1981
Lundi 4 mai 1981
Robert Badinter, Serge Moati, Régis Debray et moi
revoyons, consternés, le film du débat télévisé de 1974 pour
préparer celui de demain. François Mitterrand l'avait perdu plus
manifestement que nous ne l'avions mesuré à l'époque.
Cette fois, la seule escarmouche, au stade
préparatoire, porte sur le choix des journalistes qui vont arbitrer
le débat. Ce seront Jean Boissonnat et Michèle Cotta.
La préparation elle-même est plus aisée qu'il y a
sept ans. Tout est construit autour de citations de Jacques Chirac
expliquant les erreurs du Président sortant dont il fut le Premier
ministre. François Mitterrand est obsédé par une chose : ne pas
dire s'il prendra ou non des ministres communistes au gouvernement.
Il n'a d'ailleurs pas encore décidé. Sinon que, si les socialistes
n'ont pas à eux seuls la majorité parlementaire aux législatives
qui suivront l'élection présidentielle, il n'en prendra pas :
surtout ne pas dépendre d'eux.
Mardi 5 mai 1981
Pour ne pas rééditer l'erreur de 1974 — il s'était
endormi à la campagne, l'après-midi précédant le débat, et ne
s'était pas vraiment réveillé au cours de celui-ci ! — François
Mitterrand reste toute la journée rue de Bièvre à réviser des
fiches.
En fin d'après-midi, il va se promener sur les
quais, près de Notre-Dame. « Il
suffirait, dit-il, de faire match nul.
Pas besoin de s'inquiéter beaucoup. » Il me dit le plus
grand bien du Président sortant, de sa gestion, de sa tactique. Je
m'inquiète : «Comment s'opposer à un homme
qu'on admire ? » Il sourit, s'éloigne, contemple Notre-Dame
et revient sur ses pas : « Ne vous inquiétez
pas, s'il va trop loin, j'ai mes arguments. » Lesquels ? Mystère. Je suis
rassuré.
Nous arrivons au Studio 101 : un homme alors
inconnu de moi, chargé par la commission électorale de tirer au
sort l'ordre dans lequel les deux candidats vont prendre la parole,
me glisse dans la bousculade : « Vous préférez
qu'il parle le premier ou qu'il conclue? — Qu'il conclue. » Le sort en décide ainsi... Hasard
? Manipulation ? Je n'ai jamais su ni cherché à savoir.
Le débat ne ressemble en rien à celui de 1974.
Comme si les ressorts de Giscard étaient cassés. « Vous êtes l'homme du passif. » La formule,
longuement méditée la veille, fait mouche.
Mercredi 6 mai
1981
Les sondages sont toujours favorables : 52 % pour
François Mitterrand. Je boucle, avec les experts, le dossier des
premières mesures à prendre, ministère par ministère.
A la télévision, Valéry Giscard d'Estaing attaque
violemment le programme de François Mitterrand et marque des
points. François Mitterrand, en meeting, n'a pas vu l'émission.
Tard dans la nuit, je l'appelle à son domicile pour lui faire part
de mes inquiétudes. Serein, il accepte mes suggestions. Réagir, et
vite.
Jeudi 7 mai 1981
Nous improvisons une réponse pour ce soir.
François Mitterrand dialoguera avec Anne Sinclair, dans son
émission officielle, et parlera des « sept
mensonges » proférés par Giscard la veille.
Dans la nuit, Giscard obtient un nouveau droit de
répondre, cette fois hors campagne, pour demain à 13 heures.
Vendredi 8 mai 1981
Dans la matinée, Gaston Defferre fait l'impossible
pour obtenir un droit de réponse à l'antenne. Il appelle Jean-Marie
Cavada ; j'en fais autant auprès de Jean-Pierre Elkabbach. L'un et
l'autre font honorablement leur travail et acceptent. Michel Rocard
se fait tirer l'oreille pour prendre la parole : « Il ne m'appelle que quand tout va très mal.
»
Le général Alain de Boissieu, grand chancelier de
l'ordre de la Légion d'honneur et beau-frère du Général de Gaulle,
attaque violemment François Mitterrand sur son attitude pendant la
guerre. François Mitterrand est très affecté. Pour la première
fois, il me raconte longuement l'histoire de sa guerre, son évasion
d'Allemagne en 1941. Il se souvient de chaque village où il est
passé, de la vieille fille libraire à Metz qui l'a aidé, de Vichy
où il créa l'Association des Prisonniers. Puis il évoque Londres
où, à l'été 1943, il a refusé de signer son allégeance à la France
Libre — même s'il jouait au bridge à Kensington avec le colonel
Passy. Il se souvient d'Alger, en novembre 1943, où il rencontre de
Gaulle qui lui propose de siéger à l'Assemblée consultative... à
condition de ne pas rentrer en France et de laisser la direction de
son mouvement à son neveu, Michel Charrette. Son refus, la colère
du Général, son voyage jusqu'à Marrakech où il est hébergé chez
Joséphine Baker, puis de Marrakech à Glasgow dans l'avion de
Montgomery, puis de Londres à Paris par la Bretagne et la gare
Montparnasse en mars 1944. Enfin, il raconte sa nomination dans le
premier gouvernement de Gaulle en 1944, à vingt-sept ans, en charge
des anciens prisonniers de guerre. Et le mot prémonitoire de De
Gaulle qui, le voyant dans la salle du Conseil, rue de Solférino,
s'exclame : «Mitterrand, encore vous
!... »
Étrange coïncidence : en 1974, dans des
circonstances à peu près semblables — l'insulte proférée par un
gaulliste à la veille du second tour —, il m'avait raconté
l'affaire de l'Observatoire, que ses adversaires ressortent à
chaque élection. Dans les deux cas, il explique ces tentatives
gaullistes pour le discréditer par son refus ancien de se ranger
derrière la Croix de Lorraine.
Cependant que Rocard répond — très bien — à
Giscard, François Mitterrand enregistre son dernier message
télévisé de la campagne officielle. Angoisse : seul face à la
caméra, il n'a droit qu'à trois prises; les deux premières sont
très mauvaises... La troisième est décente.
Avant de partir pour Épinal, Mulhouse et Nantes,
il se recueille devant le mémorial de la Déportation. Giscard est
ce soir à Verdun, Tours, Bordeaux.
Samedi 9 mai 1981
Les sondages de ce matin, non publiés, sont sans
équivoque: 52 % pour François Mitterrand. Le cocktail donné par
l'hebdomadaire Le Point, qui les divulgue, réunit tout le pouvoir
du temps. Premiers sourires de hauts fonctionnaires inconnus,
d'ambassadeurs empesés...
Dimanche 10 mai 1981
Nous saurons plus tard que Shimon Pérès obtient ce
matin du Premier ministre israélien, Menahem Begin, qu'il retarde
le bombardement de la centrale nucléaire irakienne de Tamouz, prévu
pour aujourd'hui, afin de ne pas peser sur les élections
françaises. Double symbole : déjà le Proche-Orient, déjà l'héritage
du septennat précédent...
La journée se traîne, longue, interminable. A 17
heures, rue de Solférino, se retrouvent les principaux dirigeants
de la campagne : il y a là Jospin, Quilès, Poperen, Fabius, Estier,
Mauroy, Bérégovoy et moi. Les mêmes — sauf Georges Dayan — qui,
depuis mai 1974, tous les jeudis matin, se réunissaient chez
François Mitterrand pour préparer ce moment-là, sans trop y croire.
Une bande de copains, réunis par un idéal et par leur confiance en
un homme, s'apprête à prendre le pouvoir dans une conjoncture on ne
peut plus difficile : 14 % d'inflation, 1,5 million de chômeurs, 40
milliards de décifit extérieur, et rien pour espérer : ni l'Europe,
en crise ; ni les rapports Est/Ouest, en pleine tension.
Autour d'une grande table où n'est posé qu'un seul
téléphone, on rit, on attend. Les instituts de sondage vont
appeler. On sait ce qu'ils vont dire. Nul n'ignore que, sauf énorme
surprise, François Mitterrand sera, dans une heure, Président de la
République française. Chacun des présents sait que, demain,
lui-même sera quelque chose dans le gouvernement de la France. A
cet instant précis, pourtant, aucun n'ose plus croire à l'évidence.
Plus rien ne subsiste des disputes antérieures ni des perspectives
de rivalités futures.
Le téléphone sonne enfin. Lionel Jospin, le plus
rapide, décroche. On entend une voix — celle de Jérôme Jaffré, de
la SOFRES, je crois : « François Mitterrand est élu : 52 %. Aucune
erreur possible. » Le silence se prolonge, puis c'est l'explosion,
on s'embrasse... Ai-je vraiment vu Mauroy pleurer ? Lionel Jospin
appelle le candidat à Château-Chinon. Longue attente avant de
l'obtenir au téléphone.
— Voilà, c'est sûr, vous êtes
élu.
Long silence : il est sans doute déjà au courant,
mais feint l'ignorance.
— Quelle histoire, hein !...
Quelle histoire!
Éclats de rire. Quelques mots simples pour nous
donner rendez-vous rue de Solférino, vers minuit. Il doit
s'interrompre, dit-il, pour «finir son
pensum » : rédiger sa première déclaration télévisée (« Au-delà des luttes politiques et des contradictions,
c'est à l'Histoire qu'il appartient maintenant de juger chacun
de nos actes... »)
Quilès, Jospin, Joxe déclenchent avec calme et
professionnalisme l'opération prévue depuis trois semaines à la
Bastille. Déjà la préfecture de police vient aux ordres. Paris
bascule, et le pouvoir aussi.
Dalida téléphone du Koweït. Elle vient aux
nouvelles. On les lui donne. Elle appellera tout Paris : quelques
privilégiés apprendront ainsi l'élection de François Mitterrand,
avant 20 heures, par un coup de téléphone en provenance du Golfe
Persique !
A son arrivée rue de Solférino, vers 23 heures,
François Mitterrand s'irrite de voir la foule qui a envahi son
bureau. Il s'isole avec Pierre Mauroy après avoir pointé son doigt
sur Pierre Bérégovoy : « Vous, je vous vois
demain... à 11 heures. »
Tout est dit : les deux principaux rôles de la
nouvelle République sont distribués.
Un cocktail s'étire, rue de Solférino, tandis
qu'il pleut sur la Bastille. Coluche est là. Plus tard, rentrant
chez lui dans la nuit, il est frappé par des inconnus.
Honteuse attaque également contre Jean-Pierre
Elkabbach. Avant-goût d'épuration.
Crié sous la pluie, à la Bastille, le plus beau
slogan de toute la campagne : « Mitterrand, du
soleil ! » Tout y est : l'humour et la révolte, le rêve et
la désillusion, comme un avertissement...
Lundi 11 mai 1981
Apprenant par la radio que Coluche a été blessé,
François Mitterrand lui fait porter un mot de sympathie.
En fin de matinée, je reçois du comédien, écrite à
l'encre verte, la lettre suivante :
« Cher Jacques,
J'ai été ravi de
l'invitation mais comme le "cocktail" n'est pas mon mode
d'expression favorite, j'aimerais vous rencontrer avec moins de
monde peut-être dans la période du 5 juin au 15 août où je serais à
Paris.
On fait un disque pour la
rentrée si des fois tu as des slogans à faire passer nous le ferons
avec plaisir. Mitterrand m'a envoyé un petit mot charmant je vais
lui répondre de cette plume pour le remercier. J'espère "comme tout
le monde" que cette fois j'aurai l'occasion de le rencontrer, en
tout cas si vous croyez que je peux vous être utile je me met à
votre disposition quelque soit la besogne avec la discrétion et le
dévouement de rigueur.
A part ça, ton frère est
super, à bientôt peut-être. Connaissant la demande dont font
l'objet les "vedettes" je garderais le silence jusqu'à ce que tu
m'appelle.
Je suis bien content de
votre victoire. J'ai confiance en vous. »
Cette lettre — dont je n'ai modifié ici ni
l'orthographe ni la ponctuation — m'accompagne encore. Michel, mon
ami, sera, au fil de toutes ces années, l'impitoyable gardien de
nos rêves. Celui qui, par ses moqueries et ses colères, poussera à
bout les conformistes, refusant de croire que la misère ne puisse
être mise hors la loi.
Le général Alain de Boissieu démissionne de ses
fonctions de grand chancelier de la Légion d'honneur pour ne pas
avoir à décorer François Mitterrand. Le général Biart le
remplace.
Rue de Bièvre, François Mitterrand reçoit Pierre
Bérégovoy à qui il confie le secrétariat général de la Présidence.
Celui-ci est déçu : il espérait être ministre.
L'après-midi il reçoit Pierre Mauroy et lui donne
les premiers noms devant figurer dans un gouvernement. Mauroy ne
choisira lui-même qu'un seul ministre, Jean Le Garrec.
Avec Pierre Bérégovoy, nous nous installons à côté
du siège du PS, au 5 de la rue de Solférino, dans un appartement
vide, sur quelques caisses. Il y a là Jacques Fournier, Alain
Boublil, Hubert Védrine, Nicole Questiaux, Michel Vauzelle,
Christian Goux, Régis Debray, André Rousselet et Jean-Claude
Colliard. L'État n'a pas pensé à nous fournir un lieu. Et nous
n'avons rien demandé. Commence une noria de charlatans et de
courtisans, de listes et d'organigrammes, d'experts et de clients.
On appellera ça l'« antenne présidentielle ».
Dans l'après-midi, le Président se rend sur la
tombe de Georges Dayan, au cimetière Montparnasse. Beaucoup
l'accompagnent, certains pour s'y montrer.
Georges aurait dû être là. Son duo avec François
Mitterrand, un soir de l'été 1978, à la terrasse de Chez Francis,
Place de l'Alma, mimant la conversation entre Hitler (Dayan) et
Daladier (Mitterrand) à Munich, restera un souvenir
éblouissant.
Mort de Bob Marley. Deuil pour l'immense cohorte
de ceux aux yeux de qui il a incarné le talent, le rêve, la
rébellion. J'en suis.
Mardi 12 mai 1981
François Mitterrand déjeune avec Roger Leray
(grand-maître du Grand Orient), Michel Jobert et Mario
Soares.
Le directeur du Trésor, Jean-Yves Haberer, fait
demander par Daniel Lebègue, son adjoint, les instructions du
Président à propos de la tenue du franc, attaqué depuis quelques
jours. Dévaluation ? Contrôle des changes ? François Mitterrand
refuse de donner quelque instruction que ce soit avant la passation
des pouvoirs : il n'est pas en charge. Dans ces conditions, Raymond
Barre, informé par Haberer, refuse d'agir.
Libération reparaît
après douze semaines de silence. Plusieurs journalistes, dont Max
Gallo et Jean-François Revel, quittent L'Express après le licenciement d'Olivier Todd,
accusé d'avoir soutenu François Mitterrand.
Jean-Paul II est grièvement blessé lors d'un
attentat Place Saint-Pierre à Rome.
Mercredi 13 mai
1981
Les réactions à l'étranger ne sont pas
enthousiastes. La Maison Blanche s'inquiète de l'entrée éventuelle
de communistes au gouvernement. Les Américains se déclarent
cependant prêts à travailler avec les nouveaux dirigeants français
« pour la protection des intérêts de
l'Occident et dans le but d'améliorer les relations bilatérales.
Les résultats du scrutin présidentiel ont été discutés à une
réunion du Conseil national de Sécurité, lundi matin, en présence
du Président et du Secrétaire d'État.
M. Reagan y a réaffirmé son désir de travailler avec le nouveau
Président français et de le rencontrer à Ottawa lors du prochain
Sommet occidental. »
L'Union soviétique, elle non plus, n'est pas
particulièrement réjouie. Les dictateurs n'aiment guère le
changement. Giscard était prévisible. Moscou sait que François
Mitterrand a pris position pour les accords de Camp David et,
surtout, pour l'installation de Pershing en RFA, en réponse à
l'installation des SS 20 en URSS.
En RFA, la réaction de Helmut Schmidt est à peine
plus chaleureuse. Il a perdu, en Giscard, celui avec qui il
gouvernait l'Europe depuis plus de dix ans, tous deux d'abord comme
ministres des Finances, puis respectivement comme Chancelier et
Président.
Seuls en Europe, les Anglais détestent trop
Giscard et l'axe Giscard-Schmidt pour ne pas se féliciter d'un
événement qui devrait, pensent-ils, affaiblir la France.
Le Tiers Monde se réjouit lui aussi. On vérifiera
plus tard que d'autres chefs d'État, en leur for intérieur, ne
furent point mécontents.
Le gouvernement Barre continue d'expédier les
affaires courantes. Le Président charge Pierre Bérégovoy
d'organiser la passation des pouvoirs avec Jacques Wahl, secrétaire
général de l'Elysée. Giscard propose qu'elle ait lieu mercredi 20
en fin d'après-midi, afin de tenir un ultime Conseil des ministres
à l'heure habituelle. Sur le conseil de Lang, Rousselet et
Bérégovoy, François Mitterrand fait savoir qu'il préfère que la
cérémonie ait lieu un matin, et donc, constitutionnellement, le
mercredi matin. Giscard accepte.
Jeudi 14 mai
1981
Contrordre, Jacques Wahl rappelle Bérégovoy :
« Giscard tient à présider son dernier Conseil
des ministres à l'heure habituelle et au jour habituel.»
François Mitterrand hésite, puis accepte : la passation des
pouvoirs aura lieu le jeudi 21 à 9 heures.
Je remets à François Mitterrand, rue de Bièvre,
les dossiers préparés par l'équipe de campagne, traduisant en
projets de lois et de décrets son programme de candidat. Il y a là
le programme de relance économique et social, le contrôle des
changes, les projets de lois de nationalisations, sur la retraite,
sur la peine de mort, sur la décentralisation. Préparé depuis deux
mois par une bonne moitié de la direction du Budget, le collectif
budgétaire y est annexé : une relance de 30 milliards de francs, la
moitié de celle de Chirac en 1975. Il refuse de l'ouvrir : «
Ce sera plus tard au gouvernement de voir
ça.» Sa philosophie est là. Le gouvernement gouvernera ; il
présidera. Il ajoute incidemment : « Vous
m'accompagnerez au Sommet d'Ottawa, n'est-ce pas ? »
J'apprends ainsi que j'aurai peut-être un rôle dans la suite des
événements. Rien de plus sur ce sujet. On passe à la discussion
détaillée de l'organisation des cérémonies du 21 mai.
Vendredi 15 mai
1981
A l'« antenne présidentielle », au milieu des
caisses et des conciliabules, déboule le chef du protocole de
l'Elysée, Jean-Bernard Mérimée, venu s'enquérir des formalités de
la passation des pouvoirs. Très à l'aise, il évite de donner
l'impression du majordome de grand seigneur commis au milieu de
parvenus. Il est tout de suite des nôtres, sans que jamais nul
n'ait su ni cherché à savoir ses opinions politiques.
Au Proche-Orient, les événements s'accélèrent.
L'OLP lance une importante offensive sur des villages israéliens
proches de la frontière libanaise. Pour la première fois depuis la
guerre de Kippour, il y a de nombreux dégâts et des victimes en
Israël, qui commence à étudier comment paralyser les centres
logistiques de l'OLP au Liban.
Dîner avec le Président et Jack Lang chez André
Rousselet pour préparer la cérémonie du Panthéon. Le Président est
précis, rigoureux, concentré. Impossible de lui parler de quoi que
ce soit d'autre que de la journée du 21 mai.
Dimanche 17 mai
1981
A l'« antenne présidentielle », chacun s'affaire à
répondre au courrier et à préparer des listes de toutes sortes. Un
inconnu demande à me parler. Élégant, charmant, il se présente en
anglais ; son nom m'est inconnu. Il me demande si le Président
compte dévaluer le franc, et son avis sur l'installation des
euromissiles en République fédérale d'Allemagne pour lesquels,
dit-il, « les Allemands ont absolument besoin
du soutien de la France ».
Je m'apprête à éconduire ce curieux — sans doute
un journaliste — quand passe Claude Cheysson, qui l'embrasse avec
effusion et me tire d'embarras : «Tu connais
naturellement Manfred Lahnstein ? On ne présente pas le secrétaire
général de la Chancellerie fédérale allemande. »
La conversation prend alors un autre tour. On
s'assied sur deux caisses. Rentrant de Washington, Lanhstein est
venu proposer que Helmut Schmidt se rende à Paris dimanche
prochain.
Lundi 18 mai
1981
Je vois pour la première fois la feuille de change
qui renseigne trois fois par jour le ministre des Finances,
Matignon et l'Élysée sur les sorties de devises et les taux
d'intérêt. La situation est mauvaise. Il faudrait dévaluer tout de
suite, ou pour le moins prendre des mesures de contrôle des
changes. Malgré la demande renouvelée de Haberer et de La Genière,
gouverneur de la Banque de France, Barre s'obstine dans son
immobilisme sans instructions formelles du Président élu, lequel
refuse encore d'en donner.
François Mitterrand reçoit Claude Cheysson et
évoque avec lui l'idée de lui confier les Affaires étrangères.
Commissaire à Bruxelles, diplomate enthousiaste et encyclopédique,
infatigable voyageur et bavard impénitent, Cheysson voudrait
reprendre l'intitulé « Relations extérieures », choisi par
Talleyrand. Jacques Delors aussi est reçu. Il n'est question de
rien de particulier. Il rêvait d'être secrétaire général de
l'Elysée, tout comme Laurent Fabius (qui, avant les législatives de
mars 1978, se voyait secrétaire général du gouvernement). Il pense
qu'il ira aux Finances. François Mitterrand effleure à peine le
sujet. Christian Goux, le professeur d'économie qui nous accompagne
depuis dix ans, est également reçu, cette fois à sa demande. Il
suggère au Président une dévaluation immédiate. François Mitterrand
ne répond rien. Goux se croit déjà ministre. François Mitterrand
reçoit de nouveau Pierre Mauroy et l'informe : Cheysson aux
Relations extérieures et Delors aux Finances. Jack Lang s'inquiète
: on ne lui a rien demandé.
A la demande de François Mitterrand, Hubert
Védrine, qui a dirigé la cellule diplomatique de la campagne, et
Claude de Kémoularia, diplomate de la Quatrième République devenu
banquier sous la Cinquième, font la tournée des ambassadeurs arabes
à Paris pour expliquer la future politique de la France au
Moyen-Orient (« Un bon contact de la France
avec Israël sera dans votre intérêt. »).
Mardi 19 mai
1981
A la fin de sa dernière allocution télévisée
depuis l'Élysée, Giscard se lève, tourne le dos à la caméra et
quitte la pièce avant le générique final. François Mitterrand me
fait part de sa surprise devant cette «insolence à l'égard du peuple ».
Mercredi 20 mai
1981
Dernier Conseil des ministres du gouvernement
Barre, qui présente un « Rapport sur l'état
économique et social de la France au 30 avril 1981 ». Nous
n'avons pas la même conception de cet héritage : inflation,
chômage, faillite des grandes entreprises, déficit extérieur,
profits immobiliers, non, la France n'est pas en bon état.
L'idée surgit d'un autre rapport qui ferait le
point sur l'état de la France telle que nous l'avons trouvée.
Pierre Bérégovoy suggère d'en confier la direction à Pierre Mendès
France. Il en parle à François Mitterrand. Pas de réponse. Le
Président élu travaille seul toute la nuit à son discours de
demain.
Jeudi 21 mai
1981
A 9 heures, François Mitterrand arrive a l'Élysée
où il est accueilli par Valéry Giscard d'Estaing. L'entretien dure
trois quarts d'heure. Giscard demande qu'on prenne soin de quelques
collaborateurs, dont Jacques Wahl et Alexandre de Marenches, patron
du SDECE. Il annonce la mort prochaine de Brejnev et son
remplacement probable par Tchernenko, fait part des recherches
secrètes menées par Elf sur de nouveaux procédés de prospection
pétrolière, de l'attaque que Sadate prépare contre la Libye, et du
détail des diverses formes de coopération nucléaire avec les
États-Unis. Il lui transmet les procédures d'emploi de l'arme
nucléaire.
Valéry Giscard
d'Estaing: On est prisonnier
ici.
François Mitterrand :
Vous n'avez commis qu'une seule erreur dans
votre campagne, celle de vous représenter.
Les membres de l'« antenne présidentielle »
s'éparpillent dans les bureaux. Pas moi. Nul, hormis Pierre
Bérégovoy qui vient d'être nommé secrétaire général de l'Elysée,
n'a de titre à le faire. A la demande de Bérégovoy, Jacques
Fournier s'installe dans le bureau jouxtant le sien, au premier
étage. André Rousselet lorgne sur le bureau d'angle qu'occupait
Giscard. Alain Boublil a choisi le sien et Michel Vauzelle se voit
dans celui du porte-parole. Tout est vide, sauf un coffre où l'on
trouve la moitié d'un billet de 500 francs déchiré.
Dans le grand bureau central du premier étage,
celui qu'occupèrent Pompidou et de Gaulle, le Président reçoit
Marceau Long, secrétaire général du gouvernement en poste depuis
trois ans, et signe le décret de nomination de Pierre Mauroy, qui
s'installe à Matignon.
Puis il descend pour la cérémonie d'intronisation
au cours de laquelle il doit prêter serment devant Roger Frey et
l'ensemble des corps constitués : « Que cet
homme soit devenu président du Conseil constitutionnel et que ce
soit devant lui que j'aie à prêter serment dit tout de ce régime...
»
Il prononce alors son discours :
« En ce jour où je prends
possession de la plus haute charge, je pense à ces millions et ces
millions de femmes et d'hommes, ferment de notre peuple, qui, deux
siècles durant, dans la paix et la guerre, par le travail et par le
sang, ont façonné l'Histoire de France, sans y avoir accès
autrement que par de brèves et glorieuses fractures de notre
société.
C'est en leur nom d'abord
que je parle, fidèle à l'enseignement de Jaurès, alors que,
troisième étape d'un long cheminement après le Front populaire et
la Libération, la majorité politique des Français démocratiquement
exprimée vient de s'identifier à sa majorité sociale.
J'adresse mes vœux
personnels à M. Valéry Giscard d'Estaing. Mais ce n'est pas
seulement d'un homme à l'autre que s'effectue cette passation de
pouvoirs, c'est tout un peuple qui doit se sentir appelé à exercer
les pouvoirs qui sont en vérité les siens.
De même, si nous projetons
notre regard hors de nos frontières, comment ne pas mesurer le
poids des rivalités d'intérêts et les risques que font peser sur la
paix de multiples affrontements ? La France aura à dire avec force
qu'il ne saurait y avoir de véritable communauté internationale
tant que les deux tiers de la planète continueront d'échanger leurs
hommes et leurs biens contre la faim et le mépris... »
François Mitterrand fait le tour des invités et
embrasse Pierre Mendès France (« Sans vous,
rien de tout cela n'aurait été possible »). Il ne lui a
pourtant jamais pardonné de ne pas l'avoir avisé, en 1954, des
calomnies du commissaire Dides qui l'avait accusé dans l'« Affaire
des fuites ».
Puis le Président monte à l'Arc de Triomphe. On
découvre un intrus, hilare, parmi les personnes conviées. Comment
a-t-il pu parvenir jusque-là ?
A Matignon, Michel Rocard conseille à Pierre
Mauroy de dévaluer ou de faire sortir le franc du SME, « pour prendre du champ ». Mauroy hésite et
téléphone à François Mitterrand, revenu à l'Elysée. Il lui parle de
dévaluer. Le Président refuse : « On ne va pas
mêler les genres ni brouiller les images. Cela peut attendre une
semaine. » Le Premier ministre propose alors d'instaurer le
contrôle des changes. François Mitterrand accepte.
François Mitterrand n'a pas encore décidé où
installer son bureau : au rez-de-chaussée, où il a toujours connu
les Présidents de la IVe République ?
Dans celui du Général de Gaulle, au premier étage, comme Michel
Vauzelle le lui conseille ? Mais il n'en aime ni les meubles, ni
les issues, ni l'exposition. Dans l'ensemble, il trouve l'Elysée
trop petit — «C'est la plus petite résidence
présidentielle d'Europe » — et rêve d'un déménagement aux
Invalides.
Un déjeuner réunit deux cents invités. L'intrus,
devenu pique-assiette, est encore là, présentant chacun à tout le
monde. Roger Hanin, à qui un serveur sert trop de foie gras,
s'exclame : « Ça suffit! Vous savez, il m'est
déjà arrivé d'en manger avant aujourd'hui ! »
Le café est servi sur la terrasse. Le délicieux
Paul Guimard me glisse : « Dépêche-toi de
finir, la salle est réservée pour l'après-midi. » Chacun se
sent, ici, perçu comme un parvenu. Plus tard, les diplomates diront
à l'un de leurs collègues démis de ses fonctions pour incompétence
unanimement reconnue : « Te rends-tu compte,
mon pauvre ami, même les socialistes t'ont trouvé vulgaire !
»
Au début de l'après-midi, le Président me fait
appeler. Comme toujours, tout en feuilletant son courrier, il
réfléchit à haute voix :
« Cela va être dur. Très
vite, la droite va se reprendre et les illusions de la gauche vont
se dissiper. Il faut dissoudre l'Assemblée. Rocard, Badinter et
Colliard sont contre. Mais les juristes ne comprennent jamais rien
à la politique. Ils veulent que la droite renverse d'abord un
gouvernement que je nommerai ! On ne peut attendre. Il faut nous
donner vite les moyens de gouverner ; sinon, l'enthousiasme
retombera et on ne pourra installer nos réformes. »
Il tombe sur un télégramme de félicitations de
Juan Carlos.
— Comme c'est gentil !
J'aimerais lui parler. Vous pouvez voir ça?
Je passe à côté, dans le secrétariat vide dont le
pupitre téléphonique m'est étranger. Tâtonnant, je trouve une
touche reliant au standard. Je m'entends dire :
— Le Président de la
République voudrait parler au Roi d'Espagne...
La réponse vient, calme et claire :
— Je vous le passe sur quel
poste ?
Si bien peu d'erreurs furent commises cette
année-là, c'est parce qu'il y avait partout des hommes qui, comme
ce standardiste, surent assurer à leur poste la continuité de
l'État.
Le Roi d'Espagne dit au Président : « J'espère que vous, vous n'avez pas de conseils à me
donner ! », faisant là allusion aux innombrables
recommandations, inutilement paternalistes, de son prédécesseur à
l'Élysée.
Puis François Mitterrand me demande d'aller
déposer une rose sur la tombe de Léon Blum, un peu plus tard dans
l'après-midi, à l'heure où il en déposera une sur celles de Jean
Moulin, de Victor Schoelcher et de Jean Jaurès.
Le président part pour l'Hôtel de Ville. Reçu par
Jacques Chirac, il lui fait part de son idée d'une Exposition
universelle à Paris pour 1989. Il me dira en revenant :
« L'État doit toujours se méfier du maire de
Paris. N'oubliez jamais Étienne Marcel ! »
A Matignon, Pierre Mauroy rencontre Jacques Delors
et le gouverneur de la Banque de France, Renaud de La Genière. Ils
parlent contrôle des changes.
Une voiture de l'Élysée m'emmène vers
Jouy-en-Josas. Elle roule à contre-sens sur les Champs-Élysées,
gyrophare clignotant et sirène hurlante. Premier contact choquant
avec les petits signes extérieurs du pouvoir. Plus tard, à l'issue
d'un dîner apparemment désintéressé, un des hommes les plus riches
et les plus puissants de Paris me demandera — évidemment en vain —
la faveur de pouvoir équiper d'un gyrophare son véhicule
personnel.
A N'Djamena, le Colonel Kadhafi et le Président
Goukouni Oueddeï ne parviennent pas à s'entendre. Le gouvernement
tchadien, protégé par les armées libyennes occupantes,
vacille.
Cette nuit, aucun collaborateur du Président
n'assure de permanence : on ne nous a pas encore expliqué qu'il en
fallait une. Les militaires de l'état-major particulier, toujours
là, s'en chargent.
Vendredi 22 mai
1981
Gaston Defferre tient absolument à être ministre.
Il est le plus jeune d'esprit de tous les postulants. La présidence
de l'Assemblée, que François Mitterrand lui suggère, ne le tente
pas du tout. Maurice Faure, au contraire, ne souhaite absolument
pas être au gouvernement. Il sera garde des Sceaux. Rocard rêve de
l'Éducation nationale, il aura le Plan. Savary songe aux Affaires
étrangères, il recevra l'Éducation nationale. François Mitterrand
refuse à Jacques Delors de se choisir un secrétaire d'État au
Budget et lui impose Laurent Fabius comme ministre-délégué. La
plupart des autres ministres, dont Jack Lang, apprendront leur
nomination par la radio.
Conformément à la Constitution, François
Mitterrand reçoit Alain Poher, qu'il n'apprécie guère, et Jacques
Chaban-Delmas, qu'il respecte. Il les consulte pour la forme, puis
dissout l'Assemblée.
La droite, assommée par sa défaite, crée l'Union
pour la Nouvelle Majorité et annonce des candidatures uniques dans
plus des trois quarts des circonscriptions.
Chacun escompte une dévaluation pour demain.
Resserrement du contrôle des changes. Le taux directeur de la
Banque de France passe à 22 %.
Le Président me demande d'être son « Conseiller
spécial ». Plusieurs me jureront qu'ils lui ont soufflé l'idée de
ce titre. Il ajoute : « Vous occuperez le
bureau d'à côté » — celui où se tenaient les aides de camp
de De Gaulle.
Je m'installe. Dans le tiroir de droite, je trouve
un mot très amical de François Polge de Combret qui occupait ce
bureau sous Giscard, comme s'il avait prévu qu'il me serait
destiné. Le tiroir de gauche est plus court : le bureau fut celui
de tous les Présidents de la République jusqu'à Vincent Auriol,
lequel y avait fait dissimuler le magnétophone qui lui permit
ultérieurement d'alimenter ses mémoires.
Samedi 23 mai
1981
Première — et dernière — réunion du « cabinet » de
François Mitterrand dans son propre bureau. Il y a là Pierre
Bérégovoy, André Rousselet, Michel Vauzelle, Nathalie Duhamel,
Hubert Védrine, Alain Boublil, Jacques Fournier.
Le Président : « Le cabinet
n'existe pas. Chacun de vous est mon collaborateur direct.
»
Jacques Fournier visite l'Élysée en quête d'un
bureau convenable. Stupeur : en dehors des quatre du premier étage,
tous les autres bureaux des collaborateurs sont sales et sinistres.
Il y avait en somme ici la demeure du Prince et les « communs
».
Delors se démène pour obtenir que, dans les
décrets d'attributions, Laurent Fabius lui soit subordonné. En
vain.
Dimanche 24 mai
1981
François Mitterrand accepte la suggestion de
Claude Cheysson d'envoyer deux ambassadeurs en mission dans le
monde arabe : Serge Boidevaix se rend à Amman, Jacques Andreani au
Caire. Le premier deviendra ensuite ambassadeur à Delhi, l'autre
directeur des Affaires politiques. Deux grands professionnels qui
contribuent à remettre le Quai en marche, avec Claude
Cheysson.
Charles Hernu obtient de François Mitterrand le
report des essais nucléaires à Mururoa.
Helmut Schmidt est à Paris. François Mitterrand et
lui se rencontrent pour la première fois depuis 1977. Schmidt qui,
en février, avait déclaré en public : « La
victoire de Mitterrand ? Ne me parlez pas de malheur ! »,
réaffirme la solidarité monétaire franco-allemande. Il réclame le
soutien de la France à l'installation en Allemagne des Pershing
américains, prévue en décembre 1983 en réponse à l'installation par
l'URSS, à partir de 1977, de SS 20 en Europe de l'Est. A
l'initiative de Schmidt, l'OTAN avait décidé en 1979 de placer les
Soviétiques devant ce marché : soit ils retirent leurs SS 20, soit
l'OTAN déploiera, à partir de décembre 1983, 108 Pershing Il en
Allemagne, d'une portée de 1 800 km, et 464 missiles de croisière
(d'une portée de 2 500 km) en Grande-Bretagne, en Italie, aux
Pays-Bas, en Belgique et en RFA, chacun équipé d'une tête
nucléaire.
Schmidt avait demandé au Président Carter — qui
avait accepté — de prendre cet engagement. Giscard avait
tergiversé, redoutant d'entraîner la France dans les négociations
de désarmement entre Américains et Soviétiques.
Ce soir, François Mitterrand accepte : la
solidarité franco-allemande sera la clé de sa politique étrangère.
Si Schmidt lui avait demandé de prendre une attitude hostile au
déploiement des Pershing, comme le réclament les sociaux-démocrates
pacifistes, peut-être l'aurait-il fait aussi pour raison de
solidarité. Il plaide cependant pour qu'une négociation entre les
deux Grands aboutisse à ne pas les installer.
225 SS 20 sont actuellement déployés, dont les
deux tiers visent l'Europe. Le temps de vol des Pershing II (six à
huit minutes) pour atteindre l'URSS depuis l'Europe est du même
ordre que celui des missiles stratégiques tirés depuis les
sous-marins soviétiques quand ils sont proches des côtes des
États-Unis. Moscou restera hors d'atteinte de deux tiers des
Pershing.
Après le dîner, le Président fait un compte rendu
de cet entretien à quelques-uns de ses collaborateurs. Il le refera
rarement.
Lundi 25 mai
1981
Deux avocats, tout sourires, traversent mon bureau
pour entrer dans celui de François Mitterrand : ils viennent sans
angoisse solliciter la grâce de Philippe Maurice, condamné à mort
il y a deux ans pour le meurtre d'un policier. Six autres condamnés
attendent leur exécution. François Mitterrand les graciera l'un
après l'autre jusqu'à l'abolition de la peine capitale.
Suivant le conseil de son frère, le général
Mitterrand, président de la SNIAS, François Mitterrand nomme le
général Saulnier chef de son état-major particulier : «
On ira ensemble au PC Jupiter. Mais est-ce
urgent ? Puis je prendre deux ou trois jours? » Saulnier :
«Non, ce n'est pas urgent. En cas de
nécessité, tout est prévu. »
Le Président envoie son frère à Ryad remettre un
message au Roi Khaled. Celui-ci invite le Président à se rendre en
Arabie Saoudite « au plus vite ».
Le franc se stabilise. Les taux d'intérêt nominaux
et réels sont, dans tous les pays, égaux ou proches de leurs
records historiques. Et la réappréciation considérable du dollar (+
36 % en un an par rapport au mark) provoque l'équivalent d'un
troisième choc pétrolier en Europe. Les exonérations fiscales
décidées par Reagan risquent d'obliger les États-Unis à maintenir
longtemps encore les taux d'intérêt à des niveaux
insupportables.
Dans une note, Gaston Defferre signale au
Président «l'urgence et l'extrême gravité du
problème au Pays basque ». Il réclame une réunion rapide sur
ce sujet.
Mardi 26 mai
1981
Des hommes neufs, n'ayant pas la moindre idée des
rouages de l'État, s'installent à l'Elysée. Autour du Président,
quatre équipes s'organisent. Celle d'André Rousselet, chargé des
affaires policières et des médias. Celle de Pierre Bérégovoy,
chargé des rapports avec l'administration et le gouvernement. La
mienne, chargée des sommets internationaux et « d'avoir des idées ». Enfin, l'état-major
particulier que dirige le général Saulnier. Avec moi, quatre
collaborateurs : Jean-Louis Bianco, Pierre Morel, Ségolène Royal et
François Hollande.
Pierre Mauroy choisit comme directeur de cabinet
Robert Lion, inspecteur des Finances spécialiste du logement
social, et comme directeur adjoint Jean Peyrelevade, un
polytechnicien qui le conseille depuis dix ans.
Gaston Defferre obtient l'accord du Président pour
suspendre les expulsions d'étrangers, sauf en cas de « nécessité impérieuse d'ordre public ».
A Ryad, le général Mitterrand est reçu par le
Prince héritier Fahd. « La visite du Président
en Arabie Saoudite, précise celui-ci, est acquise à la condition
qu'elle constitue le premier déplacement du Président dans cette
région. » Par ailleurs, «l'Arabie
Saoudite souhaite recevoir tous apaisements en ce qui concerne le
maintien des conditions actuelles d'investissement et de dépôt de
fonds privés saoudiens dans les secteurs économiques français
».
Mercredi 27 mai
1981
A 9 heures, juste avant le premier Conseil des
ministres du premier gouvernement Mauroy, le Président reçoit le
Premier ministre avec le secrétaire général de l'Élysée et celui du
gouvernement pour confirmer l'ordre du jour. Il le fera désormais
tous les mercredis. Une fois l'ordre du jour fixé, les deux
secrétaires généraux laissent le Président et le Premier ministre
en tête à tête.
Vers dix heures, François Mitterrand descend au
Conseil avec Pierre Mauroy. Il impose ses règles aux ministres :
« Ne pas lire de notes, ne pas prendre de
notes. Pas de dialogues entre ministres. » Il veut un
Conseil lisse et formel. C'est pour lui un lieu solennel de
décisions, pas un lieu de discussion. Il s'y ennuie et écoute
rarement ce qui s'y dit. Parfois, il prête l'oreille sans en donner
l'impression. En partie A, les ministres présentent les lois et
décrets pour décision ; en partie B, les nominations (Alexandre de
Marenches est nommé ce jour-là au Conseil d'État, comme Giscard l'a
demandé) ; en partie C, les projets futurs du gouvernement sont
discutés sans donner lieu à décision.
Le Président reçoit ensuite à déjeuner les
principaux dirigeants socialistes : Mauroy, Joxe, Bérégovoy,
Jospin, Defferre, Quilès, Mermaz, Estier. Il fera désormais ainsi
tous les mercredis.
Dans l'après-midi, le Président apprend par Gaston
Defferre, lui-même informé par la DST, l'existence d'un agent
secret travaillant pour Paris sous le nom de code « Farewell ». Cet
agent communique à la France des documents manuscrits essentiels
émanant de Brejnev et du chef du KGB, Andropov. Par peur des
fuites, les espions du SDECE, qui dépendent de la Défense, n'ont
pas été mis au courant par la DST. Saulnier lui-même cachera
l'existence de cette source à sa propre hiérarchie aux Armées. «
Farewell » travaillera encore pour nous pendant plusieurs années,
jusqu'à ce qu'une passion amoureuse le conduise à se démasquer.
Arrêté pour crime passionnel, il avouera tout et sera fusillé.
Telle sera en tout cas la version officielle.
Ensuite, François Mitterrand visite, sous les
jardins de l'Élysée, le PC Jupiter d'où le Président contrôle les
forces nucléaires et leur maniement. Saulnier lui explique aussi le
rôle du poste souterrain de Taverny où sont regroupées les
commandes du gouvernement en cas de crise.
Radieux, Jack Lang assiste à son premier festival
de Cannes. L 'Homme de fer d'Andrzej
Wajda reçoit la Palme d'Or. La Pologne annonce ainsi son retour
dans l'histoire de l'Europe.
Jeudi 28 mai
1981
Les responsables de l'enseignement catholique
affirment que leurs établissements sont mis en danger par le projet
annoncé du Président visant à unifier enseignement privé et
enseignement public.
Les principaux théâtres d'opérations intérieurs et
extérieurs des cinq années à venir — le franc, l'école, les
euromissiles, la Pologne, le Liban, le Tchad — sont ainsi en
place.
Vendredi 29 mai
1981
Gaston Defferre installe une commission chargée de
réglementer les écoutes téléphoniques.
François Mitterrand : « Mon
septennat se déroulera en trois phases : une brève période
d'euphorie, une longue période difficile, et une fin plus facile,
car enfin la crise ne peut pas durer encore sept ans ! » Il
n'évoque pas l'hypothèse d'une « cohabitation » possible après
1986.
Il décide de son programme de voyages à
l'étranger. Son intention est toujours d'aller en Israël avant de
se rendre en Arabie Saoudite, puis ce seront les Etats-Unis. Il
écrit au Roi Khaled pour accepter son invitation sans s'engager à
ce que ce soit son premier voyage dans la région. Dans sa lettre,
il insiste sur le rôle propre que doit jouer à son avis l'Arabie
Saoudite non seulement dans la région, mais dans la politique
mondiale :
« Il lui revient une part
essentielle de responsabilité dans le maintien des équilibres
indispensables au développement des peuples et à leurs échanges. Je
suis convaincu que nos deux pays peuvent ensemble animer, dans un
monde en mutation profonde, une politique à la fois généreuse et
réaliste au service de la justice et du progrès... Sur le plan
régional, la politique de modération et de réalisme de votre pays
constitue un facteur déterminant de stabilité... »
Lundi 1er juin 1981
André Rousselet annonce à Xavier Gouyou-Beauchamps
son éviction de la Sofirad. Pénible moment. Élégante réaction d'un
homme de qualité qui saura mettre son intelligence au service
d'ambitions plus hautes.
Le courrier commence à s'accumuler sur le bureau
du Président. Chaque soir amène décrets, notes, requêtes, recours
en grâce... Il paraphe tout lui-même, des heures durant.
Ce soir, le Président signe, sans le lire en
détail, un projet de lettre au Roi Hussein de Jordanie préparé par
le Quai d'Orsay et décrivant le cadre de son action — celle que le
Quai voudrait lui voir adopter — au Proche-Orient. Le nom d'Israël
n'y est même pas mentionné ; la Déclaration de Venise — qu'il a
pourtant condamnée pendant la campagne électorale — y est confirmée
:
« Jamais la France ne
portera sur le monde arabe un regard indifférent. Jamais elle ne
fera abstraction des aspirations des peuples qui le composent.
C'est sur la base de cet héritage de connaissance mutuelle, et en
fonction des réalités profondes qui caractérisent chaque pays du
Moyen-Orient, que la France s'efforcera de traduire dans les faits
les grands principes universels qui, plus que jamais, doivent
guider l'action internationale (...).
Il en est ainsi du peuple
palestinien. La France s'est prononcée sur ce sujet en son nom
propre et elle l'a affirmé de nouveau, avec ses partenaires de
l'Europe des Dix, dans le cadre de la Déclaration de Venise. Vous
savez de plus que je me suis moi-même, à différentes reprises,
exprimé clairement sur ce sujet. Mon gouvernement veillera à ce que
la politique de la France, au sein de la Communauté internationale,
s'exerce dans ce sens.
La sécurité des États
signifie que tous les États du Proche et Moyen-Orient, tels que
reconnus par la Communauté internationale, doivent pouvoir vivre en
paix dans des frontières sûres, reconnues et garanties.
L'application de ce principe est, aux yeux de la France,
indissociable de l'application du principe précédent. C'est
seulement par leur mise en œuvre conjuguée que l'on parviendra à
établir au Moyen-Orient une situation conforme au droit
international, aux aspirations des peuples et tenant compte des
droits légitimes de toutes les parties concernées. »
Cette lettre, qui aurait pu être signée par son
prédécesseur, sert aussi de modèle à celles envoyées ce même jour à
Saddam Hussein et au Président Sadate.
Le programme économique de relance de Jacques
Delors est celui préparé durant la campagne. La hausse du SMIC sera
de 10 %. Au total, moins de 3 % du Budget (30 milliards), soit la
moitié de la relance effectuée par Jacques Chirac en 1976. On en
escompte un peu plus d'emplois et de justice sociale. On craint
beaucoup plus une poussée de l'inflation que le déficit
extérieur.
Mardi 2 juin
1981
Le Président tchadien Goukouni Oueddeï forme un
nouveau gouvernement dont le Premier ministre est M. Djidingar,
originaire du Sud et opposant au colonel Kamougué. Les Libyens sont
toujours à N'Djamena.
Faut-il remplacer tous les titulaires aux
principaux postes de l'État? « Pas de chasse
aux sorcières », dit le Président qui demande qu'on s'en
tienne à quelques préfets et aux deux ou trois hommes politiques
mis en place dans l'audiovisuel.
On établit la liste des postes à pourvoir avant la
fin de l'année — soit qu'il y ait vacance du poste, soit que le
titulaire parte à la retraite, soit qu'il souhaite lui-même s'en
aller. Dans l'ordre des urgences et de l'importance relative :
Budget, Douanes, Impôts, Trésor, Police, Télécommunications,
Postes, Aviation civile, Relations économiques extérieures,
Production et Échanges agricoles, Universités, gouverneur de la
Banque de France, secrétaire général de l'Education nationale,
secrétaire général des Relations extérieures, secrétariat général
de la Coopération interministérielle pour les questions
européennes, délégué à l'Aménagement du Territoire, commissaire au
Plan, directeur général de la Caisse des Dépôts, président de la
RATP, des Charbonnages de France, de l'Agence France-Presse, de
l'Institut du Développement industriel.
Le Président demande à Pierre Mauroy de se
préparer à soumettre au plus vite au futur Parlement toutes les
réformes sociales et toutes les nationalisations : « Si on ne le fait pas maintenant, on ne le fera jamais.
Mais cela doit être fait avec réalisme économique. » Le
Premier ministre exhorte les partenaires sociaux à la « progressivité » et à la « rigueur » dans les mesures à prendre.
Mercredi 3 juin
1981
Le Conseil des ministres décide la hausse du SMIC
(10 %), des allocations familiales (25 % au 1er juillet), des allocations logement, du minimum
vieillesse... Jacques Delors me dit être « surpris et soulagé » que ces mesures — exactement
celles préparées avant le 10 mai — n'aillent pas plus loin.
Ce programme, selon les modèles disponibles,
conduira à une très faible amélioration de la croissance en 1981,
et un peu plus forte en 1982, à une reprise faible de
l'investissement des entreprises mais relativement forte de la
consommation des familles, à une stabilisation de l'inflation et du
chômage (à un million et demi de chômeurs à la fin de 1982), mais
également à une aggravation moyenne du déficit extérieur en 1981,
qui deviendra très forte en 1982, et à un déficit considérable du
Budget et de la Sécurité sociale en 1982 (plus de 4 % du PIB au
lieu de 2 % aujourd'hui).
Il faudra donc ultérieurement un autre plan, de
plus grande ampleur : à la fois pour lutter contre le chômage (par
la relance de l'investissement public et privé, par la réduction de
la durée du travail), pour diminuer le déficit extérieur (par une
forte incitation à la reconquête du marché intérieur) et pour
réduire le déficit budgétaire (par une réforme de la fiscalité et
de la Sécurité sociale).
Après déjeuner, le Président reçoit Georges
Fillioud et Pierre Mauroy qui lui parlent de nominations dans
l'audiovisuel. François Mitterrand : « Il faut
prendre son temps. Je ne veux pas de licenciements excessifs. Ne
doivent partir que ceux qui sabotent ! » Il demande à
Fillioud d'obtenir la démission des présidents de chaînes.
François Mitterrand continue d'écrire aux
dirigeants du Proche-Orient. Mais il relit maintenant de très près
les projets de lettres avec Hubert Védrine avant de les parapher.
Il apporte ainsi une modification significative à la lettre à Hafez
el Assad préparée par le Quai d'Orsay : au lieu de la formule
« aux aspirations des peuples... », il
écrit : « permettant de régler le problème des
relations entre l'État d'Israël, tel que reconnu par la Communauté
internationale, et les pays arabes voisins ». Il vient de se
rendre compte que les projets qu'il a signés jusqu'ici ne lui
convenaient pas ! Échaudé, il retravaille notamment le projet de
lettre destinée au Premier ministre israélien, Menahem Begin. Cette
lettre devient :
« La France ne s'est pas
contentée d'apporter un soutien déterminant à la décision de la
Communauté internationale qui, en reconnaissant l'État d'Israël, a
voulu pallier une des plus douloureuses injustices de l'Histoire.
Par une coopération substantielle, elle a été parmi les nations qui
ont le plus contribué à l'essor du nouvel État. Depuis lors, Israël
a trouvé de nombreux partenaires dans la Communauté internationale,
et le dialogue avec la France, parfois assombri, quoique jamais
interrompu, par le traumatisme de deux conflits majeurs et par les
divergences qu'ils ont amenées, doit retrouver sa vocation
originelle. Aujourd'hui, je voudrais que la compréhension entre les
États redevienne ce que l'amitié entre les peuples n'a jamais cessé
d'être.
J'ai la conviction profonde
que les règles de droit doivent constituer la trame des rapports
entre les nations. Dans ses rapports avec Israël, les États et les
peuples de la région, la France s'y conformera. Ainsi sera
réaffirmée et garantie à l'État d'Israël la pleine jouissance de
ses droits, et d'abord de son droit de vivre en paix et en sécurité
dans des frontières sûres, reconnues et garanties, tout en
établissant avec ses voisins des relations harmonieuses fondées sur
le respect mutueL Un règlement de paix qui n'assurerait pas sa
sécurité ne serait conforme ni à l'équité, ni aux réalités du
Proche-Orient.
Dans le code de conduite des
Nations, la sécurité des États va de pair avec la justice pour les
peuples. Ce principe signifie que chaque peuple a le droit de
déterminer son destin, d'exprimer sa volonté nationale et de
consacrer, par son adhésion librement exprimée à l'organisation
politique de son choix, le sentiment de son identité et de sa
culture.
C'est pourquoi je suis
préoccupé par la situation du peuple palestinien. Vous savez que
j'ai approuvé les accord de Camp David et que j'ai exprimé à de
multiples reprises mon souhait de voir le peuple palestinien
disposer d'une patrie. La position d'Israël est à cet égard
déterminante. »
Plus question de la Déclaration de Venise... Dans
la soirée, il fait retaper cette lettre à Begin, mais s'abstient
encore de la signer.
Dans la nuit, en représailles contre les attaques
visant les kibboutz du Nord, l'aviation puis la marine israéliennes
bombardent deux bases palestiniennes au Liban, l'une près de Tyr,
l'autre au nord de la ville de Tripoli.
Jeudi 4 juin
1981
Au contraire de Pierre Mauroy qui n'aime pas lire
de notes et préfère réfléchir à haute voix, François Mitterrand
exige de ses collaborateurs et des ministres des notes brèves :
deux à trois pages au maximum, sauf cas exceptionnel. S'il annote
d'un « vu », cela signifie en général «
trop long », ou « pas mon affaire ». S'il entend décider, il annote
alors la première page de façon précise et détaillée.
Claude Cheysson, Jack Lang et Pierre Bérégovoy
excellent rapidement dans la rédaction de notes courtes et
claires.
Première discussion avec le Président sur la
préparation du prochain Sommet des Sept à Ottawa. François
Mitterrand : « Les Sommets précédents n'ont
servi à rien, ni dans les rapports entre les Sept, ni dans les
rapports entre les pays développés, ni dans le dialogue Nord/Sud.
Je voudrais aborder des problèmes autrement : en mettant la
politique en première ligne, en faisant de l'emploi la première des
priorités économiques, en ayant une vision réaliste mais généreuse
des relations internationales. Je n'aime pas ces réunions où les
Etats-Unis réunissent leurs clients, contraints de tout accepter
d'eux, sans règle. »
Il approuve une note où l'on peut lire :
« Nos propositions seront une relance
concertée de l'économie mondiale par la réduction des inégalités,
par la réduction des taux d'intérêts mondiaux, par une aide
générale et massive aux pays les moins avancés, par l'augmentation
des dépenses de recherche en matière d'économies d'énergie,
d'énergies de substitution, d'agriculture et de réseaux de
communication, en mettant la technologie au service et à la
disposition des pays les moins avancés. On proposera un code de
bonne conduite des multinationales, un plan mondial pour l'emploi
des jeunes, une organisation volontariste des échanges
internationaux, une préparation concertée du Sommet de
Cancún.»
Claude Cheysson part pour Washington rencontrer le
secrétaire d'État américain, le général Haig. Beaucoup croient
qu'il va y annoncer l'entrée prochaine des communistes au
gouvernement. Il n'en est rien. De toute façon, il ne connaît pas
les intentions du Président en la matière. Il résume à Haig la
position de la France sur l'Alliance atlantique : « Elle est fondamentale, parce que nous défendons certains
grands concepts, et nous sommes ainsi aux côtés des Américains.
» Haig évoque la participation des communistes à la majorité
présidentielle, mais à aucun moment leur entrée au gouvernement. «
Reagan, dit-il, souhaite envoyer le vice-président Bush en France.»
Cheysson téléphone l'information à l'Élysée, qui propose deux
dates, le 24 juin et le 6 juillet. Bush choisit le 24 juin.
Cheysson fait remarquer à Haig que ce sera le mercredi suivant le
second tour des élections législatives en France, et le jour de la
première réunion d'un éventuel nouveau gouvernement. « Pas de problème. »
Un peu plus tard se tient à l'Élysée la première
réunion préparatoire à un Sommet européen, celui de Luxembourg,
dans un mois. Les hauts fonctionnaires nous expliquent ce qu'est un
« dossier du Président u : des fiches
par thèmes émanant des ministères, précédées d'une note de synthèse
préparée par ses collaborateurs.
Sur le fond, l'appréciation est pessimiste. Le
Marché commun est moribond : de trop nombreux pays rassemblés
autour de trop rares intérêts communs ; une montée des égoïsmes qui
vide les Sommets européens de toute substance. Alors que Washington
et Tokyo ont déjà réglé entre eux plusieurs problèmes épineux, les
pays européens ne se sont encore mis d'accord ni sur la réponse aux
critiques des Américains (agriculture et crédits à Est), ni sur
celles à adresser aux États-Unis (sur les taux d'intérêt) et au
Japon (sur l'automobile et la construction navale). L'Angleterre,
désindustrialisée, ne pense qu'à obtenir une réduction de sa
contribution au budget communautaire. L'Allemagne, menacée d'un
impossible neutralisme, s'engage dans une fuite en avant
institutionnelle. Leur coalition est le plus grand péril qui nous
menace.
Le Président veut prendre une initiative sociale
européenne. On lui conseille de proposer la tenue de Conseils
conjoints économiques et sociaux, de faire étudier la réduction du
temps de travail à trente-cinq heures dans l'ensemble de la
Communauté, et l'harmonisation de la protection sociale. Il lance
l'expression « espace social européen
».
Ce soir, dîner chez Claude Cheysson pour faire
mieux connaissance avec les mêmes hauts fonctionnaires : bien peu
étaient des nôtres dans les années d'opposition. Rares sont ceux
qui s'opposent publiquement à nous, tel cet ambassadeur,
collaborateur du Président précédent, à qui ses insultes proférées
à notre encontre vaudront d'obtenir et de conserver pendant dix ans
l'un des postes les plus convoités de la diplomatie, celui
d'ambassadeur à l'OTAN. Les autres nous apprendront notre métier.
La droite leur reprochera d'ailleurs de s'être « commis » (étrange, comme ce mot revient !...) avec
la gauche. Sans eux, l'alternance n'aurait pu être sans
failles.
J'apprends d'eux, ce soir, l'existence de «
représentants personnels » des chefs d'État, ou sherpas, qui gèrent la préparation des Sommets. Le
sherpa américain, Myer Rashish (un
homme d'affaires, transfuge des démocrates, recruté comme
secrétaire d'État adjoint aux Affaires économiques), a déposé, me
dit-on, une très longue note demandant que le Sommet d'Ottawa
décide d'un blocage des échanges économiques Est/Ouest.
Par ailleurs, l'enjeu majeur du prochain Sommet
des Sept est de savoir si on lancera des « Négociations Globales »,
aux Nations-Unies, entre le Nord et le Sud. Cela permettrait à
l'Assemblée générale, où le Tiers Monde est dominant, de reprendre
un peu du pouvoir qu'exercent le FMI et la Banque mondiale, au sein
desquels les États-Unis exercent un droit de veto. Ces «
Négociations Globales » devraient se dérouler en trois phases : une
phase de définition des objectifs à l'Assemblée générale, une phase
de négociations détaillées au sein des institutions spécialisées,
une phase finale de constatation des résultats à l'Assemblée. Il
importe de trouver, à Ottawa, le moyen de finaliser cela. Le nouvel
ordre international semble à portée de main.
Nous caressons l'idée de préparer des propositions
pour Ottawa sur des sujets jamais évoqués au cours de tels Sommets
: code des multinationales, coordination financière en matière de
taux d'intérêt, coopération technologique, durée et conditions de
travail (une charte internationale des droits sociaux de l'homme),
rapports entre pays développés riverains de l'Atlantique et pays
développés riverains du Pacifique, dissémination du nucléaire
civil...
Il faut désigner un sherpa pour représenter le Président à la prochaine
réunion. Celui du Président Giscard d'Estaing, Georges Clappier
(par ailleurs allié lointain du nouveau Président de la République
!...) a élégamment démissionné. Claude Cheysson évoque les noms de
Pierre Mendès France et de François Bloch-Lainé.
Vendredi 5 juin
1981
Journée de liquidation de l'héritage : François
Mitterrand demande à Pierre Mauroy de rapporter la directive du 9
mai 1980 de Raymond Barre par laquelle la France acceptait de se
soumettre au boycott décidé par certains pays arabes à l'encontre
d'Israël.
Après les bombardements israéliens sur le
Sud-Liban, le Président Mitterrand ne signe pas la lettre qu'il
avait écrite à Menahem Begin. Mais il reste plus que jamais décidé
à effectuer en Israël son premier voyage officiel à l'étranger. A
sa demande, Claude Cheysson propose à son homologue israélien,
Itzhak Shamir, d'envoyer des experts français à Jérusalem expliquer
que la centrale irakienne de Tamouz, construite par la France, sera
rendue inoffensive en remplaçant l'uranium enrichi par un
combustible inutilisable militairement, dit « caramel ». Autre
problème épineux hérité de l'ancien gouvernement.
Encore l'héritage : en Corse, des discussions
s'ouvrent entre Defferre et le FLNC. Defferre propose une trêve en
échange de l'amnistie (dans le cadre de l'amnistie générale
présidentielle que prépare la Place Vendôme).
Le Président inaugure le Salon aéronautique du
Bourget. Saulnier a cru utile de faire dire que le Président
n'aimerait pas voir d'armes équiper les appareils. « On » en a conclu qu'il fallait les désarmer. La
presse ricane. « Absurde, ridicule, excès de
zèle!» dira le Président, constatant les dégâts. Qui est ce
« on»? Chacun repassera à l'autre la
responsabilité de la décision. Jean Glavany, chef de cabinet à
l'Elysée, chargé de préparer les visites en France, écope ainsi de
sa première réprimande, alors qu'il n'y est pour rien. Il part
diriger la première mission préparatoire à un voyage du Président
en province, dans la Drôme, la semaine prochaine. Première
illustration, par l'absurde, du formidable pouvoir de l'Élysée : un
seul mot d'un de ses occupants, quel qu'il soit, entraîne des
conséquences imprévues. Si cela tourne bien, chacun se dispute la
paternité de l'initiative ; sinon, nul n'en assume la
responsabilité.
Pendant toute la matinée, François Mitterrand
retravaille avec Defferre et Mauroy, maires de Marseille et de
Lille, le projet de loi de décentralisation. Les provinciaux sont
au pouvoir.
Au vu des chiffres de réserves de change, Jacques
Delors vient dire au Président qu'il faut tout de suite dévaluer et
préparer un nouveau budget de rigueur. Il me dit en sortant :
« C'est la Bérézina ! » Cette phrase
reviendra dans sa bouche chaque fois que le franc sera attaqué. Le
Président : « Ce n'est pas si grave. La crise
dure depuis trop longtemps, elle n'est pas éternelle, elle ne
durera pas sept ans et je dois faire toutes les réformes de
structures au plus vite. La vague de croissance emportera tout
cela. Sans compter que la France est un pays riche. »
Samedi 6 juin
1981
Une première réunion des sherpas se tient à Paris. La France — qui n'a pas
encore désigné le sien — y est représentée par un haut
fonctionnaire qui ne fait que prendre note. Les critiques
allemandes sur les taux d'intérêt américains et les taux de change
sont particulièrement acerbes. Soumis à un feu roulant de
reproches, le directeur du Trésor américain, Baryl Sprinkel, fait
front avec entrain : les États-Unis sont les premiers à souhaiter
la baisse des taux, mais celle-ci ne pourra intervenir qu'à la fin
de la récession. Les Américains, soutenus par les Anglais,
s'opposent aux « Négociations Globales ». Canadiens, Italiens et
Français plaident en leur faveur et soutiennent aussi le projet
d'une « filiale pour l'énergie » de la Banque mondiale. Le document
américain sur les relations économiques Est/Ouest, déposé en avril,
est discuté. Le sherpa allemand, Horst
Schulmann, secrétaire d'État aux Finances, explique que l'Est est
beaucoup plus dépendant de nos livraisons que nous ne le sommes des
siennes.
Gaston Defferre réunit les préfets : « J'attends de vous que vous serviez loyalement le nouveau
pouvoir. »
L'ancien directeur de cabinet de François
Mitterrand en 1956, le conseiller d'État Pierre Nicolaÿ, est nommé
à la présidence de Havas en attendant que la vice-présidence du
Conseil d'État se libère, pour lui, dans un an. André Rousselet lui
fait tenir ses directives avec l'enthousiasme sceptique qu'il met
en toutes choses.
Dimanche 7 juin
1981
Israël n'a pas répondu à la proposition de la
France : son aviation détruit la centrale nucléaire de Tamouz. Pas
beaucoup de réactions. L'Arabie Saoudite redoute que le survol de
son territoire par les appareils israéliens lui soit reproché.
L'Égypte, tout occupée par la restitution du Sinaï, ne s'en mêle
pas. Les voisins de l'Irak, à commencer par l'Iran, la Syrie et les
États du Golfe, éprouvent un certain soulagement en dépit des
protestations de rigueur.
La France est doublement concernée : d'abord, un
Français est tué ; ensuite, Israël a rejeté les procédures
proposées la veille par Cheysson pour contrôler Tamouz. Certains se
demandent si les Israéliens ne vont pas engager maintenant des
actions contre l'usine pakistanaise ou contre l'Afrique du Sud,
l'Inde, la Libye, l'Argentine, Taiwan ou tout autre pays détenteur
de centrales dans le Tiers Monde.
Face à cette situation, François Mitterrand fait
adopter une position modérée : « Bien qu'il y
ait entre l'Irak et Israël un état latent de belligérance, il n'est
pas acceptable qu'un pays, quelle que soit la qualité de sa cause,
règle ses contentieux par une intervention armée — contraire, à
l'évidence, au droit international. Donc, je réprouve l'initiative
prise par M. Begin. Bien entendu, je comprendrais l'affaire
autrement s'il était démontré qu'il y avait danger réel et proche
pour Israël en raison d'un détournement éventuel par l'Irak de la
technologie nucléaire à des fins militaires. Mais cette
démonstration n'est pas faite, c'est le moins qu'on puisse dire. En
tout cas, M. Begin pouvait faire confiance au Président de la
République française, dont les sentiments à cet égard sont bien
connus. J'ai toujours placé et je place toujours au premier rang de
mes préoccupations la sécurité d'Israël et la paix au
Proche-Orient. Je suis un ami d'Israël, et le seul homme politique
responsable d'un grand parti français qui ait approuvé les accords
de Camp David (...). Lorsque nous demandons condamnation au Conseil
de sécurité après l'affaire de Tamouz, nous condamnons le raid, pas
Israël. Nous critiquons l'action des dirigeants, nous ne demandons
pas de sanction contre le peuple. Et nous restons disponibles pour
tout accord amiable, pour tout règlement pacifique, pour tout ce
qui contribuera à de bonnes relations avec Israël dans le respect
des grands principes... »
Exemple du décalage entre le Président et le Quai
d'Orsay : aux Nations-Unies, le représentant de la France, Luc de
Nanteuil, suggère que le gouvernement israélien contribue
imancièrement aux réparations de Tamouz. Son voisin, l'Israélien
Yehuda Blum, s'indigne : « Nous ne donnerons
pas un sou ! »
C'est maintenant décidé : après l'affaire de
Tamouz, François Mitterrand fera son premier voyage à l'étranger en
Arabie Saoudite. Il le dira au Roi Khaled, qui vient à Paris la
semaine prochaine.
Au Tchad, Hissène Habré progresse vers le Sud.
François Mitterrand : « Habré n'est pas un ami
de la France. Je n'aime pas cet homme. Il est entre les mains des
Américains. Mais nous devrons le soutenir s'il gagne. Ce qui
compte, c'est l'unité du Tchad. Sinon, toutes les frontières
africaines voleront en éclats. Pour l'instant, nous soutenons le
gouvernement légitime, celui de Goukouni. » Aussi fait-il
interrompre les livraisons d'armes à Habré, commencées avant
l'élection présidentielle.
Pour la sixième fois, Bjëm Borg remporte les
internationaux de tennis de Roland Garros.
La campagne électorale des législatives
s'accélère. Elle n'est pas d'une violence notable. La droite est
encore sous le coup de sa défaite.
Lundi 8 juin
1981
Les procédures élyséennes se mettent doucement en
place : Rousselet, Bérégovoy, Saulnier et moi passons au Président
les notes de nos collaborateurs. Son annotation vaut décision, à
transmettre au Premier ministre. Le Président reçoit chaque lundi
soir le secrétaire général du gouvernement avec le secrétaire
général de l'Élysée, venus présenter l'ordre du jour du mercredi.
Le mardi, il petit-déjeune avec le Premier ministre, le secrétaire
général de l'Élysée et le premier secrétaire du Parti socialiste.
Le mercredi matin, avant le Conseil, il voit le Premier ministre,
d'abord avec les deux secrétaires généraux, puis en tête à tête. A
l'issue du Conseil, il déjeune avec les principaux hiérarques du
PS, qu'il reçoit de nouveau le jeudi au petit déjeuner, cette fois
sans le Premier ministre. Le vendredi, il voit le ministre des
Finances.
Gaston Defferre présente le projet de
décentralisation à Pierre Mauroy qui le qualifie de « révolution tranquille ».
Le Président choisit Jean-Marcel Jeanneney comme
sherpa. L'ancien ministre de De Gaulle a pour gendre le directeur
des Affaires économiques au Quai d'Orsay, Jean-Claude Paye.
Cheysson tutoie tout ce monde.
Mardi 9 juin
1981
Le,petit déjeuner hebdomadaire entre le Premier
ministre, le secrétaire général de l'Elysée, le premier secrétaire
du PS et le Président devient le principal centre de décision de
l'État. On y délibère pendant une heure et demie du Conseil du
lendemain, des nominations futures, des grands projets.
Cheysson s'inquiète des voyages trop nombreux de
Michel Jobert. Et Delors des propos trop indépendants de Laurent
Fabius. Nature humaine !...
Acyl Ahmat, ministre des Affaires étrangères du
GUNT, est reçu par Jean-Pierre Cot. L'homme est sombre, pessimiste
et courageux. Il m'impressionne.
Dans l'après-midi, François Mitterrand est à
Montélimar ; il appelle à voter socialiste dimanche prochain.
Rentrant à Paris tard dans la soirée, il est furieux d'apprendre
que les journaux télévisés n'ont presque pas mentionné son
discours. Il y voit un complot des chaînes. L'horaire tardif de son
intervention en est à mon avis la principale cause, mais on ne le
lui a pas expliqué : trop de gens commencent à voir des complots
partout, notamment du côté des médias.
Mercredi 10 juin
1981
Au Conseil des ministres, on discute d'un premier
collectif budgétaire destiné à financer 7,7 milliards de francs de
dépenses publiques, dont la création de 55 000 emplois publics et
des prêts aux entreprises ; puis, en partie C, du projet d'amnistie
présidentielle. Personne ne s'aperçoit que ce projet, préparé par
d'anciens collaborateurs d'Alain Peyrefitte comme le procureur
Sadon et l'avocat général Béteille — que Maurice Faure n'a pas jugé
utile de remplacer — , est truffé de pièges. D'une part, après
l'accord secret passé une semaine plus tôt entre Defferre et le
FLNC, les autonomistes corses figurent dans la liste. D'autre part,
les militants d'Action Directe inculpés d'attentats sans homicide,
Nathalie Ménigon et Jean-Marc Rouillan, s'y trouvent aussi par le
jeu normal de l'amnistie : « De toute
façon, explique le ministre, ils
seraient tous sortis de prison en avril prochain. » Rien
n'est décidé.
Claude Cheysson annonce des difficultés avec
l'Espagne, qui a réclamé l'extradition des réfugiés basques. Il
dénonce l'attitude équivoque du gouvernement français précédent et
estime qu'il faut rappeler aux Espagnols nos grands principes. Le
Premier ministre ajoute : « Nous prenons notre
temps. Nous restons tenus par notre tradition de terre d'asile.
» Cheysson se dit « accablé de coups de
fil émanant des autorités espagnoles », et souhaite qu'on
taise le fait que ce sujet a été abordé ce jour en Conseil des
ministres. Le Président demande que les Espagnols soient soutenus.
Il faut leur parler, puis avoir des conversations entre ministres
de l'Intérieur. « Il s'agit non de corriger
une mauvaise impression, mais de bâtir une politique.
»
A la sortie du Conseil, le Président me demande de
sonder Maurice Faure sur son désir de rester au gouvernement.
Celui-ci est véhément: « Je veux partir au
plus vite, je m'ennuie ici. Et puis, tu sais, j'ai un gros poil
dans la main. Dis-le à François. » Robert Badinter, qui
attendait qu'une place se libère au Conseil constitutionnel,
entrera au gouvernement, à sa grande surprise, au seul poste qui
l'intéresse.
Au Tchad commence le retrait de la Force
interafricaine protégeant le gouvernement de Goukouni.
Jeudi 11 juin
1981
Le Président visite Taverny.
Nouvel héritage délicat : le Premier ministre
apprend, au moment où les matériels vont être embarqués à
Dunkerque, que Thomson a signé avant les élections présidentielles
les contrats de vente d'un commutateur téléphonique électronique
central MT 20 pour Léningrad, d'une usine d'assemblage de centraux
MT 20 installée à Oufa, toujours en Russie, et d'un atelier de
fabrication de composants électroniques à Kiev, ce dernier en
violation des règles du COCOM qui contrôle l'exportation de
matériaux sensibles vers les pays communistes.
Le Président est embarrassé : la parole de la
France, donnée par son prédécesseur, doit être respectée ; mais les
règles du COCOM aussi. Il décide d'annuler la vente de l'atelier de
fabrication — aspect le plus litigieux — et fait proposer à l'URSS
de lui fournir, à la place, les composants eux-mêmes, après
vérification avec le COCOM. Informé, l'ambassadeur d'Union
soviétique à Paris, M. Tchervonenko, fait part à Pierre Bérégovoy
du mécontentement de son pays : « Les
Soviétiques sont préoccupés par les dispositions qui viennent
d'être prises (...). Nous savons bien
que la tendance aux Etats-Unis est de réaliser un blocus
économique. Ils peuvent essayer : ils ne nous mettront pas à
genoux. L'évolution de cette situation est telle que nos
inquiétudes sont vives et nous devons attirer votre attention sur
le fait que cette évolution constitue une menace sur nos relations.
»
Le Président, en marge de la note qui relate cette
réaction, indique: « Être très attentif à
cette question. Thomson a manqué aux obligations qui lui étaient
imposées. »
Vendredi 12 juin
1981
Ouverture, à l'initiative de Pierre Mauroy, des
négociations entre partenaires sociaux sur la réduction du temps de
travail. L'espérance des syndicats est grande : retraite à soixante
ans, trente-cinq heures..., si possible par la concertation. Le
patronat est hébété. Il n'a rien vu venir, rien préparé.
Le franc est encore attaqué. Le déficit s'accroît
de façon inquiétante. En un an, le dollar s'est apprécié d'un
tiers, ce qui a relevé d'autant la facture pétrolière. On peut
parler de troisième choc pétrolier.
Les nouveaux « convertis » se multiplient : un
banquier, partant à une obscure réunion à Mexico à laquelle
assistera aussi le Président du Mexique, Lopez Portillo, demande à
être chargé d'un message du Président français, lequel n'a rien à
transmettre, surtout par ce canal !
Samedi 13 juin
1981
Premier chef d'État reçu à déjeuner à l'Élysée par
le nouveau Président, le Roi Khaled. François Mitterrand, juste
avant son arrivée : « Jusqu'ici, on n'a parlé
avec ces gens-là que de pétrole et du Moyen-Orient. Je
veux les traiter comme de vraies puissances et
leur parler de toutes les affaires du monde. »
Au début de l'entretien, le Roi Khaled, lisant un
court texte : « La France a été le premier
pays à condamner l'agression israélienne de 1967. Elle s'est mise
au premier rang des États européens pour la recherche d'une
solution juste et durable à la question du Moyen-Orient. J'espère
que l'inspiration de la politique française demeurera identique.
»
C'est l'occasion pour François Mitterrand de faire
son premier exposé de politique étrangère devant un autre chef
d'État : « La France est résolue à mener une
politique active et fermement européenne au sein de la CEE, tout en
préservant l'autonomie de ses décisions. Ses rapports avec la RFA,
qui constituent la pierre angulaire de l'Europe, resteront bons,
comme ils l'ont été traditionnellement. Avec la Grande-Bretagne,
elle s'efforcera de parvenir à un rapprochement des points de vue
des deux pays, qui divergent souvent sur les problèmes européens.
Elle a beaucoup d'estime et d'amitié pour la jeune démocratie
espagnole, et elle est toute disposée à lui apporter son appui,
mais dans le respect des droits de l'homme. La mutation politique
intervenue en France n'a pas affecté les rapports avec Washington,
qui sont toujours amicaux et fondés sur la coopération et
l'alliance (sans qu'il puisse être question d'un retour de la
France dans les structures militaires intégrées de l'OTAN). Les
deux pays ont des conceptions identiques en ce qui concerne
l'équilibre stratégique nécessaire avec la puissance de l'URSS.
Mais, sur cette toile de fond d'une entente primordiale, des
dissentiments et des conflits d'intérêts peuvent se présenter, tel
celui résultant de l'actuelle politique monétaire américaine qui
crée de sérieuses difficultés aux autres économies occidentales.
Or, il ne saurait y avoir de bonne coopération politique ni de
bonne alliance militaire dans le désordre économique.
Il y a entre l'URSS et la
France, situées aux deux extrémités du continent européen, une
tradition de relations pacifiques et même de coopération aux fins
de leur sécurité commune. Aujourd'hui, ces rapports sont troublés à
cause de l'inacceptable invasion de l'Afghanistan, du risque
d'ingérence en Pologne, du déploiement par l'URSS des missiles SS
20 au-delà du seuil, déjà critique, de 150 fusées. Sans être
directement concernée par cette dernière affaire, puisqu'elle a une
stratégie nucléaire autonome, la France y est de toute évidence
intéressée. Tout en comprenant et admettant que les États-Unis
veuillent, à titre de réplique et de contre-mesure, positionner des
missiles Pershing en Europe occidentale, la France n'est pas
spécialement favorable à cette perspective. Elle souhaite que des
négociations s'engagent en vue d'une réduction parallèle et d'un
retrait de ces armements. »
Le Président se montre ici plus prudent qu'avec
Helmut Schmidt sur le déploiement des Pershing. Il est aussi très
en retrait sur ses positions antérieures à propos du Proche-Orient
:
« Les relations
franco-égyptiennes sont traditionnellement bonnes. La solution du
problème du Proche-Orient viendra-t-elle d'un règlement global,
comme le pensent les pays arabes, ou d'une suite d'accords
particuliers qui conduiraient, pas à pas et comme par contagion, à
la paix juste et durable que nous souhaitons nous aussi ? Seule
l'Histoire pourra le dire.
Le problème est clair sur le
plan des principes, plus complexe dans ses aspects pratiques. Le
respect des résolutions de l'ONU, qui s'impose, implique la
reconnaissance de l'existence d'Israël dans des frontières sûres et
garanties. En application également de ces principes, l'aspiration
du peuple palestinien à une patrie doit être elle aussi reconnue.
Mais nous ne nous substituons pas aux intéressés et ne prétendons
pas définir l'assiette et la consistance de cette patrie
palestinienne. Israël devrait accepter d'ouvrir des discussions
directes avec les représentants des Palestiniens sur cet ensemble
de problèmes. Il conviendrait néanmoins de distinguer entre deux
questions, substantiellement différentes : celle de la Palestine,
d'une part, qui concerne les Palestiniens (et, par solidarité, les
pays arabes) ; celle de Jérusalem, des Lieux saints, d'autre part,
qui concerne trois grandes religions, dont l'Islam. Il serait
normal qu'à ce titre, l'Islam se vît permettre d'avoir une présence
à Jérusalem. Le nouveau gouvernement français souhaite avoir de
bonnes relations avec Israël, mais sans complaisance (comme l'a
montré sa condamnation du raid israélien contre la centrale
nucléaire irakienne). Le droit est le même pour tous et doit
bénéficier à tous. »
Le Président sait que le monde arabe s'inquiète de
la future politique de vente d'armes de la France.
« En matière d'équipements et
d'armements, la France honorera les engagements contractés en son
nom. Elle pourra dans certains cas, notamment en ce qui concerne
l'Amérique du Sud, apporter des restrictions aux livraisons
d'armes. Mais, généralement parlant, la seule limite qu'elle
introduira à l'exécution des accords résultera de sa volonté bien
établie de non-prolifération nucléaire. Elle se réjouirait
particulièrement de poursuivre sa coopération avec l'Arabie
Saoudite dans le domaine de la défense, selon les convenances
mutuelles des deux pays. »
Le Roi Khaled répond d'abord sur Tamouz :
« Je me félicite de ce que le gouvernement
français ait vigoureusement condamné l'attaque israélienne sur
Tamouz et je suis prêt à coopérer financièrement avec la France
pour la reconstruction du centre nucléaire irakien dont les
objectifs sont exclusivement pacifiques. Je souhaite que la France
agisse, de concert avec les États-Unis, pour que les installations
nucléaires d'Israël - sur la vocation desquelles on est fondé à
avoir de très sérieux doutes — soient soumises à inspection
internationale. »
François Mitterrand: « Dans
le domaine des exportations de matériel nucléaire, une distinction
nette entre usages civils et militaires sera notre règle d'action.
Les mêmes principes de non-dissémination doivent s'appliquer à
tous, à l'Irak comme à Israël. Nos décisions seront suspendues à
l'établissement de contrôles très stricts, de nature à donner
toutes les assurances requises sur ce point
esseritiel.»
Puis, sentant qu'il faut rassurer à l'avance sur
l'éventuelle présence de communistes au sein du gouvernement dans
une semaine : « Les socialistes français sont
des démocrates, fondamentalement attachés aux libertés publiques et
à la paix civile, se guidant dans leur action sur les valeurs
morales et les idéaux humanistes. »
Dimanche 14 juin
1981
Premier tour des élections législatives.
Raz-de-marée socialiste. Le Président est inquiet : « C'est trop, c'est trop ! »
Gaston Defferre, rencontrant Jean-Pierre Elkabbach
dans les couloirs de la télévision, remarque à haute voix : «
Tiens, mais il est encore là, celui-là ? Il en
a de la chance!» Ainsi, même
Defferre est pris dans le climat d'épuration.
Lundi 15 juin
1981
Le Président du CCF (l'une des banques
nationalisables), Jean-Maxime Lévêque, demande à me voir. Je le
reçois pour un petit déjeuner dans une des salles à manger de
l'entresol, si mal entretenu. Il me parle de sa nostalgie du temps
où il travaillait ici avec le Général de Gaulle, du rôle de
l'Élysée dans l'Etat, de l'ENA... Charmant. Puis il ajoute: «
Bien, maintenant, puisque nous sommes entre
gens sérieux : François Mitterrand a certes promis de nationaliser
les banques pour gagner les élections, mais, naturellement, il ne
va pas le faire, en particulier pas le CCF. Alors, que va-t-il se
passer ? »
Ma réponse semble l'avoir surpris. Je ne l'ai
jamais revu.
Jacques de Fouchier, ancien président de Paribas,
l'homme qui en a fait la grande banque qu'elle est devenue, m'écrit
pour plaider lui aussi contre la nationalisation : « Bien que je croie connaître vos idées sur ce sujet, je ne
veux pas désespérer de parvenir à vous dissuader d'encourager le
Président Mitterrand dans une voie que toute mon expérience me
prouve déplorable. J'espère donc que vous aurez le loisir de me
lire et de pouvoir considérer, pour un moment, que cette cause
n'est pas d'ores et déjà entendue. »
On ne saurait dire les choses plus élégamment. Il
me demande de rencontrer son successeur, Pierre Moussa. Rendez-vous
est pris pour demain.
Mardi 16 juin
1981
Pierre Moussa me reçoit chez lui. Un des plus
beaux appartements de Paris, aux fenêtres en arceaux dominant la
Seine. J'admire cet homme qu'une intelligence intègre a protégé des
ambitions médiocres. Il m'explique en détail son projet : ne
nationaliser, si c'est inévitable, que Paribas-France, en laissant
Paribas international « à l'abri », sous forme d'une holding suisse
à majorité privée regroupant toutes les participations de Paribas à
l'étranger. «Jamais, dit-il, un
Paribas nationalisé ne pourrait travailler, à
l'étranger, avec des partenaires privés. » Eloquent,
séduisant. Je ne lui laisse pourtant aucune illusion ; c'est
politiquement impossible, et économiquement indéfendable : l'État
nationaliserait les pertes et laisserait le bras industriel de la
Banque à des intérêts étrangers. Il m'informe qu'il fera part de
son idée à d'autres. Nous nous quittons fort aimablement.
Mercredi 17 juin
1981
Au Conseil des ministres, adoption du Plan «
Avenir-Jeunes » et de l'aide à l'investissement, en particulier en
faveur de la machine-outil. Il comporte une exonération de 50 % des
cotisations sociales patronales pendant un an pour l'embauche d'un
jeune de moins de 26 ans, une prime à l'embauche pour les
entreprises artisanales, des contrats emploi/formation et diverses
autres mesures en faveur de l'emploi.
Ce plan porte essentiellement sur des
autorisations de programmes qui ne pourront avoir leur effet réel
que d'ici deux ou trois ans. Leur coût budgétaire pour 1981 est
quasi nul, leur impact sur la croissance et l'investissement sera
très faible : le PIB n'augmentera que de 0,5 %, l'investissement de
1,5 %. Il est donc économiquement urgent — et imancièrement
possible — de relancer l'investissement par un second collectif, en
juillet, et par de grands travaux. Un montant total de 5 milliards
de francs pour un tel collectif serait réaliste et efficace.
L'après-midi, le Président arrête une liste de
projets de grands travaux à faire étudier par le gouvernement pour
ce collectif: programme d'investissements des onze grandes
entreprises nationalisables, modernisation des gares et du réseau
RATP ainsi que du réseau banlieue, modernisation du réseau
autoroutier, TGV Paris-Brest et Paris-Marseille, canal Rhin-Rhône,
éradication des bidonvilles et de l'habitat insalubre,
développement du programme de bioénergies et d'économies
d'énergie.
François Mitterrand demande au général Saulnier de
lui organiser la visite d'un sous-marin nucléaire.
Jeudi 18 juin
1981
Sur Europe 1, Georges
Fillioud, secrétaire d'État à la Communication, appelle les
journalistes à faire pression sur les dirigeants de l'audiovisuel
public pour qu'ils démissionnent. Choquant.
La campagne se termine. La victoire des
socialistes est assurée. Après, quel gouvernement ? Badinter,
Cheysson, Delors, Defferre et Hernu font le siège du Président —
chacun à sa façon, plus ou moins subtile — pour qu'il n'y nomme pas
de communistes. Delors menace même de démissionner. François
Mitterrand : «Je n'y crois pas... Il veut
seulement retarder les nationalisations. »
Le Président reçoit Kathy Graham, propriétaire du
Washington Post. Ils parlent du
Proche-Orient : « Tout peuple a droit à une
patrie. Mais tant que l'OLP déniera aussi au peuple israélien le
droit à une patrie, elle s'exposera à voir ses propres
revendications repoussées. Il faut que les Israéliens et les
Palestiniens, un jour, discutent autour de la table. De même que
les Israéliens ont eu la sagesse de négocier directement avec
l'Égypte même, il faudra qu'ils discutent avec d'autres, et un jour
avec les Palestiniens. »
Le Premier ministre du Japon, Suzuki, est à Paris.
Il fait une tournée pour rencontrer les dirigeants européens qui
assisteront au Sommet d'Ottawa. Il garde presque toujours les yeux
fermés : concentration ou décalage horaire ? On parle commerce et
protectionnisme. Le Président lui explique à nouveau la stratégie
économique du gouvernement et propose la création de trois
instituts de recherche franco japonais : un institut de la Mer, un
institut du Génie vivant et un institut du Pacifique. Le Japonais
approuve sans vraiment se réveiller. Rien ne verra jamais le
jour.
Conseil restreint sur la conduite de la politique
nucléaire, instance créée par le Président précédent. François
Mitterrand y précise les conditions d'une éventuelle nouvelle
collaboration nucléaire avec l'Irak : « « Le
principe est le même pour tous : pas de centrale nucléaire dont les
techniques pourraient permettre le passage du civil au militaire.
»
Il n'aime pas ce type de réunions aux dossiers
tout faits, où on lui indique même ce qu'il doit dire et ce qu'il
doit conclure. Pour décider, il préfère le secret de son bureau, la
solitude devant un rapport longuement étudié et annoté.
Vendredi 19 juin
1981
Le Premier ministre lance la préparation du Budget
1982. Il adresse à tous les ministres une lettre très importante
exprimant le souci de rigueur qui déjà l'anime :
« La loi de finances pour
1982, qui constitue le premier Budget que nous présenterons au
Parlement et au pays, devra traduire nettement les orientations et
les priorités du gouvernement.
Vos propositions devront
s'inscrire dans une politique d'ensemble dont la réussite repose
sur un contrôle effectif des dépenses publiques et, en particulier,
du déficit budgétaire. Vous savez que les perspectives financières
dont hérite le gouvernement sont à cet égard très
préoccupantes.
Dans ces conditions, vous
voudrez bien examiner dès à présent les mesures à prendre, en ce
qui concerne le Département dont vous avez la charge, pour
:
— écarter les actions et
financements prévus dans le budget de reconduction qui ne
correspondent pas aux priorités du gouvernement ;
— financer les actions
correspondant à la mise en œuvre d'une première tranche annuelle
des orientations du programme présidentiel.
Je vous rappelle que le
Président de la République a clairement marqué son intention de ne
pas accroître de façon significative la pression fiscale globale et
de maintenir le découvert budgétaire dans des limites compatibles
avec les possibilités de financement.
Vous devrez donc faire
preuve d'une grande rigueur dans le choix des mesures nouvelles que
vous proposerez. Vous envisagerez systématiquement toutes les
possibilités d'économies de nature à gager une fraction aussi
importante que possible d'entre elles.
Je vous demande de ne pas
proposer l'octroi d'avantages nouveaux de carrière ou de
rémunération aux corps de fonctionnaires relevant de votre
Département; en effet, toute réforme statutaire ou indemnitaire
doit être suspendue tant que n'aura pas été menée à son terme la
réflexion d'ensemble que j'ai prescrite sur l'évolution du rôle et
des missions des fonctionnaires.
Vous ferez parvenir vos
propositions au ministre-délégué chargé du Budget pour le
1er
juillet, délai de rigueur. »
En matière de recettes, de façon à ne pas tout
bouleverser précipitamment, Laurent Fabius s'oriente vers un impôt
sur les grandes fortunes, une réforme du quotient familial à lier à
une réforme des prestations familiales, et diverses recettes « de
poche » : droits indirects, super-bénéfices des banques...
Succès du troisième lancement expérimental
d'Ariane.
Le Président écrit à Jean-Marcel Jeanneney pour
lui exposer ses positions de négociations dans la préparation du
Sommet d'Ottawa. Cette lettre est particulièrement intéressante en
ce qu'elle définit la position de la France sur tous les grands
sujets d'économie internationale du moment :
« Vous insisterez en
particulier sur la gravité des conséquences qu'entraîne la montée
des taux d'intérêt aux États-Unis. Il importera de rechercher sur
ce point l'accord des autres pays face aux États-Unis et de faire
preuve de la plus grande fermeté.
S'agissant du dialogue
Nord/Sud, la France entend désormais établir des rapports d'un type
nouveau avec les pays en voie de développement, fondés sur la
stabilisation des cours des matières premières et l'acceptation
d'une entrée raisonnable de leurs produits sur les marchés des pays
industrialisés. Un effort d'explication peut être utile entre les
Sept et nous devrions rallier les pays européens à nos thèses. La
question de l'énergie est évidemment un enjeu considérable. Vous
insisterez plus particulièrement sur le développement nécessaire
des économies d'énergie, des énergies nouvelles et du charbon. Pour
ce qui est du nucléaire, vous soulignerez la nécessité d'un
développement donnant toute garantie économique et sociale aux
citoyens. Enfin, vous appellerez l'attention de vos interlocuteurs
sur la fragilité de la situation pétrolière actuelle.
Pour les échanges
commerciaux, vous ferez valoir l'urgence d'une certaine
organisation de la concurrence pour les secteurs les plus menacés.
En ce qui concerne le projet des États-Unis de voir libéraliser les
échanges de services, vous marquerez nos réticences à l'égard d'une
initiative dont les multinationales financières seraient les seules
bénéficiaires.
Par ailleurs, les États-Unis
chercheront à engager la discussion sur le document qu'ils ont
préparé à propos des relations économiques Est/Ouest. Sans nous
opposer de façon catégorique à cette discussion qui pourrait
présenter un certain intérêt, vous montrerez qu'avant d'engager un
effort de concertation sur nos relations avec les pays de l'Est, il
faut commencer par progresser sur le problème le plus urgent, celui
des taux d'intérêt américains.
Enfin, en raison de
l'importance de la cohésion européenne, je souhaite que vous
puissiez développer des contacts particulièrement étroits avec les
représentants allemand, britannique et italien. »
La lettre a été préparée par Claude Cheysson. Elle
révèle déjà une attention passionnée portée aux problèmes Nord/Sud,
mais également une certaine bienveillance à l'égard des thèses
américaines sur l'Est/Ouest. Le malentendu avec le Président sur ce
dernier sujet va s'installer : Cheysson est prêt à accepter une
cogestion du commerce Est/Ouest avec les Américains ; le Président
pense au contraire que tout accord de ce genre restera illusoire
aussi longtemps que les Européens n'auront pas une stratégie
cohérente capable de faire contrepoids à la volonté américaine de
blocus.
Samedi 20 juin
1981
Georges Fillioud appelle les professionnels de
l'audiovisuel à se réunir pour faire des propositions de
transformation des chaînes françaises.
Dimanche 21 juin
1981
Second tour des législatives : raz-de-marée !
PS-MRG : 285 sièges ; PC : 44 sièges ; RPR : 88 sièges ; UDF : 63
sièges. Le système majoritaire renforce les majorités. C'est
formidablement injuste. François Mitterrand : «On ne pourra jamais redécouper les circonscriptions,
c'est trop compliqué. Il faudra aller à la proportionnelle. Je
n'aime pas ce système, mais ce sera inévitable. D'ailleurs, il n'y
a pas de bon système. Il faut en changer de temps en temps.
»
Soirée à l'Élysée, évidemment euphorique. Quelques
centaines de personnes envahissent le premier étage. Mon bureau
sert de buffet. Le Président : « Regardez bien
cette Assemblée, vous n'en verrez jamais plus de ce genre. »
Il ajoute : «Je proposerai à des communistes
d'entrer au gouvernement uniquement parce que je ne suis pas
contraint de le faire... mais ils devront se transformer, sinon ils
disparaîtront... Ils m'appuieront jusqu'aux municipales. Après, on
verra. »
Jean-Pierre Elkabbach est agressé au Palace. Absurde et scandaleux.
Lundi 22 juin
1981
A Pierre Mauroy qui le lui a demandé, Maurice
Ulrich remet son mandat de président d'Antenne
2. Pierre Desgraupes le remplacera. Jacques Boutet obtiendra
TF1 dès que Guillaud aura accepté de
partir. Claude Contamine, président de FR3, et Roland Faure, directeur de l'information à
Radio France, démissionnent. Jobert
obtient de François Mitterrand la nomination de Guy Thomas à
FR3.
Les contacts avec les communistes commencent. Ils
passent d'abord par Jacques Fournier et Guy Braibant, deux
conseillers d'Etat. Le Président leur fait proposer quatre
ministères, en excluant Affaires étrangères, Finances, Intérieur,
Défense. Ils en veulent cinq, dont Anicet Le Pors aux PTT, Gisèle
Moreau au Travail, Jack Ralite à la Culture. Ils parlent aussi de
Guy Hermier, mais Defferre s'oppose à la nomination de son rival
communiste à Marseille. Edmond Maire et Jacques Delors
interviennent auprès de François Mitterrand pour que Gisèle Moreau
ne soit pas ministre du Travail. Le Président accepte dans un
premier temps les propositions du PC, puis leur refuse les PTT et,
plus tard, la Culture. Où mettre Ralite ? A la Santé. Où mettre Le
Pors ? Il refuse la Consommation et finit par accepter la Fonction
publique et les Réformes administratives.
L'ambassadeur de France à Washington, M. de
Laboulaye, fait savoir que si des communistes entrent au
gouvernement, George Bush ne viendra pas à Paris
après-demain.
Badinter devient garde des Sceaux. Fabius renforce
son indépendance vis-à-vis de Delors. Bombard et Debarge quittent
le gouvernement sur un malentendu : le Président les croyait
désireux de prendre du champ...
Longue journée qui laisse une impression de
désordre. François Mitterrand est furieux qu'on ait laissé les
caméras attendre à l'intérieur de la cour de l'Élysée. Le soir,
rien n'est annoncé et la presse du lendemain s'en gargarise. Le
Président : « Que me reprochent-ils ? Sous la
IVe
République, il fallait plusieurs jours pour
faire un gouvernement ! »
Le gouvernement allemand s'inquiète de la
nationalisation de Roussel-Uclaf, me dit Manfred Lahnstein. Pas
question de reculer. Mais on trouvera des accommodements.
Les éditorialistes des radios obsèdent
littéralement le Président. Michel Droit sur France Inter, Henri Amouroux sur RMC sont pour lui des adversaires politiques, des
hommes de combat.
Mardi 23 juin
1981
L'accord est fait. Fiterman aura les Transports,
mais pas l'Équipement, que garde Quilliot. Ralite aura la Santé.
Rigout, le Travail.
Jack Lang reste à la Culture. Il arrivera à
François Mitterrand de regretter Ralite.
Edgard Pisani est nommé commissaire à Bruxelles à
la place de Claude Cheysson, qui reste au gouvernement.
En fin de matinée, tout est prêt ; François
Mitterrand : « Il faut préparer les Américains
à ce qui va arriver ». Vers 15 heures, Claude Cheysson joint
Alexander Haig à Honolulu ; je téléphone à Dick Allen, conseiller
pour la Sécurité de Reagan, à qui j'annonce l'entrée des
communistes au gouvernement : « La politique
étrangère et la politique de sécurité de la France sont inchangées.
» Très cordial, il me remercie d'avoir songé à le prévenir.
Haig interroge Cheysson: « Et
Bush, il vient toujours demain?»
Cheysson : « Mais c'est lui qui a choisi de se
rendre à Paris à cette date ! u L'après-midi, après
consultation de Reagan, la venue de Bush est confirmée.
Enfin, ces deux choses faites, par le télétype
spécial qui relie l'Élysée à la Maison Blanche, dit « télétype bleu
» (pourquoi bleu ? en tout cas, il n'est pas bleu à Paris), le
Président de la République écrit au Président Reagan :
« Je tiens à vous remercier
personnellement d'avoir bien voulu convenir de la venue du
vice-président Bush à Paris. Je me réjouis de le voir demain et de
pouvoir longuement et franchement m'entretenir avec lui. A ce
moment, un nouveau gouvernement français aura été constitué sous la
direction de Pierre Mauroy. Ce gouvernement sera représentatif de
la nouvelle majorité parlementaire issue des élections législatives
des 14 et 21 juin 1981. La démocratie se sera pleinement exprimée.
Le deuxième gouvernement Mauroy assumera, sous ma direction, tous
les engagements de la France, tels que définis à plusieurs reprises
dans les dernières semaines par moi-même, le Premier ministre et
mon ministre des Relations extérieures. Ces engagements sont clairs
et précis en matière de sécurité, dans le cadre de l'Alliance
atlantique, dans le domaine économique, suivant les principes de
l'économie ouverte où nous voulons nous développer. »
Peu après, le secrétaire général de l'Élysée
annonce la composition du second gouvernement Mauroy. André
Bergeron, secrétaire général de Force ouvrière, téléphone à
l'Élysée pour protester contre la nomination de Le Pors à la
Fonction publique.
Nouvel héritage : une note apprend à François
Mitterrand que, le 3 mars dernier, le ministre de l'Industrie de
l'époque, André Giraud, aurait décidé de « souscrire un nouveau contrat d'approvisionnement en gaz
soviétique à hauteur de 5 milliards de mètres cubes afin de pouvoir
assurer le développement prévu des stockages souterrains et des
fournitures de contrats interruptibles ».
Il faudra pour cela construire un gazoduc de 4 000
km de Tuymen, en Sibérie, jusqu'à la frontière orientale de la
Tchécoslovaquie ; les firmes européennes espèrent en être chargées.
Énorme projet : l'Europe achètera plus de gaz à l'URSS, et l'URSS
commandera du matériel à l'Europe. La dépendance de la France à
l'égard de l'URSS augmentera un peu, mais nos stocks de sécurité
s'en trouveront accrus. Faut-il le faire ? Met-on là en cause notre
indépendance ? Non, disent les experts.
Pierre Trudeau, qui présidera le prochain Sommet,
déjeune à Paris. Le Premier ministre canadien souhaite que le
communiqué fmal soit un « message » relativement bref. François
Mitterrand insiste sur la gravité des conséquences de la hausse des
taux américains pour les Européens. Trudeau souhaite obtenir à
Ottawa une décision sur la création d'une « Filiale énergie » » de
la Banque Mondiale. L'un et l'autre s'inquiètent de voir que les
Américains entendent imposer un boycott de l'URSS. Trudeau tient
beaucoup à une déclaration des Sept sur le terrorisme, comme les
années précédentes. Le Président français y est hostile («
C'est un Sommet économique, pas le directoire
policier du monde. »). Trudeau s'inquiète de savoir si le
Président a des objections à la présence du Président de la
Commission européenne, Gaston Thorn, invité pour la première fois à
l'occasion d'un tel Sommet, au dîner des chefs d'État où l'on
parlera de questions politiques sur lesquelles la Commission n'a
pas de compétence.
Mercredi 24 juin
1981
François Mitterrand ouvre le premier Conseil des
ministres du second gouvernement Mauroy par une déclaration :
« Le gouvernement n'est pas celui des
représentants des partis, même s'il y a des membres des partis.
» En réponse, Charles Fiterman assure le Président de
«l'esprit de solidarité et de loyauté des
ministres communistes ».
Juste après la fin du Conseil, le gouvernement
s'en allant par la cour d'honneur, George Bush entre par la grille
du Coq.
L'homme est sympathique, ouvert, attentif et
professionnel : ancien ambassadeur à l'ONU et en Chine, il sait de
quoi il parle. François Mittenand évoque d'abord ses racines et les
raisons qui l'ont rendu socialiste. Il évoque sa « souche rurale et chrétienne » et précise : «
L'adhésion au Parti socialiste n'a nullement
signifié pour moi un ralliement au marxisme, mais le moyen, pour la
gauche, de parvenir au pouvoir, le moyen aussi de ramener le
communisme à son vrai niveau. En France, le communisme a atteint un
niveau exagéré, en partie en raison de son attitude héroïque
pendant la guerre. Mais, politiquement et historiquement, depuis la
Libération, le moment le plus important a été celui où le Parti
socialiste a dépassé le Parti communiste. On parvenait ainsi à une
situation dans laquelle, pour un homme de gauche, voter utile ne
signifiait plus voter communiste. Ainsi on pouvait obtenir que
seuls les vrais communistes votent communiste. Les avoir dans le
gouvernement leur fait perdre leur originalité, puisqu'ils sont
associés aux socialistes dans toutes les décisions. Ils devraient
donc être de moins en moins capables de rallier des voix au-delà
des communistes. Mais je crois qu'ils resteront très longtemps au
gouvernement. »
Se tournant vers Cheysson, il ajoute :
«C'est là que Cheysson manque de sens
politique : il croit que les communistes ne resteront pas ; moi, je
pense qu'ils resteront. Ils vont se cramponner aux postes, à ce
qu'ils pourront obtenir, et leur érosion sera grande (...). Il faut
comprendre ce qu'est le communisme dans un pays catholique.
N'avez-vous jamais été frappé par le fait que les communistes sont
plus nombreux en pays catholiques qu'en pays protestants ? C'est
que l'Église romaine a appris la discipline aux catholiques qui,
ainsi habitués, ne discutent pas les ordres d'une autre Église. En
revanche, les protestants doivent trouver leur salut par eux-mêmes
; il n'y a pas de hiérarchie pour leur dire comment penser... [Les
communistes] ont introduit dans le socialisme un poison
totalitaire. C'est incompatible avec le "socialisme humanitaire",
avec la tradition de Jaurès, de Léon Blum. »
George Bush me dira à maintes reprises avoir été
très impressionné par cette première conversation.
Ce soir, l'ambassadeur américain donne un grand
dîner en l'honneur de George Bush et de Pierre Mauroy. Y assiste
également notre ambassadeur à Washington, M. de Laboulaye, qui nous
avait juré que Bush annulerait son voyage en cas de nomination de
ministres communistes ; il fait grise mine. Bush, appelé par deux
fois au téléphone, prend Mauroy à part : « Il
y a un ennui. Contrairement à ce qui avait été convenu avant mon
départ, la Maison Blanche a décidé de publier un communiqué à
propos de votre gouvernement. » Le texte tombe peu avant
minuit : «La France est un allié estimé et un
ami des États-Unis. Comme nation souveraine et démocratique, elle a
choisi un nouveau Président et une nouvelle Assemblée législative.
Nous nous réjouissons de cette occasion qui nous est donnée de
poursuivre les excellentes relations entre nos deux pays (...).
Tout en reconnaissant et respectant pleinement le droit du
gouvernement de la France de déterminer sa propre composition,
c'est un fait que le ton et le contenu de nos rapports en tant
qu'alliés seront affectés par l'arrivée de communistes dans ce
gouvernement, comme dans tout gouvernement d'un de nos alliés
ouest-européens. » Pierre Mauroy est consterné. Cela n'a
rien à voir avec le ton de la conversation de l'après-midi.
George Bush : « Je
rectifierai ça. Ne vous inquiétez pas »
Jeudi 25 juin
1981
George Bush quitte Paris pour Londres après avoir
fait une déclaration très modérée à Orly.
Le Président commente le communiqué de la Maison
Blanche : « Je ne me suis pas posé la question
de savoir si ma décision correspondait au désir ou à la volonté de
tel ou tel pays, et je ne me la poserai pas. La réaction des
Américains, c'est leur affaire; ma décision, c'est la mienne. Plus
les décisions de la France seront libres, plus la France sera
respectée et je ne prendrai donc pas davantage de précautions dans
l'avenir. »
Hernu obtient du Président que Charles Fiterman
n'ait pas d'attributions en cas de mobilisation des transports. De
même pour Ralite à la Santé.
Pour préparer la réforme de l'audiovisuel, on
décide de demander un rapport à une commission. Un écrivain, haut
fonctionnaire, Pierre Moinot, est choisi pour la présider. Georges
Fillioud essaiera de faire passer ses idées par le biais de cette
commission.
Vendredi 26 juin
1981
Héritage encore : dépôt de bilan du groupe textile
Agache-Willot. Dix mille emplois sont concernés. Premier grand
dossier industriel à traiter d'urgence. Faut-il subventionner ?
Accepter la faillite ? Nationaliser ?
Le Président laisse là-dessus les coudées franches
au gouvernement. Il eût suffi qu'il en décide autrement pour que ce
dossier — puis, s'il l'avait voulu, toute la politique industrielle
— passent aux mains de son cabinet. Nul n'aurait pu
l'empêcher.
Le Président est à Dun-lès-Places, dans la Nièvre,
comme tous les ans, pour la commémoration d'un haut fait de la
Résistance. Devant les journalistes, venus nombreux, il commente
les déclarations de Washington sur un ton apaisant : « La France est un "bon allié" des États-Unis. Nous avons
des intérêts communs qui ne sont pas à la merci des événements du
moment. Mais les Américains sont loin de chez nous, et ils ne
comprennent pas nos évolutions. Tout cela, c'est l'humeur du
moment.»
A Londres, le vice-président Bush insiste sur les
« très utiles efforts » faits par
François Mitterrand pour expliquer exactement « la signification de la présence de ministres
communistes ».
Au même moment, Reagan déclenche une nouvelle
offensive pour entraver le commerce des Européens avec l'Est. Notre
ambassade à Washington nous alerte : « La
politique américaine ne vise à rien moins qu'à contrôler
l'exportation de tout ce qui peut renforcer le potentiel de l'URSS
dans quelque domaine que ce soit. A cette fin, le champ
d'application des contrôles sera élargi... Au Pentagone, on
n'hésite pas à brandir la menace de boycott contre la production
des agriculteurs occidentaux qui agiraient en francs-tireurs et
contre certains projets européens. »
Boycott : le mot est écrit. Reagan veut assiéger
Moscou pour le faire plier. Formidable volonté, appuyée sur une
médiocre connaissance des faits. Comme souvent en politique,
l'ignorance soutient la fermeté.
Samedi 27 juin
1981
De retour à Washington, Bush est reçu par Reagan.
Il minimise à nouveau le différend avec la France. « Ronald Reagan, dit Bush à la sortie de cet
entretien, n'attache pas une importance
excessive à ce problème et, au contraire, met l'accent sur les
nombreuses zones d'intérêt commun entre les deux pays. » La
consigne est donnée ; même Alexander Haig, dans une interview à
CBS, fait machine arrière : « Nous devons
reconnaître que la nomination d'un gouvernement est une affaire
intérieure. »
En l'absence du Colonel Kadhafi, l'OUA vote une
résolution sur les conditions du retour à la paix au Tchad : la
légitimité du GUNT de Goukouni est confirmée.
Lundi 29 juin
1981
La mutation des responsables de l'audiovisuel se
termine. Antoine de Clermont-Tonnerre est «
déchargé de ses fonctions » de P-DG de la SFP. Au cours d'un
conseil d'administration extraordinaire à Antenne 2, Jean-Pierre Elkabbach est démissionné de
ses fonctions de responsable de l'information. Au total, une
dizaine de personnes quittent leur poste. A la même date, il y a
sept ans, quatre-vingts étaient parties. Cela n'empêche pas
l'opposition et la quasi-totalité de la presse de parler d'«
épuration ».
En route pour le Sommet européen de Luxembourg,
première réunion internationale où nous nous rendons et premier
voyage à l'étranger, discussion avec le Président sur les exigences
du capitalisme mondial. François Mitterrand : « Il faut entreprendre une politique industrielle hardie qui
utilise le progrès technique né de la modernisation des structures
industrielles. Ne pas subir, mais utiliser, planifier, investir le
progrès technique et matériel, et aboutir à une réduction du temps
de travail. » Le Président contre Cheysson qui souhaite
faire confirmer à Luxembourg la Déclaration européenne adoptée l'an
dernier à Venise sur le Moyen-Orient. François Mitterrand :
« Je suis pour ses objectifs et contre ses
moyens. »
Je découvre le cérémonial des Conseils européens :
en séance, seuls le Président et le ministre des Affaires
étrangères. Dehors, les autres ministres et les hauts
fonctionnaires, englués dans une interminable attente. Toutes les
heures, un compte rendu est fait à chaque délégation par le
secrétaire du Conseil. Chacun joue l'affairé. Des notes
s'échangent. Des discussions bilatérales s'ébauchent. Claude
Cheysson, frénétique, rédige lui-même en séance des télégrammes
diplomatiques, jusqu'à leur adresse codée...
Deux questions dominent la réunion : la
contribution britannique au budget communautaire et l'élargissement
à l'Espagne et au Portugal. Sans résultat. Mme Thatcher a obtenu de
Giscard, pour quatre ans, un remboursement partiel de sa
contribution au budget communautaire, sorte d'allongement de la
période transitoire d'adhésion. Cet accord se termine ; elle en
veut le prolongement indéfini. Pour nous qui, dans l'opposition,
avions tant critiqué cet accord, il est exclu de céder autant que
nos prédécesseurs : un milliard d'écus par an. Nul n'est d'ailleurs
prêt à rembourser à Margaret Thatcher, en 1982, autant que ce
qu'elle a reçu en 1981.
François Mitterrand propose la création d'un
Espace social européen, la relance par
la consommation et par de grands emprunts européens destinés à
financer de grands travaux. Il est mal reçu.
Le soir, Michel Vauzelle et moi réunissons des
journalistes à l'hôtel... pour ne rien leur dire. Nous nous
taillons auprès d'eux une solide réputation de silencieux.
Mardi 30 juin
1981
Le Conseil européen prend position contre le
protectionnisme japonais et les taux d'intérêt élevés des
États-Unis. Rien de nouveau sur la contribution britannique ni sur
l'élargissement.
Henri Fiszbin est exclu du Comité fédéral de Paris
du PCF.
Cheysson propose à François Mitterrand de nommer
Bernard Vernier-Pallez, président de Renault, ambassadeur à
Washington. A priori, c'est une très bonne idée : un homme
d'affaires chez Reagan.
Au Liban, levée du blocus de Zahlé. Relève des
miliciens phalangistes par les Forces de sécurité intérieure
libanaises.
Le Président est averti par Marceau Long, qui lui
présente l'ordre du jour du Conseil de demain, que Robert Badinter
demandera le remplacement du Président Béteille par Michel Jéol, et
du procureur général Sadon par Pierre Arpaillange. Il accepte, mais
fixe une règle : pour figurer à l'ordre du jour du Conseil suivant,
une nomination doit être proposée le vendredi précédent au Premier
ministre, et le lundi au Président.
Rashish, le sherpa
américain, vient dîner à Paris : « L'Union
soviétique et quelques-uns de ses alliés du Pacte de Varsovie font
l'expérience de difficultés internes inhabituelles, en particulier
dans le domaine économique. Toutes nos études montrent qu'il y aura
un déclin très lent de l'économie soviétique au début des
années 80. Les difficultés
économiques dans les autres pays de l'Est sont aussi sévères et exerceront une pression constante sur les
ressources soviétiques. »
Il explique, tout en prenant ses propres distances
vis-à-vis du message qu'il transmet : « "Ils"
veulent interdire aux Européens d'ouvrir des crédits à l'URSS, et
même interdire toute vente de haute technologie. »
Voilà qui est incompatible avec la situation dont
nous héritons. La France figure parmi les trois premiers créanciers
des pays de l'Est et est le premier créancier de l'URSS.
L'Allemagne se trouve dans une situation comparable. La RFA et la
France assurent le tiers des exportations de l'Ouest vers l'Est.
Alors que le commerce avec l'Est ne représente que 0,8 % des
importations et 2,1 % des exportations américaines dont plus des
trois quarts sont constitués par les seules céréales.
François Mitterrand hésite à autoriser la
publicité sur les radios libres. Pierre Mauroy ne veut pas en
entendre parler. Son argument est simple : «
Je ne veux pas, à Lille, de Radio Auchan. » Le Président se
range à son avis. Georges Fillioud défendra fort bien cette
interdiction à laquelle, personnellement, il ne croit pas.
André Rousselet et moi déjeunons avec Jacques
Rigaud à RTL. Il est question de
satellites, mais aussi de chaînes de télévision privées, hypothèse
que Rousselet écarte absolument.
Guy Thomas et Serge Moati sont nommés l'un
président, l'autre directeur général de FR3.
Mercredi 1er juillet
1981
Au Conseil des ministres, Robert Badinter présente
le projet de loi d'amnistie préparé par Maurice Faure. Alors même
qu'il est opposé à l'inclusion des terroristes dans la loi, il les
y a laissés. Il en a en revanche exclu les délits économiques et
fiscaux, la drogue, le proxénétisme, le racisme, le port d'arme, la
conduite en état d'ivresse. François Mitterrand trouve qu'il y a
trop d'exceptions : il ne s'agit, de toute façon, que de condamnés
à moins de six mois. Il rejette le texte.
Fillioud fait le point sur la situation dans
l'audiovisuel. Le Conseil des ministres crée la commission que
dirigera Pierre Moinot afin d'élaborer des « réflexions et orientations » sur l'avenir de la
Communication.
A déjeuner, après le Conseil, Michel Colucci
m'explique que sans publicité, les radios privées ne pourront pas
vivre : « Elles passeront sous le contrôle des
puissances d'argent et rien n'y résistera. » Raisonnement
imparable.
François Mitterrand répond à une lettre d'André
Bergeron sur le chômage :
« Tout doit être fait pour
lutter durablement contre ce fléau à l'échelle de l'Europe, dans un
espace social apaisé par l'aménagement du temps de travail, la
consultation des syndicats et la pleine utilisation de la dimension
européenne (...). J'entends m'appuyer sur le cadre européen pour
mettre en œuvre une relance sélective de la consommation populaire
et un soutien aux secteurs industriels présentant les meilleures
perspectives en matière d'innovation et de création d'emplois.
»
Les autres syndicats protesteront contre le fait
que le Président a répondu en premier à FO. Enfantillages...
Poussé par le ministre de l'Industrie, Pierre
Dreyfus, et contre l'avis de Claude Cheysson qui s'inquiète des
réactions américaines, Pierre Mauroy confirme l'achat de gaz à
l'Union soviétique.
Louis Mermaz est élu Président de l'Assemblée
nationale. Celle-ci vote la confiance au gouvernement Mauroy.
Jean-Marcel Jeanneney s'envole pour sa première
réunion de sherpas, à Vancouver. Le
Président lui adresse une nouvelle lettre d'instructions, cette
fois très spécifique, préparée à l'Élysée. Il s'agit en particulier
d'éviter que Ottawa se transforme en tribunal où la politique de la
France, si différente des autres, serait jugée :
« S'agissant de la politique
économique française, on écartera l'idée que la rencontre d'Ottawa
pourrait constituer un "examen de passage ". La discussion sur la
situation économique et sociale au Conseil européen de Luxembourg a
permis de préciser la façon dont peuvent s'établir nos rapports
avec nos principaux partenaires : la politique de la France relève
d'une inspiration nettement différente de celle de nos principaux
partenaires, mais on évitera de s'enfermer dans un débat
idéologique, et il existe de nombreux domaines à partir desquels
nous pouvons travailler ensemble.
Je note à cet égard avec
satisfaction que ce Conseil européen a permis de confirmer la
cohésion des Dix sur plusieurs points inscrits à l'ordre du jour
d'Ottawa : taux d'intérêt, rapports Nord/Sud, relations avec le
Japon. A propos des relations commerciales Est/Ouest, je pense
qu'il faut prendre acte des réflexions présentées par les
États-Unis, qui sont utiles, mais ne devraient pas conduire à des
modifications d'ordre institutionnel. L'enjeu est avant tout
politique, et lié pour une bonne part à l'évolution des relations
Est/Ouest au cours des prochains mois. En matière énergétique, on
confirmera les engagements pris à Tokyo et à Venise, mais on
soulignera autant que possible l'idée selon laquelle la crise est
loin d'être achevée. Et il faudra rappeler qu'en dépit de la
relative détente constatée en ce moment, il convient de ne pas
relâcher les efforts en cours. Pour les accords à long terme sur
les prix du pétrole, la France est prête à signer avec certains
pays, tels que le Mexique par exemple, des accords globaux portant
également sur des projets industriels, mais il ne s'agit pas d'un
sujet qui relève de la conférence d'Ottawa. »
La discussion entre ministres sur les
nationalisations devient sérieuse. Deux questions dominent le débat
: faut-il nationaliser les groupes industriels à 100 % ou seulement
à 50 % ? faut-il nationaliser toutes les banques ou seulement les
principales ?
Pierre Mauroy recherche un consensus par de
grandes réunions confuses où ministres et hauts-fonctionnaires
mêlés ont bien du mal à s'exprimer.
Remarque de François Mitterrand : « La précipitation actuelle du travail gouvernemental, qui
n'est qu'en partie inévitable, a une grave conséquence : les
problèmes ont tendance à être traités sans perspective stratégique
et, trop souvent, par modification à la marge de ce qui se faisait
avant. »
Jeudi 2 juillet 1981
Gaston Defferre parle au Président d'un nouveau
projet de Jean-Jacques Servan-Schreiber : créer un Centre
d'informatique « qui ferait venir travailler à
Paris les plus grands chercheurs du monde ». Le Président
est enthousiaste. Pour lui, la science est le facteur essentiel du
progrès, et la modernisation de la France passe par l'introduction
à marches forcées des dernières technologies. Carte blanche est
donnée à Gaston Defferre pour aider Jean-Jacques
Servan-Schreiber.
Vendredi 3 juillet
1981
Discussion avec le Président sur quelques réformes
à lancer dans les années à venir : ouverture des grands corps de
l'Administration aux responsables syndicaux, création d'une
quatrième chaîne de télévision à vocation culturelle, rénovation
des lieux publics (bureaux de poste, centres de Sécurité sociale,
dispensaires...), création dans les mairies et les lieux publics de
conseillers, choisis notamment parmi les retraités, afin d'aider
les gens à remplir les formulaires administratifs et les orienter
dans leurs démarches. Donner un téléphone gratuit aux retraités,
des instruments de musique gratuits aux enfants, comme le sont déjà
les livres scolaires. Rendre obligatoire une bibliothèque dans
toute entreprise de plus de 500 personnes.
Le Président adresse ces propositions au Premier
ministre avec communication à Fillioud, Lang, Defferre, Henry,
Avice. Avec beaucoup d'entêtement, quelques-unes deviendront
réalité.
L'OCDE modifie ses prévisions ; la situation
économique internationale s'annonce plus mauvaise que
l'organisation elle-même l'avait prévue, en France et ailleurs. La
croissance en 1981 sera faible aux États-Unis (aux environs de 2
%), et ralentie au Japon (de l'ordre de 3 %). L'Allemagne ne
devrait pas connaître de reprise avant le dernier trimestre. En
1982 et 1983, les taux d'intérêt américains pourraient baisser. La
reprise allemande devrait s'affirmer. Pas de quoi s'inquiéter. De
l'avis de l'OCDE, la reprise mondiale est pour l'an prochain.
Selon les mêmes prévisions, en France, la relance
dégradera la balance des paiements, et la réduction de la durée du
travail aura des conséquences différentes sur l'emploi selon la
manière dont elle s'opérera : l'introduction d'une cinquième équipe
améliore ainsi la situation de l'emploi, mais pas la cinquième
semaine de congés payés. Le déficit budgétaire en 1982 devrait être
de l'ordre de 140 milliards ; le point noir sera le déficit
extérieur qui devrait atteindre 45 milliards en 1981 et 80
milliards en 1982.
Nous aurions préféré disposer de ces chiffres
avant d'annoncer la relance ! Maintenant, c'est trop tard. L'excès
d'optimisme initial de l'OCDE nous fait apparaître comme
excessivement généreux dans une relance par ailleurs fort modeste.
Tout repose donc à présent sur le dynamisme industriel de l'État et
la reconquête du marché intérieur.
La Force interafricaine s'est retirée de
N'Djamena. Goukouni est sans défense face à Hissène Habré.
Lundi 6 juillet
1981
A Matignon, nouveau Conseil interministériel sur
les nationalisations. Interminable, confus, indécis. Toujours les
deux mêmes questions sur la table : combien de banques faut-il
nationaliser ? dans les entreprises industrielles, faut-il prendre
la majorité ou la totalité du capital ? Delors plaide pour qu'on
s'en tienne, dans l'industrie et dans cinq banques (Suez, Paribas,
CIC, CCF, Crédit du Nord) à une majorité simple, un représentant de
l'État faisant le tri des participations industrielles. Il met sa
démission dans la balance. Pierre Mauroy pense, lui, qu'on doit
nationaliser la totalité du capital dans l'industrie et dans toutes
les banques ayant plus de 400 millions de francs de dépôts. Les
communistes, Chevènement et Fabius sont de l'avis de Mauroy.
Badinter, Cheysson et Rocard soutiennent Delors.
André Rousselet reçoit Robert Hersant et lui
demande de vendre France-Soir à
l'ancien président de la FNAC, Max Théret. En vain.
A Ryad, le Prince Fahd reçoit Claude de
Kémoularia. Celui-ci rend compte au Président par télégramme
:
« Le Roi Khaled est venu à
Paris pour démontrer à tous que les relations entre la France et
l'Arabie Saoudite étaient toujours excellentes, répondant ainsi aux
rumeurs qui circulaient, indiquant que les relations entre les deux
pays allaient se détériorer avec le changement politique intervenu
en France. Le Roi souhaite voir se développer ces bonnes relations
dans l'avenir. Il a gardé un excellent souvenir de son entretien
avec le Président Mitterrand. Le Prince Fahd souligne "le danger
que représentent les communistes partout dans le monde ", mais
ajoute qu'il garde sa confiance au peuple français, qui finira par
comprendre dans les proches années à venir que le communisme n'est
pas conforme à son intérêt. »
Kémoularia fait ça très bien.
Mardi 7 juillet
1981
Coluche insiste : « L'absence
de publicité tuera les radios vraiment libres. » Petite
guerre pour la distribution des fréquences, notamment en Région
parisienne. Chacun mise sur le fait accompli ; il faudra sans doute
définir une règle de priorité.
Parfois, la diplomatie emprunte des chemins
détournés. A l'initiative des Américains, l'ambassadeur d'Autriche
auprès de l'OCDE est chargé par le directeur de l'Agence
internationale de l'Énergie de « tâter le
terrain » pour voir si la France serait disposée à rejoindre
l'Agence, créée par Washington pour faire front commun contre
l'OPEP. La réponse est négative. La position prise par Pompidou et
Jobert en 1973 n'est pas modifiée : les Américains le sauront dans
l'heure. Un signe parmi d'autres des limites de notre bonne volonté
à leur égard.
Mercredi 8 juillet
1981
Jacques Chérèque, de la CFDT, vient me rappeler
que les seuls affiliés de la Confédération mondiale des syndicats
(TUAC) pour la France sont la CFDT, FO, la CGC et la FEN. La CGT et
« les autres syndicats communistes » ne
font pas partie de ce comité de coordination syndicale. Puis il
entre dans le vif du sujet : « L'objectif
d'Ottawa doit être le plein emploi. » Certes !
Au Conseil des ministres, Robert Badinter présente
une nouvelle version du projet de loi d'amnistie ; cette fois,
Robert Hersant lui-même est couvert ! Le projet est adopté sans
débat : 6 200 détenus sortiront des prisons, soit un sur sept. Le
Conseil adopte aussi un projet de loi d'abrogation de la Cour de
Sûreté de l'État. Hernu suggère de maintenir la peine de mort... en
temps de guerre !
Première discussion au Conseil sur les
nationalisations, mais en partie C, c'est-à-dire sans décision.
Jacques Delors explique qu'une nationalisation à 51 % de la grande
industrie, de cinq banques de dépôt et de deux banques d'affaires
suffirait à contrôler l'essentiel de l'économie. Badinter, Dreyfus,
Rocard et Cheysson abondent dans le même sens. Pierre Mauroy balaie
leurs arguments d'un revers de main : se contenter de 51 % est
politiquement et juridiquement impossible, car cela ne permet aucun
contrôle des filiales et laisse un trop grand sentiment de
réversibilité. Le Président est du même avis, mais n'éprouve pas le
besoin de le dire.
Dans l'après-midi, le Président regarde à la
télévision, dans son bureau, la lecture de son message au Parlement
par Louis Mermaz : « M'adressant au Parlement,
j'en appelle à la volonté de tous, à l'esprit de responsabilité, au
civisme, à l'imagination de notre peuple qui a su faire face,
chaque fois qu'on lui a fait confiance, aux épreuves de son
Histoire. »
Pierre Mauroy présente le programme de son
gouvernement à l'Assemblée.
Le Président reçoit de l'état-major général des
Armées et du secrétariat général de la Défense nationale une étude
sur le rapport des forces dans le monde : Américains et Russes
peuvent s'anéantir réciproquement une dizaine de fois, l'URSS
dispose d'une considérable supériorité nucléaire, conventionnelle
et chimique en Europe. L'installation de Pershing s'impose si rien
n'est fait.
Pour préparer la nouvelle loi de programmation
militaire 1984-1988, plusieurs décisions devront être prises assez
rapidement : construire ou non le missile mobile SX ? l'arme
nucléaire tactique Hadès ? des sous-marins nucléaires
supplémentaires ? des porte-avions pour remplacer le Foch et le
Clemenceau ? le Mirage 4000 ? Les différentes armes formulent
évidemment des demandes concurrentes et contradictoires.
François Mitterrand sur les risques de guerre :
« Je ne crois pas que les Russes désirent la
guerre, car ils ont été très marqués par la Seconde Guerre mondiale
et par leurs 20 millions de morts. Mais Russes et Américains sont
engagés dans une course aux armements, et le rôle d'un pays comme
la France est de peser dans le sens d'un ralentissement de cette
course... Dans l'équilibre européen, les Russes savent que la
France peut être leur principal interlocuteur, car la
Grande-Bretagne a tendance à s'aligner sur les thèses américaines
et l'Allemagne n'a pas l'entière liberté de décision en la matière.
Je ne crois pas à la guerre, du moins dans un avenir prévisible,
mais le problème est que les deux grandes puissances veulent
obtenir, sans faire la guerre, les résultats qu'elles pourraient
escompter d'une victoire militaire. »
Je reçois un des sous-secrétaires au Trésor
américain, Mark Leland, qui fait un tour d'Europe avant Ottawa.
Jeune, sympathique, il insiste sur la nécessité d'un « bon contact », lors du Sommet, entre les deux
Présidents et entre Jacques Delors et Don Regan, secrétaire
américain au Trésor. Il cite l'exemple du Mexique : « Les points de désaccord sont multiples avec les
États-Unis, mais le fait que le premier contact personnel ait été
réussi entre Reagan et Lopez Portillo a facilité les choses.
»
Je l'interroge sur l'aide à la Pologne, très
endettée : «Les États-Unis feront peut-être
quelque chose, mais en laissant les Européens en première ligne. Le
Japon, qui ne dépense que 1 % de son PNB pour la Défense, devrait
aider la Pologne ou la Turquie. » Curieux : on doit aider la
Pologne, mais pas l'URSS...
Sur le projet de « Filiale énergie » de la Banque
mondiale, son attitude est très négative : « Les pays de l'OPEP n'en veulent pas, et il y a déjà des
investissements énergétiques privés dans une centaine de pays en
développement. »
Il évoque sur un ton mi-sérieux, mi-blagueur
l'éventualité d'une dévaluation du franc au cours de l'été. Je lui
rétorque qu'elle n'est pas d'actualité. Le Président, à qui je
rapporte cette conversation : « On la fera
quand les événements nous l'imposeront. »
Jeudi 9 juillet
1981
Si on achète du gaz aux Russes, il faut leur
vendre de quoi construire un gazoduc. Cela devrait rapporter 10
milliards de francs à la France. Ainsi en avait décidé le précédent
Président. Il faut là encore annuler ou confirmer cette
décision.
Claude Cheysson redoute que l'on «fournisse à l'Union soviétique l'occasion de devenir un
allié objectif de l'OPEP, ou, en tout cas, de renforcer notablement
leur communauté d'intérêts». Hernu craint une coalition de
l'Algérie et de l'Union soviétique, vendeurs de gaz. A l'inverse,
Pierre Dreyfus défend le contrat : « Gaz de
France a agi raisonnablement en négociant avec la partie soviétique
à hauteur de 8 milliards de mètres cubes qui, s'ajoutant aux 4
milliards de mètres cubes déjà contractés, couvriront 30 % de nos
besoins en 1990. Le gazoduc soviétique se réalisera et nos
partenaires européens en bénéficieront également. » Ce
point de vue l'emporte, comme il l'avait
emporté sous le précédent septennat.
« On ne peut pas douter,
écrit la Pravda ce matin, que les communistes français sauront,
comme par le passé, repousser les attaques de ceux qui pensent
pouvoir ébranler leurs positions internationalistes de classe.
» Qui en doute ? A qui est adressé ce message ?
Vendredi 10 juillet
1981
Rentrant de la réunion de sherpas à Vancouver,
Jean-Marcel Jeanneney écrit qu'il lui «paraît
illusoire de penser que l'on peut infléchir la politique américaine
sur les taux d'intérêt (...). Je crains malheureusement que, compte
tenu des incertitudes allemandes, des difficultés britanniques, des
positions catégoriques du Président des États-Unis et de la
confiance du Japon en ses capacités et en son destin, les chefs
d'État et de gouvernement réunis à Ottawa dans quelques jours ne
puissent eux-mêmes s'accorder sur des politiques ou des projets
propres à donner quelque espoir aux peuples ». Analyse
prémonitoire.
Lundi 13 juillet
1981
Devant le groupe socialiste, à l'Assemblée,
Georges Fillioud, contredisant le projet présenté par Robert
Badinter en Conseil, obtient des députés socialistes que les délits
pour lesquels Robert Hersant est poursuivi — violation des lois sur
la concentration dans les entreprises de presse — ne soient pas
amnistiés. François Mitterrand s'étonne de ce revirement.
Les Américains demandent aux quatre pays européens
concernés de ne pas financer la construction d'un gazoduc à travers
l'URSS : « Utilisant la technologie
occidentale - en particulier américaine — de pompage et de
surveillance la plus avancée, [ce projet] apporterait à l'URSS des technologies que le COCOM
interdit d'exporter. » Première nouvelle !
Mardi 14 juillet
1981
En dehors du cadre de l'amnistie soumise au
Parlement, la grâce présidentielle est accordée à plus de 4 000
détenus.
Le Président reçoit le Bureau de l'Assemblée
nationale, puis les chefs de partis avant Ottawa. Étrange cohorte :
Chirac, Jospin, Marchais. Giscard a refusé de venir. François
Mitterrand leur explique qu'il va dire aux États-Unis «
combien il est difficile d'exiger une
solidarité politique quand il n'y a pas de solidarité économique et
monétaire. Je compte exposer la stratégie économique de la France,
et plaider pour une véritable amorce du dialogue Nord/Sud comme
moyen d'aider à sortir de la crise l'ensemble du monde
industrialisé ».
Le Président nicaragayen, Daniel Ortega, est à
Paris. Beaucoup plus modéré et raisonnable que je ne le croyais, il
rêve d'un dialogue avec les États-Unis : « Qu'ils me laissent une chance ! » Il assiste au
défilé depuis la tribune présidentielle. Pas très loin de lui, le
nouvel ambassadeur américain, Evan Galbraith, enrage. Pour lui
comme pour Reagan, Ortega est aussi dangereux que les SS 20. Et
même davantage, puisqu'il est dans leur arrière-cour.
Mercredi 15 juillet
1981
Au Conseil des ministres, Gaston Defferre présente
le projet de loi sur la décentralisation. En bon élu de province,
François Mitterrand a trop souffert des préfets de la Nièvre pour
ne pas s'en réjouir, même s'il sait que cette réforme donnera le
pouvoir à la droite, pour longtemps, dans la quasi-totalité des
régions.
L'application de la loi à Paris est difficile : le
risque est d'en faire trop (en plaçant le préfet de police sous les
ordres du maire), ou trop peu (en maintenant Paris hors du droit
commun).
Plusieurs ministres, dont Jack Lang, s'opposent au
projet afin de conserver le droit de répartir eux-mêmes les
subventions. Lang bombarde le Président de notes depuis quinze
jours. Le Président s'irrite de le voir réclamer en Conseil —
c'est-à-dire publiquement — ce qu'il n'a pu obtenir en privé :
« C'est l'honneur de la gauche de vouloir des
réformes, même lorsqu'elles ne lui profitent pas. Sans le vote des
femmes, la gauche eût été au pouvoir dès 1946. Et pourtant, Léon
Blum était pour. La décentralisation pose le même problème, et il
faut donner la même réponse. »
A la sortie, François Mitterrand me confie : «
Qu'est-ce que je peux m'ennuyer au Conseil !
C'est trop long, et ils lisent tous leurs notes. Il faut les
empêcher de lire ! »
A Bonn, pour le trente-huitième Sommet
franco-allemand, le premier auquel nous assistons, le Président dit
à Schmidt : «... L'évolution des taux
d'intérêt et la hausse du dollar créent dans les économies
occidentales et dans celles du Tiers Monde des situations de nature
à entraîner des troubles sociaux, des désordres politiques, des
catastrophes financières. Je suis optimiste pour Ottawa si la
coopération entre la France et la RFA s'affirme. Il faut ramener
les Etats-Unis à une notion plus universelle de leur rôle. Ce que
j'attends d'Ottawa, c'est une modification des données
psychologiques et donc politiques : le monde aura-t-il le sentiment
que les Sept sont davantage soudés face aux crises militaires et
économiques, ou bien ceux-ci se réfugieront-ils dans le
verbalisme ?... Le seul fait de se réunir est déjà une chose
considérable dans ce monde troublé. Mais il faut faire preuve de
volonté politique. A défaut, les égoïsmes nationaux reprendraient le dessus. C'est
seulement à cette condition qu'il sera possible de surmonter la
crise mondiale. »
Jeudi 16 juillet
1981
Le ministre du Plan, Michel Rocard, qui prépare un
plan intérimaire pour deux ans, vient interroger le Président :
« Faut-il afficher les prévisions
catastrophiques du chômage pour la fin de 1982 ? Faut-il afficher
les besoins financiers, énormes, du Plan dans le budget de 1982 ?
»
On a le choix : soit un budget sans rien pour le
Plan, suivi d'un collectif en 1982 pour le financer, soit un budget
prévoyant 15 à 30 milliards pour le Plan dans un Fonds d'Action
structurelle. La première solution est en apparence plus
rigoureuse. La seconde, plus sérieuse. C'est celle que Rocard
préconise, avec un fonds de 25 milliards. Laurent Fabius aussi,
mais avec une dotation d'une quinzaine de milliards
seulement.
Vendredi 17 juillet
1981
Les affaires se traitent de plus en plus à
Matignon. Le Président écrit sur plusieurs notes que lui adressent
les ministres : « Laissez le gouvernement
décider. » Les membres du secrétariat général de l'Élysée,
et d'abord Jacques Fournier, assurent la liaison entre les deux
maisons.
Je reçois de Jeanneney le projet de communiqué
pour le Sommet d'Ottawa, préparé par les Canadiens après la réunion
de Vancouver. Sur les relations économiques Est/Ouest, le texte est
plus anodin que prévu : « Nous reconnaissons
qu'il y a un équilibre complexe d'intérêts politiques et
économiques dans nos relations Est/Ouest, et nous en concluons
qu'une poursuite des consultations et une coordination, lorsqu'elle
s'avère utile, sont nécessaires pour s'assurer que nos politiques
économiques continuent d'être compatibles avec nos objectifs en
matière de politique internationale et de sécurité. »
Signature entre le patronat et les syndicats —
sauf la CGT — d'un protocole de négociation sur la réduction de la
durée du travail à trente-neuf et l'instauration d'une cinquième
semaine de congés payés. Reste à en régler le financement.
Début de la session extraordinaire du Parlement.
Le Président aurait voulu l'éviter. Impossible : il y a trop de
projets de lois en attente. Et les ministres veulent tout faire
voter au plus vite.
L'aviation israélienne bombarde Beyrouth. Le
Président rédige lui-même un communiqué : «
... La France est prête à favoriser tout effort en faveur du
dialogue et de la négociation avec toutes les parties intéressées,
mais elle tient à mettre en garde quiconque céderait à la tentation
d'une nouvelle escalade de la violence. »
Samedi 18 juillet
1981
La préparation du Budget 1982 est très difficile.
Les Finances font tout pour reprendre de la main gauche ce que le
Premier ministre a accordé de la main droite, il y a un mois, dans
le collectif. Elles proposent ainsi de supprimer, dans le budget
des Transports, la subvention d'équilibre pour l'exploitation de
Concorde. Menaçant de démissionner,
Fiterman en obtient le maintien. François Mitterrand, prévenu après
coup, trouve que c'était là une bien mauvaise manière de Delors,
même si Fabius, en charge du Budget, en est responsable. Pour la
première fois, je l'entends parler du déménagement des Finances qui
« occupent indûment la moitié du Musée du
Louvre ». Il demande à Robert Lion de réfléchir à un autre
endroit où installer le ministère, et de prendre contact à cette
fin avec le Maire de Paris.
Des membres du Service d'action civique (SAC)
assassinent six personnes à Auriol, dans les Bouches-du-Rhône.
François Mitterrand : « Ces gens-là sont
encore très puissants. Ils essaieront de déstabiliser le régime. Ce
qui est arrivé à Allende peut m'arriver. Je le sais. » Il me
confie, sans précisions, qu'il a reçu des menaces après le 10 mai.
Un jour, lors d'un voyage en province, quelqu'un lui glissera dans
la main un message pour lui prouver qu'on peut l'assassiner, le
moment venu, sans difficulté. Je l'interroge, il hausse les épaules
: « Contre cela on ne peut rien, il faut le
savoir, mais ne pas en faire une obsession. »
Le Président me demande d'aller rencontrer le
Chancelier d'Autriche, Bruno Kreisky, pour étudier l'expérience
économique autrichienne : « Ils ont bien
réussi. Ils n'ont pas de chômage. Allez voir ça de près !
»
Le Journal Officiel publie la circulaire signée
Pierre Mauroy annulant la circulaire Barre sur le boycott des
entreprises travaillant en Israël : «
Le régime des échanges (...) ne doit
comporter aucune discrimination, quelle qu'en soit la raison. » Un
groupe de travail présidé par Claude de Kémoularia est chargé
d'élaborer les propositions « qui devraient permettre de répondre à
la volonté du Président d'exclure toute discrimination et de
préserver nos échanges essentiels avec les pays des législations de
boycott ».
Violentes émeutes en Angleterre : aurons-nous les
mêmes, cet été, dans les banlieues ? Robert Badinter et Charles
Hernu en sont convaincus.
Dimanche 19 juillet
1981
Nous partons pour Ottawa à la réunion du Club des
pays riches. Mais surtout à celui des trois puissances nucléaires
d'Occident. Ce sera la première rencontre des deux Présidents
américain et français. Michel Jobert a insisté pour en être, Pierre
Bérégovoy aussi.
Dans l'avion, le Président consulte son dossier.
Selon la note de synthèse, « la France veut
obtenir qu'on parle de la nécessaire coordination des politiques
monétaires et financières en matière de taux d'intérêt et de
chômage ; de la création de la "Filiale énergie " de la Banque
mondiale ; des "Négociations Globales" sur les problèmes
économiques ; du nécessaire respect des principes commerciaux
internationaux par le Japon et les États-Unis. L'opinion s'attend,
peut-être excessivement, à ce que nous demandions une baisse des
taux d'intérêt américains. Il serait donc essentiel de faire savoir
que tel n'était pas l'enjeu du Sommet, pour éviter de décevoir
».
Il est d'autre part conseillé au Président
d'insister sur les quatre points suivants : «
1 La France parle pour l'avenir en montrant l'importance de
la priorité du plein emploi, de l'harmonisation sociale et du
dialogue Nord/Sud ;
2 L'important est aujourd'hui la "solidarité globale". Il
n'y a pas de solidarité militaire ni politique sans solidarité
économique et sociale ;
3 Pour mettre fin à la crise, la France oppose à la doctrine
du monétarisme sauvage une conception moderne et raisonnée de
relance industrielle concertée ;
4 La France se fait l'interprète de ses partenaires
européens et montre que Ottawa est pour elle une suite logique du
Sommet de Luxembourg et du Sommet franco-allemand. »
Je fais plus ample connaissance avec quelques-uns
des hauts fonctionnaires qui nous accompagnent. Chacun me confie
ses espérances en fonction des postes qui, naturellement ou non,
devraient se libérer. Bien plus important, semble-t-il, que l'enjeu
du Sommet !
En débarquant, nous découvrons le rituel de ces
rencontres. Néophytes mais sûrs de notre bon droit, nous y
introduisons maintes fantaisies : sièges tournants, délégations
fluctuantes, discours improvisés. Les autres nous accueillent avec
défiance, impressionnés par cette audace, inquiets de ses
conséquences.
Pierre Trudeau est à la fois le président et le
doyen. Intellectuel, charmant, détestant Reagan, aimant être
détesté de lui, c'est un hôte délicieux et attentif.
Bataille dérisoire à propos des chambres : Jobert
exige une suite, comme Cheysson. Petits côtés d'hommes ordinaires
qui se croient grands.
Dès l'arrivée, François Mitterrand et Ronald
Reagan se rencontrent sur la pelouse de l'hôtel Montebello où se
tient la réunion.
Le Président Reagan impressionne d'emblée par sa
voix chaude, douce, enveloppante, heureuse. Cette caractéristique
n'est pas anecdotique. Cet homme ne parle jamais de choses tristes
et place toujours un filtre d'optimisme devant tout ce qu'il
regarde. Il ne fait rien pour communiquer à son peuple la peur de
ses rivaux, le goût de l'effort, la crainte de l'échec. Il lui fait
croire — et ses compatriotes ne demandent que ça — qu'après le
temps de l'humiliation revient celui de la puissance. Une fois
passé l'obstacle de ce charme, il est difficile de ne pas percevoir
l'extraordinaire vide de sa conversation. Il ne fait que lire des
fiches minuscules qu'il extrait de sa poche intérieure gauche.
Souvent, elles ne portent que cinq mots et se terminent par un
point d'interrogation : l'ambition de ses collaborateurs n'est
jamais de le voir exposer une doctrine complète, mais de le faire
questionner son interlocuteur afin que les services en retirent
quelque chose. Quand la conversation s'emballe, le Président
américain, parfaitement conscient de ses limites, dérive sur ses
souvenirs du temps où il était comédien ou gouverneur de
Californie. Ou bien encore sur une blague. Les premiers sont d'une
naïveté confondante, les secondes généralement très drôles.
(Une seule fois, beaucoup plus tard — lors du
dernier dîner à la Maison Blanche, sous sa seconde présidence, où
Jacques-Yves Cousteau voisinait avec Rudolf Noureïev — il fit un
très joli discours qui me parut à la fois sincère et improvisé.
Mais, avec ce diable d'homme dont le sourire masque parfois un
désarmant bon sens, comment savoir ?)
On parle d'économie : «
François, il n'y a aucun problème, la reprise économique chez nous
sera pour janvier, février au plus tard. » Du gazoduc : «
Vous ne devriez pas construire ce gazoduc, les
États-Unis vous fourniront plus de charbon à la place.
»
François Mitterrand apprend ce jour-là à Reagan
l'existence de l'agent « Farewell » et l'importance des
informations qu'il nous transmet. Il lui dit son intention de
communiquer à la Maison Blanche tout ce que « Farewell » nous dira
sur les agents soviétiques en Amérique. Épaté, Reagan s'exclame : «
C'est le plus gros poisson de ce genre depuis
1945 ! »
Reagan se méfie de Trudeau en qui il ne voit qu'un
play-boy gauchiste. Il lui a proposé de venir à Washington préparer
le Sommet. Mais Trudeau a traîné, préférant faire d'abord le tour
des capitales européennes. Pour être sûr que Trudeau ne lui vole
pas la vedette et ne présente pas ses positions de façon
caricaturale, les Américains ont organisé un centre de presse à
l'extérieur, à soixante kilomètres de là, où Haig viendra parler,
attirant tous les journalistes.
Le conseiller pour la Sécurité de Reagan, Dick
Allen, que j'ai déjà eu au téléphone à propos de l'entrée des
communistes au gouvernement, demande à me voir. Un déjeuner en tête
à tête est organisé demain à l'hôtel.
Le Sommet s'ouvre par un dîner. On y parle des
relations Est/Ouest, de la Pologne, du Moyen-Orient. L'ordre du
jour des débats de demain est arrêté : économie générale, commerce,
énergie, Nord/Sud, commerce Est/Ouest.
Assis à côté de François Mitterrand, Ronald Reagan
lui explique qu'il se méfie depuis toujours des communistes. Quand
il était candidat à la présidence du syndicat des acteurs à
Hollywood, son adversaire était un prêtre : «
Il était communiste. Il avait été formé à Moscou. Je suis sûr que
là, on avait décidé de le renvoyer aux États-Unis pour qu'il
devienne prêtre et président du syndicat des acteurs. »
François Mitterrand dissimule mal son sourire : « Vous ne trouvez pas que c'est un investissement énorme
et bien aléatoire pour un poste finalement secondaire ?
»
Ronald Reagan : « Mais non,
pas du tout, ils font ça partout. Il y a beaucoup de gens aux
États-Unis qui sont ainsi des taupes soviétiques et que nous ne
savons pas identifier. »
Lorsqu'il me racontera cet échange, François
Mitterrand conclura : « Il a trop
regardé Les Envahisseurs ! »
Lundi 20 juillet
1981
La réunion commence. Les sept pays dont les
représentants sont assis autour de la table produisent 80 % du «
produit mondial brut ». Trois sièges par pays. Le sherpa ou un autre haut fonctionnaire se tient
derrière. Jobert est fou de rage d'avoir à laisser Cheysson et
Delors en séance. Helmut Schmidt, fondateur de ces Sommets, joue
les blasés ; Margaret Thatcher est pleine d'enthousiasme ; le
Japonais Suzuki dort ; l'Italien Spadolini parle d'histoire et de
littérature.
Ronald Reagan prend le
premier la parole sur la situation économique : Contre l'inflation qui sévit dans le monde entier, la plus
longue qu'on ait connue, il faut agir. Chez nous, on a considéré
pendant plusieurs décennies que les dépenses gouvernementales
étaient un stimulant pour l'économie. Quandj'ai été élu Président,
j'ai présenté au Congrès la plus forte réduction des dépenses
gouvernementales à avoir jamais été entreprise : 40 milliards de
dollars ! D'ici la fin de 1984, nous aurons réalisé une économie
budgétaire de 280 milliards de dollars. Ainsi, nous allons pouvoir
réduire la charge fiscale. On n'a pas à choisir entre l'inflation
et le chômage. Je sais que les taux d'intérêt élevés sont gênants
pour certains pays. Nous espérons qu'au fur et à mesure que
l'inflation diminuera, ces taux pourront baisser. Ils sont, aux
États-Unis mêmes, très néfastes pour la construction, la production
automobile. Certaines entreprises ne peuvent plus financer leurs
stocks ; elles seront obligées de disparaître. Nous ne pouvons
intervenir en leur faveur. D'ici trois ans, nous aurons réduit
l'inflation : ce sera bénéfique pour le monde entier. Il
ajoute, sans que cela ait le moindre rapport avec ce qui précède:
J'espère qu'une réunion du COCOM pourra
discuter du commerce avec l'Est.
Trudeau organise un tour de table. Les Européens
mettent tous l'accent sur le problème de l'inflation. Pas un ne
relève la phrase de Ronald Reagan sur le commerce Est/Ouest.
Helmut Schmidt :
Quand nous reviendrons de Montebello, rien ne
sera changé dans la politique américaine. Il nous faudra réduire
les besoins d'emprunt pour permettre aux banques centrales de
baisser les taux d'intérêt. Nous allons donc devoir réduire nos
dépenses et nos emprunts publics. Cela ne sera pas bon dans
l'immédiat pour les chômeurs, car nous en profiterons d'abord pour
restructurer nos économies. Nous devons en être conscients. Nous ne
blâmons personne. Nous disons simplement que les faits sont ainsi.
Chacun ici est hypocrite, prônant le libre-échange et maintenant
son protectionnisme.
Spadolini : Il faut affronter simultanément les problèmes de
l'inflation et du chômage. Évitons, en voulant réduire l'inflation,
de faire croître le chômage, ce qui affaiblirait en outre le
système démocratique.
François Mitterrand
expose sa conception de la crise et la politique économique des
socialistes français. Il critique la politique américaine de façon
très modérée : Les causes de la crise sont
structurelles, et la cause des hauts taux d'intérêt est dans la
politique des États-Unis. Indirectement, nous souffrons ainsi des
idéologies. On a voulu d'abord lutter contre l'inflation, puis
contre le chômage, puis à nouveau contre l'inflation. Le résultat
est que nous avons à la fois inflation et chômage. Je ne pense pas
que des taux d'intérêt élevés soient l'unique réponse possible à
l'inflation, comme le prétend la théorie monétariste. Mais ce
serait certes une absurdité de dire que la monnaie ne compte pas.
La France souffre de 14 % d'inflation, de 7 % de chômage : c'est
trop. Chacun de nos pays lutte comme il peut contre la crise qui
est la sienne, dont notre système est responsable — chacun dans le
cadre de sa politique nationale et de nos politiques communes,
celle de l'Europe et celle de l'Alliance. Il serait absurde de
rendre contradictoires politiques nationales et politiques
communes.
Cependant, il faut bien tenir
compte du fait que nous ne partageons pas les mêmes analyses. En
France, le suffrage universel a sanctionné les expériences passées.
Il y a un seuil de chômage au-delà duquel les risques d'explosions
sociales dépasseraient les risques découlant de l'inflation. Je ne
dis pas qu'il vaut mieux lutter contre le chômage que contre
l'inflation, mais je dis que nous avons atteint le seuil au-delà
duquel les réalités sociales balaieraient les réalités
économiques.
Quant à nous, nous avons fait
le choix de la croissance par la consommation populaire et
l'investissement productif. Ce n'est pas seulement parce que cela
correspond à nos idées, mais parce que nous ne pouvons pas faire
autrement (...). Les taux d'intérêt élevés rendent notre tâche plus
rude. Le poids des dettes devient menaçant pour les moyennes
entreprises et même pour quelques grandes. Nous ne pouvons accepter
de jeter notre économie dans le marasme, comme ce fut le cas avant
la Seconde Guerre mondiale. Cela risquerait de nous conduire à la
dictature, au protectionnisme et de briser, à la fin, notre
communauté...
Pour relancer la croissance,
nous butons contre les taux d'intérêt. Mais nous ne disons pas aux
Américains : vous êtes coupables. Nous savons que vous faites ce
que vous pouvez. Ronald Reagan nous dit : ce n'est pas là de la
théorie, mais une nécessité pour lutter contre une situation
intérieure. J'essaie de vous comprendre. Essayez de nous comprendre
aussi, afin que nous nous entraidions. Je n'accuse pas les
États-Unis, mais je veux qu'ils sachent que cela nous gêne, que
cela nous crée des risques de désordres économiques et sociaux, que
cela nous affaiblit, et donc engendre des risques politiques et
militaires. Il faut le consentement populaire pour défendre les
valeurs de civilisation, la sécurité et l'indépendance de nos
patries...
Nous avons à tenir compte de
notre population, de nos disparités sociales, de nos injustices, de
nos inégalités. Nous n'avons pas toutes les vertus. Nous avons nos
démagogies, nos faiblesses. Si nous n'avons pas le soutien de nos
partenaires, comment ferons-nous face aux arrivages massifs de
biens de consommation japonais ? Le libre-échange, c'est très bien
en théorie, mais je constate qu'en pratique, nous en sommes loin.
Je suis de l'avis de Helmut Schmidt lorsqu'il déplore le
protectionnisme auquel recourent, en fait, tous les pays. Et je
demande qu'il soit fait un bilan sérieux de tous les dispositifs
que nous avons les uns et les autres adoptés, cela afin de les
organiser et de les réduire. Nous aurons à parler du vin italien,
des textiles, de la sidérurgie dans la Communauté, des huiles
végétales et du soja américains importés en Europe... On ne doit
pas parler de règles commerciales sans avoir rendu visibles
certaines pratiques, notamment en ce qui concerne les pays du Tiers
Monde, qui ne résultent pas du libre jeu des marchés, mais sont
l'expression de dominations économiques. Or, nous n'avons pas
défini de véritable politique entre nous sur ce
plan-là.
Une fois le tour de table terminé, la séance est
levée. Je vais, comme prévu, déjeuner avec le principal conseiller
du Président américain. Il ne sait pas — moi non plus — qu'en dix
ans j'en verrai six autres occuper après lui le même bureau à la
Maison Blanche !...
Dick Allen est charmant, professionnel, et connaît
assez bien la France. Ancien étudiant en Allemagne, il me dit avoir
été un temps chauffeur de taxi à Toul ! Il ne s'intéresse
visiblement qu'à une seule chose : le rôle des communistes dans la
politique étrangère du gouvernement français. J'explique qu'avec ou
sans les communistes, notre politique étrangère sera entre les
mains du seul Président et obéira à des orientations claires qui
sont d'ailleurs publiques.
Il m'écoute d'un air très aimable et ajoute,
manifestement sincère : « Je comprends. Ça
devrait coller. Passons à autre chose : je ne vois pas la
différence entre votre politique économique et celle de l'Union
soviétique... »
Interloqué, je m'évertue néanmoins à la lui
expliquer. Il écoute poliment et prend même des notes. Mais je sens
bien que je perds mon temps. Ainsi s'annonce ce formidable mur
d'incompréhension, ce fossé culturel qui caractérisera nos rapports
avec les Américains durant de longues années.
En sortant de ce déjeuner, je découvre qu'en
créant leur propre service de presse à soixante kilomètres du lieu
du Sommet, les Américains ont gagné d'avance la bataille des médias
: s'ils veulent entendre les briefings
de Haig, les plus courus, tous les journalistes doivent camper sur
place. Se déplaçant en hélicoptère, Haig s'y rend sans cesse. Les
briefings des autres pays se
dérouleront à Montebello devant des salles vides.
L'après-midi, le débat est consacré aux rapports
Nord/Sud. Reagan nous explique qu'il a trouvé la solution à ces
problèmes. Il la doit à l'un de ses amis qui possède une très vaste
exploitation agricole en Californie. Cet ami, voyageant au Mexique,
voit un paysan qui arrose son champ avec un vieil arrosoir, faisant
sans relâche le va-et-vient entre la source et le champ :
« Mon ami californien s'est dit : il faudrait
un tuyau d'arrosage ; il y a chez moi de vieux tuyaux d'arrosage
qui ne servent à rien, je vais les lui envoyer et le problème sera
réglé... Voilà ce qu'il faut faire partout ! » Là s'arrête
son discours.
Pendant cet exposé, Suzuki dort la bouche ouverte,
Mme Thatcher se poudre, François Mitterrand signe des cartes
postales, Spadolini papote avec son sherpa Sergio Berlinguer,
cousin du tout-puissant patron du PC italien, Schmidt fouille dans
ses dossiers et Trudeau vérifie méticuleusement la bonne tenue de
l'œillet rouge qui orne sa boutonnière. Seuls les collaborateurs de
Reagan ont l'air aux anges.
Je ne suis pas près d'oublier ce premier contact
avec les Grands de ce monde.
Faute d'une conclusion quelconque sur l'aide au
développement, Trudeau passe aux relations avec l'URSS.
François Mitterrand :
Un recours au COCOM pour savoir ce que nous
pouvons vendre est peut-être nécessaire. Je ne m'y oppose pas. Mais
il faut une épreuve de vérité. Est-ce qu'on nous demande
précisément de ne pas vendre ce que nous vendons ? Qu'est-ce que
l'Amérique, elle, a besoin de vendre ? On nous parle de stratégie.
Mais on ne va pas faire un blocus, comme Napoléon ! Cela n'a
d'ailleurs pas bien marché... Il n'est pas question de créer la
disette dans des pays déjà affamés.
Ronald Reagan répond
clairement : Oui, il faut affamer les Russes,
afin qu'ils retournent leurs armes contre le Kremlin ! Puis,
il se met à lire une note : Une étude de la
CIA prévoit un déclin quasi inéluctable de la production pétrolière
russe d'ici trois ans, en raison d'une exploitation désordonnée et
excessive des champs pétrolifères en activité, de l'incapacité des
Soviétiques à découvrir des réserves suffisantes et de
l'inadéquation technique de l'outil de recherche et de production.
Moscou va dès lors se trouver acculé à choisir entre ses livraisons
aux pays de l'Europe de l'Est et ses exportations vers l'Occident.
Les Soviétiques tenteront de compenser ce ralentissement de la
croissance de leur production énergétique totale en substituant au
pétrole d'autres sources d'énergie et en limitant leur consommation
en ce domaine par le biais d'économies d'énergie. Nul ne peut
ralentir le déclin de la production pétrolière soviétique. Mais
l'utilisation d'équipements occidentaux tels que des pompes, du
matériel de forage et de transport, pourrait améliorer leur
production de gaz. Le projet de la France, de la République
fédérale d'Allemagne et de l'Italie de construire un gazoduc est
scandaleux.
François Mitterrand :
Les Américains vendent bien du blé à l'URSS
!
Ronald Reagan :
Ça n'a rien à voir. Le blé, ce sont les
fermiers américains qui le produisent. Le gazoduc, c'est l'Europe
qui se met à genoux. Il faut empêcher ce gazoduc par tous les
moyens !
Dans la soirée, les sherpas négocient le communiqué final. J'entre dans
la salle et m'assied à côté de Jean-Marcel Jeanneney pour le
seconder. Un peu plus tard, je me rends compte que j'ai fait
scandale : la règle est de n'admettre qu'un seul négociateur par
pays. Mais nul ne m'en tient rigueur.
Mardi 21 juillet
1981
Avant que la séance ne reprenne, Michel Jobert,
commentant des incidents survenus dans les banlieues anglaises, me
dit : « Il y a encore eu des émeutes à Londres
; c'est la faute des travaillistes qui ont naturalisé tous les gens
du Commonwealth ! »
Le communiqué est bouclé vers 3 heures du matin :
« La première de nos priorités : la nécessité
de réduire l'endettement public. » Sur Cancún, on ne
mentionne que « la volonté d'explorer toutes
les voies de consultation et de coopération avec les pays en
développement dans toute enceinte appropriée ». Rien de
précis sur les « Négociations Globales », sauf que l'expression est
dorénavant écrite avec des minuscules. C'était la condition mise
par les Américains pour en parler ! Sur les problèmes
démographiques : « Nous sommes gravement
préoccupés des conséquences de la croissance démographique
mondiale. De nombreux pays en développement ont entrepris de
régler, dans le respect des valeurs et de la dignité humaines, ces
problèmes et d'assurer parallèlement le développement de leurs
capacités humaines, notamment dans les domaines des techniques et
de la gestion. »
Sur les relations économiques Est/Ouest, on
aboutit à un texte suffisamment vide pour recueillir l'assentiment
de tous : « Nous entreprendrons de nous
consulter en vue d'améliorer le système actuel de surveillance du
commerce avec l'URSS des produits stratégiques et des technologies
qui y sont associées. »
Une fois la séance levée, j'obtiens du sherpa
canadien que les textes du communiqué rédigés en français et en
anglais aient valeur égale.
En conférence de presse, François Mitterrand prend
de nouveau parti en faveur du déploiement des Forces nucléaires
intermédiaires américaines en Europe « pour
rétablir l'équilibre européen ». Pierre Morel, un des
conseillers diplomatiques de l'Élysée, s'inquiète : « Cette déclaration peut être récupérée par nos
adversaires et conduire la France là où, précisément, elle ne veut
pas aller, c'est-à-dire vers l'intégration ou le neutralisme (...).
Raisonner en termes d'"équilibre européen", comme François
Mitterrand l'a fait, serait admettre qu'il doit y avoir un
équilibre nucléaire en Europe distinct de l'équilibre Est/Ouest
global, ce qui ne sera malheureusement pas le cas avant longtemps.
La supériorité de l'URSS, acquise aujourd'hui à tous les niveaux,
ne peut être compensée que par le couplage entre la défense de
l'Europe occidentale et l'équilibre stratégique global entre les
États-Unis et l'URSS. Le principal mérite de la décision de l'OTAN
du 12 décembre 1979 n'est pas de compenser, nombre pour nombre, les
SS 20, mais de rétablir un couplage entre l'Europe et les
États-Unis dans le domaine des missiles à moyenne portée, où les
moyens soviétiques ne sont pas compensés jusqu'à présent.
»
Remarquable analyse que le Président approuvera :
preuve, ô combien utile, qu'avec un peu de diplomatie il est
possible à un collaborateur d'expliquer au Président qu'il s'est
tout simplement trompé.
Mercredi 22 juillet
1981
Ce Sommet nous laisse à tous une impression
d'amertume et de perplexité. C'est donc cela, une rencontre
internationale : une réunion où rien ne se décide, aux séances
vides, aux communiqués assez insignifiants pour être acceptables
par tous, où le meilleur manipulateur de médias apparaît comme le
gagnant ? L'an prochain, puisqu'il nous appartiendra de
l'organiser, il faudra veiller autant à l'image qu'au fond.
Kreisky me recevra demain à Vienne.
L'Assemblée nationale discute du projet
d'amnistie. Robert Hersant en est exclu.
Jeudi 23 juillet
1981
De retour à Paris, François Mitterrand réunit le
Conseil des ministres. Pierre Desgraupes est nommé président
d'Antenne 2, Jacques Boutet de
TF1.
Lors du tour d'horizon de politique étrangère qui
ouvre la partie B du Conseil, le Président raconte le Sommet :
« La rencontre d'Ottawa s'est déroulée dans un
climat de travail et de coopération dont j'ai tiré le plus grand
profit. Après ces deux journées de rencontres au sommet et
d'entretiens privés, j'en retire pour ma part cinq conclusions
:
- la France a préservé dans ses conversations et dans le
texte du communiqué l'intégralité de l'autonomie de sa politique
économique et financière ;
- aidée par les autres nations européennes, la France a fait
admettre aux États-Unis que leur politique des taux d'intérêt et
l'excessive instabilité des taux de change étaient nocifs pour
l'économie mondiale ;
- pour la première fois dans une telle réunion, il a été
reconnu que la lutte contre le chômage était une priorité au même
titre que la lutte contre l'inflation ;
- en matière de relations économiques Est/Ouest, nous avons
pu faire admettre qu'il était essentiel pour chaque nation
d'organiser comme elle l'entend ses échanges et qu'en
particulier, nos importations de
gaz soviétique s'inscrivaient dans le contexte
normal des échanges économiques raisonnables;
- enfin, j'ai été très heureux de ce que l'ensemble des
chefs d'État et de gouvernement aient accepté de se rendre à
l'invitation que je leur ai faite de venir en France l'année
prochaine pour un nouveau Sommet des nations
industrialisées.
Un Sommet n'est pas un
spectacle ni le lieu de décisions. C'est une occasion de rencontre
utile, studieuse et riche d'enseignements, dont on ne voit les
effets que beaucoup plus tard. A Ottawa, la France a parlé pour
l'avenir. Je rappellerai à mes interlocuteurs, si nécessaire, les
engagements qu'ils ont pris, au cours de ce Sommet, de tout faire
pour la stabilité des monnaies, le développement des pays pauvres
et la lutte contre le chômage. Enfin, je ferai en sorte que la
préparation du prochain Sommet de Paris nous amène à une plus large
compréhension des enjeux de la mutation économique mondiale
d'aujourd'hui. »
Le Conseil décide l'envoi d'une mission médicale
au Liban et le gouvernement se déclare déterminé à apporter son
appui au gouvernement de Beyrouth dans la réorganisation de son
Armée nationale, en vue de reprendre progressivement le contrôle de
son territoire.
En partie C, premier débat sur le prix unique du
livre. Jack Lang est pour, Gaston Defferre aussi, Edmonde l'a
convaincu. Pierre Mauroy est réticent, mais, sentant que le
Président y tient, approuve le projet. Pas par courtisanerie,
plutôt par dévouement. Je sais qu'il saura dire non quand il le
faudra.
On parle de la « régularisation » des étrangers en
situation illégale ; Defferre s'y oppose : «
Cela amènerait 200 000 chômeurs de plus. »
A Vienne, je déjeune avec Bruno Kreisky dans la
salle même où se tint le Congrès de 1815. Nous parlons d'abord du
Moyen-Orient. Ce qui nous rapproche et ce qui nous sépare crée
entre nous une étrange complicité dont sont exclus les autres
convives, le ministre des Finances et celui des Affaires
étrangères. Cet homme a tout connu ; il rayonne d'intelligence et
voit loin. La veille, il a dîné avec Gromyko qui fêtait le
cinquantième anniversaire de son entrée dans la diplomatie
soviétique. Le Chancelier autrichien l'a interrogé : « Qu'est-ce qui a le plus changé, à votre avis, pour la Russie depuis cinquante ans
? » Gromyko lui a répondu sans hésiter : «Il y a cinquante ans, il y avait une Allemagne.
Aujourd'hui, il y en a quatre. » Kreisky sourit :
« Sans doute comptait-il les territoires
prussiens annexés par la Pologne et la Russie. »
Je n'ai jamais oublié cette phrase de Gromyko.
L'obsession allemande explique mieux que tout combat idéologique le
comportement stratégique russe en ce siècle. Probablement aussi
celui du siècle prochain.
Kreisky me parle de l'Autriche. Naturellement,
dit-il, « la France n'est pas aujourd'hui dans
la même situation que nous. Mais vous pouvez peut-être vous
inspirer des mêmes principes : un déficit budgétaire, financé sans
création de monnaie, peut aller jusqu'à 3 % du PIB sans danger pour
les prix et les comptes extérieurs ; l'usage volontariste et
quotidien du secteur public des banques est la clé du plein emploi
; le fonds de garantie des entreprises est un outil utile pour
financer l'investissement ; élever le coût des licenciements pour
les entreprises est un moyen astucieux de les freiner ; les impôts
directs peuvent être indolores s'ils sont prélevés à la source ;
une monnaie forte est le meilleur moyen de lutte contre l'inflation
; les partis et les syndicats peuvent être des outils de formation
et de promotion efficaces. Au total, l'Autriche a choisi une voie
opposée à celle dans laquelle s'engagent les autres pays
industrialisés : elle privilégie la demande sur l'offre
».
Au retour, je note que «
cette politique est un exemple intéressant pour la France à trois
conditions : elle doit servir à privilégier le financement des
modernisations et non celui des canards boiteux ; elle doit
contrôler l'évolution des prix, de la monnaie et des revenus ; elle
doit disposer des cadres politiques et administratifs capables de
conduire cette gestion détaillée d'une recherche permanente de la
compétitivité ».
De cela, je ne suis pas sûr que la France
d'aujourd'hui ait ni les moyens, ni la culture, ni la
volonté.
Héritage encore, mais très ancien.
Vendredi 24 juillet
1981
François Mitterrand déjeune à bord d'un sous-marin
nucléaire à Brest.
Encouragé par la réaction du Président, Pierre
Morel approfondit pour lui sa réflexion sur l'équilibre nucléaire
en Europe dans une note remarquable :
« S'engager dans une
discussion sur les données chiffrées sur les armes en Europe serait
entrer dans le jeu des Soviétiques et définir le cadre d'une
négociation. Chercher à définir des équivalences dans le domaine
des forces nucléaires en Europe avec les Soviétiques, c'est
accepter tôt ou tard d'entrer dans leur logique : toute arme
nucléaire susceptible de frapper le territoire soviétique est
"stratégique" ; la menace chinoise justifierait a priori un
surcroît d'armement de l'URSS ; les armes déployées derrière
l'Oural ne devraient pas être décomptées, même si elles peuvent
atteindre l'Europe, etc. Enfin, accepter sous quelque forme que ce
soit le décompte de la force française dans le cadre du théâtre
nucléaire européen reviendrait à banaliser nos moyens de dissuasion
: nos partenaires de l'Alliance nous convieraient à participer au
moins à la mise au point des positions de négociations. Les
Soviétiques demanderaient de plus en plus fortement que nos forces
soient décomptées avec les "euromissiles", et chercheraient par
ailleurs à nous séduire en proposant un dialogue "privilégié ". Les
neutralistes chercheraient à souligner l'intérêt d'une négociation
globale sur tous les armements nucléaires en Europe et à se servir
de nous pour faire pression sur les États-Unis. Ils tireraient
prétexte de tout geste soviétique un peu substantiel pour demander
l'arrêt total des nouveaux déploiements nucléaires en
Europe.
L'aboutissement d'une telle
démarche, ce serait l'intégration ou la neutralisation, qui sont
les deux faces d'une même réalité : le refus ou l'impossibilité de
prendre la responsabilité de sa propre défense, qui est la
condition de l'existence internationale.
Nous sommes en mesure
d'assurer la sécurité de la France et de ses abords face à l'URSS
par le jeu de la dissuasion du faible au fort. Mais le couplage
assuré par l'Alliance avec les États-Unis reste indispensable à la
sécurité de l'Europe occidentale dans son ensemble. La force
française de dissuasion, par son autonomie, accroît
l'imprévisibilité de la réaction occidentale en cas de crise
majeure et contribue donc à la sécurité de l'Europe dans son
ensemble. A terme, la France pourra jeter les bases d'une défense
européenne autonome, même si ses modalités politiques ne peuvent
être encore définies.
La force française de
dissuasion est indépendante, différente par nature de celles des
deux superpuissances, dispersées sur plusieurs continents. Elle
obéit à une logique propre de dissuasion du faible au fort. Elle ne
peut être non plus assimilée, ni de près ni de loin, aux
euromissiles qui ne sont qu'un élément parmi d'autres dans
l'ensemble des moyens de l'escalade concevable entre Washington et
Moscou, tandis que la force nucléaire française est un tout
indissociable appelé à jouer comme un ultime recours. Négocier la
réduction d'une force qui n'est qu'au seuil minimum de crédibilité
n'aurait donc pas de sens. Isoler un espace nucléaire européen
ferait, en fin de compte, le jeu des neutralistes et des
Soviétiques, en mettant progressivement en place une zone à statut
spécial qui interdirait à tout jamais aux pays d'Europe occidentale
d'affirmer, individuellement et collectivement, leur personnalité.
Il faut réaffirmer la responsabilité primordiale des deux
superpuissances qui doivent plus que jamais négocier, car c'est
bien la compétition technologique des deux Grands qui peut, par sa
logique absurde, conduire à des catastrophes. »
Cette note me paraît contenir la formulation la
plus précise et la plus concise de ce qui sera, au cours de ces
années, la doctrine nucléaire de la France. Pierre Morel et Hubert
Védrine en seront les gardiens vigilants et farouches.
Pour éviter un dépôt de bilan, le gouvernement
accorde une aide de 100 millions de francs au groupe Boussac.
Inculpation de Jean-Pierre Willot.
Coïncidence incroyable : un ami m'informe que la
veille, déjeunant dans un restaurant de Genève, il a entendu à la
table voisine deux dirigeants de Paribas expliquer comment Pierre
Moussa a commencé de transférer subrepticement à Paribas-Genève,
vendu par ailleurs à des étrangers, la propriété de tous les titres
des autres filiales étrangères. Si c'est exact, cela videra la
nationalisation de la maison mère de son contenu. Or, c'est
exactement le plan dont Pierre Moussa m'a parlé il y a un mois.
J'espère que personne ne lui a donné l'autorisation de le mettre en
application ! Je demande à Jacques Delors de convoquer Pierre
Moussa Celui-ci vient au Louvre et donne sa parole au ministre que
tout cela est faux. Pas de raison de mettre sa parole en doute. Mon
ami a dû mal comprendre.
Lundi 27 juillet
1981
Jacques Delors n'a toujours pas accepté son rang
protocolaire qui le place au seizième rang des ministres.
Delors, Fabius, Rocard et Lang s'opposent toujours
à la décentralisation. Ils entendent conserver la haute main sur la
totalité de leur budget. Et Jack Lang tient à distribuer lui-même à
chaque artiste sa subvention. Impossible de l'en faire démordre
!
Le Président accepte que l'ancien président
iranien Bani Sadr et le chef des Moudjahidin du Peuple, Massoud
Radjavi, se réfugient en France. Ils arrivent dans deux jours. Le
Quai s'attend à des représailles de la part des nouveaux dirigeants
iraniens. Le Président : « Faire ce que doit.
»
Henry Kissinger me fait savoir qu'il vient à
Paris. Le Président souhaite le voir. On s'organise pour passer une
journée ensemble à Latché la semaine prochaine.
Mardi 28 juillet
1981
L'Assemblée nationale vote la suppression de la
Cour de Sûreté de l'État.
Convoqué chez le Premier ministre, Jacqueline
Baudrier, P-DG de Radio-France, accepte
le poste d'ambassadeur auprès de l'UNESCO. François Mitterrand
choisit Michèle Cotta pour la remplacer.
Mercredi 29 juillet
1981
Le Budget 1982 est vraiment difficile à élaborer :
Delors veut un déficit de 2,2 %, Fabius de 3 %. A l'issue du
Conseil, Delors menace de démissionner. Le Président, vacciné :
« N'y croyez pas. »
Jeudi 30 juillet
1981
Je suis à Alger pour rendre compte du Sommet
d'Ottawa à Chadli, parler de l'achat de gaz par la France, en cours
de négociation, et préparer Cancún. Chadli m'accueille par un :
« Vous êtes Algérien, soyez le bienvenu
! » L'homme me plaît, comme le pays, confluent de tant de
souffrances.
François Mitterrand déjeune avec Pierre Mauroy à
Matignon, puis reçoit un Jacques Delors alarmiste : « Le projet de Budget 1982 est très menacé. Le déficit
budgétaire réel sera supérieur aux 100 milliards annoncés, car des
dépenses inévitables ne sont pas encore comptabilisées, telles les
nationalisations. Et des recettes sont surestimées, tel l'impôt sur
les grandes fortunes. Il ne faut pas espérer créer plus de 100 000
emplois. Et les perspectives sont, à fin 1982, de 2 millions de
chômeurs et de 54 milliards de déficit des paiements. L'un et
l'autre sont inacceptables. Le plan de relance de juin était
raisonnable. Ce Budget ne l'est pas. Mauroy et Fabius n'ont su dire
non à personne. » Delors demande à contrôler la préparation
budgétaire. Le Président refuse : «
C'est à Fabius de prendre les mesures. Parlez-en avec lui et
intégrez des mesures complémentaires pour l'emploi. »
Les représailles attendues après l'accueil à Paris
de Bani Sadr commencent. A Téhéran, l'ambassade de France est
assiégée par cinq mille Gardiens de la Révolution. Pour apaiser les
esprits, le Président laisse partir les trois dernières vedettes
lance-missiles commandées par le Shah en 1974 et bloquées à
Cherbourg depuis deux ans.
Je vois Nicole Questiaux, ministre des Affaires
sociales. Elle tient à descendre à la terrasse d'un café, hors de
son ministère. Nous parlons du rapport qu'elle a préparé sur les
inégalités dont nous héritons, et ce qui en découle.
Ce document est très intéressant, même s'il est
incomplet. En 1980, le revenu disponible de 25 % des ménages était
inférieur à 3 000 F par mois. En revanche, 4 % disposaient de plus
de 14 000 F. La moitié des ouvriers ne partent pas en vacances, 17
% travaillent à la chaîne ou en cadence. 700 000 salariés
travaillent plus de 40 nuits par an. Les trois quarts des fils de
cadres supérieurs entreront à l'Université, mais seulement 4 % des
fils d'ouvriers. Près de 25 % des jeunes sortent sans formation du
système scolaire.
Pour lutter efficacement contre les inégalités les
plus criantes, la politique des transferts n'est pas la plus
efficace. La famille « ni riche ni pauvre » glisse dans une
situation de grande précarité, alors qu'elle était auparavant à
l'abri de telles difficultés.
Il faudra du temps pour changer cela.
Vendredi 31 juillet
1981
Afin de corriger l'impact de ses déclarations
d'Ottawa sur les Forces nucléaires intermédiaires, François
Mitterrand reçoit l'ambassadeur d'URSS Stepan Tchervonenko avant
que celui-ci ne se rende en consultation à Moscou. Le Président :
« Les Soviétiques nous disent : il faut
compenser notre infériorité stratégique. Les Américains, eux,
affirment: si nous ne prenons pas de mesures maintenant, dans cinq
ou six ans nous serons en position d'infériorité grave. Où est la
vérité ? Moi je suis pour l'équilibre stratégique. Si les
Américains sont plus forts aujourd'hui, il faut négocier tout de
suite ; sinon, ils doivent au préalable se renforcer. La difficulté
est que tout le monde dit être favorable au désarmement et s'arme
pourtant. Ce qu'il faut, c'est fixer un délai avant la fin duquel
la négociation devrait débuter entre les États-Unis et l'Union
soviétique. Pour moi, ce serait avant la fin 1981. Je dis cela bien
que je ne sois que spectateur de cette négociation. Je ne suis pas
dans l'organisation militaire de l'OTAN et je n'ai pas l'intention
d'y rentrer. Mais c'est mon avis, car je m'inquiète devant
l'accumulation des SS 20. Ceux-ci ne peuvent pas traverser
l'Atlantique. C'est donc l'Europe occidentale qui est visée. Nous
ne sommes pas partie prenante à cette affaire, comme je vous l'ai
dit. Mais les États-Unis, la Grande-Bretagne, la RFA sollicitent
notre avis. En fait, ni M. Brejnev ni M. Reagan n'ont besoin des
avis des autres, car eux sont directement impliqués. Si vous
revenez me voir à votre retour d'URSS, vous pourrez me dire ce que
vous souhaitez pour que des discussions sérieuses s'ouvrent.
»
Nous proposons au Président de créer, sur le
modèle existant du Conseil de défense, un Conseil de technologie
réunissant à intervalles réguliers les trois ou quatre ministres
compétents à propos des grands enjeux technologiques à long terme
pour le pays. Un premier sujet : la politique informatique,
dangereusement incohérente. C'est non : le Président a décidément
horreur des réunions, surtout si elles sont formelles et assorties
d'un ordre du jour.
Le Président décide de reprendre la coopération
française avec le Tchad en y envoyant quelques experts.
François Mitterrand reçoit chez lui le général de
Bénouville, vieux compagnon de collège, venu lui parler de la
nationalisation de Dassault dont il est un des dirigeants. L'accord
sera vite conclu, donnant la majorité du capital à l'État.
Vote définitif de la loi d'amnistie.
Dimanche 2 août
1981
A Cancún, les ministres des Affaires étrangères
des 24 pays invités sont réunis pour préparer le prochain Sommet
d'octobre. L'accord ne se fait sur rien, pas même sur l'ordre du
jour. Il est seulement convenu que chacun des participants pourra
indiquer à l'avance aux coprésidents autrichien et mexicain les
thèmes sur lesquels il entend intervenir...
Cheysson en profite pour négocier avec les
Mexicains une déclaration commune de soutien au régime du Salvador
menacé par les Américains.
Lundi 3 août 1981
Pierre Juquin, spécialiste de l'audiovisuel du PC,
vient me voir pour se plaindre : « La coupe
est pleine, je subis une très forte pression du Comité central. Il
faut nommer des communistes dans l'audiovisuel. Si on ne le fait
pas, je serai remplacé et le PC deviendra très agressif.
»
Henry Kissinger est à Latché. Nous ne sommes que
trois. Je sers d'interprète. Déjeuner, puis promenade dans les
bois. Le Président parle des communistes, de l'Union soviétique, de
l'Amérique et de la construction européenne : « Les Américains ne sont pas toujours tels que l'on voudrait
qu'ils soient. Quel contraste entre Jefferson, Washington ou
Roosevelt et les équipes qui se succèdent depuis quelques années à
la Maison Blanche ! (...) Mon sentiment me porte vers les
Anglo-Saxons et le calcul me conduit à afficher sans aucun complexe
cet attachement. Ma politique extérieure n'est pas prisonnière des
communistes. Je condamne la politique de laxisme de Giscard envers
l'Union soviétique. Mais je veux aussi étouffer dans l'œuf toute
tentative de marginalisation de la France socialiste par les grands
pays développés libéraux. »
L'ancien secrétaire d'État est charmé. Nous avons
là, pour longtemps, un ami lucide, un critique sévère, un allié
attentif.
Kissinger parti, François Mitterrand me dit :
« De Gaulle avait besoin de passer par Moscou
pour aller à Washington ; moi, j'ai besoin de passer par Washington
pour aller à Moscou. »
Spectaculaires manifestations de protestation
contre les hausses de prix à Varsovie et dans d'autres villes de
Pologne.
Fernando Ordoñez, ministre de la Justice du
gouvernement espagnol, est à Paris pour y rencontrer Robert
Badinter. Il lui remet un document dans lequel sont présentés les
fondements juridiques de la position espagnole en matière
d'extradition. Badinter confirme à Ordonez la volonté des autorités
françaises de poursuivre en France les auteurs de toutes
infractions commises sur le territoire français en relation avec
des infractions commises sur le territoire espagnol. S'agissant des
demandes d'extradition, le gouvernement français procédera à un
examen attentif de tous les dossiers et prendra sa décision
conformément à ses propres principes.
Mardi 4 août
1981
Claude Cheysson est à Latché. Les Égyptiens nous
demandent de participer à la Force internationale chargée de
contrôler le départ des Israéliens du Sinaï. Cheysson est contre ;
le Président est pour.
Visite à Paris de Félix Houphouët-Boigny, vieil
ami de François Mitterrand et de Gaston Defferre avec qui il a géré
la décolonisation sous la IVe
République.
Mercredi 5 août
1981
Pierre Mauroy gouverne avec passion, sans calcul
personnel. Il lit peu, voit beaucoup de gens, prend de bonnes
décisions.
Première discussion avec François Mitterrand sur
le prochain Sommet des Sept en France. Il faut parvenir à organiser
un Sommet restreint, studieux, consacré à l'approfondissement de
quelques thèmes préparés par des rapports confiés à des chefs
d'État. On fera tout pour éviter que le commerce Est/Ouest soit
retenu comme thème dominant.
Où tenir ce Sommet ? Tous les lieux possibles ont
été recensés. François Mitterrand hésite. S'il est réduit aux seuls
chefs d'État, il peut se tenir à Latché ; si les ministres sont là,
ce sera le Trianon ou Rambouillet. «Et
pourquoi pas Versailles ? » lance François Mitterrand.
Renseignements pris, ce serait difficile : les travaux de
rénovation sont en cours.
Olof Palme, en séjour privé à Paris, est venu
rendre visite à l'Élysée. Le Président lui dit : « Je me sens social-démocrate, c'est-à-dire que je ne
tente jamais une réforme lorsque je suis sûr qu'elle échouera.
»
Tapie quelque part existe aussi la tentation — ou
plutôt une nostalgie — léniniste : aller au bout des choses, quoi
qu'il en coûte.
Jeudi 6 août 1981
Première discussion du Président avec Savary sur
l'école privée où sont scolarisés 2 millions d'enfants sur 12. Le
Président souhaite réaliser la quatre-vingt-dixième proposition de
son programme : « Un grand service public
unifié et laïc de l'Éducation nationale mis en place sans
spoliation ni monopole », c'est-à-dire par la négociation et
sans contrainte. Or, Savary pense qu'on ne pourra obtenir cela que
par la loi, sans perdre de temps à négocier et en présentant
immédiatement un texte devant le Parlement. Le Président refuse :
« Il faut réfléchir. Il y a d'autres urgences.
Voyez tout le monde. Faites-vous un avis. »
Savary repart, déçu et furieux. Pour lui, si on
n'agit pas rapidement, on n'agira jamais. Pierre Mauroy est de son
avis, mais se rallie à la stratégie du Président.
Le Président reçoit Jean Auroux. « Près de 50 % des chômeurs, dit le ministre du
Travail, ont moins de vingt-cinq ans. Chaque
année, il faudrait créer 230 000 emplois nouveaux uniquement pour stabiliser le chômage à
son niveau actuel. Or, de juillet 1980 à juillet 1981, on a perdu
170 000 emplois industriels. » François Mitterrand :
« La réduction de la durée du travail
constitue un mouvement inéluctable qu'il faut non pas ralentir,
mais accélérer vers les trente-cinq heures. Il faut cependant que
chacun y trouve son compte : les salariés, grâce au temps libre
dégagé ; les entreprises, grâce aux progrès de productivité.
»
Jean Auroux demande au Président de l'autoriser à oublier la promesse
présidentielle d'accorder un droit de veto aux comités d'entreprise
en matière de licenciements. Le Président accepte avec
réticence.
Après son départ : « Ces
ministres reculent au moindre obstacle. Ils ne font rien pour
convaincre de la valeur de nos thèses. Dites-leur d'aller sur le
terrain expliquer leur politique ! »
En Iran, les représailles contre la France
continuent. Téhéran interdit à 66 Français d'embarquer à bord de
l'avion d'Air France. Première réunion d'une cellule de crise à
l'Élysée dans le bureau de Pierre Bérégovoy. Y est décidée une
évacuation de tous les ressortissants français, les 10 et 11 août.
Au cabinet de Claude Cheysson, Bruno Delaye demande à Bani Sadr et
à Radjavi de s'abstenir de parler à la presse pendant quelque
temps. Je téléphone à Pierre Desgraupes pour demander aussi
qu'Antenne 2 fasse silence sur l'Iran
pendant quelques jours. Il accepte sans hésiter. C'est la seule
fois, en l'espace de dix ans, que j'interviendrai auprès d'un
responsable de l'audiovisuel.
Vendredi 7 août
1981
A Ryad, le Prince Fahd propose un plan de
règlement du conflit du Proche-Orient : reconnaissance de tous les
Etats, retrait d'Israël des territoires occupés, liberté d'accès
aux Lieux saints, création d'un État palestinien. En stipulant la
« confirmation du droit des États de la région
à vivre en paix », il reconnaît implicitement l'État
d'Israël. La France approuve immédiatement cette « contribution positive à la recherche d'une paix négociée
».
Charles Hernu se dit publiquement favorable à la
bombe à neutrons et, en privé, hostile à la réduction de la durée
du service national. François Mitterrand s'insurge. Hernu lui
répond : « Cela bouleverserait l'appareil
militaire. Aujourd'hui, le service est pour ceux qui ont besoin
d'une instruction de combattant spécialisé, tels les servants des
engins sol-sol ou sol-air et les tireurs de chars. Avec un service
de douze mois, ils seraient à peine utilisables quelques mois.
» François Mitterrand : « Autrement
dit, on ne pourrait réduire la durée du service sans détruire
l'armée ? »
Charles Hernu est le sympathique porte-parole de
son administration. D'autres ministres ne tarderont pas à le
devenir : « ressembler pour rassembler », une vieille histoire qui
a déjà conduit à trahir bien des idéaux !
Lundi 10 août
1981
L'opération a réussi : 106 Français quittent
Téhéran à bord de vols réguliers iraniens. Téhéran a laissé
faire.
Mardi 11 août
1981
Signature de la circulaire « régularisant » 300
000 étrangers. Cela provoquera la venue d'un nombre équivalent de
nouveaux clandestins espérant une « régularisation » future.
Nouvelle réunion de conciliation des opposants
tchadiens, à Franceville, entre Hissène Habré, Kamougué, Cheikh ibn
Oumar, Abba Siddik. Hissène Habré conforte son influence.
Dîner avec Pierre Mauroy à Matignon. Encore une
fois, nous ne parlons que de nominations. Cette fois, il s'agit du
futur commissaire au Plan et de banquiers.
Avoir du pouvoir, c'est user du droit d'influer
sur le destin des hommes : par la guerre, par la justice sociale,
par le travail. Toujours la trilogie de Dumézil : Mars, Jupiter,
Quirinus.
Mercredi 12 août
1981
François Mitterrand gracie Christina von Opel,
condamnée pour usage et trafic de drogue.
Jeudi 13 août
1981
Manque de chance : alors que Téhéran a laissé
partir les Français, des monarchistes iraniens détournent vers la
France une des vedettes en route pour l'Iran. Ils sont appréhendés
quelques heures plus tard.
Lundi 17 août
1981
Pierre Mauroy est en visite chez François
Mitterrand à Latché. Les deux hommes s'entendent parfaitement bien.
Là encore, l'essentiel de leur conversation est consacré aux
futures nominations dans les entreprises publiques. Ils évoquent
aussi la préparation du Budget 1982.
Jacques Delors déclare publiquement qu'il faut «
davantage de rigueur » : voilà qui ne
sert pas la tenue du franc sur le marché des changes !
Mercredi 19 août
1981
Le vice-premier ministre irakien, Tarek Aziz,
arrive à Paris pour obtenir le renforcement de la coopération
militaire entre les deux pays et la reconstruction de Tamouz.
Incident américano-libyen dans le Golfe de Syrte.
Deux appareils libyens sont abattus alors qu'ils attaquaient des
avions américains survolant la Méditerranée. L'Égypte n'a toujours
pas attaqué la Libye, contrairement à ce que Giscard avait prédit
en mai dernier.
Jacques Delors me dit que son pronostic pour l'an
prochain est de plus en plus pessimiste : il prévoit maintenant un
déficit budgétaire de 120 milliards, soit 20 de plus que la semaine
dernière ; un déficit extérieur de 67 milliards de francs, dont 40
milliards seulement pourront être financés par des emprunts sur le
marché et 27 devront être trouvés par des emprunts d'État à État.
La France va devoir mendier ! Il faut réagir. Mais comment ? Et la
dévaluation qui reste à faire !
Antoine Lefébure, de chez Havas, parle à André
Rousselet d'une chaîne à péage comme il en existe en Amérique.
Pourquoi pas ? Le monopole d'État doit céder. La France ne peut
rester exclusivement informée par des chaînes d'État. Pourquoi
avoir accepté le privé pour la radio et le refuser pour la
télévision ? Cela reposera le problème de la publicité ? Tant mieux
!
Jeudi 20 août
1981
Tarek Aziz est reçu par Cheysson et Hernu. Tous
les lobbies diplomatiques, militaires, industriels, craignent la
victoire de l'Iran et se liguent en faveur de l'Irak. Toutefois,
ils souhaitent manifestement que la guerre dure le plus longtemps
possible : pour user l'un et pour vendre plus d'armes à l'autre.
François Mitterrand est d'ailleurs convaincu que cette guerre
bimillénaire durera encore longtemps.
Claude Cheysson se déclare «
pour le vote des immigrés ». Defferre explose. Hernu
l'imite. Pour une fois, le Président trouve que Cheysson n'a pas
tort.
Vendredi 21 août
1981
Dans le Palais vidé par la canicule, le banquier
anglais Siegmund Warburg me rend visite : « Je
ne suis pour rien dans les manœuvres de Pierre Moussa à propos de
Paribas », me jure-t-il, et il me propose un schéma très
subtil pour faciliter son rachat par l'État. Une holding privée
acquerrait les participations industrielles de la Compagnie
Financière de Paribas qui rachèterait à Paribas-Warburg sa
participation dans la Banque Paribas. Par ailleurs,
Paribas-Belgique achèterait à la Compagnie Financière ce qui lui
reste de participations dans les quatre filiales européennes de la
banque, et le gouvernement français nationaliserait alors la
Compagnie Financière. Un an plus tard, Paribas-Belgique échangerait
— si S.G. Warburg en fait la demande — ses actions dans S.G.
Warburg contre les actions de S.G. Warburg dans Paribas-Warburg. On
procéderait à une augmentation de capital de Paribas-Belgique :
Paribas-France y aurait 10 %, S.G. Warburg aussi. Au terme du
schéma, Warburg posséderait ainsi une part égale à celle de l'État
dans Paribas-Belgique, regroupant toutes les participations
internationales.
Ce n'est pas très éloigné du schéma de Pierre
Moussa, dont il dit pourtant le plus grand mal. Sauf que c'est
Warburg qui empocherait le contrôle de la holding internationale de
Paribas. Bien joué !
Au bout d'un quart d'heure, il me parle de
Sénèque. Nous nous récitons des vers latins tandis que je le
raccompagne, à pied, à son hôtel voisin.
Semaine fertile : Hernu a gaffé publiquement sur
le service militaire et la bombe à neutrons, Claude Cheysson sur le
vote des immigrés, Jacques Delors sur le déficit budgétaire.
Mardi 25 août
1981
Danger : le chômage atteint 1 849 000 personnes.
Il a augmenté de 26 % en un an. La pente, qui était de 20 000 par
mois, est, depuis mai, de 60 000 par mois ! 18 % des jeunes de
moins de 25 ans sont chômeurs, et 600 000 chômeurs ont entre 16 et
21 ans. Le nombre d'offres d'emplois a baissé de 23 %. Le chômage
des jeunes est la pire menace pour la société.
Il faut faire plus pour la croissance ; mais
comment ? Le secteur public pourrait être utile, mais les
nationalisations ne sont pas encore faites et il est impossible de
fournir à ces entreprises, encore privées, des moyens d'investir et
d'embaucher. Panique.
François Mitterrand : « Il
faut faire plus pour l'emploi. Nous avons la durée avec nous. La
relance de mai 1981, c'est moins que celle de Chirac en 1975. On ne
peut ni en espérer, ni en craindre grand-chose. Mais, dans cinq
ans, que se passera-t-il ? On sent déjà venir l'impopularité. Il
faut mettre au plus vite en chantier celles des réformes qui
prendront le plus de temps à produire leur effet. »
Avec l'appui des dissidents des Forces armées
tchadiennes opposés à Kamougué, les FAN de Hissène Habré prennent
le contrôle de la zone méridionale du Tchad.
Mercredi 26 août
1981
Le Conseil des ministres adopte le projet de loi
abrogeant la loi Sauvage de 1980 sur la composition des conseils
d'université. C'était une des principales revendications du SNESUP
et du SGEN.
Encore sous le coup des informations d'hier sur
l'emploi, le Président demande aux ministres « de répondre d'abord aux besoins des électeurs qui ont voté
pour la gauche, en s'attaquant au chômage ». Il prie Pierre
Mauroy de préparer un nouveau plan pour l'emploi et un programme de
grands travaux, en particulier d'ordre culturel. Il travaille dans
l'après-midi à une lettre au Premier ministre sur ce dernier sujet
:
« La renaissance culturelle
est la condition du plein épanouissement de la Nation. Elle figure
au premier rang de nos ambitions pour les années à venir. En
particulier, le Budget de 1982 témoignera avec éclat de ce que le
gouvernement, en dépit des difficultés, entend se donner les moyens
de mettre ses actes en accord avec son projet. Mais l'effort
culturel d'une nation ne se mesure pas aux seules dépenses
inscrites dans le Budget de l'État. Il prend sa source dans
d'innombrables lieux et sous de multiples formes. Aussi, je
souhaite que le gouvernement étudie très rapidement des mesures qui
puissent préfigurer cette profonde transformation à laquelle aspire
le pays tout entier. Ces mesures pourraient s'ordonner autour de
trois idées essentielles : un environnement plus humain, la culture
à portée de la main, le droit à la création (...). L'année 1936
reste associée, dans la mémoire collective, aux congés payés.
L'année 1982 devrait être le point de départ d'une "année
sabbatique pour tous", c'est-à-dire un an de libre formation
indemnisée tous les sept ans, en commençant modestement par la
libération de quelques semaines au milieu de la vie active.
»