« Les prix des céréales
pratiqués dans la Communauté devraient être fixés dans les années à
venir de manière à assurer une meilleure hiérarchie des prix
agricoles et de telle sorte que les prix communautaires des
céréales se rapprochent progressivement de ceux qui sont pratiqués
dans les principaux pays concurrents. Cette politique permettra de
réduire et, à long terme, d'éliminer les avantages dont
bénéficient, sur le plan de la concurrence, les importations de
produits de substitution des céréales. La Communauté devrait
entamer des discussions avec les principaux pays tiers
fournisseurs, là où c'est nécessaire, en vue de stabiliser le
volume des importations de ces produits de substitution à court et
à moyen terme. Une modulation des garanties pour les céréales
devrait prendre la forme d'une réduction des prix d'intervention
lorsque la production dépasse un niveau fixé à l'avance.
»
Autrement dit, victoire pour la France sur le
soja, de la RFA sur les prix des céréales.
Avant de partir dîner, François Mitterrand charge
Édith Cresson, ministre de l'Agriculture, de « finaliser » les
détails, dans la nuit, avec les autres experts, en particulier
allemands.
Vendredi 27 novembre
1981
Au matin, il n'y a plus d'accord ! Sauf sur un
paragraphe vide de sens : « Un consensus
général s'est dégagé au Conseil européen pour que ce point soit
adopté une fois qu'un accord aura été conclu sur le libellé à
insérer au point suivant concernant la relation entre la modulation
des garanties pour les céréales et les progrès accomplis en matière
de stabilisation des importations de produits de substitution
des céréales. » Edith Cresson a réussi à tout bloquer afin
que les concessions des Français sur les prix des céréales
n'interviennent qu'après celles des Américains sur les produits de
substitution.
La leçon sera retenue : ne jamais emmener de
ministres techniques à un Sommet européen.
Paris-Match prétend que François Mitterrand s'est
rendu, le samedi 7 novembre, au Val-de-Grâce, hôpital militaire
parisien, au petit matin et en secret : « Des
témoins qui le reconnaissent diront qu'il a le teint "jaune citron
", marche avec difficulté, mais qu'il n'est pas nécessaire — à
moins qu'il ne l'ait refusé — de le placer sur un brancard ou dans
une chaise roulante. »
La Ligue arabe adresse à ses États membres une
note leur demandant d'intervenir auprès de la France, de la
Grande-Bretagne et de l'Italie pour les dissuader de participer à
la future Force multinationale de paix dans le Sinaï : « Une telle
collaboration de l'Europe serait interprétée comme un ralliement
aux accords de Camp David. »
A nouveau d'énormes sorties de capitaux cette
semaine. François Mitterrand reçoit Jacques Delors qui lui explique
qu'il faut ralentir le rythme des réformes. Le Président ne dit pas
non. Delors est ravi.
Dimanche 29 novembre
1981
Sur RTL, Delors demande une «pause dans l'annonce des réformes ». Pierre Mauroy
est furieux ; François Mitterrand aussi : «
Quel jeu joue-t-il ? Pourquoi le dire ? »
Lundi 30 novembre
1981
A l'aube, en accompagnant à Roissy François
Mitterrand partant pour Alger, Mauroy se plaint de Delors. Le
Président : « Remettez-le à sa place. Vous
êtes Premier ministre ! »
Plus tard dans la matinée, Pierre Mauroy part avec
Delors pour Grenoble où il doit exposer la politique économique du
gouvernement. Mauroy affirme que « sans
accélération ni précipitation », les réformes continueront.
Delors : « Il faut que tu me débarrasses de
Nicole Questiaux. Elle va mettre le franc en l'air ! o
Le projet de loi sur les nationalisations revient
en seconde lecture devant l'Assemblée. L'opposition multiplie les
incidents, exploite à fond la procédure pour retarder
l'inévitable.
A Alger, après le dîner dans l'ancien palais du
gouverneur général, le Président souhaite conclure l'accord sur le
gaz. Les deux Présidents discutent sur un coin de table, au milieu
des invités, avec, au téléphone, les experts oubliés à Paris.
L'accord se fait sur l'achat de 9 millions de mètres cubes de gaz
par an, à un prix supérieur de 25 % au cours mondial. Le surcoût
sera de 500 millions de francs pour 1982. Les contrats attendus en
retour sont estimés à 12 milliards de francs.
Le Président Moubarak écrit au Président :
« Je voudrais vous exprimer,
à vous et à votre peuple ami, ma sincère gratitude pour la décision
que vous avez prise de contribuer à la Force multinationale. Une
telle décision, aussi courageuse, reflète une profonde
compréhension de la situation au Moyen-Orient. »
A Genève, début des discussions
américano-soviétiques sur le désarmement nucléaire, en particulier
sur les euromissiles.
Mercredi 2 décembre
1981
François Mitterrand écrit à Leonid Brejnev pour
lui demander de laisser sortir d'URSS la fille d'Andreï Sakharov
qui fait la grève de la faim avec sa femme, Elena Bonner, pour
obtenir son visa de départ.
Déjeuner rituel des dirigeants socialistes à
l'Élysée. Tous se plaignent de Jacques Delors. François Mitterrand
est inquiet : il craint que Delors ne retarde les réformes
fiscales. Il en reparle à Mauroy : « Où en
êtes-vous dans la mise en œuvre de ma lettre ? »
Jeudi 3 décembre
1981
L'Assemblée adopte en seconde lecture le projet de
loi sur les nationalisations. Retour devant le Sénat.
Débat au sujet de l'impôt sur les grandes fortunes
au Parlement. De nombreuses voix s'élèvent pour mettre en garde
contre le risque de voir le patrimoine historique vendu à des
étrangers, les dépenses d'entretien arrêtées, les objets d'art
bradés pour payer l'impôt. Laurent Fabius ne souhaite pas faire de
concessions. Jack Lang propose d'exonérer de l'impôt les 12 000
monuments classés ou inscrits à l'inventaire, comme le suggèrent M.
Chastel et les associations concernées. Le Sénat vote un amendement
en ce sens. Du coup, les vannes sont ouvertes. Le ministre de
l'Environnement veut qu'on exclue les « espaces naturels sensibles
», notamment les espaces littoraux. Le Président souhaite qu'on
exclue aussi les forêts. Lang réclame l'exonération de tous les
monuments, même non classés, mais se résigne à l'engagement verbal
pris par Fabius, selon lequel les inspecteurs des Impôts tiendront
compte, dans l'évaluation des monuments historiques privés, de la
charge d'entretien qu'ils représentent pour leurs
propriétaires.
La bataille pour les nominations fait rage. Un
ministre recommande ainsi un ami :
« Il est très candidat à la
présidence d'une banque tournée vers les échanges extérieurs, en
raison de la connaissance des problèmes et des hommes qu'il a
acquise dans ses fonctions antérieures. Cette banque le tente
beaucoup. Je n'ai pas compétence pour apprécier l'opportunité d'une
telle solution, ne connaissant pas suffisamment les exigences de
cette banque. Mais, sur le plan de la qualification pour
l'expansion vers l'extérieur, il est difficile a priori de
présenter un meilleur profil que lui... »
Le « Centre Mondial » est en place. J.J.S.S. veut
100 millions de budget. Des pouvoirs très larges sont accordés au
président, et très faibles au directeur, Yves Stourdzé, choisi pour
contrôler les choses. Le Centre a l'ambition, prétend J.J.S.S., de
mettre au point des « machines conceptuelles
» et d'en expérimenter les usages. Il ne s'agit donc plus,
comme au début, de « mettre au point
l'ordinateur personnel ».
Il serait pour le moins souhaitable que les 7
millions prévus en 1982 pour l'acquisition de matériel aillent en
priorité à du matériel français. Mais est-ce possible ? Et comment
éviter que les industriels américains et japonais ne soient les
seuls à tirer parti des prototypes élaborés ? De plus, il est
important que les savants étrangers soient recrutés sur les mêmes
bases que les français ; or, à travers des compléments qui n'auront
pas un caractère de salaire, ils gagneront bien plus : on a même
parlé de « prime de dépaysement »
!
Jacques Delors est reçu par François Mitterrand.
Il boude encore. Le Président : « Soyez
l'homme des réformes ! Vous seul pouvez les rendre économiquement
raisonnables et socialement
audacieuses... »
Ravi, Delors se plaint de n'être pas soutenu par
les autres ministres : « Ils font tout pour me
démolir à vos yeux. »
Le Président : « J'en prends,
j'en laisse... »
Shamir communique à Claude Cheysson la déclaration
conjointe américano-israélienne publiée « à l'issue d'amples entretiens avec le secrétaire d'Etat
américain Alexander Haig » et lui demande, comme à chaque
pays, de lui confirmer que le rôle de la Force multinationale reste
celui défini dans les accords israélo-égyptiens, et rien de
plus.
Vendredi 4 décembre
1981
Les Soviétiques font savoir à Gaz de France qu'ils
ne pourront signer le contrat la semaine prochaine. Que se
prépare-t-il ?
Je reçois le futur directeur scientifique du «
Centre Mondial », un Américain, narquois, qui ne me parle que des
frais d'aménagement de son appartement de fonctions. J'enrage : il
nous prend pour des bourgeois gentilshommes ! Il n'est ni le
premier ni le dernier.
Lundi 7 décembre
1981
Paris et Vientiane rétablissent leurs relations
diplomatiques interrompues en juin 1978.
Pour la première fois depuis son élection, au
centenaire de HEC, le Président dit du bien du profit et des chefs
d'entreprises.
Les réformes, cependant, n'avancent pas assez
vite. François Mitterrand décide de prendre l'économie en main et
de tenir des Conseils restreints toutes les semaines, sans ordre du
jour ni décision préétablie. Matignon voit l'initiative d'un très
mauvais œil.
Je prépare la prochaine réunion de sherpas, la première à laquelle j'assisterai et que
je présiderai. Elle aura lieu ce week-end au château de La
Celle-Saint-Cloud, propriété du ministère des Affaires étrangères.
Je serai accompagné du directeur du Trésor, J.-Y. Haberer, et du
directeur des Affaires économiques du Quai, Jean-Claude Paye. La
haute administration, dans ce qu'elle a de meilleur, est au
travail.
Mercredi
9 décembre 1981
Lisa Alexeïeva, la belle-fille de Sakharov, est
autorisée à émigrer aux États-Unis, comme l'a demandé François
Mitterrand. Andreï Sakharov et Elena Bonner cessent leur grève de
la faim.
Au Conseil des ministres, Henri Emmanuelli,
secrétaire d'État aux DOM-TOM, présente ses ordonnances sur la
Nouvelle-Calédonie. Christian Nucci est nommé haut commissaire. Le
Président : « La situation là-bas est
épouvantable ; on n'a laissé aucun Kanak arriver jusqu'au bac ou
posséder une terre. »
A Paris, un diplomate russe, I. Baranovski, prend
en aparté le directeur général de Gaz de France, Pierre Delaporte,
et lui dit : « C'est pour demain matin. »
Le contrat de gaz ? Signé demain ?
Jeudi 10 décembre
1981
Contrordre à Moscou, les Russes font savoir que
les négociations sur le contrat de gaz leur paraissent inutiles et
qu'en tout état de cause, il convient d'attendre les résultats des
conversations françaises avec l'Algérie. Baranovski vient revoir
Delaporte : « Il n'y a plus rien de fait. Nous
sommes soumis à un pilonnage très dur des Algériens qui nous
reprochent de signer avec la France un contrat capitaliste, alors
qu'eux-mêmes veulent vendre du gaz à la France sur d'autres bases.
Les Algériens redoutent que les négociations entre Soïbuzgazexport
et Gaz de France ne nuisent à leurs propres transactions.
»
Michel Jobert, informé par Pierre Bérégovoy, juge
qu'il n'y a pas lieu de s'en faire : « Cette
affaire se réglera. »
Vendredi 11 décembre
1981
L'agence Tass accuse Solidarité de préparer le « renversement du pouvoir
» en Pologne. Le voyage que Pierre Mauroy devait faire à Varsovie
est ajourné à la demande des Polonais.
Javier Perez de Cuellar est désigné par le Conseil
de sécurité comme secrétaire général de l'ONU et succédera le la
janvier 1982 à Kurt Waldheim, dont la Chine a refusé la
réélection.
Jean-Baptiste Doumeng me dit : « Brejnev est mourant. Le prochain secrétaire général du PC
sera Andropov, il est très efficace. Et après, ce sera Gorbatchev.
Andropov installera Gorbatchev. Celui-là, vous verrez, c'est un
ami. Je le connais bien, je l'ai reçu chez moi il y a vingt ans, et
il est unique. Il fera triompher l'URSS économiquement et
idéologiquement. »
Je l'interroge sur Souslov, que Schmidt donnait
comme successeur de Brejnev. Il éclate de rire.
Samedi 12 décembre
1981
La réunion des sherpas
commence à La Celle-Saint-Cloud. Pour le Canada, c'est Gotlieb,
responsable de l'organisation du Sommet d'Ottawa. Pour la RFA,
c'est Horst Schulmann, le secrétaire d'État aux Finances. Robert
Armstrong, secrétaire général du Cabinet Office, représente
Londres. Enrico Berlinguer, conseiller diplomatique du président du
Conseil, est là pour l'Italie. Pour le Japon, c'est Kikuchi,
vice-ministre des Affaires étrangères, accompagné de Nobuo
Matsunaga qui lui succédera à partir de janvier. Sont également
présents Jean Durieux, directeur du cabinet de Gaston Thorn, et
Myer Rashish, secrétaire d'État adjoint pour les Affaires
économiques au Département d'État. La présence de Rashish nous fait
plaisir. Il nous comprend et sera peut-être à même de faire passer
le message des Européens à Washington.
Le Sommet aura lieu les 5 et 6 juin à Versailles.
Deux thèmes domineront : les conséquences de l'instabilité des
cours des marchés et le chômage. On parle aussi de la
Pologne.
Dimanche 13 décembre
1981
Coup de tonnerre à Varsovie : l'état de guerre est
proclamé. Un Conseil militaire de salut national est constitué.
Plusieurs milliers de personnes sont arrêtées, parmi lesquelles de
nombreux cadres syndicaux et intellectuels, et d'anciens
responsables, dont Gierek, ancien Premier secrétaire. Walesa, mis
en résidence surveillée, refuse de négocier avec les autorités. Mgr
Glemp lance un « appel à la raison ».
Les sherpas en
discutent.
La démarche initialement « nationaliste » et «
centriste » du général Jaruzelski a duré le temps d'un discours. La
volonté de poursuivre le renouveau sans Solidarité débouche sur une impasse. Les
responsables du syndicat, vrais médiateurs de la société polonaise,
sont éliminés. L'armée se coupe de la nation et s'use sans prestige
dans une tâche d'auxiliaire de la milice. Le Parti peut-il espérer
se refaire une crédibilité autour du clan des « durs » ? Sa
quasi-disparition actuelle est un redoutable aveu, et les
tentatives ultérieures de restauration se feront plus encore que
dans le passé « dans les fourgons de l'étranger ».
Les hésitations du pouvoir militaire polonais
rendent plus visible l'engagement de l'URSS, qui a orchestré
l'opération et veut effacer le renouveau, quoi qu'il en coûte. On
retrouve l'URSS partout, dans la préparation technique
(communications) et diplomatique (ouvertures politiques multiples
vers l'Ouest), mais surtout dans l'exécution, même si elle n'y
apparaît pas directement. L'expérience tirée de l'invasion de la
Tchécoslovaquie, puis de l'Afghanistan, a conduit le Kremlin à
choisir un nouveau mode d'intervention, par procuration, qui, par
son respect des formes, se révèle politiquement d'une efficacité
remarquable. Très soigneusement conduite, la manipulation de
l'information occupe une place centrale tant vis-à-vis des Polonais
que du monde occidental.
C'est la première fois que l'Acte final de la
CSCE, signé par tous les États européens, est aussi gravement
atteint. Il est donc essentiel d'invoquer avec force le sixième
principe (non-intervention dans les affaires intérieures), le
septième (respect des droits de l'homme et des libertés
fondamentales) et le huitième (égalité des droits des peuples et
droit des peuples à disposer d'eux-mêmes).
La situation en Pologne doit être le point unique
de l'ordre du jour à Madrid tant que durera l'état de guerre.
Conférence à Quatre par téléphone (entre Cheysson,
Haig, Carrington et Genscher) : accord pour ne rien faire.
Claude Cheysson est interviewé à la radio : «
Le gouvernement a-t-il l'intention de faire
quelque chose en Pologne ? - Absolument pas. Bien entendu, nous
n'allons rien faire. »
François Mitterrand explose, comme tout le monde,
en entendant cette scandaleuse naïveté, cette honteuse
franchise...
Delaporte interroge G. Renon sur l'attitude à
adopter dans la négociation sur le gaz. « Trois hypothèses sont possibles : refuser purement et
simplement la reprise des négociations, prévues pour le mois de
janvier 1982, en alléguant les volte-face successives des
Soviétiques depuis plus d'un an ; ou demander que cette négociation
ait lieu à Moscou, ce qui lui donnera un caractère plus discret ;
ou encore — ce qui, à la limite, serait
plus normal - poursuivre les négociations comme si de rien n'était.
»
Il faut évidemment reporter la signature et
envisager l'abandon du contrat. Le Président : « C'est le moment ou jamais de démontrer que nous ne sommes
pas dépendants et que nous pouvons l'ajourner, voire y renoncer.
Inversement, la signature de ce contrat dans les circonstances
actuelles viendrait, malgré toutes les déclarations qui pourraient
être faites, confirmer de façon spectaculaire la réalité de notre
dépendance. »
Entre sherpas, épineuse et dérisoire discussion :
qui représentera la Communauté à Versailles ? Cette délégation ne
doit avoir qu'un seul chef, comme les autres. Or, les Belges
président la Communauté à partir de juillet. Le Japon et la RFA
sont hostiles à leur présence. Discussion surréaliste : si le
président de la Commission est désigné par le Conseil européen
comme chef de délégation, il n'y aura que 22 places à la table de
travail. Si c'est le président du Conseil qui est désigné, il y
aura 23 places (une pour Martens, une pour Thorn) en séance, mais
une seule place pour la Communauté aux dîners...
Incroyable, le temps que tout cela peut prendre
!
Malgré l'objection de l'Allemand (qui a souligné
qu'il y avait plus de germanophones que de francophones en Europe),
il est décidé que les textes seront simultanément produits en
français et en anglais.
Lundi 14 décembre
1981
Au téléphone, Mgr Glemp dit à Pierre Mauroy que
Jaruzelski est un patriote. François Mitterrand : « Après tout, c'est peut-être la seule façon d'éviter
l'entrée des Russes. Je n'exclus pas que Jaruzelski soit un
patriote. »
Le PC et la CGT refusent de s'associer aux
manifestations de solidarité avec les Polonais.
Le Matin publie une interview de l'ambassadeur
américain, Evan Galbraith, dénonçant la présence dans notre pays
« d'agents d'une force extérieure à la France
» : les communistes.
Un Sommet syndical doit précéder le Sommet des
chefs d'État. Pour nous, aucun syndicat français ne saurait être
exclu d'une telle consultation. A Ottawa, l'AFL-CIO a pour la
première fois accepté de venir en même temps que la CGIL. Je ferai
inviter la CGT. Jacques Chérèque, qui conduit la délégation de la
CFDT, aimerait bien me faire plaisir, mais il est sceptique : «
Les Américains n'accepteront pas. »
Encore eux !...
L'annexion du Golan est votée par le Parlement
israélien à l'initiative de Begin. Elle est violemment critiquée
tant par les pays arabes (sauf l'Egypte) que par les États-Unis et
la Communauté. Itzhak Shamir écrit à Claude Cheysson :
« L'annexion du Golan, loin
de remettre en cause les accords de Camp David, est une preuve de
la volonté d'Israël de les appliquer fidèlement. Israël a, comme
vous le savez, fait d'énormes sacrifices pour arriver à une paix
durable avec l'Égypte. Nous avons accepté de nous retirer des
territoires qui nous donnaient une profondeur stratégique. Les
risques que nous avons courus dans le Sud, pour arriver à la paix,
nous rendent encore plus déterminés à sauvegarder notre sécurité
dans le Nord, face à l'implacable hostilité que les Syriens
manifestent à notre encontre. »
Mardi 15 décembre
1981
Laurent Fabius rédige une réflexion d'ensemble à
l'intention du Président sur les économies à réaliser en 1982 et
1983. Il s'inquiète des conséquences pour la monnaie du
différentiel d'inflation avec l'Allemagne, des dangers d'une hausse
excessive des prélèvements obligatoires et de la difficulté de
tenir les promesses sociales. Enfin, il trace les premières lignes
d'une réforme fiscale. Il souhaite une hausse de l'impôt indirect,
o indolore politiquement », et de très
hautes tranches d'impôts directs, « nécessaires symboliquement ». Il suggère
d'organiser un séminaire gouvernemental pour «prendre les grandes décisions en matière fiscale et pour
l'emploi, qui devraient s'inscrire dans
le Budget 1983 ».
Vote définitif de l'abrogation de la loi «
anticasseurs ».
Michel Rocard me demande de présider la Commission
« méthodologie » du Plan après que Pierre Mendès France lui a
refusé ce gadget. Je refuse à mon tour. Mendès ? Pourquoi Michel
Rocard lui a-t-il infligé une telle humiliation ?
A la demande de François Mitterrand, Pierre
Bérégovoy reçoit Charles Fiterman à l'Élysée pour parler de la
Pologne. Fiterman est sincèrement scandalisé par le coup d'État,
mais refuse d'assister aux manifestations : «
Si ces manifestations mêlent des socialistes à des gens peu
fréquentables, le PC n'en fera pas une crise. »
Rocard a fait il y a quelque temps une imprudente
déclaration, malicieusement reprise aujourd'hui par la presse,
prônant l'envoi de la Marine sur les plages polonaises...
François Mitterrand : «J'en
ai assez de voir les ministres se contredire. C'est un péché de
jeunesse, mais cela dure depuis trop longtemps ! »
Mercredi 16 décembre
1981
Débat sur la Pologne en Conseil des ministres.
Discussion très longue de politique étrangère.
Michel Rocard attaque
violemment Claude Cheysson : Il y a devoir
d'assistance à personne en danger. Il faut agir.
Robert Badinter
intervient dans le même sens : Il faut réagir
et ne pas s'aligner sur la prudence des autres. Il faut interrompre
les crédits à la Pologne.
C'est aussi le point de vue d'Yvette Roudy, de
Jean Auroux, d'André Henry.
Gaston Defferre est d'un
avis contraire : Il faut garder l'esprit froid
et attendre.
C'est aussi la position de Delors, de Chevènement
et de Hernu. Pierre Mauroy propose de n'interrompre aucun crédit,
mais de protester politiquement.
Charles Fiterman :
Un communiste est toujours réservé quand un
général fait arrêter des syndicalistes.
François Mitterrand :
Jamais l'URSS n'acceptera que la Pologne sorte
de son orbite. Le monde occidental ne bougera pas. Nous
n'abandonnerons pas les Polonais, mais il n'est pas dans notre
pouvoir de les sauver. Peut-être dira-t-on un jour que Jaruzelski a
agi de façon intelligente, au prix de la perte provisoire des
libertés ? Je pense que tout le monde est d'accord pour qu'on
n'envoie pas de divisions en Pologne ?
Chacun lorgne vers Michel Rocard qui
trépigne.
Les ministres ne sont pas autorisés à aller à la
manifestation de solidarité avec la Pologne.
François Mitterrand me dit après le Conseil :
« Le plus grave, avec cette affaire, c'est que
cela peut inciter un maréchal soviétique à tenter la même chose à
Moscou. Il ne faut surtout pas refaire la même erreur qu'en 1956 en
Hongrie, où l'OTAN avait laissé
entendre aux Hongrois qu'elle interviendrait et avait ainsi causé
le massacre des résistants. »
Washington suspend son aide à la Pologne. Pas les
Européens.
La décision israélienne provoque au Golan une
grève générale de trois jours. En Cisjordanie, les incidents se
multiplient.
Le Conseil des Dix déclare la décision israélienne
« nulle et non avenue ». Le gouvernement français dénonce cette
initiative contraire au droit international et aux résolutions des
Nations-Unies. Dans une lettre qu'il adresse à Claude Cheysson,
Kamal Hassan Ali, ministre égyptien des Affaires étrangères,
stigmatise « la grave atteinte aux efforts de
paix au Moyen-Orient (...) le défi lancé en premier lieu contre
l'ensemble de la communauté internationale (...). Nous espérons que
votre pays, ainsi que la Communauté européenne, s'uniront à
l'effort mené pour annuler les conséquences de la décision
israélienne et qu'ils participeront à l'accélération du processus
de paix au Moyen-Orient - cela, dans l'intérêt de la Communauté
internationale ».
Jeudi 17 décembre
1981
Les Brigades rouges enlèvent le général américain
James Dozier, commandant en chef adjoint des forces de l'OTAN en
Europe du Sud.
Le « Centre Mondial » entrera dans ses murs en
février à Paris - naturellement, dans les beaux quartiers. Le
programme de travail se dessine. J.-J. Servan-Schreiber veut
s'arroger des pouvoirs exorbitants et décider seul du programme
scientifique et de l'usage des crédits. Robert Lion présidera le
Conseil scientifique du Centre et assurera la liaison avec les
scientifiques français. Les crédits sont dégagés.
François Mitterrand s'étonne : « Pourquoi ne fabrique-t-on pas des magnétoscopes français
? »
Vendredi 18 décembre
1981
L'Assemblée vote définitivement le projet de loi
sur les nationalisations. L'opposition saisit le Conseil
constitutionnel.
Aux Nations-Unies, la France vote une résolution
condamnant Israël et lui donnant huit jours pour revenir sur sa
décision d'annexer le Golan.
François Mitterrand répond par écrit à Laurent
Fabius : « Les documents que vous m'avez
communiqués en annexe à votre lettre du 15 décembre 1981 ont retenu
toute mon attention. J'ai noté, en particulier, l'importance des
problèmes posés par le projet de réforme fiscale auquel vous savez
que je suis particulièrement attaché. »
Samedi 19 décembre
1981
Malgré les récentes augmentations de recettes, le
déficit de la Sécurité sociale et de l'UNEDIC sera de 40 à 50
milliards en 1982. Il n'y a pas de réforme miracle, pas de recette
indolore pour des dépenses en forte croissance, à la fois en raison
de l'évolution de la société et de notre programme social.
François Mitterrand : « Les
événements de Pologne marquent le début de la fin du Parti
Communiste français. Parce qu'il ne peut ni soutenir Moscou, ni
prendre position contre lui. »
Pierre Morel : « Aujourd'hui,
le 75e anniversaire d'un
Brejnev moribond n'est pas sans rappeler, toutes proportions
gardées, le jubilé de la Reine Victoria : l'URSS vit à Kaboul sa guerre des Boers, et à Varsovie sa
révolte irlandaise. »
Quelle jolie métaphore
!
Adoption en seconde lecture à l'Assemblée du
projet de loi sur la décentralisation.
Dimanche 20 décembre
1981
La réussite du quatrième et dernier tir d'essai
d'Ariane assure l'avenir commercial du lanceur européen.
Abolition des discriminations à l'égard des
homosexuels.
Lundi 21 décembre
1981
Nouvelles vagues de propositions de nominations
pour les banques nationalisées résultant de discussions entre
Delors, Mauroy et les collaborateurs de l'Elysée. Quelques points
d'accrochage : Mauroy hésite à accepter Michel Camdessus au Trésor,
il tient beaucoup à Michel Albert à l'UAP et à Jean Saint-Geours à
la Caisse des Dépôts.
Chaque ministre, pour placer ses hommes, écrit
directement au Président, toujours avec les
mêmes arguments : « Il partage nos
idées. Il a toujours refusé de faire partie des cabinets
ministériels de 1958 à 1981. Son expérience nationale et
internationale en ferait un excellent responsable de banque
nationalisée. » Ou encore : « Il est un
de nos camarades. Jeune et compétent, il possède déjà une
importante expérience bancaire. Je le connais personnellement.
» Ou bien : « Elle partage nos idées.
C'est une excellente négociatrice. » Ou enfin : « Il est un de nos camarades. Sa compétence est reconnue.
Il ferait un bon directeur ou responsable de banque nationalisée.
»
On finit de boucler toutes les nominations dans
les banques déjà nationalisées. Pierre-Brossolette, Calvet, Lévêque
s'en vont. Arrivent Deflassieux, Thomas, Dromer. Pas encore Jean
Saint-Geours.
Pierre Mauroy déjeune avec les quatre ministres
communistes. Il me confie peu après : « Le
mot "solidarité"
[gouvernementale) est revenu au moins
cinquante fois dans la conversation. Je leur ai dit que j'avais
plus confiance en eux qu'en plusieurs ministres socialistes. Ce que
je pense vraiment. »
François Mitterrand déjeune avec Willy Brandt,
très modéré sur les événements de Pologne.
Pierre Mauroy, de son côté, reçoit Mgr Vilnet qui
s'interroge sur ce que le Pape peut tenter pour la Pologne.
Le Président décide de maintenir son voyage en
Israël, du 8 au 11 février prochain. François Mitterrand :
« La date ne dépend nullement d'une
appréciation du Conseil de sécurité, mais du seul Président de la
République. Après l'affaire du Golan, Israël ne pouvait s'attendre
à ce que nous lui donnions raison, mais il était erroné que nous
parlions de sanctions... La visite doit pouvoir contribuer à la
paix, et c'est cela qui importe. »
Mardi 22 décembre
1981
Les ministres sont informés par Jacques Delors que
la «régulation» peut conduire, en 1982, à l'annulation des crédits
mis en réserve. Hurlements. Mais nous sommes le 22 décembre, et il
y a beaucoup d'absents : bonne date pour les décisions impopulaires
!
Le gouvernement israélien poursuit sa politique
d'implantation dans les Territoires. L'Université de Naplouse est
fermée pour huit jours. Décidément, toujours la politique du fait
accompli...
Mercredi 23 décembre 1981
En Conseil des ministres, Rocard propose d'envoyer
une mission d'enquête du Parti socialiste à Varsovie. Fiterman
souhaite au contraire que « le gouvernement
soit silencieux sur la situation polonaise ». François
Mitterrand, en colère, lance à Rocard : « Pas
de diplomatie parallèle ! », et à Fiterman : « Ne posez pas des problèmes qui aboutiraient à la rupture
de la coalition gouvernementale. »
Gaston Defferre propose un statut spécial pour la
Corse, en dépit de l'opposition du Conseil d'État. François
Mitterrand s'y oppose, pour maintenir l'égalité entre citoyens et
éviter une annulation du texte par le Conseil constitutionnel.
Defferre est furieux : il prédit des attentats en Corse et demande
l'annonce de principe d'un futur statut spécial. Le Président
refuse. Je me demande si Defferre n'a pas négocié avec le FLNC plus
qu'il n'en dit.
Adoption définitive du projet de loi autorisant le
gouvernement à procéder par ordonnances dans le domaine
social.
Je fais retenir mille chambres d'hôtel pour le
Sommet de Versailles et accélérer les travaux de réhabilitation du
château. Accélérer, c'est aussi réduire les coûts, m'explique le
conservateur.
Samedi 26 décembre
1981
Les FAN de Hissène Habré contrôlent l'est du Tchad
et progressent vers le centre du pays. La Force interafricaine mise
en place par l'OUA, chargée uniquement du « maintien de la paix »,
n'intervient pas.
Mardi 29 décembre
1981
Reagan annonce diverses mesures de « représailles
économiques contre l'URSS : réduction des importations ; hausse des
taux de crédit à l'URSS de 8,60 % à 11,50 %, voire peut-être même
12,30 % ; obligation de délivrance de licences pour l'exportation
des matériels électroniques et informatiques ainsi que des
équipements de haute technologie ; interdiction d'exporter des
équipements destinés à l'exploitation et au transport des
hydrocarbures.
Nombre de firmes européennes sont indirectement
concernées. Parmi elles, des entreprises qui préparent les
équipements destinés au gazoduc : françaises (Creusot-Loire,
responsable avec Mannesmann de l'ingénierie de 22 stations de
compression ; Alsthom-Atlantique, fournisseur de 40 rotors de
turbines et de l'ingénierie de 19 stations de compression),
allemandes (AEG pour les turbines, Mannesmann) et britanniques
(John Brown pour les turbines). Elles peuvent encore fournir
l'URSS, mais en demandant des licences pour fabriquer en Europe.
Dans ce cas, il n'y a pas d'embargo.
Mercredi 30 décembre 1981
Création des Forces armées nationales tchadiennes
(FANT) par fusion des FAN et des FAT ralliées.
Jeudi 31 décembre 1981
Dans son allocution de fin d'année, le Président
parle de la Pologne. Il explique que le meilleur moyen de «
refuser le système qui l'opprime »,
tout en sachant « mesurer les lenteurs de
l'Histoire », c'est de défendre le droit, les libertés et
l'aspiration à l'indépendance de la Pologne à partir de la seule «
réalité » sur «
laquelle nous pouvons nous appuyer, à savoir l'Acte final
d'Helsinki, qui consacre d'une certaine
façon le partage dit de Yalta, bien que celui-ci ne soit évidemment
nulle part mentionné en tant que tel. Mais il permet également d'en
sortir, car il est aussi et surtout, à mes yeux, l'ébauche d'un
ordre politique et juridique pour l'ensemble du continent européen,
qui reconnaît l'égale souveraineté des États et pose en principe
que le respect des droits de l'homme dans chaque pays fait partie
du contexte des relations internationales ».
Le Président me glisse une note manuscrite :
« 1981 : 1) — Combien a-t-on dépensé ? 2) — Pour qui ? »
Bonnes questions !