettent les tentatives de reprise des pays industriels en poussant le dollar à la hausse. Pour les pays en développement, ils entraînent un accroissement des paiements d'intérêts de 40 milliards de dollars depuis 1975, soit trois fois l'accroissement de leur déficit pétrolier. En 1982, les paiements d'intérêts représentaient environ les deux tiers du déficit courant de ces pays.


Jeudi 28 avril 1983


Allan Wallis est à Paris. Il me remet une note dont l'esprit est résumé par son titre : « Pour encourager la reprise, consolider les valeurs et la sécurité en Europe. » Les Américains veulent que les Français acceptent que, sur le commerce Est/Ouest, tout soit décidé lors de la réunion à Paris du COCOM, qui a lieu avant Williamsburg.

La France signe le protocole européen abolissant la peine de mort. Nul ne pourra plus revenir là-dessus sans un long préavis.


Vendredi 29 avril 1983


Petit déjeuner avec Cheysson et Delors. Pas question de céder aux Américains sur le commerce Est/Ouest.

Le gouvernement adopte les ordonnances instaurant le prélèvement de 1 % pour la Sécurité sociale et l'emprunt obligatoire.


Samedi 30 avril 1983


Arrêt de la grève des internes et chefs de clinique.


Lundi 2 mai 1983


Départ du Président pour le Népal et la Chine. A l'atterrissage à Katmandou de l'avion transportant les journalistes, un train de pneus explose. Comme trois jours sont nécessaires pour en faire venir un autre, il faut transférer dans l'avion du Président ceux des journalistes qui nous accompagneront en Chine. Et sélectionner ceux des invités qui devront rester à Katmandou. Choix difficile...

Déjeuner avec le Premier ministre népalais entouré de ses ministres en étranges costumes : veste de smoking, pantalon de pyjama, col roulé. Dans l'après-midi, Cheysson tient absolument à ce que le Président signe un texte soutenant la demande du Népal de déclarer le pays « zone de paix ». Cela irrite le Président : une telle initiative fâcherait inutilement les Russes et les Indiens.
A notre retour du dîner chez le Roi Birendra Bir Bikram Shah, nous trouvons, installés dans le hall de notre hôtel, trois ministres népalais qui attendent sagement la signature par la France du texte négocié par Cheysson. Embarrassant. De peur d'être critiqué par le Président, Cheysson refuse de les voir et file, en rasant les murs, jusque dans sa chambre.
Je négocie avec eux pour aboutir finalement à un texte vide :
«Au cours de ses entretiens à Katmandou, le Président François Mitterrand a rappelé l'attachement de la France à la création de zones de paix agréées par les pays d'une région et à toute approche semblable pour que se développent la sécurité et les relations pacifiques entre voisins. La France considère donc avec intérêt et sympathie la démarche du Népal en vue de se déclarer zone de paix ; elle précisera sa position à ce sujet dans les prochaines semaines. »
Les ministres népalais font comme s'ils en étaient heureux.


Mardi 3 mai 1983


A Moscou, Iouri Andropov réaffirme sa volonté de prendre en compte les forces tierces et propose de compter non plus seulement en nombre de missiles, mais en nombre de têtes. Il maintient son plafond de 162 missiles à l'Est comme à l'Ouest.

Dans l'avion en vol pour Pékin, le Président bavarde longuement avec Maurice Faure, puis me demande de rédiger un projet de programme pour un nouveau gouvernement. Il souhaite un projet exhaustif, prêt pour «dans un mois ». Pierre Mauroy va donc s'en aller ?

Travail dans l'avion sur le discours que le Président doit prononcer à Paris dans quinze jours, devant les ministres de vingt-quatre pays réunis à l'occasion de l'assemblée de l'OCDE. Arrivé à Pékin, j'expédie le brouillon à Paris. Premier usage du fax.

A Pékin, le Président est accueilli par le Premier ministre Zhao Ziyang. Après la petite cérémonie traditionnelle dans tous les voyages (hymnes nationaux, détachements militaires, présentation des délégations), nous gagnons une salle de l'Assemblée du Peuple. Le Président et le Premier ministre sont assis côte à côte, les deux ministres des Affaires étrangères de part et d'autre. Vingt à vingt-cinq membres des délégations officielles se font face dans les deux branches du fer à cheval. Le Président et le Premier ministre échangent à voix basse des propos à bâtons rompus. Ils ne savent pas qu'on les entend grâce aux micros, ce qui donne le sentiment d'un aparté de théâtre.
Zhao Ziyang: Cette nuit, on a entendu le bruit de la pluie sur Pékin et nous ne savons pas combien de feuilles sont flétries...
François Mitterrand : Le vent ramène souvent des sables du nord sur Pékin... J'ai bien reconnu la route qui conduit de l'aéroport jusqu'ici, mais les arbres ont poussé vite. Je suis venu en Chine en hiver et au printemps ; il me reste encore deux saisons à connaître...
Les entretiens sérieux sont pour demain.
Mercredi 4 mai 1983


Le Président reçoit Hu Yaobang, Secrétaire général du Parti communiste chinois.
François Mitterrand : Nous avons établi des relations il y a un peu plus de deux ans et j'en garde le meilleur souvenir. Depuis lors me sont échues de nouvelles responsabilités. Le rôle de la France est important. Le rôle de la Chine est considérable. En ce qui concerne notre politique générale, nous nous trouvons souvent d'accord.
Hu Yaobang: La Chine est un grand pays faible et son rôle n'est pas très grand au regard de sa superficie. La France est un pays plus petit ; sa population est très inférieure à celle de la Chine, mais son rôle est beaucoup plus grand dans le monde, tout particulièrement en Europe. Et il y a eu en France beaucoup de grands hommes d'État. En particulier, les Chinois admiraient beaucoup le Général de Gaulle pour l'action qu'il a menée pour l'indépendance de la France, quelles que soient ses opinions par ailleurs. A part le Général de Gaulle, nous, Chinois, nous nous sommes surtout intéressés depuis à l'action de Votre Excellence. La France peut tirer une légitime fierté de son rôle très digne en faveur de la paix dans le monde et en Europe.
François Mitterrand : La France est un vieux pays et le premier constitué en Europe, un pays doté d'une grande tradition. J'en ai aujourd'hui l'héritage. Les Français savent aussi que la Chine est une grande nation, avec sa propre histoire, que son peuple est immense et que vous avez une grande volonté de progrès. La France et la Chine ne sont pas dans la même situation que les grandes puissances surarmées, mais elles se soucient de la paix et de la sécurité.
Hu Yaobang: Ce sont les superpuissances qui malmènent les autres pays. Les Chinois se souviennent de l'action du Général de Gaulle dans la France libre.
François Mitterrand : Vous faites allusion à une des pires périodes de notre histoire, mais nous nous en sommes relevés. J'ai été à Londres et à Alger aux côtés du Général de Gaulle à cette époque. Mais vous, vous avez plus du quart de l'humanité à gérer. Je n'ai pas ce problème.
Hu Yaobang: Aujourd'hui, dans le monde, il y a en effet quatre milliards d'habitants.
François Mitterrand : Les événements graves de l'histoire de la France ont montré la capacité de la France à survivre, mais en Chine aussi, une petite troupe a réussi à survivre avant d'établir le régime actuel. Vous et nous avons connu de grandes épreuves que nous avons surmontées. Ce qui est important maintenant pour nous, c'est de maintenir l'équilibre mondial et d'assurer le développement.
Hu Yaobang: Votre pays a une force scientifique et technique infiniment plus développée que celle de la Chine. Nous devons rechercher dans notre coopération des avantages mutuels.
François Mitterrand: En effet, nous pourrons ainsi obtenir des résultats de part et d'autre. Aujourd'hui, la France est frappée par la crise qui affecte tous les pays capitalistes. Cela nous freine.
Hu Yaobang: En Chine, après le XIIe Congrès, nous avons décidé de mettre en œuvre 293 grands projets d'ici la fin du siècle, portant, pour les principaux, sur l'énergie et les transports. Pour le financement, nous serons prudents en accumulant petit à petit des fonds. Votre politique favorable aux transferts de technologies est très sage. Cependant, des amis des milieux économiques m'ont dit que les prix français étaient un peu élevés. Peut-être pourriez-vous user de votre influence sur les milieux économiques pour agir sur ce point ?
François Mitterrand: Ils sont parfois élevés, mais il faut prendre en considération la qualité.
Hu Yaobang: Notre politique est d'obtenir la bonne qualité au meilleur prix.
François Mitterrand: Notre industrie n'est pas la meilleure dans tous les domaines, mais nous avons quelques réussites dans des secteurs de pointe. S'agissant des télécommunications, du nucléaire, des transports, de l'aéronautique, de l'agro-alimentaire, nous sommes au tout premier rang. En plus, la France est un des rares grands pays favorables aux transferts de technologies. C'est une position raisonnée: le développement de la Chine nous paraît ainsi un facteur de stabilité et de prospérité pour le monde tout entier.
Hu Yaobang: Est-ce que vous produisez beaucoup d'engrais ?
François Mitterrand: Oui, cela fait partie de notre grande capacité en matière agro-alimentaire.
Hu Yaobang: Vos transferts de technologies vont nous permettre de développer sérieusement notre coopération.
François Mitterrand: Un des problèmes principaux de la France, c'est le manque de pétrole. D'ici peu, 50 % de notre énergie seront assurés par l'énergie nucléaire.
Vous avez parlé d'indépendance et tenu des propos très aimables sur le Général de Gaulle. Aujourd'hui, l'indépendance doit se fonder sur une défense forteet vous savez combien la politique de la France est déterminée dans ce domaine - et sur l'industrie. Et c'est parce que la France tient beaucoup à son indépendance qu'elle est prête à aider les autres pays à assurer la leur. Il a été donné au Général de Gaulle la gloire d'avoir reconstruit la France militairement et diplomatiquement. Moi, je voudrais reconstruire la France en la dotant d'une grande industrie. C'est ce que des pays amis comme la Chine doivent comprendre.
Hu Yaobang: Quelle est la durée de votre mandat à partir de maintenant ?
François Mitterrand: Cinq ans encore.
Hu Yaobang: Moi, je suis secrétaire général pour quatre ans encore. Nous sommes dans des situations proches.
François Mitterrand: Vous savez, les hommes politiques ne prennent jamais leur retraite...
Il ne faudra pas que j'oublie cette réplique...
Hu Yaobang: Pendant le cours de nos mandats, nous pouvons contribuer à l'amélioration. Chez vous, c'est une République avec un Président. Chez nous, c'est une direction collégiale assurée par Deng Xiaoping et les autres.
François Mitterrand: Vous savez, le Président en France a de grands pouvoirs, mais le Parlement est très actif aussi. La démocratie consiste à rechercher l'harmonie au milieu des contradictions.
Hu Yaobang (levant son verre) : Je souhaite à votre visite un grand succès.
François Mitterrand: J'ai emmené cinq ministres avec moi. Ils vont avoir aujourd'hui avec leurs homologues des conversations sérieuses sur des projets communs. Nous pouvons certainement avoir des idées communes ; par exemple, vous et nous avons nommé une femme comme ministre du Commerce extérieur...
Hu Yaobang: Quelles sont vos intentions sur la Corée du Nord ?
François Mitterrand: L'intention de la France — c'est d'ailleurs l'un des axes de sa politique extérieureest de prendre en compte, de reconnaître la réalité internationale. C'est vrai aussi s'agissant de la Corée. Naturellement, il faut prendre les précautions d'usage, car la France ignore la Corée du Nord depuis longtemps. Mais j'espère pouvoir faire le dernier pas après avoir préparé cette situation nouvelle. Nous devrions, nous, reconnaître le Nord, et vous, le Sud.
Hu Yaobang : Séparons ces deux aspects ! Je comprends votre situation. Nous pouvons ensemble atténuer la tension dans la péninsule coréenne, essayer de contribuer à une réunification pacifique.
François Mitterrand : Nous le souhaitons. Nous avons déploré les grandes manœuvres navales États-Unis/Corée du Sud. J'ai envoyé il y a quelque temps un de mes proches collaborateurs à Pyong-Yang pour étudier ces problèmes.
Hu Yaobang : Je vous ai posé cette question car le Président Kim Il Sung nous l'a posée.
François Mitterrand : Mon souhait est bien que la France soit le premier grand pays à établir un contact diplomatique avec la Corée du Nord. Je sais que le Président Kim Il Sung est préoccupé à ce sujet, mais je dois préparer cette évolution en tenant compte des divisions.
Hu Yaobang: La situation serait meilleure dans cette zone si l'on pouvait mettre fin aux ingérences militaires.
François Mitterrand : J'ai été très sensible à votre visite, et j'espère qu'après ce second contact nous en aurons de nouveaux. Si le troisième pouvait avoir lieu en France, ce serait très bien.
Hu Yaobang: Je serais très heureux de vous rencontrer de nouvelles fois, douze fois, vingt fois ! Je vous souhaite une bonne santé et d'être plein de vigueur, et je souhaite que la voix de la France reste très forte.


Plus tard dans la matinée, le Président reçoit le Premier ministre Zhao Ziyang. C'est l'occasion pour lui de dresser un bilan approfondi de sa politique étrangère. La réponse du Premier ministre chinois est plus claire que celle du Secrétaire général du PC, notamment en ce qui concerne la « menace soviétique » :
Zhao Ziyang : L'exposé que vous venez de faire renforce ma confiance dans la possibilité d'une large identité de vues entre nous. Malgré les changements, l'analyse fondamentale de la Chine reste la même quant aux menaces qui pèsent sur la paix et la stabilité du monde. L'Europe aussi est menacée par l'agitation et l'instabilité. Après la disparition de Brejnev et l'arrivée au pouvoir d'Andropov, on a assisté à des manœuvres de paix trompeuses, par exemple à propos du "désarmement", mais le but de l'URSS reste de contrôler l'Europe. Les seuls changements de sa politique sont d'ordre tactique.
Face à la menace nucléaire et au chantage politique, certains pays européens ont pris une position très cohérente que nous apprécions.
Les grands axes de la politique extérieure de la Chine sont les suivants : la menace principale découle de la volonté hégémoniste de l'URSS et des États-Unis et de leur rivalité, mais nous ne mettons pas sur le même plan ces deux hégémonismes. L'hégémonisme soviétique est la source principale de menaces. Nous devons cependant nous opposer aux deux. Il faut examiner cas par cas. L'hégémonisme le plus menaçant en général est celui de l'URSS, mais au Proche-Orient, par exemple, ou en Afrique, en Namibie, c'est l'hégémonisme américain qui est le problème principal.
D'autre part, la Chine cherche à avoir avec tous les pays de bonnes relations sur la base des cinq principes de la coexistence pacifique. Cette politique se caractérise par sa volonté d'indépendance ; nous n'envisageons pas que nos relations avec les États-Unis obéissent à la volonté de l'URSS, ni l'inverse. La Chine se préoccupe avant tout de ses besoins de sécurité, elle accroît ses relations avec les pays développés comme la France, et d'ailleurs avec toute l'Europe, ainsi qu'avec le Japon. Nous souhaitons une Europe puissante et unie. Nous souhaitons également que des consultations périodiques puissent être instaurées entre la Chine et la Communauté économique européenne dans les domaines de la coopération économique et technique.
En ce qui concerne les relations sino-soviétiques, nous souhaitons sincèrement améliorer les relations d'État à État Chine/URSS, mais l'URSS doit manifester sa bonne volonté en ce qui concerne la présence de ses troupes aux frontières, en ce qui concerne l'Afghanistan, en ce qui concerne le Cambodge. Le plus urgent, c'est le Cambodge. Lors de nos dernières conversations, les Soviétiques ont refusé nos propositions sans toutefois fermer complètement la porte. Nous attendons le troisième tour de ces consultations à Pékin. Nous craignons que l'URSS ne cherche à réaliser la normalisation sans résoudre aucun des grands problèmes. J'insiste, au demeurant : la prétendue amélioration est en fait une normalisation des relations d'État à État.
Les relations entre la Chine et les États-Unis sont, pour leur part, dans une situation peu enviable, surtout à cause du problème des ventes d'armes à Taiwan. La visite de M. Shultz n'a pas permis d'aboutir à un progrès. Bien des choses, bien des ingérences de la part des dirigeants américains ont blessé les sentiments du peuple, chinois. Mais le désir de la Chine demeure d'améliorer ses relations d'Etat à État.
Nous avons parlé par ailleurs de bonnes relations avec le Japon, avec les pays de l'ASEAN. Avec l'Inde, nos relations, après une période difficile, s'améliorent. Nous avons de bonnes relations avec le Népal et la Birmanie. Nous avons réactivé nos relations avec l'Afrique où je me suis rendu moi-même. Nous avons de bonnes relations avec les pays du Moyen-Orient.
Nous apprécions beaucoup votre position perspicace et très sage sur les questions Nord/Sud ; nous pourrions coopérer plus activement dans ce domaine. Les pays développés doivent adopter en commun des résolutions courageuses et pratiques.
François Mitterrand: L'exposé que nous venons de faire, vous et moi, montre qu'il y a beaucoup de points de rencontre entre nos deux politiques.
Zhao Ziyang: Je propose que nous parlions, comme convenu, du Kampuchea et de l'agression vietnamienne. Heng Samrin a été imposé par des troupes étrangères. Il n'y aura aucun règlement possible sans retrait des troupes vietnamiennes. Dans l'avenir, le Kampuchea devrait être un État indépendant, neutre et non aligné. Le peuple du Kampuchea doit pouvoir faire son propre choix par des élections libres sous la surveillance des Nations-Unies.
Il y a une certaine divergence entre nous sur ce point : comment amener le Vietnam à retirer ses troupes ? Aucun signe ne montre que le Vietnam ait l'intention de retirer véritablement ses troupes, contrairement à l'annonce qui en est faite par Hanoi. En fait, le Vietnam peut maintenir son occupation du Kampuchea. Pourquoi le Vietnam a-t-il envoyé ses troupes au Cambodge ? Il s'agit en fait d'un plan très ancien de confédération indochinoise. Avant la libération de Saigon, le Vietnam ne pouvait pas se consacrer à cette ambition, puis cet objectif est réapparu. Le Laos a vite été placé sous contrôle du Vietnam. A l'heure actuelle, cinq divisions vietnamiennes sont au Laos. Mais le Cambodge est l'objectif essentiel. Avant l'envoi de ses troupes au Kampuchea, le Vietnam a demandé à la Chine son soutien pour la mise sur pied d'une confédération indochinoise. La Chine a refusé son soutien. Depuis lors, le Vietnam a considéré la Chine comme l'obstacle principal sur la route de ses ambitions. De 1976 à 1978, le Vietnam a exercé beaucoup de pressions sur le Kampuchea et mené des actions sans scrupules. Le Vietnam était déterminé à agir malgré tout. Il n'a pas tenu compte de l'opposition de la Chine, ni du poids de la guerre qu'il avait dû supporter. Il était déterminé à réaliser son plan coûte que coûte. Le Vietnam ne renoncera jamais. Le Vietnam a recherché un soutien auprès de l'URSS, qui y a vu la possibilité de trouver des points d'appui au Vietnam, dans les anciennes bases américaines.
Nous espérons néanmoins qu'une solution politique pourra être trouvée et permettra le retrait des troupes. Il faut donc renforcer les pressions sur le Vietnam dans ce but. C'est pourquoi nous, à Pékin, nous apportons notre soutien au gouvernement de Norodom Sihanouk. Pendant la saison sèche, il y a déjà eu cinq offensives contre la résistance, mais le Vietnam connaît un dilemme. Nous avons ici un proverbe qui dit que quand on est monté sur le dos d'un tigre, il est difficile d'en descendre. Par conséquent, nous soutenons le gouvernement de coalition, y compris le Kampuchea démocratique.
Si le Vietnam retire effectivement ses troupes, il faudra apporter une garantie à un Kampuchea indépendant et non aligné. La Chine soutient le Kampuchea démocratique, car c'est la seule force effective de résistance.
Sinon, à partir de cette confédération, le Vietnam poursuivra sa politique offensive vers la Thaïlande, son action se combinant avec la stratégie soviétique de poussée vers le Sud.
La Chine mène une lutte ardue contre l'agression vietnamienne. Les pays de l'ASEAN soutiennent cette lutte. Il n'y a eu pour le moment aucun retrait sérieux. Ce n'est qu'après le retrait que pourraient commencer des discussions. Pour l'avenir, la Chine espère un gouvernement de coalition démocratique dirigé par Sihanouk.
Depuis deux ans, pour rassurer nos amis étrangers, nous avons apporté un soutien accru à Son Sann et à Sihanouk. Les armes fournies sont très importantes, mais il n'est pas possible de discuter quoi que ce soit, notamment pas du désarmement des tendances, avant le retrait des troupes vietnamiennes.
La Chine connaît les liens culturels et économiques issus du passé entre la France et les pays d'Indochine. Nous souhaitons donc que vous usiez de votre influence pour que le Vietnam retire ses troupes. Nous souhaitons que le gouvernement français défende les résolutions de l'ONU et celles de la Conférence internationale sur le Cambodge afin qu'une pression soit maintenue sur le Vietnam.
Il y a donc certaines différences entre nous. Nous avons sur le Cambodge une politique assez différente, bien que les points de départ soient les mêmes, et cela peut avoir des conséquences non négligeables sur la solution politique qui sera finalement apportée à ce problème. Mais nous sommes très heureux de cette possibilité d'échanges très francs entre nous.
François Mitterrand : En fait, il n'y a pas de différences d'analyse. Nous connaissons la volonté ancienne du Vietnam d'élargir sa sphère d'influence, spécialement vers le Cambodge. Nous ajoutons seulement que le Vietnam a trouvé un prétexte avec le régime tortionnaire de Pol Pot. Donc deux raisons se sont combinées : une raison humanitaire et une raison d'expansionnisme.
Sur la volonté expansionniste du Vietnam, nous faisons une analyse identique. Sur la nécessité de faire évacuer le Cambodge par le Vietnam, nous sommes d'accord. Sur le fait que le gouvernement de coalition représente seul la résistance, nous sommes d'accord. Sur le fait qu'il n'y aura pas de progrès tant qu'il y aura occupation, nous sommes d'accord. Quant aux résolutions de l'ONU, elles ont été votées par la France.
Le problème, c'est donc : par quel moyen agir ? Exercer des pressions sur le Vietnam ? Oui, bien sûr. Exercer des pressions militaires ? La France ne peut pas. Nous n'en avons ni les moyens, ni l'intention.
N'oubliez pas d'autre part que nous avons allégé la charge des combattants cambodgiens en recevant en France 35 000 Cambodgiens et que nous apportons une aide aux 250 000 Cambodgiens qui se trouvent dans des camps en Thaïlande.
Donc nos pressions peuvent être d'ordre diplomatique. Elles n'iront pas jusqu'à la rupture, car la France garde des obligations envers le peuple vietnamien. Mais ces obligations ne doivent pas servir de prétexte au Vietnam, avec lequel nos relations sont surtout culturelles.
Je rappelle donc que nos analyses sont identiques et que notre objectif est le même : un Cambodge indépendant, neutre, garanti, libéré des tortionnaires.
La difficulté réside dans la nature du gouvernement de coalition. Nous avons une répugnance à restituer une chance de gouvernement à des hommes qui ont été à l'origine de beaucoup des malheurs actuels. Nous sommes contre les Khmers rouges, non parce qu'ils sont communistes, mais en raison de ce qu'ils ont fait de barbare.
Zhao Ziyang : Il est vrai qu'il y a aussi des communistes dans votre gouvernement.
François Mitterrand : Il y a même un ministre communiste avec moi à Pékin... Si les Khmers rouges s'étaient donné des dirigeants nouveaux, nous pourrions avoir davantage confiance. Mais Heng Samrin est lui aussi un ancien Khmer rouge. Je répète donc qu'il n'y a pas d'aspect idéologique dans notre réaction. Nous voulons le retrait du Vietnam, l'indépendance du Cambodge. Nous souhaitons et soutiendrons sa neutralité, qui doit être garantie par l'ONU et par les pays de la région, avec un grand rôle à jouer par la Chine. Nous avons voté les résolutions de l'ONU, je le répète, et nous disons au Vietnam, à chaque occasion, que nous condamnons sa politique au Cambodge. Au total, la seule différence entre nous est que, bien qu'ayant de bonnes relations avec une composante du gouvernement de coalition, le Prince Sihanouk, nous n'avons pas reconnu ce gouvernement. Cela dit, je comprends votre argument sur la nécessité d'exercer une forte pression sur le Vietnam. C'est un argument très fort, et il est vrai que reconnaître le gouvernement de coalition serait exercer une pression. Mais si nous disons que nous ne reconnaîtrons jamais le gouvernement de Phnom Penh, nous ne disons pas que nous ne reconnaîtrons jamais le gouvernement de coalition. (Hochements de tête des Chinois.)
Il n'est pas mauvais que la France garde des contacts avec le Vietnam, à condition qu'elle lui parle clairement et qu'elle condamne son occupation du Cambodge.
Zhao Ziyang : Nous souhaitons que la France use de son influence dans ce sens.

François Mitterrand : Le départ des troupes vietnamiennes est nécessaire à toute évolution, mais nous n'avons pas de moyens militaires pour l'imposer. Le droit du Cambodge à l'indépendance est fondé. C'est pourquoi nous avons souscrit aux résolutions de l'ONU.
Il serait sage que le gouvernement de coalition fixe ses objectifs pour le développement démocratique du Cambodge. Vous avez souligné, comme nous, le rôle éminent de Norodom Sihanouk. C'est une autre convergence entre nous.
Zhao Ziyang: J'avais lu les journaux occidentaux sur cette question et j'en avais retiré l'impression que nos positions étaient totalement différentes. Mais, après notre conversation, il me semble qu'il y a moins de divergences que ne le disent les journaux. Je suis d'accord en tout cas pour des pressions de la France sur le Vietnam : pressions diplomatiques, pressions politiques, pressions morales.
François Mitterrand: Je m'exprimerai demain devant la presse et je répéterai tout cela. J'ai demandé à Norodom Sihanouk de revenir me voir.
Ce que j'ai dit pour le Cambodge est évidemment valable pour le Laos.
Nous avons en tout cas pu réduire la marge entre nous. Si les dirigeants Khmers rouges ressemblaient davantage aux dirigeants chinois, tout cela serait plus facile! (Rires.)
Zhao Ziyang: Je vous remercie de ces indications. L'écart est en effet réduit en ce qui concerne nos positions sur cette question. La Chine espère sincèrement voir un Cambodge neutre et non aligné. La Chine souhaite d'ailleurs des discussions sur les garanties à donner à ce futur Cambodge. La Chine souhaite des élections libres dont elle respectera les résultats. Mais nous pensons qu'alors, le Cambodge sera dirigé effectivement par Norodom Sihanouk. Pour le moment, l'urgence est de renforcer la résistance.
En ce qui concerne les Khmers rouges, je ne veux pas les défendre. Ils ont commis en effet des erreurs assez graves, mais pas aussi graves que ce qu'ont dit les Vietnamiens. Votre Excellence a participé aux activités de la résistance française aux côtés du Général de Gaulle. Elle connaît donc les problèmes que rencontrent les combats de partisans.
Nous sommes effectivement dans l'impasse. La résistance ne peut pas vaincre. Mais les Vietnamiens ne peuvent pas vaincre la résistance qui est active au centre, à l'est, sur les frontières, autour même de Phnom Penh. Les soldats vietnamiens sont démoralisés et le nombre des désertions s'accroît.
François Mitterrand: C'est toujours difficile d'être une armée d'occupation.
Zhao Ziyang : Ils avaient de plus grands succès lorsqu'ils menaient eux-mêmes leur guerre de partisans...
Pierre dans le jardin de l'ancien ministre de la IVe République ? Sans doute. Rien n'est innocent, ici.



Jeudi 5 mai 1983


Le Président est reçu par Deng Xiaoping au palais de l'Assemblée du Peuple, à Pékin. Le vieil homme malicieux jauge longuement son interlocuteur. Il confie aux journalistes venus prendre des photos : « Lorsque François Mitterrand était venu nous voir il y a deux ans, il était assis à ma droite, mais, aujourd'hui, mon oreille droite ne marche plus et c'est pour cela qu'il est assis à ma gauche. »
François Mitterrand: Quand je suis venu en février 1981, les changements étaient considérables par rapport à ce que j'avais vu lors de mon premier voyage en 1961. Mais, même entre 1981 et aujourd'hui, les changements sont importants.
Deng Xiaoping: Ce n'est que depuis quatre ans, en fait, que les choses ont repris leur cours normal. Depuis la fin 1978, plus précisément, et la réunion des instances dirigeantes du pays qui a eu lieu à ce moment-là. Beaucoup de choses ont été faites depuis quatre ans et je pense que nous sommes dans la bonne voie, mais les problèmes accumulés sont immenses, à commencer par ceux que pose une aussi forte population. Nous devons poursuivre nos efforts.
Je suis informé des entretiens très remplis que vous avez eus avec le Premier ministre et le Secrétaire général, et je sais que ces entretiens ont permis de mettre en évidence que nos vues sont souvent identiques, ou, en tout cas, proches. Nous avons beaucoup de points communs. L'écart en ce qui concerne nos positions sur l'Indochine a été réduit. L'essentiel pour nous est de ne pas encourager le Vietnam. Les agissements de ce pays sont aujourd'hui inimaginables et rendent impossible que nous lui accordions notre confiance. La France a des liens historiques avec les pays de l'Indochine. Nous aussi.
François Mitterrand : Combien plus anciens !
Deng Xiaoping : On employait encore au Vietnam, il n'y a pas si longtemps, les caractères chinois. Les vieux dirigeants vietnamiens sont capables d'écrire en chinois et certains sont même capables d'écrire des poèmes en chinois!
Avec Hô Chi Minh, j'entretenais de bonnes relations. C'est d'ailleurs en France que je l'ai connu. J'habitais alors au n° 5 rue Godefroid, dans le quartier de la place d'Italie [Deng dit : « Place italien »]. Aujourd'hui elle a disparu, remplacée par de grands immeubles. Quand je suis revenu à Paris en 1979, même les policiers ne savaient plus où était cette rue.
François Mitterrand: Le souvenir reste quand même.
Deng Xiaoping : Nous avons aidé le Vietnam pendant la guerre contre vous, puis pendant la guerre contre les Américains. Nous leur avons donné au total plus de 20 milliards de dollars américains, c'était une aide gratuite et inconditionnelle de notre part. Après leur victoire, ils ont tout renié. Ils ont procédé à l'expulsion de tous les Chinois et descendants de Chinois qui vivaient en Indochine. Des centaines de milliers de personnes ont dû regagner la Chine dans les pires conditions. Il y a eu beaucoup de morts. D'autres ont été chassés vers les nouveaux villages économiques. C'est comme ça qu'a fait Pol Pot au Cambodge. Sur le plan humanitaire, les dirigeants vietnamiens ne le cèdent pour ainsi dire en rien à Pol Pot ! Nous comprenons votre appréciation sur Pol Pot. Mais nous avons toujours eu comme position de ne pas nous ingérer dans les affaires intérieures des autres Etats. Nous n'avons donc rien dit sur Pol Pot. Et nous avons commis là une grosse erreur. Nous nous sommes montrés trop prudents en nous abstenant ainsi. Il ne fallait pas se taire à ce moment-là. Mais, maintenant, le problème principal est de ne pas affaiblir la résistance. Si les forces du Kampuchea n'existaient pas, ce serait un grand service rendu au Vietnam.
Après le retrait des troupes vietnamiennes, nous souhaitons l'instauration au Cambodge d'un système pacifique, neutre et démocratique. Le futur Cambodge ne devrait pas pratiquer le socialisme.
Quand Pol Pot a commis ses erreurs, il croyait construire le socialisme. (Rires des participants chinois.) La politique d'un Parti socialiste devrait être une politique de paix, de démocratie et de non-alignement.
Il faudra qu'il y ait des élections libres au Cambodge, et alors le Prince Sihanouk aura le plus de chances. Le Parti communiste devrait le soutenir.
François Mitterrand: Sur tous ces objectifs que vous définissez si clairement, nos positions sont pratiquement les mêmes. La France souhaite également un Cambodge indépendant, libre, souverain, dont la neutralité serait garantie par les Nations-Unies comme par un pacte régional. Il n'y a pas de doute sur ces objectifs.
En ce qui concerne le départ des troupes du Vietnam, comme en ce qui concerne le gouvernement installé à Phnom Penh, qui ne représente pas le Cambodge, la France a également voté les résolutions de l'ONU.
Mais nous sommes marqués par les tragiques atrocités commises sous Pol Pot et nous ne voulons pas que cela recommence. Nous voulons au Cambodge un régime démocratique et neutre, et le gouvernement du Vietnam connaît notre position.
Deng Xiaoping: Le problème est de savoir par quelle méthode nous pouvons atteindre notre objectif. Nous pensons en tout cas qu'il ne faut pas encourager le Vietnam.
François Mitterrand: Mais nous n'encourageons pas le Vietnam!
J'ai senti cette inquiétude, en effet, lors de mes entretiens avec les responsables de votre pays. Mais entretenir des relations diplomatiques n'est pas encourager. Nous doutons en tout cas qu'il puisse y avoir une solution militaire, que ce soit dans un sens ou dans l'autre.
Deng Xiaoping: Le retrait annoncé par le Vietnam est un faux retrait. S'il y a une pression internationale, nous obtiendrons peut-être un vrai retrait. Je suis en tout cas très heureux du rapprochement de nos points de vue.
En ce qui me concerne, j'espère que la coopération sino-française ne se limitera pas au commerce, mais portera également sur les transferts de technologies. Depuis dix ans, nous avons eu affaire aux États-Unis. Mais ils ne nous ont pas donné de choses présentables. Et nous ne plaçons pas beaucoup d'espoir dans le gouvernement actuel des États-Unis. A cela s'ajoute la grande influence exercée par les États-Unis sur le Japon. Nous plaçons donc beaucoup d'espoir dans les pays d'Europe de l'Ouest, mais la plupart d'entre eux sont aussi très influencés par les États-Unis. Nous espérons donc que la France pourra apporter une grande contribution à notre effort de développement.
François Mitterrand: En fait, je crois que la France est le seul grand pays industriel à consentir des transferts de technologies. C'est parce que nous sommes logiques avec nous-mêmes: c'est notre conception du développement nécessaire des rapports nouveaux entre pays du Nord et pays du Sud. Nous sommes prêts à appliquer cette conception au nucléaire comme aux télécommunications, comme à l'aéronautique. Nous en acceptons les conséquences. Mais pour que nous soyons en mesure de mener cette politique, cela suppose que la Chine accepte d'acheter une quantité ou un nombre suffisants de matériels français. Ce qui est conforme naturellement à notre intérêt. Sur le nucléaire, il me semble que nous avançons dans ce sens. En revanche, pour les télécommunications, je crains que nous n'allions pas dans cette direction ; pourtant nous y sommes prêts.
Dans l'avenir, nous aurons beaucoup à apprendre de la Chine.
Deng Xiaoping: Il nous reste tout à faire, pourtant !