Mais le Budget 1982 est déjà bouclé et tout cela
restera lettre morte. D'autres urgences s'annoncent. Comment
parvenir à traduire la vision à long terme en humbles décisions à
court terme ?
Jeudi 27 août
1981
Les Européens continuent à discuter de la
construction du gazoduc avec les Russes et sont bien décidés à
aboutir, quelles que soient les pressions américaines. Sa longueur
sera de 5 400 kilomètres. Le budget total sera supérieur à 20
milliards de francs. L'URSS retient les offres de Thomson pour les
télécoms et de Matra pour la supervision. De gros marchés
s'annoncent pour deux entreprises qui vont devenir publiques.
Vendredi 28 août
1981
Pendant que Claude Cheysson est à Amman, le Quai
d'Orsay publie la déclaration conjointe franco-mexicaine sur le
Salvador, préparée par Régis Debray et Claude Cheysson il y a
quelques semaines à Cancún : « Les deux
ministres tiennent à manifester en commun la grave préoccupation de
leurs gouvernements devant les souffrances du peuple du Salvador
dans la situation actuelle, source de dangers potentiels pour la
stabilité et la paix de toute la région, étant donné les risques
d'internationalisation de la crise. (...) Ils demandent que soit
évitée toute ingérence dans les affaires intérieures du Salvador.
»
François Mitterrand : « Le
rôle qu'entend jouer la France en Amérique centrale est assez bien
exprimé par cette déclaration franco-mexicaine. Elle ne doit ni ne
peut souffrir aucune distorsion ni malentendu. C'est un non clair
et net à l'intervention étrangère, et un oui résolu à la
négociation pacifique entre toutes les parties prenantes à une
guerre civile atroce (...). Quiconque s'en tient à une position de
principe comme celle-là décourage toute velléité d'agression. Ce
n'est pas un vœu pieux. C'est une exigence morale et politique.
C'est celle de la France, et je ne doute pas qu'elle sera de mieux
en mieux partagée. »
Les Américains prennent très mal la chose. Allen
me téléphone pour savoir quelle suite nous comptons donner à ce
texte : « Allez-vous envoyer des troupes
françaises au Nicaragua ? » Ne sachant trop s'il plaisante,
je réponds : « Sans doute pas. Mais rien n'est
encore décidé... » Il éclate de rire.
Paris autorise les monarchistes iraniens qui
avaient détourné pendant quelques heures une vedette vendue à
Téhéran à rester en France. Mais nous restituons la vedette à
l'Iran.
Samedi 29 août
1981
Attentat contre une synagogue à Vienne : deux
morts et dix-sept blessés.
Claude Cheysson est maintenant à Beyrouth. Bien
que le Président commence à s'inquiéter de ses déclarations
publiques, il lui a extorqué la permission d'y rencontrer
Arafat.
Sur l'insistance de l'ambassadeur de France à
Beyrouth, Delamare, et au grand dam de la Syrie, la France livre
des armes aux forces libanaises. Il faut renforcer l'autorité d'un
Etat sans pouvoir face aux occupants israéliens au sud, syriens à
l'est, palestiniens au centre...
Dimanche 30 août
1981
Le nouveau Président iranien Alikadjani et son
Premier ministre sont tués dans un attentat.
A Bagdad, Cheysson évoque le calvaire du, peuple
juif pendant la Seconde Guerre mondiale pour justifier la création
de l'Etat hébreu : « Cette réparation a
engendré une autre injustice, cette fois subie par les Palestiniens
qui, à leur tour, ne sont pas étrangers à la tragédie libanaise.
D'où la nécessité impérieuse d'un compromis fondé sur la justice,
qui mettrait fin aux souffrances de tous les peuples concernés et
qui établirait une paix durable dans la région. »
Lundi 31 août
1981
Cheysson expose au Président ses doutes à propos
de la négociation d'achat de gaz algérien en cours depuis trois ans
: « De deux choses l'une : ou bien les
Algériens veulent essayer d'obtenir mieux du nouveau gouvernement
en présumant que la mise en place de nouvelles équipes crée des
conditions favorables ; ou bien ils sont vraiment prêts à faire un
geste, mais alors, qu'attendent-ils de nous en contrepartie ?
François Mitterrand répond : « Il faut
être audacieux, généreux, et faire un accord au plus haut niveau.
Plus nous achèterons de gaz à l'Algérie, plus nous lui vendrons de
produits français. Qu'on négocie un accord à un prix supérieur au
prix du marché en obtenant en échange que le surprix soit utilisé à
acheter des produits français. »
On décide d'envoyer Jean-Marcel Jeanneney, qui fut
le premier ambassadeur de France à Alger, négocier ce que le
Président espère voir devenir un modèle pour d'autres accords de
codéveloppement avec les pays du Sud.
Jean-Pierre Cot reçoit deux émissaires du GUNT qui
lui remettent un message de Goukouni pour le Président et un
mémorandum sur la relance de la coopération franco-tchadienne.
Pendant ce temps, Hissène Habré progresse vers N'Djamena par l'est
et le nord. Toutes les tentatives du GUNT pour s'opposer à cette
progression échouent. La Force interafricaine n'est plus là. Les
Libyens n'interviennent pas.
Mardi 1er septembre 1981
La presse espagnole nous attaque avec violence
parce que nous hésitons encore à livrer à Madrid des terroristes
basques arrêtés en France. François Mitterrand : « Il est triste d'extrader, mais il faudra faire payer le
crime. Je vois venir cela avec angoisse, mais c'est inévitable.
»
Installation de la Commission Moinot. Son mandat
est défini par le Premier ministre : rechercher la « garantie d'une pleine autonomie des organismes chargés du
service public de la radio et de la télévision ».
Réunion à l'Élysée pour confirmer ou annuler le
lancement de deux satellites de télévision directe TDF1 et TDF2.
Ils sont prévus depuis deux ans, mais on hésite encore à
concrétiser. L'un concerne l'Allemagne, à la fin de 1984 ; l'autre
la France, au début de 1985. On doit choisir d'urgence les
programmes à mettre sur ces satellites ; RTL est candidat.
François Mitterrand ne se fait guère d'illusions :
« Il n'y a qu'un quart de bons ministres. Ce
n'est déjà pas mal... Il y a trop de professeurs dans le groupe
socialiste à l'Assemblée. Ils ne sont pas à l'image de la France.
»
Le Président ouvre la conférence des Nations-Unies
sur les Pays les moins avancés à Paris : «
Aider le Tiers Monde, c'est s'aider soi-même à sortir de la crise.
» L'aide au Tiers Monde doit atteindre au moins 0,7 % de
notre PNB.
Réunion avec François Mitterrand pour préparer le
memorandum à adresser aux Présidents du prochain Sommet de Cancún.
Pour lui, « ce Sommet ne doit pas être plus
que l'occasion d'un échange de vues sur l'ensemble des problèmes
». On décide de se concentrer sur deux sujets : le lancement
des « Négociations Globales » et la création d'une « Filiale
énergie » spécialisée de la Banque mondiale.
Dans une lettre, Jack Lang proteste contre son
budget pour 1982. Il a compris que la méthode la plus efficace pour
obtenir un arbitrage du Président consiste à lui adresser
directement une courte missive — jamais plus d'une page —,
véhémente et proposant toujours, à la fin, une solution lumineuse.
Portée directement au secrétariat du Président, cette lettre ne
recèle jamais la moindre allusion au point de vue contraire. Et une
annotation favorable du Président vaut alors décision. Du moins en
fut-il ainsi au début. Plus tard, le cabinet du Président saura
faire remarquer que tel ou tel argument a été omis, et l'impact de
telles lettres diminuera. Laurent Fabius — par de longues missives
manuscrites —, Robert Badinter et Charles Hernu — dans de brèves
notes commençant par « Cher Président »
— emploieront la même méthode pour contourner les arbitrages du
Premier ministre. Aucun autre n'osera, sauf problème majeur.
Mercredi 2 septembre
1981
Le Conseil des ministres a exceptionnellement lieu
à Rambouillet. On y parle pour la deuxième fois des
nationalisations, sans espérer conclure. Dix-huit ministres
prennent la parole. Rocard parle vingt minutes en faveur du 51 %,
suivi de Badinter, de Cheysson, de Delors, de Fabius qui opinent
dans le même sens. Fiterman et Chevènement s'expriment en sens
contraire. François Mitterrand, excédé par la longueur des débats,
ne tranche pas. Rocard est sûr de l'avoir convaincu.
A la sortie, le Président prend à part Pierre
Mauroy : « Naturellement, vous connaissez mon
point de vue, qui n'a pas changé : on nationalise à 100 %.
»
Au déjeuner qui réunit tout le gouvernement dans
la Salle des Marbres, Jean-Pierre Chevènement interpelle Mauroy :
« Dassault vous a eus. Cet accord est
scandaleux ! »
Après le déjeuner, le Président me demande de
faire devant le Conseil un exposé des leçons qu'on peut tirer de
l'expérience autrichienne en matière d'emploi.
Shamir accuse Cheysson «
d'avoir jugé convenable de comparer la situation d'ici
[celle des Israéliens dans les territoires occupés] à celle de l'Afghanistan, et d'avoir assimilé la lutte des
assassins palestiniens à la résistance des Français contre
l'occupation nazie ».
Jeudi 3 septembre
1981
Deux autres choix restent à faire sur les
nationalisations. Comment indemniser : par une Caisse nationale des
Banques ou par simple échange entre actions et obligations ?
Comment évaluer la valeur de l'entreprise : en ne tenant compte que
des cours de Bourse sur deux ou trois ans, ou bien en combinant
plusieurs critères ?
Un Conseil interministériel est réuni à Matignon :
Pierre Mauroy y confirme que, « naturellement », on nationalisera les entreprises
industrielles à 100 %. L'ultime hésitation porte sur le nombre des
banques à nationaliser.
La nationalisation totale des cinq principales
banques (CCF, CIC, Paribas, Suez et Crédit du Nord) est acquise.
Tout le monde est également d'accord pour nationaliser les douze
suivantes. Si l'on s'en tient là, le secteur public et mutuel
représentera déjà 96,6 % du crédit.
Pierre Mauroy pense qu'il faut aller plus loin et
nationaliser les établissements ayant plus de 400 millions de
dépôts, soit 47 banques de plus (26 indépendantes, 11 contrôlées à
plus de 50 % par les banques nationalisées ou nationalisables). La
part supplémentaire du crédit contrôlé serait alors de 1,8 %. Le
groupe parlementaire, dit-il, ne permettra pas de faire moins, et
lui-même ne veut pas se trouver classé parmi les « défenseurs des banques ».
Jacques Delors est contre : «
La nationalisation de petites banques coûterait très cher en temps,
en argent et en hommes, sans rapporter réellement un contrôle
significatif du crédit. Elle conduirait à nationaliser des banques
beaucoup plus petites que les banques étrangères qui ne le seraient
pas, ce qui ouvrirait la porte à un contentieux dont aucun juriste
ne nous garantit aujourd'hui que la France l'emporterait. L'image
économique et politique du pays en serait atteinte. »
Pas de conclusion.
Réunion sur le gazoduc à l'Élysée : certains
équipements que Matra et Thomson doivent livrer sont interdits à
l'exportation par le COCOM. Hernu est inquiet : « Si les Américains bloquent leurs livraisons à nos
entreprises, notre industrie militaire est en faillite.
»
L'enjeu est donc incroyablement complexe. Pierre
Dreyfus est partisan de tout livrer, sans réserve. Claude Cheysson
est contre. Pierre Mauroy choisit « de
dissocier le contrat d'équipement électronique du gazoduc
proprement dit, des prolongements suggérés par les Soviétiques,,
tout à fait contraire au COCOM». On décide d'informer très
rapidement les États-Unis pour leur montrer qu'il n'y a là rien de
nouveau.
Après la réunion, Cheysson écrit à Dreyfus :
« L'affaire a une importance
considérable dont je ne suis pas sûr que ton Département ait eu
clairement conscience dans la période initiale des entretiens avec
les Soviétiques. Ignorer les règles du COCOM pour un marché de
cette dimension serait un défi que nous risquerions de payer cher à
propos d'autres marchés. »
Le principal collaborateur de Margaret Thatcher
est à l'Élysée. Robert Armstrong cumule les fonctions de Marceau
Long, Pierre Bérégovoy, André Rousselet et les miennes, avec une
équipe minuscule. Homme d'une grande finesse, plus passionné
d'orgue, dont il joue admirablement, que de politique, il deviendra
mon ami. Pierre Bérégovoy tient absolument à le prévenir que
Charles Fiterman sera, la semaine prochaine, parmi la délégation
française au premier Sommet franco-britannique du septennat. Robert
Armstrong s'en moque : « C'est un problème
français. » Il est surtout venu parler du « chèque »
britannique.
Vendredi 4 septembre
1981
François Mitterrand souhaite une quatrième chaîne
culturelle. André Rousselet travaille à une «
chaîne à péage ». Jack Lang est contre : « Je ne veux pas de ces chaînes à l'américaine, réservées
aux classes riches et diffusant des films américains. » Fabius est
du même avis : « En tout cas, il n'aura pas un sou du Budget.
»
Notre ambassadeur à Beyrouth, Louis Delamare, est
assassiné. François Mitterrand est profondément ému par la mort de
cet homme qu'il admirait sans le connaître et dont les télégrammes
témoignaient d'une très grande hauteur de vues.
Pierre Moussa mène maintenant une campagne
publique contre la nationalisation de Paribas. Dans l'International Herald Tribune d'aujourd'hui, on
peut lire : « Pierre Moussa estime que des
partenaires comme Becker, importante banque d'affaires américaine,
mettraient fin à leurs participations si le secteur international
de Paribas était nationalisé. Ceci a été confirmé au journal par un
des dirigeants de Becker. M. Moussa a également cité d'autres
partenaires "prêts à partir", dont un groupe financier d'Arabie
Saoudite. »
Faut-il prendre cela au sérieux ? Jacques Delors
est inquiet, mais pense que Pierre Moussa ne peut rien faire.
D'autant qu'il a donné sa parole qu'il ne ferait rien.
Jean Riboud, qui détient 10 % de la CLT, veut
faire rompre l'accord entre Havas et les Belges de
Bruxelles-Lambert qui assure à leur coalition le contrôle de la
CLT.
Samedi 5 septembre
1981
Jack Lang refuse d'assister au festival du Cinéma
américain à Deauville. Le Président trouve cela « enfantin ».
Lundi 7 septembre
1981
Savary commence à rencontrer toutes les parties
intéressées par un projet de réforme de l'école privée. Il recevra
cinquante délégations. Trois points essentiels sont en débat :
l'intégration des écoles privées dans la carte scolaire en un
« Établissement d'intérêt public », que
refusent les parents d'élèves. La titularisation dans la fonction
publique des maîtres du privé, que refuse la hiérarchie catholique.
La suppression de l'obligation de financement du privé par les
communes, que refusent les premiers et la seconde.
Les parents d'élèves, conduits par Pierre Daniel,
et la hiérarchie catholique, représentée par le père Guiberteau,
n'ont pas les mêmes intérêts.
Conversation avec François Mitterrand sur
l'environnement religieux de son enfance : «
Ma famille était très pratiquante. Mes parents étaient des gens
très disponibles. Ils parlaient peu. Mon père disait qu'on
n'apprend rien par la parole, mais tout par l'exemple. Vivant sur
la défaite de 1870, mes parents et mes grands-parents étaient tout
naturellement portés, vers 1900, à être patriotes, clémencistes,
républicains, avec une tendance nationaliste. Paul Déroulède était
charentais. Quand il a été condamné à l'exil à San Sebastian, en
Espagne, mon grand-père allait le voir. C'était un long voyage. Une
fois, il y est allé avec ma mère, qui avait dix-sept ans. Elle
était fière d'aller voir le "grand patriote" Déroulède. Ils
pensaient que c'était un vrai patriote, qui avait lutté contre la
défaite. Ma mère, qui était un bon peintre, lui a apporté un
tableau fait par elle avec des coquelicots (rouges), des bluets
(bleus), des lilas (blancs). Ce jour-là, Déroulède recevait aussi
les dirigeants des Ligues, antidreyfusards et antisémites. Ils
revinrent tous ensemble par le train. Le train, à cette époque,
était lent. Ils ont discuté avec mon grand-père et ma mère. La
conversation a dévié sur l'affaire Dreyfus, sur la haine
antisémite. Peu à peu, les yeux de ma mère s'agrandissaient. Elle
était surprise. Quand elle est rentrée à Jarnac, elle était
définitivement rebelle à l'antisémitisme. Elle a écrit cette
histoire. J'ai ses notes. Elle écrit : "Cette haine n'est pas
chrétienne." Mes parents étaient des gens de bonne
volonté.
Il y a eu un second fait
important dans la vie de mes parents. A la fin de la Seconde Guerre
mondiale, un jeune médecin juif, nommé Stein, et sa femme se sont
réfugiés chez des amis de mon père. Mon père s'est pris d'une très
grande affection pour cet homme qui disait : "Le monde est fou."
Plus tard, celui-ci s'est suicidé. Sa femme s'est remariée ensuite
aux États-Unis à un Prix Nobel.
Au total, ma famille était
plutôt représentative de la petite-bourgeoisie de province, mais
avec une certaine indépendance d'esprit. Je n'ai jamais eu à
combattre un carcan initial. Je n'ai pas eu de révolte...
»
Le rapport demandé par le Président à Jean Auroux
sur la réforme des conditions de travail est terminé. A Matignon,
les économistes sont terrifiés et souhaitent l'enterrer. C'est
pourtant un rapport équilibré, qui a le courage de tourner le dos
aux promesses électorales impossibles à tenir (le « droit de veto »
sur les licenciements est remplacé par un « droit d'alerte », et le
« droit d'arrêt des machines » par « un droit de retrait de
l'ouvrier »). Pierre Mauroy l'appuiera.
Dick Allen vient déjeuner avec moi à Paris.
Charmant. Difficile de parler avec lui de quoi que ce soit de
professionnel. Il me dit que les Américains ne sont plus totalement
hostiles au projet de « Filiale énergie » de la Banque mondiale et
que les « Négociations Globales » ne sont pas exclues ! Trop beau
pour être vrai...
François Mitterrand : « Le
discours gouvernemental devrait s'appuyer sur trois idées-force :
informer, négocier, innover. Il n'y a pas eu, jusqu'ici, de
doctrine suffisamment claire quant à la manière dont le
gouvernement informe sur son action. L'une de ses ambitions devrait
être d'introduire la négociation comme un nouveau style de la vie
collective française, à tous les niveaux. C'est affaire de temps,
mais aussi de persuasion permanente et de valorisation des
initiatives qui vont en ce sens. A mesure que le temps passe, le
poids des contraintes financières se fait plus lourd. Ne serait-ce
que pour cette raison, il est indispensable d'innover, de faire
autrement au lieu de seulement faire plus. »
Tard dans la soirée, François Mitterrand, Pierre
Mauroy, Pierre Bérégovoy et moi regardons où se trouvent placées
les banques étrangères sur la liste des banques classées selon leur
volume de dépôts. Le souci de ne pas les nationaliser conduit à
fixer une fois pour toutes le seuil des nationalisations à un
milliard de dépôts. Pierre Mauroy s'y rallie sans grande
amertume.
Mardi 8 septembre
1981
Lors d'un nouveau Conseil interministériel sur les
nationalisations, Pierre Mauroy confirme définitivement que les
entreprises industrielles seront nationalisées à 100 %. Le seuil
est fixé à un milliard pour les banques. Jacques Delors boude.
Rocard quitte la séance.
Jacques Chirac propose un terrain à Bercy où
reconstruire le ministère des Finances. François Mitterrand accepte
après avoir pensé choisir le Quai Branly.
Le Président déclare à la BBC que « l'armée française n'aurait pas un équipement aussi
moderne si notre industrie d'armement devait se contenter du marché
intérieur ».
Visite à l'Élysée de l'ambassadeur d'Union
soviétique, à son retour de Moscou. Il transmet les « amicales félicitations du camarade Brejnev », le
jour même où la Pravda attaque très brutalement la politique
militaire française.
L'Ambassadeur : « M. Brejnev
est très sensible à vos prises de positions et est tout à fait
d'accord pour examiner l'équilibre des forces en Europe.
»
François Mitterrand lui précise : « Non pas en
Europe, mais dans le monde. »
Toutes les dix minutes, l'ambassadeur reprend :
« M. Brejnev est, comme vous, tout à fait
d'accord pour examiner l'équilibre des forces en Europe. »
Le Président le corrige à nouveau à quatre reprises. Quand il sort,
l'ambassadeur s'adresse à la presse sur les marches du perron :
«M. Mitterrand s'est déclaré tout à fait
d'accord avec moi en ce qui concerne l'équilibre des forces en
Europe... »
Début d'une nouvelle session extraordinaire du
Parlement. Il y a tant de projets de lois à faire voter, tant de
réformes à conduire ! Vite, vite...
Les Égyptiens nous redemandent d'envoyer un
contingent dans le Sinaï pour garantir l'application des accords de
Camp David. Seuls les États-Unis, Fidji et la Colombie ont accepté.
L'Italie et la Grande-Bretagne ont refusé. Claude Cheysson y est
hostile : « Si la France, écrit-il au
Président, est seule à côté des États-Unis, de
Fidji et de la Colombie dans la force du Sinaï, elle perdra son
autorité pour une initiative possible au Sud-Liban... En refusant,
Peter Carrington n'a d'ailleurs pas prétendu obéir à une noble
préoccupation, mais a souligné froidement qu'il n'entendait pas
perdre un grand nombre de contrats dans les pays arabes comme prix
d'une participation à la mise en œuvre de Camp David. Colombo ne
l'a pas fait devant les collègues, mais m'a dit mot pour mot la
même chose en privé... »
Le Prince Fahd est à Paris pour présenter son plan
à François Mitterrand. L'Arabie souhaite reprendre le leadership
dans le règlement du conflit pour des raisons à la fois de sécurité
et d'ambition régionale. Le Prince estime qu'il n'y a rien à
attendre d'Israël, que seuls les États-Unis peuvent agir. Ceux-ci
ont pour le moment une vision limitée, à ses yeux, du problème. Il
cherche à peser sur l'Europe afin que celle-ci soit capable
d'exercer une influence positive sur les États-Unis ; Fahd est venu
« tâter le terrain », c'est-à-dire expliquer et convaincre, mais
sans se livrer, comme le montre le contraste entre la précision de
son exposé et son mutisme face aux questions.
C'est l'occasion, pour le Président, de définir sa
propre politique au Moyen-Orient.
François Mitterrand :
Le conflit au Proche-Orient créant un risque
de guerre, les deux super-puissances sont incitées à y intervenir
dans le sens de leur politique propre. La France n'a pas
d'ambitions particulières dans cette région. Mais elle éprouve
vis-à-vis d'elle, pour des raisons historiques, un très grand
intérêt. Elle cherche à y préserver ses amitiés, qui sont
nombreuses.
Avec le Liban, nous avons des
liens historiques profonds, mais entre les luttes religieuses et
politiques, les affrontements de clans et de factions, on n'arrive
plus à s'y reconnaître. La France est pourtant amie de tout le
monde, mais à qui aujourd'hui donner un conseil ? Nous ne voulons
intervenir que pour rendre service. Voilà une première
contradiction.
Contradiction aussi en ce qui
concerne Israël. La France a été un des premiers pays à reconnaître
Israël. L'histoire a créé entre nous des liens. Nous sommes
héritiers de la même civilisation judéo-chrétienne. Nous voulons
que les droits d'Israël soient garantis, mais nous ne voulons pas
que ses visées ou ses ambitions nuisent au droit des autres : voilà
une autre contradiction.
Contradiction également en ce
qui concerne les Palestiniens. J'ai reconnu leur droit à une patrie
et nous avons dit — ce qui est logique
et que personne n'avait dit avant nous — que, dans cette patrie,
ils pourraient établir les structures étatiques de leur choix. Il
leur faut pour cela une terre, qui est désignée par l'histoire et
les réalités présentes. Mais nous ne pouvons pas suivre aveuglément
les Palestiniens quand ils veulent et où ils veulent : voilà une
autre contradiction à surmonter.
Contradiction même vis-à-vis
de l'ensemble de ce que l'on appelle la Nation arabe. Il n'y a pas
à mes yeux de liens plus profonds que les liens historiques entre
la France et le monde arabe. Or, il existe des contradictions au
sein de celui-ci. Ainsi, entre le Président Sadate et presque tous
les autres Arabes, ou encore entre la Syrie et l'Irak, pour ne pas
parler de la guerre entre l'Irak et l'Iran : voilà encore des
problèmes.
Votre proposition récente de
règlement du conflit du Proche-Orient constitue le seul élément
nouveau positif depuis longtemps.
En raison des bonnes
relations que vous avez avec l'Irak, de la sagesse dont vous avez
fait preuve, en fait, dans vos rapports avec l'Égypte, de
l'influence que vous avez sur les Palestiniens, de l'autorité
morale que vous détenez, je porte la plus grande attention à nos
relations politiques et aux échanges que nous aurons sur ces
problèmes.
Au Moyen-Orient, nous sommes
également préoccupés par la guerre entre l'Irak et l'Iran et par
l'évolution interne de l'Iran. Il nous était impossible de fermer
notre porte à des responsables politiques iraniens qui nous
demandaient asile, mais cela ne veut pas dire que nous les
encouragions.
La situation entre l'Iran et
l'Irak entraîne une accumulation inquiétante d'armements dans le
nord de l'océan Indien. Il y a aussi la présence des flottes russe,
américaine, française dans ce foyer d'insécurité. Si vous aviez
décidé de vivre tranquillement, l'histoire et la géographie vous en
empêcheraient !
Le Prince Fahd :
Je remercie le Président de la République pour
son exposé exhaustif et n'y puis ajouter quoi que ce soit, tant j'y
ai relevé une parfaite concordance de vues avec nos positions. Je
voudrais cependant insister sur certains des aspects qui ont été
évoqués.
Lorsque le Président de la
République a dit qu'on ne comprenait plus la situation au Liban, il
a parfaitement exprimé notre point de vue. Au Liban sont à l'œuvre
aujourd'hui plusieurs partis, qu'ils soient internationaux ou de la
région. C'est un problème qui a été créé au départ de façon factice
et qui a également porté tort aux chrétiens et aux musulmans. Il ne
faut pas oublier la responsabilité de certains dirigeants libanais
qui ont ouvert la porte aux interventions extérieures. La présence
des Palestiniens et de l'OLP a également contribué à l'aggravation
de cette situation. Pour ce qui nous concerne, nous, Arabie
Saoudite, nous essayons d'avoir des entretiens simples et sereins
avec les Libanais, les Palestiniens et les Syriens, afin de dégager
des solutions acceptables par tout le monde.
François Mitterrand :
La France a pris une position qui se veut
claire : il n'est pas question de perdre l'amitié d'Israël, et il
faut encore renforcer notre amitié avec les Arabes. Nous n'y
parviendrons pas en tenant un double langage, mais un seul.
Reconnaître le droit des Palestiniens à une patrie et à un État :
je l'ai dit à Tel-Aviv et à Jérusalem, et je le redirai de nouveau.
C'est pourquoi on a un peu caricaturé ma position. Les Arabes,
surtout comme vous, ont le sens de l'honneur. Ils savent que pour
une amitié on ne peut pas en renier une autre, et qu'il faut parler
clair.
Mercredi 9 septembre
1981
Le psychanalyste Jacques Lacan est mort. Encore un
signe à décrypter ? Où est maintenant le nom du Père ?...
Au Conseil des ministres, nouvelle discussion sans
conclusion sur l'évaluation des entreprises à nationaliser.
Begin est à Washington pour sa première rencontre
avec Reagan.
Le Président Mitterrand reçoit le président de la
Banque mondiale, Tom Clausen, venu lui parler de la « Filiale
énergie ». Elle devrait financer 30 milliards de dollars
d'infrastructures énergétiques dans le Tiers Monde sur quatre ans.
La France y est favorable, mais le projet paraît mal parti. La
Banque mondiale n'a pas la force de convaincre et son président
semble bien désabusé :
François Mitterrand :
Y a-t-il une chance, d'ici le Sommet de
Cancùn, d'obtenir une position plus claire des Américains
?
Tom Clausen :
Non.
François Mitterrand :
L'évolution actuelle des pays de l'OPEP vers
une position nettement favorable peut-elle influencer les
États-Unis ?
Tom Clausen :
Non.
François Mitterrand :
La Banque mondiale pourrait-elle accepter que
le siège de la filiale soit à Paris ?
Tom Clausen :
Non.
La conversation tourne court : à ma grande
stupéfaction, je comprends que Clausen est hostile à la création
d'une « Filiale énergie » de sa Banque, car elle serait quelque peu
indépendante de la Banque elle-même !...
François Mitterrand décide de charger Jean-Marcel
Jeanneney de la reprise des négociations sur l'achat de gaz avec
les Algériens.
Jeudi 10 septembre
1981
Premier Sommet franco-britannique à Londres. On
suit le rituel hérité : un tête-à-tête entre François Mitterrand et
Margaret Thatcher, puis un dîner, un autre tête-à-tête le
lendemain, puis des entretiens élargis et une conférence de presse.
Au-delà de leurs soucis budgétaires, les Britanniques ont une
stratégie : profitant du changement intervenu en France, ils
souhaitent mettre fin à vingt ans de prédominance franco-allemande
en Europe.
Rien ne nous rapproche d'eux. Il y a là deux
conceptions de la Communauté : libre-échange ou solidarité. Dans
les secteurs sensibles (électronique, automobile), l'Angleterre est
prête à jouer le cheval de Troie des investissement japonais au
sein de la CEE. Pour l'aide au Tiers Monde, Londres s'est engagé
dans une direction inverse de la nôtre en décidant de ramener la
part de son PNB qui y est consacrée de 0,5 à 0,3 %.
Margaret Thatcher relance l'idée du tunnel sous la
Manche et veut un accord sur le remboursement de sa contribution au
Sommet de Londres, en décembre prochain.
François Mitterrand :
Nous avons une conception des choses que je
crois différente en ce qui concerne le "mandat du 30 mai", le
Budget et ce qu'on appelait naguère le "juste retour", théorie
selon laquelle les États membres obtiendraient de l'Europe des
avantages qui soient l'équivalent des efforts consentis. La France
et moi-même avons toujours été hostiles à cette pratique qui tient
l'existence de la Communauté pour nulle, en la considérant comme
une simple confédération dans laquelle régnerait le libre-échange.
Il y a donc une difficulté qui réside dans cette distance entre nos
conceptions.
Par conséquent, quand la
Grande-Bretagne décrète que le "juste retour" devrait être la règle
permanente, il est difficile d'être d'accord. Bien sûr, une année
donnée, dans une circonstance particulière, il est parfaitement
possible de rendre service à tel ou tel pays membre qui se trouve
en difficulté. Mais en faire un principe permanent est
impossible.
Margaret Thatcher :
Je n'ai jamais considéré que le Budget ou la
Politique agricole commune devaient être fondés sur un "juste
retour" dans le sens d'une équivalence exacte entre ce que chaque
pays apporte et ce qu'il en retire. Mais si on fait la somme de
toutes les politiques, si on se penche sur un bilan d'ensemble, il
faudrait que les flux d'ensemble aillent des États les plus riches
vers les États les plus pauvres. Il serait normal que des pays
comme l'Irlande, l'Italie ou la Grèce, par exemple, en profitent le
plus. Et il serait anormal que les États les plus riches soient
bénéficiaires de l'ensemble des politiques. Ce serait là le vrai
principe d'équité. Ce n'est pas ce qui se passe
actuellement.
Je veux redire que, pour moi,
la Communauté est quelque chose de très important. Elle verrouille
ensemble des pays qui autrefois s'étaient souvent fait la guerre,
ce que nous ne voulons plus jamais voir, et cela est
fondamental.
François Mitterrand :
Je ne refuse pas du tout la discussion sur ce
qui inquiète Mme Thatcher, mais la France ne peut pas renoncer à
des avantages acquis dans un domaine essentiel pour elle, où elle
est la plus forte, alors que dans le domaine industriel, par
exemple, elle est moins avancée. De plus, la France n'a pas votre
génie commercial !
Margaret Thatcher :
Vous êtes trop flatteur! Il est utile
d'examiner nos différences pour y voir plus clair. Une grave
situation de crise budgétaire va survenir, si cela continue comme
maintenant. La Politique agricole commune conduit à des excédents
de plus en plus élevés, entraînant des dépenses communautaires de
plus en plus importantes. La RFA et nous-mêmes sommes décidés à ce
que le plafond de 1 % de TVA ne soit pas dépassé. C'est une affaire
de bon sens ; il n'est pas rationnel de dépenser une part
croissante du budget communautaire pour fabriquer des excédents de
plus en plus coûteux qui entraînent de surcroît la dislocation de
secteurs entiers de l'économie d'autres pays.
D'autre part, la Communauté
devrait négocier en tant que telle avec le Japon. La concentration
de produits japonais dans un domaine donné produit en effet de
grands dommages.
François Mitterrand :
A ce propos, je me permettrais de faire des
reproches à la Grande-Bretagne, qui s'est trop ouverte au Japon,
notamment en ce qui concerne les automobiles. Le Japon a ainsi
trouvé une façon d'entrer dans la Communauté qui est dangereuse
pour l'ensemble des pays qui font partie de celle-ci.
Margaret Thatcher :
Nous avons toujours eu un système d'échanges
très très ouvert, comme d'ailleurs l'Allemagne, et c'est ce qui se
passe en ce qui concerne l'importation des voitures
japonaises.
François Mitterrand :
Je pense que nous donnerions plus de poids à
la Communauté si la Grande-Bretagne, la RFA et la rrance avaient
plus souvent des démarches communes. Votre pays est très avancé, le
plus avancé dans la Communauté pour la recherche scientifique, mais
les retombées que cela entraîne pour vous sont faibles, car votre
marché intérieur est insuffisant. Nous pourrions davantage en
profiter ensemble. Par exemple, les moteurs Rolls Royce sont les
meilleurs. Or, nous, Français, traitons surtout avec d'autres,
comme General Electric. Nous pourrions avoir des conversations à ce
sujet. L'Airbus est un exemple de réussite. Or, çà et là, on
entreprend des constructions parallèles. Pour les
télécommunications, la Grande-Bretagne est remarquable, mais la
France aussi : peut-être pourrait-il y avoir des rapprochements ?
Vos grands ordinateurs sont les meilleurs au sein de la Communauté.
Nous avons, nous, en dehors des grands ordinateurs proprement dits,
une gamme large et intéressante. Ne pourraient-ils être
complémentaires ? En matière d'automobiles, il y a également des
coopérations possibles dans l'outillage...
Margaret Thatcher :
Je vous remercie beaucoup. Je voudrais pouvoir
examiner vos propositions de façon plus approfondie. Nous avons
d'ailleurs déjà l'habitude de la coopération aéronautique : le
Concorde, le Jaguar... En ce qui concerne l'Airbus, je vais voir si
nous pouvons faire plus.
Nous avons suivi des voies
différentes en ce qui concerne les satellites européens. Vous avez
travaillé avec les Allemands, nous avons préféré agir au sein de
l'Agence spatiale européenne où sont regroupés tous les Européens,
sauf la France et l'Allemagne. C'est dommage... Dans l'avenir, nous
espérons utiliser votre lanceur Ariane, et je vais essayer de voir
si on peut faire davantage en ce domaine.
En matière d'ordinateurs, il
est exact que nous maintenons une entreprise indépendante. Cette
entreprise représente beaucoup de savoir et de technologie. Nous
tenons beaucoup à ce qu'elle demeure un outil indépendant de
fabrication d'ordinateurs en Europe. J'ajoute qu'en ce qui concerne
les ordinateurs à l'école, il me semble que nous empruntons des
voies semblables.
François Mitterrand :
Un accord de coopération portant sur les
grands ordinateurs de votre côté, et sur le reste de la gamme du
nôtre, constituerait un contrepoint dynamique à notre négociation
agricole.
La conversation quitte alors l'épineux terrain
européen pour celui, plus feutré, des affaires du monde :
Margaret Thatcher :
Le plus grave danger pour l'Union soviétique
consiste dans l'effet de contagion que Solidarnosc
pourrait avoir en Allemagne de l'Est, en
Hongrie, en Roumanie, etc. C'est ce qui explique que les chefs
d'Etat de ces pays soient beaucoup plus engagés encore que l'Union
soviétique contre ce mouvement. Ainsi Ceausescu : c'était
auparavant un homme assez indépendant à l'égard de l'Union
soviétique. Mais, vis-à-vis de Solidarité, il a adopté une position
très dure.
François Mitterrand :
... Tant que le Parti communiste polonais
tiendra bon, le danger d'intervention soviétique ne sera pas réel.
Paradoxalement, c'est le degré de résistance du parti communiste à
Solidarité qui, s'il est suffisant, pourra empêcher
l'invasion.
Margaret Thatcher :
Cela est vrai tant que le Parti communiste
polonais reste vraiment aux commandes du pays. Mais il est possible
qu'il soit miné par Solidarité. Selon certaines informations, il ne
dirigerait plus vraiment le pays.
François Mitterrand :
Le Parti communiste polonais tient quand même
les commandes. Mais peut-être est-il plus miné que je ne le crois.
S'il se disloque, alors le moment sera venu d'une grande aventure,
d'une aventure soviétique. Pour moi, ce sera le signal d'alarme.
S'il n'y a pas d'exemple d'intervention, c'est parce que l'URSS
espère que le Parti communiste arrivera à juguler le mouvement.
Voilà le dilemme.
Margaret Thatcher :
Il est assez cocasse de penser que le Parti
communiste est le meilleur bouclier de la Pologne !
François Mitterrand :
Le slogan "plutôt rouge que mort" est employé
maintenant dans certains milieux de la gauche allemande. Il faut
tenir compte de cette situation. L'Allemagne est un pays bourré
d'explosifs et qui se refuse à être le champ de bataille de la
guerre des autres...
Vendredi 11 septembre
1981
La discussion reprend sur l'Irlande où des membres
de l'IRA emprisonnés font la grève de la faim pour obtenir la
reconnaissance d'un statut de prisonniers politiques. Huit sont
déjà morts. Sans la moindre émotion, Margaret Thatcher les appelle
des « malfaiteurs ».
Margaret Thatcher :
Je vous remercie de n'avoir pas protesté au
sujet de l'Irlande du Nord et de n'avoir pas présenté de demandes
ni fait de représentations actives, alors que je sais que vous avez
été très sollicité de le faire. Je souhaite vous expliquer ma
position, qui est mal comprise.
L'Irlande du Nord est une
communauté divisée. La majorité des deux tiers est composée de
protestants qui font allégeance au Royaume-Uni. Ce sont ceux que
l'on appelle les Unionistes. La minorité catholique comprend de
très nombreuses personnes — quoique pas la totalité — qui éprouvent
une affinité avec la République d'Irlande.
Les protestants comme les
catholiques se sont dotés de véritables organisations militaires.
Quand elles sont actives — et je dois
dire qu'en ce moment, c'est l'IRA qui l'est —, nous traduisons les criminels devant les tribunaux
ordinaires de droit commun d'Irlande du Nord.
Tous les prisonniers qui se
trouvent à la prison de Maze ont été condamnés pour des crimes de
droit commun : des meurtres, des tentatives de meurtres, des dépôts
de bombes. Ce sont tous des criminels. C'est la même chose en ce
qui concerne les protestants qui se trouvent dans cette prison.
Tous ont commis en général des crimes abominables.
Les Unionistes comme les
Républicains sont représentés au Parlement. Vous avez vu que, dans
une élection partielle récente, un représentant des grévistes de la
faim a été élu. On ne peut pas dire qu'ils soient privés de moyens
d'expression. Cependant, la majorité de la population de l'Irlande
du Nord souhaite rester liée au Royaume-Uni. Lors du référendum de
1973, une majorité écrasante s'est dégagée en faveur du maintien de
l'union avec le Royaume-Uni. Cela ne plaît pas à la minorité. Mais,
au lieu d'employer la persuasion, elle a recours à la
violence.
C'est inscrit dans le droit :
il ne peut y avoir de modification constitutionnelle du statut de
l'Irlande du Nord sans le consentement de la majorité des habitants
d'Irlande du Nord.
En ce qui concerne la prison
de Maze, je peux dire que c'est une des plus modernes, et les
conditions de détention y sont parmi les plus libérales du monde.
Ce que les criminels revendiquent, en fait, c'est un statut de
prisonniers de guerre. Or, ce ne sont pas des prisonniers de
guerre, mais des malfaiteurs. Donc, le refus du directeur de la
prison de satisfaire à leurs revendications est
normal.
Nous avons consenti beaucoup
d'efforts pour réconcilier les deux communautés. Dans le passé, il
y avait un Parlement d'Irlande du Nord. Nous avons essayé de le
réactiver. Mais il s'est révélé impossible de partager les
pouvoirs. Nous nous sommes heurtés au refus de tout accord entre la
majorité et la minorité. Mon prédécesseur a essayé, son
prédécesseur l'avait tenté lui aussi. Nous-mêmes avons fait deux
tentatives. Elles ont connu, elles aussi, l'échec. Nous avons dit
aux Irlandais : "Acceptez au moins la constitution d'un Conseil
représentatif. " Nous avons essayé de tourner le problème en
développant une coopération pratique entre la République d'Irlande
du Sud et l'Irlande du Nord, de façon à aboutir à une sorte de
modus vivendi pour faire cesser les hostilités. Les deux derniers
Premiers ministres d'Irlande du Sud nous ont apporté une
collaboration totale. Ils ont arrêté des malfaiteurs et les ont
traduits devant les tribunaux. Malheureusement, ceux-ci ne les ont
pas condamnés, car ils ont considéré que les actes commis entraient
"dans le cadre des hostilités".
Nous aimerions beaucoup que
les grèves de la faim cessent, car c'est gâcher la vie de ces
jeunes. C'est d'ailleurs ridicule car, bien qu'ils soient des
malfaiteurs, ils obtiennent des remises de peine qui vont jusqu'à
50 % de leur temps. Nous savons qu'il existe des divisions, au sein
de l'IRA, sur ces grèves. En ce qui concerne les deux derniers, dès
qu'ils sont tombés dans le coma et à la demande des familles, nous
les avons fait alimenter par goutte à goutte.
En Irlande du Nord, nos
troupes ont à protéger les citoyens du terrorisme. Au départ, elles
ont d'ailleurs été envoyées plutôt pour protéger la minorité que la
majorité. Car il est vrai que autrefois, avant qu'il y ait un
ministre spécial pour l'Irlande du Nord, la minorité n'y était pas
traitée équitablement par la majorité. Nous avons modifié la
loi.
Rien ne pourrait nous donner
plus de joie que de voir ces deux communautés vivre ensemble, que
de pouvoir retirer nos troupes et que de voir s'instaurer une
situation de coexistence qui apparaisse normale à vos yeux et aux
nôtres.
Je dis aux terroristes :
"Employez plutôt les armes de la démocratie et de la persuasion !
"
François Mitterrand :
Je vous remercie d'avoir pris l'initiative de
m'en parler. (...) Mais, voyez-vous, la mort affreuse que
s'infligent ces prisonniers entraîne une simplification dans la
façon dont ce problème est perçu par l'opinion internationale. Les
données historiques et légales du problème s'estompent. Seule
demeure l'image d'une minorité passionnée qui veut vivre, et
l'émotion que cela engendre passe les frontières.
En ce qui concerne votre
politique générale sur ce point, je ne vous pose pas de questions.
C'est votre souveraineté. Vous décidez. Mais, dans la mise en
œuvre, un adoucissement ne serait-il pas souhaitable, étant donné
que le sentiment d'horreur qui se répand va toucher demain les
institutions internationales ? Est-ce que l'horreur de voir mourir
un neuvième, un dixième, un onzième gréviste de la faim va
entraîner un arrêt de ce mouvement ? Cela serait souhaitable. Que
souhaitez-vous que nous disions sur cette question ?
Margaret Thatcher :
Je pense que nous pourrions avoir quelques
phrases... J'indiquerais que j'ai pris l'initiative de vous
expliquer quelle est la situation et que nous souhaitons ardemment
tous les deux voir se terminer la grève de la faim.
Conclusion sur les problèmes pétroliers :
François Mitterrand :
Des pays comme le Niger ou le Mali connaissent
bien le coût du pétrole. Il faut mettre les pays pétroliers sur le
devant de la scène.
Margaret Thatcher :
Par leur action, les pays pétroliers ont
aggravé la situation.
François Mitterrand :
J'ai oublié, dans mon petit discours, que la
Grande-Bretagne est un pays pétrolier et que le prix de son pétrole
n'est pas inférieur à celui des autres...
Margaret Thatcher :
Nos prix ne sont pas aussi élevés que nous le
souhaiterions ! Nous sommes obligés de suivre les prix mondiaux,
car c'est la condition posée par les compagnies...
Dans l'avion du retour, François Mitterrand évoque
Margaret Thatcher : « Elle a les yeux de
Staline et la voix de Marilyn Monroe. »
Le Président apprend que l'ambassadeur de France à
Santiago, Robert Picquet, a assisté aux fêtes données à l'occasion
de l'anniversaire du coup d'État de Pinochet. Il est rappelé
immédiatement.
La décision de lancement du satellite
franco-allemand TDF1 doit être confirmée. Il est décidé qu'avec
trois canaux, il servira exclusivement à la desserte des zones
d'ombre de TF1 et A2 et à des programmes éducatifs et culturels
expérimentaux. Une position commune doit être recherchée avec
d'autres pays européens pour faire pression sur le Luxembourg afin
qu'il accepte un code de bonne conduite et retarde le lancement de
ses propres chaînes commerciales sur un autre satellite. La CLT a
sa place sur TDF.
Samedi 12 septembre
1981
Discussion entre François Mitterrand et Laurent
Fabius à propos de l'impôt sur les grandes fortunes : la France est
le pays dont le niveau de pression fiscale sur les patrimoines est
le plus faible d'Europe ; il ne représente que 0,76 % du total des
recettes fiscales. Fabius souhaite un impôt maximal.
François Mitterrand promène un regard rêveur sur
le parc et, au-delà, sur le dôme des Invalides : « Lorsque je me suis retrouvé étudiant dans une petite
chambre laide, étroite, mal foutue, je n'ai pas pensé "A moi Paris
!" Je me suis senti perdu, tout petit au bas d'une montagne à
gravir. J'étais sans identité, dans un monde indifférent, dans des
conditions d'âpreté, de solitude qui exigeaient de ma part la
mobilisation de toutes mes ressources pour la lutte et la
conquête... »
Lundi 14 septembre
1981
Le Président prépare sa première conférence de
presse, qui aura lieu dans dix jours. Il réclame à tous des fiches
sur tous les sujets. Il est bientôt noyé sous le flot. Gaston
Defferre écrit : « Il serait intéressant de
savoir de façon précise, pour votre conférence de presse, s'il est
exact, comme le dit J.J.S.S., qu'au Japon le nombre de chômeurs et
l'inflation sont très réduits (2 %), et ont diminué ces dernières
années, du fait du développement de la micro-informatique, dans un
pays au moins aussi importateur de pétrole et de matières premières
que la France. »
L'informatique est Dieu, et J.J.S.S. son
prophète...
Mauroy annonce à l'Assemblée que la France
continuera de développer sa force nucléaire tactique et
stratégique, et que le service militaire reste fixé à douze mois.
Hernu a gagné.
Georges Fillioud plaide encore avec conviction
pour qu'on autorise la publicité sur les radios locales :
« Exclure totalement la publicité revient à
favoriser les radios qui disposent d'un support politique. Les
réactions des fédérations de radios locales, amplifiées par la
presse, ne manqueraient pas d'en faire le premier accroc aux
libertés. L'impact réel sur le marché publicitaire serait faible.
En Italie, 2 000 stations n'ont draîné que 1 à 2 % du marché
publicitaire total. L'hostilité publique des organisations
représentatives de la presse locale recouvre souvent des positions
privées plus nuancées (...). Il est difficile de soutenir devant
les parlementaires une position d'interdiction, alors que la
publicité est admise à la télévision comme sur les radios
périphériques contrôlées par l'État, et que Havas s'apprête à
passer un accord de régie avec Radio K, située hors du territoire français. »
Le Président laisse Pierre Mauroy décider. Ce sera
non : « Pas de "Radio Auchan"...
»
Je reçois Jean-Marcel Jeanneney avant qu'il ne
parte pour Alger amorcer la négociation sur le prix du gaz.
Paul Legatte, qui conseille François Mitterrand
depuis trente ans, critique les procédures de nominations :
« Des propositions de nomination d'agents de
l'État de très haut rang sont soumises au Président sans que
lui-même ou ses collaborateurs disposent d'un temps suffisant pour
recueillir un minimum d'informations sur les intéressés. Le nombre
des candidats connus du Président et ayant vocation et capacité à
accéder à des emplois publics s'accroît. Des demandes de mutations
de hauts fonctionnaires émanant de ministres et signalées à
l'Élysée ne peuvent être satisfaites qu'à la faveur de mouvements
triangulaires ou plus complexes. »
Il est décidé d'établir un fichier des emplois de
responsables de la haute administration et des grands
établissements publics, des conseils d'administration, des emplois
de direction des filiales des entreprises nationalisées et des
postes de dirigeants sur lesquels l'État a une faculté de contrôle.
Pierre Bérégovoy, André Rousselet et moi, Jacques Fournier, Michel
Charasse, Jean-Claude Colliard et Paul Legatte nous réunirons
désormais chaque semaine pour proposer des noms au Président.
Mardi 15 septembre
1981
J'irai demain à Rome tenter d'éclaircir la
position italienne sur l'Europe et de débrouiller le malentendu sur
le vin italien, violemment attaqué dans la presse française.
En France, Pierre Mauroy fait sa déclaration de
politique générale à l'Assemblée : nationalisations, trente-cinq
heures, réduction de l'âge de la retraite, contrats de
solidarité...
Première réunion à Alger entre Jeanneney et Ben
Yayia, ministre des Finances algérien. Le verbatim en est passionnant ; il révèle l'esquisse
d'une nouvelle politique Nord/Sud et met au jour le différend entre
l'un et l'autre : la France souhaite un accord de développement ;
les Algériens, eux, veulent simplement obtenir le prix le plus
élevé possible afin de relever les tarifs appliqués à leurs autres
clients.
Jean-Marcel Jeanneney :
Je suis saisi du dossier depuis moins de huit
jours. Je l'ai regardé, mais ne le possède pas (...). Je ne suis
pas membre du Parti socialiste, mais, sur bien des points, je me
trouve sur la même longueur d'onde. La France a pris un tournant
fondamental qui est aussi une victoire posthume du gaullisme, grâce
à la Constitution qui a permis cette alternance. Le nouveau
gouvernement a eu à prendre un héritage très lourd du point de vue
de l'économie et des relations extérieures de la France. C'est une
nouvelle donne, et c'est dans cet esprit que je viens.
J'avais fondé de grands
espoirs sur la coopération franco-algérienne lorsque j'étais
ambassadeur. J'ai soixante-dix ans. Dans la mesure où je pourrai
contribuer à développer ou à faire reprendre une véritable
politique de coopération, de codéveloppement entre la France et
l'Algérie, je considérerai que c'est une belle fin de carrière
politique... Ce que je viens de vous dire, c'est peut-être un peu
sentimental, mais je suis sûr que vous me comprendrez. C'est
émouvant, vingt ans après l'avoir fait pour le Général de Gaulle,
de revenir ici pour Mitterrand
... Comme l'a rappelé M.
Cheysson, il y a sûrement plus de contentieux entre la France et le
Luxembourg qu'entre la France et l'Algérie. Le problème de
l'immigration est réglé. Reste le problème du gaz. Vous avez parlé
d'irritation justifiée...
Ben Yayia : En Algérie nous estimons que si la question du gaz a été
un échec, c'est parce que le gouvernement français a eu une
attitude politique hostile. D'autres pays, qui n'ont pas avec nous
la qualité des relations de la France et de l'Algérie, ont accepté
de payer le gaz un bon prix. Le Japon paie à l'Indonésie 6,35, et
un peu plus à Abou Dhabi. La Norvège vous vend le gaz plus cher que
la facturation provisoire de Sonatrach à Gaz de France. On a voulu
traiter l'Algérie comme la République Centrafricaine, la Tunisie ou
le Maroc. Nous voulons être différents. Nous avons d'excellents
rapports avec la Tunisie ou la Côte d'Ivoire, mais nous sommes
différents d'elles.
Jean-Marcel Jeanneney :
Il y a un prix de codéveloppement et de
solidarité qui est le prix algérien, et il y a un prix du marché
européen. Entre ces deux prix, il y aura un écart en faveur de
l'Algérie. La charge serait à partager entre Gaz de France et le
Budget français, pour empêcher une hausse trop forte du prix du gaz
en France, qui entraînerait une baisse de la consommation. Pour
cette partie de la rémunération, il faut imaginer des mécanismes
originaux afin de permettre le codéveloppement. Il faut l'indexer
de façon équitable sur l'indice des prix des produits que la France
vend à l'Algérie. Il faut trouver une formule qui corrige les
variations des termes de l'échange. L'"écart" serait versé à un
Fonds de développement économique et social comparable au FDES
français, avec un conseil d'administration commun, présidé par les
Algériens, car c'est votre argent, et comprenant une minorité de
Français. Ce Fonds verserait des subventions pour des projets ou
des opérations à fonds perdus, des prêts, des bonifications
d'intérêts. Il pourrait également emprunter sur les marchés
financiers avec la garantie du gouvernement algérien. Mais, en
principe, les achats seraient pour 80 % réalisés en
France.
Ben Yayia : Je voudrais vous dire qu'au niveau le plus élevé, nous ne
perdrons pas de vue la situation en France, ni la nécessité pour
nous de contribuer si peu que ce soit à l'amélioration de
l'économie française et à aider à ce que le régime soit conforté.
C'est notre intérêt. Mais nous avons aussi nos problèmes (...).
L'Assemblée nationale a voté une résolution disant qu'il convient
de sauvegarder les intérêts du développement algérien. Sachez qu'il
nous faut 100 milliards de dollars pour le plan quinquennal et
qu'il est très important de faire baisser notre dette
extérieure.
... Le fait que nous ayons
nos problèmes ne nous dispense pas de songer aux problèmes qui se
posent à nos amis. Il y a des formules à trouver dans le cadre de
l'amitié et de la solidarité pour trouver des solutions
exemplaires.
Jean-Marcel Jeanneney :
Quand allons-nous parler de projets précis et
des problèmes qui se posent actuellement ?
Ben Yayia : Dès qu'il y aura accord sur le principe et sur le prix du
gaz, on pourra passer au reste.
Dialogue de sourds : les Algériens veulent un prix
opposable aux tiers et considèrent tout achat de matériel en France
comme un acte de générosité politique indépendant. La France, elle,
ne peut accepter un surprix sans cet accord global.
En aparté, le ministre algérien est d'une violence
inouïe contre Giscard : « Nous savons ce que
l'on préparait à l'égard de l'Algérie en 1975-1977. Nous n'en
parlons pas, mais nous le savons (...). Nous sommes sans
prétention, mais courageux ; nous savons faire face, à notre
manière, à la difficulté. Nous n'avons toujours pas compris ce qui
s'est passé après la visite de Giscard. Il avait été très bien
reçu, mieux qu'aucun autre chef d'État avant lui. Il n'y avait pas
de ressentiment contre la France. Les choses se sont détériorées
dès le lendemain de son retour. Boumediene ne l'a jamais compris ni
digéré. Comment Giscard a-t-il pu dire, dès le lendemain de son
retour, aux rapatriés : "J'ai vu vos volets clos et vos maisons
tristes. " Pourquoi a-t-il dit ça ? Giscard considérait que, pour
amener l'Afrique et le monde arabe là où il voulait, il fallait se
débarrasser de l'Algérie, d'un point de vue économique et également
aussi d'autres manières. Nous étions prêts pour un retour subit de
nos compatriotes ; nous avions un "Plan Orsec " de retour. Nous y
étions prêts, avec sérénité et courage. Nous n'avions rien fait
pour précipiter cette brouille ; elle a beaucoup peiné Boumediene.
Comment Giscard a-t-il pu faire cela alors que Boumediene lui avait
rendu visite à l'ambassade de France, ce qu'il n'avait fait pour
aucune autre ambassade ? De bonne foi, nous n'avions rien fait pour
nous brouiller avec la France. Peut-être avions-nous fait quelque
chose sans le savoir ? »
Georges Fillioud reçoit Pierre Moinot, dont la
Commission doit remettre son rapport à la fin du mois. Il convient
d'éviter, si possible, des divergences graves avec le futur projet
de loi. Fillioud indique à Moinot le « noyau non négociable » .
« On transférera à une Haute Autorité
indépendante une partie des pouvoirs aujourd'hui exercés par
l'exécutif, mais la composition de cette Haute Autorité ne doit pas
en faire l'instrument de l'opposition. Le schéma à neuf membres,
dont trois nommés par le Président de la République, trois élus par
le personnel, et trois désignés par le Conseil national de la Radio
et de la Télévision, qu'envisage la Commission, n'est pas
acceptable par le gouvernement. Par contre, un schéma : 3 par le
Président + 3 par le Parlement + 3 par qui on voudra, ne pose pas
de problème. »
Je suis à Rome pour tenter d'apaiser le dérisoire
conflit sur le vin entre la France et l'Italie. On parle de bien
autre chose. Le Président Pertini accepte de se rendre à Paris au
printemps prochain. Il demande, sans insister, qu'on rende à
l'Italie la Vierge au Rocher de
Raphaël, qu'il estime injustement retenue. Il m'annonce qu'après
Spadolini, il y aura inévitablement un Premier ministre
démocrate-chrétien.
Le Président du Conseil, fin et amical, me dit
souhaiter instamment pouvoir lui aussi annoncer que François
Mitterrand l'invite à Paris pour un déjeuner de travail avant le
Sommet européen du 26 novembre : « C'est,
dit-il, absolument nécessaire pour permettre de contenir les
réactions violentes qui se préparent contre la France à propos du
vin. » Concernant le Moyen-Orient, « je souhaite entrer dans la
force multilatérale du Sinaï et suis prêt à le faire si la France y
va aussi ». Comme Pertini, Spadolini, qui a vu Helmut
Schmidt il y a quatre jours, me dit qu'il est désabusé, fatigué,
« orphelin de Giscard ».
Bettino Craxi, chef du PSI, s'inquiète :
« Le Parti communiste italien est en train de
se fermer sur lui-même à cause de ce qui se passe en Pologne. Les
dirigeants communistes italiens prévoient l'invasion de la Pologne
par l'URSS et s'apprêtent à rompre avec Moscou. Pour cela, le PCI
doit d'abord refaire son unité dans l'isolement. »
Jeudi 17 septembre
1981
Les relations entre la France, Israël et l'Égypte
ne sont pas bonnes après toutes les déclarations de Cheysson.
François Mitterrand décide de m'envoyer à Jérusalem et au Caire.
J'irai la semaine prochaine.
Le Président Goukouni est à Paris en visite
officielle.
S'ouvre au Parlement le débat sur l'abolition de
la peine de mort. Badinter fait un très beau discours. Un sondage
montre que 62 % des Français sont pour le maintien. Mais le vote
est acquis d'avance.
Samedi 19 septembre
1981
François Mitterrand : « Nous
avons à nous battre à la fois contre la presse et le Mur de
l'argent. C'est bien plus difficile que de se battre contre la
droite politique. »
Dans la nuit, assassinat à Nouméa de Pierre
Declercq, secrétaire général de l'Union calédonienne.
Mardi 22 septembre
1981
Le Président inaugure le TGV Paris-Lyon avec
Charles Hernu et Charles Fiterman. Il ironise : « Tiens, voilà mes deux traîneurs de sabre ! Si on vous
écoutait tous les deux, on mettrait le service militaire à trois
ans !... »
A Jérusalem, je rencontre d'abord le Président
Navon : « La paix avec l'Égypte est
irréversible, mais le processus de normalisation sera très long. Il
n'y a pas d'autre possibilité que de trouver un moyen de dialoguer
avec l'Arabie Saoudite. La France est le seul pays capable de
servir d'intermédiaire. »
Menahem Begin : « Je veux
bien admettre que les déclarations de Cheysson sont des "erreurs de
citation", comme l'a dit Cheysson lui-même à New York... »
Il me confie à l'intention du Président, sans en prévenir les
Américains, la sténographie complète de toutes ses conversations
récentes avec Reagan. Il demande à la France d'intervenir pour
sauver les quatre cents Juifs encore retenus en Syrie. « Les Saoudiens sont prêts maintenant à jouer un rôle dans
la paix. Ils ont commencé à le faire, puisque c'est eux qui ont
payé l'OLP pour qu'elle accepte le cessez-le-feu au Liban. Je suis
très optimiste sur les relations israélo-égyptiennes et je pense
arriver à un accord, sous forme d'une charte d'autonomie
administrative des territoires occupés, avant la fin de l'année.
(...) Au Liban, je souhaite que la France joue son rôle pour
obtenir la réélection de Sarkis, le seul qui ne soit pas
un agent syrien. »
Le chef de l'opposition, Shimon Pérès, est, lui,
très pessimiste sur l'évolution du Parti travailliste. Il envisage
de demander, après les élections d'avril 1982, une coalition
nationale, car il pense qu'il ne pourra jamais remporter les
élections sans être au gouvernement.
Mercredi 23 septembre
1981
Au Caire, Anouar el Sadate me reçoit dans la
modeste maison qu'il occupe près d'un barrage, hors de la ville.
L'homme est serein, libre. Il pense arriver à un accord avec Israël
avant la fin de l'année.
Moubarak entre peu après. Sadate me le présente :
« C'est comme mon frère. » Il me fait
part de son souci de démocratiser l'Égypte et de libérer rapidement
les prisonniers, « sauf les Frères musulmans,
qui sont un danger pour la politique de modernisation depuis
cinquante ans ». Il souhaite travailler avec la France en
Afrique et approuve totalement notre politique au Tchad et en
Centrafrique. Il souhaite, comme les Israéliens, que la France
l'aide à se rapprocher des Saoudiens : « Le
Roi de Jordanie est un être irresponsable, menteur, corrompu...
Giscard était flou, vague, irresponsable... Jamais Israël
n'acceptera de négocier avec l'OLP, et je comprends cela très
bien... »
Dans le ciel passent des avions : « Ils répètent pour la fête du 6 Octobre », me
précise-t-il.
Je dîne avec Boutros Boutros-Ghali, ministre
d'État chargé des Affaires étrangères, très inquiet de la montée du
fondamentalisme.
Je retire de ce voyage l'impression qu'un accord
formel entre l'Égypte et Israël sur l'autonomie des territoires
occupés est possible. Mais qu'en l'absence d'une élite
palestinienne qui accepte de prendre en main la gestion des
territoires, et sans l'accord de l'OLP, il ne pourra être
appliqué.
Il est donc probable que le processus de Camp
David s'essoufflera, à moins d'une avancée avec l'Arabie Saoudite.
Celle-ci pourrait parfaitement trouver son intérêt à un progrès de
la paix dans la région, qui éviterait l'engagement des Soviétiques.
Le voyage du Président en Arabie Saoudite pourrait être l'occasion
d'amorcer un rapprochement égypto-saoudien, de proposer une sorte
de « Camp David n° 2 » entre les deux
grandes nations du monde arabe, dans la perspective de la création
ultérieure d'un Etat pour les Palestiniens.
A Paris, le projet de loi sur les nationalisations
est adopté par le Conseil des ministres en partie A.
Delors souhaite présenter le Budget, Laurent
Fabius aussi. Le Président choisit Fabius. Delors en est humilié.
Jamais un ministre des Finances n'a été aussi dépossédé de ses
prérogatives traditionnelles.
Ben Yayia et Jean-Marcel Jeanneney parviennent à
un accord de principe sur la formule proposée par Jeanneney :
l'écart entre le prix du marché et le prix versé mesurera
« le handicap économique du gaz par rapport au
pétrole brut », comme le veut l'Algérie. Comme le veut la
France, « les subventions ou prêts consentis
par le Fonds et le produit des emprunts bonifiés par le Fonds
devraient être, dans chaque cas, consacrés à raison de 80 % au
moins à des achats de produits français ou à la rémunération
transférable de Français travaillant en Algérie. Ce pourcentage
pourrait toutefois être abaissé dans certains cas et avec l'accord
des membres français du conseil d'administration, sans qu'il puisse
être inférieur à 60 % ».
Reste à négocier l'essentiel : le volume de gaz
acheté, son prix unitaire et la formule d'évaluation de
l'écart.
Jeudi 24 septembre
1981
Prise d'otages au consulat de Turquie à Paris :
les quatre terroristes, des Arméniens de Beyrouth, sont arrêtés le
lendemain.
A New York, au cours d'un tête-à-tête en marge de
l'Assemblée générale de l'ONU, Claude Cheysson tente de convaincre
Alexander Haig à propos des équipements destinés au gazoduc :
« Il n'y a rien de dangereux dans cette
livraison, nous nous en sommes assurés. Rien que les Soviétiques
n'aient déjà reçu par ailleurs. Il n'empêche que l'opération a été
engagée sans que toutes les consultations préalables aient été
pleinement faites... »
Haig approuve bruyamment : si les Français le
reconnaissent, il peut demander davantage !
Contre l'avis de Claude Cheysson, François
Mitterrand accepte de participer à la force d'observation dans le
Sinaï. Le Président prévoit de se rendre en Israël le 10 février
prochain.
Confirmation : j'apprends par un autre ami
banquier que les titres de Paribas-Maroc glissent peu à peu de la
Banque Paribas à Paris vers Paribas-Genève. Pierre Moussa aurait-il
menti à Jacques Delors il y a un mois ?
Convoqué par Philippe Lagayette, directeur de
cabinet de Jacques Delors, le président de Paribas donne à nouveau
sa parole que rien d'illégal n'est en cours. Ment-il ? Quelqu'un
lui aurait-il laissé entendre qu'il pouvait agir sans risques
?
Le Président tient sa première conférence de
presse qu'il ouvre par une déclaration liminaire dont il a
longuement pesé tous les mots : « J'entends
exercer la plénitude de mes responsabilités tout en veillant à
l'équilibre des pouvoirs. Beaucoup reste à faire, mais j'en ai les
moyens. Le temps ni le courage ne me manquent (...). Je n'écarte
personne du combat pour la France (...). Le secteur public ne sera
pas de nouveau étendu sans consultation nationale (...). Les chefs
d'entreprise doivent pouvoir déduire de l'impôt sur la fortune tout
ce qui servira à l'investissement (...). Pas d'augmentation de la
pression fiscale en 1982 (...). Le Mur de l'argent existe (...).
»
Pour l'enseignement, l'objectif des socialistes
reste « un grand service public laïc et
unifié ».
A propos des radios locales : « Ne pas livrer des libertés nouvelles aux forces de la
revanche. »
Sur l'emploi : « Pas un
chômeur aujourd'hui n'est imputable à la politique que nous menons.
Prenons garde que nous ne puissions dire la même chose dans
quelques mois. »
Sur le Proche-Orient : «
L'initiative saoudienne est positive... Tout ce qui pourrait
menacer l'existence d'Israël sera refusé par la France.
»
Sur l'Afrique : « Il convient
d'être présent. »
Sur le désarmement : « Nous
comptons apporter, dans cette affaire, des éléments de transaction
et de discussion. » (Il propose Paris comme lieu d'une
grande négociation sur le désarmement.)
Le Président annonce aussi le transfert du
ministère des Finances hors du Louvre et sa reconstruction à Bercy.
Un concours est lancé. On retiendra cinq projets entre lesquels le
Président choisira. Son intention est de prendre l'avis du maire de
Paris, et de le suivre. Jacques Delors est furieux : « Avec quoi va-t-on financer cela ? Ce n'est pas prévu
dans le Budget ! »
Samedi 26 septembre
1981
François Mitterrand est à Taïf, puis à Riyad, pour
la première visite d'État de son septennat. Il annonce à ses
interlocuteurs son voyage en Israël et parle avec les Saoudiens de
l'Europe, des rapports Nord/Sud et des questions
stratégiques.
Lundi 28 septembre
1981
La « Commission du Bilan », présidée par François
Bloch-Lainé, rend son rapport sur l'état de la France. Très
décevant. Ni subtil, ni critique. Catalogue administratif sans
intelligence.
Lors de son rendez-vous hebdomadaire destiné à
préparer l'ordre du jour du Conseil, Marceau Long interroge
François Mitterrand : « Qui doit présenter le
projet de loi de finances en Conseil des ministres ? » Le
Président : « Le ministre du Budget.
»
Mardi 29 septembre
1981
Trois des quatre fédérations de radios locales
prennent position contre la décision d'interdire la publicité et
annoncent des « manifestations spectaculaires
et originales ».
Magnifique tour de force de Robert Badinter : il
obtient que le Sénat vote par 160 voix contre 126 l'abrogation de
la peine de mort. Pas besoin de revenir devant l'Assemblée.
Dernière discussion entre ministres sur le Budget
1982, qui sera présenté demain en Conseil. Delors est toujours
contre le projet dans son ensemble, qu'il trouve truqué, et il est
opposé en particulier à la création de l'impôt sur les grandes
fortunes, comme Rocard, Badinter, Cheysson et quelques autres.
Pierre Mauroy le maintient. André Rousselet obtient de François
Mitterrand qu'il impose l'exemption des œuvres d'art, contre l'avis
de Laurent Fabius qui craint que cette dérogation ne lui soit
attribuée, son père étant antiquaire. La discussion entre Rousselet
et Fabius, fort vive, laissera des traces.
Mercredi 30 septembre
1981
Laurent Fabius présente en Conseil des ministres
le projet de loi de finances 1982. Les dépenses augmentent de 27 %
; le déficit sera de 95 milliards de francs, soit 2,6 % du PIB. On
lève l'anonymat sur les transactions en or. Jacques Delors reste
silencieux durant toute la discussion.
En décalage complet avec la conjoncture mondiale,
ce budget est naturellement très mal reçu par les marchés. Les
attaques contre le franc s'accélèrent dans l'après-midi.
« Ce week-end, me
téléphone Delors, il faudra dévaluer le
franc. » Le Président en accepte le principe. Delors prépare
alors un nouveau Budget 1982 pour le Conseil de la semaine
prochaine... Le projet de Laurent Fabius n'aura tenu que trois
heures !
Thomson signe à Moscou le contrat de vente du
système de télécommunications du gazoduc. Le gouvernement a un mois
pour avaliser ou refuser le contrat.
Les Algériens veulent que l'accord sur le gaz soit
signé avant le Sommet de Cancún où François Mitterrand et Chadli se
verront : « Nous devons, dit Yayia à
Jeanneney, annoncer, le 3 ou le 5 octobre, un
accord de principe sur le gaz avec un pays qui est un de vos amis
et qui va également à Cancún. Nous en sommes déjà au stade de la
rédaction. Et il y a d'autres négociations. Nous avons été
approchés par les Grecs, les Yougoslaves, les Autrichiens. Il y a
toujours des négociations avec les Espagnols, et les Anglais ont
déjà conclu... »
Mais il n'y a toujours pas accord sur la formule
d'indexation des prix. Les Algériens veulent qu'elle soit fondée
sur le prix du pétrole brut, nous persistons à souhaiter qu'elle le
soit sur les termes de l'échange entre la France et
l'Algérie.
Rousselet rencontre à nouveau Hersant, chez
Jacques Douce, pour évoquer l'avenir de France-Soir. Sans plus de succès.
Jeudi 1er octobre 1981
La situation de l'emploi s'améliorerait-elle ? Le
nombre de licenciements économiques a baissé de près de 16 % en
juillet.
Le secrétaire général du ministère des Affaires
étrangères italien, Malfatti, vient me parler de l'inquiétude
croissante des Italiens devant l'évolution yougoslave : les
Soviétiques y ont repris leurs contacts avec les militaires et
achètent des produits, même de mauvaise qualité, pour s'y faire des
alliés.
L'Université de Jérusalem souhaite accorder au
Président le titre de docteur honoris
causa, mais elle ne désire pas rendre publique cette offre
avant de savoir s'il l'accepterait. Claude Cheysson, consulté, se
montre réservé.
Vendredi 2 octobre
1981
La dévaluation est pour demain, et chacun le sait.
Delors pense qu'une inflexion de la politique économique suffira à
calmer les marchés. Il prépare activement le collectif de mercredi
avec François Stasse, à l'Élysée, et Jean Peyrelevade, à Matignon.
Son obsession est de réduire les dépenses budgétaires. Rien sur les
prix, ni sur les salaires, ni sur les importations.
La France autorise les recours individuels auprès
des juridictions européennes contre les décisions des institutions
françaises.
L'Assemblée adopte définitivement la loi sur les
radios libres (sans publicité). Formidable libération des
ondes.
Samedi 3 octobre
1981
En Irlande du Nord, les détenus républicains de la
prison de Maze suspendent leur grève de la faim : dix de ceux que
Madame Thatcher appelait des « malfaiteurs
» sont morts en cinq mois, pour rien.
Au Caire, Pierre Mauroy déclare que « les mesures unilatérales prises par Israël vis-à-vis de
Jérusalem sont illégales, les implantations israéliennes dans les
territoires occupés sont elles aussi illégales en droit
international ».
Comme le gouvernement irakien
s'inquiète de l'ouverture à Jérusalem-Est d'un bureau d'expansion
économique français, Cheysson précise que « sa localisation dans
telle ou telle partie de la ville ne saurait être interprétée comme
une prise de position sur la question de la souveraineté
».
François Mitterrand : « Les
conditions de la sécurité nous obligent à un seuil minimal de
crédibilité. C'est la suffisance nucléaire. On ne va pas se lancer
dans la course nucléaire, on ne va pas jouer au jeu dangereux des
Russes et des Américains, à voir qui va s'essouffler le premier.
Les Russes ne pensent qu'à dépasser les Américains. Ce surarmement
russe et américain n'est pas sage. Il n'est pas raisonnable de
pousser les Russes au désespoir. En Union soviétique, on constate
que chez les dirigeants, la qualité qui l'emporte, c'est la force.
Avec les États-Unis, le droit ne triomphe jamais sans la force :
dans la mémoire collective américaine, la lumière du juste n'existe
pas seule ; le juste doit mettre la force à son service. Dire le
droit n'a pas la même signification pour les deux Grands et pour
nous. »
Dimanche 4 octobre 1981
A Bruxelles, les ministres des Finances décident
d'une dévaluation du franc français de 8,5 % ; le mark et le florin
sont réévalués de 5,5 %, le franc belge et la lire sont dévalués de
3 %.
En échange, Jacques Delors s'engage auprès de ses
collègues à réduire le déficit budgétaire français de 95 à 70
milliards de francs en gelant des investissements publics.
Lundi 5 octobre
1981
Une note de Jean-Louis Bianco sur l'avenir de la
télévision :
« Autour du satellite se
déroule une étrange partie de poker dans laquelle aucun des joueurs
n'est tout à fait certain de sa stratégie mais où chacun souhaite
voir le jeu des autres pour bien miser au bon moment.
Un intérêt se manifeste, des
deux côtés du Rhin, pour une aventure industrielle, l'impasse
totale étant faite sur les aspects culturels.
Le satellite de télévision
directe constitue un élément essentiel de l'existence du Luxembourg
en tant qu'État et une importante source de recettes pour son
budget.
La plupart des pays
européens sont partagés entre trois considérations : l'intérêt
éventuel pour leur industrie, la crainte très vive d'être colonisés
culturellement à travers les ondes, et, contradictoirement, le
désir d'exporter leur propre culture. Au fond, et c'est une
constatation capitale, la perception du problème est souvent assez
voisine de celle qu'on peut avoir aujourd'hui en
France.
A long terme, la fin du
monopole paraît inéluctable. A une échéance difficile à déterminer,
disons vers l'an 2000, le panorama d'Europe de l'Ouest sera
inexorablement constitué par une multiplicité de programmes —
locaux, nationaux et transnationaux — offerts au libre choix du
consommateur. Aucun pays non totalitaire ne pourra durablement et
efficacement interdire la réception sur son territoire de
programmes diffusés par satellite. Aucun gouvernement ne pourra
empêcher la fragmentation de la télévision qui, partant d'un
programme national unique, se diversifiera de plus en plus pour
satisfaire des demandes potentiellement très diverses selon les
centres d'intérêt, les âges, les catégories. »
Le Président s'étonne de voir certains de ses
ministres renier leurs idées. En fait, les moins technocrates des
ministres deviennent souvent les plus dépendants de leurs services,
parce qu'ils veulent en être acceptés. C'est une des raisons
principales de la lenteur de toute transformation sociale par ce
gouvernement.
Le gouvernement allemand vient de reprendre à son
compte les propositions de Genscher sur l'Union européenne. Il
propose «une déclaration fondamentale sur
l'Union politique européenne » et souligne que «
le maintien et le renforcement de la
Communauté comme facteur de l'équilibre mondial constituent
un intérêt allemand prioritaire
». Il devient urgent de revoir Helmut Schmidt. Rendez-vous est pris
pour mercredi à Latché.
Mardi 6 octobre 1981
Le domaine réservé est maintenant bien défini : la
politique étrangère, la Défense, l'économie internationale,
l'Europe, les principales nominations.
Épouvantable nouvelle : Anouar el Sadate est
assassiné par quatre fanatiques musulmans au cours du défilé
militaire dont, il y a deux semaines, nous avions ensemble aperçu
la répétition.
Claude Cheysson déclare : «
Cette mort, horrible en elle-même, fait disparaître un obstacle au
rapprochement à l'intérieur de la nation arabe. »
François Mitterrand me dit : « En entendant cela, j'étais au volant, j'ai failli aller
dans le fossé ! »
Jean-Marcel Jeanneney informe le Président de son
« désir de ne pas avoir la responsabilité de l'organisation du prochain
Sommet en France... » Il est convenu que j'assumerai
désormais la charge de tout ce qui concernera cette affaire. Pierre
Morel, Jean-Louis Bianco, Ségolène Royal, Yves Stourdzé et François
Hollande m'y aideront.
Michel Rocard vient à l'Élysée me faire l'apologie
du flottement du franc.
Mercredi 7 octobre
1981
A Gdansk, le Congrès de Solidarité s'achève par l'adoption d'un programme
de transformation totale de la vie économique et politique de la
Pologne.
Au Conseil des ministres, Jacques Delors annonce
que la loi de finances approuvée la semaine précédente doit être
revue. Il réclame 25 milliards d'économies de dépenses. Laurent
Fabius n'en demande que 15 milliards. Le Pors critique violemment
la politique économique du gouvernement. François Mitterrand donne
raison à Delors, mais ne gèle que 15 milliards de francs. Le
Conseil s'est prolongé jusqu'à 14 h 15.
Cheysson termine la rédaction d'un mémorandum sur
la relance de la construction européenne : il propose un
« espace social » permettant
l'association des partenaires sociaux aux débats européens, la
consultation des travailleurs des firmes multinationales,
l'aménagement du temps de travail et l'amélioration de la
protection sociale ; une politique d'économies d'énergie par des
emprunts communautaires, étendue au charbon, au gaz, aux énergies
nouvelles ; la mise en œuvre de projets de coopération industrielle
afin d'aider à la modernisation d'activités ou de développer les
activités de la troisième révolution industrielle. Il demande une
attitude plus ferme dans les négociations commerciales avec les
États-Unis et le Japon (l'ouverture du marché nippon, l'obligation
pour les investissements japonais en Europe d'incorporer une
majorité de valeur ajoutée européenne), une relance des relations
avec les pays en voie de développement (aide publique, aide
alimentaire, stabilisation accrue des recettes à l'exportation des
matières premières, « Filiale énergie » de la Banque mondiale).
Rien sur les institutions, la monnaie, la libre circulation des
capitaux.
Helmut Schmidt est à Latché. Il restera dîner et
passera la nuit. La conversation s'étendra sur deux jours :
étonnante galerie de portraits évoqués par les deux hommes, passage
de témoin entre deux générations de responsables en Europe.
Passionnant dialogue sur les Pershing, l'avenir de l'Europe de
l'Est, le destin allemand. François Mitterrand s'y révèle
relativement plus optimiste que Schmidt sur la réunification de
l'Allemagne.
Le Président évoque pour la première fois la
relance de la coopération franco-allemande en Europe et remet au
Chancelier un brouillon de son mémorandum sur l'Europe.
Le Président : ...
Quant aux rapports Est/Ouest, nous sommes
aujourd'hui dans une situation nouvelle. Nous étions d'accord pour
que les Américains prennent leurs dispositions pour réatteindre une
position de force d'ici quelques années. Mais nous souhaitions qu'à
partir de cette décision, des négociations soient entamées. Les
États-Unis devaient accepter cela. Maintenant, l'Union soviétique
sait que les États-Unis ont entamé cet effort militaire, puisque
Reagan en a parlé. Les Etats-Unis doivent dorénavant accepter de se
mettre autour de la table.
En gros, les États-Unis ont
eu raison de se réarmer, mais ils auraient tort de ne pas saisir
maintenant l'occasion d'ouvrir le dialogue.
En réponse, le
Chancelier se lance dans un grand discours sur l'Amérique :
Je suis d'accord avec vos conclusions, mais je
voudrais faire quelques remarques.
Il y a douze ans, j'ai été
ministre de la Défense. Pendant dix ans, auparavant, je m'étais
déjà préoccupé de l'équilibre Est/Ouest. J'ai donc connu tous les
responsables américains en ce domaine: MacNamara, Melwin Laird,
Schlesinger, Brown, Weinberger.
Depuis vingt ans, les
États-Unis sont passés d'un extrême à l'autre, ce qui est très
dangereux pour la cohérence de leur politique, d'autant plus que
les relations entre la Présidence et le Sénat la déterminent aussi
en grande partie.
A plusieurs reprises, les
Etats-Unis ont affirmé qu'ils se trouvaient dans une situation
d'infériorité et que c'était pour eux une nécessité de réarmer. Par
exemple, Kennedy avait "découvert" un retard en matière de missiles
qui, en fait, n'existait pas du tout.
A d'autres moments, au
contraire, l'idée des États-Unis était que leurs efforts étaient
excessifs et qu'il fallait, par exemple, retirer les troupes
américaines d'Europe. C'était la proposition de M. Mansfield ; il
pensait qu'il y avait trop d'armements.
Trois Présidents américains
successifs ont négocié SALT II. Mais, à eux trois, ils n'ont même
pas eu la force d'arriver jusqu'à la conclusion, c'est-à-dire la
ratification du traité.
Maintenant que la décision de
s'armer a été prise, ils devraient pouvoir négocier, et je crois
que Reagan, personnellement, le désire.
Mais beaucoup de choses sont
en jeu et le comportement américain est toujours difficile à
interpréter. Brejnev était très troublé à ce sujet, et je dois dire
que moi aussi. Si les grandes puissances ne se comprennent pas, il
y a un vrai danger. A l'heure actuelle, beaucoup de gens en
Scandinavie, en Hollande, en Belgique et même le stupide Labour
Party et une partie de l'opinion publique de mon pays ne
comprennent pas non plus la politique américaine.
Le Président:
Ce serait également le cas en France si nous
n'avions pas l'arme nucléaire.
Le Chancelier:
La Grande-Bretagne est, en effet, moins
inquiète sur ces points, même si son armement nucléaire reste très
inférieur à la force française. Ce sont les peuples non nucléaires
qui sont inquiets à propos de la politique américaine. Dans mon
pays, il y a beaucoup de difficultés à ce sujet, car une partie de
mon parti et, par exemple, notre ami commun Willy Brandt, n'ont pas
confiance dans les États-Unis. Ce sentiment est particulièrement
répandu parmi les intellectuels, les pasteurs et les multiples
composantes de la gauche. Tous ces gens-là pensent que les
États-Unis recherchent un niveau d'armement bien plus élevé que ce
qui serait nécessaire et qu'ils abusent pour cela du territoire
allemand, devenu un véritable entrepôt d'armes américaines. Il
existe en Allemagne 6 000 sites nucléaires à la disposition du
gouvernement américain ! Cette inquiétude de mon peuple m'inquiète.
Dans trois jours, il y aura à Bonn une grande manifestation qui
regroupera des protestants, des communistes, des compagnons de
route des communistes, des socialistes.
Dans cette situation, j'ai
deux soucis principaux. Premièrement, il faudrait que les
négociations entre les États-Unis et Moscou commencent très
bientôt. Il s'est déjà passé vingt-quatre mois depuis la double
décision liant retrait des SS 20 et non-installation des Pershing.
Il faut négocier, et vite, pour rechercher un équilibre stable au
plus bas niveau possible. Deuxièmement, je veux diminuer cette
accumulation d'armes nucléaires en Allemagne.
Le gouvernement américain
actuel ne comprend rien à ces questions, sauf le général Haig, sans
doute parce qu'il a été en poste en Europe. Mais il ne faut pas
l'en féliciter trop fort, car cela lui nuirait auprès des autres !
Il faudrait que ce gouvernement américain comprenne. Weinberger ne
comprend rien. Reagan, lui, aimerait comprendre. C'est un homme
simple, mais j'ai confiance en lui, je préfère d'ailleurs les gens
simples dont on sait ce qu'ils pensent. Nos intellectuels sont
compliqués et imprévisibles. Mais ce désir de supériorité
américaine peut avoir de très graves répercussions psychologiques
dans les opinions publiques.
Les États-Unis doivent
annoncer clairement leurs intentions sur les armes stratégiques
intermédiaires, j'en suis d'accord avec vous.
Des négociations vont
s'engager. Mais si, en Allemagne, on a le sentiment qu'elles ne
sont pas sérieuses, si on pense qu'un véritable résultat n'est pas
recherché par les Américains, il y aura un fort glissement vers la
défiance, qui sera encore beaucoup plus considérable qu'à l'époque
de la guerre du Vietnam.
Je suis allé plus d'une
cinquantaine de fois aux États-Unis. Je crois que je connais bien
ce pays et son histoire. J'y ai rencontré toutes les personnalités
importantes. Je m'en sens très proche, mais je voudrais vous dire
que, sans l'alliance avec la France, je me sentirais beaucoup trop
lié à une alliance américaine dépendant, elle, de Présidents qui
changent souvent et ne sont généralement pas préparés à leur tâche
quand ils arrivent.
Un appui démonstratif de la
France à l'Allemagne est vital pour nous, comme cela a été le cas
de la part du Général de Gaulle et de Valéry Giscard
d'Estaing.
Le Président semble irrité
par cette nouvelle référence à Giscard, si fréquente chez
Schmidt.
Le Président :
J'ai dit que je ne souhaitais pas d'axe
Paris-Bonn, mais je suis tout à fait conscient de la nécessité
d'une amitié privilégiée entre nos deux pays, y compris en ce qui
concerne les questions communautaires. Notre bon accord proclamé
est le seul moyen de ne pas être le jouet des États-Unis ou de
l'URSS, et il est faux de dire que nos relations seront moins
intimes sous prétexte que nous ne parlons pas la même
langue. [La réplique, cinglante, est venue : Schmidt avait
un jour fait allusion au fait que François Mitterrand ne parlait
pas l'anglais, à la différence de Giscard.] Nos relations sont dictées par la raison, et elles sont
fondées sur l'intérêt de nos deux peuples. J'ai les mêmes
dispositions que vous sur ces questions.
Préparons d'un commun accord
nos positions en ce qui concerne les États-Unis. Je suis prêt à
tout geste, comme une déclaration commune, maintenant ou dans
quelque temps, qui manifesterait la cohésion franco-allemande. Sur
bien des points, elle est le dernier rempart avant la
folie.
J'ai la même impression que
vous de Reagan. C'est un homme sans idées et sans culture. C'est
bien sûr une sorte de libéral, mais, sous cette croûte, vous
trouverez un homme qui n'est pas sot, qui a un grand bon sens et
qui est profondément bienveillant. Et ce qu'il ne perçoit pas par
son intelligence, il y arrive par sa nature...
Le Chancelier :
C'est un homme fiable et c'est un homme
prévisible.
Le Président :
En revanche, on peut s'interroger quant à son
autorité réelle sur son gouvernement. Selon les cas, quel est le
rôle d'Allen, de Mease, de Haig ? En matière économique, par
exemple, M. Volker ne tient pas le même langage que le
Président.
Le Chancelier
: Il faut ajouter que c'est le seul pays où la
Banque centrale est totalement autonome.
Le Président :
La mienne l'est de moins en moins !...
Moi, j'aimais bien Carter,
qui était un homme sympathique, quoique pas très cohérent. Il est
vrai qu'aujourd'hui les États-Unis se sont trouvés dans une
situation psychologique (et peut-être militaire ?) d'infériorité.
Les récentes décisions de Reagan en matière d'armement vont avoir
des effets psychologiques positifs très importants. Mais,
maintenant, cela suffit. La France et l'Allemagne doivent dire non
aux Faucons, et elles seront d'autant mieux écoutées que nous avons
su dire oui au plan d'armement.
Mais quelles sont les chances
réelles de la négociation ? Brejnev est-il prêt à une négociation
sérieuse ? Je pense, en ce qui me concerne, que les Russes ne
négocient sérieusement que lorsqu'ils y sont obligés, et je serais
heureux de connaître votre avis là-dessus.
Le Chancelier :
On ne peut pas imaginer plus russe que
Brejnev. Il tient à la fois des personnages de Tourgueniev, de
Tolstoï et de Dostoïevski. Il est extrêmement méfiant envers tout
ce qui est étranger et en même temps très cordial, capable d'une
grande hospitalité. Il est à la fois émotionnel, enthousiaste et
très discipliné. Une chose est sûre, c'est qu'il a véritablement
souffert de la guerre.
Il est venu à Bonn pour la
dernière fois il y a trois ans, il est aujourd'hui très usé, il
fait plus âgé que ses soixante-quatorze ans, il doit se reposer
environ trois heures à midi et ne peut pas travailler plus de six
heures par jour. Il ne commande plus vraiment, ses collaborateurs
ont les mains libres. Il est une sorte de primus inter pares, mais
ils ont toujours besoin de lui pour pouvoir exhiber à l'extérieur
un symbole unique.
Je connais moins bien les
autres : Gromyko, qui jouera un rôle important tant qu'il vivra,
Oustinov, ministre de la Défense, qui a pesé dans toutes les
grandes décisions stratégiques, notamment sur l'Afghanistan, et,
aujourd'hui, sur la Pologne, et Souslov, bien sûr.
Je pense que Brejnev est le
plus pacifique. Il veut certainement négocier sérieusement, mais
tout cela dépend de sa durée de vie. J'ai confiance en lui. Mais,
évidemment, si notre homologue devait dans l'avenir être
Souslov...
Le Président
: Je n'ai rencontré Brejnev qu'une seule fois.
A l'issue de cette première conversation où il m'avait beaucoup
parlé de son amour de la paix, il m'a dit brusquement: "Me
croyez-vous ?" C'est un peu difficile de se faire une idée assurée
sur les convictions de quelqu'un au bout d'un seul entretien. Mais
comme je voulais être courtois, je lui ai dit: "Je désire vous
croire. " A ce moment-là, il s'est levé et, saisissant ses
bretelles d'une main et faisant semblant de les couper avec deux
doigts de l'autre main, il m'a dit — ce doit être une expression
populaire russe : "Vous désirez seulement me croire ? Vous ne me
croyez pas vraiment ? C'est donc comme si vous me coupiez les
bretelles !"
Ce n'est là qu'une anecdote,
mais je pense comme vous que si les États-Unis affirment vouloir
discuter sérieusement, les Russes diront oui, et si les États-Unis
ne le font pas, ce sont les Russes qui auront raison devant
l'opinion.
Le Chancelier:
Très juste. Très vrai. Dites-le à
Reagan.
Le Président
: Je le lui dirai, et je lui dirai aussi que
si la France ne se sentait pas protégée par sa propre force
atomique, il en irait de même ici.
Le Chancelier:
Les Français ont toujours fait confiance à
leur Président de la République en matière de défense, beaucoup
plus qu'ils ne feraient confiance à un Président
américain...
Le Président:
Les États-Unis ne devraient pas s'abriter
derrière l'affaire de l'Afghanistan. Naturellement, il faut
continuer à dire que l'armée soviétique doit évacuer ce pays. Mais
il ne faut pas en faire un préalable à la négociation.
Le Chancelier:
Très juste.
Le Président
: Je voudrais vous parler maintenant des
Pershing. La menace de mise en place de ces missiles est une bonne
chose pour obliger les Soviétiques à négocier. Si j'avais appartenu
à l'OTAN, j'aurais accepté le principe de leur implantation, dans
l'idée de pousser les Soviétiques à négocier.
Comme vous le savez, le
rapport de forces entre l'Est et l'Ouest est, pour l'essentiel, une
simple question de temps. Celui des deux qui atteint l'autre le
premier est le plus fort. Avec les Pershing munis de
perfectionnements techniques, les États-Unis pourront atteindre
Moscou plus vite que l'Union soviétique ne pourra atteindre New
York. C'est une menace utile pour les contraindre à la négociation.
Faites-vous le même raisonnement ? Toute l'opinion croit que je
suis simplement pour les Pershing. Je ne trompe pas l'opinion, mais
c'est quand même plus compliqué !
(Proposition implicite au Chancelier : un
compromis sans Pershing et avec quelques SS 20. Va-t-il saisir la
perche ainsi tendue ?)
Le Chancelier :
Tout cela est très clair. Mon opinion est
voisine de la vôtre. Cependant, les Soviétiques ont déjà commencé à
installer les SS 20, qui sont des fusées bien meilleures que les
Pershing, pratiquement invulnérables, comportant trois têtes ; 250
sont déjà en place. Il y a aujourd'hui des SS 20,qui menacent la
Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne ainsi qu'Israël et l'Egypte
et tout le Bassin méditerranéen. Ils ne seront sans doute jamais
envoyés, mais les dirigeants actuels pourraient succomber à la
tentation de les utiliser comme moyen de pression. Naturellement,
je souhaiterais qu'il n'y ait pas de Pershing, mais pas non plus de
SS 20. Je souhaiterais, si c'était possible, l'option
zéro.
Le Président :
Ce point est tellement important que les SS 20
ont été une des raisons de notre rupture avec le Parti communiste
en 1978. Cependant, les SS 20 n'atteignent pas les États-Unis,
alors que les Pershing atteignent l'URSS, c'est donc pire pour les
Soviétiques. Pour les Américains, la situation serait très
différente si les SS 20 étaient en mesure d'atteindre les
Etats-Unis.
Se faire craindre est
certainement la condition de la négociation, mais il faut aussi
vouloir vraiment la négociation...
Le Chancelier :
Tout à fait d'accord. Un seul homme aux
États-Unis peut envisager cela ainsi, c'est Haig, car il connaît
les données de la situation européenne. Il faudrait que vous
parliez ainsi à Reagan, cela conforterait la position de Haig, car,
pour les autres dirigeants américains, l'idéal serait des Pershing
installés, et pas de négociations contraignantes...
Le
Président : Notre conversation porte sur un sujet qui ne va
cesser de prendre de l'importance jusqu'en 1983.
Le Chancelier :
Aux Pays-Bas, en Belgique et dans divers pays,
il va y avoir un combat formidable contre le stationnement des
Pershing, qui risque d'entraîner un véritable délitement du pouvoir
de décision. L'URSS utilise très adroitement toutes sortes
d'organisations à cette fin.
Le Président :
Peut-on exclure l'hypothèse d'un calcul
machiavélique des dirigeants américains ? Ils connaissent le
trouble qu'entraîne leur refus des négociations et savent le péril
que cela crée pour vous. Mais peuvent-ils avoir l'illusion qu'avec
de futurs partenaires de la CDU, votre opposition, ce serait plus
facile ? Je ne crois pas que Reagan le pense.
Le Chancelier :
Reagan sait que j'ai menacé de démissionner
s'il n'y avait pas de négociations Est/Ouest. Les pacifistes savent
que j'ai menacé aussi de démissionner s'il n'y a pas de
stationnement des Pershing. Reagan lui-même n'est pas
machiavélique, mais je n'en dirais pas autant de deux ou trois
autres.
(Le Chancelier confirme ainsi que les Américains
souhaitent son départ !)
Le Président :
Je vais prendre une comparaison avec les
événements de 1968. Après 1965, j'avais en France une position
politique forte, j'avais obtenu 45 % des voix contre de Gaulle, et
les sondages me donnaient de plus en plus de poids. Survinrent les
événements de 68 ; la jeunesse, les gauchistes, les intellectuels
partirent en guerre contre de Gaulle. De Gaulle était un grand
stratège et la partie de la gauche qui m'accusait de ne pas en
faire assez contre de Gaulle, celle qui a provoqué les événements
de 68, a rendu, par réaction, lors des élections de juin 1968, de
Gaulle plus fort que jamais, et la gauche plus faible que
jamais.
Le Chancelier:
Ça se passerait ainsi en
Allemagne.
Le Président :
La seule chose qu'ils aient obtenue, c'est de
retarder mon arrivée au pouvoir de treize ans ! J'aurais facilement
battu Pompidou, alors que je ne me suis même pas
présenté.
(Inédit pour moi : François Mitterrand reproche à
ceux qui ont agi pendant les événements de 68, et donc d'abord
Rocard et Mendès... de lui avoir fait perdre treize ans ! Il aurait
dû, pense-t-il, gagner les élections présidentielles... de 1969
!)
Le Chancelier : La France est
une des puissances qui garantissent Berlin et son statut. Or,
l'évolution de cette ville nous préoccupe. Il y a de plus en plus
de vieux, de Turcs, et tout un afflux de jeunes qui ne viennent là
que pour échapper au service militaire. Il y vit une minorité qui
se développe et qui est en opposition totale à l'État. C'est une
proie facile pour le communisme.
En fait, il manque aux
Allemands ce que les autres peuples ont : le Français moyen est
bien chez lui dans son État-nation. Tous les Européens se sentent
bien dans leur État-nation, sauf les Allemands. Pour nous, il y a
le fardeau de l'histoire, Hitler, Auschwitz. Les Allemands vivent
dans l'angoisse, en manque de sécurité. J'essaie — et Willy Brandt
a essayé avant moi — de combler ce manque par des relations
normales avec la RDA.
La moitié des membres de mon
gouvernement et du Parlement sont nés à l'Est, ce qui veut dire que
c'est là qu'ils pensent que se trouve leur foyer...
L'Est nous fait payer cher
chacune de ses concessions. Je sais qu'il existe en France la
crainte de voir l'Europe centrale choisir le neutralisme pour
favoriser un rapprochement entre les deux Allemagnes. Mais ces
craintes sont à peu près sans objet. Je ne crois pas qu'il y ait un
véritable danger neutraliste, ne le craignez pas non
plus.
Je rendrai bientôt visite à
Honecker. Cette visite sera brève et pas très cordiale, mais ce
sera un exemple pour les autres Allemands, une invitation à se
rendre visite. L'Allemagne de l'Est voudrait obtenir des
concessions économiques ou financières. Les Allemands de l'Est qui
veulent visiter l'Ouest ont droit à 32 DM par jour. Ce chiffre a
été doublé ces dernières années. Sur ces questions, Honecker cédera
un peu, et deux ans plus tard il reviendra dessus. Nous aurons sans
cesse à renégocier, c'est notre destin et cela restera comme ça.
Mais il est vital pour nous que ces liens ne soient pas
rompus.
Je ne pense pas que la
réunification intervienne d'ici ma mort, mais elle aura lieu après
l'an 2000. Je pense que le manque profond de sécurité qu'éprouve
l'Allemagne distinguera toujours nettement la politique allemande
de celle de la France. Tout est si différent. En fait, vous êtes
une puissance nucléaire, vous êtes l'un des garants du statut de
Berlin, vous êtes dotés d'une protection indépendante. Alors que
nous, nous sommes interdits de nucléaire, nous dépendons des autres
pour notre protection, nous portons le poids dAuschwitz et nous
souffrons d'une blessure psychique et morale. C'est pourquoi nous
traitons Brejnev mieux que nous ne le ferions si tout cela
n'existait pas, mais il ne s'agit pas d'un flirt !
Le Président :
Il vous faudra du temps pour atteindre la
réunification. Elle est inscrite dans l'Histoire. Elle correspond à
des réalités objectives et subjectives. Il faudra qu'une génération
passe. Il faudra que l'empire soviétique se soit affaibli, ce qui
interviendra dans les quinze ans.
(Pronostic intéressant : il voit la fin de l'URSS
pour 1996...)
Le Chancelier :
A mon avis, cela durera beaucoup plus
longtemps!
Le Président :
Est-ce qu'une information mutuelle en cas de
conflit avait été envisagée entre la France et l'Allemagne ? Il me
semble que non...
Jeudi 8 octobre
1981
François Mitterrand et Helmut Schmidt reprennent
leur entretien en abordant la situation en Pologne :
Le Président :
Je continue à penser que c'est l'attitude du
Parti communiste qui sera décisive. Bien sûr, les dernières
attitudes du secrétaire, général du PC polonais, Kania, ont de quoi
inquiéter Brejnev. Il y a une contradiction de fond entre cette
expérience politique et l'Union soviétique. Mais Brejnev préférera,
tant qu'il le pourra, garder la possibilité de parler avec l'Ouest,
ce qui serait irrémédiablement compromis en cas d'intervention
soviétique en Pologne.
Le Chancelier
: Je suis à peu près d'accord avec vous, mais
cela dépend grandement de la personne de Brejnev. Si Brejnev
disparaissait et qu'il soit remplacé par exemple par Souslov, ce
serait très grave.
Le Président :
Vous voyez Souslov comme un successeur
possible ?
Le Chancelier
: Non, il est trop âgé, mais son influence
sera grande, malgré tout.
Ce qui est préoccupant à
propos de la Pologne, c'est le poids de la dette. Notre aide à ce
pays atteint maintenant un quart de notre aide au développement, et
nous devons continuer notre effort pour ne pas donner prétexte à
une intervention. Par exemple, nous avons agi pour que l'invitation
faite à Walesa soit reportée. Je sais par ailleurs que les Russes
ont aussi du mal à maintenir leurs prêts et leur aide.
Le Président :
En fait, les Polonais ne travaillent plus du
tout.
Le Chancelier:
Pour la Pologne, je ne vois plus que deux
solutions. La première est la solution rationnelle : l'archange
saint Michel intervient et remet tout en ordre. La seconde est de
l'ordre du miraculeux: les Polonais recommencent à
travailler...
Le Président:
Nous aussi, nous sommes un peu épuisés. Mais
que faire ?
Le Chancelier:
Une Europe où il y a un million et demi de
chômeurs en Allemagne, deux millions en France et trois millions en
Grande-Bretagne ne peut pas s'épuiser à l'Est...
Le Président
: Nous allons être en effet obligés de
réexaminer cette aide. Il faudrait diminuer votre aide et nous
aussi, mais il faut que nous en parlions avant. Plus la Pologne
sera misérable, plus elle sera révoltée contre les Russes ; plus
elle sera révoltée, plus elle sera misérable. C'est sans fin, mais
la perspective de négociations avec l'Ouest aura pour effet de
reporter dans le temps l'intervention soviétique.
Le Chancelier:
Il semblerait que les modérés aient repris le
dessus.
Le Président :
En effet. Je persiste à penser que le point de
repère essentiel est Kania.
Le Chancelier :
Je crois que les Russes ont plus confiance en
Jaruzelski qu'en Kania...
Ils passent aux rapports Nord/Sud :
Le Président:
Il y a, à la conférence de Cancún, dans un mois, un risque de mise en accusation du
monde occidental si celui-ci ne jette pas de lest sur les
"Négociations Globales". Car ce qu'ilfaut redouter, c'est un refus
brusque, par les USA, des revendications très fortes qui seront
présentées à Cancùn par les pays en développement, ce qui
conduirait à un grave échec.
Le Chancelier:
Si nous disons cela tous les deux, Reagan sera
seul. Il y aura donc, de gré ou de force, des "Négociations
Globales" à l'ONU. Il est prévisible qu'elles seront interminables
et inutiles. Nous les acceptons uniquement pour éviter des heurts à
Cancún.
Il n'y a pas de stratégie
déterminée à l'Ouest sur ces questions. Il y a pléthore de paroles
creuses.
En ce qui me concerne, je
n'ai pas envie de transformer le FMI ni la Banque Mondiale en
instituts de fabrication de papier-monnaie. Le monde ne souffre pas
d'un manque d'argent. Le monde souffre d'inflation et d'erreurs
structurelles :
- non-maîtrise de l'explosion démographique ;
- volonté d'industrialisation à tout prix des pays en voie
de développement, alors qu'ils devraient chercher avant tout à se
nourrir eux-mêmes ;
- choc de l'augmentation du prix du pétrole sur les pays en
voie de développement qui sont dépourvus d'énergie.
Vous et nous, ou nous
ensemble, devrions donner dans les tout prochains mois à la
Communauté un rôle leader: bien faire comprendre le sens de l'aide
au développement en vue d'émettre des propositions
concrètes.
Les Etats-Unis ne peuvent pas
jouer ce rôle de leader, car leur position ne dépend pas de leur
gouvernement, mais du conseil d'administration de l'United Fruit,
d'ITT ou de n'importe quelle autre compagnie. Ils ont une
incapacité structurelle à comprendre ces problèmes.
Le rôle de la Communauté et
des autres partenaires européens devrait en être renforcé. Personne
n'a plus d'expérience que le Portugal, l'Italie, l'Espagne, la
France, la Grande-Bretagne, et même nous, dans certains cas, sur
les problèmes du Tiers Monde. C'est un domaine d'intervention très
intéressant pour la Communauté.
Le Président :
Si on ne peut aboutir à rien sur ces
questions, alors une réunion du type de celle de Cancún est une
erreur. Mais, à partir du moment où on y va, l'expression
"Négociations Globales" peut être retournée. Il faut leur dire :
"Vous voulez des négociations globales ? Eh bien, d'accord, mais il
faut qu'elles soient vraiment globales. " Il faut passer des
revendications particulières des pays en voie de développement à
des négociations sur l'ensemble des problèmes de ces pays, mais
aussi des pays pétroliers et des pays industrialisés.
Cela veut dire que, par
"globales ", il faut entendre non seulement la question
démographique, mais aussi le sérieux dans la gestion des fonds qui
sont octroyés, la fourniture de garanties pour l'emploi de ces
fonds, la démographie contrôlée, le refus de gonfler la masse
monétaire de manière artificielle...
A cet égard, les relations
entre la Communauté et l'Afrique sont déjà une réussite. J'ai même
constaté que certains pays africains ne connaissent pas toutes les
aides prévues par l'Europe. Il est certainement possible d'intégrer
les États-Unis à cela. Je crois qu'il y a d'ailleurs un début de
changement de la position américaine sur la filiale et sur la
politique de l'énergie...
Un autre très grand problème
est celui du cours des matières premières. En voyant plusieurs
responsables de l'Afrique francophone, je me suis intéressé à la
formation des prix du café ou du cacao. Eh bien, tout effort de
codéveloppement est impossible, car les prix du café sont inconnus
pour l'année suivante. En fait, les prix du café dépendent de trois
ou quatre bureaux de spéculateurs professionnels situés en général
à Londres. C'est quand même un formidable manque de structures
économiques ! Régler le problème des cours des matières premières
serait une trop vaste ambition, mais limiter cette spéculation et
ses effets, stabiliser les cours sur deux ou trois ans dans le
cadre de contrats de codéveloppement serait déjà remarquable.
Prenez l'exemple de la Côte d'Ivoire en ce qui concerne les cours
du café : ils en sont réduits chaque année à souhaiter que le café
gèle pendant l'hiver au Brésil !
Le Chancelier :
Le rôle de Trudeau pourrait être très
important. Il est hors de la Communauté, tout en ayant de bons
rapports avec elle. Mais où en êtes-vous avec Trudeau ? Il
s'entendait très mal avec Giscard d'Estaing...
Le Président:
C'est sans doute parce qu'ils se ressemblaient
trop. Moi, je m'entends très bien avec Trudeau...
Le Chancelier
: Pourrions-nous maintenant parler des
questions de la Communauté ?
Je suis un adepte des idées
que Robert Schuman et Jean Monnet ont défendues ; et, depuis
maintenant trente ans, je n'ai pas changé sur ce
point.
Il y a trente ans, le
problème de l'Europe n'était pas de savoir si elle se faisait à
Huit, à Dix ou à Treize. Il s'agissait d'établir une relation
solide entre la France et l'Allemagne et de construire autour un
anneau de pays. Aujourd'hui, ce concept s'est trop élargi. La
situation et l'indécision de la Grande-Bretagne affaiblissent la
Communauté. Les contacts avec le Maghreb sont intervenus trop tôt,
l'association de la Turquie est arrivée trop tôt, l'élargissement à
la Grande-Bretagne, puis au Danemark, à l'Irlande et à la Grèce :
trop tôt, elles aussi. L'adhésion de l'Espagne et du Portugal
serait prématurée. Nous nous chargeons de beaucoup trop de
responsabilités.
Mais ce qui est fait est
fait. C'est bien du point de vue de la démocratie, pour certains
pays qui étaient vulnérables sur ce plan, mais la Communauté en
tant que telle a eu les yeux plus gros que le ventre.
Quand nous étions à Six dans
la Communauté, les décisions étaient prises de façon unanime sur la
base d'un accord entre Adenauer et de Gaulle. On trouvait également
dans le peuple hollandais une très grande volonté communautaire. A
Dix, cela est devenu impossible.
Valéry Giscard d'Estaing
avait souvent parlé d'une Europe à deux vitesses. C'est très
difficile, car les autres pays se sentent rejetés. Cela donne
prétexte à la Grande-Bretagne pour sortir. Je n'ai donc pas été
d'accord avec cette idée, car je voudrais que la Grande-Bretagne
reste dans la Communauté, si c'est possible. Mais il faut nous
habituer à ce que la Communauté devienne une union beaucoup plus
souple.
Le Président
: Delors emploie une expression que je trouve
meilleure que celle d"'Europe à deux vitesses" : c'est celle d'
"Europe à géométrie variable". Elle correspond au surplus à une
réalité. Ainsi, des réalisations comme l'Airbus, comme le Concorde,
comme Ariane ou d'autres, ont été ou seraient menées à bien par des
ensembles de pays différents. Il ne faut pas rechercher un système.
D'ailleurs, l'Europe à géométrie variable peut être complétée de
temps en temps par un pays extérieur à la Communauté. Sur ces
points, le pacte communautaire peut être interprété avec beaucoup
plus de souplesse.
Le Chancelier :
D'accord. Qu'en dit Mme Thatcher
?
Le Président :
Elle se dit plus européenne que les
travaillistes. Elle se dit d'ailleurs la seule européenne
véritable. Au Sommet franco-britannique de Londres, la
Grande-Bretagne nous a fait cinq ou six propositions d'actions
bilatérales communes, comme le tunnel, par exemple.
Le Chancelier:
Vous voulez le construire ?
Le Président :
Oui, et nous coopérerons aussi sans doute pour
le nouveau train à grande vitesse.
Des actions communes ont
également été envisagées en matière de télécommunications, de
moteurs. La Grande-Bretagne montre, sur ces points, une attitude
plus positive, car elle a pris conscience que son marché national
était trop étroit. Il y a aussi le domaine de la recherche, dans
lequel la Grande-Bretagne est la plus avancée d'entre
nous.
Le Chancelier :
Je ne le crois pas du tout. La recherche chez
vous et chez nous est bien meilleure
!
Le Président:
En tout cas, ce sont eux qui consacrent le
plus d'argent à la recherche fondamentale.
Le Chancelier :
Je ne le crois pas. Je suis très déçu par les
Britanniques, ils ne travaillent pas. Ils arrivent trop tard au
bureau, s'arrêtent constamment pour prendre le thé et repartent
tôt.
Le Président :
Mme Thatcher m'a même fait des reproches sur
le satellite, à propos duquel elle se considère comme plus
européenne que nous !
Le Chancelier :
Mme Thatcher en a pour deux ans et demi au
plus. Après, j'espère bien que ce ne seront pas les travaillistes
qui gagneront. Je souhaite que ce soit Jenkins ou Shirley Williams,
ils sont tous deux prêts à coopérer avec nous et ils comprennent
les travailleurs, sens qui fait totalement défaut à Mme Thatcher.
Mais peut-on revenir à ce qu'elle pense à propos de la Communauté
?
Le Président :
En fait, Mme Thatcher n'est pas du tout
communautaire. Quand elle m'a parlé du "juste retour", je lui ai
dit que c'était incompatible avec l'esprit et les règles de la
Communauté. Elle m'a dit qu'elle voulait simplement un "juste
retour" pour la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France.
Naturellement, il faut nous entraider; des facilités à la
Grande-Bretagne, en 1982, seront sans doute nécessaires, même si
elle n'y a pas droit.
Le Chancelier :
Cette revendication britannique ne repose ni
sur le Traité de Rome, ni sur la politique institutionnelle de la
Communauté. Cependant, les fondateurs du Traité ne pensaient pas
que deux pays seulement deviendraient les financiers de toute la
Communauté. Sur le plan économique, social et intellectuel,
l'Angleterre c'est le passé. Ils sont, comme en 1931, à la veille
d'une profonde dépression. Si les choses continuent ainsi, dans
quatre ou cinq ans, le revenu italien par habitant sera supérieur
au revenu britannique. Donc, c'est vrai, il est injuste que la
contribution financière britannique soit aussi élevée. Bien sûr, la
manière dont Mme Thatcher s'était rebellée nous avait tous braqués.
Puis, à la réflexion, nous avons pensé qu'un allégement était
nécessaire et qu'il fallait un compromis. Ce n'est pas une
infraction. Cela a conduit le Conseil, l'an dernier, à modifier les
règles, à introduire les concessions nécessaires. Rendez-vous
compte aussi que les niveaux de vie danois, belge et hollandais
sont aujourd'hui plus élevés que ceux de la
Grande-Bretagne...
Parlons maintenant de l'autre
pays qui paie beaucoup, c'est-à-dire de l'Allemagne. Nous sommes
prêts à rester des payeurs nets. Mais nous ne voulons pas être les
seuls, et nous ne continuerons pas sans limite.
Pour l'instant, nous
connaissons en Allemagne la récession la plus forte et le taux de
chômage le plus élevé depuis la guerre. Or, les Allemands ont une
sensibilité névrotique sur ces points. Si nous avions en Allemagne
le même taux de chômage que chez vous, je serais déjà parti, car le
conflit entre le gouvernement et les syndicats aurait atteint un
seuil insupportable. Le mouvement syndical pense en effet que nous
pouvons réduire le chômage par des plans gouvernementaux, et moi je
sais que ce n'est pas possible. L'Allemagne verse six milliards et
demi de marks pour l'Europe. Si je pouvais les utiliser autrement,
je pourrais créer des emplois et, en plus, ils ne seraient pas
inflationnistes !
Malheureusement, nos
paiements extérieurs sont très lourds et ils s'additionnent: aide à
la Pologne, aide à la Turquie, aide au développement, contribution
communautaire...
En tant qu'économiste, je
dois dire aussi que je suis convaincu de la nécessité absolue de
combattre l'inflation et de la réduire, faute de quoi le chômage
augmentera inéluctablement. Nous devons donc ne pas dévaluer notre
monnaie. Si l'argent perd de sa valeur, le chômage, à terme,
augmentera.
Je désire seulement vous
faire comprendre que les versements financiers de mon pays à la
Communauté ne pourront plus être augmentés et devraient même être
diminués, si possible.
En ce qui concerne la
Communauté, pour l'heure, je dois vous demander que nous en
restions à cette limite de 1 % de la TVA et que notre contribution
nette soit contenue.
Je vois d'ailleurs l'ensemble
de la situation économique en Europe de façon très sombre, car je
suis très sceptique sur la politique économique américaine. Il y a
20 % de risques que la politique de Reagan conduise à une
dépression. L'économie américaine restera, qu'on le veuille ou non,
pour dix ou vingt ans encore, la seule économie dominante. Après,
peut-être le Japon jouera-t-il un rôle très important. Le rôle de
la Communauté, à la fin du siècle, sera peut-être, lui aussi, très
important. Mais ce n'est pas le cas pour le moment, car les
possibilités d'impulsions financières de la Communauté sont
réduites. Donc, nous dépendons des États-Unis. Eux peuvent se
permettre d'avoir 9 % de chômeurs, car leur attitude en ce domaine
est très différente.
J'ai examiné les idées et
propositions de Delors, suivi ses ballons d'essai avec un intérêt
critique, car j'en comprends les motifs. Mais je doute profondément
de la possibilité de mettre, en place une zone monétaire européenne
et des taux d'intérêt indépendants des États-Unis, car nos
politiques monétaires, fiscales et budgétaires sont trop
différentes.
L'Allemagne est hypersensible
à l'inflation (comme la Suisse, d'ailleurs), elle est véritablement
allergique au déficit budgétaire comme au chômage, ce qui nous
empêche de lutter contre le chômage par des politiques de
déficit.
En France, c'est très
différent. Les Français sont plus sereins par rapport à ces
questions. Vous avez un budget plus sain, et cela vous permet
d'avoir un déficit plus élevé pendant un an ou deux, et donc une
inflation plus élevée. Mais les Français acceptent des mesures de
contrôle des prix ou de contrôle des changes. En Allemagne, tout le
monde serait indigné si je prenais de telles mesures. Je vais
évoquer un petit exemple pour illustrer cela : les Allemands
dépensent des milliards de marks pour des voyages privés à
l'étranger, c'est une perte de devises importante ; mais si je
m'avisais de réglementer cela, il y aurait une véritable rébellion
! Donc, la politique que nous menons en RFA est la seule que nous
puissions mener.
Mme Thatcher et Ronald Reagan
se trompent en ce qui concerne le monétarisme. En réalité, leur
déficit s'accroît et même, du point de vue de leur politique
monétaire, leurs taux d'intérêt sont idiots.
En Allemagne, nous essayons
de nous maintenir dans le juste milieu, de réduire l'inflation par
un mélange de déficit public et de politique des revenus
modérée.
... Vous, vous avez choisi de
suivre un chemin différent. J'espère que vous réussirez. Mais vos
moyens, vos méthodes et les nôtres sont tels que nous ne pouvons
plus les harmoniser. Celles de Mme Thatcher sont encore plus dures
à harmoniser avec les nôtres. Les douze mois à venir seront donc un
test de cohésion. Nous avons eu un premier test, le week-end
dernier, en matière monétaire ; nous l'avons surmonté, ce qui
permet d'espérer.
(Autrement dit, pour Helmut Schmidt, l'arrivée des
socialistes au pouvoir en France rend impossible tout progrès dans
la construction européenne !)
Le Président :
Je ne crois pas qu'il y ait autant de
contradictions que vous le pensez entre nos politiques économiques.
Nous avons besoin de dominer notre héritage :
— l'inflation a atteint un
taux moyen de 10 % sur quatre ans et de 14 % pour les deux
dernières années,
— le chômage a été multiplié
environ par quatre de 1973 à 1981.
Que pouvais-je en conclure ?
Il était normal d'essayer à tout prix d'obtenir une croissance
modérée par une relance de la consommation. Pour cela, nous
injectons dans l'économie 35 milliards de francs en un an, et nous
ferons en sorte que cette relance se fasse en limitant au maximum
la part de ce qui doit être importé. Cependant, je suis bien obligé
d'acheter le pétrole à l'extérieur !
C'est un moment difficile à
passer pour l'économie française. J'essaie de relancer les
investissements. J'essaie de maintenir l'inflation à 14 ou 15 % sur
un an ou deux. Il faut ensuite que j'arrive à la ramener à 10 % au
maximum.
Je viens déjà de prendre des
mesures qui visent à la fois à contenir puis à réduire l'inflation
en relançant l'investissement. Je sais que je courrais à un
échec si l'inflation ne pouvait
être maîtrisée.
Mais ce qui est sûr, c'est
que la théorie de M. Barre, selon laquelle les profits créent des
investissements et que ceux-ci permettent la création d'emplois,
s'est traduite par un échec.
(Autre pique : François Mitterrand sait fort bien
que cette phrase n'est pas de Barre, mais du Chancelier Schmidt
lui-même !)
Le Chancelier :
Est-ce que les entreprises françaises font des
profits en ce moment ?
Le Président :
Oui, beaucoup d'entre elles en font, mais
elles ne font plus d'investissements depuis longtemps. Peut-être
par peur de la gauche ? L'objectif que nous nous sommes fixé n'est
d'ailleurs pas très ambitieux, il consisterait à faire environ
3 % de croissance. Mais 3 % de
croissance, cela fait approximativement 100 milliards, dont 42
seraient versés en charges sociales, ce qui diminuerait d'autant un
déficit qui reste d'ailleurs modéré. Nous sommes donc à peu près à
la même hauteur.
Le Chancelier :
Moi, mon déficit est trop élevé.
Le Président :
Ceux qui nous critiquent disent: ils ont prévu
un déficit de 95 milliards, mais, en fait, cela fera 120. Nous
venons donc de prendre des mesures strictes pour que le déficit ne
dépasse pas 95 milliards. Nous avons même gelé 15 milliards pour
lesquels l'autorisation de dépense ne sera donnée que plus tard en
cours d'année, et je vois maintenant qu'un représentant du patronat
nous critique pour avoir gelé ces 15 milliards !
Nous allons mettre en ceuvre
un contrôle d'une partie des prix de détail, et peut-être même
aussi de certains prix industriels et des grandes surfaces. Cette
politique des prix sera complétée par une "politique des revenus ",
bien que je n'aime pas cette expression. Nous allons avoir des
contacts avec les syndicats. Ils ont d'ailleurs déjà commencé et je
crois que ce sera la première fois qu'une négociation réelle sera
possible sur les bas salaires (...). Une diminution du pouvoir
d'achat n'est pas possible. Son maintien serait une victoire. Nous
voulons réaliser une discipline contractuelle concernant les
salaires, et d'ailleurs aussi les autres revenus. Nous ferons en
1982 une importante réforme fiscale qui y contribuera. Mais je dois
rappeler que les engagements de ma campagne seront mis en œuvre sur
sept ans...
(Le Chancelier se lance alors dans un subtil
interrogatoire du Président sur la politique économique
française.)
Le Chancelier :
Est-ce que les sociétés nationalisées, comme
la SNCF, ont la possibilité d'emprunter ?
Le Président : Oui. Ce serait
d'ailleurs bien commode de faire un plus large appel à l'emprunt,
mais nous sommes stricts sur ce point.
Le Chancelier : Ces emprunts
sont-ils placés auprès des épargnants français ? Auprès des banques
? Auprès de l'argent arabe ?
Le Président :
D'habitude, les investisseurs institutionnels
prennent 50 % au moins des emprunts. En ce qui concerne le grand
emprunt récent, les institutions ont souscrit moins de 30 %. Le
taux de cet emprunt était de 16,5 % à cinq ans. C'est trop cher,
mais moins que l'emprunt Giscard qui avait été indexé sur l'or et
qui, au lieu de coûter 6 milliards, en aura coûté 100
!
Le Chancelier :
En fait, compte tenu de votre taux
d'inflation, vous versez environ 2 % d'intérêt ; ce n'est pas
excessif et ce n'est pas énorme. Nous, nous versons un intérêt réel
de 4 %.
Le Président :
Je sais bien que ce que nous faisons n'est pas
génial.
Le Chancelier :
Si, c'est très bien !
Le Président : Mais notre
politique est plus stricte qu'on ne le dit. Ce qui compte le plus,
c'est la maîtrise des salaires.
Le Chancelier : Excusez-moi
pour toutes ces questions qui ne contiennent aucune part de
critique, c'est simplement pour y voir clair...
Le Président : Mais tout cela
vous concerne aussi. Je trouve tout à fait normal que vous posiez
des questions...
Vendredi 9 octobre
1981
Suivant l'avis de Claude Cheysson, Pierre Mauroy
interdit l'exécution du contrat Thomson, tel qu'il a été négocié
l'an dernier, comme « contraire aux
instructions du gouvernement et aux règles du COCOM ». La
négociation des avenants au contrat échappe aux industriels et
passe au ministre du Commerce extérieur.
Promulgation de la loi abrogeant la peine de mort.
La gauche a déjà accompli l'essentiel des réformes pour lesquelles
elle avait rêvé du pouvoir. Maintenant, il va lui falloir gérer et
s'occuper de l'emploi.
Le Premier ministre réunit un Conseil
interministériel sur Matra. Un protocole est prêt. L'ensemble des
activités médias (17 % d'Europe n° 1,
20 % de Marlis qui contrôle Hachette, 90 % des Dernières Nouvelles d'Alsace) va être apporté à une
nouvelle société dont les actions seront distribuées aux anciens
actionnaires de Matra.
Rendant compte au Président des travaux du groupe
de travail, qui propose en fait de perpétuer en partie le boycott
commercial d'Israël, Charles Salzmann écrit, embarrassé :
« Quatre principes ont été dégagés :
l'affirmation positive de l'origine ( "Ce produit est fabriqué en
France' au lieu de "Ce produit n'est pas fabriqué en Israël") ; la
prise en compte de l'état de guerre entre les protagonistes ; un
boycott circonscrit à des faits concrets ; des règles claires qui
s'appliquent dans la pratique quotidienne des affaires. » En marge,
le Président de la République annote : « Il ne doit pas y avoir reconnaissance du boycott...
D'accord, sous réserve qu'on ne peut pas concéder le boycott à nos
partenaires arabes. »
Pierre Joxe écrit au Président pour se plaindre
des injustices contenues dans le projet de Budget : « Il aggrave la pression fiscale pesant sur les seuls
salariés, notamment les titulaires de salaires moyens. En
conséquence, il paraît en contradiction avec la réforme de la
fiscalité que nous entendons promouvoir et fait peser une menace
sur la cohésion de l'alliance politique qui a porté la gauche au
pouvoir. »
Il ajoute une perfidie contre Jacques Delors :
« J'en adresse copie à Laurent Fabius, car je
suis persuadé qu'il n'est pas en désaccord total avec moi.
»
François Mitterrand offre à Robert Badinter le
parchemin authentique de la loi d'abrogation de la peine de
mort.
Le Président me répète : «
1982 sera l'année la plus noire. Il faudra y faire approuver toutes
les mesures de redressement financier, nécessairement impopulaires.
»
Samedi 10 octobre
1981
A Bonn, une manifestation pacifiste rassemble près
de trois cent mille personnes.
Nous partons pour les obsèques de Sadate. Le
Président est de méchante humeur.
Les obsèques se tiennent sur les lieux mêmes de
l'attentat, les traces de balles sont encore visibles. Capharnaüm
et inquiétude. Chacun s'attend à une nouvelle fusillade. Sous une
tente improvisée, on parque toutes les personnalités et ceux qui se
sont imposés. Jean-Pierre Bloch me présente... au Prince Charles !
Kissinger va de l'un à l'autre comme dans un cocktail. Un sabre bat
la jambe du Roi Baudouin. Nixon est en grande conversation avec
Carter, Ford avec Giscard.
Deux officiers viennent l'un après l'autre
fouiller les bottes des soldats formant la haie d'honneur pour
vérifier qu'aucune arme blanche n'y est cachée. La confiance
règne.
Le cortège se forme alors, derrière le cercueil
placé sur l'affût d'un canon. En première ligne, on place les
Présidents en exercice : parmi eux, François Mitterrand et
Alessandro Pertini, avec d'autres, pour la plupart africains. Ils
sont bousculés par les médecins et les gardes du corps, portant
valises de sang et armes de poing, qui veulent rester au plus près
de leur "client".
Le défilé s'ébranle dans un roulement de tambours,
sous la protection — ou la menace ? — de mitrailleuses placées sur
les toits. Bousculade inouïe. Pour ralentir le cortège, un cordon
de soldats le traverse soudain et bloque les derniers rangs.
Paniqués, les agents secrets américains plaquent au sol les trois
anciens Présidents des Etats-Unis.
Lundi 12 octobre
1981
Malaise parmi les députés socialistes. Il leur est
demandé beaucoup : sessions extraordinaires, votes de nuit, travail
dans les nouvelles circonscriptions. Quant aux suites données par
les ministres à leurs interventions, elles sont très insuffisantes.
Deux, surtout, sont plus particulièrement mis sur la sellette :
Édith Cresson et Jean Auroux. Tout cela risque de provoquer une
épreuve de force sur des questions sensibles (droits des
travailleurs) ou inattendues (immigrés). Conjugué avec les
critiques sur l'absence de changement dans la vie quotidienne, cet
état de chose tend à développer chez eux un certain clientélisme :
triplement des interventions pour exemption de service national,
surestimation de l'enjeu représenté par les créations d'emplois
publics...
L'électorat qui a voté pour François Mitterrand ne
voit pas les prolongements directs de sa victoire dans la réalité
quotidienne : les licenciements économiques, les règlements
judiciaires, les dépôts de bilan se poursuivent ; la rentrée
scolaire est une de celles qui se sont le plus mal déroulées depuis
cinq ans ; pas de développement de la vie associative ; le
comportement de l'administration dans ses relations avec les
administrés demeure immuable ; le gel des crédits bancaires à
l'immobilier est mal ressenti.
Pour certaines catégories sociales, la politique
actuelle constitue même une régression : les agriculteurs
(réduction de la prime à la vache, renchérissement des prêts aux
jeunes agriculteurs, remise en cause de la détaxation des
carburants) ; les cadres (augmentation de la pression fiscale
ajoutée à une hausse des prélèvements sociaux, hausse des impôts
locaux).
Mardi 13 octobre 1981
Henri Fiszbin et ses amis sont placés « hors du
parti » par le PCF.
Début de l'examen du projet de loi sur les
nationalisations à l'Assemblée. Cela promet d'être long.
Mercredi 14 octobre
1981
Rocard présente son « Plan intérimaire » au
Conseil des ministres, qui promet la création de 400 000 emplois
par an grâce à des contrats État/régions. Rocard s'est décidé à
donner un chiffre. Matignon le pousse à élaborer un texte plus
réformiste qu'il ne le voudrait. En fait, Rocard sait qu'il faut
gérer dans la durée.
Visite de Lech Walesa en France à l'invitation de
syndicats.
Le Président adresse aux deux coprésidents de
Cancùn un mémorandum indiquant ses deux priorités pour le Sommet
(en dehors de la « Filiale énergie » et des « Négociations Globales
») : la stabilisation des cours des matières premières (« la France prend la décision formelle de souscrire au
Fonds commun de garantie des matières premières ») et l'agriculture
(« les grands pays agricoles constitueraient des stocks d'urgence,
les autres pays développés verseraient une contribution financière,
et ce dispositif serait géré paritairement par le Nord et le Sud
»).
L'accord se précise entre Jean-Marcel Jeanneney et
les Algériens. Mais le surprix n'est pas encore fixé : nous payons
actuellement 4,27 dollars l'unité ; les Algériens en veulent 5,30.
Ils attendent beaucoup de la rencontre entre Chadli et François
Mitterrand à Cancùn.
Nous savons maintenant de façon certaine que
Pierre Moussa a bien fait transférer à Paribas-Genève des
participations industrielles que détenait Paribas-Paris, et qu'il a
vendu à un consortium belge, COPEBA, auquel il appartient, 30 % de
Paribas-Genève, ce qui en fait perdre le contrôle à la maison
mère.
Pour parler clair, dans cette affaire, le
gouvernement s'est fait berner. Si on laisse faire, la
nationalisation de Paribas sera vidée de l'essentiel de son
contenu. Et cela peut donner des idées à d'autres patrons
d'entreprises nationalisables !
Que faire ? Demander à Pierre Mauroy de décréter
publiquement une « période suspecte » afin d'empêcher le processus
? Obtenir la démission de Pierre Moussa ? Déclarer que si, après
nationalisation, l'entreprise est vide, il n'y aura pas
d'indemnisation ?
Jeudi 15 octobre
1981
Je reçois discrètement Yvon Gattaz, candidat à la
présidence du CNPF, qui plaide contre l'IGF et pour que les
entreprises nationalisées ne quittent pas le CNPF, dont elles
assurent l'essentiel des ressources. Intéressant... Personne n'y
avait pensé !
Vendredi 16 octobre
1981
Je déjeune avec Jean Riboud, président de
Schlumberger, et Félix Rohatyn, associé-gérant de la Banque Lazard.
Je leur confie mes inquiétudes à propos de Paribas. Jean s'insurge
: « Comment as-tu pu laisser cela aller si
loin ! Je suis administrateur de Paribas, mon frère Antoine aussi.
Tu ne sais pas qu'on peut faire convoquer le Conseil ? On va le
faire. A nous, il ne peut mentir ! »
Le conseil d'administration a lieu. Jacques de
Fouchier exige de son successeur, qu'il appelle son « fils
spirituel », la vérité. Pierre Moussa reconnaît : « Tout est vrai. » Jacques de Fouchier a ce mot
superbe : « Je suis contre la nationalisation,
mais, right or wrong, it's my country ! » Il exige la
démission de Pierre Moussa et reprend provisoirement la présidence,
le temps de gérer la crise.
Moshe Dayan, vainqueur de la guerre des Six-Jours,
meurt à Jérusalem.
Samedi 17 octobre
1981
Décès d'Albert Cohen. Discussion avec François
Mitterrand : il n'aime pas l'essentiel de Belle du Seigneur, que j'adore ; il connaît par
cœur de longs passages de Mangeclous,
que j'apprécie moins.
On part pour Yorktown, Mexico et Cancún.
Dimanche 18 octobre
1981
Comme l'avait prévu Helmut Schmidt, le général
Jaruzelski, chef du gouvernement et ministre de la Défense, est élu
Premier secrétaire du Parti polonais en remplacement de Stanislaw
Kania, mis en minorité par le Bureau politique. Un militaire au
pouvoir : est-ce l'annonce de l'arrivée des Russes ou l'ultime
protection contre eux ? François Mitterrand penche pour la seconde
hypothèse. L'homme n'a pas eu un destin ordinaire : son père a été
exilé en Sibérie, où il est mort, et lui-même y a passé de
terribles années de jeunesse.
Le Parti socialiste panhellénique remporte les
élections législatives en Grèce. Andréas Papandréou, chef du Pasok,
formera, le 21, un gouvernement socialiste homogène.
Aux États-Unis, cérémonies somptueuses pour le
bicentenaire des batailles de Cheasapeake et Yorktown. Au cours de
leur entretien, Reagan remercie le Président de l'autorisation de
passage accordée dans les ports français aux sous-marins nucléaires
américains, et de la participation de la France à la Force
multinationale dans le Sinaï.
François Mitterrand :
L'Europe est partie prenante à Camp David en
tant que démarche politique et diplomatique.
Ronald Reagan :
La paix ne peut réussir qu'avec l'aide de
l'Arabie Saoudite.
François Mitterrand :
Camp David doit aller à son terme entre Israël
et l'Égypte, mais ne résoudra pas le problème palestinien. S'il
réussit, tant mieux, mais nous pensons que le Plan Fahd est un bon
plan intermédiaire s'il permet aux adversaires de discuter. Nous
n'approuvons pas pour autant son contenu.
Ronald Reagan (qui lit
une fiche) : Je vous pose une question :
"Faut-il d'autres dirigeants palestiniens qu'Arafat ?"
(Il n'est décidément qu'une machine à poser des
questions au nom de son Administration.)
François Mitterrand :
Tous les chefs palestiniens des territoires
occupés désirent qu'Arafat soit leur représentant. Il n'y a pas de
Palestinien plus modéré qu'Arafat. Nous ne voulons pas du monopole
de l'OLP sur la Palestine, ni même d'un Etat palestinien
indépendant. Il vaudrait mieux arriver à créer une petite Palestine
fédérée avec la Jordanie.
Ronald Reagan :
Oui, mais la Jordanie ne veut pas d'un État
palestinien.
François Mitterrand :
Hussein voudrait un petit Etat palestinien
pour faire une petite fédération. L'État d'Israël croit qu'on est à
la fin du processus, alors qu'on n'en est qu'à son
début.
Ronald Reagan prend une
autre fiche et lit : Pour Cancún, je pense que
nous pouvons trouver des voies pour aider à développer les
économies du Sud, comme l'ont fait la Corée du Sud ou Singapour.
Qu'attendez-vous de Cancún ?
François Mitterrand :
Je n'attends rien de Cancún, sinon vingt-deux
discours. Et quand le dernier sera fini, on s'en ira. On jugera
Cancún non à ses résultats, mais à la tonalité des discours. Si le
Tiers Monde a le sentiment d'être floué, il aurait mieux valu ne
pas aller à Cancún. Trois points me paraissent importants. Sur les
"Négociations Globales " : il ne s'agit pas de créer une nouvelle
institution ; il faut discuter sur un agenda précis et sérieux
(démographie, énergie). Sur la "Filiale énergie " : on peut
discuter des quatre points qu'a présentés Clausen. Sur le soutien
aux cours des matières premières : on ne peut ignorer le problème,
même si on ne peut décider encore.
Ronald Reagan :
Nous ne sommes pas contre les "Négociations
Globales", si elles aident à lutter... contre le
protectionnisme.
François Mitterrand :
Elles ne sont pas faites pour ça, mais pour
aider à diversifier les sources de croissance ! Si on n'y parvient
pas, on va créer le désespoir chez ceux qui ont toute leur économie
fondée sur une seule ressource. Quand les prix s'effondrent, tout
s'écroule chez eux. Si vous voulez la révolution partout, laissez
faire ça !
Comme Ronald Reagan admire sa
connaissance des « Pères de la Révolution » américaine, François
Mitterrand répond : « J'en ai beaucoup
entendu parler quand j'étais enfant, mes parents étaient
profondément attachés à la Révolution ; mais ils étaient très
chrétiens et ils me parlaient peut-être plus de l'indépendance des
États-Unis que de la Révolution française, en raison du caractère
laïque et anticlérical de celle-ci. »
Le soir, par petites tables, dans une superbe
maison coloniale, grand dîner financé par de « généreux donateurs
». Je m'attends à être assis à côté de tel ou tel des responsables
américains. A ma table présidée par un ami de Reagan, le Juge
Clark, désigné comme numéro deux du State Department pour y
surveiller Haig, deux marchands de vin californiens qui ne savent
pas très bien si la France est plus grande ou plus petite que le
Luxembourg. Et qui s'en moquent ! Le Juge n'adresse d'ailleurs pas
un mot aux Français assis à sa table.
Lundi 19 octobre
1981
Arrivée au Mexique. Lopez Portillo est encore
Président, mais il a déjà désigné celui qui lui succédera dans un
peu plus d'un an. C'est déjà moins un interlocuteur qu'un symbole.
D'où l'idée de Régis Debray de faire de ce voyage une tribune pour
s'adresser à l'Amérique latine tout entière. Il a suggéré trois
idées : « Une réplique à la mexicaine du
"scénario Panthéon à Paris", consistant à déposer trois roses,
l'une à Juarez, l'autre à Cardenas, la dernière à un personnage
plus contemporain (Allende ?) ; la restitution au Mexique d'un
trophée (fanion ou drapeau enlevé par l'armée française lors de
l'expédition bonapartiste) ; et un grand discours permettant, dans
les meilleures conditions d'écoute internationale, de faire passer
l'essentiel du message français qui, sinon, risque d'être, à Cancún
même, parasité ou banalisé par le tohu-bohu. »
Le Président ne retient que la troisième
suggestion et, curieusement, ce discours de Mexico restera dans les
mémoires comme le « discours de Cancún» au point que, plus tard,
Alain Peyrefitte, ne l'y voyant pas figurer sous ce titre,
reprochera au Président de ne pas l'avoir inséré dans son recueil
de discours...
Le syndicat national des médecins proteste contre
la suppression du secteur privé annoncée par Jack Ralite dans un
discours prononcé à Martigues.
Mardi 20 octobre
1981
Après la première rencontre avec Lopez Portillo,
François Mitterrand se rend devant le monument de la Révolution à
Mexico. Aucun lustre ; peu de gens, malgré les efforts du PRI pour
faire venir des volontaires. Très beau texte du Président qui
lance, le premier, le concept du droit d'ingérence humanitaire
:
« C'est une lourde
responsabilité que d'être placé par le destin à la frontière du
plus puissant pays du monde, juste à la charnière du Nord et du
Sud. Bastion avancé des cultures d'expression latine, le Mexique a
pu devenir le lieu naturel du dialogue entre le Nord et le Sud,
comme l'attestera demain la conférence de Cancún. Parce que le
Mexique, réfractaire aux dominations de toute nature, a su puiser
en lui-même sa volonté d'autonomie...
Il existe dans notre droit
pénal un délit grave, celui de non-assistance à personne en danger.
Lorsqu'on est témoin d'une agression dans la rue, on ne peut pas
impunément laisser le plus faible seul face au plus fort, tourner
le dos et suivre son chemin. En droit international, la
non-assistance aux peuples en danger n'est pas encore un délit.
Mais c'est une faute morale et politique qui a déjà coûté trop de
morts et trop de douleurs à trop de peuples abandonnés, où qu'ils
se trouvent sur la carte, pour que nous acceptions à notre tour de
la commettre.
... A tous les combattants
de la liberté, la France lance son message d'espoir. Elle adresse
son salut aux femmes, aux hommes, aux enfants mêmes, oui, à ces
"enfants héros" semblables à ceux qui, dans cette ville, sauvèrent
jadis l'honneur de votre patrie et qui tombent en ce moment même,
de par le monde, pour un noble idéal.
Salut aux humiliés, aux
émigrés, aux exilés sur leur propre terre, qui veulent vivre et
vivre libres !
Salut à celles et à ceux
qu'on bâillonne, qu'on persécute ou qu'on torture, qui veulent
vivre et vivre libres !
Salut aux séquestrés, aux
disparus et aux assassinés qui voulaient seulement vivre et vivre
libres !
Salut aux prêtres
brutalisés, aux syndicalistes emprisonnés, aux chômeurs qui vendent
leur sang pour survivre, aux indiens pourchassés dans leur forêt,
aux travailleurs sans droits, aux paysans sans terre, aux
résistants sans armes, qui veulent vivre et vivre libres
!
A tous, la France dit :
Courage, la liberté vaincra ! »
L'explosion d'une bombe près d'une synagogue, à
Anvers, tue deux personnes et en blesse une centaine
d'autres.
Dans la nuit, multiples incidents à l'Assemblée à
propos des nationalisations.
Mercredi 21 octobre
1981
Assassinat du juge Michel à Marseille.
Malgré la démission de Pierre Moussa, la tentative
de rachat des filiales étrangères de Paribas par COPEBA réussira si
31 % des actions aujourd'hui dans le public (sur les 35 % en
circulation) viennent s'ajouter aux 20 % détenus par la holding
belge. Le pronostic est incertain.
Nous déjeunons à Mexico avec Miguel de La Madrid,
le Président élu. On voit naître là un tout autre Mexique, plus
jeune, plus rationnel. Derrière lui, Carlos Salinas de Gortari,
assisté d'un de mes anciens étudiants, un polytechnicien devenu
secrétaire d'État, José Cordoba ; il est décidé que je reviendrai
bientôt parler avec eux de la dette mexicaine.
Départ pour Cancún. Là, le Président Chadli
n'ayant pu rencontrer François Mitterrand à déjeuner, l'entretien a
lieu avant le dîner-buffet. Ils n'ont rien à se dire : le contrat
sur le gaz n'est pas prêt et François Mitterrand ne veut rien
négocier lui-même.
A Paris, séance houleuse à l'Assemblée sur la
médecine. Le député Mesmin interroge le ministre de la Santé :
« Lors de sa campagne électorale, le 7 mai
dernier, le Président de la République avait promis que les
secteurs privés existants seraient maintenus pour ceux qui
entendent suivre leur clientèle à l'hôpital. Pouvez-vous préciser
si cette promesse sera tenue et quelles sont vos intentions quant
au maintien de la médecine libérale ? » Jack Ralite :
« Pour les lits privés, c'est facile à régler
: il n'y en aura plus. Pour les consultations privées, il faut les
stopper. Pour les consultations existantes, nous publierons le
1er
janvier les résultats d'une concertation qui
va commencer dès la semaine prochaine pour le calendrier de retrait
de cette pratique, concertation qui sera accompagnée d'une
négociation pour une nouvelle couverture sociale de tous les
intéressés. »
Cela va plus loin que les engagements électoraux
du Président. Celui-ci n'aime pas ça, mais ne réagit pas.
Jeudi 22 octobre
1981
Début du Sommet à Cancún. En séance, chaque chef
de délégation est accompagné de trois personnes, en général des
ministres ou des hauts fonctionnaires. Pour la France, Claude
Cheysson, Jean-Pierre Cot et moi. J'admire, à notre droite -
conséquence de l'ordre alphabétique espagnol - les trois compagnons
du président philippin Marcos : sa femme et ses deux filles qui
changent de toilette toutes les heures.
A notre gauche, Ronald Reagan. Dans cette
salle-bunker, au sous-sol d'un hôtel-bunker au cœur d'une
ville-bunker, deux des trois sièges américains sont occupés par ses
gardes du corps qui jouent consciencieusement aux preneurs de
notes.
Les « Négociations Globales » sont au centre de la
discussion : doit-il s'agir de négociations telles que les conçoit
le Sud, dans le cadre des Nations-Unies, ou bien d'autre chose ? En
coulisse, on cherche un compromis sur la procédure. Les États-Unis
exposent habilement leur doctrine : ils sont pour le remplacement
des « Négociations Globales » par des forums multiples (ONU, Banque
mondiale, FMI). La France propose une formule en trois étapes :
Assemblée de l'ONU, puis institutions spécialisées, puis à nouveau
Assemblée. Les Américains ne veulent ni de la première, ni de la
troisième étapes ; autrement dit, ils ne veulent rien qui échappe
aux institutions de Bretton Woods.
Émotion quand Nyerere explique qu'il est suspendu,
chaque matin, au cours du café que donne la BBC et qui détermine la
survie de son peuple. Le poids de la dette zambienne a réduit de
moitié le revenu par habitant en six ans.
François Mitterrand prend la parole : « Cette réunion n'aurait pas de signification si
ses participants n'étaient pas convaincus —
surtout par ces temps de crise — que tous les pays du monde sont
interdépendants. Or, ils agissent pour la plupart comme s'ils ne
l'étaient pas. Ce qui a réalisé des coalitions d'intérêts qui, par
définition, changent avec l'intérêt. Certes, l'effort de
concertation réalisé dans les institutions internationales ou
autour d'elles, et particulièrement à l'ONU, a permis de réels
progrès. Pourtant, celle-ci constatait elle-même, dans sa
Résolution 34/138 du 8 février 1980, qu'en dépit de grands efforts
(je cite) "faits par de nombreux pays, il n'y a eu que des progrès
limités" ; c'est pourquoi elle a invité l'ensemble de nos pays à
engager entre eux (je cite encore) "des négociations globales afin
d'assurer la restructuration de relations économiques
internationales". C'est l'utilité d'une réunion comme celle-ci que
de s'inscrire dans cette perspective en nous fournissant l'occasion
de comparer nos analyses et, je l'espère, de préparer une réponse
commune aux questions posées. Avant que ne s'engage notre débat,
j'insisterai sur la méthode. Je crois que beaucoup sera fait si
nous parvenons à nous entendre sur le sens des mots et le contenu
des formules.
Par exemple, qu'appelons-nous
"Négociations Globales" ? Quels rôles respectifs joueront
l'Assemblée des Nations unies et ses institutions spécialisées ?
Quel rôle entendons-nous jouer ici même ? Les "Négociations
Globales" supposent-elles la création de nouvelles institutions ?
J'indique dès maintenant que mon sentiment est que rien ne sera
possible si tout n'est pas mis sur la table, les besoins du Sud
comme les besoins du Nord, les facteurs structurels permanents
aussi bien que les circonstances conjoncturelles, mais qu'il serait
bien imprudent de multiplier les instruments bureaucratiques et de
fabriquer de nouveaux services avant d'avoir tiré des services
existants — le cas échéant, réformés — tout ce qu'ils peuvent
donner... »
François Mitterrand reçoit un message de Goukouni
réclamant l'aide de la France contre Hissène Habré qui progresse.
Le Président écrit au Président Arap Moi pour demander la mise en
place d'une force de l'OUA au Tchad.
Jacques Delors m'appelle de Paris : Jacques de
Fouchier pose maintenant comme condition pour prendre la présidence
par intérim de Paribas que Haberer, le directeur du Trésor, lui
succède. J'en fais part à Haberer qui se trouve avec nous à Cancún.
Il refuse : Paribas est trop petit pour lui. Fouchier le sait fort
bien, qui n'aurait jamais rêvé, six mois auparavant, d'un tel
successeur !
Le Brésilien Figuereido s'est endormi. Zhao Ziyang
prend des notes. Indira Gandhi est sans cesse sortie pour voir l'un
ou l'autre. Shagari, le Nigérian, brille par ses tenues. Le Suédois
Falldin, le Vénézuelien Campins, le Yougoslave Khrajcher ne disent
mot. Le Prince Fahd est attentif. Houphouët-Boigny sommeille.
Margaret Thatcher refuse tout ce qu'elle peut. Le Chancelier
Schmidt n'espère rien. Trudeau s'agite. Suzuki ronfle. Lopez
Portillo semble obsédé par la blancheur de sa chemise. Nyerere
espère tout. Le Bangladeshi Sattar est silencieux. Le Guyanais
Bishop passe inaperçu. Kreisky manque...
Vendredi 23 octobre
1981
Le long tour de table se poursuit. On discute
surtout de deux points : les « Négociations Globales » et la «
Filiale énergie ».
Sur la « Filiale énergie »,
le texte final, rédigé sous la responsabilité des seuls Canadiens,
donne : « On a souligné la nécessité d'accroître les
investissements énergétiques privés et publics dans les pays en
développement. Plusieurs participants ont appuyé l'élargissement du
programme de prêts à l'énergie de la Banque mondiale et on a
préconisé, à ce chapitre, l'établissement d'une Filiale
énergétique. » Ce n'est pas du tout ce qu'on espérait.
Sur les « Négociations Globales », la séance est
suspendue pour permettre la négociation d'un texte commun. Je
m'attends à ce que François Mitterrand en profite pour aller parler
à Reagan et le convaincre d'accepter un compromis. Non, il retourne
dans sa chambre où je le retrouve une heure plus tard, lisant du
Lamartine. Il n'avait pas tort : l'agitation n'a rien changé.
François Mitterrand : «
Beaucoup de chefs d'Etat oublient cette nécessité : tout ce qui
permet de prendre de la dista,ace sans perdre le contact est
nécessaire à l'action. Je parle de la distance entre soi et soi.
»
Finalement , le paragraphe du communiqué consacré
aux « Négociations Globales » dit que « les
Vingt-Deux s'entendent pour ouvrir au sein des Nations-Unies des
négociations sur un nouvel ordre économique international ».
La procédure à suivre n'est pas définie, bien que la première phase
des négociations doive être terminée avant la fin de l'année.
Enterrement ?
Samedi 24 octobre
1981
Au cours de sa conférence de presse, le Président
parle d'un succès relatif sur les « Négociations Globales », sur la
politique agricole et sur la « Filiale énergie ». Mais il regrette
que rien n'ait été décidé sur la stabilisation des cours des
matières premières et sur les questions de monnaies et de
finances.
François Mitterrand : « Un
accord réel s'est déjà fait sur ces propositions. Vous pourrez dire
qu'il faut toujours distinguer entre les pensées, les
arrière-pensées, et, quand les textes sont écrits, ce qui est écrit
entre les lignes... »
Il écrira aux deux coprésidents pour marquer son
étonnement devant la présentation à la presse de la partie relative
à l'investissement énergétique dans le commentaire final de la
Présidence. Les Canadiens signaleront à cette occasion que leur
interprétation est bien la même que la nôtre.
La plupart des pays du Tiers Monde manifestent
leur satisfaction, estimant que les conditions posées à la reprise
du dialogue sont acceptables. La presse indienne se dit déçue.
L'agence Chine Nouvelle constate qu'un pas en avant a été
fait.
Congrès du PS à Valence : catastrophique. Claude
Estier : « Le système d'information reste le
produit de l'ancien pouvoir et n'est pas en mesure d'expliquer
concrètement la politique du gouvernement. » Paul Quilès
fait très exactement ce que François Mitterrand répète depuis
longtemps qu'il ne faut jamais faire : il parle de « couper les têtes » ! Citant Robespierre, il
explique qu'il faut toujours désigner nommément ceux qu'on veut
renvoyer afin d'éviter toute incertitude ! Mais comme lui non plus
ne les nomme pas, on ne retient que l'expression « couper les têtes ». Il devient Robespaul !
Tandis qu'à Valence on parle de couper des têtes,
on travaille ici à Cancún, en parfaite intelligence, dans l'intérêt
de la France, avec tous les hauts
fonctionnaires.
Après une brève visite de Chichén Itzá, dans
l'avion du retour, le Président iévoque Valence : « Si je critique Quilès, j'approuve en revanche la
dénonciation des médias par Estier. » Il dit sa colère
devant « la bêtise crasse de ceux qui se
croient tout permis. Veulent-ils une radicalisation ? Mais alors,
il faut aller au bout ! La social-démocratie n'est qu'une
demi-mesure condamnée à l'échec. Seul le léninisme peut transformer
durablement les choses. Mais, naturellement, cela conduit à la
dictature, alors il vaut mieux s'abstenir... ».
Lundi 26 octobre
1981
Jacques de Fouchier vient me répéter ce qu'il a
dit à Jacques Delors il y a deux jours : il est prêt à prendre la
présidence de Paribas à condition d'obtenir la promesse qu'avant
même la nationalisation, Jean-Yves Haberer lui succédera. Il sait
bien que Haberer rêve de la Banque de France ou du Crédit Lyonnais,
et que Paribas serait pour lui bien moins prestigieux. Mais, selon
Fouchier, les principaux directeurs de la banque sont « en rébellion ouverte contre le gouvernement et décidés à
faire échapper à la nationalisation non seulement Paribas-Genève,
mais également Paribas-Bruxelles, Paribas-New York, Paribas-Hong
Kong et l'ensemble des filiales étrangères. La seule solution
serait de faire nommer d'urgence par l'actuel conseil
d'administration, qui y est non seulement préparé mais est aussi
demandeur, un nouveau président en anticipant sur la
nationalisation. Sans une telle décision, Paribas, cinquième banque
d'affaires au monde, pourrait être entièrement détruite dans les
trois semaines. L'autorisation par le gouvernement d'une telle
nomination d'urgence est d'intérêt public ».
L'Assemblée adopte le projet de loi sur les
nationalisations.
L'OCDE décide une hausse de 3 % du taux minimal du
crédit à l'URSS. La France s'y résigne, malgré les pertes de
contrats que cela entraîne.
Mardi 27 octobre
1981
Le rapport de J.J.S.S. sur la création d'un Centre
informatique est remis. Il ne dépasse pas le niveau d'un article de
journal. Son hymne à l'informatique individuelle ne contient rien
de nouveau. Il n'y a pas de raisons pour que les conséquences sur
l'emploi, la vie quotidienne et la réduction des inégalités soient
plus fortes à travers les micro-ordinateurs qu'à travers le câble,
les terminaux télématiques ou la robotique. Aucun chiffrage sérieux
ni aucune stratégie.
Le seul intérêt de ce projet réside dans la venue
en France de grands scientifiques étrangers. Encore s'agit-il, pour
la plupart d'entre eux, de généralistes dont je doute qu'ils soient
capables de réaliser eux-mêmes les percées technologiques
nécessaires. De surcroît, le projet se présente comme une création
ex nihilo. Rien n'est dit sur les articulations, pourtant
indispensables, avec ce qui existe déjà en France et qui n'est —
pour dire le moins — pas dépourvu de valeur...
Mais le Président y tient, et tous les directeurs
de cabinet des ministres réunis doivent dégager des ressources
grâce à des économies opérées dans chaque ministère pour financer
ce centre.
Sans compter que J.J.S.S. a trouvé un nom :
« Centre Mondial ». C'est tout ?
« Planétaire » aurait mieux
convenu...
Mercredi 28 octobre
1981
Le Sénat américain autorise la vente de cinq
avions-radars Awac à l'Arabie Saoudite.
Le Conseil des ministres adopte le projet de loi
Quilliot régissant les relations entre locataires et
propriétaires.
Le déjeuner habituel à l'Élysée : Pierre Mauroy,
Gaston Defferre, Louis Mermaz, Pierre Joxe, Pierre Bérégovoy,
Lionel Jospin, Jean Poperen, Paul Quilès, Claude Estier. A propos
du Congrès de Valence, François Mitterrand les tance : « Vous êtes tombés dans le piège de la droite. Vous n'avez
pas trouvé le ton juste. Maintenant, c'est moi qui vais payer cela
pour longtemps ! »
Une réunion à Matignon, présidée par Jean
Peyrelevade, arrête les modalités techniques de la nationalisation
de Matra. Pierre Joxe est très réservé sur le principe même de
l'accord.
Le Sénat repousse le projet de loi sur les
nationalisations.
Gaston Defferre pousse le Président à recevoir
J.J.S.S. afin qu'il lui remette son rapport. Le maire de Marseille
est prêt à trouver les locaux et à payer le fonctionnement du
Centre à l'université de Luminy. Il suggère de convier l'équipe de
scientifiques et les représentants de certains pays du Golfe.
François Mitterrand accepte.
Jacques Delors vient faire part au Président de
son inquiétude devant le déficit explosif de la Sécurité sociale.
De 1981 à 1982, il passera de 8 à 26 milliards, compte tenu du
relèvement du minimum vieillesse à 2 000 francs au 1er janvier et d'une nouvelle augmentation des
allocations familiales au 1er juillet,
et sans tenir compte encore des effets de la réforme des
prestations familiales et de l'abaissement de l'âge de la
retraite.
J.-Y Haberer me téléphone. Il ne souhaite pas être
proposé à la présidence de Paribas, le « projet de loi de nationalisation ayant démantelé le
groupe ». Je lui demande de venir m'en parler.
Goukouni Oueddeï fait savoir qu'il entend demander
le retrait total, avant le 31 décembre, des troupes libyennes
encore au Tchad. François Mitterrand souhaite qu'il fasse cette
demande publiquement. Il hésite. Dans la nuit, on réveille le
Président pour lui annoncer que, selon des informations en
provenance de Washington, un coup d'État pro-libyen a eu lieu à
N'Djamena. L'armée américaine est à la disposition de la France si
celle-ci décide d'intervenir.
Le Président appelle lui-même l'ambassadeur
français, Roucaute, à N'Djamena : il ne se passe rien ! Les
Américains voulaient donc pousser la France à les appeler à la
rescousse. Cette nuit-là un Président plus impulsif aurait provoqué
un débarquement américain en Afrique.
Vendredi 30 octobre
1981
Jean-Pierre Cot est à N'Djamena pour étudier avec
Goukouni les conditions d'un départ des Libyens.
Au Conseil de Défense, on parle du Hadès et des
sous-marins. Le Président se prononce en faveur du nouveau
sous-marin — le septième —, mais se montre très réticent à l'égard
du Hadès, à la portée trop courte (350 km), arme du champ de
bataille alors que, pour lui, le nucléaire n'est qu'une arme de
dissuasion.
La question est d'éviter que nos forces nucléaires
soient impliquées dans la négociation américano-soviétique qui
s'ouvre dans trois semaines à Genève. Il sera impossible d'empêcher
que les Soviétiques procèdent à des décomptes impliquant
indirectement nos forces. Mais il faut éviter toute mention
explicite de notre force stratégique et a
fortiori toute contrainte qui nous viserait. Les
Soviétiques, puis les Allemands, puis les Américains chercheront à
nous fléchir, soi-disant pour « faire avancer » la négociation.
Afin de nous prémunir contre ce risque de chantage, le Président
décide d'une position très dure : demander explicitement aux
Américains de s'engager à écarter toute mention des forces
françaises dans un accord bilatéral avec l'URSS, en contrepartie de
notre soutien au programme militaire américain.
Lundi 2 novembre
1981
Pierre Bérégovoy et Marceau Long proposent au
Président des nominations pour le prochain Conseil des ministres.
Il s'agit de pourvoir au remplacement de hauts fonctionnaires en
fin de mandat. François Mitterrand : « Je suis
très mécontent du conformisme des propositions. Pas de chasse aux
sorcières. Aucun renvoi avant l'expiration des mandats. Mais on ne
fait pas assez appel à "nos" notables du Conseil d'État ou
d'ailleurs. »
Concernant Matra, Delors et Fabius sont contre la
prise de contrôle par augmentation de capital : elle aboutirait à
mettre de l'argent public dans le seul groupe nationalisable qui
n'en ait pas besoin.
Le sherpa américain,
Myer Rashish, vient me revoir. Il ne croit absolument pas aux
propositions qu'il est chargé de transmettre sur le gazoduc. Reagan
craint que les Allemands ne signent leur part du contrat à
l'occasion de la visite de Brejnev à Bonn, le 23 novembre prochain.
Il est allé à Bonn et a essayé, en vain, de s'y opposer...
Rashish : Vous n'avez rien à y gagner. L'opération d'Ourengoï
donnerait un ballon d'oxygène à l'URSS (7 à 8 milliards de dollars
de recettes annuelles après le remboursement des achats
d'équipements) lui permettant d'acheter les céréales dont elle aura
besoin pendant longtemps encore, en raison de la persistance
prévisible de la crise de son agriculture. Ses achats ne se
porteraient d'ailleurs pas sur l'Europe occidentale, sauf un peu
sur la France, mais plutôt sur les États-Unis, le Canada et
l'Argentine. Chaque année, on donnerait les moyens à l'URSS de se
doter de l'équivalent de deux porte-avions supplémentaires. Nous
demandons donc à nos partenaires européens de réfléchir jusqu'au
1er
février 1982. Il fait une proposition
de substitution : Nous vous proposons de
mettre en place avec nous un groupe de travail informel sur la
situation énergétique mondiale, qui préparerait pour le
1er
février 1982 une évaluation des besoins
énergétiques réels de l'économie européenne. Nous sommes prêts, le
cas échéant, à vous apporter une aide pour vous aider à faire face
à vos besoins énergétiques.
Incroyable : ils veulent maintenant étudier avec
nous nos besoins réels d'énergie ! « Réels » ? Pour mieux nous
rationner ? Puis vient la menace :
Rashish : Jusqu'à présent, la perspective de la signature du contrat
avec l'URSS n'a pas inquiété l'opinion publique américaine. Mais
cet état d'esprit est susceptible d'évoluer très rapidement. Si le
contrat gazier devait être passé avec l'URSS, il serait alors très
difficile pour les pays européens de demander aux États-Unis de
défendre leurs approvisionnements pétroliers dans le Golfe
Persique. Or, les besoins américains en pétrole venant de cette
région iront en décroissant d'ici la fin de la décennie, ce qui
n'est pas le cas pour les pays européens.
Stupéfiant : « Débrouillez-vous avec le Golfe !
»
Rashish : Pourquoi voulez-vous signer avec les Russes alors que vous
pouvez disposer du gaz de la mer de Baffin, dans l'Arctique
?
Je lui réponds que ce gisement se trouve sous une
très épaisse couche de glace ; avant qu'on n'ait fabriqué assez de
méthaniers brise-glaces, bien des années passeront. Nous avons à
assurer l'approvisonnement de notre pays ; nous ne pouvons compter
seulement sur cet espoir canadien.
En fait, cette proposition a avant tout pour but
de permettre à Reagan de se couvrir vis-à-vis de son opinion le
jour où la décision de la France, de la RFA et de l'Italie de
construire le gazoduc sera rendue publique. Une fois de plus, dans
une affaire jugée par eux comme essentielle, les Etats-Unis ont
recours à un chantage caractérisé : ou vous cédez sur le gazoduc,
ou vos pétroliers ne sont plus protégés dans le Golfe. Notre propre
présence dans l'océan Indien ne nous laisse pas, le cas échéant,
sans moyens de riposte, mais les Allemands et surtout les Italiens
seront sans doute troublés. Je doute pourtant qu'ils cèdent à la
pression. Rashish aussi.
La machine judiciaire se met en branle contre
divers dirigeants et clients de Paribas pour une affaire de fuite
de capitaux.
François Mitterrand à propos du prophète Jérémie :
«Je ne l'aime pas. Il est, disons, fatigant.
De tous les prophètes que je connais, il me paraît le plus
antipathique, d'où ma peine lorsque mes amis appellent leurs
enfants Jérémie. C'est un beau nom, comme ça, mais surtout
phonétiquement... »
François Mitterrand est victime de son admiration
pour Ernest Renan qui fit de Jérémie le prototype du «
collaborateur ». Justement, le Président a entrepris de relire tout
Renan.
Mardi 3 novembre
1981
Première Conférence franco-africaine à Paris.
Jean-Pierre Cot, déchaîné contre les violations des droits de
l'homme au Zaïre, a obtenu qu'elle n'ait pas lieu à Kinshasa, comme
l'avait décidé l'an dernier Giscard.
Colère du Président : à la soirée au château de
Versailles, qui suit la Conférence, le protocole du Quai a invité
le président du CNPF au dîner, et les dirigeants des syndicats
ouvriers seulement au café ! Vieille tradition... Il faudra quatre
ans et quatre chefs du protocole pour en changer.
Je rencontre Acyl Ahmat, le sombre ministre des
Affaires étrangères de Goukouni : « Sans les
Libyens, nous sommes perdus... »
Mercredi 4 novembre
1981
Au Conseil des ministres, le Président se plaint
de ce que les ministres ne vont pas assez souvent assister aux
débats de l'Assemblée nationale : « Ceux qui
ne veulent pas représenter le gouvernement n'ont qu'à démissionner.
»
J.-Y. Haberer a peut-être changé d'avis. Il vient
m'exposer ses conditions pour accepter de prendre la présidence de
Paribas. Il veut des modifications au projet de loi de
nationalisations. Il les a consignées au crayon sur une toute
petite feuille de papier blanc intitulée : Maintien et promotion de l'outil Paribas au service de
l'Etat : «
1 Compagnie Financière et Banque restant intégrées : même
président pour les deux et même représentation de l'Etat au Conseil
d'administration;
2 Pas de démantèlement de la Compagnie Financière : pas
d'évolution vers une société d'investissement, pas de dispersion
des participations dans les entreprises privées ;
3 Adaptation de participations internationales aux obstacles
spécifiques (Pb du % de participation) ;
4 Crédit du Nord non séparé ;
5 Maintien des rémunérations au niveau approprié pour éviter
la dispersion des cadres ;
6 Paribas pôle de regroupement en cas de remembrement du
système bancaire ;
7 Coopération avec les anciens dirigeants pour la phase de
transition internationale (présentation à l'étranger pour assurer
la continuité) ;
8 Liberté du Président pour le choix des directeurs généraux
;
9 Libre appréciation des risques bancaires ;
10 Maintien des actuels actionnaires publics. »
Conditions honorables et acceptables. Il sera donc
président de Paribas.
Le nombre de chômeurs dépasse les deux millions.
Il faut agir, retrouver la croissance par tous les moyens.
De multiples rumeurs sur une maladie du Président
courent tout Paris. François Mitterrand, accueillant Mgr Vilnet : «
Vous voyez, Monseigneur, mon cancer se porte
bien ! »
Le Syndicat national des médecins, chirurgiens,
spécialistes, biologistes des hôpitaux publics envisage une grève
pour protester contre le projet de suppression du secteur privé
dans les hôpitaux. François Mitterrand : « Ralite est allé plus loin que mon programme. Le lui dire.
»
Jeudi 5 novembre
1981
Mécontent, comme Pierre Joxe, de l'absence de
toute réforme fiscale dans le Budget 1982, François Mitterrand veut
prendre les devants pour celui de 1983. Il écrit à Pierre Mauroy
pour lui donner le détail d'un programme de réforme fiscale qu'il
souhaite voir mis en oeuvre :
« Le récent débat budgétaire
a montré qu'il était indispensable pour le gouvernement de disposer
rapidement d'une vision d'ensemble de la réforme fiscale qu'il
entend mettre en œuvre. Certes, il n'était matériellement pas
possible de préparer une telle réforme dans le cadre du Budget
1982. Mais il faut dès maintenant engager une réflexion sur son
contenu, afin de pouvoir intégrer certaines mesures significatives
dans le Budget 1983.
Elles devront porter
notamment sur les points suivants :
— réexamen de l'imposition
des plus-values ;
— réexamen de toutes les
exonérations, déductions ou abattements accumulés au fil des ans
;
— réforme de la fiscalité de
l'épargne, à la suite du rapport de la Commission mise en place par
les ministères de l'Economie et du Budget;
— intensification de la
lutte contre la fraude fiscale ;
— modification des taux de
TVA vers plus de justice ;
— étude des modifications
d'imposition susceptibles de favoriser l'investissement
;
— réforme de la fiscalité
locale dans le cadre de la décentralisation (en particulier, taxe
professionnelle et taxe d'habitation).
Je souhaite que les premiers
projets portant sur ces divers aspects puissent être examinés lors
d'un Conseil restreint avant la fin de l'année.
Ce délai est nécessaire à
leur insertion réfléchie dans le cadre de la préparation du Budget
1983. »
Matignon — pas Pierre Mauroy — accueille mal cette
lettre. De façon générale, on y reçoit avec de plus en plus
d'irritation les orientations présidentielles.
Vendredi 6 novembre
1981
Nouvelle remarque de François Mitterrand sur les
nominations aux conseils d'administration à propos d'un nom déjà
rayé par lui mais qui revient : « Pourquoi cet
inspecteur des finances est-il partout ? »
La visite en Chine de Michel Jobert s'achève dans
un climat pesant après l'annonce de la condamnation à deux ans de
rééducation de Li Shuang, une jeune artiste chinoise fiancée à un
diplomate français. Jobert fait tout pour lui venir en aide.
Cheysson est contre : « Il va nous faire tout
rater avec la Chine pour un amour de passage ! »
Li Shuang fera ses deux ans, sera expulsée,
épousera le diplomate ; tous deux s'occuperont d'une galerie de
tableaux à Paris.
Jean-Marcel Jeanneney propose à M'hamed ben Yayia
un compromis : l'indexation du prix du gaz à la fois sur le prix du
pétrole et sur les termes de l'échange.
Le Président me demande de dire à l'ambassadeur
d'Israël qui quitte son poste que « la France
n'a pas d'ambitions au Moyen-Orient ; elle n'a pas l'intention de
jouer un rôle ni de proposer un plan ».
Certains présidents d'entreprises nationalisables
négocient avec l'État. D'autres se battent contre lui. D'autres
encore se terrent. Intéressante comédie humaine.
Samedi 7 novembre
1981
François Mitterrand gracie Roger Knobelspiess à la
demande de Robert Badinter.
Dans certains milieux, le climat de guerre civile
s'accentue. Jean Foyer déclare à la radio : «
Tout est permis à la majorité, rien ne l'est plus à la minorité.
»
53 % des Français ont un jugement positif sur les
six premiers mois de gouvernement de la gauche. Pas si mal.
850 radios privées existent à présent. Formidable
libération. Georges Fillioud revient à la charge pour obtenir
qu'elles soient autorisées à diffuser de la publicité. Mauroy n'en
veut toujours pas.
Lundi 9 novembre
1981
Le rapport de la commission Moinot est mal
accueilli par Fillioud qui croyait mieux la contrôler. Pour la
commission, la Haute Autorité devrait être composée de trois
membres désignés par le Président, trois par les juridictions
suprêmes, et trois cooptés par les six premiers sur une liste
proposée par un Conseil national de l'audiovisuel. Cela ne convient
pas du tout à Fillioud. La Haute Autorité élaborerait la Charte
régissant le fonctionnement des organismes de radio et de
télévision et la répartition de la redevance entre les chaînes. Le
gouvernement conserverait la définition de l'action extérieure et
de l'action culturelle. Une société nationale unique de diffusion
regrouperait TF1, A2, FR3 et la SFP, et une autre société nationale, les
satellites.
La Commission propose aussi que la Haute Autorité
et le ministère des PTT exercent une tutelle conjointe sur TDF, et
que l'INA éclate entre un établissement public des Archives
audiovisuelles, sous la responsabilité du ministère de la Culture,
et un établissement universitaire pour la Formation
audiovisuelle.
Cela n'arrange pas les affaires de Georges
Fillioud : « La Haute Autorité, telle que l'a
proposée Moinot, exercerait l'ensemble des pouvoirs jusqu'ici
détenus par le gouvernement ou le Parlement », et « l'unité du
système audiovisuel serait détruite ». Pour lui, l'État doit
rester seul maître des décisions d'investissement (nouveaux
réseaux, nouvelles chaînes, satellites). Il veut que la tutelle de
la Sofirad, de TDF (exercée jusqu'ici par les PTT), de l'INA, de la
Régie française de publicité continue de relever de son
ministère.
Mardi 10 novembre
1981
Face aux prévisions catastrophiques pour la
Sécurité sociale en 1981 et 1982, Pierre Mauroy décide le
déplafonnement des cotisations patronales et le rétablissement du 1
% pour les salariés (instauré puis supprimé par Barre). Premiers
grincements de dents des syndicats et des patrons. Premières
mesures courageuses. Delors et Mauroy sont ici sur la même ligne.
Le Président les laisse gouverner.
Haberer quitte la direction du Trésor pour prendre
la présidence de Paribas. Il a du panache. Il risque sa carrière
pour entrer dans un métier, la banque d'affaires, qu'il ne connaît
guère.
Il faut le remplacer. Pierre Bérégovoy :
« Il ne faut pas renoncer à X... pour le
Trésor. » Contre ce candidat, Michel Camdessus, proposé par
Delors, sera retenu par le Président.
Jeudi 12 novembre
1981
Indira Gandhi est reçue à Paris en « partenaire privilégié ». Elle explique sa
politique d'amitié avec son voisin soviétique et ses positions sur
le Cambodge, le Laos et l'Afghanistan. Ses relations avec le
Pakistan sont une obsession. Des perspectives commerciales
s'ouvrent pour la France en matière de télécommunications, de
Mirage 2000, de sidérurgie. Un petit conflit hérité du passé :
l'Institut franco-indien de technologie, dont la création a été
désirée lors de la visite de Giscard en janvier 1980. Pour les
Indiens, il s'agit en fait de faire financer par la France un
établissement supérieur classique, alors que, pour nous, l'intérêt
serait de créer une vraie coopération dans le domaine de la
recherche appliquée de haut niveau.
Jacques Rigaud, administrateur général de la CLT,
souhaite être reçu par le Président. Le débat sur les satellites de
télévision directe s'accélère. Deux satellites franco-allemands
devront être lancés avant la fin 1984 ; l'un des deux doit être mis
en fabrication dès maintenant. Rigaud ne veut pas d'un code de
bonne conduite des télévisions européennes par satellite qui
limiterait la publicité et réserverait une part à la création
nationale et européenne, ni d'un espace culturel européen
(développement des coproductions, préparation d'une chaîne
culturelle européenne, politique européenne de développement du
cinéma) : « Cela ne vise qu'à retarder le
lancement de chaînes commerciales diffusées par satellite.
»
Dimanche 15 novembre
1981
Arrivée au Tchad du contingent zaïrois de la Force
interafricaine : au total, 3 400 hommes pour surveiller le départ
des Libyens, ainsi que l'a demandé la France et l'a décidé
l'OUA.
Lundi 16 novembre
1981
La France s'inquiète de ne plus recevoir aucune
commande de l'URSS. Claude Cheysson propose d'user d'un moyen de
chantage ; pas d'achat de gaz si on n'obtient pas de commandes
industrielles : « Notre participation en tant
qu'acheteurs de gaz étant essentielle au succès du projet
d'Ourengoi; nous disposons d'un moyen d'agir, auprès des
Soviétiques. » Gérard Renon, qui est en charge du problème à
l'Elysée, en rend compte à Pierre Bérégovoy, qui transmet à son
tour au Président. Le contrat de Gaz de France n'est pas encore
signé.
Les cotes de popularité de François Mitterrand et
Pierre Mauroy commencent à décliner.
Mardi 17 novembre
1981
L'interdiction de la publicité soulève un vent de
fronde parmi les animateurs de radios menés par Coluche et Patrick
Meyer, de RFM, la radio privée qui a les plus forts taux d'écoute
en région parisienne. Comme nous n'avons aucun moyen de leur
proposer un autre mode de imancement à la fois équitable et non
bureaucratique, ils vont être obligés de fermer. A l'inverse, les
radios « politiques », sans publicité, vont fleurir, alors que la
frontière n'est pas toujours facile à tracer entre
l'information-service et la propagande politique émanant par
exemple d'un maire. A terme, la vraie question n'est donc pas celle
de la publicité, mais de savoir qui va occuper les ondes. Si on
autorise la publicité, on donne leur chance à des radios vraiment
libres, dont certaines sont capables de capter une audience bien
supérieure à toutes les radios de service ou « politiques »,
surtout chez les jeunes.
Le Président l'admet. Il faut maintenant choisir
la date et les motifs d'un tel revirement. Le débat autour du
projet de loi sur l'audiovisuel constituera, en avril prochain,
l'occasion naturelle. Mais il viendra tard et le gouvernement sera
confronté d'ici là à l'alternative suivante : laisser se développer
dans l'anarchie les radios qui font appel à la publicité ou
provoquer l'affrontement en les poursuivant devant les tribunaux et
en y envoyant les CRS.
J.J.S.S. tient maintenant à ce que le nom complet
de son Centre soit : « Centre mondial pour la
promotion des usages sociaux de l'informatique ».
Mercredi 18 novembre
1981
Conseil des ministres. Pour accélérer les réformes
sociales (retraite à soixante ans, trente-huit heures, cinquième
semaine de congés payés), Pierre Mauroy obtient du Conseil
l'autorisation de procéder par ordonnances.
Pierre Mauroy :
Il faut aller vite pour organiser le partage
du temps de travail.
Charles Fiterman
bougonne : Les gens n'ont pas encore ressenti
beaucoup de changements.
François Mitterrand : Nous
n'avons pas, comme la droite, les moyens économiques, alors nous
contre-attaquons avec tous les moyens que nous donne la
Constitution.
On en reparlera la semaine prochaine. On enchaîne
sur le problème hospitalier :
François Mitterrand :
Je connais,
j'apprécie l'activité de Jack Ralite, mais il faut faire attention
à la suppression annoncée de l'hospitalisation privée dans les
hôpitaux publics. Evitons toute agitation supplémentaire, toute
grève ou menace de grève dans un milieu qui irradie. On ne va pas
tout supprimer au 1er janvier, donc
épargnons-nous une agitation, épargnons-nous des campagnes. J'avais
dit, au cours de ma campagne électorale, que l'hospitalisation
privée dans le secteur public serait supprimée. Il faut en effet la
supprimer. Quant aux délais, j'avais employé une formule un peu
molle, j'avais parlé d'une disparition par extinction ! Cela fait
long pour des médecins bien portants, cela peut faire vingt-cinq
ans ! Mais, à l'intérieur de ces groupes de médecins, il y a des
gens très différents : les uns n'ont voulu que gagner de l'argent,
les autres non, qui sont d'honnêtes gens. Il faut faire attention.
J'en appelle à la sensibilité politique de M. Ralite. Il s'agit
d'un secteur facile à fragiliser.
Jack Ralite :
Il y a des avis différents chez ces médecins.
En outre, la presse parle à côté des propos tenus ! J'ai dit
simplement que le 1er janvier, on pourrait
annoncer où l'on va et comment. Je n'ai pas l'impression,
d'ailleurs, que tout le corps médical se lève contre nous. Je
m'apprêtais à réagir dans le sens que souhaite le Président de la
République, mais il faut savoir que l'attitude de cersouhaite le
Président de la République, mais il faut savoir que l'attitude de
certains nantis est critiquée au sein de la profession ; il
suffit de lire certaines revues
pour s'en rendre compte.
Gaston Defferre :
Pour nos hôpitaux, il est utile que les grands
patrons y entrent et qu'ils y amènent leur clientèle. Les hôpitaux publics en ont tiré grand
profit. La formule de l'extinction est la meilleure. Si l'on y
allait trop fort, les gens retourneraient dans les cliniques
privées.
François Mitterrand :
Je n'ai pas à me plaindre de la façon dont
l'action est conduite, je rends hommage à l'énergie et à la
rapidité du ministre, mais il faut que tout le monde marche du même
pas.
Conclusion du Premier ministre sur la situation
économique :
Pierre Mauroy : Il faut tenir sur les
prix et tenir sur les salaires. Je suis d'accord avec M. Delors. Il
y a certes des risques de dérapage. Il faut que nous maintenions le
pouvoir d'achat comme nous nous y sommes engagés. Je crois beaucoup
aux nationalisations pour relancer le développement industriel.
Comme le ministre du Budget, je crois aussi que nous aurons plus
facilement un accord avec les grandes entreprises qu'avec les PME,
malgré notre discours qui privilégie les PME, mais elles sont
viscéralement contre nous.
En 1982, il faudrait aussi
éponger l'arrivée de plus de 600 000 jeunes sur le marché du
travail. Mais nous avons pris la bonne route. Et l'offensive qui
est lancée contre nous est beaucoup plus politique
qu'économique.
Alerte : les nouvelles prévisions de l'OCDE pour
1982 sont sensiblement moins optimistes que celles publiées début
septembre. La reprise est hypothéquée par la récession mondiale.
Aux États-Unis, la production ne s'accroîtra pratiquement pas en
1982, ce qui provoquera un gonflement du déficit public (proche de
100 milliards de dollars) et une remontée des taux d'intérêt ; une
crise financière est possible et se traduira par une forte
instabilité du dollar et un redoublement du désordre monétaire
mondial.
Pour l'économie française, les prévisions sont les
suivantes : le chômage atteindra 2,2 millions de personnes à la fin
de 1982. L'inflation pourrait être limitée à 12 % environ en 1982.
Le déficit budgétaire et social atteindra sans doute 120 milliards
de francs, compte tenu des dérapages prévisibles (aide à
l'agriculture, dotation en capital des entreprises publiques,
Sécurité sociale...). Il faudra trouver en plus 80 milliards pour
le financement des entreprises publiques. Cela dépasse la capacité
actuelle du marché financier (130 milliards en 1980 et 1981).
La relance de juin commence à faire sentir ses
effets. Les achats des ménages ont augmenté de près de 2,5 % en
volume ; tous les secteurs de biens de consommation sont en
reprise, sauf l'ameublement. Mais l'investissement faiblit encore :
- 2,5 % depuis le début de l'année. D'où une baisse d'activité dans
les industries de biens d'équipement.
Dans le même temps, les prélèvements obligatoires
passeront de 42,9 % à 43,8 % du PÏB en 1982. Ce point
supplémentaire, contraire à l'engagement du Président de plafonner
le taux des prélèvements, est essentiellement supporté par les
cadres moyens et supérieurs.
Le déficit de la balance des paiements courants
atteindra 55 milliards en 1982, contre 40 en 1981. Il faudra
trouver près de 90 milliards pour financer la balance des
paiements, ce qui nécessitera un recours direct à des capitaux des
pays pétroliers pour au moins 45 milliards. Sinon, il faudra puiser
sur nos réserves d'or, au risque de les épuiser. Le Franc aura dans
ces conditions bien du mal à résister aux pressions.
Pierre Mauroy : « Si nous
avions su tout cela en juin 1981, si les experts de l'OCDE avaient
été moins optimistes, la relance eût certainement été plus modeste.
»
Jacques Delors
s'emporte : « J'en ai marre de ces
instituteurs qui me donnent des cours d'économie ! Et le cabinet de
Mauroy est composé de prétentieux incompétents qui me font sans
cesse la leçon ! »
L'après-midi à l'Assemblée, une députée socialiste
interroge Ralite :
Françoise Gaspard :
Monsieur le ministre de la Santé, à la suite
de votre décision de supprimer à compter du 1er janvier 1982 l'activité hospitalière privée dans les
hôpitaux publics, les médecins-chefs ou assistants mettent en avant
le statut du 8 mars 1978 qui, s'il couvrait certains abus — et nous
les connaissons -, permettait de pallier quelques carences au
niveau de la couverture sociale et de la retraite des médecins
intéressés...
Jack Ralite :
Je rappelle que la suppression du secteur
privé à l'hôpital public a été l'un des points du programme du
Président de la République, alors candidat, et sur lequel s'est
porté le vote des Françaises et des Français. Au lendemain du 10
mai, personne n'a exprimé d'émotion. Pensait-on ici ou là que les
engagements pris ne seraient pas respectés ? J'ai présenté au début
du mois de juillet dernier les dix points du programme du
gouvernement pour la Santé : l'un de ces dix points concernait
cette question. J'avais dit que nous allions, conformément au
programme du Président de la République, supprimer le secteur privé
à l'hôpital public sans hésitation, mais sans précipitation.
Personne n'a réagi.
Lors de mon tour de France,
lors de l'étape de nuit à La Pitié-Salpêtrière, en parlant de la
réforme des structures hospitalières, j'ai réaffirmé cet
engagement. Là encore, personne n'a rien dit.
Ce n'est qu'à la suite de la
réponse faite à M. Georges Mesmin, ici même, le 21 octobre 1981, où
j'ai annoncé qu'une concertation s'ouvrirait le 19 novembre,
c'est-à-dire demain, et que les modalités de la suppression du
secteur privé devraient être connues le 1er janvier 1982, que certaines oppositions ont commencé. De
quoi s'agit-il ?...
Tournant dans les négociations Est/Ouest : Reagan
se décide. Dans une lettre à Brejnev, il propose à l'URSS de
démanteler les fusées SS 20, SS 4 et SS 5, en échange de l'abandon
par l'OTAN de l'installation de fusées Pershing 2 et de missiles de
croisière. Cette proposition, l'« option zéro
», est immédiatement qualifiée de «pure
propagande » par l'agence Tass. Ce sera sans doute pourtant
le point de référence des négociations.
Jeudi 19 novembre
1981
France-Soir annonce en
première page que François Mitterrand est soigné depuis plusieurs
années à Villejuif, hôpital spécialisé dans le traitement du
cancer. Au téléphone, une amie journaliste qui passe pour une des
mieux informées de Paris : « Je ne te demande
pas confirmation, mais je t'annonce que nous savons sans le moindre
doute que le Président est actuellement hospitalisé dans le service
de cancérologie du Professeur X..., à l'Hôpital militaire de Lyon.
Si tu l'as au téléphone, dis-lui que ce n'est plus la peine de se
cacher ! » Je lui réponds : « Mais je
vais le lui dire tout de suite : il est dans mon bureau !
»
Le Président : « Ces rumeurs
fonctionnent comme une sorte de meurtre sacrificiel, comme si on
plantait des aiguilles sur ma photo. Ils finiront par m'avoir...,
mais pas cette fois ! »
Dès le retrait libyen, Abéché passe sous le
contrôle de Hissène Habré. La Force interafricaine n'intervient
pas. François Mitterrand préférerait que Goukouni tienne, mais ne
fera rien pour l'aider : c'est une lutte interne, non une agression
extérieure.
Vendredi 20 novembre
1981
Comme prévu, la RFA signe un contrat pour la
livraison annuelle de 10,5 milliards de mètres cubes de gaz
sibérien. Fureur à Washington. Les jours de Rashish au State
Department sont comptés.
François Mitterrand reçoit en grande pompe J.-J.
Servan-Schreiber et son groupe. Il y a là quatorze « savants »,
dont Nicholas Negroponte, Seymour Papert, Radj Reddy, Terry
Winograd. Le Président prononce un discours d'une vingtaine de
minutes qu'il a relu ce matin : « Il est essentiel pour chaque
nation de devenir un des cœurs du
développement et de l'usage social de ces nouvelles techniques.
Cela ne se fera pas sans volonté ni sans
action (...). Ce Centre ne se fera pas à la place des centres de
recherche existant déjà en France, et que j'entends développer. Il
se fera avec la recherche française, et contribuera à lui donner un
plus grand rayonnement international. » Quatre savants
représentant quatre continents répondent brièvement, chacun dans sa
langue, pour dire qu'ils sont heureux de venir y travailler.
Le mécanisme des discours présidentiels se rode :
un technicien de l'Élysée s'en charge quand il s'agit d'un discours
sectoriel ; le Président y travaille lui-même quand c'est un plus
grand discours ; l'improvisation est de règle, autant qu'il est
possible.
Dimanche 22 novembre
1981
Brejnev est à Bonn. Il a empoché l'achat de gaz
par la RFA.
Lundi 23 novembre
1981
Pierre Bérégovoy renvoie à Gérard Renon sa note
mentionnant les réserves de Cheysson sur la signature du contrat
gazier par la France. En marge, il écrit : « Il me semble que le Quai d'Orsay est très sensible à la
pression américaine. » Il la passe au Président qui, lui, y
écrit : « Il faut régler le contrat avec les
Soviétiques avant le 30 novembre, sur une base sérieuse mais
positive. Toute autre attitude serait dilatoire et ne saurait être
approuvée. »
Le 30 novembre, car à cette date le Président doit
se rendre en Algérie et il ne veut pas que les négociations des
deux contrats gaziers puissent interférer. Bérégovoy transmet cet «
accord de principe » du Président directement à Gaz de
France.
Le Sénat vote la question préalable et rejette le
projet de loi sur les nationalisations.
Contre l'avis et le pronostic de Claude Cheysson,
la Grande-Bretagne, l'Italie et les Pays-Bas acceptent de
participer avec la France à la Force internationale au Sinaï à
partir d'avril prochain.
Au cours d'un déjeuner, Robert Armstrong me remet
le projet de relevé de conclusions qu'il a préparé pour le Conseil
européen qui se tiendra bientôt à Londres sous présidence anglaise
:
« L'objet du budget
communautaire est de financer les politiques communautaires
convenues. En même temps, il est nécessaire d'éviter la création ou
la réapparition d'une situation inacceptable pour tout Etat membre,
et de favoriser la convergence globale des économies sans imposer à
aucun un fardeau excessif (...). Les arrangements détaillés ainsi
convenus seront réexaminés au bout d'une période de sept ans afin
d'étudier les progrès réalisés en ce qui concerne les objectifs
budgétaires à longue échéance de la Communauté et de considérer
s'il est nécessaire d'y apporter des modifications. »
Il veut donc obtenir un accord de remboursement
des dépenses anglaises pour sept ans ! Même Giscard n'avait cédé
que pour deux ans...
Impossible d'obtenir des Sept un Sommet restreint
aux seuls chefs d'État ; je leur propose donc une date : les 7 et 8
juin 1982 ; et le lieu sera Versailles.
Malgré les efforts déployés notamment par le
Premier ministre, le message du gouvernement aux chefs d'entreprise
n'est pas passé : 87 % d'entre eux estiment que leur tâche n'est
pas facilitée par les mesures prises par le gouvernement.
Selon le Service d'observation des programmes, le
temps consacré depuis un mois par la radio et la télévision à la
majorité (Président + gouvernement + partis de la majorité + CFDT +
CGT) est sept fois plus important que celui consacré à l'opposition
!
Le Président sermonne le Premier ministre :
« Cela ne sert à rien. N'intervenez jamais
auprès des chaînes. Plus on vous voit, plus vous êtes impopulaire.
Plus on les voit, plus on se souvient de ce qu'ils ont été !
»
Mardi 24 novembre
1981
L'Égypte se réjouit de l'accord des Européens de
participer à la force du Sinaï. Le Premier ministre en charge des
Affaires étrangères, Kamal Hassan Ali, remercie Claude Cheysson :
«Le gouvernement égyptien attend beaucoup de
l'aide de ses amis du Conseil des Dix. »
Conseil restreint sur la préparation du Conseil
européen de Londres avec Pierre Mauroy, Michel Jobert, Claude
Cheysson, Jacques Delors, Edith Cresson, Laurent Fabius, André
Chandernagor.
Edith Cresson souhaite venir à Londres, parce
qu'il y sera question des prix agricoles. Le Président l'y
autorise. Michel Jobert se renfrogne. Deux problèmes dominent :
celui du prix des céréales et celui de la contribution
britannique.
Le Président s'ennuie ostensiblement. C'est la
première et sans doute la dernière fois qu'il tiendra ce genre de
réunion. Il préférera dorénavant travailler sur notes.
Mercredi 25 novembre
1981
Le Conseil des ministres adopte la loi
d'habilitation pour les ordonnances en matière sociale.
Yvon Gattaz, qui vient d'être élu patron du CNPF,
demande à me voir en secret. J'emmène Jean-Louis Bianco avec moi au
rendez-vous. En fait, rien d'essentiel : il souhaite être reçu par
le Président pour parler des charges des entreprises.
Le ministre anglais des Affaires étrangères, Peter
Carrington, répond à l'Égypte, au nom des Dix, que la Force
européenne viendra dans le « cadre de l'Accord
de Venise et non de Camp David» et qu'« il n'est pas possible de reconsidérer ce
point». Begin proteste auprès du
Président français : « Israël n'acceptera la
présence d'une Force européenne dans le Sinaï que sur la base des
documents de Camp David. Cela rend donc impossible la participation
des Européens. J'en suis désolé et
j'assure le Président de mon amitié. » Le Président demande
à Cheysson de protester officiellement auprès de Londres. Mais
Cheysson n'aurait-il pas autorisé Carrington à parler ainsi en
notre nom ?...
La douzième conférence des chefs d'État arabes,
réunie à Fès, est ajournée, aucun accord ne s'étant révélé possible
sur le plan saoudien de règlement au Proche-Orient.
Les Russes, informés de l'accord de principe de
Gaz de France, refusent de fixer une date pour la signature du
contrat. Les négociateurs s'inquiètent.
Jeudi 26 novembre
1981
Conseil européen de Londres, à Lancaster House,
présidé par Margaret Thatcher. Délégation française
pléthorique.
Le débat sur les céréales — quelle évolution des
prix communautaires par rapport aux prix mondiaux ? quelles
importations de soja américain ? — occupe l'essentiel des débats.
Vers neuf heures du soir, François Mitterrand et Helmut Schmidt
parviennent à décrocher un accord :