Mais le Budget 1982 est déjà bouclé et tout cela restera lettre morte. D'autres urgences s'annoncent. Comment parvenir à traduire la vision à long terme en humbles décisions à court terme ?




Jeudi 27 août 1981


Les Européens continuent à discuter de la construction du gazoduc avec les Russes et sont bien décidés à aboutir, quelles que soient les pressions américaines. Sa longueur sera de 5 400 kilomètres. Le budget total sera supérieur à 20 milliards de francs. L'URSS retient les offres de Thomson pour les télécoms et de Matra pour la supervision. De gros marchés s'annoncent pour deux entreprises qui vont devenir publiques.


Vendredi 28 août 1981


Pendant que Claude Cheysson est à Amman, le Quai d'Orsay publie la déclaration conjointe franco-mexicaine sur le Salvador, préparée par Régis Debray et Claude Cheysson il y a quelques semaines à Cancún : « Les deux ministres tiennent à manifester en commun la grave préoccupation de leurs gouvernements devant les souffrances du peuple du Salvador dans la situation actuelle, source de dangers potentiels pour la stabilité et la paix de toute la région, étant donné les risques d'internationalisation de la crise. (...) Ils demandent que soit évitée toute ingérence dans les affaires intérieures du Salvador. »
François Mitterrand : « Le rôle qu'entend jouer la France en Amérique centrale est assez bien exprimé par cette déclaration franco-mexicaine. Elle ne doit ni ne peut souffrir aucune distorsion ni malentendu. C'est un non clair et net à l'intervention étrangère, et un oui résolu à la négociation pacifique entre toutes les parties prenantes à une guerre civile atroce (...). Quiconque s'en tient à une position de principe comme celle-là décourage toute velléité d'agression. Ce n'est pas un vœu pieux. C'est une exigence morale et politique. C'est celle de la France, et je ne doute pas qu'elle sera de mieux en mieux partagée. »
Les Américains prennent très mal la chose. Allen me téléphone pour savoir quelle suite nous comptons donner à ce texte : « Allez-vous envoyer des troupes françaises au Nicaragua ? » Ne sachant trop s'il plaisante, je réponds : « Sans doute pas. Mais rien n'est encore décidé... » Il éclate de rire.

Paris autorise les monarchistes iraniens qui avaient détourné pendant quelques heures une vedette vendue à Téhéran à rester en France. Mais nous restituons la vedette à l'Iran.




Samedi 29 août 1981


Attentat contre une synagogue à Vienne : deux morts et dix-sept blessés.

Claude Cheysson est maintenant à Beyrouth. Bien que le Président commence à s'inquiéter de ses déclarations publiques, il lui a extorqué la permission d'y rencontrer Arafat.
Sur l'insistance de l'ambassadeur de France à Beyrouth, Delamare, et au grand dam de la Syrie, la France livre des armes aux forces libanaises. Il faut renforcer l'autorité d'un Etat sans pouvoir face aux occupants israéliens au sud, syriens à l'est, palestiniens au centre...



Dimanche 30 août 1981


Le nouveau Président iranien Alikadjani et son Premier ministre sont tués dans un attentat.



A Bagdad, Cheysson évoque le calvaire du, peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale pour justifier la création de l'Etat hébreu : « Cette réparation a engendré une autre injustice, cette fois subie par les Palestiniens qui, à leur tour, ne sont pas étrangers à la tragédie libanaise. D'où la nécessité impérieuse d'un compromis fondé sur la justice, qui mettrait fin aux souffrances de tous les peuples concernés et qui établirait une paix durable dans la région. »
Lundi 31 août 1981

Cheysson expose au Président ses doutes à propos de la négociation d'achat de gaz algérien en cours depuis trois ans : « De deux choses l'une : ou bien les Algériens veulent essayer d'obtenir mieux du nouveau gouvernement en présumant que la mise en place de nouvelles équipes crée des conditions favorables ; ou bien ils sont vraiment prêts à faire un geste, mais alors, qu'attendent-ils de nous en contrepartie ? François Mitterrand répond : « Il faut être audacieux, généreux, et faire un accord au plus haut niveau. Plus nous achèterons de gaz à l'Algérie, plus nous lui vendrons de produits français. Qu'on négocie un accord à un prix supérieur au prix du marché en obtenant en échange que le surprix soit utilisé à acheter des produits français. »
On décide d'envoyer Jean-Marcel Jeanneney, qui fut le premier ambassadeur de France à Alger, négocier ce que le Président espère voir devenir un modèle pour d'autres accords de codéveloppement avec les pays du Sud.

Jean-Pierre Cot reçoit deux émissaires du GUNT qui lui remettent un message de Goukouni pour le Président et un mémorandum sur la relance de la coopération franco-tchadienne. Pendant ce temps, Hissène Habré progresse vers N'Djamena par l'est et le nord. Toutes les tentatives du GUNT pour s'opposer à cette progression échouent. La Force interafricaine n'est plus là. Les Libyens n'interviennent pas.


Mardi 1er septembre 1981

La presse espagnole nous attaque avec violence parce que nous hésitons encore à livrer à Madrid des terroristes basques arrêtés en France. François Mitterrand : « Il est triste d'extrader, mais il faudra faire payer le crime. Je vois venir cela avec angoisse, mais c'est inévitable. »

Installation de la Commission Moinot. Son mandat est défini par le Premier ministre : rechercher la « garantie d'une pleine autonomie des organismes chargés du service public de la radio et de la télévision ».

Réunion à l'Élysée pour confirmer ou annuler le lancement de deux satellites de télévision directe TDF1 et TDF2. Ils sont prévus depuis deux ans, mais on hésite encore à concrétiser. L'un concerne l'Allemagne, à la fin de 1984 ; l'autre la France, au début de 1985. On doit choisir d'urgence les programmes à mettre sur ces satellites ; RTL est candidat.

François Mitterrand ne se fait guère d'illusions : « Il n'y a qu'un quart de bons ministres. Ce n'est déjà pas mal... Il y a trop de professeurs dans le groupe socialiste à l'Assemblée. Ils ne sont pas à l'image de la France. »

Le Président ouvre la conférence des Nations-Unies sur les Pays les moins avancés à Paris : « Aider le Tiers Monde, c'est s'aider soi-même à sortir de la crise. » L'aide au Tiers Monde doit atteindre au moins 0,7 % de notre PNB.

Réunion avec François Mitterrand pour préparer le memorandum à adresser aux Présidents du prochain Sommet de Cancún. Pour lui, « ce Sommet ne doit pas être plus que l'occasion d'un échange de vues sur l'ensemble des problèmes ». On décide de se concentrer sur deux sujets : le lancement des « Négociations Globales » et la création d'une « Filiale énergie » spécialisée de la Banque mondiale.


Dans une lettre, Jack Lang proteste contre son budget pour 1982. Il a compris que la méthode la plus efficace pour obtenir un arbitrage du Président consiste à lui adresser directement une courte missive — jamais plus d'une page —, véhémente et proposant toujours, à la fin, une solution lumineuse. Portée directement au secrétariat du Président, cette lettre ne recèle jamais la moindre allusion au point de vue contraire. Et une annotation favorable du Président vaut alors décision. Du moins en fut-il ainsi au début. Plus tard, le cabinet du Président saura faire remarquer que tel ou tel argument a été omis, et l'impact de telles lettres diminuera. Laurent Fabius — par de longues missives manuscrites —, Robert Badinter et Charles Hernu — dans de brèves notes commençant par « Cher Président » — emploieront la même méthode pour contourner les arbitrages du Premier ministre. Aucun autre n'osera, sauf problème majeur.



Mercredi 2 septembre 1981

Le Conseil des ministres a exceptionnellement lieu à Rambouillet. On y parle pour la deuxième fois des nationalisations, sans espérer conclure. Dix-huit ministres prennent la parole. Rocard parle vingt minutes en faveur du 51 %, suivi de Badinter, de Cheysson, de Delors, de Fabius qui opinent dans le même sens. Fiterman et Chevènement s'expriment en sens contraire. François Mitterrand, excédé par la longueur des débats, ne tranche pas. Rocard est sûr de l'avoir convaincu.
A la sortie, le Président prend à part Pierre Mauroy : « Naturellement, vous connaissez mon point de vue, qui n'a pas changé : on nationalise à 100 %. »
Au déjeuner qui réunit tout le gouvernement dans la Salle des Marbres, Jean-Pierre Chevènement interpelle Mauroy : « Dassault vous a eus. Cet accord est scandaleux ! »
Après le déjeuner, le Président me demande de faire devant le Conseil un exposé des leçons qu'on peut tirer de l'expérience autrichienne en matière d'emploi.

Shamir accuse Cheysson « d'avoir jugé convenable de comparer la situation d'ici [celle des Israéliens dans les territoires occupés] à celle de l'Afghanistan, et d'avoir assimilé la lutte des assassins palestiniens à la résistance des Français contre l'occupation nazie ».



Jeudi 3 septembre 1981

Deux autres choix restent à faire sur les nationalisations. Comment indemniser : par une Caisse nationale des Banques ou par simple échange entre actions et obligations ? Comment évaluer la valeur de l'entreprise : en ne tenant compte que des cours de Bourse sur deux ou trois ans, ou bien en combinant plusieurs critères ?
Un Conseil interministériel est réuni à Matignon : Pierre Mauroy y confirme que, « naturellement », on nationalisera les entreprises industrielles à 100 %. L'ultime hésitation porte sur le nombre des banques à nationaliser.
La nationalisation totale des cinq principales banques (CCF, CIC, Paribas, Suez et Crédit du Nord) est acquise. Tout le monde est également d'accord pour nationaliser les douze suivantes. Si l'on s'en tient là, le secteur public et mutuel représentera déjà 96,6 % du crédit.
Pierre Mauroy pense qu'il faut aller plus loin et nationaliser les établissements ayant plus de 400 millions de dépôts, soit 47 banques de plus (26 indépendantes, 11 contrôlées à plus de 50 % par les banques nationalisées ou nationalisables). La part supplémentaire du crédit contrôlé serait alors de 1,8 %. Le groupe parlementaire, dit-il, ne permettra pas de faire moins, et lui-même ne veut pas se trouver classé parmi les « défenseurs des banques ».
Jacques Delors est contre : « La nationalisation de petites banques coûterait très cher en temps, en argent et en hommes, sans rapporter réellement un contrôle significatif du crédit. Elle conduirait à nationaliser des banques beaucoup plus petites que les banques étrangères qui ne le seraient pas, ce qui ouvrirait la porte à un contentieux dont aucun juriste ne nous garantit aujourd'hui que la France l'emporterait. L'image économique et politique du pays en serait atteinte. »
Pas de conclusion.


Réunion sur le gazoduc à l'Élysée : certains équipements que Matra et Thomson doivent livrer sont interdits à l'exportation par le COCOM. Hernu est inquiet : « Si les Américains bloquent leurs livraisons à nos entreprises, notre industrie militaire est en faillite. »
L'enjeu est donc incroyablement complexe. Pierre Dreyfus est partisan de tout livrer, sans réserve. Claude Cheysson est contre. Pierre Mauroy choisit « de dissocier le contrat d'équipement électronique du gazoduc proprement dit, des prolongements suggérés par les Soviétiques,, tout à fait contraire au COCOM». On décide d'informer très rapidement les États-Unis pour leur montrer qu'il n'y a là rien de nouveau.
Après la réunion, Cheysson écrit à Dreyfus :
« L'affaire a une importance considérable dont je ne suis pas sûr que ton Département ait eu clairement conscience dans la période initiale des entretiens avec les Soviétiques. Ignorer les règles du COCOM pour un marché de cette dimension serait un défi que nous risquerions de payer cher à propos d'autres marchés. »

Le principal collaborateur de Margaret Thatcher est à l'Élysée. Robert Armstrong cumule les fonctions de Marceau Long, Pierre Bérégovoy, André Rousselet et les miennes, avec une équipe minuscule. Homme d'une grande finesse, plus passionné d'orgue, dont il joue admirablement, que de politique, il deviendra mon ami. Pierre Bérégovoy tient absolument à le prévenir que Charles Fiterman sera, la semaine prochaine, parmi la délégation française au premier Sommet franco-britannique du septennat. Robert Armstrong s'en moque : « C'est un problème français. » Il est surtout venu parler du « chèque » britannique.


Vendredi 4 septembre 1981

François Mitterrand souhaite une quatrième chaîne culturelle. André Rousselet travaille à une « chaîne à péage ». Jack Lang est contre : « Je ne veux pas de ces chaînes à l'américaine, réservées aux classes riches et diffusant des films américains. » Fabius est du même avis : « En tout cas, il n'aura pas un sou du Budget. »

Notre ambassadeur à Beyrouth, Louis Delamare, est assassiné. François Mitterrand est profondément ému par la mort de cet homme qu'il admirait sans le connaître et dont les télégrammes témoignaient d'une très grande hauteur de vues.

Pierre Moussa mène maintenant une campagne publique contre la nationalisation de Paribas. Dans l'International Herald Tribune d'aujourd'hui, on peut lire : « Pierre Moussa estime que des partenaires comme Becker, importante banque d'affaires américaine, mettraient fin à leurs participations si le secteur international de Paribas était nationalisé. Ceci a été confirmé au journal par un des dirigeants de Becker. M. Moussa a également cité d'autres partenaires "prêts à partir", dont un groupe financier d'Arabie Saoudite. »
Faut-il prendre cela au sérieux ? Jacques Delors est inquiet, mais pense que Pierre Moussa ne peut rien faire. D'autant qu'il a donné sa parole qu'il ne ferait rien.


Jean Riboud, qui détient 10 % de la CLT, veut faire rompre l'accord entre Havas et les Belges de Bruxelles-Lambert qui assure à leur coalition le contrôle de la CLT.




Samedi 5 septembre 1981

Jack Lang refuse d'assister au festival du Cinéma américain à Deauville. Le Président trouve cela « enfantin ».


Lundi 7 septembre 1981

Savary commence à rencontrer toutes les parties intéressées par un projet de réforme de l'école privée. Il recevra cinquante délégations. Trois points essentiels sont en débat : l'intégration des écoles privées dans la carte scolaire en un « Établissement d'intérêt public », que refusent les parents d'élèves. La titularisation dans la fonction publique des maîtres du privé, que refuse la hiérarchie catholique. La suppression de l'obligation de financement du privé par les communes, que refusent les premiers et la seconde.
Les parents d'élèves, conduits par Pierre Daniel, et la hiérarchie catholique, représentée par le père Guiberteau, n'ont pas les mêmes intérêts.

Conversation avec François Mitterrand sur l'environnement religieux de son enfance : « Ma famille était très pratiquante. Mes parents étaient des gens très disponibles. Ils parlaient peu. Mon père disait qu'on n'apprend rien par la parole, mais tout par l'exemple. Vivant sur la défaite de 1870, mes parents et mes grands-parents étaient tout naturellement portés, vers 1900, à être patriotes, clémencistes, républicains, avec une tendance nationaliste. Paul Déroulède était charentais. Quand il a été condamné à l'exil à San Sebastian, en Espagne, mon grand-père allait le voir. C'était un long voyage. Une fois, il y est allé avec ma mère, qui avait dix-sept ans. Elle était fière d'aller voir le "grand patriote" Déroulède. Ils pensaient que c'était un vrai patriote, qui avait lutté contre la défaite. Ma mère, qui était un bon peintre, lui a apporté un tableau fait par elle avec des coquelicots (rouges), des bluets (bleus), des lilas (blancs). Ce jour-là, Déroulède recevait aussi les dirigeants des Ligues, antidreyfusards et antisémites. Ils revinrent tous ensemble par le train. Le train, à cette époque, était lent. Ils ont discuté avec mon grand-père et ma mère. La conversation a dévié sur l'affaire Dreyfus, sur la haine antisémite. Peu à peu, les yeux de ma mère s'agrandissaient. Elle était surprise. Quand elle est rentrée à Jarnac, elle était définitivement rebelle à l'antisémitisme. Elle a écrit cette histoire. J'ai ses notes. Elle écrit : "Cette haine n'est pas chrétienne." Mes parents étaient des gens de bonne volonté.
Il y a eu un second fait important dans la vie de mes parents. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, un jeune médecin juif, nommé Stein, et sa femme se sont réfugiés chez des amis de mon père. Mon père s'est pris d'une très grande affection pour cet homme qui disait : "Le monde est fou." Plus tard, celui-ci s'est suicidé. Sa femme s'est remariée ensuite aux États-Unis à un Prix Nobel.
Au total, ma famille était plutôt représentative de la petite-bourgeoisie de province, mais avec une certaine indépendance d'esprit. Je n'ai jamais eu à combattre un carcan initial. Je n'ai pas eu de révolte... »

Le rapport demandé par le Président à Jean Auroux sur la réforme des conditions de travail est terminé. A Matignon, les économistes sont terrifiés et souhaitent l'enterrer. C'est pourtant un rapport équilibré, qui a le courage de tourner le dos aux promesses électorales impossibles à tenir (le « droit de veto » sur les licenciements est remplacé par un « droit d'alerte », et le « droit d'arrêt des machines » par « un droit de retrait de l'ouvrier »). Pierre Mauroy l'appuiera.

Dick Allen vient déjeuner avec moi à Paris. Charmant. Difficile de parler avec lui de quoi que ce soit de professionnel. Il me dit que les Américains ne sont plus totalement hostiles au projet de « Filiale énergie » de la Banque mondiale et que les « Négociations Globales » ne sont pas exclues ! Trop beau pour être vrai...

François Mitterrand : « Le discours gouvernemental devrait s'appuyer sur trois idées-force : informer, négocier, innover. Il n'y a pas eu, jusqu'ici, de doctrine suffisamment claire quant à la manière dont le gouvernement informe sur son action. L'une de ses ambitions devrait être d'introduire la négociation comme un nouveau style de la vie collective française, à tous les niveaux. C'est affaire de temps, mais aussi de persuasion permanente et de valorisation des initiatives qui vont en ce sens. A mesure que le temps passe, le poids des contraintes financières se fait plus lourd. Ne serait-ce que pour cette raison, il est indispensable d'innover, de faire autrement au lieu de seulement faire plus. »

Tard dans la soirée, François Mitterrand, Pierre Mauroy, Pierre Bérégovoy et moi regardons où se trouvent placées les banques étrangères sur la liste des banques classées selon leur volume de dépôts. Le souci de ne pas les nationaliser conduit à fixer une fois pour toutes le seuil des nationalisations à un milliard de dépôts. Pierre Mauroy s'y rallie sans grande amertume.
Mardi 8 septembre 1981

Lors d'un nouveau Conseil interministériel sur les nationalisations, Pierre Mauroy confirme définitivement que les entreprises industrielles seront nationalisées à 100 %. Le seuil est fixé à un milliard pour les banques. Jacques Delors boude. Rocard quitte la séance.

Jacques Chirac propose un terrain à Bercy où reconstruire le ministère des Finances. François Mitterrand accepte après avoir pensé choisir le Quai Branly.

Le Président déclare à la BBC que « l'armée française n'aurait pas un équipement aussi moderne si notre industrie d'armement devait se contenter du marché intérieur ».


Visite à l'Élysée de l'ambassadeur d'Union soviétique, à son retour de Moscou. Il transmet les « amicales félicitations du camarade Brejnev », le jour même où la Pravda attaque très brutalement la politique militaire française.
L'Ambassadeur : « M. Brejnev est très sensible à vos prises de positions et est tout à fait d'accord pour examiner l'équilibre des forces en Europe. »
François Mitterrand lui précise : « Non pas en Europe, mais dans le monde. »
Toutes les dix minutes, l'ambassadeur reprend : « M. Brejnev est, comme vous, tout à fait d'accord pour examiner l'équilibre des forces en Europe. » Le Président le corrige à nouveau à quatre reprises. Quand il sort, l'ambassadeur s'adresse à la presse sur les marches du perron : «M. Mitterrand s'est déclaré tout à fait d'accord avec moi en ce qui concerne l'équilibre des forces en Europe... »

Début d'une nouvelle session extraordinaire du Parlement. Il y a tant de projets de lois à faire voter, tant de réformes à conduire ! Vite, vite...

Les Égyptiens nous redemandent d'envoyer un contingent dans le Sinaï pour garantir l'application des accords de Camp David. Seuls les États-Unis, Fidji et la Colombie ont accepté. L'Italie et la Grande-Bretagne ont refusé. Claude Cheysson y est hostile : « Si la France, écrit-il au Président, est seule à côté des États-Unis, de Fidji et de la Colombie dans la force du Sinaï, elle perdra son autorité pour une initiative possible au Sud-Liban... En refusant, Peter Carrington n'a d'ailleurs pas prétendu obéir à une noble préoccupation, mais a souligné froidement qu'il n'entendait pas perdre un grand nombre de contrats dans les pays arabes comme prix d'une participation à la mise en œuvre de Camp David. Colombo ne l'a pas fait devant les collègues, mais m'a dit mot pour mot la même chose en privé... »

Le Prince Fahd est à Paris pour présenter son plan à François Mitterrand. L'Arabie souhaite reprendre le leadership dans le règlement du conflit pour des raisons à la fois de sécurité et d'ambition régionale. Le Prince estime qu'il n'y a rien à attendre d'Israël, que seuls les États-Unis peuvent agir. Ceux-ci ont pour le moment une vision limitée, à ses yeux, du problème. Il cherche à peser sur l'Europe afin que celle-ci soit capable d'exercer une influence positive sur les États-Unis ; Fahd est venu « tâter le terrain », c'est-à-dire expliquer et convaincre, mais sans se livrer, comme le montre le contraste entre la précision de son exposé et son mutisme face aux questions.
C'est l'occasion, pour le Président, de définir sa propre politique au Moyen-Orient.
François Mitterrand : Le conflit au Proche-Orient créant un risque de guerre, les deux super-puissances sont incitées à y intervenir dans le sens de leur politique propre. La France n'a pas d'ambitions particulières dans cette région. Mais elle éprouve vis-à-vis d'elle, pour des raisons historiques, un très grand intérêt. Elle cherche à y préserver ses amitiés, qui sont nombreuses.
Avec le Liban, nous avons des liens historiques profonds, mais entre les luttes religieuses et politiques, les affrontements de clans et de factions, on n'arrive plus à s'y reconnaître. La France est pourtant amie de tout le monde, mais à qui aujourd'hui donner un conseil ? Nous ne voulons intervenir que pour rendre service. Voilà une première contradiction.
Contradiction aussi en ce qui concerne Israël. La France a été un des premiers pays à reconnaître Israël. L'histoire a créé entre nous des liens. Nous sommes héritiers de la même civilisation judéo-chrétienne. Nous voulons que les droits d'Israël soient garantis, mais nous ne voulons pas que ses visées ou ses ambitions nuisent au droit des autres : voilà une autre contradiction.
Contradiction également en ce qui concerne les Palestiniens. J'ai reconnu leur droit à une patrie et nous avons ditce qui est logique et que personne n'avait dit avant nous — que, dans cette patrie, ils pourraient établir les structures étatiques de leur choix. Il leur faut pour cela une terre, qui est désignée par l'histoire et les réalités présentes. Mais nous ne pouvons pas suivre aveuglément les Palestiniens quand ils veulent et où ils veulent : voilà une autre contradiction à surmonter.

Contradiction même vis-à-vis de l'ensemble de ce que l'on appelle la Nation arabe. Il n'y a pas à mes yeux de liens plus profonds que les liens historiques entre la France et le monde arabe. Or, il existe des contradictions au sein de celui-ci. Ainsi, entre le Président Sadate et presque tous les autres Arabes, ou encore entre la Syrie et l'Irak, pour ne pas parler de la guerre entre l'Irak et l'Iran : voilà encore des problèmes.
Votre proposition récente de règlement du conflit du Proche-Orient constitue le seul élément nouveau positif depuis longtemps.
En raison des bonnes relations que vous avez avec l'Irak, de la sagesse dont vous avez fait preuve, en fait, dans vos rapports avec l'Égypte, de l'influence que vous avez sur les Palestiniens, de l'autorité morale que vous détenez, je porte la plus grande attention à nos relations politiques et aux échanges que nous aurons sur ces problèmes.
Au Moyen-Orient, nous sommes également préoccupés par la guerre entre l'Irak et l'Iran et par l'évolution interne de l'Iran. Il nous était impossible de fermer notre porte à des responsables politiques iraniens qui nous demandaient asile, mais cela ne veut pas dire que nous les encouragions.
La situation entre l'Iran et l'Irak entraîne une accumulation inquiétante d'armements dans le nord de l'océan Indien. Il y a aussi la présence des flottes russe, américaine, française dans ce foyer d'insécurité. Si vous aviez décidé de vivre tranquillement, l'histoire et la géographie vous en empêcheraient !
Le Prince Fahd : Je remercie le Président de la République pour son exposé exhaustif et n'y puis ajouter quoi que ce soit, tant j'y ai relevé une parfaite concordance de vues avec nos positions. Je voudrais cependant insister sur certains des aspects qui ont été évoqués.
Lorsque le Président de la République a dit qu'on ne comprenait plus la situation au Liban, il a parfaitement exprimé notre point de vue. Au Liban sont à l'œuvre aujourd'hui plusieurs partis, qu'ils soient internationaux ou de la région. C'est un problème qui a été créé au départ de façon factice et qui a également porté tort aux chrétiens et aux musulmans. Il ne faut pas oublier la responsabilité de certains dirigeants libanais qui ont ouvert la porte aux interventions extérieures. La présence des Palestiniens et de l'OLP a également contribué à l'aggravation de cette situation. Pour ce qui nous concerne, nous, Arabie Saoudite, nous essayons d'avoir des entretiens simples et sereins avec les Libanais, les Palestiniens et les Syriens, afin de dégager des solutions acceptables par tout le monde.
François Mitterrand : La France a pris une position qui se veut claire : il n'est pas question de perdre l'amitié d'Israël, et il faut encore renforcer notre amitié avec les Arabes. Nous n'y parviendrons pas en tenant un double langage, mais un seul. Reconnaître le droit des Palestiniens à une patrie et à un État : je l'ai dit à Tel-Aviv et à Jérusalem, et je le redirai de nouveau. C'est pourquoi on a un peu caricaturé ma position. Les Arabes, surtout comme vous, ont le sens de l'honneur. Ils savent que pour une amitié on ne peut pas en renier une autre, et qu'il faut parler clair.


Mercredi 9 septembre 1981

Le psychanalyste Jacques Lacan est mort. Encore un signe à décrypter ? Où est maintenant le nom du Père ?...

Au Conseil des ministres, nouvelle discussion sans conclusion sur l'évaluation des entreprises à nationaliser.

Begin est à Washington pour sa première rencontre avec Reagan.

Le Président Mitterrand reçoit le président de la Banque mondiale, Tom Clausen, venu lui parler de la « Filiale énergie ». Elle devrait financer 30 milliards de dollars d'infrastructures énergétiques dans le Tiers Monde sur quatre ans. La France y est favorable, mais le projet paraît mal parti. La Banque mondiale n'a pas la force de convaincre et son président semble bien désabusé :
François Mitterrand : Y a-t-il une chance, d'ici le Sommet de Cancùn, d'obtenir une position plus claire des Américains ?
Tom Clausen : Non.
François Mitterrand : L'évolution actuelle des pays de l'OPEP vers une position nettement favorable peut-elle influencer les États-Unis ?
Tom Clausen : Non.
François Mitterrand : La Banque mondiale pourrait-elle accepter que le siège de la filiale soit à Paris ?
Tom Clausen : Non.
La conversation tourne court : à ma grande stupéfaction, je comprends que Clausen est hostile à la création d'une « Filiale énergie » de sa Banque, car elle serait quelque peu indépendante de la Banque elle-même !...

François Mitterrand décide de charger Jean-Marcel Jeanneney de la reprise des négociations sur l'achat de gaz avec les Algériens.


Jeudi 10 septembre 1981

Premier Sommet franco-britannique à Londres. On suit le rituel hérité : un tête-à-tête entre François Mitterrand et Margaret Thatcher, puis un dîner, un autre tête-à-tête le lendemain, puis des entretiens élargis et une conférence de presse. Au-delà de leurs soucis budgétaires, les Britanniques ont une stratégie : profitant du changement intervenu en France, ils souhaitent mettre fin à vingt ans de prédominance franco-allemande en Europe.
Rien ne nous rapproche d'eux. Il y a là deux conceptions de la Communauté : libre-échange ou solidarité. Dans les secteurs sensibles (électronique, automobile), l'Angleterre est prête à jouer le cheval de Troie des investissement japonais au sein de la CEE. Pour l'aide au Tiers Monde, Londres s'est engagé dans une direction inverse de la nôtre en décidant de ramener la part de son PNB qui y est consacrée de 0,5 à 0,3 %.
Margaret Thatcher relance l'idée du tunnel sous la Manche et veut un accord sur le remboursement de sa contribution au Sommet de Londres, en décembre prochain.
François Mitterrand : Nous avons une conception des choses que je crois différente en ce qui concerne le "mandat du 30 mai", le Budget et ce qu'on appelait naguère le "juste retour", théorie selon laquelle les États membres obtiendraient de l'Europe des avantages qui soient l'équivalent des efforts consentis. La France et moi-même avons toujours été hostiles à cette pratique qui tient l'existence de la Communauté pour nulle, en la considérant comme une simple confédération dans laquelle régnerait le libre-échange. Il y a donc une difficulté qui réside dans cette distance entre nos conceptions.
Par conséquent, quand la Grande-Bretagne décrète que le "juste retour" devrait être la règle permanente, il est difficile d'être d'accord. Bien sûr, une année donnée, dans une circonstance particulière, il est parfaitement possible de rendre service à tel ou tel pays membre qui se trouve en difficulté. Mais en faire un principe permanent est impossible.
Margaret Thatcher : Je n'ai jamais considéré que le Budget ou la Politique agricole commune devaient être fondés sur un "juste retour" dans le sens d'une équivalence exacte entre ce que chaque pays apporte et ce qu'il en retire. Mais si on fait la somme de toutes les politiques, si on se penche sur un bilan d'ensemble, il faudrait que les flux d'ensemble aillent des États les plus riches vers les États les plus pauvres. Il serait normal que des pays comme l'Irlande, l'Italie ou la Grèce, par exemple, en profitent le plus. Et il serait anormal que les États les plus riches soient bénéficiaires de l'ensemble des politiques. Ce serait là le vrai principe d'équité. Ce n'est pas ce qui se passe actuellement.
Je veux redire que, pour moi, la Communauté est quelque chose de très important. Elle verrouille ensemble des pays qui autrefois s'étaient souvent fait la guerre, ce que nous ne voulons plus jamais voir, et cela est fondamental.
François Mitterrand : Je ne refuse pas du tout la discussion sur ce qui inquiète Mme Thatcher, mais la France ne peut pas renoncer à des avantages acquis dans un domaine essentiel pour elle, où elle est la plus forte, alors que dans le domaine industriel, par exemple, elle est moins avancée. De plus, la France n'a pas votre génie commercial !
Margaret Thatcher : Vous êtes trop flatteur! Il est utile d'examiner nos différences pour y voir plus clair. Une grave situation de crise budgétaire va survenir, si cela continue comme maintenant. La Politique agricole commune conduit à des excédents de plus en plus élevés, entraînant des dépenses communautaires de plus en plus importantes. La RFA et nous-mêmes sommes décidés à ce que le plafond de 1 % de TVA ne soit pas dépassé. C'est une affaire de bon sens ; il n'est pas rationnel de dépenser une part croissante du budget communautaire pour fabriquer des excédents de plus en plus coûteux qui entraînent de surcroît la dislocation de secteurs entiers de l'économie d'autres pays.
D'autre part, la Communauté devrait négocier en tant que telle avec le Japon. La concentration de produits japonais dans un domaine donné produit en effet de grands dommages.
François Mitterrand : A ce propos, je me permettrais de faire des reproches à la Grande-Bretagne, qui s'est trop ouverte au Japon, notamment en ce qui concerne les automobiles. Le Japon a ainsi trouvé une façon d'entrer dans la Communauté qui est dangereuse pour l'ensemble des pays qui font partie de celle-ci.
Margaret Thatcher : Nous avons toujours eu un système d'échanges très très ouvert, comme d'ailleurs l'Allemagne, et c'est ce qui se passe en ce qui concerne l'importation des voitures japonaises.
François Mitterrand : Je pense que nous donnerions plus de poids à la Communauté si la Grande-Bretagne, la RFA et la rrance avaient plus souvent des démarches communes. Votre pays est très avancé, le plus avancé dans la Communauté pour la recherche scientifique, mais les retombées que cela entraîne pour vous sont faibles, car votre marché intérieur est insuffisant. Nous pourrions davantage en profiter ensemble. Par exemple, les moteurs Rolls Royce sont les meilleurs. Or, nous, Français, traitons surtout avec d'autres, comme General Electric. Nous pourrions avoir des conversations à ce sujet. L'Airbus est un exemple de réussite. Or, çà et là, on entreprend des constructions parallèles. Pour les télécommunications, la Grande-Bretagne est remarquable, mais la France aussi : peut-être pourrait-il y avoir des rapprochements ? Vos grands ordinateurs sont les meilleurs au sein de la Communauté. Nous avons, nous, en dehors des grands ordinateurs proprement dits, une gamme large et intéressante. Ne pourraient-ils être complémentaires ? En matière d'automobiles, il y a également des coopérations possibles dans l'outillage...
Margaret Thatcher : Je vous remercie beaucoup. Je voudrais pouvoir examiner vos propositions de façon plus approfondie. Nous avons d'ailleurs déjà l'habitude de la coopération aéronautique : le Concorde, le Jaguar... En ce qui concerne l'Airbus, je vais voir si nous pouvons faire plus.
Nous avons suivi des voies différentes en ce qui concerne les satellites européens. Vous avez travaillé avec les Allemands, nous avons préféré agir au sein de l'Agence spatiale européenne où sont regroupés tous les Européens, sauf la France et l'Allemagne. C'est dommage... Dans l'avenir, nous espérons utiliser votre lanceur Ariane, et je vais essayer de voir si on peut faire davantage en ce domaine.
En matière d'ordinateurs, il est exact que nous maintenons une entreprise indépendante. Cette entreprise représente beaucoup de savoir et de technologie. Nous tenons beaucoup à ce qu'elle demeure un outil indépendant de fabrication d'ordinateurs en Europe. J'ajoute qu'en ce qui concerne les ordinateurs à l'école, il me semble que nous empruntons des voies semblables.
François Mitterrand : Un accord de coopération portant sur les grands ordinateurs de votre côté, et sur le reste de la gamme du nôtre, constituerait un contrepoint dynamique à notre négociation agricole.
La conversation quitte alors l'épineux terrain européen pour celui, plus feutré, des affaires du monde :
Margaret Thatcher : Le plus grave danger pour l'Union soviétique consiste dans l'effet de contagion que Solidarnosc pourrait avoir en Allemagne de l'Est, en Hongrie, en Roumanie, etc. C'est ce qui explique que les chefs d'Etat de ces pays soient beaucoup plus engagés encore que l'Union soviétique contre ce mouvement. Ainsi Ceausescu : c'était auparavant un homme assez indépendant à l'égard de l'Union soviétique. Mais, vis-à-vis de Solidarité, il a adopté une position très dure.
François Mitterrand : ... Tant que le Parti communiste polonais tiendra bon, le danger d'intervention soviétique ne sera pas réel. Paradoxalement, c'est le degré de résistance du parti communiste à Solidarité qui, s'il est suffisant, pourra empêcher l'invasion.
Margaret Thatcher : Cela est vrai tant que le Parti communiste polonais reste vraiment aux commandes du pays. Mais il est possible qu'il soit miné par Solidarité. Selon certaines informations, il ne dirigerait plus vraiment le pays.
François Mitterrand : Le Parti communiste polonais tient quand même les commandes. Mais peut-être est-il plus miné que je ne le crois. S'il se disloque, alors le moment sera venu d'une grande aventure, d'une aventure soviétique. Pour moi, ce sera le signal d'alarme. S'il n'y a pas d'exemple d'intervention, c'est parce que l'URSS espère que le Parti communiste arrivera à juguler le mouvement. Voilà le dilemme.
Margaret Thatcher : Il est assez cocasse de penser que le Parti communiste est le meilleur bouclier de la Pologne !
François Mitterrand : Le slogan "plutôt rouge que mort" est employé maintenant dans certains milieux de la gauche allemande. Il faut tenir compte de cette situation. L'Allemagne est un pays bourré d'explosifs et qui se refuse à être le champ de bataille de la guerre des autres...



Vendredi 11 septembre 1981

La discussion reprend sur l'Irlande où des membres de l'IRA emprisonnés font la grève de la faim pour obtenir la reconnaissance d'un statut de prisonniers politiques. Huit sont déjà morts. Sans la moindre émotion, Margaret Thatcher les appelle des « malfaiteurs ».
Margaret Thatcher : Je vous remercie de n'avoir pas protesté au sujet de l'Irlande du Nord et de n'avoir pas présenté de demandes ni fait de représentations actives, alors que je sais que vous avez été très sollicité de le faire. Je souhaite vous expliquer ma position, qui est mal comprise.
L'Irlande du Nord est une communauté divisée. La majorité des deux tiers est composée de protestants qui font allégeance au Royaume-Uni. Ce sont ceux que l'on appelle les Unionistes. La minorité catholique comprend de très nombreuses personnes — quoique pas la totalité — qui éprouvent une affinité avec la République d'Irlande.
Les protestants comme les catholiques se sont dotés de véritables organisations militaires. Quand elles sont activeset je dois dire qu'en ce moment, c'est l'IRA qui l'est —, nous traduisons les criminels devant les tribunaux ordinaires de droit commun d'Irlande du Nord.
Tous les prisonniers qui se trouvent à la prison de Maze ont été condamnés pour des crimes de droit commun : des meurtres, des tentatives de meurtres, des dépôts de bombes. Ce sont tous des criminels. C'est la même chose en ce qui concerne les protestants qui se trouvent dans cette prison. Tous ont commis en général des crimes abominables.
Les Unionistes comme les Républicains sont représentés au Parlement. Vous avez vu que, dans une élection partielle récente, un représentant des grévistes de la faim a été élu. On ne peut pas dire qu'ils soient privés de moyens d'expression. Cependant, la majorité de la population de l'Irlande du Nord souhaite rester liée au Royaume-Uni. Lors du référendum de 1973, une majorité écrasante s'est dégagée en faveur du maintien de l'union avec le Royaume-Uni. Cela ne plaît pas à la minorité. Mais, au lieu d'employer la persuasion, elle a recours à la violence.
C'est inscrit dans le droit : il ne peut y avoir de modification constitutionnelle du statut de l'Irlande du Nord sans le consentement de la majorité des habitants d'Irlande du Nord.
En ce qui concerne la prison de Maze, je peux dire que c'est une des plus modernes, et les conditions de détention y sont parmi les plus libérales du monde. Ce que les criminels revendiquent, en fait, c'est un statut de prisonniers de guerre. Or, ce ne sont pas des prisonniers de guerre, mais des malfaiteurs. Donc, le refus du directeur de la prison de satisfaire à leurs revendications est normal.
Nous avons consenti beaucoup d'efforts pour réconcilier les deux communautés. Dans le passé, il y avait un Parlement d'Irlande du Nord. Nous avons essayé de le réactiver. Mais il s'est révélé impossible de partager les pouvoirs. Nous nous sommes heurtés au refus de tout accord entre la majorité et la minorité. Mon prédécesseur a essayé, son prédécesseur l'avait tenté lui aussi. Nous-mêmes avons fait deux tentatives. Elles ont connu, elles aussi, l'échec. Nous avons dit aux Irlandais : "Acceptez au moins la constitution d'un Conseil représentatif. " Nous avons essayé de tourner le problème en développant une coopération pratique entre la République d'Irlande du Sud et l'Irlande du Nord, de façon à aboutir à une sorte de modus vivendi pour faire cesser les hostilités. Les deux derniers Premiers ministres d'Irlande du Sud nous ont apporté une collaboration totale. Ils ont arrêté des malfaiteurs et les ont traduits devant les tribunaux. Malheureusement, ceux-ci ne les ont pas condamnés, car ils ont considéré que les actes commis entraient "dans le cadre des hostilités".
Nous aimerions beaucoup que les grèves de la faim cessent, car c'est gâcher la vie de ces jeunes. C'est d'ailleurs ridicule car, bien qu'ils soient des malfaiteurs, ils obtiennent des remises de peine qui vont jusqu'à 50 % de leur temps. Nous savons qu'il existe des divisions, au sein de l'IRA, sur ces grèves. En ce qui concerne les deux derniers, dès qu'ils sont tombés dans le coma et à la demande des familles, nous les avons fait alimenter par goutte à goutte.
En Irlande du Nord, nos troupes ont à protéger les citoyens du terrorisme. Au départ, elles ont d'ailleurs été envoyées plutôt pour protéger la minorité que la majorité. Car il est vrai que autrefois, avant qu'il y ait un ministre spécial pour l'Irlande du Nord, la minorité n'y était pas traitée équitablement par la majorité. Nous avons modifié la loi.
Rien ne pourrait nous donner plus de joie que de voir ces deux communautés vivre ensemble, que de pouvoir retirer nos troupes et que de voir s'instaurer une situation de coexistence qui apparaisse normale à vos yeux et aux nôtres.
Je dis aux terroristes : "Employez plutôt les armes de la démocratie et de la persuasion ! "
François Mitterrand : Je vous remercie d'avoir pris l'initiative de m'en parler. (...) Mais, voyez-vous, la mort affreuse que s'infligent ces prisonniers entraîne une simplification dans la façon dont ce problème est perçu par l'opinion internationale. Les données historiques et légales du problème s'estompent. Seule demeure l'image d'une minorité passionnée qui veut vivre, et l'émotion que cela engendre passe les frontières.
En ce qui concerne votre politique générale sur ce point, je ne vous pose pas de questions. C'est votre souveraineté. Vous décidez. Mais, dans la mise en œuvre, un adoucissement ne serait-il pas souhaitable, étant donné que le sentiment d'horreur qui se répand va toucher demain les institutions internationales ? Est-ce que l'horreur de voir mourir un neuvième, un dixième, un onzième gréviste de la faim va entraîner un arrêt de ce mouvement ? Cela serait souhaitable. Que souhaitez-vous que nous disions sur cette question ?
Margaret Thatcher : Je pense que nous pourrions avoir quelques phrases... J'indiquerais que j'ai pris l'initiative de vous expliquer quelle est la situation et que nous souhaitons ardemment tous les deux voir se terminer la grève de la faim.
Conclusion sur les problèmes pétroliers :
François Mitterrand : Des pays comme le Niger ou le Mali connaissent bien le coût du pétrole. Il faut mettre les pays pétroliers sur le devant de la scène.
Margaret Thatcher : Par leur action, les pays pétroliers ont aggravé la situation.
François Mitterrand : J'ai oublié, dans mon petit discours, que la Grande-Bretagne est un pays pétrolier et que le prix de son pétrole n'est pas inférieur à celui des autres...
Margaret Thatcher : Nos prix ne sont pas aussi élevés que nous le souhaiterions ! Nous sommes obligés de suivre les prix mondiaux, car c'est la condition posée par les compagnies...

Dans l'avion du retour, François Mitterrand évoque Margaret Thatcher : « Elle a les yeux de Staline et la voix de Marilyn Monroe. »

Le Président apprend que l'ambassadeur de France à Santiago, Robert Picquet, a assisté aux fêtes données à l'occasion de l'anniversaire du coup d'État de Pinochet. Il est rappelé immédiatement.

La décision de lancement du satellite franco-allemand TDF1 doit être confirmée. Il est décidé qu'avec trois canaux, il servira exclusivement à la desserte des zones d'ombre de TF1 et A2 et à des programmes éducatifs et culturels expérimentaux. Une position commune doit être recherchée avec d'autres pays européens pour faire pression sur le Luxembourg afin qu'il accepte un code de bonne conduite et retarde le lancement de ses propres chaînes commerciales sur un autre satellite. La CLT a sa place sur TDF.



Samedi 12 septembre 1981

Discussion entre François Mitterrand et Laurent Fabius à propos de l'impôt sur les grandes fortunes : la France est le pays dont le niveau de pression fiscale sur les patrimoines est le plus faible d'Europe ; il ne représente que 0,76 % du total des recettes fiscales. Fabius souhaite un impôt maximal.

François Mitterrand promène un regard rêveur sur le parc et, au-delà, sur le dôme des Invalides : « Lorsque je me suis retrouvé étudiant dans une petite chambre laide, étroite, mal foutue, je n'ai pas pensé "A moi Paris !" Je me suis senti perdu, tout petit au bas d'une montagne à gravir. J'étais sans identité, dans un monde indifférent, dans des conditions d'âpreté, de solitude qui exigeaient de ma part la mobilisation de toutes mes ressources pour la lutte et la conquête... »
Lundi 14 septembre 1981

Le Président prépare sa première conférence de presse, qui aura lieu dans dix jours. Il réclame à tous des fiches sur tous les sujets. Il est bientôt noyé sous le flot. Gaston Defferre écrit : « Il serait intéressant de savoir de façon précise, pour votre conférence de presse, s'il est exact, comme le dit J.J.S.S., qu'au Japon le nombre de chômeurs et l'inflation sont très réduits (2 %), et ont diminué ces dernières années, du fait du développement de la micro-informatique, dans un pays au moins aussi importateur de pétrole et de matières premières que la France. »
L'informatique est Dieu, et J.J.S.S. son prophète...

Mauroy annonce à l'Assemblée que la France continuera de développer sa force nucléaire tactique et stratégique, et que le service militaire reste fixé à douze mois. Hernu a gagné.

Georges Fillioud plaide encore avec conviction pour qu'on autorise la publicité sur les radios locales : « Exclure totalement la publicité revient à favoriser les radios qui disposent d'un support politique. Les réactions des fédérations de radios locales, amplifiées par la presse, ne manqueraient pas d'en faire le premier accroc aux libertés. L'impact réel sur le marché publicitaire serait faible. En Italie, 2 000 stations n'ont draîné que 1 à 2 % du marché publicitaire total. L'hostilité publique des organisations représentatives de la presse locale recouvre souvent des positions privées plus nuancées (...). Il est difficile de soutenir devant les parlementaires une position d'interdiction, alors que la publicité est admise à la télévision comme sur les radios périphériques contrôlées par l'État, et que Havas s'apprête à passer un accord de régie avec Radio K, située hors du territoire français. »
Le Président laisse Pierre Mauroy décider. Ce sera non : « Pas de "Radio Auchan"... »


Je reçois Jean-Marcel Jeanneney avant qu'il ne parte pour Alger amorcer la négociation sur le prix du gaz.

Paul Legatte, qui conseille François Mitterrand depuis trente ans, critique les procédures de nominations : « Des propositions de nomination d'agents de l'État de très haut rang sont soumises au Président sans que lui-même ou ses collaborateurs disposent d'un temps suffisant pour recueillir un minimum d'informations sur les intéressés. Le nombre des candidats connus du Président et ayant vocation et capacité à accéder à des emplois publics s'accroît. Des demandes de mutations de hauts fonctionnaires émanant de ministres et signalées à l'Élysée ne peuvent être satisfaites qu'à la faveur de mouvements triangulaires ou plus complexes. »
Il est décidé d'établir un fichier des emplois de responsables de la haute administration et des grands établissements publics, des conseils d'administration, des emplois de direction des filiales des entreprises nationalisées et des postes de dirigeants sur lesquels l'État a une faculté de contrôle. Pierre Bérégovoy, André Rousselet et moi, Jacques Fournier, Michel Charasse, Jean-Claude Colliard et Paul Legatte nous réunirons désormais chaque semaine pour proposer des noms au Président.
Mardi 15 septembre 1981

J'irai demain à Rome tenter d'éclaircir la position italienne sur l'Europe et de débrouiller le malentendu sur le vin italien, violemment attaqué dans la presse française.

En France, Pierre Mauroy fait sa déclaration de politique générale à l'Assemblée : nationalisations, trente-cinq heures, réduction de l'âge de la retraite, contrats de solidarité...


Première réunion à Alger entre Jeanneney et Ben Yayia, ministre des Finances algérien. Le verbatim en est passionnant ; il révèle l'esquisse d'une nouvelle politique Nord/Sud et met au jour le différend entre l'un et l'autre : la France souhaite un accord de développement ; les Algériens, eux, veulent simplement obtenir le prix le plus élevé possible afin de relever les tarifs appliqués à leurs autres clients.
Jean-Marcel Jeanneney : Je suis saisi du dossier depuis moins de huit jours. Je l'ai regardé, mais ne le possède pas (...). Je ne suis pas membre du Parti socialiste, mais, sur bien des points, je me trouve sur la même longueur d'onde. La France a pris un tournant fondamental qui est aussi une victoire posthume du gaullisme, grâce à la Constitution qui a permis cette alternance. Le nouveau gouvernement a eu à prendre un héritage très lourd du point de vue de l'économie et des relations extérieures de la France. C'est une nouvelle donne, et c'est dans cet esprit que je viens.
J'avais fondé de grands espoirs sur la coopération franco-algérienne lorsque j'étais ambassadeur. J'ai soixante-dix ans. Dans la mesure où je pourrai contribuer à développer ou à faire reprendre une véritable politique de coopération, de codéveloppement entre la France et l'Algérie, je considérerai que c'est une belle fin de carrière politique... Ce que je viens de vous dire, c'est peut-être un peu sentimental, mais je suis sûr que vous me comprendrez. C'est émouvant, vingt ans après l'avoir fait pour le Général de Gaulle, de revenir ici pour Mitterrand
... Comme l'a rappelé M. Cheysson, il y a sûrement plus de contentieux entre la France et le Luxembourg qu'entre la France et l'Algérie. Le problème de l'immigration est réglé. Reste le problème du gaz. Vous avez parlé d'irritation justifiée...
Ben Yayia : En Algérie nous estimons que si la question du gaz a été un échec, c'est parce que le gouvernement français a eu une attitude politique hostile. D'autres pays, qui n'ont pas avec nous la qualité des relations de la France et de l'Algérie, ont accepté de payer le gaz un bon prix. Le Japon paie à l'Indonésie 6,35, et un peu plus à Abou Dhabi. La Norvège vous vend le gaz plus cher que la facturation provisoire de Sonatrach à Gaz de France. On a voulu traiter l'Algérie comme la République Centrafricaine, la Tunisie ou le Maroc. Nous voulons être différents. Nous avons d'excellents rapports avec la Tunisie ou la Côte d'Ivoire, mais nous sommes différents d'elles.
Jean-Marcel Jeanneney : Il y a un prix de codéveloppement et de solidarité qui est le prix algérien, et il y a un prix du marché européen. Entre ces deux prix, il y aura un écart en faveur de l'Algérie. La charge serait à partager entre Gaz de France et le Budget français, pour empêcher une hausse trop forte du prix du gaz en France, qui entraînerait une baisse de la consommation. Pour cette partie de la rémunération, il faut imaginer des mécanismes originaux afin de permettre le codéveloppement. Il faut l'indexer de façon équitable sur l'indice des prix des produits que la France vend à l'Algérie. Il faut trouver une formule qui corrige les variations des termes de l'échange. L'"écart" serait versé à un Fonds de développement économique et social comparable au FDES français, avec un conseil d'administration commun, présidé par les Algériens, car c'est votre argent, et comprenant une minorité de Français. Ce Fonds verserait des subventions pour des projets ou des opérations à fonds perdus, des prêts, des bonifications d'intérêts. Il pourrait également emprunter sur les marchés financiers avec la garantie du gouvernement algérien. Mais, en principe, les achats seraient pour 80 % réalisés en France.
Ben Yayia : Je voudrais vous dire qu'au niveau le plus élevé, nous ne perdrons pas de vue la situation en France, ni la nécessité pour nous de contribuer si peu que ce soit à l'amélioration de l'économie française et à aider à ce que le régime soit conforté. C'est notre intérêt. Mais nous avons aussi nos problèmes (...). L'Assemblée nationale a voté une résolution disant qu'il convient de sauvegarder les intérêts du développement algérien. Sachez qu'il nous faut 100 milliards de dollars pour le plan quinquennal et qu'il est très important de faire baisser notre dette extérieure.
... Le fait que nous ayons nos problèmes ne nous dispense pas de songer aux problèmes qui se posent à nos amis. Il y a des formules à trouver dans le cadre de l'amitié et de la solidarité pour trouver des solutions exemplaires.
Jean-Marcel Jeanneney : Quand allons-nous parler de projets précis et des problèmes qui se posent actuellement ?
Ben Yayia : Dès qu'il y aura accord sur le principe et sur le prix du gaz, on pourra passer au reste.
Dialogue de sourds : les Algériens veulent un prix opposable aux tiers et considèrent tout achat de matériel en France comme un acte de générosité politique indépendant. La France, elle, ne peut accepter un surprix sans cet accord global.
En aparté, le ministre algérien est d'une violence inouïe contre Giscard : « Nous savons ce que l'on préparait à l'égard de l'Algérie en 1975-1977. Nous n'en parlons pas, mais nous le savons (...). Nous sommes sans prétention, mais courageux ; nous savons faire face, à notre manière, à la difficulté. Nous n'avons toujours pas compris ce qui s'est passé après la visite de Giscard. Il avait été très bien reçu, mieux qu'aucun autre chef d'État avant lui. Il n'y avait pas de ressentiment contre la France. Les choses se sont détériorées dès le lendemain de son retour. Boumediene ne l'a jamais compris ni digéré. Comment Giscard a-t-il pu dire, dès le lendemain de son retour, aux rapatriés : "J'ai vu vos volets clos et vos maisons tristes. " Pourquoi a-t-il dit ça ? Giscard considérait que, pour amener l'Afrique et le monde arabe là où il voulait, il fallait se débarrasser de l'Algérie, d'un point de vue économique et également aussi d'autres manières. Nous étions prêts pour un retour subit de nos compatriotes ; nous avions un "Plan Orsec " de retour. Nous y étions prêts, avec sérénité et courage. Nous n'avions rien fait pour précipiter cette brouille ; elle a beaucoup peiné Boumediene. Comment Giscard a-t-il pu faire cela alors que Boumediene lui avait rendu visite à l'ambassade de France, ce qu'il n'avait fait pour aucune autre ambassade ? De bonne foi, nous n'avions rien fait pour nous brouiller avec la France. Peut-être avions-nous fait quelque chose sans le savoir ? »

Georges Fillioud reçoit Pierre Moinot, dont la Commission doit remettre son rapport à la fin du mois. Il convient d'éviter, si possible, des divergences graves avec le futur projet de loi. Fillioud indique à Moinot le « noyau non négociable » . « On transférera à une Haute Autorité indépendante une partie des pouvoirs aujourd'hui exercés par l'exécutif, mais la composition de cette Haute Autorité ne doit pas en faire l'instrument de l'opposition. Le schéma à neuf membres, dont trois nommés par le Président de la République, trois élus par le personnel, et trois désignés par le Conseil national de la Radio et de la Télévision, qu'envisage la Commission, n'est pas acceptable par le gouvernement. Par contre, un schéma : 3 par le Président + 3 par le Parlement + 3 par qui on voudra, ne pose pas de problème. »

Je suis à Rome pour tenter d'apaiser le dérisoire conflit sur le vin entre la France et l'Italie. On parle de bien autre chose. Le Président Pertini accepte de se rendre à Paris au printemps prochain. Il demande, sans insister, qu'on rende à l'Italie la Vierge au Rocher de Raphaël, qu'il estime injustement retenue. Il m'annonce qu'après Spadolini, il y aura inévitablement un Premier ministre démocrate-chrétien.
Le Président du Conseil, fin et amical, me dit souhaiter instamment pouvoir lui aussi annoncer que François Mitterrand l'invite à Paris pour un déjeuner de travail avant le Sommet européen du 26 novembre : « C'est, dit-il, absolument nécessaire pour permettre de contenir les réactions violentes qui se préparent contre la France à propos du vin. » Concernant le Moyen-Orient, « je souhaite entrer dans la force multilatérale du Sinaï et suis prêt à le faire si la France y va aussi ». Comme Pertini, Spadolini, qui a vu Helmut Schmidt il y a quatre jours, me dit qu'il est désabusé, fatigué, « orphelin de Giscard ».
Bettino Craxi, chef du PSI, s'inquiète : « Le Parti communiste italien est en train de se fermer sur lui-même à cause de ce qui se passe en Pologne. Les dirigeants communistes italiens prévoient l'invasion de la Pologne par l'URSS et s'apprêtent à rompre avec Moscou. Pour cela, le PCI doit d'abord refaire son unité dans l'isolement. »




Jeudi 17 septembre 1981

Les relations entre la France, Israël et l'Égypte ne sont pas bonnes après toutes les déclarations de Cheysson. François Mitterrand décide de m'envoyer à Jérusalem et au Caire. J'irai la semaine prochaine.

Le Président Goukouni est à Paris en visite officielle.


S'ouvre au Parlement le débat sur l'abolition de la peine de mort. Badinter fait un très beau discours. Un sondage montre que 62 % des Français sont pour le maintien. Mais le vote est acquis d'avance.



Samedi 19 septembre 1981

François Mitterrand : « Nous avons à nous battre à la fois contre la presse et le Mur de l'argent. C'est bien plus difficile que de se battre contre la droite politique. »

Dans la nuit, assassinat à Nouméa de Pierre Declercq, secrétaire général de l'Union calédonienne.
Mardi 22 septembre 1981

Le Président inaugure le TGV Paris-Lyon avec Charles Hernu et Charles Fiterman. Il ironise : « Tiens, voilà mes deux traîneurs de sabre ! Si on vous écoutait tous les deux, on mettrait le service militaire à trois ans !... »

A Jérusalem, je rencontre d'abord le Président Navon : « La paix avec l'Égypte est irréversible, mais le processus de normalisation sera très long. Il n'y a pas d'autre possibilité que de trouver un moyen de dialoguer avec l'Arabie Saoudite. La France est le seul pays capable de servir d'intermédiaire. »
Menahem Begin : « Je veux bien admettre que les déclarations de Cheysson sont des "erreurs de citation", comme l'a dit Cheysson lui-même à New York... » Il me confie à l'intention du Président, sans en prévenir les Américains, la sténographie complète de toutes ses conversations récentes avec Reagan. Il demande à la France d'intervenir pour sauver les quatre cents Juifs encore retenus en Syrie. « Les Saoudiens sont prêts maintenant à jouer un rôle dans la paix. Ils ont commencé à le faire, puisque c'est eux qui ont payé l'OLP pour qu'elle accepte le cessez-le-feu au Liban. Je suis très optimiste sur les relations israélo-égyptiennes et je pense arriver à un accord, sous forme d'une charte d'autonomie administrative des territoires occupés, avant la fin de l'année. (...) Au Liban, je souhaite que la France joue son rôle pour obtenir la réélection de Sarkis, le seul qui ne soit pas un agent syrien. »
Le chef de l'opposition, Shimon Pérès, est, lui, très pessimiste sur l'évolution du Parti travailliste. Il envisage de demander, après les élections d'avril 1982, une coalition nationale, car il pense qu'il ne pourra jamais remporter les élections sans être au gouvernement.


Mercredi 23 septembre 1981

Au Caire, Anouar el Sadate me reçoit dans la modeste maison qu'il occupe près d'un barrage, hors de la ville. L'homme est serein, libre. Il pense arriver à un accord avec Israël avant la fin de l'année.
Moubarak entre peu après. Sadate me le présente : « C'est comme mon frère. » Il me fait part de son souci de démocratiser l'Égypte et de libérer rapidement les prisonniers, « sauf les Frères musulmans, qui sont un danger pour la politique de modernisation depuis cinquante ans ». Il souhaite travailler avec la France en Afrique et approuve totalement notre politique au Tchad et en Centrafrique. Il souhaite, comme les Israéliens, que la France l'aide à se rapprocher des Saoudiens : « Le Roi de Jordanie est un être irresponsable, menteur, corrompu... Giscard était flou, vague, irresponsable... Jamais Israël n'acceptera de négocier avec l'OLP, et je comprends cela très bien... »
Dans le ciel passent des avions : « Ils répètent pour la fête du 6 Octobre », me précise-t-il.
Je dîne avec Boutros Boutros-Ghali, ministre d'État chargé des Affaires étrangères, très inquiet de la montée du fondamentalisme.

Je retire de ce voyage l'impression qu'un accord formel entre l'Égypte et Israël sur l'autonomie des territoires occupés est possible. Mais qu'en l'absence d'une élite palestinienne qui accepte de prendre en main la gestion des territoires, et sans l'accord de l'OLP, il ne pourra être appliqué.
Il est donc probable que le processus de Camp David s'essoufflera, à moins d'une avancée avec l'Arabie Saoudite. Celle-ci pourrait parfaitement trouver son intérêt à un progrès de la paix dans la région, qui éviterait l'engagement des Soviétiques. Le voyage du Président en Arabie Saoudite pourrait être l'occasion d'amorcer un rapprochement égypto-saoudien, de proposer une sorte de « Camp David n° 2 » entre les deux grandes nations du monde arabe, dans la perspective de la création ultérieure d'un Etat pour les Palestiniens.

A Paris, le projet de loi sur les nationalisations est adopté par le Conseil des ministres en partie A.
Delors souhaite présenter le Budget, Laurent Fabius aussi. Le Président choisit Fabius. Delors en est humilié. Jamais un ministre des Finances n'a été aussi dépossédé de ses prérogatives traditionnelles.

Ben Yayia et Jean-Marcel Jeanneney parviennent à un accord de principe sur la formule proposée par Jeanneney : l'écart entre le prix du marché et le prix versé mesurera « le handicap économique du gaz par rapport au pétrole brut », comme le veut l'Algérie. Comme le veut la France, « les subventions ou prêts consentis par le Fonds et le produit des emprunts bonifiés par le Fonds devraient être, dans chaque cas, consacrés à raison de 80 % au moins à des achats de produits français ou à la rémunération transférable de Français travaillant en Algérie. Ce pourcentage pourrait toutefois être abaissé dans certains cas et avec l'accord des membres français du conseil d'administration, sans qu'il puisse être inférieur à 60 % ».
Reste à négocier l'essentiel : le volume de gaz acheté, son prix unitaire et la formule d'évaluation de l'écart.




Jeudi 24 septembre 1981

Prise d'otages au consulat de Turquie à Paris : les quatre terroristes, des Arméniens de Beyrouth, sont arrêtés le lendemain.

A New York, au cours d'un tête-à-tête en marge de l'Assemblée générale de l'ONU, Claude Cheysson tente de convaincre Alexander Haig à propos des équipements destinés au gazoduc : « Il n'y a rien de dangereux dans cette livraison, nous nous en sommes assurés. Rien que les Soviétiques n'aient déjà reçu par ailleurs. Il n'empêche que l'opération a été engagée sans que toutes les consultations préalables aient été pleinement faites... »
Haig approuve bruyamment : si les Français le reconnaissent, il peut demander davantage !

Contre l'avis de Claude Cheysson, François Mitterrand accepte de participer à la force d'observation dans le Sinaï. Le Président prévoit de se rendre en Israël le 10 février prochain.

Confirmation : j'apprends par un autre ami banquier que les titres de Paribas-Maroc glissent peu à peu de la Banque Paribas à Paris vers Paribas-Genève. Pierre Moussa aurait-il menti à Jacques Delors il y a un mois ?
Convoqué par Philippe Lagayette, directeur de cabinet de Jacques Delors, le président de Paribas donne à nouveau sa parole que rien d'illégal n'est en cours. Ment-il ? Quelqu'un lui aurait-il laissé entendre qu'il pouvait agir sans risques ?

Le Président tient sa première conférence de presse qu'il ouvre par une déclaration liminaire dont il a longuement pesé tous les mots : « J'entends exercer la plénitude de mes responsabilités tout en veillant à l'équilibre des pouvoirs. Beaucoup reste à faire, mais j'en ai les moyens. Le temps ni le courage ne me manquent (...). Je n'écarte personne du combat pour la France (...). Le secteur public ne sera pas de nouveau étendu sans consultation nationale (...). Les chefs d'entreprise doivent pouvoir déduire de l'impôt sur la fortune tout ce qui servira à l'investissement (...). Pas d'augmentation de la pression fiscale en 1982 (...). Le Mur de l'argent existe (...). »
Pour l'enseignement, l'objectif des socialistes reste « un grand service public laïc et unifié ».
A propos des radios locales : « Ne pas livrer des libertés nouvelles aux forces de la revanche. »
Sur l'emploi : « Pas un chômeur aujourd'hui n'est imputable à la politique que nous menons. Prenons garde que nous ne puissions dire la même chose dans quelques mois. »
Sur le Proche-Orient : « L'initiative saoudienne est positive... Tout ce qui pourrait menacer l'existence d'Israël sera refusé par la France. »
Sur l'Afrique : « Il convient d'être présent. »
Sur le désarmement : « Nous comptons apporter, dans cette affaire, des éléments de transaction et de discussion. » (Il propose Paris comme lieu d'une grande négociation sur le désarmement.)
Le Président annonce aussi le transfert du ministère des Finances hors du Louvre et sa reconstruction à Bercy. Un concours est lancé. On retiendra cinq projets entre lesquels le Président choisira. Son intention est de prendre l'avis du maire de Paris, et de le suivre. Jacques Delors est furieux : « Avec quoi va-t-on financer cela ? Ce n'est pas prévu dans le Budget ! »


Samedi 26 septembre 1981

François Mitterrand est à Taïf, puis à Riyad, pour la première visite d'État de son septennat. Il annonce à ses interlocuteurs son voyage en Israël et parle avec les Saoudiens de l'Europe, des rapports Nord/Sud et des questions stratégiques.



Lundi 28 septembre 1981

La « Commission du Bilan », présidée par François Bloch-Lainé, rend son rapport sur l'état de la France. Très décevant. Ni subtil, ni critique. Catalogue administratif sans intelligence.

Lors de son rendez-vous hebdomadaire destiné à préparer l'ordre du jour du Conseil, Marceau Long interroge François Mitterrand : « Qui doit présenter le projet de loi de finances en Conseil des ministres ? » Le Président : « Le ministre du Budget. »
Mardi 29 septembre 1981

Trois des quatre fédérations de radios locales prennent position contre la décision d'interdire la publicité et annoncent des « manifestations spectaculaires et originales ».

Magnifique tour de force de Robert Badinter : il obtient que le Sénat vote par 160 voix contre 126 l'abrogation de la peine de mort. Pas besoin de revenir devant l'Assemblée.


Dernière discussion entre ministres sur le Budget 1982, qui sera présenté demain en Conseil. Delors est toujours contre le projet dans son ensemble, qu'il trouve truqué, et il est opposé en particulier à la création de l'impôt sur les grandes fortunes, comme Rocard, Badinter, Cheysson et quelques autres. Pierre Mauroy le maintient. André Rousselet obtient de François Mitterrand qu'il impose l'exemption des œuvres d'art, contre l'avis de Laurent Fabius qui craint que cette dérogation ne lui soit attribuée, son père étant antiquaire. La discussion entre Rousselet et Fabius, fort vive, laissera des traces.



Mercredi 30 septembre 1981

Laurent Fabius présente en Conseil des ministres le projet de loi de finances 1982. Les dépenses augmentent de 27 % ; le déficit sera de 95 milliards de francs, soit 2,6 % du PIB. On lève l'anonymat sur les transactions en or. Jacques Delors reste silencieux durant toute la discussion.
En décalage complet avec la conjoncture mondiale, ce budget est naturellement très mal reçu par les marchés. Les attaques contre le franc s'accélèrent dans l'après-midi.
« Ce week-end, me téléphone Delors, il faudra dévaluer le franc. » Le Président en accepte le principe. Delors prépare alors un nouveau Budget 1982 pour le Conseil de la semaine prochaine... Le projet de Laurent Fabius n'aura tenu que trois heures !


Thomson signe à Moscou le contrat de vente du système de télécommunications du gazoduc. Le gouvernement a un mois pour avaliser ou refuser le contrat.

Les Algériens veulent que l'accord sur le gaz soit signé avant le Sommet de Cancún où François Mitterrand et Chadli se verront : « Nous devons, dit Yayia à Jeanneney, annoncer, le 3 ou le 5 octobre, un accord de principe sur le gaz avec un pays qui est un de vos amis et qui va également à Cancún. Nous en sommes déjà au stade de la rédaction. Et il y a d'autres négociations. Nous avons été approchés par les Grecs, les Yougoslaves, les Autrichiens. Il y a toujours des négociations avec les Espagnols, et les Anglais ont déjà conclu... »
Mais il n'y a toujours pas accord sur la formule d'indexation des prix. Les Algériens veulent qu'elle soit fondée sur le prix du pétrole brut, nous persistons à souhaiter qu'elle le soit sur les termes de l'échange entre la France et l'Algérie.

Rousselet rencontre à nouveau Hersant, chez Jacques Douce, pour évoquer l'avenir de France-Soir. Sans plus de succès.
Jeudi 1er octobre 1981

La situation de l'emploi s'améliorerait-elle ? Le nombre de licenciements économiques a baissé de près de 16 % en juillet.

Le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères italien, Malfatti, vient me parler de l'inquiétude croissante des Italiens devant l'évolution yougoslave : les Soviétiques y ont repris leurs contacts avec les militaires et achètent des produits, même de mauvaise qualité, pour s'y faire des alliés.
L'Université de Jérusalem souhaite accorder au Président le titre de docteur honoris causa, mais elle ne désire pas rendre publique cette offre avant de savoir s'il l'accepterait. Claude Cheysson, consulté, se montre réservé.


Vendredi 2 octobre 1981


La dévaluation est pour demain, et chacun le sait. Delors pense qu'une inflexion de la politique économique suffira à calmer les marchés. Il prépare activement le collectif de mercredi avec François Stasse, à l'Élysée, et Jean Peyrelevade, à Matignon. Son obsession est de réduire les dépenses budgétaires. Rien sur les prix, ni sur les salaires, ni sur les importations.

La France autorise les recours individuels auprès des juridictions européennes contre les décisions des institutions françaises.

L'Assemblée adopte définitivement la loi sur les radios libres (sans publicité). Formidable libération des ondes.



Samedi 3 octobre 1981


En Irlande du Nord, les détenus républicains de la prison de Maze suspendent leur grève de la faim : dix de ceux que Madame Thatcher appelait des « malfaiteurs » sont morts en cinq mois, pour rien.

Au Caire, Pierre Mauroy déclare que « les mesures unilatérales prises par Israël vis-à-vis de Jérusalem sont illégales, les implantations israéliennes dans les territoires occupés sont elles aussi illégales en droit international ».
Comme le gouvernement irakien s'inquiète de l'ouverture à Jérusalem-Est d'un bureau d'expansion économique français, Cheysson précise que « sa localisation dans telle ou telle partie de la ville ne saurait être interprétée comme une prise de position sur la question de la souveraineté ».

François Mitterrand : « Les conditions de la sécurité nous obligent à un seuil minimal de crédibilité. C'est la suffisance nucléaire. On ne va pas se lancer dans la course nucléaire, on ne va pas jouer au jeu dangereux des Russes et des Américains, à voir qui va s'essouffler le premier. Les Russes ne pensent qu'à dépasser les Américains. Ce surarmement russe et américain n'est pas sage. Il n'est pas raisonnable de pousser les Russes au désespoir. En Union soviétique, on constate que chez les dirigeants, la qualité qui l'emporte, c'est la force. Avec les États-Unis, le droit ne triomphe jamais sans la force : dans la mémoire collective américaine, la lumière du juste n'existe pas seule ; le juste doit mettre la force à son service. Dire le droit n'a pas la même signification pour les deux Grands et pour nous. »




Dimanche 4 octobre 1981


A Bruxelles, les ministres des Finances décident d'une dévaluation du franc français de 8,5 % ; le mark et le florin sont réévalués de 5,5 %, le franc belge et la lire sont dévalués de 3 %.
En échange, Jacques Delors s'engage auprès de ses collègues à réduire le déficit budgétaire français de 95 à 70 milliards de francs en gelant des investissements publics.



Lundi 5 octobre 1981


Une note de Jean-Louis Bianco sur l'avenir de la télévision :
« Autour du satellite se déroule une étrange partie de poker dans laquelle aucun des joueurs n'est tout à fait certain de sa stratégie mais où chacun souhaite voir le jeu des autres pour bien miser au bon moment.
Un intérêt se manifeste, des deux côtés du Rhin, pour une aventure industrielle, l'impasse totale étant faite sur les aspects culturels.
Le satellite de télévision directe constitue un élément essentiel de l'existence du Luxembourg en tant qu'État et une importante source de recettes pour son budget.
La plupart des pays européens sont partagés entre trois considérations : l'intérêt éventuel pour leur industrie, la crainte très vive d'être colonisés culturellement à travers les ondes, et, contradictoirement, le désir d'exporter leur propre culture. Au fond, et c'est une constatation capitale, la perception du problème est souvent assez voisine de celle qu'on peut avoir aujourd'hui en France.
A long terme, la fin du monopole paraît inéluctable. A une échéance difficile à déterminer, disons vers l'an 2000, le panorama d'Europe de l'Ouest sera inexorablement constitué par une multiplicité de programmes — locaux, nationaux et transnationaux — offerts au libre choix du consommateur. Aucun pays non totalitaire ne pourra durablement et efficacement interdire la réception sur son territoire de programmes diffusés par satellite. Aucun gouvernement ne pourra empêcher la fragmentation de la télévision qui, partant d'un programme national unique, se diversifiera de plus en plus pour satisfaire des demandes potentiellement très diverses selon les centres d'intérêt, les âges, les catégories. »
Le Président s'étonne de voir certains de ses ministres renier leurs idées. En fait, les moins technocrates des ministres deviennent souvent les plus dépendants de leurs services, parce qu'ils veulent en être acceptés. C'est une des raisons principales de la lenteur de toute transformation sociale par ce gouvernement.

Le gouvernement allemand vient de reprendre à son compte les propositions de Genscher sur l'Union européenne. Il propose «une déclaration fondamentale sur l'Union politique européenne » et souligne que « le maintien et le renforcement de la Communauté comme facteur de l'équilibre mondial constituent un intérêt allemand prioritaire ». Il devient urgent de revoir Helmut Schmidt. Rendez-vous est pris pour mercredi à Latché.


Mardi 6 octobre 1981


Le domaine réservé est maintenant bien défini : la politique étrangère, la Défense, l'économie internationale, l'Europe, les principales nominations.

Épouvantable nouvelle : Anouar el Sadate est assassiné par quatre fanatiques musulmans au cours du défilé militaire dont, il y a deux semaines, nous avions ensemble aperçu la répétition.
Claude Cheysson déclare : « Cette mort, horrible en elle-même, fait disparaître un obstacle au rapprochement à l'intérieur de la nation arabe. »
François Mitterrand me dit : « En entendant cela, j'étais au volant, j'ai failli aller dans le fossé ! »

Jean-Marcel Jeanneney informe le Président de son « désir de ne pas avoir la responsabilité de l'organisation du prochain Sommet en France... » Il est convenu que j'assumerai désormais la charge de tout ce qui concernera cette affaire. Pierre Morel, Jean-Louis Bianco, Ségolène Royal, Yves Stourdzé et François Hollande m'y aideront.

Michel Rocard vient à l'Élysée me faire l'apologie du flottement du franc.


Mercredi 7 octobre 1981


A Gdansk, le Congrès de Solidarité s'achève par l'adoption d'un programme de transformation totale de la vie économique et politique de la Pologne.

Au Conseil des ministres, Jacques Delors annonce que la loi de finances approuvée la semaine précédente doit être revue. Il réclame 25 milliards d'économies de dépenses. Laurent Fabius n'en demande que 15 milliards. Le Pors critique violemment la politique économique du gouvernement. François Mitterrand donne raison à Delors, mais ne gèle que 15 milliards de francs. Le Conseil s'est prolongé jusqu'à 14 h 15.

Cheysson termine la rédaction d'un mémorandum sur la relance de la construction européenne : il propose un « espace social » permettant l'association des partenaires sociaux aux débats européens, la consultation des travailleurs des firmes multinationales, l'aménagement du temps de travail et l'amélioration de la protection sociale ; une politique d'économies d'énergie par des emprunts communautaires, étendue au charbon, au gaz, aux énergies nouvelles ; la mise en œuvre de projets de coopération industrielle afin d'aider à la modernisation d'activités ou de développer les activités de la troisième révolution industrielle. Il demande une attitude plus ferme dans les négociations commerciales avec les États-Unis et le Japon (l'ouverture du marché nippon, l'obligation pour les investissements japonais en Europe d'incorporer une majorité de valeur ajoutée européenne), une relance des relations avec les pays en voie de développement (aide publique, aide alimentaire, stabilisation accrue des recettes à l'exportation des matières premières, « Filiale énergie » de la Banque mondiale). Rien sur les institutions, la monnaie, la libre circulation des capitaux.

Helmut Schmidt est à Latché. Il restera dîner et passera la nuit. La conversation s'étendra sur deux jours : étonnante galerie de portraits évoqués par les deux hommes, passage de témoin entre deux générations de responsables en Europe. Passionnant dialogue sur les Pershing, l'avenir de l'Europe de l'Est, le destin allemand. François Mitterrand s'y révèle relativement plus optimiste que Schmidt sur la réunification de l'Allemagne.
Le Président évoque pour la première fois la relance de la coopération franco-allemande en Europe et remet au Chancelier un brouillon de son mémorandum sur l'Europe.
Le Président : ... Quant aux rapports Est/Ouest, nous sommes aujourd'hui dans une situation nouvelle. Nous étions d'accord pour que les Américains prennent leurs dispositions pour réatteindre une position de force d'ici quelques années. Mais nous souhaitions qu'à partir de cette décision, des négociations soient entamées. Les États-Unis devaient accepter cela. Maintenant, l'Union soviétique sait que les États-Unis ont entamé cet effort militaire, puisque Reagan en a parlé. Les Etats-Unis doivent dorénavant accepter de se mettre autour de la table.
En gros, les États-Unis ont eu raison de se réarmer, mais ils auraient tort de ne pas saisir maintenant l'occasion d'ouvrir le dialogue.
En réponse, le Chancelier se lance dans un grand discours sur l'Amérique : Je suis d'accord avec vos conclusions, mais je voudrais faire quelques remarques.
Il y a douze ans, j'ai été ministre de la Défense. Pendant dix ans, auparavant, je m'étais déjà préoccupé de l'équilibre Est/Ouest. J'ai donc connu tous les responsables américains en ce domaine: MacNamara, Melwin Laird, Schlesinger, Brown, Weinberger.
Depuis vingt ans, les États-Unis sont passés d'un extrême à l'autre, ce qui est très dangereux pour la cohérence de leur politique, d'autant plus que les relations entre la Présidence et le Sénat la déterminent aussi en grande partie.
A plusieurs reprises, les Etats-Unis ont affirmé qu'ils se trouvaient dans une situation d'infériorité et que c'était pour eux une nécessité de réarmer. Par exemple, Kennedy avait "découvert" un retard en matière de missiles qui, en fait, n'existait pas du tout.
A d'autres moments, au contraire, l'idée des États-Unis était que leurs efforts étaient excessifs et qu'il fallait, par exemple, retirer les troupes américaines d'Europe. C'était la proposition de M. Mansfield ; il pensait qu'il y avait trop d'armements.
Trois Présidents américains successifs ont négocié SALT II. Mais, à eux trois, ils n'ont même pas eu la force d'arriver jusqu'à la conclusion, c'est-à-dire la ratification du traité.
Maintenant que la décision de s'armer a été prise, ils devraient pouvoir négocier, et je crois que Reagan, personnellement, le désire.
Mais beaucoup de choses sont en jeu et le comportement américain est toujours difficile à interpréter. Brejnev était très troublé à ce sujet, et je dois dire que moi aussi. Si les grandes puissances ne se comprennent pas, il y a un vrai danger. A l'heure actuelle, beaucoup de gens en Scandinavie, en Hollande, en Belgique et même le stupide Labour Party et une partie de l'opinion publique de mon pays ne comprennent pas non plus la politique américaine.
Le Président: Ce serait également le cas en France si nous n'avions pas l'arme nucléaire.
Le Chancelier: La Grande-Bretagne est, en effet, moins inquiète sur ces points, même si son armement nucléaire reste très inférieur à la force française. Ce sont les peuples non nucléaires qui sont inquiets à propos de la politique américaine. Dans mon pays, il y a beaucoup de difficultés à ce sujet, car une partie de mon parti et, par exemple, notre ami commun Willy Brandt, n'ont pas confiance dans les États-Unis. Ce sentiment est particulièrement répandu parmi les intellectuels, les pasteurs et les multiples composantes de la gauche. Tous ces gens-là pensent que les États-Unis recherchent un niveau d'armement bien plus élevé que ce qui serait nécessaire et qu'ils abusent pour cela du territoire allemand, devenu un véritable entrepôt d'armes américaines. Il existe en Allemagne 6 000 sites nucléaires à la disposition du gouvernement américain ! Cette inquiétude de mon peuple m'inquiète. Dans trois jours, il y aura à Bonn une grande manifestation qui regroupera des protestants, des communistes, des compagnons de route des communistes, des socialistes.
Dans cette situation, j'ai deux soucis principaux. Premièrement, il faudrait que les négociations entre les États-Unis et Moscou commencent très bientôt. Il s'est déjà passé vingt-quatre mois depuis la double décision liant retrait des SS 20 et non-installation des Pershing. Il faut négocier, et vite, pour rechercher un équilibre stable au plus bas niveau possible. Deuxièmement, je veux diminuer cette accumulation d'armes nucléaires en Allemagne.
Le gouvernement américain actuel ne comprend rien à ces questions, sauf le général Haig, sans doute parce qu'il a été en poste en Europe. Mais il ne faut pas l'en féliciter trop fort, car cela lui nuirait auprès des autres ! Il faudrait que ce gouvernement américain comprenne. Weinberger ne comprend rien. Reagan, lui, aimerait comprendre. C'est un homme simple, mais j'ai confiance en lui, je préfère d'ailleurs les gens simples dont on sait ce qu'ils pensent. Nos intellectuels sont compliqués et imprévisibles. Mais ce désir de supériorité américaine peut avoir de très graves répercussions psychologiques dans les opinions publiques.
Les États-Unis doivent annoncer clairement leurs intentions sur les armes stratégiques intermédiaires, j'en suis d'accord avec vous.
Des négociations vont s'engager. Mais si, en Allemagne, on a le sentiment qu'elles ne sont pas sérieuses, si on pense qu'un véritable résultat n'est pas recherché par les Américains, il y aura un fort glissement vers la défiance, qui sera encore beaucoup plus considérable qu'à l'époque de la guerre du Vietnam.
Je suis allé plus d'une cinquantaine de fois aux États-Unis. Je crois que je connais bien ce pays et son histoire. J'y ai rencontré toutes les personnalités importantes. Je m'en sens très proche, mais je voudrais vous dire que, sans l'alliance avec la France, je me sentirais beaucoup trop lié à une alliance américaine dépendant, elle, de Présidents qui changent souvent et ne sont généralement pas préparés à leur tâche quand ils arrivent.
Un appui démonstratif de la France à l'Allemagne est vital pour nous, comme cela a été le cas de la part du Général de Gaulle et de Valéry Giscard d'Estaing.
Le Président semble irrité par cette nouvelle référence à Giscard, si fréquente chez Schmidt.
Le Président : J'ai dit que je ne souhaitais pas d'axe Paris-Bonn, mais je suis tout à fait conscient de la nécessité d'une amitié privilégiée entre nos deux pays, y compris en ce qui concerne les questions communautaires. Notre bon accord proclamé est le seul moyen de ne pas être le jouet des États-Unis ou de l'URSS, et il est faux de dire que nos relations seront moins intimes sous prétexte que nous ne parlons pas la même langue. [La réplique, cinglante, est venue : Schmidt avait un jour fait allusion au fait que François Mitterrand ne parlait pas l'anglais, à la différence de Giscard.] Nos relations sont dictées par la raison, et elles sont fondées sur l'intérêt de nos deux peuples. J'ai les mêmes dispositions que vous sur ces questions.
Préparons d'un commun accord nos positions en ce qui concerne les États-Unis. Je suis prêt à tout geste, comme une déclaration commune, maintenant ou dans quelque temps, qui manifesterait la cohésion franco-allemande. Sur bien des points, elle est le dernier rempart avant la folie.
J'ai la même impression que vous de Reagan. C'est un homme sans idées et sans culture. C'est bien sûr une sorte de libéral, mais, sous cette croûte, vous trouverez un homme qui n'est pas sot, qui a un grand bon sens et qui est profondément bienveillant. Et ce qu'il ne perçoit pas par son intelligence, il y arrive par sa nature...

Le Chancelier : C'est un homme fiable et c'est un homme prévisible.
Le Président : En revanche, on peut s'interroger quant à son autorité réelle sur son gouvernement. Selon les cas, quel est le rôle d'Allen, de Mease, de Haig ? En matière économique, par exemple, M. Volker ne tient pas le même langage que le Président.
Le Chancelier : Il faut ajouter que c'est le seul pays où la Banque centrale est totalement autonome.
Le Président : La mienne l'est de moins en moins !...
Moi, j'aimais bien Carter, qui était un homme sympathique, quoique pas très cohérent. Il est vrai qu'aujourd'hui les États-Unis se sont trouvés dans une situation psychologique (et peut-être militaire ?) d'infériorité. Les récentes décisions de Reagan en matière d'armement vont avoir des effets psychologiques positifs très importants. Mais, maintenant, cela suffit. La France et l'Allemagne doivent dire non aux Faucons, et elles seront d'autant mieux écoutées que nous avons su dire oui au plan d'armement.
Mais quelles sont les chances réelles de la négociation ? Brejnev est-il prêt à une négociation sérieuse ? Je pense, en ce qui me concerne, que les Russes ne négocient sérieusement que lorsqu'ils y sont obligés, et je serais heureux de connaître votre avis là-dessus.
Le Chancelier : On ne peut pas imaginer plus russe que Brejnev. Il tient à la fois des personnages de Tourgueniev, de Tolstoï et de Dostoïevski. Il est extrêmement méfiant envers tout ce qui est étranger et en même temps très cordial, capable d'une grande hospitalité. Il est à la fois émotionnel, enthousiaste et très discipliné. Une chose est sûre, c'est qu'il a véritablement souffert de la guerre.
Il est venu à Bonn pour la dernière fois il y a trois ans, il est aujourd'hui très usé, il fait plus âgé que ses soixante-quatorze ans, il doit se reposer environ trois heures à midi et ne peut pas travailler plus de six heures par jour. Il ne commande plus vraiment, ses collaborateurs ont les mains libres. Il est une sorte de primus inter pares, mais ils ont toujours besoin de lui pour pouvoir exhiber à l'extérieur un symbole unique.
Je connais moins bien les autres : Gromyko, qui jouera un rôle important tant qu'il vivra, Oustinov, ministre de la Défense, qui a pesé dans toutes les grandes décisions stratégiques, notamment sur l'Afghanistan, et, aujourd'hui, sur la Pologne, et Souslov, bien sûr.
Je pense que Brejnev est le plus pacifique. Il veut certainement négocier sérieusement, mais tout cela dépend de sa durée de vie. J'ai confiance en lui. Mais, évidemment, si notre homologue devait dans l'avenir être Souslov...
Le Président : Je n'ai rencontré Brejnev qu'une seule fois. A l'issue de cette première conversation où il m'avait beaucoup parlé de son amour de la paix, il m'a dit brusquement: "Me croyez-vous ?" C'est un peu difficile de se faire une idée assurée sur les convictions de quelqu'un au bout d'un seul entretien. Mais comme je voulais être courtois, je lui ai dit: "Je désire vous croire. " A ce moment-là, il s'est levé et, saisissant ses bretelles d'une main et faisant semblant de les couper avec deux doigts de l'autre main, il m'a dit — ce doit être une expression populaire russe : "Vous désirez seulement me croire ? Vous ne me croyez pas vraiment ? C'est donc comme si vous me coupiez les bretelles !"
Ce n'est là qu'une anecdote, mais je pense comme vous que si les États-Unis affirment vouloir discuter sérieusement, les Russes diront oui, et si les États-Unis ne le font pas, ce sont les Russes qui auront raison devant l'opinion.
Le Chancelier: Très juste. Très vrai. Dites-le à Reagan.
Le Président : Je le lui dirai, et je lui dirai aussi que si la France ne se sentait pas protégée par sa propre force atomique, il en irait de même ici.
Le Chancelier: Les Français ont toujours fait confiance à leur Président de la République en matière de défense, beaucoup plus qu'ils ne feraient confiance à un Président américain...
Le Président: Les États-Unis ne devraient pas s'abriter derrière l'affaire de l'Afghanistan. Naturellement, il faut continuer à dire que l'armée soviétique doit évacuer ce pays. Mais il ne faut pas en faire un préalable à la négociation.
Le Chancelier: Très juste.
Le Président : Je voudrais vous parler maintenant des Pershing. La menace de mise en place de ces missiles est une bonne chose pour obliger les Soviétiques à négocier. Si j'avais appartenu à l'OTAN, j'aurais accepté le principe de leur implantation, dans l'idée de pousser les Soviétiques à négocier.
Comme vous le savez, le rapport de forces entre l'Est et l'Ouest est, pour l'essentiel, une simple question de temps. Celui des deux qui atteint l'autre le premier est le plus fort. Avec les Pershing munis de perfectionnements techniques, les États-Unis pourront atteindre Moscou plus vite que l'Union soviétique ne pourra atteindre New York. C'est une menace utile pour les contraindre à la négociation. Faites-vous le même raisonnement ? Toute l'opinion croit que je suis simplement pour les Pershing. Je ne trompe pas l'opinion, mais c'est quand même plus compliqué !
(Proposition implicite au Chancelier : un compromis sans Pershing et avec quelques SS 20. Va-t-il saisir la perche ainsi tendue ?)
Le Chancelier : Tout cela est très clair. Mon opinion est voisine de la vôtre. Cependant, les Soviétiques ont déjà commencé à installer les SS 20, qui sont des fusées bien meilleures que les Pershing, pratiquement invulnérables, comportant trois têtes ; 250 sont déjà en place. Il y a aujourd'hui des SS 20,qui menacent la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne ainsi qu'Israël et l'Egypte et tout le Bassin méditerranéen. Ils ne seront sans doute jamais envoyés, mais les dirigeants actuels pourraient succomber à la tentation de les utiliser comme moyen de pression. Naturellement, je souhaiterais qu'il n'y ait pas de Pershing, mais pas non plus de SS 20. Je souhaiterais, si c'était possible, l'option zéro.
Le Président : Ce point est tellement important que les SS 20 ont été une des raisons de notre rupture avec le Parti communiste en 1978. Cependant, les SS 20 n'atteignent pas les États-Unis, alors que les Pershing atteignent l'URSS, c'est donc pire pour les Soviétiques. Pour les Américains, la situation serait très différente si les SS 20 étaient en mesure d'atteindre les Etats-Unis.
Se faire craindre est certainement la condition de la négociation, mais il faut aussi vouloir vraiment la négociation...
Le Chancelier : Tout à fait d'accord. Un seul homme aux États-Unis peut envisager cela ainsi, c'est Haig, car il connaît les données de la situation européenne. Il faudrait que vous parliez ainsi à Reagan, cela conforterait la position de Haig, car, pour les autres dirigeants américains, l'idéal serait des Pershing installés, et pas de négociations contraignantes...
Le Président : Notre conversation porte sur un sujet qui ne va cesser de prendre de l'importance jusqu'en 1983.
Le Chancelier : Aux Pays-Bas, en Belgique et dans divers pays, il va y avoir un combat formidable contre le stationnement des Pershing, qui risque d'entraîner un véritable délitement du pouvoir de décision. L'URSS utilise très adroitement toutes sortes d'organisations à cette fin.
Le Président : Peut-on exclure l'hypothèse d'un calcul machiavélique des dirigeants américains ? Ils connaissent le trouble qu'entraîne leur refus des négociations et savent le péril que cela crée pour vous. Mais peuvent-ils avoir l'illusion qu'avec de futurs partenaires de la CDU, votre opposition, ce serait plus facile ? Je ne crois pas que Reagan le pense.
Le Chancelier : Reagan sait que j'ai menacé de démissionner s'il n'y avait pas de négociations Est/Ouest. Les pacifistes savent que j'ai menacé aussi de démissionner s'il n'y a pas de stationnement des Pershing. Reagan lui-même n'est pas machiavélique, mais je n'en dirais pas autant de deux ou trois autres.
(Le Chancelier confirme ainsi que les Américains souhaitent son départ !)
Le Président : Je vais prendre une comparaison avec les événements de 1968. Après 1965, j'avais en France une position politique forte, j'avais obtenu 45 % des voix contre de Gaulle, et les sondages me donnaient de plus en plus de poids. Survinrent les événements de 68 ; la jeunesse, les gauchistes, les intellectuels partirent en guerre contre de Gaulle. De Gaulle était un grand stratège et la partie de la gauche qui m'accusait de ne pas en faire assez contre de Gaulle, celle qui a provoqué les événements de 68, a rendu, par réaction, lors des élections de juin 1968, de Gaulle plus fort que jamais, et la gauche plus faible que jamais.
Le Chancelier: Ça se passerait ainsi en Allemagne.
Le Président : La seule chose qu'ils aient obtenue, c'est de retarder mon arrivée au pouvoir de treize ans ! J'aurais facilement battu Pompidou, alors que je ne me suis même pas présenté.
(Inédit pour moi : François Mitterrand reproche à ceux qui ont agi pendant les événements de 68, et donc d'abord Rocard et Mendès... de lui avoir fait perdre treize ans ! Il aurait dû, pense-t-il, gagner les élections présidentielles... de 1969 !)
Le Chancelier : La France est une des puissances qui garantissent Berlin et son statut. Or, l'évolution de cette ville nous préoccupe. Il y a de plus en plus de vieux, de Turcs, et tout un afflux de jeunes qui ne viennent là que pour échapper au service militaire. Il y vit une minorité qui se développe et qui est en opposition totale à l'État. C'est une proie facile pour le communisme.
En fait, il manque aux Allemands ce que les autres peuples ont : le Français moyen est bien chez lui dans son État-nation. Tous les Européens se sentent bien dans leur État-nation, sauf les Allemands. Pour nous, il y a le fardeau de l'histoire, Hitler, Auschwitz. Les Allemands vivent dans l'angoisse, en manque de sécurité. J'essaie — et Willy Brandt a essayé avant moi — de combler ce manque par des relations normales avec la RDA.
La moitié des membres de mon gouvernement et du Parlement sont nés à l'Est, ce qui veut dire que c'est là qu'ils pensent que se trouve leur foyer...
L'Est nous fait payer cher chacune de ses concessions. Je sais qu'il existe en France la crainte de voir l'Europe centrale choisir le neutralisme pour favoriser un rapprochement entre les deux Allemagnes. Mais ces craintes sont à peu près sans objet. Je ne crois pas qu'il y ait un véritable danger neutraliste, ne le craignez pas non plus.
Je rendrai bientôt visite à Honecker. Cette visite sera brève et pas très cordiale, mais ce sera un exemple pour les autres Allemands, une invitation à se rendre visite. L'Allemagne de l'Est voudrait obtenir des concessions économiques ou financières. Les Allemands de l'Est qui veulent visiter l'Ouest ont droit à 32 DM par jour. Ce chiffre a été doublé ces dernières années. Sur ces questions, Honecker cédera un peu, et deux ans plus tard il reviendra dessus. Nous aurons sans cesse à renégocier, c'est notre destin et cela restera comme ça. Mais il est vital pour nous que ces liens ne soient pas rompus.
Je ne pense pas que la réunification intervienne d'ici ma mort, mais elle aura lieu après l'an 2000. Je pense que le manque profond de sécurité qu'éprouve l'Allemagne distinguera toujours nettement la politique allemande de celle de la France. Tout est si différent. En fait, vous êtes une puissance nucléaire, vous êtes l'un des garants du statut de Berlin, vous êtes dotés d'une protection indépendante. Alors que nous, nous sommes interdits de nucléaire, nous dépendons des autres pour notre protection, nous portons le poids dAuschwitz et nous souffrons d'une blessure psychique et morale. C'est pourquoi nous traitons Brejnev mieux que nous ne le ferions si tout cela n'existait pas, mais il ne s'agit pas d'un flirt !
Le Président : Il vous faudra du temps pour atteindre la réunification. Elle est inscrite dans l'Histoire. Elle correspond à des réalités objectives et subjectives. Il faudra qu'une génération passe. Il faudra que l'empire soviétique se soit affaibli, ce qui interviendra dans les quinze ans.
(Pronostic intéressant : il voit la fin de l'URSS pour 1996...)
Le Chancelier : A mon avis, cela durera beaucoup plus longtemps!
Le Président : Est-ce qu'une information mutuelle en cas de conflit avait été envisagée entre la France et l'Allemagne ? Il me semble que non...



Jeudi 8 octobre 1981


François Mitterrand et Helmut Schmidt reprennent leur entretien en abordant la situation en Pologne :
Le Président : Je continue à penser que c'est l'attitude du Parti communiste qui sera décisive. Bien sûr, les dernières attitudes du secrétaire, général du PC polonais, Kania, ont de quoi inquiéter Brejnev. Il y a une contradiction de fond entre cette expérience politique et l'Union soviétique. Mais Brejnev préférera, tant qu'il le pourra, garder la possibilité de parler avec l'Ouest, ce qui serait irrémédiablement compromis en cas d'intervention soviétique en Pologne.
Le Chancelier : Je suis à peu près d'accord avec vous, mais cela dépend grandement de la personne de Brejnev. Si Brejnev disparaissait et qu'il soit remplacé par exemple par Souslov, ce serait très grave.
Le Président : Vous voyez Souslov comme un successeur possible ?
Le Chancelier : Non, il est trop âgé, mais son influence sera grande, malgré tout.

Ce qui est préoccupant à propos de la Pologne, c'est le poids de la dette. Notre aide à ce pays atteint maintenant un quart de notre aide au développement, et nous devons continuer notre effort pour ne pas donner prétexte à une intervention. Par exemple, nous avons agi pour que l'invitation faite à Walesa soit reportée. Je sais par ailleurs que les Russes ont aussi du mal à maintenir leurs prêts et leur aide.
Le Président : En fait, les Polonais ne travaillent plus du tout.
Le Chancelier: Pour la Pologne, je ne vois plus que deux solutions. La première est la solution rationnelle : l'archange saint Michel intervient et remet tout en ordre. La seconde est de l'ordre du miraculeux: les Polonais recommencent à travailler...
Le Président: Nous aussi, nous sommes un peu épuisés. Mais que faire ?
Le Chancelier: Une Europe où il y a un million et demi de chômeurs en Allemagne, deux millions en France et trois millions en Grande-Bretagne ne peut pas s'épuiser à l'Est...
Le Président : Nous allons être en effet obligés de réexaminer cette aide. Il faudrait diminuer votre aide et nous aussi, mais il faut que nous en parlions avant. Plus la Pologne sera misérable, plus elle sera révoltée contre les Russes ; plus elle sera révoltée, plus elle sera misérable. C'est sans fin, mais la perspective de négociations avec l'Ouest aura pour effet de reporter dans le temps l'intervention soviétique.
Le Chancelier: Il semblerait que les modérés aient repris le dessus.
Le Président : En effet. Je persiste à penser que le point de repère essentiel est Kania.
Le Chancelier : Je crois que les Russes ont plus confiance en Jaruzelski qu'en Kania...
Ils passent aux rapports Nord/Sud :
Le Président: Il y a, à la conférence de Cancún, dans un mois, un risque de mise en accusation du monde occidental si celui-ci ne jette pas de lest sur les "Négociations Globales". Car ce qu'ilfaut redouter, c'est un refus brusque, par les USA, des revendications très fortes qui seront présentées à Cancùn par les pays en développement, ce qui conduirait à un grave échec.
Le Chancelier: Si nous disons cela tous les deux, Reagan sera seul. Il y aura donc, de gré ou de force, des "Négociations Globales" à l'ONU. Il est prévisible qu'elles seront interminables et inutiles. Nous les acceptons uniquement pour éviter des heurts à Cancún.
Il n'y a pas de stratégie déterminée à l'Ouest sur ces questions. Il y a pléthore de paroles creuses.
En ce qui me concerne, je n'ai pas envie de transformer le FMI ni la Banque Mondiale en instituts de fabrication de papier-monnaie. Le monde ne souffre pas d'un manque d'argent. Le monde souffre d'inflation et d'erreurs structurelles :
- non-maîtrise de l'explosion démographique ;
- volonté d'industrialisation à tout prix des pays en voie de développement, alors qu'ils devraient chercher avant tout à se nourrir eux-mêmes ;
- choc de l'augmentation du prix du pétrole sur les pays en voie de développement qui sont dépourvus d'énergie.
Vous et nous, ou nous ensemble, devrions donner dans les tout prochains mois à la Communauté un rôle leader: bien faire comprendre le sens de l'aide au développement en vue d'émettre des propositions concrètes.
Les Etats-Unis ne peuvent pas jouer ce rôle de leader, car leur position ne dépend pas de leur gouvernement, mais du conseil d'administration de l'United Fruit, d'ITT ou de n'importe quelle autre compagnie. Ils ont une incapacité structurelle à comprendre ces problèmes.
Le rôle de la Communauté et des autres partenaires européens devrait en être renforcé. Personne n'a plus d'expérience que le Portugal, l'Italie, l'Espagne, la France, la Grande-Bretagne, et même nous, dans certains cas, sur les problèmes du Tiers Monde. C'est un domaine d'intervention très intéressant pour la Communauté.
Le Président : Si on ne peut aboutir à rien sur ces questions, alors une réunion du type de celle de Cancún est une erreur. Mais, à partir du moment où on y va, l'expression "Négociations Globales" peut être retournée. Il faut leur dire : "Vous voulez des négociations globales ? Eh bien, d'accord, mais il faut qu'elles soient vraiment globales. " Il faut passer des revendications particulières des pays en voie de développement à des négociations sur l'ensemble des problèmes de ces pays, mais aussi des pays pétroliers et des pays industrialisés.
Cela veut dire que, par "globales ", il faut entendre non seulement la question démographique, mais aussi le sérieux dans la gestion des fonds qui sont octroyés, la fourniture de garanties pour l'emploi de ces fonds, la démographie contrôlée, le refus de gonfler la masse monétaire de manière artificielle...
A cet égard, les relations entre la Communauté et l'Afrique sont déjà une réussite. J'ai même constaté que certains pays africains ne connaissent pas toutes les aides prévues par l'Europe. Il est certainement possible d'intégrer les États-Unis à cela. Je crois qu'il y a d'ailleurs un début de changement de la position américaine sur la filiale et sur la politique de l'énergie...
Un autre très grand problème est celui du cours des matières premières. En voyant plusieurs responsables de l'Afrique francophone, je me suis intéressé à la formation des prix du café ou du cacao. Eh bien, tout effort de codéveloppement est impossible, car les prix du café sont inconnus pour l'année suivante. En fait, les prix du café dépendent de trois ou quatre bureaux de spéculateurs professionnels situés en général à Londres. C'est quand même un formidable manque de structures économiques ! Régler le problème des cours des matières premières serait une trop vaste ambition, mais limiter cette spéculation et ses effets, stabiliser les cours sur deux ou trois ans dans le cadre de contrats de codéveloppement serait déjà remarquable. Prenez l'exemple de la Côte d'Ivoire en ce qui concerne les cours du café : ils en sont réduits chaque année à souhaiter que le café gèle pendant l'hiver au Brésil !
Le Chancelier : Le rôle de Trudeau pourrait être très important. Il est hors de la Communauté, tout en ayant de bons rapports avec elle. Mais où en êtes-vous avec Trudeau ? Il s'entendait très mal avec Giscard d'Estaing...
Le Président: C'est sans doute parce qu'ils se ressemblaient trop. Moi, je m'entends très bien avec Trudeau...
Le Chancelier : Pourrions-nous maintenant parler des questions de la Communauté ?
Je suis un adepte des idées que Robert Schuman et Jean Monnet ont défendues ; et, depuis maintenant trente ans, je n'ai pas changé sur ce point.
Il y a trente ans, le problème de l'Europe n'était pas de savoir si elle se faisait à Huit, à Dix ou à Treize. Il s'agissait d'établir une relation solide entre la France et l'Allemagne et de construire autour un anneau de pays. Aujourd'hui, ce concept s'est trop élargi. La situation et l'indécision de la Grande-Bretagne affaiblissent la Communauté. Les contacts avec le Maghreb sont intervenus trop tôt, l'association de la Turquie est arrivée trop tôt, l'élargissement à la Grande-Bretagne, puis au Danemark, à l'Irlande et à la Grèce : trop tôt, elles aussi. L'adhésion de l'Espagne et du Portugal serait prématurée. Nous nous chargeons de beaucoup trop de responsabilités.
Mais ce qui est fait est fait. C'est bien du point de vue de la démocratie, pour certains pays qui étaient vulnérables sur ce plan, mais la Communauté en tant que telle a eu les yeux plus gros que le ventre.
Quand nous étions à Six dans la Communauté, les décisions étaient prises de façon unanime sur la base d'un accord entre Adenauer et de Gaulle. On trouvait également dans le peuple hollandais une très grande volonté communautaire. A Dix, cela est devenu impossible.
Valéry Giscard d'Estaing avait souvent parlé d'une Europe à deux vitesses. C'est très difficile, car les autres pays se sentent rejetés. Cela donne prétexte à la Grande-Bretagne pour sortir. Je n'ai donc pas été d'accord avec cette idée, car je voudrais que la Grande-Bretagne reste dans la Communauté, si c'est possible. Mais il faut nous habituer à ce que la Communauté devienne une union beaucoup plus souple.
Le Président : Delors emploie une expression que je trouve meilleure que celle d"'Europe à deux vitesses" : c'est celle d' "Europe à géométrie variable". Elle correspond au surplus à une réalité. Ainsi, des réalisations comme l'Airbus, comme le Concorde, comme Ariane ou d'autres, ont été ou seraient menées à bien par des ensembles de pays différents. Il ne faut pas rechercher un système. D'ailleurs, l'Europe à géométrie variable peut être complétée de temps en temps par un pays extérieur à la Communauté. Sur ces points, le pacte communautaire peut être interprété avec beaucoup plus de souplesse.
Le Chancelier : D'accord. Qu'en dit Mme Thatcher ?
Le Président : Elle se dit plus européenne que les travaillistes. Elle se dit d'ailleurs la seule européenne véritable. Au Sommet franco-britannique de Londres, la Grande-Bretagne nous a fait cinq ou six propositions d'actions bilatérales communes, comme le tunnel, par exemple.
Le Chancelier: Vous voulez le construire ?
Le Président : Oui, et nous coopérerons aussi sans doute pour le nouveau train à grande vitesse.
Des actions communes ont également été envisagées en matière de télécommunications, de moteurs. La Grande-Bretagne montre, sur ces points, une attitude plus positive, car elle a pris conscience que son marché national était trop étroit. Il y a aussi le domaine de la recherche, dans lequel la Grande-Bretagne est la plus avancée d'entre nous.
Le Chancelier : Je ne le crois pas du tout. La recherche chez vous et chez nous est bien meilleure !
Le Président: En tout cas, ce sont eux qui consacrent le plus d'argent à la recherche fondamentale.
Le Chancelier : Je ne le crois pas. Je suis très déçu par les Britanniques, ils ne travaillent pas. Ils arrivent trop tard au bureau, s'arrêtent constamment pour prendre le thé et repartent tôt.
Le Président : Mme Thatcher m'a même fait des reproches sur le satellite, à propos duquel elle se considère comme plus européenne que nous !
Le Chancelier : Mme Thatcher en a pour deux ans et demi au plus. Après, j'espère bien que ce ne seront pas les travaillistes qui gagneront. Je souhaite que ce soit Jenkins ou Shirley Williams, ils sont tous deux prêts à coopérer avec nous et ils comprennent les travailleurs, sens qui fait totalement défaut à Mme Thatcher. Mais peut-on revenir à ce qu'elle pense à propos de la Communauté ?
Le Président : En fait, Mme Thatcher n'est pas du tout communautaire. Quand elle m'a parlé du "juste retour", je lui ai dit que c'était incompatible avec l'esprit et les règles de la Communauté. Elle m'a dit qu'elle voulait simplement un "juste retour" pour la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France. Naturellement, il faut nous entraider; des facilités à la Grande-Bretagne, en 1982, seront sans doute nécessaires, même si elle n'y a pas droit.
Le Chancelier : Cette revendication britannique ne repose ni sur le Traité de Rome, ni sur la politique institutionnelle de la Communauté. Cependant, les fondateurs du Traité ne pensaient pas que deux pays seulement deviendraient les financiers de toute la Communauté. Sur le plan économique, social et intellectuel, l'Angleterre c'est le passé. Ils sont, comme en 1931, à la veille d'une profonde dépression. Si les choses continuent ainsi, dans quatre ou cinq ans, le revenu italien par habitant sera supérieur au revenu britannique. Donc, c'est vrai, il est injuste que la contribution financière britannique soit aussi élevée. Bien sûr, la manière dont Mme Thatcher s'était rebellée nous avait tous braqués. Puis, à la réflexion, nous avons pensé qu'un allégement était nécessaire et qu'il fallait un compromis. Ce n'est pas une infraction. Cela a conduit le Conseil, l'an dernier, à modifier les règles, à introduire les concessions nécessaires. Rendez-vous compte aussi que les niveaux de vie danois, belge et hollandais sont aujourd'hui plus élevés que ceux de la Grande-Bretagne...
Parlons maintenant de l'autre pays qui paie beaucoup, c'est-à-dire de l'Allemagne. Nous sommes prêts à rester des payeurs nets. Mais nous ne voulons pas être les seuls, et nous ne continuerons pas sans limite.
Pour l'instant, nous connaissons en Allemagne la récession la plus forte et le taux de chômage le plus élevé depuis la guerre. Or, les Allemands ont une sensibilité névrotique sur ces points. Si nous avions en Allemagne le même taux de chômage que chez vous, je serais déjà parti, car le conflit entre le gouvernement et les syndicats aurait atteint un seuil insupportable. Le mouvement syndical pense en effet que nous pouvons réduire le chômage par des plans gouvernementaux, et moi je sais que ce n'est pas possible. L'Allemagne verse six milliards et demi de marks pour l'Europe. Si je pouvais les utiliser autrement, je pourrais créer des emplois et, en plus, ils ne seraient pas inflationnistes !
Malheureusement, nos paiements extérieurs sont très lourds et ils s'additionnent: aide à la Pologne, aide à la Turquie, aide au développement, contribution communautaire...
En tant qu'économiste, je dois dire aussi que je suis convaincu de la nécessité absolue de combattre l'inflation et de la réduire, faute de quoi le chômage augmentera inéluctablement. Nous devons donc ne pas dévaluer notre monnaie. Si l'argent perd de sa valeur, le chômage, à terme, augmentera.
Je désire seulement vous faire comprendre que les versements financiers de mon pays à la Communauté ne pourront plus être augmentés et devraient même être diminués, si possible.
En ce qui concerne la Communauté, pour l'heure, je dois vous demander que nous en restions à cette limite de 1 % de la TVA et que notre contribution nette soit contenue.
Je vois d'ailleurs l'ensemble de la situation économique en Europe de façon très sombre, car je suis très sceptique sur la politique économique américaine. Il y a 20 % de risques que la politique de Reagan conduise à une dépression. L'économie américaine restera, qu'on le veuille ou non, pour dix ou vingt ans encore, la seule économie dominante. Après, peut-être le Japon jouera-t-il un rôle très important. Le rôle de la Communauté, à la fin du siècle, sera peut-être, lui aussi, très important. Mais ce n'est pas le cas pour le moment, car les possibilités d'impulsions financières de la Communauté sont réduites. Donc, nous dépendons des États-Unis. Eux peuvent se permettre d'avoir 9 % de chômeurs, car leur attitude en ce domaine est très différente.
J'ai examiné les idées et propositions de Delors, suivi ses ballons d'essai avec un intérêt critique, car j'en comprends les motifs. Mais je doute profondément de la possibilité de mettre, en place une zone monétaire européenne et des taux d'intérêt indépendants des États-Unis, car nos politiques monétaires, fiscales et budgétaires sont trop différentes.
L'Allemagne est hypersensible à l'inflation (comme la Suisse, d'ailleurs), elle est véritablement allergique au déficit budgétaire comme au chômage, ce qui nous empêche de lutter contre le chômage par des politiques de déficit.
En France, c'est très différent. Les Français sont plus sereins par rapport à ces questions. Vous avez un budget plus sain, et cela vous permet d'avoir un déficit plus élevé pendant un an ou deux, et donc une inflation plus élevée. Mais les Français acceptent des mesures de contrôle des prix ou de contrôle des changes. En Allemagne, tout le monde serait indigné si je prenais de telles mesures. Je vais évoquer un petit exemple pour illustrer cela : les Allemands dépensent des milliards de marks pour des voyages privés à l'étranger, c'est une perte de devises importante ; mais si je m'avisais de réglementer cela, il y aurait une véritable rébellion ! Donc, la politique que nous menons en RFA est la seule que nous puissions mener.
Mme Thatcher et Ronald Reagan se trompent en ce qui concerne le monétarisme. En réalité, leur déficit s'accroît et même, du point de vue de leur politique monétaire, leurs taux d'intérêt sont idiots.
En Allemagne, nous essayons de nous maintenir dans le juste milieu, de réduire l'inflation par un mélange de déficit public et de politique des revenus modérée.
... Vous, vous avez choisi de suivre un chemin différent. J'espère que vous réussirez. Mais vos moyens, vos méthodes et les nôtres sont tels que nous ne pouvons plus les harmoniser. Celles de Mme Thatcher sont encore plus dures à harmoniser avec les nôtres. Les douze mois à venir seront donc un test de cohésion. Nous avons eu un premier test, le week-end dernier, en matière monétaire ; nous l'avons surmonté, ce qui permet d'espérer.
(Autrement dit, pour Helmut Schmidt, l'arrivée des socialistes au pouvoir en France rend impossible tout progrès dans la construction européenne !)
Le Président : Je ne crois pas qu'il y ait autant de contradictions que vous le pensez entre nos politiques économiques. Nous avons besoin de dominer notre héritage :
— l'inflation a atteint un taux moyen de 10 % sur quatre ans et de 14 % pour les deux dernières années,
— le chômage a été multiplié environ par quatre de 1973 à 1981.
Que pouvais-je en conclure ? Il était normal d'essayer à tout prix d'obtenir une croissance modérée par une relance de la consommation. Pour cela, nous injectons dans l'économie 35 milliards de francs en un an, et nous ferons en sorte que cette relance se fasse en limitant au maximum la part de ce qui doit être importé. Cependant, je suis bien obligé d'acheter le pétrole à l'extérieur !
C'est un moment difficile à passer pour l'économie française. J'essaie de relancer les investissements. J'essaie de maintenir l'inflation à 14 ou 15 % sur un an ou deux. Il faut ensuite que j'arrive à la ramener à 10 % au maximum.
Je viens déjà de prendre des mesures qui visent à la fois à contenir puis à réduire l'inflation en relançant l'investissement. Je sais que je courrais à un échec si l'inflation ne pouvait être maîtrisée.
Mais ce qui est sûr, c'est que la théorie de M. Barre, selon laquelle les profits créent des investissements et que ceux-ci permettent la création d'emplois, s'est traduite par un échec.
(Autre pique : François Mitterrand sait fort bien que cette phrase n'est pas de Barre, mais du Chancelier Schmidt lui-même !)
Le Chancelier : Est-ce que les entreprises françaises font des profits en ce moment ?
Le Président : Oui, beaucoup d'entre elles en font, mais elles ne font plus d'investissements depuis longtemps. Peut-être par peur de la gauche ? L'objectif que nous nous sommes fixé n'est d'ailleurs pas très ambitieux, il consisterait à faire environ 3 % de croissance. Mais 3 % de croissance, cela fait approximativement 100 milliards, dont 42 seraient versés en charges sociales, ce qui diminuerait d'autant un déficit qui reste d'ailleurs modéré. Nous sommes donc à peu près à la même hauteur.
Le Chancelier : Moi, mon déficit est trop élevé.
Le Président : Ceux qui nous critiquent disent: ils ont prévu un déficit de 95 milliards, mais, en fait, cela fera 120. Nous venons donc de prendre des mesures strictes pour que le déficit ne dépasse pas 95 milliards. Nous avons même gelé 15 milliards pour lesquels l'autorisation de dépense ne sera donnée que plus tard en cours d'année, et je vois maintenant qu'un représentant du patronat nous critique pour avoir gelé ces 15 milliards !
Nous allons mettre en ceuvre un contrôle d'une partie des prix de détail, et peut-être même aussi de certains prix industriels et des grandes surfaces. Cette politique des prix sera complétée par une "politique des revenus ", bien que je n'aime pas cette expression. Nous allons avoir des contacts avec les syndicats. Ils ont d'ailleurs déjà commencé et je crois que ce sera la première fois qu'une négociation réelle sera possible sur les bas salaires (...). Une diminution du pouvoir d'achat n'est pas possible. Son maintien serait une victoire. Nous voulons réaliser une discipline contractuelle concernant les salaires, et d'ailleurs aussi les autres revenus. Nous ferons en 1982 une importante réforme fiscale qui y contribuera. Mais je dois rappeler que les engagements de ma campagne seront mis en œuvre sur sept ans...
(Le Chancelier se lance alors dans un subtil interrogatoire du Président sur la politique économique française.)
Le Chancelier : Est-ce que les sociétés nationalisées, comme la SNCF, ont la possibilité d'emprunter ?
Le Président : Oui. Ce serait d'ailleurs bien commode de faire un plus large appel à l'emprunt, mais nous sommes stricts sur ce point.
Le Chancelier : Ces emprunts sont-ils placés auprès des épargnants français ? Auprès des banques ? Auprès de l'argent arabe ?
Le Président : D'habitude, les investisseurs institutionnels prennent 50 % au moins des emprunts. En ce qui concerne le grand emprunt récent, les institutions ont souscrit moins de 30 %. Le taux de cet emprunt était de 16,5 % à cinq ans. C'est trop cher, mais moins que l'emprunt Giscard qui avait été indexé sur l'or et qui, au lieu de coûter 6 milliards, en aura coûté 100 !
Le Chancelier : En fait, compte tenu de votre taux d'inflation, vous versez environ 2 % d'intérêt ; ce n'est pas excessif et ce n'est pas énorme. Nous, nous versons un intérêt réel de 4 %.
Le Président : Je sais bien que ce que nous faisons n'est pas génial.
Le Chancelier : Si, c'est très bien !
Le Président : Mais notre politique est plus stricte qu'on ne le dit. Ce qui compte le plus, c'est la maîtrise des salaires.
Le Chancelier : Excusez-moi pour toutes ces questions qui ne contiennent aucune part de critique, c'est simplement pour y voir clair...
Le Président : Mais tout cela vous concerne aussi. Je trouve tout à fait normal que vous posiez des questions...
Vendredi 9 octobre 1981


Suivant l'avis de Claude Cheysson, Pierre Mauroy interdit l'exécution du contrat Thomson, tel qu'il a été négocié l'an dernier, comme « contraire aux instructions du gouvernement et aux règles du COCOM ». La négociation des avenants au contrat échappe aux industriels et passe au ministre du Commerce extérieur.


Promulgation de la loi abrogeant la peine de mort. La gauche a déjà accompli l'essentiel des réformes pour lesquelles elle avait rêvé du pouvoir. Maintenant, il va lui falloir gérer et s'occuper de l'emploi.

Le Premier ministre réunit un Conseil interministériel sur Matra. Un protocole est prêt. L'ensemble des activités médias (17 % d'Europe n° 1, 20 % de Marlis qui contrôle Hachette, 90 % des Dernières Nouvelles d'Alsace) va être apporté à une nouvelle société dont les actions seront distribuées aux anciens actionnaires de Matra.


Rendant compte au Président des travaux du groupe de travail, qui propose en fait de perpétuer en partie le boycott commercial d'Israël, Charles Salzmann écrit, embarrassé : « Quatre principes ont été dégagés : l'affirmation positive de l'origine ( "Ce produit est fabriqué en France' au lieu de "Ce produit n'est pas fabriqué en Israël") ; la prise en compte de l'état de guerre entre les protagonistes ; un boycott circonscrit à des faits concrets ; des règles claires qui s'appliquent dans la pratique quotidienne des affaires. » En marge, le Président de la République annote : « Il ne doit pas y avoir reconnaissance du boycott... D'accord, sous réserve qu'on ne peut pas concéder le boycott à nos partenaires arabes. »

Pierre Joxe écrit au Président pour se plaindre des injustices contenues dans le projet de Budget : « Il aggrave la pression fiscale pesant sur les seuls salariés, notamment les titulaires de salaires moyens. En conséquence, il paraît en contradiction avec la réforme de la fiscalité que nous entendons promouvoir et fait peser une menace sur la cohésion de l'alliance politique qui a porté la gauche au pouvoir. »
Il ajoute une perfidie contre Jacques Delors : « J'en adresse copie à Laurent Fabius, car je suis persuadé qu'il n'est pas en désaccord total avec moi. »

François Mitterrand offre à Robert Badinter le parchemin authentique de la loi d'abrogation de la peine de mort.

Le Président me répète : « 1982 sera l'année la plus noire. Il faudra y faire approuver toutes les mesures de redressement financier, nécessairement impopulaires. »


Samedi 10 octobre 1981


A Bonn, une manifestation pacifiste rassemble près de trois cent mille personnes.
Nous partons pour les obsèques de Sadate. Le Président est de méchante humeur.
Les obsèques se tiennent sur les lieux mêmes de l'attentat, les traces de balles sont encore visibles. Capharnaüm et inquiétude. Chacun s'attend à une nouvelle fusillade. Sous une tente improvisée, on parque toutes les personnalités et ceux qui se sont imposés. Jean-Pierre Bloch me présente... au Prince Charles ! Kissinger va de l'un à l'autre comme dans un cocktail. Un sabre bat la jambe du Roi Baudouin. Nixon est en grande conversation avec Carter, Ford avec Giscard.
Deux officiers viennent l'un après l'autre fouiller les bottes des soldats formant la haie d'honneur pour vérifier qu'aucune arme blanche n'y est cachée. La confiance règne.
Le cortège se forme alors, derrière le cercueil placé sur l'affût d'un canon. En première ligne, on place les Présidents en exercice : parmi eux, François Mitterrand et Alessandro Pertini, avec d'autres, pour la plupart africains. Ils sont bousculés par les médecins et les gardes du corps, portant valises de sang et armes de poing, qui veulent rester au plus près de leur "client".
Le défilé s'ébranle dans un roulement de tambours, sous la protection — ou la menace ? — de mitrailleuses placées sur les toits. Bousculade inouïe. Pour ralentir le cortège, un cordon de soldats le traverse soudain et bloque les derniers rangs. Paniqués, les agents secrets américains plaquent au sol les trois anciens Présidents des Etats-Unis.





Lundi 12 octobre 1981


Malaise parmi les députés socialistes. Il leur est demandé beaucoup : sessions extraordinaires, votes de nuit, travail dans les nouvelles circonscriptions. Quant aux suites données par les ministres à leurs interventions, elles sont très insuffisantes. Deux, surtout, sont plus particulièrement mis sur la sellette : Édith Cresson et Jean Auroux. Tout cela risque de provoquer une épreuve de force sur des questions sensibles (droits des travailleurs) ou inattendues (immigrés). Conjugué avec les critiques sur l'absence de changement dans la vie quotidienne, cet état de chose tend à développer chez eux un certain clientélisme : triplement des interventions pour exemption de service national, surestimation de l'enjeu représenté par les créations d'emplois publics...
L'électorat qui a voté pour François Mitterrand ne voit pas les prolongements directs de sa victoire dans la réalité quotidienne : les licenciements économiques, les règlements judiciaires, les dépôts de bilan se poursuivent ; la rentrée scolaire est une de celles qui se sont le plus mal déroulées depuis cinq ans ; pas de développement de la vie associative ; le comportement de l'administration dans ses relations avec les administrés demeure immuable ; le gel des crédits bancaires à l'immobilier est mal ressenti.
Pour certaines catégories sociales, la politique actuelle constitue même une régression : les agriculteurs (réduction de la prime à la vache, renchérissement des prêts aux jeunes agriculteurs, remise en cause de la détaxation des carburants) ; les cadres (augmentation de la pression fiscale ajoutée à une hausse des prélèvements sociaux, hausse des impôts locaux).
Mardi 13 octobre 1981


Henri Fiszbin et ses amis sont placés « hors du parti » par le PCF.

Début de l'examen du projet de loi sur les nationalisations à l'Assemblée. Cela promet d'être long.


Mercredi 14 octobre 1981


Rocard présente son « Plan intérimaire » au Conseil des ministres, qui promet la création de 400 000 emplois par an grâce à des contrats État/régions. Rocard s'est décidé à donner un chiffre. Matignon le pousse à élaborer un texte plus réformiste qu'il ne le voudrait. En fait, Rocard sait qu'il faut gérer dans la durée.

Visite de Lech Walesa en France à l'invitation de syndicats.

Le Président adresse aux deux coprésidents de Cancùn un mémorandum indiquant ses deux priorités pour le Sommet (en dehors de la « Filiale énergie » et des « Négociations Globales ») : la stabilisation des cours des matières premières (« la France prend la décision formelle de souscrire au Fonds commun de garantie des matières premières ») et l'agriculture (« les grands pays agricoles constitueraient des stocks d'urgence, les autres pays développés verseraient une contribution financière, et ce dispositif serait géré paritairement par le Nord et le Sud »).

L'accord se précise entre Jean-Marcel Jeanneney et les Algériens. Mais le surprix n'est pas encore fixé : nous payons actuellement 4,27 dollars l'unité ; les Algériens en veulent 5,30. Ils attendent beaucoup de la rencontre entre Chadli et François Mitterrand à Cancùn.

Nous savons maintenant de façon certaine que Pierre Moussa a bien fait transférer à Paribas-Genève des participations industrielles que détenait Paribas-Paris, et qu'il a vendu à un consortium belge, COPEBA, auquel il appartient, 30 % de Paribas-Genève, ce qui en fait perdre le contrôle à la maison mère.
Pour parler clair, dans cette affaire, le gouvernement s'est fait berner. Si on laisse faire, la nationalisation de Paribas sera vidée de l'essentiel de son contenu. Et cela peut donner des idées à d'autres patrons d'entreprises nationalisables !
Que faire ? Demander à Pierre Mauroy de décréter publiquement une « période suspecte » afin d'empêcher le processus ? Obtenir la démission de Pierre Moussa ? Déclarer que si, après nationalisation, l'entreprise est vide, il n'y aura pas d'indemnisation ?




Jeudi 15 octobre 1981


Je reçois discrètement Yvon Gattaz, candidat à la présidence du CNPF, qui plaide contre l'IGF et pour que les entreprises nationalisées ne quittent pas le CNPF, dont elles assurent l'essentiel des ressources. Intéressant... Personne n'y avait pensé !
Vendredi 16 octobre 1981


Je déjeune avec Jean Riboud, président de Schlumberger, et Félix Rohatyn, associé-gérant de la Banque Lazard. Je leur confie mes inquiétudes à propos de Paribas. Jean s'insurge : « Comment as-tu pu laisser cela aller si loin ! Je suis administrateur de Paribas, mon frère Antoine aussi. Tu ne sais pas qu'on peut faire convoquer le Conseil ? On va le faire. A nous, il ne peut mentir ! »
Le conseil d'administration a lieu. Jacques de Fouchier exige de son successeur, qu'il appelle son « fils spirituel », la vérité. Pierre Moussa reconnaît : « Tout est vrai. » Jacques de Fouchier a ce mot superbe : « Je suis contre la nationalisation, mais, right or wrong, it's my country ! » Il exige la démission de Pierre Moussa et reprend provisoirement la présidence, le temps de gérer la crise.

Moshe Dayan, vainqueur de la guerre des Six-Jours, meurt à Jérusalem.


Samedi 17 octobre 1981


Décès d'Albert Cohen. Discussion avec François Mitterrand : il n'aime pas l'essentiel de Belle du Seigneur, que j'adore ; il connaît par cœur de longs passages de Mangeclous, que j'apprécie moins.

On part pour Yorktown, Mexico et Cancún.


Dimanche 18 octobre 1981


Comme l'avait prévu Helmut Schmidt, le général Jaruzelski, chef du gouvernement et ministre de la Défense, est élu Premier secrétaire du Parti polonais en remplacement de Stanislaw Kania, mis en minorité par le Bureau politique. Un militaire au pouvoir : est-ce l'annonce de l'arrivée des Russes ou l'ultime protection contre eux ? François Mitterrand penche pour la seconde hypothèse. L'homme n'a pas eu un destin ordinaire : son père a été exilé en Sibérie, où il est mort, et lui-même y a passé de terribles années de jeunesse.

Le Parti socialiste panhellénique remporte les élections législatives en Grèce. Andréas Papandréou, chef du Pasok, formera, le 21, un gouvernement socialiste homogène.

Aux États-Unis, cérémonies somptueuses pour le bicentenaire des batailles de Cheasapeake et Yorktown. Au cours de leur entretien, Reagan remercie le Président de l'autorisation de passage accordée dans les ports français aux sous-marins nucléaires américains, et de la participation de la France à la Force multinationale dans le Sinaï.
François Mitterrand : L'Europe est partie prenante à Camp David en tant que démarche politique et diplomatique.
Ronald Reagan : La paix ne peut réussir qu'avec l'aide de l'Arabie Saoudite.
François Mitterrand : Camp David doit aller à son terme entre Israël et l'Égypte, mais ne résoudra pas le problème palestinien. S'il réussit, tant mieux, mais nous pensons que le Plan Fahd est un bon plan intermédiaire s'il permet aux adversaires de discuter. Nous n'approuvons pas pour autant son contenu.
Ronald Reagan (qui lit une fiche) : Je vous pose une question : "Faut-il d'autres dirigeants palestiniens qu'Arafat ?"
(Il n'est décidément qu'une machine à poser des questions au nom de son Administration.)
François Mitterrand : Tous les chefs palestiniens des territoires occupés désirent qu'Arafat soit leur représentant. Il n'y a pas de Palestinien plus modéré qu'Arafat. Nous ne voulons pas du monopole de l'OLP sur la Palestine, ni même d'un Etat palestinien indépendant. Il vaudrait mieux arriver à créer une petite Palestine fédérée avec la Jordanie.
Ronald Reagan : Oui, mais la Jordanie ne veut pas d'un État palestinien.
François Mitterrand : Hussein voudrait un petit Etat palestinien pour faire une petite fédération. L'État d'Israël croit qu'on est à la fin du processus, alors qu'on n'en est qu'à son début.
Ronald Reagan prend une autre fiche et lit : Pour Cancún, je pense que nous pouvons trouver des voies pour aider à développer les économies du Sud, comme l'ont fait la Corée du Sud ou Singapour. Qu'attendez-vous de Cancún ?
François Mitterrand : Je n'attends rien de Cancún, sinon vingt-deux discours. Et quand le dernier sera fini, on s'en ira. On jugera Cancún non à ses résultats, mais à la tonalité des discours. Si le Tiers Monde a le sentiment d'être floué, il aurait mieux valu ne pas aller à Cancún. Trois points me paraissent importants. Sur les "Négociations Globales " : il ne s'agit pas de créer une nouvelle institution ; il faut discuter sur un agenda précis et sérieux (démographie, énergie). Sur la "Filiale énergie " : on peut discuter des quatre points qu'a présentés Clausen. Sur le soutien aux cours des matières premières : on ne peut ignorer le problème, même si on ne peut décider encore.
Ronald Reagan : Nous ne sommes pas contre les "Négociations Globales", si elles aident à lutter... contre le protectionnisme.
François Mitterrand : Elles ne sont pas faites pour ça, mais pour aider à diversifier les sources de croissance ! Si on n'y parvient pas, on va créer le désespoir chez ceux qui ont toute leur économie fondée sur une seule ressource. Quand les prix s'effondrent, tout s'écroule chez eux. Si vous voulez la révolution partout, laissez faire ça !
Comme Ronald Reagan admire sa connaissance des « Pères de la Révolution » américaine, François Mitterrand répond : « J'en ai beaucoup entendu parler quand j'étais enfant, mes parents étaient profondément attachés à la Révolution ; mais ils étaient très chrétiens et ils me parlaient peut-être plus de l'indépendance des États-Unis que de la Révolution française, en raison du caractère laïque et anticlérical de celle-ci. »


Le soir, par petites tables, dans une superbe maison coloniale, grand dîner financé par de « généreux donateurs ». Je m'attends à être assis à côté de tel ou tel des responsables américains. A ma table présidée par un ami de Reagan, le Juge Clark, désigné comme numéro deux du State Department pour y surveiller Haig, deux marchands de vin californiens qui ne savent pas très bien si la France est plus grande ou plus petite que le Luxembourg. Et qui s'en moquent ! Le Juge n'adresse d'ailleurs pas un mot aux Français assis à sa table.
Lundi 19 octobre 1981


Arrivée au Mexique. Lopez Portillo est encore Président, mais il a déjà désigné celui qui lui succédera dans un peu plus d'un an. C'est déjà moins un interlocuteur qu'un symbole. D'où l'idée de Régis Debray de faire de ce voyage une tribune pour s'adresser à l'Amérique latine tout entière. Il a suggéré trois idées : « Une réplique à la mexicaine du "scénario Panthéon à Paris", consistant à déposer trois roses, l'une à Juarez, l'autre à Cardenas, la dernière à un personnage plus contemporain (Allende ?) ; la restitution au Mexique d'un trophée (fanion ou drapeau enlevé par l'armée française lors de l'expédition bonapartiste) ; et un grand discours permettant, dans les meilleures conditions d'écoute internationale, de faire passer l'essentiel du message français qui, sinon, risque d'être, à Cancún même, parasité ou banalisé par le tohu-bohu. »
Le Président ne retient que la troisième suggestion et, curieusement, ce discours de Mexico restera dans les mémoires comme le « discours de Cancún» au point que, plus tard, Alain Peyrefitte, ne l'y voyant pas figurer sous ce titre, reprochera au Président de ne pas l'avoir inséré dans son recueil de discours...

Le syndicat national des médecins proteste contre la suppression du secteur privé annoncée par Jack Ralite dans un discours prononcé à Martigues.


Mardi 20 octobre 1981


Après la première rencontre avec Lopez Portillo, François Mitterrand se rend devant le monument de la Révolution à Mexico. Aucun lustre ; peu de gens, malgré les efforts du PRI pour faire venir des volontaires. Très beau texte du Président qui lance, le premier, le concept du droit d'ingérence humanitaire :
« C'est une lourde responsabilité que d'être placé par le destin à la frontière du plus puissant pays du monde, juste à la charnière du Nord et du Sud. Bastion avancé des cultures d'expression latine, le Mexique a pu devenir le lieu naturel du dialogue entre le Nord et le Sud, comme l'attestera demain la conférence de Cancún. Parce que le Mexique, réfractaire aux dominations de toute nature, a su puiser en lui-même sa volonté d'autonomie...
Il existe dans notre droit pénal un délit grave, celui de non-assistance à personne en danger. Lorsqu'on est témoin d'une agression dans la rue, on ne peut pas impunément laisser le plus faible seul face au plus fort, tourner le dos et suivre son chemin. En droit international, la non-assistance aux peuples en danger n'est pas encore un délit. Mais c'est une faute morale et politique qui a déjà coûté trop de morts et trop de douleurs à trop de peuples abandonnés, où qu'ils se trouvent sur la carte, pour que nous acceptions à notre tour de la commettre.
... A tous les combattants de la liberté, la France lance son message d'espoir. Elle adresse son salut aux femmes, aux hommes, aux enfants mêmes, oui, à ces "enfants héros" semblables à ceux qui, dans cette ville, sauvèrent jadis l'honneur de votre patrie et qui tombent en ce moment même, de par le monde, pour un noble idéal.
Salut aux humiliés, aux émigrés, aux exilés sur leur propre terre, qui veulent vivre et vivre libres !
Salut à celles et à ceux qu'on bâillonne, qu'on persécute ou qu'on torture, qui veulent vivre et vivre libres !
Salut aux séquestrés, aux disparus et aux assassinés qui voulaient seulement vivre et vivre libres !
Salut aux prêtres brutalisés, aux syndicalistes emprisonnés, aux chômeurs qui vendent leur sang pour survivre, aux indiens pourchassés dans leur forêt, aux travailleurs sans droits, aux paysans sans terre, aux résistants sans armes, qui veulent vivre et vivre libres !
A tous, la France dit : Courage, la liberté vaincra ! »

L'explosion d'une bombe près d'une synagogue, à Anvers, tue deux personnes et en blesse une centaine d'autres.

Dans la nuit, multiples incidents à l'Assemblée à propos des nationalisations.


Mercredi 21 octobre 1981


Assassinat du juge Michel à Marseille.

Malgré la démission de Pierre Moussa, la tentative de rachat des filiales étrangères de Paribas par COPEBA réussira si 31 % des actions aujourd'hui dans le public (sur les 35 % en circulation) viennent s'ajouter aux 20 % détenus par la holding belge. Le pronostic est incertain.

Nous déjeunons à Mexico avec Miguel de La Madrid, le Président élu. On voit naître là un tout autre Mexique, plus jeune, plus rationnel. Derrière lui, Carlos Salinas de Gortari, assisté d'un de mes anciens étudiants, un polytechnicien devenu secrétaire d'État, José Cordoba ; il est décidé que je reviendrai bientôt parler avec eux de la dette mexicaine.
Départ pour Cancún. Là, le Président Chadli n'ayant pu rencontrer François Mitterrand à déjeuner, l'entretien a lieu avant le dîner-buffet. Ils n'ont rien à se dire : le contrat sur le gaz n'est pas prêt et François Mitterrand ne veut rien négocier lui-même.


A Paris, séance houleuse à l'Assemblée sur la médecine. Le député Mesmin interroge le ministre de la Santé : « Lors de sa campagne électorale, le 7 mai dernier, le Président de la République avait promis que les secteurs privés existants seraient maintenus pour ceux qui entendent suivre leur clientèle à l'hôpital. Pouvez-vous préciser si cette promesse sera tenue et quelles sont vos intentions quant au maintien de la médecine libérale ? » Jack Ralite : « Pour les lits privés, c'est facile à régler : il n'y en aura plus. Pour les consultations privées, il faut les stopper. Pour les consultations existantes, nous publierons le 1er janvier les résultats d'une concertation qui va commencer dès la semaine prochaine pour le calendrier de retrait de cette pratique, concertation qui sera accompagnée d'une négociation pour une nouvelle couverture sociale de tous les intéressés. »
Cela va plus loin que les engagements électoraux du Président. Celui-ci n'aime pas ça, mais ne réagit pas.


Jeudi 22 octobre 1981


Début du Sommet à Cancún. En séance, chaque chef de délégation est accompagné de trois personnes, en général des ministres ou des hauts fonctionnaires. Pour la France, Claude Cheysson, Jean-Pierre Cot et moi. J'admire, à notre droite - conséquence de l'ordre alphabétique espagnol - les trois compagnons du président philippin Marcos : sa femme et ses deux filles qui changent de toilette toutes les heures.
A notre gauche, Ronald Reagan. Dans cette salle-bunker, au sous-sol d'un hôtel-bunker au cœur d'une ville-bunker, deux des trois sièges américains sont occupés par ses gardes du corps qui jouent consciencieusement aux preneurs de notes.

Les « Négociations Globales » sont au centre de la discussion : doit-il s'agir de négociations telles que les conçoit le Sud, dans le cadre des Nations-Unies, ou bien d'autre chose ? En coulisse, on cherche un compromis sur la procédure. Les États-Unis exposent habilement leur doctrine : ils sont pour le remplacement des « Négociations Globales » par des forums multiples (ONU, Banque mondiale, FMI). La France propose une formule en trois étapes : Assemblée de l'ONU, puis institutions spécialisées, puis à nouveau Assemblée. Les Américains ne veulent ni de la première, ni de la troisième étapes ; autrement dit, ils ne veulent rien qui échappe aux institutions de Bretton Woods.
Émotion quand Nyerere explique qu'il est suspendu, chaque matin, au cours du café que donne la BBC et qui détermine la survie de son peuple. Le poids de la dette zambienne a réduit de moitié le revenu par habitant en six ans.
François Mitterrand prend la parole : « Cette réunion n'aurait pas de signification si ses participants n'étaient pas convaincus — surtout par ces temps de crise — que tous les pays du monde sont interdépendants. Or, ils agissent pour la plupart comme s'ils ne l'étaient pas. Ce qui a réalisé des coalitions d'intérêts qui, par définition, changent avec l'intérêt. Certes, l'effort de concertation réalisé dans les institutions internationales ou autour d'elles, et particulièrement à l'ONU, a permis de réels progrès. Pourtant, celle-ci constatait elle-même, dans sa Résolution 34/138 du 8 février 1980, qu'en dépit de grands efforts (je cite) "faits par de nombreux pays, il n'y a eu que des progrès limités" ; c'est pourquoi elle a invité l'ensemble de nos pays à engager entre eux (je cite encore) "des négociations globales afin d'assurer la restructuration de relations économiques internationales". C'est l'utilité d'une réunion comme celle-ci que de s'inscrire dans cette perspective en nous fournissant l'occasion de comparer nos analyses et, je l'espère, de préparer une réponse commune aux questions posées. Avant que ne s'engage notre débat, j'insisterai sur la méthode. Je crois que beaucoup sera fait si nous parvenons à nous entendre sur le sens des mots et le contenu des formules.
Par exemple, qu'appelons-nous "Négociations Globales" ? Quels rôles respectifs joueront l'Assemblée des Nations unies et ses institutions spécialisées ? Quel rôle entendons-nous jouer ici même ? Les "Négociations Globales" supposent-elles la création de nouvelles institutions ? J'indique dès maintenant que mon sentiment est que rien ne sera possible si tout n'est pas mis sur la table, les besoins du Sud comme les besoins du Nord, les facteurs structurels permanents aussi bien que les circonstances conjoncturelles, mais qu'il serait bien imprudent de multiplier les instruments bureaucratiques et de fabriquer de nouveaux services avant d'avoir tiré des services existants — le cas échéant, réformés — tout ce qu'ils peuvent donner... »

François Mitterrand reçoit un message de Goukouni réclamant l'aide de la France contre Hissène Habré qui progresse. Le Président écrit au Président Arap Moi pour demander la mise en place d'une force de l'OUA au Tchad.

Jacques Delors m'appelle de Paris : Jacques de Fouchier pose maintenant comme condition pour prendre la présidence par intérim de Paribas que Haberer, le directeur du Trésor, lui succède. J'en fais part à Haberer qui se trouve avec nous à Cancún. Il refuse : Paribas est trop petit pour lui. Fouchier le sait fort bien, qui n'aurait jamais rêvé, six mois auparavant, d'un tel successeur !

Le Brésilien Figuereido s'est endormi. Zhao Ziyang prend des notes. Indira Gandhi est sans cesse sortie pour voir l'un ou l'autre. Shagari, le Nigérian, brille par ses tenues. Le Suédois Falldin, le Vénézuelien Campins, le Yougoslave Khrajcher ne disent mot. Le Prince Fahd est attentif. Houphouët-Boigny sommeille. Margaret Thatcher refuse tout ce qu'elle peut. Le Chancelier Schmidt n'espère rien. Trudeau s'agite. Suzuki ronfle. Lopez Portillo semble obsédé par la blancheur de sa chemise. Nyerere espère tout. Le Bangladeshi Sattar est silencieux. Le Guyanais Bishop passe inaperçu. Kreisky manque...



Vendredi 23 octobre 1981


Le long tour de table se poursuit. On discute surtout de deux points : les « Négociations Globales » et la « Filiale énergie ».
Sur la « Filiale énergie », le texte final, rédigé sous la responsabilité des seuls Canadiens, donne : « On a souligné la nécessité d'accroître les investissements énergétiques privés et publics dans les pays en développement. Plusieurs participants ont appuyé l'élargissement du programme de prêts à l'énergie de la Banque mondiale et on a préconisé, à ce chapitre, l'établissement d'une Filiale énergétique. » Ce n'est pas du tout ce qu'on espérait.
Sur les « Négociations Globales », la séance est suspendue pour permettre la négociation d'un texte commun. Je m'attends à ce que François Mitterrand en profite pour aller parler à Reagan et le convaincre d'accepter un compromis. Non, il retourne dans sa chambre où je le retrouve une heure plus tard, lisant du Lamartine. Il n'avait pas tort : l'agitation n'a rien changé.
François Mitterrand : « Beaucoup de chefs d'Etat oublient cette nécessité : tout ce qui permet de prendre de la dista,ace sans perdre le contact est nécessaire à l'action. Je parle de la distance entre soi et soi. »
Finalement , le paragraphe du communiqué consacré aux « Négociations Globales » dit que « les Vingt-Deux s'entendent pour ouvrir au sein des Nations-Unies des négociations sur un nouvel ordre économique international ». La procédure à suivre n'est pas définie, bien que la première phase des négociations doive être terminée avant la fin de l'année. Enterrement ?





Samedi 24 octobre 1981


Au cours de sa conférence de presse, le Président parle d'un succès relatif sur les « Négociations Globales », sur la politique agricole et sur la « Filiale énergie ». Mais il regrette que rien n'ait été décidé sur la stabilisation des cours des matières premières et sur les questions de monnaies et de finances.
François Mitterrand : « Un accord réel s'est déjà fait sur ces propositions. Vous pourrez dire qu'il faut toujours distinguer entre les pensées, les arrière-pensées, et, quand les textes sont écrits, ce qui est écrit entre les lignes... »
Il écrira aux deux coprésidents pour marquer son étonnement devant la présentation à la presse de la partie relative à l'investissement énergétique dans le commentaire final de la Présidence. Les Canadiens signaleront à cette occasion que leur interprétation est bien la même que la nôtre.
La plupart des pays du Tiers Monde manifestent leur satisfaction, estimant que les conditions posées à la reprise du dialogue sont acceptables. La presse indienne se dit déçue. L'agence Chine Nouvelle constate qu'un pas en avant a été fait.

Congrès du PS à Valence : catastrophique. Claude Estier : « Le système d'information reste le produit de l'ancien pouvoir et n'est pas en mesure d'expliquer concrètement la politique du gouvernement. » Paul Quilès fait très exactement ce que François Mitterrand répète depuis longtemps qu'il ne faut jamais faire : il parle de « couper les têtes » ! Citant Robespierre, il explique qu'il faut toujours désigner nommément ceux qu'on veut renvoyer afin d'éviter toute incertitude ! Mais comme lui non plus ne les nomme pas, on ne retient que l'expression « couper les têtes ». Il devient Robespaul !

Tandis qu'à Valence on parle de couper des têtes, on travaille ici à Cancún, en parfaite intelligence, dans l'intérêt de la France, avec tous les hauts fonctionnaires.
Après une brève visite de Chichén Itzá, dans l'avion du retour, le Président iévoque Valence : « Si je critique Quilès, j'approuve en revanche la dénonciation des médias par Estier. » Il dit sa colère devant « la bêtise crasse de ceux qui se croient tout permis. Veulent-ils une radicalisation ? Mais alors, il faut aller au bout ! La social-démocratie n'est qu'une demi-mesure condamnée à l'échec. Seul le léninisme peut transformer durablement les choses. Mais, naturellement, cela conduit à la dictature, alors il vaut mieux s'abstenir... ».



Lundi 26 octobre 1981


Jacques de Fouchier vient me répéter ce qu'il a dit à Jacques Delors il y a deux jours : il est prêt à prendre la présidence de Paribas à condition d'obtenir la promesse qu'avant même la nationalisation, Jean-Yves Haberer lui succédera. Il sait bien que Haberer rêve de la Banque de France ou du Crédit Lyonnais, et que Paribas serait pour lui bien moins prestigieux. Mais, selon Fouchier, les principaux directeurs de la banque sont « en rébellion ouverte contre le gouvernement et décidés à faire échapper à la nationalisation non seulement Paribas-Genève, mais également Paribas-Bruxelles, Paribas-New York, Paribas-Hong Kong et l'ensemble des filiales étrangères. La seule solution serait de faire nommer d'urgence par l'actuel conseil d'administration, qui y est non seulement préparé mais est aussi demandeur, un nouveau président en anticipant sur la nationalisation. Sans une telle décision, Paribas, cinquième banque d'affaires au monde, pourrait être entièrement détruite dans les trois semaines. L'autorisation par le gouvernement d'une telle nomination d'urgence est d'intérêt public ».

L'Assemblée adopte le projet de loi sur les nationalisations.

L'OCDE décide une hausse de 3 % du taux minimal du crédit à l'URSS. La France s'y résigne, malgré les pertes de contrats que cela entraîne.
Mardi 27 octobre 1981

Le rapport de J.J.S.S. sur la création d'un Centre informatique est remis. Il ne dépasse pas le niveau d'un article de journal. Son hymne à l'informatique individuelle ne contient rien de nouveau. Il n'y a pas de raisons pour que les conséquences sur l'emploi, la vie quotidienne et la réduction des inégalités soient plus fortes à travers les micro-ordinateurs qu'à travers le câble, les terminaux télématiques ou la robotique. Aucun chiffrage sérieux ni aucune stratégie.
Le seul intérêt de ce projet réside dans la venue en France de grands scientifiques étrangers. Encore s'agit-il, pour la plupart d'entre eux, de généralistes dont je doute qu'ils soient capables de réaliser eux-mêmes les percées technologiques nécessaires. De surcroît, le projet se présente comme une création ex nihilo. Rien n'est dit sur les articulations, pourtant indispensables, avec ce qui existe déjà en France et qui n'est — pour dire le moins — pas dépourvu de valeur...
Mais le Président y tient, et tous les directeurs de cabinet des ministres réunis doivent dégager des ressources grâce à des économies opérées dans chaque ministère pour financer ce centre.
Sans compter que J.J.S.S. a trouvé un nom : « Centre Mondial ». C'est tout ? « Planétaire » aurait mieux convenu...



Mercredi 28 octobre 1981

Le Sénat américain autorise la vente de cinq avions-radars Awac à l'Arabie Saoudite.


Le Conseil des ministres adopte le projet de loi Quilliot régissant les relations entre locataires et propriétaires.

Le déjeuner habituel à l'Élysée : Pierre Mauroy, Gaston Defferre, Louis Mermaz, Pierre Joxe, Pierre Bérégovoy, Lionel Jospin, Jean Poperen, Paul Quilès, Claude Estier. A propos du Congrès de Valence, François Mitterrand les tance : « Vous êtes tombés dans le piège de la droite. Vous n'avez pas trouvé le ton juste. Maintenant, c'est moi qui vais payer cela pour longtemps ! »

Une réunion à Matignon, présidée par Jean Peyrelevade, arrête les modalités techniques de la nationalisation de Matra. Pierre Joxe est très réservé sur le principe même de l'accord.

Le Sénat repousse le projet de loi sur les nationalisations.

Gaston Defferre pousse le Président à recevoir J.J.S.S. afin qu'il lui remette son rapport. Le maire de Marseille est prêt à trouver les locaux et à payer le fonctionnement du Centre à l'université de Luminy. Il suggère de convier l'équipe de scientifiques et les représentants de certains pays du Golfe. François Mitterrand accepte.

Jacques Delors vient faire part au Président de son inquiétude devant le déficit explosif de la Sécurité sociale. De 1981 à 1982, il passera de 8 à 26 milliards, compte tenu du relèvement du minimum vieillesse à 2 000 francs au 1er janvier et d'une nouvelle augmentation des allocations familiales au 1er juillet, et sans tenir compte encore des effets de la réforme des prestations familiales et de l'abaissement de l'âge de la retraite.

J.-Y Haberer me téléphone. Il ne souhaite pas être proposé à la présidence de Paribas, le « projet de loi de nationalisation ayant démantelé le groupe ». Je lui demande de venir m'en parler.

Goukouni Oueddeï fait savoir qu'il entend demander le retrait total, avant le 31 décembre, des troupes libyennes encore au Tchad. François Mitterrand souhaite qu'il fasse cette demande publiquement. Il hésite. Dans la nuit, on réveille le Président pour lui annoncer que, selon des informations en provenance de Washington, un coup d'État pro-libyen a eu lieu à N'Djamena. L'armée américaine est à la disposition de la France si celle-ci décide d'intervenir.
Le Président appelle lui-même l'ambassadeur français, Roucaute, à N'Djamena : il ne se passe rien ! Les Américains voulaient donc pousser la France à les appeler à la rescousse. Cette nuit-là un Président plus impulsif aurait provoqué un débarquement américain en Afrique.


Vendredi 30 octobre 1981


Jean-Pierre Cot est à N'Djamena pour étudier avec Goukouni les conditions d'un départ des Libyens.

Au Conseil de Défense, on parle du Hadès et des sous-marins. Le Président se prononce en faveur du nouveau sous-marin — le septième —, mais se montre très réticent à l'égard du Hadès, à la portée trop courte (350 km), arme du champ de bataille alors que, pour lui, le nucléaire n'est qu'une arme de dissuasion.
La question est d'éviter que nos forces nucléaires soient impliquées dans la négociation américano-soviétique qui s'ouvre dans trois semaines à Genève. Il sera impossible d'empêcher que les Soviétiques procèdent à des décomptes impliquant indirectement nos forces. Mais il faut éviter toute mention explicite de notre force stratégique et a fortiori toute contrainte qui nous viserait. Les Soviétiques, puis les Allemands, puis les Américains chercheront à nous fléchir, soi-disant pour « faire avancer » la négociation. Afin de nous prémunir contre ce risque de chantage, le Président décide d'une position très dure : demander explicitement aux Américains de s'engager à écarter toute mention des forces françaises dans un accord bilatéral avec l'URSS, en contrepartie de notre soutien au programme militaire américain.




Lundi 2 novembre 1981


Pierre Bérégovoy et Marceau Long proposent au Président des nominations pour le prochain Conseil des ministres. Il s'agit de pourvoir au remplacement de hauts fonctionnaires en fin de mandat. François Mitterrand : « Je suis très mécontent du conformisme des propositions. Pas de chasse aux sorcières. Aucun renvoi avant l'expiration des mandats. Mais on ne fait pas assez appel à "nos" notables du Conseil d'État ou d'ailleurs. »
Concernant Matra, Delors et Fabius sont contre la prise de contrôle par augmentation de capital : elle aboutirait à mettre de l'argent public dans le seul groupe nationalisable qui n'en ait pas besoin.

Le sherpa américain, Myer Rashish, vient me revoir. Il ne croit absolument pas aux propositions qu'il est chargé de transmettre sur le gazoduc. Reagan craint que les Allemands ne signent leur part du contrat à l'occasion de la visite de Brejnev à Bonn, le 23 novembre prochain. Il est allé à Bonn et a essayé, en vain, de s'y opposer...
Rashish : Vous n'avez rien à y gagner. L'opération d'Ourengoï donnerait un ballon d'oxygène à l'URSS (7 à 8 milliards de dollars de recettes annuelles après le remboursement des achats d'équipements) lui permettant d'acheter les céréales dont elle aura besoin pendant longtemps encore, en raison de la persistance prévisible de la crise de son agriculture. Ses achats ne se porteraient d'ailleurs pas sur l'Europe occidentale, sauf un peu sur la France, mais plutôt sur les États-Unis, le Canada et l'Argentine. Chaque année, on donnerait les moyens à l'URSS de se doter de l'équivalent de deux porte-avions supplémentaires. Nous demandons donc à nos partenaires européens de réfléchir jusqu'au 1er février 1982. Il fait une proposition de substitution : Nous vous proposons de mettre en place avec nous un groupe de travail informel sur la situation énergétique mondiale, qui préparerait pour le 1er février 1982 une évaluation des besoins énergétiques réels de l'économie européenne. Nous sommes prêts, le cas échéant, à vous apporter une aide pour vous aider à faire face à vos besoins énergétiques.
Incroyable : ils veulent maintenant étudier avec nous nos besoins réels d'énergie ! « Réels » ? Pour mieux nous rationner ? Puis vient la menace :
Rashish : Jusqu'à présent, la perspective de la signature du contrat avec l'URSS n'a pas inquiété l'opinion publique américaine. Mais cet état d'esprit est susceptible d'évoluer très rapidement. Si le contrat gazier devait être passé avec l'URSS, il serait alors très difficile pour les pays européens de demander aux États-Unis de défendre leurs approvisionnements pétroliers dans le Golfe Persique. Or, les besoins américains en pétrole venant de cette région iront en décroissant d'ici la fin de la décennie, ce qui n'est pas le cas pour les pays européens.
Stupéfiant : « Débrouillez-vous avec le Golfe ! »
Rashish : Pourquoi voulez-vous signer avec les Russes alors que vous pouvez disposer du gaz de la mer de Baffin, dans l'Arctique ?
Je lui réponds que ce gisement se trouve sous une très épaisse couche de glace ; avant qu'on n'ait fabriqué assez de méthaniers brise-glaces, bien des années passeront. Nous avons à assurer l'approvisonnement de notre pays ; nous ne pouvons compter seulement sur cet espoir canadien.
En fait, cette proposition a avant tout pour but de permettre à Reagan de se couvrir vis-à-vis de son opinion le jour où la décision de la France, de la RFA et de l'Italie de construire le gazoduc sera rendue publique. Une fois de plus, dans une affaire jugée par eux comme essentielle, les Etats-Unis ont recours à un chantage caractérisé : ou vous cédez sur le gazoduc, ou vos pétroliers ne sont plus protégés dans le Golfe. Notre propre présence dans l'océan Indien ne nous laisse pas, le cas échéant, sans moyens de riposte, mais les Allemands et surtout les Italiens seront sans doute troublés. Je doute pourtant qu'ils cèdent à la pression. Rashish aussi.
La machine judiciaire se met en branle contre divers dirigeants et clients de Paribas pour une affaire de fuite de capitaux.
François Mitterrand à propos du prophète Jérémie : «Je ne l'aime pas. Il est, disons, fatigant. De tous les prophètes que je connais, il me paraît le plus antipathique, d'où ma peine lorsque mes amis appellent leurs enfants Jérémie. C'est un beau nom, comme ça, mais surtout phonétiquement... »
François Mitterrand est victime de son admiration pour Ernest Renan qui fit de Jérémie le prototype du « collaborateur ». Justement, le Président a entrepris de relire tout Renan.



Mardi 3 novembre 1981

Première Conférence franco-africaine à Paris. Jean-Pierre Cot, déchaîné contre les violations des droits de l'homme au Zaïre, a obtenu qu'elle n'ait pas lieu à Kinshasa, comme l'avait décidé l'an dernier Giscard.

Colère du Président : à la soirée au château de Versailles, qui suit la Conférence, le protocole du Quai a invité le président du CNPF au dîner, et les dirigeants des syndicats ouvriers seulement au café ! Vieille tradition... Il faudra quatre ans et quatre chefs du protocole pour en changer.

Je rencontre Acyl Ahmat, le sombre ministre des Affaires étrangères de Goukouni : « Sans les Libyens, nous sommes perdus... »


Mercredi 4 novembre 1981


Au Conseil des ministres, le Président se plaint de ce que les ministres ne vont pas assez souvent assister aux débats de l'Assemblée nationale : « Ceux qui ne veulent pas représenter le gouvernement n'ont qu'à démissionner. »

J.-Y. Haberer a peut-être changé d'avis. Il vient m'exposer ses conditions pour accepter de prendre la présidence de Paribas. Il veut des modifications au projet de loi de nationalisations. Il les a consignées au crayon sur une toute petite feuille de papier blanc intitulée : Maintien et promotion de l'outil Paribas au service de l'Etat : «
1 Compagnie Financière et Banque restant intégrées : même président pour les deux et même représentation de l'Etat au Conseil d'administration;
2 Pas de démantèlement de la Compagnie Financière : pas d'évolution vers une société d'investissement, pas de dispersion des participations dans les entreprises privées ;
3 Adaptation de participations internationales aux obstacles spécifiques (Pb du % de participation) ;
4 Crédit du Nord non séparé ;
5 Maintien des rémunérations au niveau approprié pour éviter la dispersion des cadres ;
6 Paribas pôle de regroupement en cas de remembrement du système bancaire ;
7 Coopération avec les anciens dirigeants pour la phase de transition internationale (présentation à l'étranger pour assurer la continuité) ;
8 Liberté du Président pour le choix des directeurs généraux ;
9 Libre appréciation des risques bancaires ;
10 Maintien des actuels actionnaires publics. »
Conditions honorables et acceptables. Il sera donc président de Paribas.

Le nombre de chômeurs dépasse les deux millions. Il faut agir, retrouver la croissance par tous les moyens.

De multiples rumeurs sur une maladie du Président courent tout Paris. François Mitterrand, accueillant Mgr Vilnet : « Vous voyez, Monseigneur, mon cancer se porte bien ! »

Le Syndicat national des médecins, chirurgiens, spécialistes, biologistes des hôpitaux publics envisage une grève pour protester contre le projet de suppression du secteur privé dans les hôpitaux. François Mitterrand : « Ralite est allé plus loin que mon programme. Le lui dire. »



Jeudi 5 novembre 1981


Mécontent, comme Pierre Joxe, de l'absence de toute réforme fiscale dans le Budget 1982, François Mitterrand veut prendre les devants pour celui de 1983. Il écrit à Pierre Mauroy pour lui donner le détail d'un programme de réforme fiscale qu'il souhaite voir mis en oeuvre :
« Le récent débat budgétaire a montré qu'il était indispensable pour le gouvernement de disposer rapidement d'une vision d'ensemble de la réforme fiscale qu'il entend mettre en œuvre. Certes, il n'était matériellement pas possible de préparer une telle réforme dans le cadre du Budget 1982. Mais il faut dès maintenant engager une réflexion sur son contenu, afin de pouvoir intégrer certaines mesures significatives dans le Budget 1983.
Elles devront porter notamment sur les points suivants :
— réexamen de l'imposition des plus-values ;
— réexamen de toutes les exonérations, déductions ou abattements accumulés au fil des ans ;
— réforme de la fiscalité de l'épargne, à la suite du rapport de la Commission mise en place par les ministères de l'Economie et du Budget;
— intensification de la lutte contre la fraude fiscale ;
— modification des taux de TVA vers plus de justice ;
— étude des modifications d'imposition susceptibles de favoriser l'investissement ;
— réforme de la fiscalité locale dans le cadre de la décentralisation (en particulier, taxe professionnelle et taxe d'habitation).
Je souhaite que les premiers projets portant sur ces divers aspects puissent être examinés lors d'un Conseil restreint avant la fin de l'année.
Ce délai est nécessaire à leur insertion réfléchie dans le cadre de la préparation du Budget 1983. »
Matignon — pas Pierre Mauroy — accueille mal cette lettre. De façon générale, on y reçoit avec de plus en plus d'irritation les orientations présidentielles.
Vendredi 6 novembre 1981


Nouvelle remarque de François Mitterrand sur les nominations aux conseils d'administration à propos d'un nom déjà rayé par lui mais qui revient : « Pourquoi cet inspecteur des finances est-il partout ? »

La visite en Chine de Michel Jobert s'achève dans un climat pesant après l'annonce de la condamnation à deux ans de rééducation de Li Shuang, une jeune artiste chinoise fiancée à un diplomate français. Jobert fait tout pour lui venir en aide. Cheysson est contre : « Il va nous faire tout rater avec la Chine pour un amour de passage ! »
Li Shuang fera ses deux ans, sera expulsée, épousera le diplomate ; tous deux s'occuperont d'une galerie de tableaux à Paris.

Jean-Marcel Jeanneney propose à M'hamed ben Yayia un compromis : l'indexation du prix du gaz à la fois sur le prix du pétrole et sur les termes de l'échange.

Le Président me demande de dire à l'ambassadeur d'Israël qui quitte son poste que « la France n'a pas d'ambitions au Moyen-Orient ; elle n'a pas l'intention de jouer un rôle ni de proposer un plan ».

Certains présidents d'entreprises nationalisables négocient avec l'État. D'autres se battent contre lui. D'autres encore se terrent. Intéressante comédie humaine.




Samedi 7 novembre 1981


François Mitterrand gracie Roger Knobelspiess à la demande de Robert Badinter.


Dans certains milieux, le climat de guerre civile s'accentue. Jean Foyer déclare à la radio : « Tout est permis à la majorité, rien ne l'est plus à la minorité. »

53 % des Français ont un jugement positif sur les six premiers mois de gouvernement de la gauche. Pas si mal.

850 radios privées existent à présent. Formidable libération. Georges Fillioud revient à la charge pour obtenir qu'elles soient autorisées à diffuser de la publicité. Mauroy n'en veut toujours pas.


Lundi 9 novembre 1981


Le rapport de la commission Moinot est mal accueilli par Fillioud qui croyait mieux la contrôler. Pour la commission, la Haute Autorité devrait être composée de trois membres désignés par le Président, trois par les juridictions suprêmes, et trois cooptés par les six premiers sur une liste proposée par un Conseil national de l'audiovisuel. Cela ne convient pas du tout à Fillioud. La Haute Autorité élaborerait la Charte régissant le fonctionnement des organismes de radio et de télévision et la répartition de la redevance entre les chaînes. Le gouvernement conserverait la définition de l'action extérieure et de l'action culturelle. Une société nationale unique de diffusion regrouperait TF1, A2, FR3 et la SFP, et une autre société nationale, les satellites.
La Commission propose aussi que la Haute Autorité et le ministère des PTT exercent une tutelle conjointe sur TDF, et que l'INA éclate entre un établissement public des Archives audiovisuelles, sous la responsabilité du ministère de la Culture, et un établissement universitaire pour la Formation audiovisuelle.
Cela n'arrange pas les affaires de Georges Fillioud : « La Haute Autorité, telle que l'a proposée Moinot, exercerait l'ensemble des pouvoirs jusqu'ici détenus par le gouvernement ou le Parlement », et « l'unité du système audiovisuel serait détruite ». Pour lui, l'État doit rester seul maître des décisions d'investissement (nouveaux réseaux, nouvelles chaînes, satellites). Il veut que la tutelle de la Sofirad, de TDF (exercée jusqu'ici par les PTT), de l'INA, de la Régie française de publicité continue de relever de son ministère.


Mardi 10 novembre 1981


Face aux prévisions catastrophiques pour la Sécurité sociale en 1981 et 1982, Pierre Mauroy décide le déplafonnement des cotisations patronales et le rétablissement du 1 % pour les salariés (instauré puis supprimé par Barre). Premiers grincements de dents des syndicats et des patrons. Premières mesures courageuses. Delors et Mauroy sont ici sur la même ligne. Le Président les laisse gouverner.

Haberer quitte la direction du Trésor pour prendre la présidence de Paribas. Il a du panache. Il risque sa carrière pour entrer dans un métier, la banque d'affaires, qu'il ne connaît guère.
Il faut le remplacer. Pierre Bérégovoy : « Il ne faut pas renoncer à X... pour le Trésor. » Contre ce candidat, Michel Camdessus, proposé par Delors, sera retenu par le Président.


Jeudi 12 novembre 1981


Indira Gandhi est reçue à Paris en « partenaire privilégié ». Elle explique sa politique d'amitié avec son voisin soviétique et ses positions sur le Cambodge, le Laos et l'Afghanistan. Ses relations avec le Pakistan sont une obsession. Des perspectives commerciales s'ouvrent pour la France en matière de télécommunications, de Mirage 2000, de sidérurgie. Un petit conflit hérité du passé : l'Institut franco-indien de technologie, dont la création a été désirée lors de la visite de Giscard en janvier 1980. Pour les Indiens, il s'agit en fait de faire financer par la France un établissement supérieur classique, alors que, pour nous, l'intérêt serait de créer une vraie coopération dans le domaine de la recherche appliquée de haut niveau.


Jacques Rigaud, administrateur général de la CLT, souhaite être reçu par le Président. Le débat sur les satellites de télévision directe s'accélère. Deux satellites franco-allemands devront être lancés avant la fin 1984 ; l'un des deux doit être mis en fabrication dès maintenant. Rigaud ne veut pas d'un code de bonne conduite des télévisions européennes par satellite qui limiterait la publicité et réserverait une part à la création nationale et européenne, ni d'un espace culturel européen (développement des coproductions, préparation d'une chaîne culturelle européenne, politique européenne de développement du cinéma) : « Cela ne vise qu'à retarder le lancement de chaînes commerciales diffusées par satellite. »


Dimanche 15 novembre 1981


Arrivée au Tchad du contingent zaïrois de la Force interafricaine : au total, 3 400 hommes pour surveiller le départ des Libyens, ainsi que l'a demandé la France et l'a décidé l'OUA.



Lundi 16 novembre 1981


La France s'inquiète de ne plus recevoir aucune commande de l'URSS. Claude Cheysson propose d'user d'un moyen de chantage ; pas d'achat de gaz si on n'obtient pas de commandes industrielles : « Notre participation en tant qu'acheteurs de gaz étant essentielle au succès du projet d'Ourengoi; nous disposons d'un moyen d'agir, auprès des Soviétiques. » Gérard Renon, qui est en charge du problème à l'Elysée, en rend compte à Pierre Bérégovoy, qui transmet à son tour au Président. Le contrat de Gaz de France n'est pas encore signé.

Les cotes de popularité de François Mitterrand et Pierre Mauroy commencent à décliner.



Mardi 17 novembre 1981


L'interdiction de la publicité soulève un vent de fronde parmi les animateurs de radios menés par Coluche et Patrick Meyer, de RFM, la radio privée qui a les plus forts taux d'écoute en région parisienne. Comme nous n'avons aucun moyen de leur proposer un autre mode de imancement à la fois équitable et non bureaucratique, ils vont être obligés de fermer. A l'inverse, les radios « politiques », sans publicité, vont fleurir, alors que la frontière n'est pas toujours facile à tracer entre l'information-service et la propagande politique émanant par exemple d'un maire. A terme, la vraie question n'est donc pas celle de la publicité, mais de savoir qui va occuper les ondes. Si on autorise la publicité, on donne leur chance à des radios vraiment libres, dont certaines sont capables de capter une audience bien supérieure à toutes les radios de service ou « politiques », surtout chez les jeunes.
Le Président l'admet. Il faut maintenant choisir la date et les motifs d'un tel revirement. Le débat autour du projet de loi sur l'audiovisuel constituera, en avril prochain, l'occasion naturelle. Mais il viendra tard et le gouvernement sera confronté d'ici là à l'alternative suivante : laisser se développer dans l'anarchie les radios qui font appel à la publicité ou provoquer l'affrontement en les poursuivant devant les tribunaux et en y envoyant les CRS.
J.J.S.S. tient maintenant à ce que le nom complet de son Centre soit : « Centre mondial pour la promotion des usages sociaux de l'informatique ».


Mercredi 18 novembre 1981


Conseil des ministres. Pour accélérer les réformes sociales (retraite à soixante ans, trente-huit heures, cinquième semaine de congés payés), Pierre Mauroy obtient du Conseil l'autorisation de procéder par ordonnances.
Pierre Mauroy : Il faut aller vite pour organiser le partage du temps de travail.
Charles Fiterman bougonne : Les gens n'ont pas encore ressenti beaucoup de changements.
François Mitterrand : Nous n'avons pas, comme la droite, les moyens économiques, alors nous contre-attaquons avec tous les moyens que nous donne la Constitution.
On en reparlera la semaine prochaine. On enchaîne sur le problème hospitalier :
François Mitterrand : Je connais, j'apprécie l'activité de Jack Ralite, mais il faut faire attention à la suppression annoncée de l'hospitalisation privée dans les hôpitaux publics. Evitons toute agitation supplémentaire, toute grève ou menace de grève dans un milieu qui irradie. On ne va pas tout supprimer au 1er janvier, donc épargnons-nous une agitation, épargnons-nous des campagnes. J'avais dit, au cours de ma campagne électorale, que l'hospitalisation privée dans le secteur public serait supprimée. Il faut en effet la supprimer. Quant aux délais, j'avais employé une formule un peu molle, j'avais parlé d'une disparition par extinction ! Cela fait long pour des médecins bien portants, cela peut faire vingt-cinq ans ! Mais, à l'intérieur de ces groupes de médecins, il y a des gens très différents : les uns n'ont voulu que gagner de l'argent, les autres non, qui sont d'honnêtes gens. Il faut faire attention. J'en appelle à la sensibilité politique de M. Ralite. Il s'agit d'un secteur facile à fragiliser.
Jack Ralite : Il y a des avis différents chez ces médecins. En outre, la presse parle à côté des propos tenus ! J'ai dit simplement que le 1er janvier, on pourrait annoncer où l'on va et comment. Je n'ai pas l'impression, d'ailleurs, que tout le corps médical se lève contre nous. Je m'apprêtais à réagir dans le sens que souhaite le Président de la République, mais il faut savoir que l'attitude de cersouhaite le Président de la République, mais il faut savoir que l'attitude de certains nantis est critiquée au sein de la profession ; il suffit de lire certaines revues pour s'en rendre compte.
Gaston Defferre : Pour nos hôpitaux, il est utile que les grands patrons y entrent et qu'ils y amènent leur clientèle. Les hôpitaux publics en ont tiré grand profit. La formule de l'extinction est la meilleure. Si l'on y allait trop fort, les gens retourneraient dans les cliniques privées.
François Mitterrand : Je n'ai pas à me plaindre de la façon dont l'action est conduite, je rends hommage à l'énergie et à la rapidité du ministre, mais il faut que tout le monde marche du même pas.
Conclusion du Premier ministre sur la situation économique :
Pierre Mauroy : Il faut tenir sur les prix et tenir sur les salaires. Je suis d'accord avec M. Delors. Il y a certes des risques de dérapage. Il faut que nous maintenions le pouvoir d'achat comme nous nous y sommes engagés. Je crois beaucoup aux nationalisations pour relancer le développement industriel. Comme le ministre du Budget, je crois aussi que nous aurons plus facilement un accord avec les grandes entreprises qu'avec les PME, malgré notre discours qui privilégie les PME, mais elles sont viscéralement contre nous.
En 1982, il faudrait aussi éponger l'arrivée de plus de 600 000 jeunes sur le marché du travail. Mais nous avons pris la bonne route. Et l'offensive qui est lancée contre nous est beaucoup plus politique qu'économique.

Alerte : les nouvelles prévisions de l'OCDE pour 1982 sont sensiblement moins optimistes que celles publiées début septembre. La reprise est hypothéquée par la récession mondiale. Aux États-Unis, la production ne s'accroîtra pratiquement pas en 1982, ce qui provoquera un gonflement du déficit public (proche de 100 milliards de dollars) et une remontée des taux d'intérêt ; une crise financière est possible et se traduira par une forte instabilité du dollar et un redoublement du désordre monétaire mondial.
Pour l'économie française, les prévisions sont les suivantes : le chômage atteindra 2,2 millions de personnes à la fin de 1982. L'inflation pourrait être limitée à 12 % environ en 1982. Le déficit budgétaire et social atteindra sans doute 120 milliards de francs, compte tenu des dérapages prévisibles (aide à l'agriculture, dotation en capital des entreprises publiques, Sécurité sociale...). Il faudra trouver en plus 80 milliards pour le financement des entreprises publiques. Cela dépasse la capacité actuelle du marché financier (130 milliards en 1980 et 1981).
La relance de juin commence à faire sentir ses effets. Les achats des ménages ont augmenté de près de 2,5 % en volume ; tous les secteurs de biens de consommation sont en reprise, sauf l'ameublement. Mais l'investissement faiblit encore : - 2,5 % depuis le début de l'année. D'où une baisse d'activité dans les industries de biens d'équipement.
Dans le même temps, les prélèvements obligatoires passeront de 42,9 % à 43,8 % du PÏB en 1982. Ce point supplémentaire, contraire à l'engagement du Président de plafonner le taux des prélèvements, est essentiellement supporté par les cadres moyens et supérieurs.
Le déficit de la balance des paiements courants atteindra 55 milliards en 1982, contre 40 en 1981. Il faudra trouver près de 90 milliards pour financer la balance des paiements, ce qui nécessitera un recours direct à des capitaux des pays pétroliers pour au moins 45 milliards. Sinon, il faudra puiser sur nos réserves d'or, au risque de les épuiser. Le Franc aura dans ces conditions bien du mal à résister aux pressions.

Pierre Mauroy : « Si nous avions su tout cela en juin 1981, si les experts de l'OCDE avaient été moins optimistes, la relance eût certainement été plus modeste. »
Jacques Delors s'emporte : « J'en ai marre de ces instituteurs qui me donnent des cours d'économie ! Et le cabinet de Mauroy est composé de prétentieux incompétents qui me font sans cesse la leçon ! »

L'après-midi à l'Assemblée, une députée socialiste interroge Ralite :
Françoise Gaspard : Monsieur le ministre de la Santé, à la suite de votre décision de supprimer à compter du 1er janvier 1982 l'activité hospitalière privée dans les hôpitaux publics, les médecins-chefs ou assistants mettent en avant le statut du 8 mars 1978 qui, s'il couvrait certains abus — et nous les connaissons -, permettait de pallier quelques carences au niveau de la couverture sociale et de la retraite des médecins intéressés...
Jack Ralite : Je rappelle que la suppression du secteur privé à l'hôpital public a été l'un des points du programme du Président de la République, alors candidat, et sur lequel s'est porté le vote des Françaises et des Français. Au lendemain du 10 mai, personne n'a exprimé d'émotion. Pensait-on ici ou là que les engagements pris ne seraient pas respectés ? J'ai présenté au début du mois de juillet dernier les dix points du programme du gouvernement pour la Santé : l'un de ces dix points concernait cette question. J'avais dit que nous allions, conformément au programme du Président de la République, supprimer le secteur privé à l'hôpital public sans hésitation, mais sans précipitation. Personne n'a réagi.
Lors de mon tour de France, lors de l'étape de nuit à La Pitié-Salpêtrière, en parlant de la réforme des structures hospitalières, j'ai réaffirmé cet engagement. Là encore, personne n'a rien dit.
Ce n'est qu'à la suite de la réponse faite à M. Georges Mesmin, ici même, le 21 octobre 1981, où j'ai annoncé qu'une concertation s'ouvrirait le 19 novembre, c'est-à-dire demain, et que les modalités de la suppression du secteur privé devraient être connues le 1er janvier 1982, que certaines oppositions ont commencé. De quoi s'agit-il ?...

Tournant dans les négociations Est/Ouest : Reagan se décide. Dans une lettre à Brejnev, il propose à l'URSS de démanteler les fusées SS 20, SS 4 et SS 5, en échange de l'abandon par l'OTAN de l'installation de fusées Pershing 2 et de missiles de croisière. Cette proposition, l'« option zéro », est immédiatement qualifiée de «pure propagande » par l'agence Tass. Ce sera sans doute pourtant le point de référence des négociations.


Jeudi 19 novembre 1981

France-Soir annonce en première page que François Mitterrand est soigné depuis plusieurs années à Villejuif, hôpital spécialisé dans le traitement du cancer. Au téléphone, une amie journaliste qui passe pour une des mieux informées de Paris : « Je ne te demande pas confirmation, mais je t'annonce que nous savons sans le moindre doute que le Président est actuellement hospitalisé dans le service de cancérologie du Professeur X..., à l'Hôpital militaire de Lyon. Si tu l'as au téléphone, dis-lui que ce n'est plus la peine de se cacher ! » Je lui réponds : « Mais je vais le lui dire tout de suite : il est dans mon bureau ! »
Le Président : « Ces rumeurs fonctionnent comme une sorte de meurtre sacrificiel, comme si on plantait des aiguilles sur ma photo. Ils finiront par m'avoir..., mais pas cette fois ! »

Dès le retrait libyen, Abéché passe sous le contrôle de Hissène Habré. La Force interafricaine n'intervient pas. François Mitterrand préférerait que Goukouni tienne, mais ne fera rien pour l'aider : c'est une lutte interne, non une agression extérieure.



Vendredi 20 novembre 1981

Comme prévu, la RFA signe un contrat pour la livraison annuelle de 10,5 milliards de mètres cubes de gaz sibérien. Fureur à Washington. Les jours de Rashish au State Department sont comptés.

François Mitterrand reçoit en grande pompe J.-J. Servan-Schreiber et son groupe. Il y a là quatorze « savants », dont Nicholas Negroponte, Seymour Papert, Radj Reddy, Terry Winograd. Le Président prononce un discours d'une vingtaine de minutes qu'il a relu ce matin : « Il est essentiel pour chaque nation de devenir un des cœurs du développement et de l'usage social de ces nouvelles techniques. Cela ne se fera pas sans volonté ni sans action (...). Ce Centre ne se fera pas à la place des centres de recherche existant déjà en France, et que j'entends développer. Il se fera avec la recherche française, et contribuera à lui donner un plus grand rayonnement international. » Quatre savants représentant quatre continents répondent brièvement, chacun dans sa langue, pour dire qu'ils sont heureux de venir y travailler.

Le mécanisme des discours présidentiels se rode : un technicien de l'Élysée s'en charge quand il s'agit d'un discours sectoriel ; le Président y travaille lui-même quand c'est un plus grand discours ; l'improvisation est de règle, autant qu'il est possible.


Dimanche 22 novembre 1981


Brejnev est à Bonn. Il a empoché l'achat de gaz par la RFA.


Lundi 23 novembre 1981


Pierre Bérégovoy renvoie à Gérard Renon sa note mentionnant les réserves de Cheysson sur la signature du contrat gazier par la France. En marge, il écrit : « Il me semble que le Quai d'Orsay est très sensible à la pression américaine. » Il la passe au Président qui, lui, y écrit : « Il faut régler le contrat avec les Soviétiques avant le 30 novembre, sur une base sérieuse mais positive. Toute autre attitude serait dilatoire et ne saurait être approuvée. »
Le 30 novembre, car à cette date le Président doit se rendre en Algérie et il ne veut pas que les négociations des deux contrats gaziers puissent interférer. Bérégovoy transmet cet « accord de principe » du Président directement à Gaz de France.

Le Sénat vote la question préalable et rejette le projet de loi sur les nationalisations.


Contre l'avis et le pronostic de Claude Cheysson, la Grande-Bretagne, l'Italie et les Pays-Bas acceptent de participer avec la France à la Force internationale au Sinaï à partir d'avril prochain.

Au cours d'un déjeuner, Robert Armstrong me remet le projet de relevé de conclusions qu'il a préparé pour le Conseil européen qui se tiendra bientôt à Londres sous présidence anglaise :
« L'objet du budget communautaire est de financer les politiques communautaires convenues. En même temps, il est nécessaire d'éviter la création ou la réapparition d'une situation inacceptable pour tout Etat membre, et de favoriser la convergence globale des économies sans imposer à aucun un fardeau excessif (...). Les arrangements détaillés ainsi convenus seront réexaminés au bout d'une période de sept ans afin d'étudier les progrès réalisés en ce qui concerne les objectifs budgétaires à longue échéance de la Communauté et de considérer s'il est nécessaire d'y apporter des modifications. »
Il veut donc obtenir un accord de remboursement des dépenses anglaises pour sept ans ! Même Giscard n'avait cédé que pour deux ans...

Impossible d'obtenir des Sept un Sommet restreint aux seuls chefs d'État ; je leur propose donc une date : les 7 et 8 juin 1982 ; et le lieu sera Versailles.

Malgré les efforts déployés notamment par le Premier ministre, le message du gouvernement aux chefs d'entreprise n'est pas passé : 87 % d'entre eux estiment que leur tâche n'est pas facilitée par les mesures prises par le gouvernement.

Selon le Service d'observation des programmes, le temps consacré depuis un mois par la radio et la télévision à la majorité (Président + gouvernement + partis de la majorité + CFDT + CGT) est sept fois plus important que celui consacré à l'opposition !
Le Président sermonne le Premier ministre : « Cela ne sert à rien. N'intervenez jamais auprès des chaînes. Plus on vous voit, plus vous êtes impopulaire. Plus on les voit, plus on se souvient de ce qu'ils ont été ! »


Mardi 24 novembre 1981


L'Égypte se réjouit de l'accord des Européens de participer à la force du Sinaï. Le Premier ministre en charge des Affaires étrangères, Kamal Hassan Ali, remercie Claude Cheysson : «Le gouvernement égyptien attend beaucoup de l'aide de ses amis du Conseil des Dix. »


Conseil restreint sur la préparation du Conseil européen de Londres avec Pierre Mauroy, Michel Jobert, Claude Cheysson, Jacques Delors, Edith Cresson, Laurent Fabius, André Chandernagor.
Edith Cresson souhaite venir à Londres, parce qu'il y sera question des prix agricoles. Le Président l'y autorise. Michel Jobert se renfrogne. Deux problèmes dominent : celui du prix des céréales et celui de la contribution britannique.
Le Président s'ennuie ostensiblement. C'est la première et sans doute la dernière fois qu'il tiendra ce genre de réunion. Il préférera dorénavant travailler sur notes.


Mercredi 25 novembre 1981


Le Conseil des ministres adopte la loi d'habilitation pour les ordonnances en matière sociale.

Yvon Gattaz, qui vient d'être élu patron du CNPF, demande à me voir en secret. J'emmène Jean-Louis Bianco avec moi au rendez-vous. En fait, rien d'essentiel : il souhaite être reçu par le Président pour parler des charges des entreprises.

Le ministre anglais des Affaires étrangères, Peter Carrington, répond à l'Égypte, au nom des Dix, que la Force européenne viendra dans le « cadre de l'Accord de Venise et non de Camp David» et qu'« il n'est pas possible de reconsidérer ce point». Begin proteste auprès du Président français : « Israël n'acceptera la présence d'une Force européenne dans le Sinaï que sur la base des documents de Camp David. Cela rend donc impossible la participation des Européens. J'en suis désolé et j'assure le Président de mon amitié. » Le Président demande à Cheysson de protester officiellement auprès de Londres. Mais Cheysson n'aurait-il pas autorisé Carrington à parler ainsi en notre nom ?...

La douzième conférence des chefs d'État arabes, réunie à Fès, est ajournée, aucun accord ne s'étant révélé possible sur le plan saoudien de règlement au Proche-Orient.


Les Russes, informés de l'accord de principe de Gaz de France, refusent de fixer une date pour la signature du contrat. Les négociateurs s'inquiètent.


Jeudi 26 novembre 1981


Conseil européen de Londres, à Lancaster House, présidé par Margaret Thatcher. Délégation française pléthorique.
Le débat sur les céréales — quelle évolution des prix communautaires par rapport aux prix mondiaux ? quelles importations de soja américain ? — occupe l'essentiel des débats. Vers neuf heures du soir, François Mitterrand et Helmut Schmidt parviennent à décrocher un accord :