1981
Lundi 4 mai 1981


Robert Badinter, Serge Moati, Régis Debray et moi revoyons, consternés, le film du débat télévisé de 1974 pour préparer celui de demain. François Mitterrand l'avait perdu plus manifestement que nous ne l'avions mesuré à l'époque.
Cette fois, la seule escarmouche, au stade préparatoire, porte sur le choix des journalistes qui vont arbitrer le débat. Ce seront Jean Boissonnat et Michèle Cotta.
La préparation elle-même est plus aisée qu'il y a sept ans. Tout est construit autour de citations de Jacques Chirac expliquant les erreurs du Président sortant dont il fut le Premier ministre. François Mitterrand est obsédé par une chose : ne pas dire s'il prendra ou non des ministres communistes au gouvernement. Il n'a d'ailleurs pas encore décidé. Sinon que, si les socialistes n'ont pas à eux seuls la majorité parlementaire aux législatives qui suivront l'élection présidentielle, il n'en prendra pas : surtout ne pas dépendre d'eux.



Mardi 5 mai 1981


Pour ne pas rééditer l'erreur de 1974 — il s'était endormi à la campagne, l'après-midi précédant le débat, et ne s'était pas vraiment réveillé au cours de celui-ci ! — François Mitterrand reste toute la journée rue de Bièvre à réviser des fiches.
En fin d'après-midi, il va se promener sur les quais, près de Notre-Dame. « Il suffirait, dit-il, de faire match nul. Pas besoin de s'inquiéter beaucoup. » Il me dit le plus grand bien du Président sortant, de sa gestion, de sa tactique. Je m'inquiète : «Comment s'opposer à un homme qu'on admire ? » Il sourit, s'éloigne, contemple Notre-Dame et revient sur ses pas : « Ne vous inquiétez pas, s'il va trop loin, j'ai mes arguments. » Lesquels ? Mystère. Je suis rassuré.

Nous arrivons au Studio 101 : un homme alors inconnu de moi, chargé par la commission électorale de tirer au sort l'ordre dans lequel les deux candidats vont prendre la parole, me glisse dans la bousculade : « Vous préférez qu'il parle le premier ou qu'il conclue?Qu'il conclue. » Le sort en décide ainsi... Hasard ? Manipulation ? Je n'ai jamais su ni cherché à savoir.
Le débat ne ressemble en rien à celui de 1974. Comme si les ressorts de Giscard étaient cassés. « Vous êtes l'homme du passif. » La formule, longuement méditée la veille, fait mouche.



Mercredi 6 mai 1981


Les sondages sont toujours favorables : 52 % pour François Mitterrand. Je boucle, avec les experts, le dossier des premières mesures à prendre, ministère par ministère.

A la télévision, Valéry Giscard d'Estaing attaque violemment le programme de François Mitterrand et marque des points. François Mitterrand, en meeting, n'a pas vu l'émission. Tard dans la nuit, je l'appelle à son domicile pour lui faire part de mes inquiétudes. Serein, il accepte mes suggestions. Réagir, et vite.


Jeudi 7 mai 1981

Nous improvisons une réponse pour ce soir. François Mitterrand dialoguera avec Anne Sinclair, dans son émission officielle, et parlera des « sept mensonges » proférés par Giscard la veille.

Dans la nuit, Giscard obtient un nouveau droit de répondre, cette fois hors campagne, pour demain à 13 heures.


Vendredi 8 mai 1981


Dans la matinée, Gaston Defferre fait l'impossible pour obtenir un droit de réponse à l'antenne. Il appelle Jean-Marie Cavada ; j'en fais autant auprès de Jean-Pierre Elkabbach. L'un et l'autre font honorablement leur travail et acceptent. Michel Rocard se fait tirer l'oreille pour prendre la parole : « Il ne m'appelle que quand tout va très mal. »

Le général Alain de Boissieu, grand chancelier de l'ordre de la Légion d'honneur et beau-frère du Général de Gaulle, attaque violemment François Mitterrand sur son attitude pendant la guerre. François Mitterrand est très affecté. Pour la première fois, il me raconte longuement l'histoire de sa guerre, son évasion d'Allemagne en 1941. Il se souvient de chaque village où il est passé, de la vieille fille libraire à Metz qui l'a aidé, de Vichy où il créa l'Association des Prisonniers. Puis il évoque Londres où, à l'été 1943, il a refusé de signer son allégeance à la France Libre — même s'il jouait au bridge à Kensington avec le colonel Passy. Il se souvient d'Alger, en novembre 1943, où il rencontre de Gaulle qui lui propose de siéger à l'Assemblée consultative... à condition de ne pas rentrer en France et de laisser la direction de son mouvement à son neveu, Michel Charrette. Son refus, la colère du Général, son voyage jusqu'à Marrakech où il est hébergé chez Joséphine Baker, puis de Marrakech à Glasgow dans l'avion de Montgomery, puis de Londres à Paris par la Bretagne et la gare Montparnasse en mars 1944. Enfin, il raconte sa nomination dans le premier gouvernement de Gaulle en 1944, à vingt-sept ans, en charge des anciens prisonniers de guerre. Et le mot prémonitoire de De Gaulle qui, le voyant dans la salle du Conseil, rue de Solférino, s'exclame : «Mitterrand, encore vous !... »
Étrange coïncidence : en 1974, dans des circonstances à peu près semblables — l'insulte proférée par un gaulliste à la veille du second tour —, il m'avait raconté l'affaire de l'Observatoire, que ses adversaires ressortent à chaque élection. Dans les deux cas, il explique ces tentatives gaullistes pour le discréditer par son refus ancien de se ranger derrière la Croix de Lorraine.

Cependant que Rocard répond — très bien — à Giscard, François Mitterrand enregistre son dernier message télévisé de la campagne officielle. Angoisse : seul face à la caméra, il n'a droit qu'à trois prises; les deux premières sont très mauvaises... La troisième est décente.


Avant de partir pour Épinal, Mulhouse et Nantes, il se recueille devant le mémorial de la Déportation. Giscard est ce soir à Verdun, Tours, Bordeaux.


Samedi 9 mai 1981


Les sondages de ce matin, non publiés, sont sans équivoque: 52 % pour François Mitterrand. Le cocktail donné par l'hebdomadaire Le Point, qui les divulgue, réunit tout le pouvoir du temps. Premiers sourires de hauts fonctionnaires inconnus, d'ambassadeurs empesés...


Dimanche 10 mai 1981


Nous saurons plus tard que Shimon Pérès obtient ce matin du Premier ministre israélien, Menahem Begin, qu'il retarde le bombardement de la centrale nucléaire irakienne de Tamouz, prévu pour aujourd'hui, afin de ne pas peser sur les élections françaises. Double symbole : déjà le Proche-Orient, déjà l'héritage du septennat précédent...

La journée se traîne, longue, interminable. A 17 heures, rue de Solférino, se retrouvent les principaux dirigeants de la campagne : il y a là Jospin, Quilès, Poperen, Fabius, Estier, Mauroy, Bérégovoy et moi. Les mêmes — sauf Georges Dayan — qui, depuis mai 1974, tous les jeudis matin, se réunissaient chez François Mitterrand pour préparer ce moment-là, sans trop y croire. Une bande de copains, réunis par un idéal et par leur confiance en un homme, s'apprête à prendre le pouvoir dans une conjoncture on ne peut plus difficile : 14 % d'inflation, 1,5 million de chômeurs, 40 milliards de décifit extérieur, et rien pour espérer : ni l'Europe, en crise ; ni les rapports Est/Ouest, en pleine tension.
Autour d'une grande table où n'est posé qu'un seul téléphone, on rit, on attend. Les instituts de sondage vont appeler. On sait ce qu'ils vont dire. Nul n'ignore que, sauf énorme surprise, François Mitterrand sera, dans une heure, Président de la République française. Chacun des présents sait que, demain, lui-même sera quelque chose dans le gouvernement de la France. A cet instant précis, pourtant, aucun n'ose plus croire à l'évidence. Plus rien ne subsiste des disputes antérieures ni des perspectives de rivalités futures.
Le téléphone sonne enfin. Lionel Jospin, le plus rapide, décroche. On entend une voix — celle de Jérôme Jaffré, de la SOFRES, je crois : « François Mitterrand est élu : 52 %. Aucune erreur possible. » Le silence se prolonge, puis c'est l'explosion, on s'embrasse... Ai-je vraiment vu Mauroy pleurer ? Lionel Jospin appelle le candidat à Château-Chinon. Longue attente avant de l'obtenir au téléphone.
Voilà, c'est sûr, vous êtes élu.
Long silence : il est sans doute déjà au courant, mais feint l'ignorance.
Quelle histoire, hein !... Quelle histoire!
Éclats de rire. Quelques mots simples pour nous donner rendez-vous rue de Solférino, vers minuit. Il doit s'interrompre, dit-il, pour «finir son pensum » : rédiger sa première déclaration télévisée (« Au-delà des luttes politiques et des contradictions, c'est à l'Histoire qu'il appartient maintenant de juger chacun de nos actes... »)
Quilès, Jospin, Joxe déclenchent avec calme et professionnalisme l'opération prévue depuis trois semaines à la Bastille. Déjà la préfecture de police vient aux ordres. Paris bascule, et le pouvoir aussi.
Dalida téléphone du Koweït. Elle vient aux nouvelles. On les lui donne. Elle appellera tout Paris : quelques privilégiés apprendront ainsi l'élection de François Mitterrand, avant 20 heures, par un coup de téléphone en provenance du Golfe Persique !

A son arrivée rue de Solférino, vers 23 heures, François Mitterrand s'irrite de voir la foule qui a envahi son bureau. Il s'isole avec Pierre Mauroy après avoir pointé son doigt sur Pierre Bérégovoy : « Vous, je vous vois demain... à 11 heures. »
Tout est dit : les deux principaux rôles de la nouvelle République sont distribués.

Un cocktail s'étire, rue de Solférino, tandis qu'il pleut sur la Bastille. Coluche est là. Plus tard, rentrant chez lui dans la nuit, il est frappé par des inconnus.
Honteuse attaque également contre Jean-Pierre Elkabbach. Avant-goût d'épuration.

Crié sous la pluie, à la Bastille, le plus beau slogan de toute la campagne : « Mitterrand, du soleil ! » Tout y est : l'humour et la révolte, le rêve et la désillusion, comme un avertissement...



Lundi 11 mai 1981


Apprenant par la radio que Coluche a été blessé, François Mitterrand lui fait porter un mot de sympathie.
En fin de matinée, je reçois du comédien, écrite à l'encre verte, la lettre suivante :
« Cher Jacques,
J'ai été ravi de l'invitation mais comme le "cocktail" n'est pas mon mode d'expression favorite, j'aimerais vous rencontrer avec moins de monde peut-être dans la période du 5 juin au 15 août où je serais à Paris.
On fait un disque pour la rentrée si des fois tu as des slogans à faire passer nous le ferons avec plaisir. Mitterrand m'a envoyé un petit mot charmant je vais lui répondre de cette plume pour le remercier. J'espère "comme tout le monde" que cette fois j'aurai l'occasion de le rencontrer, en tout cas si vous croyez que je peux vous être utile je me met à votre disposition quelque soit la besogne avec la discrétion et le dévouement de rigueur.
A part ça, ton frère est super, à bientôt peut-être. Connaissant la demande dont font l'objet les "vedettes" je garderais le silence jusqu'à ce que tu m'appelle.
Je suis bien content de votre victoire. J'ai confiance en vous. »
Cette lettre — dont je n'ai modifié ici ni l'orthographe ni la ponctuation — m'accompagne encore. Michel, mon ami, sera, au fil de toutes ces années, l'impitoyable gardien de nos rêves. Celui qui, par ses moqueries et ses colères, poussera à bout les conformistes, refusant de croire que la misère ne puisse être mise hors la loi.


Le général Alain de Boissieu démissionne de ses fonctions de grand chancelier de la Légion d'honneur pour ne pas avoir à décorer François Mitterrand. Le général Biart le remplace.

Rue de Bièvre, François Mitterrand reçoit Pierre Bérégovoy à qui il confie le secrétariat général de la Présidence. Celui-ci est déçu : il espérait être ministre.
L'après-midi il reçoit Pierre Mauroy et lui donne les premiers noms devant figurer dans un gouvernement. Mauroy ne choisira lui-même qu'un seul ministre, Jean Le Garrec.


Avec Pierre Bérégovoy, nous nous installons à côté du siège du PS, au 5 de la rue de Solférino, dans un appartement vide, sur quelques caisses. Il y a là Jacques Fournier, Alain Boublil, Hubert Védrine, Nicole Questiaux, Michel Vauzelle, Christian Goux, Régis Debray, André Rousselet et Jean-Claude Colliard. L'État n'a pas pensé à nous fournir un lieu. Et nous n'avons rien demandé. Commence une noria de charlatans et de courtisans, de listes et d'organigrammes, d'experts et de clients. On appellera ça l'« antenne présidentielle ».

Dans l'après-midi, le Président se rend sur la tombe de Georges Dayan, au cimetière Montparnasse. Beaucoup l'accompagnent, certains pour s'y montrer.
Georges aurait dû être là. Son duo avec François Mitterrand, un soir de l'été 1978, à la terrasse de Chez Francis, Place de l'Alma, mimant la conversation entre Hitler (Dayan) et Daladier (Mitterrand) à Munich, restera un souvenir éblouissant.

Mort de Bob Marley. Deuil pour l'immense cohorte de ceux aux yeux de qui il a incarné le talent, le rêve, la rébellion. J'en suis.


Mardi 12 mai 1981


François Mitterrand déjeune avec Roger Leray (grand-maître du Grand Orient), Michel Jobert et Mario Soares.

Le directeur du Trésor, Jean-Yves Haberer, fait demander par Daniel Lebègue, son adjoint, les instructions du Président à propos de la tenue du franc, attaqué depuis quelques jours. Dévaluation ? Contrôle des changes ? François Mitterrand refuse de donner quelque instruction que ce soit avant la passation des pouvoirs : il n'est pas en charge. Dans ces conditions, Raymond Barre, informé par Haberer, refuse d'agir.
Libération reparaît après douze semaines de silence. Plusieurs journalistes, dont Max Gallo et Jean-François Revel, quittent L'Express après le licenciement d'Olivier Todd, accusé d'avoir soutenu François Mitterrand.

Jean-Paul II est grièvement blessé lors d'un attentat Place Saint-Pierre à Rome.


Mercredi 13 mai 1981


Les réactions à l'étranger ne sont pas enthousiastes. La Maison Blanche s'inquiète de l'entrée éventuelle de communistes au gouvernement. Les Américains se déclarent cependant prêts à travailler avec les nouveaux dirigeants français « pour la protection des intérêts de l'Occident et dans le but d'améliorer les relations bilatérales. Les résultats du scrutin présidentiel ont été discutés à une réunion du Conseil national de Sécurité, lundi matin, en présence du Président et du Secrétaire d'État. M. Reagan y a réaffirmé son désir de travailler avec le nouveau Président français et de le rencontrer à Ottawa lors du prochain Sommet occidental. »
L'Union soviétique, elle non plus, n'est pas particulièrement réjouie. Les dictateurs n'aiment guère le changement. Giscard était prévisible. Moscou sait que François Mitterrand a pris position pour les accords de Camp David et, surtout, pour l'installation de Pershing en RFA, en réponse à l'installation des SS 20 en URSS.
En RFA, la réaction de Helmut Schmidt est à peine plus chaleureuse. Il a perdu, en Giscard, celui avec qui il gouvernait l'Europe depuis plus de dix ans, tous deux d'abord comme ministres des Finances, puis respectivement comme Chancelier et Président.
Seuls en Europe, les Anglais détestent trop Giscard et l'axe Giscard-Schmidt pour ne pas se féliciter d'un événement qui devrait, pensent-ils, affaiblir la France.
Le Tiers Monde se réjouit lui aussi. On vérifiera plus tard que d'autres chefs d'État, en leur for intérieur, ne furent point mécontents.
Le gouvernement Barre continue d'expédier les affaires courantes. Le Président charge Pierre Bérégovoy d'organiser la passation des pouvoirs avec Jacques Wahl, secrétaire général de l'Elysée. Giscard propose qu'elle ait lieu mercredi 20 en fin d'après-midi, afin de tenir un ultime Conseil des ministres à l'heure habituelle. Sur le conseil de Lang, Rousselet et Bérégovoy, François Mitterrand fait savoir qu'il préfère que la cérémonie ait lieu un matin, et donc, constitutionnellement, le mercredi matin. Giscard accepte.


Jeudi 14 mai 1981


Contrordre, Jacques Wahl rappelle Bérégovoy : « Giscard tient à présider son dernier Conseil des ministres à l'heure habituelle et au jour habituel.» François Mitterrand hésite, puis accepte : la passation des pouvoirs aura lieu le jeudi 21 à 9 heures.


Je remets à François Mitterrand, rue de Bièvre, les dossiers préparés par l'équipe de campagne, traduisant en projets de lois et de décrets son programme de candidat. Il y a là le programme de relance économique et social, le contrôle des changes, les projets de lois de nationalisations, sur la retraite, sur la peine de mort, sur la décentralisation. Préparé depuis deux mois par une bonne moitié de la direction du Budget, le collectif budgétaire y est annexé : une relance de 30 milliards de francs, la moitié de celle de Chirac en 1975. Il refuse de l'ouvrir : « Ce sera plus tard au gouvernement de voir ça.» Sa philosophie est là. Le gouvernement gouvernera ; il présidera. Il ajoute incidemment : « Vous m'accompagnerez au Sommet d'Ottawa, n'est-ce pas ? » J'apprends ainsi que j'aurai peut-être un rôle dans la suite des événements. Rien de plus sur ce sujet. On passe à la discussion détaillée de l'organisation des cérémonies du 21 mai.



Vendredi 15 mai 1981


A l'« antenne présidentielle », au milieu des caisses et des conciliabules, déboule le chef du protocole de l'Elysée, Jean-Bernard Mérimée, venu s'enquérir des formalités de la passation des pouvoirs. Très à l'aise, il évite de donner l'impression du majordome de grand seigneur commis au milieu de parvenus. Il est tout de suite des nôtres, sans que jamais nul n'ait su ni cherché à savoir ses opinions politiques.

Au Proche-Orient, les événements s'accélèrent. L'OLP lance une importante offensive sur des villages israéliens proches de la frontière libanaise. Pour la première fois depuis la guerre de Kippour, il y a de nombreux dégâts et des victimes en Israël, qui commence à étudier comment paralyser les centres logistiques de l'OLP au Liban.


Dîner avec le Président et Jack Lang chez André Rousselet pour préparer la cérémonie du Panthéon. Le Président est précis, rigoureux, concentré. Impossible de lui parler de quoi que ce soit d'autre que de la journée du 21 mai.



Dimanche 17 mai 1981


A l'« antenne présidentielle », chacun s'affaire à répondre au courrier et à préparer des listes de toutes sortes. Un inconnu demande à me parler. Élégant, charmant, il se présente en anglais ; son nom m'est inconnu. Il me demande si le Président compte dévaluer le franc, et son avis sur l'installation des euromissiles en République fédérale d'Allemagne pour lesquels, dit-il, « les Allemands ont absolument besoin du soutien de la France ».
Je m'apprête à éconduire ce curieux — sans doute un journaliste — quand passe Claude Cheysson, qui l'embrasse avec effusion et me tire d'embarras : «Tu connais naturellement Manfred Lahnstein ? On ne présente pas le secrétaire général de la Chancellerie fédérale allemande. »
La conversation prend alors un autre tour. On s'assied sur deux caisses. Rentrant de Washington, Lanhstein est venu proposer que Helmut Schmidt se rende à Paris dimanche prochain.
Lundi 18 mai 1981


Je vois pour la première fois la feuille de change qui renseigne trois fois par jour le ministre des Finances, Matignon et l'Élysée sur les sorties de devises et les taux d'intérêt. La situation est mauvaise. Il faudrait dévaluer tout de suite, ou pour le moins prendre des mesures de contrôle des changes. Malgré la demande renouvelée de Haberer et de La Genière, gouverneur de la Banque de France, Barre s'obstine dans son immobilisme sans instructions formelles du Président élu, lequel refuse encore d'en donner.

François Mitterrand reçoit Claude Cheysson et évoque avec lui l'idée de lui confier les Affaires étrangères. Commissaire à Bruxelles, diplomate enthousiaste et encyclopédique, infatigable voyageur et bavard impénitent, Cheysson voudrait reprendre l'intitulé « Relations extérieures », choisi par Talleyrand. Jacques Delors aussi est reçu. Il n'est question de rien de particulier. Il rêvait d'être secrétaire général de l'Elysée, tout comme Laurent Fabius (qui, avant les législatives de mars 1978, se voyait secrétaire général du gouvernement). Il pense qu'il ira aux Finances. François Mitterrand effleure à peine le sujet. Christian Goux, le professeur d'économie qui nous accompagne depuis dix ans, est également reçu, cette fois à sa demande. Il suggère au Président une dévaluation immédiate. François Mitterrand ne répond rien. Goux se croit déjà ministre. François Mitterrand reçoit de nouveau Pierre Mauroy et l'informe : Cheysson aux Relations extérieures et Delors aux Finances. Jack Lang s'inquiète : on ne lui a rien demandé.

A la demande de François Mitterrand, Hubert Védrine, qui a dirigé la cellule diplomatique de la campagne, et Claude de Kémoularia, diplomate de la Quatrième République devenu banquier sous la Cinquième, font la tournée des ambassadeurs arabes à Paris pour expliquer la future politique de la France au Moyen-Orient (« Un bon contact de la France avec Israël sera dans votre intérêt. »).



Mardi 19 mai 1981


A la fin de sa dernière allocution télévisée depuis l'Élysée, Giscard se lève, tourne le dos à la caméra et quitte la pièce avant le générique final. François Mitterrand me fait part de sa surprise devant cette «insolence à l'égard du peuple ».



Mercredi 20 mai 1981


Dernier Conseil des ministres du gouvernement Barre, qui présente un « Rapport sur l'état économique et social de la France au 30 avril 1981 ». Nous n'avons pas la même conception de cet héritage : inflation, chômage, faillite des grandes entreprises, déficit extérieur, profits immobiliers, non, la France n'est pas en bon état.
L'idée surgit d'un autre rapport qui ferait le point sur l'état de la France telle que nous l'avons trouvée. Pierre Bérégovoy suggère d'en confier la direction à Pierre Mendès France. Il en parle à François Mitterrand. Pas de réponse. Le Président élu travaille seul toute la nuit à son discours de demain.




Jeudi 21 mai 1981


A 9 heures, François Mitterrand arrive a l'Élysée où il est accueilli par Valéry Giscard d'Estaing. L'entretien dure trois quarts d'heure. Giscard demande qu'on prenne soin de quelques collaborateurs, dont Jacques Wahl et Alexandre de Marenches, patron du SDECE. Il annonce la mort prochaine de Brejnev et son remplacement probable par Tchernenko, fait part des recherches secrètes menées par Elf sur de nouveaux procédés de prospection pétrolière, de l'attaque que Sadate prépare contre la Libye, et du détail des diverses formes de coopération nucléaire avec les États-Unis. Il lui transmet les procédures d'emploi de l'arme nucléaire.
Valéry Giscard d'Estaing: On est prisonnier ici.
François Mitterrand : Vous n'avez commis qu'une seule erreur dans votre campagne, celle de vous représenter.

Les membres de l'« antenne présidentielle » s'éparpillent dans les bureaux. Pas moi. Nul, hormis Pierre Bérégovoy qui vient d'être nommé secrétaire général de l'Elysée, n'a de titre à le faire. A la demande de Bérégovoy, Jacques Fournier s'installe dans le bureau jouxtant le sien, au premier étage. André Rousselet lorgne sur le bureau d'angle qu'occupait Giscard. Alain Boublil a choisi le sien et Michel Vauzelle se voit dans celui du porte-parole. Tout est vide, sauf un coffre où l'on trouve la moitié d'un billet de 500 francs déchiré.
Dans le grand bureau central du premier étage, celui qu'occupèrent Pompidou et de Gaulle, le Président reçoit Marceau Long, secrétaire général du gouvernement en poste depuis trois ans, et signe le décret de nomination de Pierre Mauroy, qui s'installe à Matignon.
Puis il descend pour la cérémonie d'intronisation au cours de laquelle il doit prêter serment devant Roger Frey et l'ensemble des corps constitués : « Que cet homme soit devenu président du Conseil constitutionnel et que ce soit devant lui que j'aie à prêter serment dit tout de ce régime... »
Il prononce alors son discours :
« En ce jour où je prends possession de la plus haute charge, je pense à ces millions et ces millions de femmes et d'hommes, ferment de notre peuple, qui, deux siècles durant, dans la paix et la guerre, par le travail et par le sang, ont façonné l'Histoire de France, sans y avoir accès autrement que par de brèves et glorieuses fractures de notre société.
C'est en leur nom d'abord que je parle, fidèle à l'enseignement de Jaurès, alors que, troisième étape d'un long cheminement après le Front populaire et la Libération, la majorité politique des Français démocratiquement exprimée vient de s'identifier à sa majorité sociale.
J'adresse mes vœux personnels à M. Valéry Giscard d'Estaing. Mais ce n'est pas seulement d'un homme à l'autre que s'effectue cette passation de pouvoirs, c'est tout un peuple qui doit se sentir appelé à exercer les pouvoirs qui sont en vérité les siens.
De même, si nous projetons notre regard hors de nos frontières, comment ne pas mesurer le poids des rivalités d'intérêts et les risques que font peser sur la paix de multiples affrontements ? La France aura à dire avec force qu'il ne saurait y avoir de véritable communauté internationale tant que les deux tiers de la planète continueront d'échanger leurs hommes et leurs biens contre la faim et le mépris... »
François Mitterrand fait le tour des invités et embrasse Pierre Mendès France (« Sans vous, rien de tout cela n'aurait été possible »). Il ne lui a pourtant jamais pardonné de ne pas l'avoir avisé, en 1954, des calomnies du commissaire Dides qui l'avait accusé dans l'« Affaire des fuites ».
Puis le Président monte à l'Arc de Triomphe. On découvre un intrus, hilare, parmi les personnes conviées. Comment a-t-il pu parvenir jusque-là ?

A Matignon, Michel Rocard conseille à Pierre Mauroy de dévaluer ou de faire sortir le franc du SME, « pour prendre du champ ». Mauroy hésite et téléphone à François Mitterrand, revenu à l'Elysée. Il lui parle de dévaluer. Le Président refuse : « On ne va pas mêler les genres ni brouiller les images. Cela peut attendre une semaine. » Le Premier ministre propose alors d'instaurer le contrôle des changes. François Mitterrand accepte.

François Mitterrand n'a pas encore décidé où installer son bureau : au rez-de-chaussée, où il a toujours connu les Présidents de la IVe République ? Dans celui du Général de Gaulle, au premier étage, comme Michel Vauzelle le lui conseille ? Mais il n'en aime ni les meubles, ni les issues, ni l'exposition. Dans l'ensemble, il trouve l'Elysée trop petit — «C'est la plus petite résidence présidentielle d'Europe » — et rêve d'un déménagement aux Invalides.

Un déjeuner réunit deux cents invités. L'intrus, devenu pique-assiette, est encore là, présentant chacun à tout le monde. Roger Hanin, à qui un serveur sert trop de foie gras, s'exclame : « Ça suffit! Vous savez, il m'est déjà arrivé d'en manger avant aujourd'hui ! »
Le café est servi sur la terrasse. Le délicieux Paul Guimard me glisse : « Dépêche-toi de finir, la salle est réservée pour l'après-midi. » Chacun se sent, ici, perçu comme un parvenu. Plus tard, les diplomates diront à l'un de leurs collègues démis de ses fonctions pour incompétence unanimement reconnue : « Te rends-tu compte, mon pauvre ami, même les socialistes t'ont trouvé vulgaire ! »

Au début de l'après-midi, le Président me fait appeler. Comme toujours, tout en feuilletant son courrier, il réfléchit à haute voix :
« Cela va être dur. Très vite, la droite va se reprendre et les illusions de la gauche vont se dissiper. Il faut dissoudre l'Assemblée. Rocard, Badinter et Colliard sont contre. Mais les juristes ne comprennent jamais rien à la politique. Ils veulent que la droite renverse d'abord un gouvernement que je nommerai ! On ne peut attendre. Il faut nous donner vite les moyens de gouverner ; sinon, l'enthousiasme retombera et on ne pourra installer nos réformes. »
Il tombe sur un télégramme de félicitations de Juan Carlos.
Comme c'est gentil ! J'aimerais lui parler. Vous pouvez voir ça?
Je passe à côté, dans le secrétariat vide dont le pupitre téléphonique m'est étranger. Tâtonnant, je trouve une touche reliant au standard. Je m'entends dire :
Le Président de la République voudrait parler au Roi d'Espagne...
La réponse vient, calme et claire :
Je vous le passe sur quel poste ?
Si bien peu d'erreurs furent commises cette année-là, c'est parce qu'il y avait partout des hommes qui, comme ce standardiste, surent assurer à leur poste la continuité de l'État.
Le Roi d'Espagne dit au Président : « J'espère que vous, vous n'avez pas de conseils à me donner ! », faisant là allusion aux innombrables recommandations, inutilement paternalistes, de son prédécesseur à l'Élysée.
Puis François Mitterrand me demande d'aller déposer une rose sur la tombe de Léon Blum, un peu plus tard dans l'après-midi, à l'heure où il en déposera une sur celles de Jean Moulin, de Victor Schoelcher et de Jean Jaurès.

Le président part pour l'Hôtel de Ville. Reçu par Jacques Chirac, il lui fait part de son idée d'une Exposition universelle à Paris pour 1989. Il me dira en revenant : « L'État doit toujours se méfier du maire de Paris. N'oubliez jamais Étienne Marcel ! »

A Matignon, Pierre Mauroy rencontre Jacques Delors et le gouverneur de la Banque de France, Renaud de La Genière. Ils parlent contrôle des changes.

Une voiture de l'Élysée m'emmène vers Jouy-en-Josas. Elle roule à contre-sens sur les Champs-Élysées, gyrophare clignotant et sirène hurlante. Premier contact choquant avec les petits signes extérieurs du pouvoir. Plus tard, à l'issue d'un dîner apparemment désintéressé, un des hommes les plus riches et les plus puissants de Paris me demandera — évidemment en vain — la faveur de pouvoir équiper d'un gyrophare son véhicule personnel.

A N'Djamena, le Colonel Kadhafi et le Président Goukouni Oueddeï ne parviennent pas à s'entendre. Le gouvernement tchadien, protégé par les armées libyennes occupantes, vacille.

Cette nuit, aucun collaborateur du Président n'assure de permanence : on ne nous a pas encore expliqué qu'il en fallait une. Les militaires de l'état-major particulier, toujours là, s'en chargent.


Vendredi 22 mai 1981


Gaston Defferre tient absolument à être ministre. Il est le plus jeune d'esprit de tous les postulants. La présidence de l'Assemblée, que François Mitterrand lui suggère, ne le tente pas du tout. Maurice Faure, au contraire, ne souhaite absolument pas être au gouvernement. Il sera garde des Sceaux. Rocard rêve de l'Éducation nationale, il aura le Plan. Savary songe aux Affaires étrangères, il recevra l'Éducation nationale. François Mitterrand refuse à Jacques Delors de se choisir un secrétaire d'État au Budget et lui impose Laurent Fabius comme ministre-délégué. La plupart des autres ministres, dont Jack Lang, apprendront leur nomination par la radio.

Conformément à la Constitution, François Mitterrand reçoit Alain Poher, qu'il n'apprécie guère, et Jacques Chaban-Delmas, qu'il respecte. Il les consulte pour la forme, puis dissout l'Assemblée.
La droite, assommée par sa défaite, crée l'Union pour la Nouvelle Majorité et annonce des candidatures uniques dans plus des trois quarts des circonscriptions.

Chacun escompte une dévaluation pour demain. Resserrement du contrôle des changes. Le taux directeur de la Banque de France passe à 22 %.
Le Président me demande d'être son « Conseiller spécial ». Plusieurs me jureront qu'ils lui ont soufflé l'idée de ce titre. Il ajoute : « Vous occuperez le bureau d'à côté » — celui où se tenaient les aides de camp de De Gaulle.
Je m'installe. Dans le tiroir de droite, je trouve un mot très amical de François Polge de Combret qui occupait ce bureau sous Giscard, comme s'il avait prévu qu'il me serait destiné. Le tiroir de gauche est plus court : le bureau fut celui de tous les Présidents de la République jusqu'à Vincent Auriol, lequel y avait fait dissimuler le magnétophone qui lui permit ultérieurement d'alimenter ses mémoires.




Samedi 23 mai 1981


Première — et dernière — réunion du « cabinet » de François Mitterrand dans son propre bureau. Il y a là Pierre Bérégovoy, André Rousselet, Michel Vauzelle, Nathalie Duhamel, Hubert Védrine, Alain Boublil, Jacques Fournier.
Le Président : « Le cabinet n'existe pas. Chacun de vous est mon collaborateur direct. »
Jacques Fournier visite l'Élysée en quête d'un bureau convenable. Stupeur : en dehors des quatre du premier étage, tous les autres bureaux des collaborateurs sont sales et sinistres. Il y avait en somme ici la demeure du Prince et les « communs ».
Delors se démène pour obtenir que, dans les décrets d'attributions, Laurent Fabius lui soit subordonné. En vain.




Dimanche 24 mai 1981


François Mitterrand accepte la suggestion de Claude Cheysson d'envoyer deux ambassadeurs en mission dans le monde arabe : Serge Boidevaix se rend à Amman, Jacques Andreani au Caire. Le premier deviendra ensuite ambassadeur à Delhi, l'autre directeur des Affaires politiques. Deux grands professionnels qui contribuent à remettre le Quai en marche, avec Claude Cheysson.

Charles Hernu obtient de François Mitterrand le report des essais nucléaires à Mururoa.


Helmut Schmidt est à Paris. François Mitterrand et lui se rencontrent pour la première fois depuis 1977. Schmidt qui, en février, avait déclaré en public : « La victoire de Mitterrand ? Ne me parlez pas de malheur ! », réaffirme la solidarité monétaire franco-allemande. Il réclame le soutien de la France à l'installation en Allemagne des Pershing américains, prévue en décembre 1983 en réponse à l'installation par l'URSS, à partir de 1977, de SS 20 en Europe de l'Est. A l'initiative de Schmidt, l'OTAN avait décidé en 1979 de placer les Soviétiques devant ce marché : soit ils retirent leurs SS 20, soit l'OTAN déploiera, à partir de décembre 1983, 108 Pershing Il en Allemagne, d'une portée de 1 800 km, et 464 missiles de croisière (d'une portée de 2 500 km) en Grande-Bretagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique et en RFA, chacun équipé d'une tête nucléaire.
Schmidt avait demandé au Président Carter — qui avait accepté — de prendre cet engagement. Giscard avait tergiversé, redoutant d'entraîner la France dans les négociations de désarmement entre Américains et Soviétiques.
Ce soir, François Mitterrand accepte : la solidarité franco-allemande sera la clé de sa politique étrangère. Si Schmidt lui avait demandé de prendre une attitude hostile au déploiement des Pershing, comme le réclament les sociaux-démocrates pacifistes, peut-être l'aurait-il fait aussi pour raison de solidarité. Il plaide cependant pour qu'une négociation entre les deux Grands aboutisse à ne pas les installer.
225 SS 20 sont actuellement déployés, dont les deux tiers visent l'Europe. Le temps de vol des Pershing II (six à huit minutes) pour atteindre l'URSS depuis l'Europe est du même ordre que celui des missiles stratégiques tirés depuis les sous-marins soviétiques quand ils sont proches des côtes des États-Unis. Moscou restera hors d'atteinte de deux tiers des Pershing.
Après le dîner, le Président fait un compte rendu de cet entretien à quelques-uns de ses collaborateurs. Il le refera rarement.



Lundi 25 mai 1981

Deux avocats, tout sourires, traversent mon bureau pour entrer dans celui de François Mitterrand : ils viennent sans angoisse solliciter la grâce de Philippe Maurice, condamné à mort il y a deux ans pour le meurtre d'un policier. Six autres condamnés attendent leur exécution. François Mitterrand les graciera l'un après l'autre jusqu'à l'abolition de la peine capitale.

Suivant le conseil de son frère, le général Mitterrand, président de la SNIAS, François Mitterrand nomme le général Saulnier chef de son état-major particulier : « On ira ensemble au PC Jupiter. Mais est-ce urgent ? Puis je prendre deux ou trois jours? » Saulnier : «Non, ce n'est pas urgent. En cas de nécessité, tout est prévu. »

Le Président envoie son frère à Ryad remettre un message au Roi Khaled. Celui-ci invite le Président à se rendre en Arabie Saoudite « au plus vite ».

Le franc se stabilise. Les taux d'intérêt nominaux et réels sont, dans tous les pays, égaux ou proches de leurs records historiques. Et la réappréciation considérable du dollar (+ 36 % en un an par rapport au mark) provoque l'équivalent d'un troisième choc pétrolier en Europe. Les exonérations fiscales décidées par Reagan risquent d'obliger les États-Unis à maintenir longtemps encore les taux d'intérêt à des niveaux insupportables.

Dans une note, Gaston Defferre signale au Président «l'urgence et l'extrême gravité du problème au Pays basque ». Il réclame une réunion rapide sur ce sujet.


Mardi 26 mai 1981


Des hommes neufs, n'ayant pas la moindre idée des rouages de l'État, s'installent à l'Elysée. Autour du Président, quatre équipes s'organisent. Celle d'André Rousselet, chargé des affaires policières et des médias. Celle de Pierre Bérégovoy, chargé des rapports avec l'administration et le gouvernement. La mienne, chargée des sommets internationaux et « d'avoir des idées ». Enfin, l'état-major particulier que dirige le général Saulnier. Avec moi, quatre collaborateurs : Jean-Louis Bianco, Pierre Morel, Ségolène Royal et François Hollande.
Pierre Mauroy choisit comme directeur de cabinet Robert Lion, inspecteur des Finances spécialiste du logement social, et comme directeur adjoint Jean Peyrelevade, un polytechnicien qui le conseille depuis dix ans.

Gaston Defferre obtient l'accord du Président pour suspendre les expulsions d'étrangers, sauf en cas de « nécessité impérieuse d'ordre public ».

A Ryad, le général Mitterrand est reçu par le Prince héritier Fahd. « La visite du Président en Arabie Saoudite, précise celui-ci, est acquise à la condition qu'elle constitue le premier déplacement du Président dans cette région. » Par ailleurs, «l'Arabie Saoudite souhaite recevoir tous apaisements en ce qui concerne le maintien des conditions actuelles d'investissement et de dépôt de fonds privés saoudiens dans les secteurs économiques français ».


Mercredi 27 mai 1981


A 9 heures, juste avant le premier Conseil des ministres du premier gouvernement Mauroy, le Président reçoit le Premier ministre avec le secrétaire général de l'Élysée et celui du gouvernement pour confirmer l'ordre du jour. Il le fera désormais tous les mercredis. Une fois l'ordre du jour fixé, les deux secrétaires généraux laissent le Président et le Premier ministre en tête à tête.
Vers dix heures, François Mitterrand descend au Conseil avec Pierre Mauroy. Il impose ses règles aux ministres : « Ne pas lire de notes, ne pas prendre de notes. Pas de dialogues entre ministres. » Il veut un Conseil lisse et formel. C'est pour lui un lieu solennel de décisions, pas un lieu de discussion. Il s'y ennuie et écoute rarement ce qui s'y dit. Parfois, il prête l'oreille sans en donner l'impression. En partie A, les ministres présentent les lois et décrets pour décision ; en partie B, les nominations (Alexandre de Marenches est nommé ce jour-là au Conseil d'État, comme Giscard l'a demandé) ; en partie C, les projets futurs du gouvernement sont discutés sans donner lieu à décision.
Le Président reçoit ensuite à déjeuner les principaux dirigeants socialistes : Mauroy, Joxe, Bérégovoy, Jospin, Defferre, Quilès, Mermaz, Estier. Il fera désormais ainsi tous les mercredis.


Dans l'après-midi, le Président apprend par Gaston Defferre, lui-même informé par la DST, l'existence d'un agent secret travaillant pour Paris sous le nom de code « Farewell ». Cet agent communique à la France des documents manuscrits essentiels émanant de Brejnev et du chef du KGB, Andropov. Par peur des fuites, les espions du SDECE, qui dépendent de la Défense, n'ont pas été mis au courant par la DST. Saulnier lui-même cachera l'existence de cette source à sa propre hiérarchie aux Armées. « Farewell » travaillera encore pour nous pendant plusieurs années, jusqu'à ce qu'une passion amoureuse le conduise à se démasquer. Arrêté pour crime passionnel, il avouera tout et sera fusillé. Telle sera en tout cas la version officielle.


Ensuite, François Mitterrand visite, sous les jardins de l'Élysée, le PC Jupiter d'où le Président contrôle les forces nucléaires et leur maniement. Saulnier lui explique aussi le rôle du poste souterrain de Taverny où sont regroupées les commandes du gouvernement en cas de crise.
Radieux, Jack Lang assiste à son premier festival de Cannes. L 'Homme de fer d'Andrzej Wajda reçoit la Palme d'Or. La Pologne annonce ainsi son retour dans l'histoire de l'Europe.


Jeudi 28 mai 1981


Les responsables de l'enseignement catholique affirment que leurs établissements sont mis en danger par le projet annoncé du Président visant à unifier enseignement privé et enseignement public.
Les principaux théâtres d'opérations intérieurs et extérieurs des cinq années à venir — le franc, l'école, les euromissiles, la Pologne, le Liban, le Tchad — sont ainsi en place.


Vendredi 29 mai 1981


Gaston Defferre installe une commission chargée de réglementer les écoutes téléphoniques.

François Mitterrand : « Mon septennat se déroulera en trois phases : une brève période d'euphorie, une longue période difficile, et une fin plus facile, car enfin la crise ne peut pas durer encore sept ans ! » Il n'évoque pas l'hypothèse d'une « cohabitation » possible après 1986.
Il décide de son programme de voyages à l'étranger. Son intention est toujours d'aller en Israël avant de se rendre en Arabie Saoudite, puis ce seront les Etats-Unis. Il écrit au Roi Khaled pour accepter son invitation sans s'engager à ce que ce soit son premier voyage dans la région. Dans sa lettre, il insiste sur le rôle propre que doit jouer à son avis l'Arabie Saoudite non seulement dans la région, mais dans la politique mondiale :
« Il lui revient une part essentielle de responsabilité dans le maintien des équilibres indispensables au développement des peuples et à leurs échanges. Je suis convaincu que nos deux pays peuvent ensemble animer, dans un monde en mutation profonde, une politique à la fois généreuse et réaliste au service de la justice et du progrès... Sur le plan régional, la politique de modération et de réalisme de votre pays constitue un facteur déterminant de stabilité... »



Lundi 1er juin 1981

André Rousselet annonce à Xavier Gouyou-Beauchamps son éviction de la Sofirad. Pénible moment. Élégante réaction d'un homme de qualité qui saura mettre son intelligence au service d'ambitions plus hautes.

Le courrier commence à s'accumuler sur le bureau du Président. Chaque soir amène décrets, notes, requêtes, recours en grâce... Il paraphe tout lui-même, des heures durant.
Ce soir, le Président signe, sans le lire en détail, un projet de lettre au Roi Hussein de Jordanie préparé par le Quai d'Orsay et décrivant le cadre de son action — celle que le Quai voudrait lui voir adopter — au Proche-Orient. Le nom d'Israël n'y est même pas mentionné ; la Déclaration de Venise — qu'il a pourtant condamnée pendant la campagne électorale — y est confirmée :
« Jamais la France ne portera sur le monde arabe un regard indifférent. Jamais elle ne fera abstraction des aspirations des peuples qui le composent. C'est sur la base de cet héritage de connaissance mutuelle, et en fonction des réalités profondes qui caractérisent chaque pays du Moyen-Orient, que la France s'efforcera de traduire dans les faits les grands principes universels qui, plus que jamais, doivent guider l'action internationale (...).
Il en est ainsi du peuple palestinien. La France s'est prononcée sur ce sujet en son nom propre et elle l'a affirmé de nouveau, avec ses partenaires de l'Europe des Dix, dans le cadre de la Déclaration de Venise. Vous savez de plus que je me suis moi-même, à différentes reprises, exprimé clairement sur ce sujet. Mon gouvernement veillera à ce que la politique de la France, au sein de la Communauté internationale, s'exerce dans ce sens.
La sécurité des États signifie que tous les États du Proche et Moyen-Orient, tels que reconnus par la Communauté internationale, doivent pouvoir vivre en paix dans des frontières sûres, reconnues et garanties. L'application de ce principe est, aux yeux de la France, indissociable de l'application du principe précédent. C'est seulement par leur mise en œuvre conjuguée que l'on parviendra à établir au Moyen-Orient une situation conforme au droit international, aux aspirations des peuples et tenant compte des droits légitimes de toutes les parties concernées. »
Cette lettre, qui aurait pu être signée par son prédécesseur, sert aussi de modèle à celles envoyées ce même jour à Saddam Hussein et au Président Sadate.

Le programme économique de relance de Jacques Delors est celui préparé durant la campagne. La hausse du SMIC sera de 10 %. Au total, moins de 3 % du Budget (30 milliards), soit la moitié de la relance effectuée par Jacques Chirac en 1976. On en escompte un peu plus d'emplois et de justice sociale. On craint beaucoup plus une poussée de l'inflation que le déficit extérieur.



Mardi 2 juin 1981

Le Président tchadien Goukouni Oueddeï forme un nouveau gouvernement dont le Premier ministre est M. Djidingar, originaire du Sud et opposant au colonel Kamougué. Les Libyens sont toujours à N'Djamena.

Faut-il remplacer tous les titulaires aux principaux postes de l'État? « Pas de chasse aux sorcières », dit le Président qui demande qu'on s'en tienne à quelques préfets et aux deux ou trois hommes politiques mis en place dans l'audiovisuel.
On établit la liste des postes à pourvoir avant la fin de l'année — soit qu'il y ait vacance du poste, soit que le titulaire parte à la retraite, soit qu'il souhaite lui-même s'en aller. Dans l'ordre des urgences et de l'importance relative : Budget, Douanes, Impôts, Trésor, Police, Télécommunications, Postes, Aviation civile, Relations économiques extérieures, Production et Échanges agricoles, Universités, gouverneur de la Banque de France, secrétaire général de l'Education nationale, secrétaire général des Relations extérieures, secrétariat général de la Coopération interministérielle pour les questions européennes, délégué à l'Aménagement du Territoire, commissaire au Plan, directeur général de la Caisse des Dépôts, président de la RATP, des Charbonnages de France, de l'Agence France-Presse, de l'Institut du Développement industriel.
Le Président demande à Pierre Mauroy de se préparer à soumettre au plus vite au futur Parlement toutes les réformes sociales et toutes les nationalisations : « Si on ne le fait pas maintenant, on ne le fera jamais. Mais cela doit être fait avec réalisme économique. » Le Premier ministre exhorte les partenaires sociaux à la « progressivité » et à la « rigueur » dans les mesures à prendre.



Mercredi 3 juin 1981

Le Conseil des ministres décide la hausse du SMIC (10 %), des allocations familiales (25 % au 1er juillet), des allocations logement, du minimum vieillesse... Jacques Delors me dit être « surpris et soulagé » que ces mesures — exactement celles préparées avant le 10 mai — n'aillent pas plus loin.
Ce programme, selon les modèles disponibles, conduira à une très faible amélioration de la croissance en 1981, et un peu plus forte en 1982, à une reprise faible de l'investissement des entreprises mais relativement forte de la consommation des familles, à une stabilisation de l'inflation et du chômage (à un million et demi de chômeurs à la fin de 1982), mais également à une aggravation moyenne du déficit extérieur en 1981, qui deviendra très forte en 1982, et à un déficit considérable du Budget et de la Sécurité sociale en 1982 (plus de 4 % du PIB au lieu de 2 % aujourd'hui).
Il faudra donc ultérieurement un autre plan, de plus grande ampleur : à la fois pour lutter contre le chômage (par la relance de l'investissement public et privé, par la réduction de la durée du travail), pour diminuer le déficit extérieur (par une forte incitation à la reconquête du marché intérieur) et pour réduire le déficit budgétaire (par une réforme de la fiscalité et de la Sécurité sociale).

Après déjeuner, le Président reçoit Georges Fillioud et Pierre Mauroy qui lui parlent de nominations dans l'audiovisuel. François Mitterrand : « Il faut prendre son temps. Je ne veux pas de licenciements excessifs. Ne doivent partir que ceux qui sabotent ! » Il demande à Fillioud d'obtenir la démission des présidents de chaînes.


François Mitterrand continue d'écrire aux dirigeants du Proche-Orient. Mais il relit maintenant de très près les projets de lettres avec Hubert Védrine avant de les parapher. Il apporte ainsi une modification significative à la lettre à Hafez el Assad préparée par le Quai d'Orsay : au lieu de la formule « aux aspirations des peuples... », il écrit : « permettant de régler le problème des relations entre l'État d'Israël, tel que reconnu par la Communauté internationale, et les pays arabes voisins ». Il vient de se rendre compte que les projets qu'il a signés jusqu'ici ne lui convenaient pas ! Échaudé, il retravaille notamment le projet de lettre destinée au Premier ministre israélien, Menahem Begin. Cette lettre devient :
« La France ne s'est pas contentée d'apporter un soutien déterminant à la décision de la Communauté internationale qui, en reconnaissant l'État d'Israël, a voulu pallier une des plus douloureuses injustices de l'Histoire. Par une coopération substantielle, elle a été parmi les nations qui ont le plus contribué à l'essor du nouvel État. Depuis lors, Israël a trouvé de nombreux partenaires dans la Communauté internationale, et le dialogue avec la France, parfois assombri, quoique jamais interrompu, par le traumatisme de deux conflits majeurs et par les divergences qu'ils ont amenées, doit retrouver sa vocation originelle. Aujourd'hui, je voudrais que la compréhension entre les États redevienne ce que l'amitié entre les peuples n'a jamais cessé d'être.
J'ai la conviction profonde que les règles de droit doivent constituer la trame des rapports entre les nations. Dans ses rapports avec Israël, les États et les peuples de la région, la France s'y conformera. Ainsi sera réaffirmée et garantie à l'État d'Israël la pleine jouissance de ses droits, et d'abord de son droit de vivre en paix et en sécurité dans des frontières sûres, reconnues et garanties, tout en établissant avec ses voisins des relations harmonieuses fondées sur le respect mutueL Un règlement de paix qui n'assurerait pas sa sécurité ne serait conforme ni à l'équité, ni aux réalités du Proche-Orient.
Dans le code de conduite des Nations, la sécurité des États va de pair avec la justice pour les peuples. Ce principe signifie que chaque peuple a le droit de déterminer son destin, d'exprimer sa volonté nationale et de consacrer, par son adhésion librement exprimée à l'organisation politique de son choix, le sentiment de son identité et de sa culture.
C'est pourquoi je suis préoccupé par la situation du peuple palestinien. Vous savez que j'ai approuvé les accord de Camp David et que j'ai exprimé à de multiples reprises mon souhait de voir le peuple palestinien disposer d'une patrie. La position d'Israël est à cet égard déterminante. »
Plus question de la Déclaration de Venise... Dans la soirée, il fait retaper cette lettre à Begin, mais s'abstient encore de la signer.

Dans la nuit, en représailles contre les attaques visant les kibboutz du Nord, l'aviation puis la marine israéliennes bombardent deux bases palestiniennes au Liban, l'une près de Tyr, l'autre au nord de la ville de Tripoli.


Jeudi 4 juin 1981

Au contraire de Pierre Mauroy qui n'aime pas lire de notes et préfère réfléchir à haute voix, François Mitterrand exige de ses collaborateurs et des ministres des notes brèves : deux à trois pages au maximum, sauf cas exceptionnel. S'il annote d'un « vu », cela signifie en général « trop long », ou « pas mon affaire ». S'il entend décider, il annote alors la première page de façon précise et détaillée.
Claude Cheysson, Jack Lang et Pierre Bérégovoy excellent rapidement dans la rédaction de notes courtes et claires.


Première discussion avec le Président sur la préparation du prochain Sommet des Sept à Ottawa. François Mitterrand : « Les Sommets précédents n'ont servi à rien, ni dans les rapports entre les Sept, ni dans les rapports entre les pays développés, ni dans le dialogue Nord/Sud. Je voudrais aborder des problèmes autrement : en mettant la politique en première ligne, en faisant de l'emploi la première des priorités économiques, en ayant une vision réaliste mais généreuse des relations internationales. Je n'aime pas ces réunions où les Etats-Unis réunissent leurs clients, contraints de tout accepter d'eux, sans règle. »
Il approuve une note où l'on peut lire : « Nos propositions seront une relance concertée de l'économie mondiale par la réduction des inégalités, par la réduction des taux d'intérêts mondiaux, par une aide générale et massive aux pays les moins avancés, par l'augmentation des dépenses de recherche en matière d'économies d'énergie, d'énergies de substitution, d'agriculture et de réseaux de communication, en mettant la technologie au service et à la disposition des pays les moins avancés. On proposera un code de bonne conduite des multinationales, un plan mondial pour l'emploi des jeunes, une organisation volontariste des échanges internationaux, une préparation concertée du Sommet de Cancún.»

Claude Cheysson part pour Washington rencontrer le secrétaire d'État américain, le général Haig. Beaucoup croient qu'il va y annoncer l'entrée prochaine des communistes au gouvernement. Il n'en est rien. De toute façon, il ne connaît pas les intentions du Président en la matière. Il résume à Haig la position de la France sur l'Alliance atlantique : « Elle est fondamentale, parce que nous défendons certains grands concepts, et nous sommes ainsi aux côtés des Américains. » Haig évoque la participation des communistes à la majorité présidentielle, mais à aucun moment leur entrée au gouvernement. « Reagan, dit-il, souhaite envoyer le vice-président Bush en France.» Cheysson téléphone l'information à l'Élysée, qui propose deux dates, le 24 juin et le 6 juillet. Bush choisit le 24 juin. Cheysson fait remarquer à Haig que ce sera le mercredi suivant le second tour des élections législatives en France, et le jour de la première réunion d'un éventuel nouveau gouvernement. « Pas de problème. »

Un peu plus tard se tient à l'Élysée la première réunion préparatoire à un Sommet européen, celui de Luxembourg, dans un mois. Les hauts fonctionnaires nous expliquent ce qu'est un « dossier du Président u : des fiches par thèmes émanant des ministères, précédées d'une note de synthèse préparée par ses collaborateurs.
Sur le fond, l'appréciation est pessimiste. Le Marché commun est moribond : de trop nombreux pays rassemblés autour de trop rares intérêts communs ; une montée des égoïsmes qui vide les Sommets européens de toute substance. Alors que Washington et Tokyo ont déjà réglé entre eux plusieurs problèmes épineux, les pays européens ne se sont encore mis d'accord ni sur la réponse aux critiques des Américains (agriculture et crédits à Est), ni sur celles à adresser aux États-Unis (sur les taux d'intérêt) et au Japon (sur l'automobile et la construction navale). L'Angleterre, désindustrialisée, ne pense qu'à obtenir une réduction de sa contribution au budget communautaire. L'Allemagne, menacée d'un impossible neutralisme, s'engage dans une fuite en avant institutionnelle. Leur coalition est le plus grand péril qui nous menace.
Le Président veut prendre une initiative sociale européenne. On lui conseille de proposer la tenue de Conseils conjoints économiques et sociaux, de faire étudier la réduction du temps de travail à trente-cinq heures dans l'ensemble de la Communauté, et l'harmonisation de la protection sociale. Il lance l'expression « espace social européen ».

Ce soir, dîner chez Claude Cheysson pour faire mieux connaissance avec les mêmes hauts fonctionnaires : bien peu étaient des nôtres dans les années d'opposition. Rares sont ceux qui s'opposent publiquement à nous, tel cet ambassadeur, collaborateur du Président précédent, à qui ses insultes proférées à notre encontre vaudront d'obtenir et de conserver pendant dix ans l'un des postes les plus convoités de la diplomatie, celui d'ambassadeur à l'OTAN. Les autres nous apprendront notre métier. La droite leur reprochera d'ailleurs de s'être « commis » (étrange, comme ce mot revient !...) avec la gauche. Sans eux, l'alternance n'aurait pu être sans failles.
J'apprends d'eux, ce soir, l'existence de « représentants personnels » des chefs d'État, ou sherpas, qui gèrent la préparation des Sommets. Le sherpa américain, Myer Rashish (un homme d'affaires, transfuge des démocrates, recruté comme secrétaire d'État adjoint aux Affaires économiques), a déposé, me dit-on, une très longue note demandant que le Sommet d'Ottawa décide d'un blocage des échanges économiques Est/Ouest.
Par ailleurs, l'enjeu majeur du prochain Sommet des Sept est de savoir si on lancera des « Négociations Globales », aux Nations-Unies, entre le Nord et le Sud. Cela permettrait à l'Assemblée générale, où le Tiers Monde est dominant, de reprendre un peu du pouvoir qu'exercent le FMI et la Banque mondiale, au sein desquels les États-Unis exercent un droit de veto. Ces « Négociations Globales » devraient se dérouler en trois phases : une phase de définition des objectifs à l'Assemblée générale, une phase de négociations détaillées au sein des institutions spécialisées, une phase finale de constatation des résultats à l'Assemblée. Il importe de trouver, à Ottawa, le moyen de finaliser cela. Le nouvel ordre international semble à portée de main.
Nous caressons l'idée de préparer des propositions pour Ottawa sur des sujets jamais évoqués au cours de tels Sommets : code des multinationales, coordination financière en matière de taux d'intérêt, coopération technologique, durée et conditions de travail (une charte internationale des droits sociaux de l'homme), rapports entre pays développés riverains de l'Atlantique et pays développés riverains du Pacifique, dissémination du nucléaire civil...
Il faut désigner un sherpa pour représenter le Président à la prochaine réunion. Celui du Président Giscard d'Estaing, Georges Clappier (par ailleurs allié lointain du nouveau Président de la République !...) a élégamment démissionné. Claude Cheysson évoque les noms de Pierre Mendès France et de François Bloch-Lainé.



Vendredi 5 juin 1981

Journée de liquidation de l'héritage : François Mitterrand demande à Pierre Mauroy de rapporter la directive du 9 mai 1980 de Raymond Barre par laquelle la France acceptait de se soumettre au boycott décidé par certains pays arabes à l'encontre d'Israël.


Après les bombardements israéliens sur le Sud-Liban, le Président Mitterrand ne signe pas la lettre qu'il avait écrite à Menahem Begin. Mais il reste plus que jamais décidé à effectuer en Israël son premier voyage officiel à l'étranger. A sa demande, Claude Cheysson propose à son homologue israélien, Itzhak Shamir, d'envoyer des experts français à Jérusalem expliquer que la centrale irakienne de Tamouz, construite par la France, sera rendue inoffensive en remplaçant l'uranium enrichi par un combustible inutilisable militairement, dit « caramel ». Autre problème épineux hérité de l'ancien gouvernement.

Encore l'héritage : en Corse, des discussions s'ouvrent entre Defferre et le FLNC. Defferre propose une trêve en échange de l'amnistie (dans le cadre de l'amnistie générale présidentielle que prépare la Place Vendôme).

Le Président inaugure le Salon aéronautique du Bourget. Saulnier a cru utile de faire dire que le Président n'aimerait pas voir d'armes équiper les appareils. « On » en a conclu qu'il fallait les désarmer. La presse ricane. « Absurde, ridicule, excès de zèle!» dira le Président, constatant les dégâts. Qui est ce « on»? Chacun repassera à l'autre la responsabilité de la décision. Jean Glavany, chef de cabinet à l'Elysée, chargé de préparer les visites en France, écope ainsi de sa première réprimande, alors qu'il n'y est pour rien. Il part diriger la première mission préparatoire à un voyage du Président en province, dans la Drôme, la semaine prochaine. Première illustration, par l'absurde, du formidable pouvoir de l'Élysée : un seul mot d'un de ses occupants, quel qu'il soit, entraîne des conséquences imprévues. Si cela tourne bien, chacun se dispute la paternité de l'initiative ; sinon, nul n'en assume la responsabilité.

Pendant toute la matinée, François Mitterrand retravaille avec Defferre et Mauroy, maires de Marseille et de Lille, le projet de loi de décentralisation. Les provinciaux sont au pouvoir.

Au vu des chiffres de réserves de change, Jacques Delors vient dire au Président qu'il faut tout de suite dévaluer et préparer un nouveau budget de rigueur. Il me dit en sortant : « C'est la Bérézina ! » Cette phrase reviendra dans sa bouche chaque fois que le franc sera attaqué. Le Président : « Ce n'est pas si grave. La crise dure depuis trop longtemps, elle n'est pas éternelle, elle ne durera pas sept ans et je dois faire toutes les réformes de structures au plus vite. La vague de croissance emportera tout cela. Sans compter que la France est un pays riche. »


Samedi 6 juin 1981

Une première réunion des sherpas se tient à Paris. La France — qui n'a pas encore désigné le sien — y est représentée par un haut fonctionnaire qui ne fait que prendre note. Les critiques allemandes sur les taux d'intérêt américains et les taux de change sont particulièrement acerbes. Soumis à un feu roulant de reproches, le directeur du Trésor américain, Baryl Sprinkel, fait front avec entrain : les États-Unis sont les premiers à souhaiter la baisse des taux, mais celle-ci ne pourra intervenir qu'à la fin de la récession. Les Américains, soutenus par les Anglais, s'opposent aux « Négociations Globales ». Canadiens, Italiens et Français plaident en leur faveur et soutiennent aussi le projet d'une « filiale pour l'énergie » de la Banque mondiale. Le document américain sur les relations économiques Est/Ouest, déposé en avril, est discuté. Le sherpa allemand, Horst Schulmann, secrétaire d'État aux Finances, explique que l'Est est beaucoup plus dépendant de nos livraisons que nous ne le sommes des siennes.

Gaston Defferre réunit les préfets : « J'attends de vous que vous serviez loyalement le nouveau pouvoir. »

L'ancien directeur de cabinet de François Mitterrand en 1956, le conseiller d'État Pierre Nicolaÿ, est nommé à la présidence de Havas en attendant que la vice-présidence du Conseil d'État se libère, pour lui, dans un an. André Rousselet lui fait tenir ses directives avec l'enthousiasme sceptique qu'il met en toutes choses.



Dimanche 7 juin 1981

Israël n'a pas répondu à la proposition de la France : son aviation détruit la centrale nucléaire de Tamouz. Pas beaucoup de réactions. L'Arabie Saoudite redoute que le survol de son territoire par les appareils israéliens lui soit reproché. L'Égypte, tout occupée par la restitution du Sinaï, ne s'en mêle pas. Les voisins de l'Irak, à commencer par l'Iran, la Syrie et les États du Golfe, éprouvent un certain soulagement en dépit des protestations de rigueur.
La France est doublement concernée : d'abord, un Français est tué ; ensuite, Israël a rejeté les procédures proposées la veille par Cheysson pour contrôler Tamouz. Certains se demandent si les Israéliens ne vont pas engager maintenant des actions contre l'usine pakistanaise ou contre l'Afrique du Sud, l'Inde, la Libye, l'Argentine, Taiwan ou tout autre pays détenteur de centrales dans le Tiers Monde.
Face à cette situation, François Mitterrand fait adopter une position modérée : « Bien qu'il y ait entre l'Irak et Israël un état latent de belligérance, il n'est pas acceptable qu'un pays, quelle que soit la qualité de sa cause, règle ses contentieux par une intervention armée — contraire, à l'évidence, au droit international. Donc, je réprouve l'initiative prise par M. Begin. Bien entendu, je comprendrais l'affaire autrement s'il était démontré qu'il y avait danger réel et proche pour Israël en raison d'un détournement éventuel par l'Irak de la technologie nucléaire à des fins militaires. Mais cette démonstration n'est pas faite, c'est le moins qu'on puisse dire. En tout cas, M. Begin pouvait faire confiance au Président de la République française, dont les sentiments à cet égard sont bien connus. J'ai toujours placé et je place toujours au premier rang de mes préoccupations la sécurité d'Israël et la paix au Proche-Orient. Je suis un ami d'Israël, et le seul homme politique responsable d'un grand parti français qui ait approuvé les accords de Camp David (...). Lorsque nous demandons condamnation au Conseil de sécurité après l'affaire de Tamouz, nous condamnons le raid, pas Israël. Nous critiquons l'action des dirigeants, nous ne demandons pas de sanction contre le peuple. Et nous restons disponibles pour tout accord amiable, pour tout règlement pacifique, pour tout ce qui contribuera à de bonnes relations avec Israël dans le respect des grands principes... »
Exemple du décalage entre le Président et le Quai d'Orsay : aux Nations-Unies, le représentant de la France, Luc de Nanteuil, suggère que le gouvernement israélien contribue imancièrement aux réparations de Tamouz. Son voisin, l'Israélien Yehuda Blum, s'indigne : « Nous ne donnerons pas un sou ! »
C'est maintenant décidé : après l'affaire de Tamouz, François Mitterrand fera son premier voyage à l'étranger en Arabie Saoudite. Il le dira au Roi Khaled, qui vient à Paris la semaine prochaine.

Au Tchad, Hissène Habré progresse vers le Sud. François Mitterrand : « Habré n'est pas un ami de la France. Je n'aime pas cet homme. Il est entre les mains des Américains. Mais nous devrons le soutenir s'il gagne. Ce qui compte, c'est l'unité du Tchad. Sinon, toutes les frontières africaines voleront en éclats. Pour l'instant, nous soutenons le gouvernement légitime, celui de Goukouni. » Aussi fait-il interrompre les livraisons d'armes à Habré, commencées avant l'élection présidentielle.

Pour la sixième fois, Bjëm Borg remporte les internationaux de tennis de Roland Garros.


La campagne électorale des législatives s'accélère. Elle n'est pas d'une violence notable. La droite est encore sous le coup de sa défaite.
Lundi 8 juin 1981

Les procédures élyséennes se mettent doucement en place : Rousselet, Bérégovoy, Saulnier et moi passons au Président les notes de nos collaborateurs. Son annotation vaut décision, à transmettre au Premier ministre. Le Président reçoit chaque lundi soir le secrétaire général du gouvernement avec le secrétaire général de l'Élysée, venus présenter l'ordre du jour du mercredi. Le mardi, il petit-déjeune avec le Premier ministre, le secrétaire général de l'Élysée et le premier secrétaire du Parti socialiste. Le mercredi matin, avant le Conseil, il voit le Premier ministre, d'abord avec les deux secrétaires généraux, puis en tête à tête. A l'issue du Conseil, il déjeune avec les principaux hiérarques du PS, qu'il reçoit de nouveau le jeudi au petit déjeuner, cette fois sans le Premier ministre. Le vendredi, il voit le ministre des Finances.


Gaston Defferre présente le projet de décentralisation à Pierre Mauroy qui le qualifie de « révolution tranquille ».


Le Président choisit Jean-Marcel Jeanneney comme sherpa. L'ancien ministre de De Gaulle a pour gendre le directeur des Affaires économiques au Quai d'Orsay, Jean-Claude Paye. Cheysson tutoie tout ce monde.


Mardi 9 juin 1981

Le,petit déjeuner hebdomadaire entre le Premier ministre, le secrétaire général de l'Elysée, le premier secrétaire du PS et le Président devient le principal centre de décision de l'État. On y délibère pendant une heure et demie du Conseil du lendemain, des nominations futures, des grands projets.

Cheysson s'inquiète des voyages trop nombreux de Michel Jobert. Et Delors des propos trop indépendants de Laurent Fabius. Nature humaine !...

Acyl Ahmat, ministre des Affaires étrangères du GUNT, est reçu par Jean-Pierre Cot. L'homme est sombre, pessimiste et courageux. Il m'impressionne.

Dans l'après-midi, François Mitterrand est à Montélimar ; il appelle à voter socialiste dimanche prochain. Rentrant à Paris tard dans la soirée, il est furieux d'apprendre que les journaux télévisés n'ont presque pas mentionné son discours. Il y voit un complot des chaînes. L'horaire tardif de son intervention en est à mon avis la principale cause, mais on ne le lui a pas expliqué : trop de gens commencent à voir des complots partout, notamment du côté des médias.



Mercredi 10 juin 1981

Au Conseil des ministres, on discute d'un premier collectif budgétaire destiné à financer 7,7 milliards de francs de dépenses publiques, dont la création de 55 000 emplois publics et des prêts aux entreprises ; puis, en partie C, du projet d'amnistie présidentielle. Personne ne s'aperçoit que ce projet, préparé par d'anciens collaborateurs d'Alain Peyrefitte comme le procureur Sadon et l'avocat général Béteille — que Maurice Faure n'a pas jugé utile de remplacer — , est truffé de pièges. D'une part, après l'accord secret passé une semaine plus tôt entre Defferre et le FLNC, les autonomistes corses figurent dans la liste. D'autre part, les militants d'Action Directe inculpés d'attentats sans homicide, Nathalie Ménigon et Jean-Marc Rouillan, s'y trouvent aussi par le jeu normal de l'amnistie : « De toute façon, explique le ministre, ils seraient tous sortis de prison en avril prochain. » Rien n'est décidé.
Claude Cheysson annonce des difficultés avec l'Espagne, qui a réclamé l'extradition des réfugiés basques. Il dénonce l'attitude équivoque du gouvernement français précédent et estime qu'il faut rappeler aux Espagnols nos grands principes. Le Premier ministre ajoute : « Nous prenons notre temps. Nous restons tenus par notre tradition de terre d'asile. » Cheysson se dit « accablé de coups de fil émanant des autorités espagnoles », et souhaite qu'on taise le fait que ce sujet a été abordé ce jour en Conseil des ministres. Le Président demande que les Espagnols soient soutenus. Il faut leur parler, puis avoir des conversations entre ministres de l'Intérieur. « Il s'agit non de corriger une mauvaise impression, mais de bâtir une politique. »

A la sortie du Conseil, le Président me demande de sonder Maurice Faure sur son désir de rester au gouvernement. Celui-ci est véhément: « Je veux partir au plus vite, je m'ennuie ici. Et puis, tu sais, j'ai un gros poil dans la main. Dis-le à François. » Robert Badinter, qui attendait qu'une place se libère au Conseil constitutionnel, entrera au gouvernement, à sa grande surprise, au seul poste qui l'intéresse.


Au Tchad commence le retrait de la Force interafricaine protégeant le gouvernement de Goukouni.





Jeudi 11 juin 1981

Le Président visite Taverny.

Nouvel héritage délicat : le Premier ministre apprend, au moment où les matériels vont être embarqués à Dunkerque, que Thomson a signé avant les élections présidentielles les contrats de vente d'un commutateur téléphonique électronique central MT 20 pour Léningrad, d'une usine d'assemblage de centraux MT 20 installée à Oufa, toujours en Russie, et d'un atelier de fabrication de composants électroniques à Kiev, ce dernier en violation des règles du COCOM qui contrôle l'exportation de matériaux sensibles vers les pays communistes.
Le Président est embarrassé : la parole de la France, donnée par son prédécesseur, doit être respectée ; mais les règles du COCOM aussi. Il décide d'annuler la vente de l'atelier de fabrication — aspect le plus litigieux — et fait proposer à l'URSS de lui fournir, à la place, les composants eux-mêmes, après vérification avec le COCOM. Informé, l'ambassadeur d'Union soviétique à Paris, M. Tchervonenko, fait part à Pierre Bérégovoy du mécontentement de son pays : « Les Soviétiques sont préoccupés par les dispositions qui viennent d'être prises (...). Nous savons bien que la tendance aux Etats-Unis est de réaliser un blocus économique. Ils peuvent essayer : ils ne nous mettront pas à genoux. L'évolution de cette situation est telle que nos inquiétudes sont vives et nous devons attirer votre attention sur le fait que cette évolution constitue une menace sur nos relations. »
Le Président, en marge de la note qui relate cette réaction, indique: « Être très attentif à cette question. Thomson a manqué aux obligations qui lui étaient imposées. »





Vendredi 12 juin 1981

Ouverture, à l'initiative de Pierre Mauroy, des négociations entre partenaires sociaux sur la réduction du temps de travail. L'espérance des syndicats est grande : retraite à soixante ans, trente-cinq heures..., si possible par la concertation. Le patronat est hébété. Il n'a rien vu venir, rien préparé.

Le franc est encore attaqué. Le déficit s'accroît de façon inquiétante. En un an, le dollar s'est apprécié d'un tiers, ce qui a relevé d'autant la facture pétrolière. On peut parler de troisième choc pétrolier.

Les nouveaux « convertis » se multiplient : un banquier, partant à une obscure réunion à Mexico à laquelle assistera aussi le Président du Mexique, Lopez Portillo, demande à être chargé d'un message du Président français, lequel n'a rien à transmettre, surtout par ce canal !





Samedi 13 juin 1981

Premier chef d'État reçu à déjeuner à l'Élysée par le nouveau Président, le Roi Khaled. François Mitterrand, juste avant son arrivée : « Jusqu'ici, on n'a parlé avec ces gens-là que de pétrole et du Moyen-Orient. Je veux les traiter comme de vraies puissances et leur parler de toutes les affaires du monde. »
Au début de l'entretien, le Roi Khaled, lisant un court texte : « La France a été le premier pays à condamner l'agression israélienne de 1967. Elle s'est mise au premier rang des États européens pour la recherche d'une solution juste et durable à la question du Moyen-Orient. J'espère que l'inspiration de la politique française demeurera identique. »
C'est l'occasion pour François Mitterrand de faire son premier exposé de politique étrangère devant un autre chef d'État : « La France est résolue à mener une politique active et fermement européenne au sein de la CEE, tout en préservant l'autonomie de ses décisions. Ses rapports avec la RFA, qui constituent la pierre angulaire de l'Europe, resteront bons, comme ils l'ont été traditionnellement. Avec la Grande-Bretagne, elle s'efforcera de parvenir à un rapprochement des points de vue des deux pays, qui divergent souvent sur les problèmes européens. Elle a beaucoup d'estime et d'amitié pour la jeune démocratie espagnole, et elle est toute disposée à lui apporter son appui, mais dans le respect des droits de l'homme. La mutation politique intervenue en France n'a pas affecté les rapports avec Washington, qui sont toujours amicaux et fondés sur la coopération et l'alliance (sans qu'il puisse être question d'un retour de la France dans les structures militaires intégrées de l'OTAN). Les deux pays ont des conceptions identiques en ce qui concerne l'équilibre stratégique nécessaire avec la puissance de l'URSS. Mais, sur cette toile de fond d'une entente primordiale, des dissentiments et des conflits d'intérêts peuvent se présenter, tel celui résultant de l'actuelle politique monétaire américaine qui crée de sérieuses difficultés aux autres économies occidentales. Or, il ne saurait y avoir de bonne coopération politique ni de bonne alliance militaire dans le désordre économique.
Il y a entre l'URSS et la France, situées aux deux extrémités du continent européen, une tradition de relations pacifiques et même de coopération aux fins de leur sécurité commune. Aujourd'hui, ces rapports sont troublés à cause de l'inacceptable invasion de l'Afghanistan, du risque d'ingérence en Pologne, du déploiement par l'URSS des missiles SS 20 au-delà du seuil, déjà critique, de 150 fusées. Sans être directement concernée par cette dernière affaire, puisqu'elle a une stratégie nucléaire autonome, la France y est de toute évidence intéressée. Tout en comprenant et admettant que les États-Unis veuillent, à titre de réplique et de contre-mesure, positionner des missiles Pershing en Europe occidentale, la France n'est pas spécialement favorable à cette perspective. Elle souhaite que des négociations s'engagent en vue d'une réduction parallèle et d'un retrait de ces armements. »
Le Président se montre ici plus prudent qu'avec Helmut Schmidt sur le déploiement des Pershing. Il est aussi très en retrait sur ses positions antérieures à propos du Proche-Orient :
« Les relations franco-égyptiennes sont traditionnellement bonnes. La solution du problème du Proche-Orient viendra-t-elle d'un règlement global, comme le pensent les pays arabes, ou d'une suite d'accords particuliers qui conduiraient, pas à pas et comme par contagion, à la paix juste et durable que nous souhaitons nous aussi ? Seule l'Histoire pourra le dire.
Le problème est clair sur le plan des principes, plus complexe dans ses aspects pratiques. Le respect des résolutions de l'ONU, qui s'impose, implique la reconnaissance de l'existence d'Israël dans des frontières sûres et garanties. En application également de ces principes, l'aspiration du peuple palestinien à une patrie doit être elle aussi reconnue. Mais nous ne nous substituons pas aux intéressés et ne prétendons pas définir l'assiette et la consistance de cette patrie palestinienne. Israël devrait accepter d'ouvrir des discussions directes avec les représentants des Palestiniens sur cet ensemble de problèmes. Il conviendrait néanmoins de distinguer entre deux questions, substantiellement différentes : celle de la Palestine, d'une part, qui concerne les Palestiniens (et, par solidarité, les pays arabes) ; celle de Jérusalem, des Lieux saints, d'autre part, qui concerne trois grandes religions, dont l'Islam. Il serait normal qu'à ce titre, l'Islam se vît permettre d'avoir une présence à Jérusalem. Le nouveau gouvernement français souhaite avoir de bonnes relations avec Israël, mais sans complaisance (comme l'a montré sa condamnation du raid israélien contre la centrale nucléaire irakienne). Le droit est le même pour tous et doit bénéficier à tous. »
Le Président sait que le monde arabe s'inquiète de la future politique de vente d'armes de la France.
« En matière d'équipements et d'armements, la France honorera les engagements contractés en son nom. Elle pourra dans certains cas, notamment en ce qui concerne l'Amérique du Sud, apporter des restrictions aux livraisons d'armes. Mais, généralement parlant, la seule limite qu'elle introduira à l'exécution des accords résultera de sa volonté bien établie de non-prolifération nucléaire. Elle se réjouirait particulièrement de poursuivre sa coopération avec l'Arabie Saoudite dans le domaine de la défense, selon les convenances mutuelles des deux pays. »
Le Roi Khaled répond d'abord sur Tamouz : « Je me félicite de ce que le gouvernement français ait vigoureusement condamné l'attaque israélienne sur Tamouz et je suis prêt à coopérer financièrement avec la France pour la reconstruction du centre nucléaire irakien dont les objectifs sont exclusivement pacifiques. Je souhaite que la France agisse, de concert avec les États-Unis, pour que les installations nucléaires d'Israël - sur la vocation desquelles on est fondé à avoir de très sérieux doutes — soient soumises à inspection internationale. »
François Mitterrand: « Dans le domaine des exportations de matériel nucléaire, une distinction nette entre usages civils et militaires sera notre règle d'action. Les mêmes principes de non-dissémination doivent s'appliquer à tous, à l'Irak comme à Israël. Nos décisions seront suspendues à l'établissement de contrôles très stricts, de nature à donner toutes les assurances requises sur ce point esseritiel.»
Puis, sentant qu'il faut rassurer à l'avance sur l'éventuelle présence de communistes au sein du gouvernement dans une semaine : « Les socialistes français sont des démocrates, fondamentalement attachés aux libertés publiques et à la paix civile, se guidant dans leur action sur les valeurs morales et les idéaux humanistes. »



Dimanche 14 juin 1981

Premier tour des élections législatives. Raz-de-marée socialiste. Le Président est inquiet : « C'est trop, c'est trop ! »
Gaston Defferre, rencontrant Jean-Pierre Elkabbach dans les couloirs de la télévision, remarque à haute voix : « Tiens, mais il est encore là, celui-là ? Il en a de la chance!» Ainsi, même Defferre est pris dans le climat d'épuration.


Lundi 15 juin 1981

Le Président du CCF (l'une des banques nationalisables), Jean-Maxime Lévêque, demande à me voir. Je le reçois pour un petit déjeuner dans une des salles à manger de l'entresol, si mal entretenu. Il me parle de sa nostalgie du temps où il travaillait ici avec le Général de Gaulle, du rôle de l'Élysée dans l'Etat, de l'ENA... Charmant. Puis il ajoute: « Bien, maintenant, puisque nous sommes entre gens sérieux : François Mitterrand a certes promis de nationaliser les banques pour gagner les élections, mais, naturellement, il ne va pas le faire, en particulier pas le CCF. Alors, que va-t-il se passer ? »
Ma réponse semble l'avoir surpris. Je ne l'ai jamais revu.

Jacques de Fouchier, ancien président de Paribas, l'homme qui en a fait la grande banque qu'elle est devenue, m'écrit pour plaider lui aussi contre la nationalisation : « Bien que je croie connaître vos idées sur ce sujet, je ne veux pas désespérer de parvenir à vous dissuader d'encourager le Président Mitterrand dans une voie que toute mon expérience me prouve déplorable. J'espère donc que vous aurez le loisir de me lire et de pouvoir considérer, pour un moment, que cette cause n'est pas d'ores et déjà entendue. »
On ne saurait dire les choses plus élégamment. Il me demande de rencontrer son successeur, Pierre Moussa. Rendez-vous est pris pour demain.
Mardi 16 juin 1981

Pierre Moussa me reçoit chez lui. Un des plus beaux appartements de Paris, aux fenêtres en arceaux dominant la Seine. J'admire cet homme qu'une intelligence intègre a protégé des ambitions médiocres. Il m'explique en détail son projet : ne nationaliser, si c'est inévitable, que Paribas-France, en laissant Paribas international « à l'abri », sous forme d'une holding suisse à majorité privée regroupant toutes les participations de Paribas à l'étranger. «Jamais, dit-il, un Paribas nationalisé ne pourrait travailler, à l'étranger, avec des partenaires privés. » Eloquent, séduisant. Je ne lui laisse pourtant aucune illusion ; c'est politiquement impossible, et économiquement indéfendable : l'État nationaliserait les pertes et laisserait le bras industriel de la Banque à des intérêts étrangers. Il m'informe qu'il fera part de son idée à d'autres. Nous nous quittons fort aimablement.


Mercredi 17 juin 1981

Au Conseil des ministres, adoption du Plan « Avenir-Jeunes » et de l'aide à l'investissement, en particulier en faveur de la machine-outil. Il comporte une exonération de 50 % des cotisations sociales patronales pendant un an pour l'embauche d'un jeune de moins de 26 ans, une prime à l'embauche pour les entreprises artisanales, des contrats emploi/formation et diverses autres mesures en faveur de l'emploi.
Ce plan porte essentiellement sur des autorisations de programmes qui ne pourront avoir leur effet réel que d'ici deux ou trois ans. Leur coût budgétaire pour 1981 est quasi nul, leur impact sur la croissance et l'investissement sera très faible : le PIB n'augmentera que de 0,5 %, l'investissement de 1,5 %. Il est donc économiquement urgent — et imancièrement possible — de relancer l'investissement par un second collectif, en juillet, et par de grands travaux. Un montant total de 5 milliards de francs pour un tel collectif serait réaliste et efficace.

L'après-midi, le Président arrête une liste de projets de grands travaux à faire étudier par le gouvernement pour ce collectif: programme d'investissements des onze grandes entreprises nationalisables, modernisation des gares et du réseau RATP ainsi que du réseau banlieue, modernisation du réseau autoroutier, TGV Paris-Brest et Paris-Marseille, canal Rhin-Rhône, éradication des bidonvilles et de l'habitat insalubre, développement du programme de bioénergies et d'économies d'énergie.

François Mitterrand demande au général Saulnier de lui organiser la visite d'un sous-marin nucléaire.




Jeudi 18 juin 1981

Sur Europe 1, Georges Fillioud, secrétaire d'État à la Communication, appelle les journalistes à faire pression sur les dirigeants de l'audiovisuel public pour qu'ils démissionnent. Choquant.
La campagne se termine. La victoire des socialistes est assurée. Après, quel gouvernement ? Badinter, Cheysson, Delors, Defferre et Hernu font le siège du Président — chacun à sa façon, plus ou moins subtile — pour qu'il n'y nomme pas de communistes. Delors menace même de démissionner. François Mitterrand : «Je n'y crois pas... Il veut seulement retarder les nationalisations. »

Le Président reçoit Kathy Graham, propriétaire du Washington Post. Ils parlent du Proche-Orient : « Tout peuple a droit à une patrie. Mais tant que l'OLP déniera aussi au peuple israélien le droit à une patrie, elle s'exposera à voir ses propres revendications repoussées. Il faut que les Israéliens et les Palestiniens, un jour, discutent autour de la table. De même que les Israéliens ont eu la sagesse de négocier directement avec l'Égypte même, il faudra qu'ils discutent avec d'autres, et un jour avec les Palestiniens. »

Le Premier ministre du Japon, Suzuki, est à Paris. Il fait une tournée pour rencontrer les dirigeants européens qui assisteront au Sommet d'Ottawa. Il garde presque toujours les yeux fermés : concentration ou décalage horaire ? On parle commerce et protectionnisme. Le Président lui explique à nouveau la stratégie économique du gouvernement et propose la création de trois instituts de recherche franco japonais : un institut de la Mer, un institut du Génie vivant et un institut du Pacifique. Le Japonais approuve sans vraiment se réveiller. Rien ne verra jamais le jour.

Conseil restreint sur la conduite de la politique nucléaire, instance créée par le Président précédent. François Mitterrand y précise les conditions d'une éventuelle nouvelle collaboration nucléaire avec l'Irak : « « Le principe est le même pour tous : pas de centrale nucléaire dont les techniques pourraient permettre le passage du civil au militaire. »
Il n'aime pas ce type de réunions aux dossiers tout faits, où on lui indique même ce qu'il doit dire et ce qu'il doit conclure. Pour décider, il préfère le secret de son bureau, la solitude devant un rapport longuement étudié et annoté.


Vendredi 19 juin 1981

Le Premier ministre lance la préparation du Budget 1982. Il adresse à tous les ministres une lettre très importante exprimant le souci de rigueur qui déjà l'anime :
« La loi de finances pour 1982, qui constitue le premier Budget que nous présenterons au Parlement et au pays, devra traduire nettement les orientations et les priorités du gouvernement.
Vos propositions devront s'inscrire dans une politique d'ensemble dont la réussite repose sur un contrôle effectif des dépenses publiques et, en particulier, du déficit budgétaire. Vous savez que les perspectives financières dont hérite le gouvernement sont à cet égard très préoccupantes.
Dans ces conditions, vous voudrez bien examiner dès à présent les mesures à prendre, en ce qui concerne le Département dont vous avez la charge, pour :
écarter les actions et financements prévus dans le budget de reconduction qui ne correspondent pas aux priorités du gouvernement ;
— financer les actions correspondant à la mise en œuvre d'une première tranche annuelle des orientations du programme présidentiel.
Je vous rappelle que le Président de la République a clairement marqué son intention de ne pas accroître de façon significative la pression fiscale globale et de maintenir le découvert budgétaire dans des limites compatibles avec les possibilités de financement.
Vous devrez donc faire preuve d'une grande rigueur dans le choix des mesures nouvelles que vous proposerez. Vous envisagerez systématiquement toutes les possibilités d'économies de nature à gager une fraction aussi importante que possible d'entre elles.
Je vous demande de ne pas proposer l'octroi d'avantages nouveaux de carrière ou de rémunération aux corps de fonctionnaires relevant de votre Département; en effet, toute réforme statutaire ou indemnitaire doit être suspendue tant que n'aura pas été menée à son terme la réflexion d'ensemble que j'ai prescrite sur l'évolution du rôle et des missions des fonctionnaires.
Vous ferez parvenir vos propositions au ministre-délégué chargé du Budget pour le 1er juillet, délai de rigueur. »
En matière de recettes, de façon à ne pas tout bouleverser précipitamment, Laurent Fabius s'oriente vers un impôt sur les grandes fortunes, une réforme du quotient familial à lier à une réforme des prestations familiales, et diverses recettes « de poche » : droits indirects, super-bénéfices des banques...

Succès du troisième lancement expérimental d'Ariane.

Le Président écrit à Jean-Marcel Jeanneney pour lui exposer ses positions de négociations dans la préparation du Sommet d'Ottawa. Cette lettre est particulièrement intéressante en ce qu'elle définit la position de la France sur tous les grands sujets d'économie internationale du moment :
« Vous insisterez en particulier sur la gravité des conséquences qu'entraîne la montée des taux d'intérêt aux États-Unis. Il importera de rechercher sur ce point l'accord des autres pays face aux États-Unis et de faire preuve de la plus grande fermeté.
S'agissant du dialogue Nord/Sud, la France entend désormais établir des rapports d'un type nouveau avec les pays en voie de développement, fondés sur la stabilisation des cours des matières premières et l'acceptation d'une entrée raisonnable de leurs produits sur les marchés des pays industrialisés. Un effort d'explication peut être utile entre les Sept et nous devrions rallier les pays européens à nos thèses. La question de l'énergie est évidemment un enjeu considérable. Vous insisterez plus particulièrement sur le développement nécessaire des économies d'énergie, des énergies nouvelles et du charbon. Pour ce qui est du nucléaire, vous soulignerez la nécessité d'un développement donnant toute garantie économique et sociale aux citoyens. Enfin, vous appellerez l'attention de vos interlocuteurs sur la fragilité de la situation pétrolière actuelle.
Pour les échanges commerciaux, vous ferez valoir l'urgence d'une certaine organisation de la concurrence pour les secteurs les plus menacés. En ce qui concerne le projet des États-Unis de voir libéraliser les échanges de services, vous marquerez nos réticences à l'égard d'une initiative dont les multinationales financières seraient les seules bénéficiaires.
Par ailleurs, les États-Unis chercheront à engager la discussion sur le document qu'ils ont préparé à propos des relations économiques Est/Ouest. Sans nous opposer de façon catégorique à cette discussion qui pourrait présenter un certain intérêt, vous montrerez qu'avant d'engager un effort de concertation sur nos relations avec les pays de l'Est, il faut commencer par progresser sur le problème le plus urgent, celui des taux d'intérêt américains.
Enfin, en raison de l'importance de la cohésion européenne, je souhaite que vous puissiez développer des contacts particulièrement étroits avec les représentants allemand, britannique et italien. »
La lettre a été préparée par Claude Cheysson. Elle révèle déjà une attention passionnée portée aux problèmes Nord/Sud, mais également une certaine bienveillance à l'égard des thèses américaines sur l'Est/Ouest. Le malentendu avec le Président sur ce dernier sujet va s'installer : Cheysson est prêt à accepter une cogestion du commerce Est/Ouest avec les Américains ; le Président pense au contraire que tout accord de ce genre restera illusoire aussi longtemps que les Européens n'auront pas une stratégie cohérente capable de faire contrepoids à la volonté américaine de blocus.




Samedi 20 juin 1981

Georges Fillioud appelle les professionnels de l'audiovisuel à se réunir pour faire des propositions de transformation des chaînes françaises.


Dimanche 21 juin 1981

Second tour des législatives : raz-de-marée ! PS-MRG : 285 sièges ; PC : 44 sièges ; RPR : 88 sièges ; UDF : 63 sièges. Le système majoritaire renforce les majorités. C'est formidablement injuste. François Mitterrand : «On ne pourra jamais redécouper les circonscriptions, c'est trop compliqué. Il faudra aller à la proportionnelle. Je n'aime pas ce système, mais ce sera inévitable. D'ailleurs, il n'y a pas de bon système. Il faut en changer de temps en temps. »

Soirée à l'Élysée, évidemment euphorique. Quelques centaines de personnes envahissent le premier étage. Mon bureau sert de buffet. Le Président : « Regardez bien cette Assemblée, vous n'en verrez jamais plus de ce genre. » Il ajoute : «Je proposerai à des communistes d'entrer au gouvernement uniquement parce que je ne suis pas contraint de le faire... mais ils devront se transformer, sinon ils disparaîtront... Ils m'appuieront jusqu'aux municipales. Après, on verra. »

Jean-Pierre Elkabbach est agressé au Palace. Absurde et scandaleux.


Lundi 22 juin 1981

A Pierre Mauroy qui le lui a demandé, Maurice Ulrich remet son mandat de président d'Antenne 2. Pierre Desgraupes le remplacera. Jacques Boutet obtiendra TF1 dès que Guillaud aura accepté de partir. Claude Contamine, président de FR3, et Roland Faure, directeur de l'information à Radio France, démissionnent. Jobert obtient de François Mitterrand la nomination de Guy Thomas à FR3.

Les contacts avec les communistes commencent. Ils passent d'abord par Jacques Fournier et Guy Braibant, deux conseillers d'Etat. Le Président leur fait proposer quatre ministères, en excluant Affaires étrangères, Finances, Intérieur, Défense. Ils en veulent cinq, dont Anicet Le Pors aux PTT, Gisèle Moreau au Travail, Jack Ralite à la Culture. Ils parlent aussi de Guy Hermier, mais Defferre s'oppose à la nomination de son rival communiste à Marseille. Edmond Maire et Jacques Delors interviennent auprès de François Mitterrand pour que Gisèle Moreau ne soit pas ministre du Travail. Le Président accepte dans un premier temps les propositions du PC, puis leur refuse les PTT et, plus tard, la Culture. Où mettre Ralite ? A la Santé. Où mettre Le Pors ? Il refuse la Consommation et finit par accepter la Fonction publique et les Réformes administratives.
L'ambassadeur de France à Washington, M. de Laboulaye, fait savoir que si des communistes entrent au gouvernement, George Bush ne viendra pas à Paris après-demain.

Badinter devient garde des Sceaux. Fabius renforce son indépendance vis-à-vis de Delors. Bombard et Debarge quittent le gouvernement sur un malentendu : le Président les croyait désireux de prendre du champ...

Longue journée qui laisse une impression de désordre. François Mitterrand est furieux qu'on ait laissé les caméras attendre à l'intérieur de la cour de l'Élysée. Le soir, rien n'est annoncé et la presse du lendemain s'en gargarise. Le Président : « Que me reprochent-ils ? Sous la IVe République, il fallait plusieurs jours pour faire un gouvernement ! »

Le gouvernement allemand s'inquiète de la nationalisation de Roussel-Uclaf, me dit Manfred Lahnstein. Pas question de reculer. Mais on trouvera des accommodements.

Les éditorialistes des radios obsèdent littéralement le Président. Michel Droit sur France Inter, Henri Amouroux sur RMC sont pour lui des adversaires politiques, des hommes de combat.


Mardi 23 juin 1981

L'accord est fait. Fiterman aura les Transports, mais pas l'Équipement, que garde Quilliot. Ralite aura la Santé. Rigout, le Travail.
Jack Lang reste à la Culture. Il arrivera à François Mitterrand de regretter Ralite.
Edgard Pisani est nommé commissaire à Bruxelles à la place de Claude Cheysson, qui reste au gouvernement.
En fin de matinée, tout est prêt ; François Mitterrand : « Il faut préparer les Américains à ce qui va arriver ». Vers 15 heures, Claude Cheysson joint Alexander Haig à Honolulu ; je téléphone à Dick Allen, conseiller pour la Sécurité de Reagan, à qui j'annonce l'entrée des communistes au gouvernement : « La politique étrangère et la politique de sécurité de la France sont inchangées. » Très cordial, il me remercie d'avoir songé à le prévenir. Haig interroge Cheysson: « Et Bush, il vient toujours demain?» Cheysson : « Mais c'est lui qui a choisi de se rendre à Paris à cette date ! u L'après-midi, après consultation de Reagan, la venue de Bush est confirmée.
Enfin, ces deux choses faites, par le télétype spécial qui relie l'Élysée à la Maison Blanche, dit « télétype bleu » (pourquoi bleu ? en tout cas, il n'est pas bleu à Paris), le Président de la République écrit au Président Reagan :
« Je tiens à vous remercier personnellement d'avoir bien voulu convenir de la venue du vice-président Bush à Paris. Je me réjouis de le voir demain et de pouvoir longuement et franchement m'entretenir avec lui. A ce moment, un nouveau gouvernement français aura été constitué sous la direction de Pierre Mauroy. Ce gouvernement sera représentatif de la nouvelle majorité parlementaire issue des élections législatives des 14 et 21 juin 1981. La démocratie se sera pleinement exprimée. Le deuxième gouvernement Mauroy assumera, sous ma direction, tous les engagements de la France, tels que définis à plusieurs reprises dans les dernières semaines par moi-même, le Premier ministre et mon ministre des Relations extérieures. Ces engagements sont clairs et précis en matière de sécurité, dans le cadre de l'Alliance atlantique, dans le domaine économique, suivant les principes de l'économie ouverte où nous voulons nous développer. »
Peu après, le secrétaire général de l'Élysée annonce la composition du second gouvernement Mauroy. André Bergeron, secrétaire général de Force ouvrière, téléphone à l'Élysée pour protester contre la nomination de Le Pors à la Fonction publique.

Nouvel héritage : une note apprend à François Mitterrand que, le 3 mars dernier, le ministre de l'Industrie de l'époque, André Giraud, aurait décidé de « souscrire un nouveau contrat d'approvisionnement en gaz soviétique à hauteur de 5 milliards de mètres cubes afin de pouvoir assurer le développement prévu des stockages souterrains et des fournitures de contrats interruptibles ».
Il faudra pour cela construire un gazoduc de 4 000 km de Tuymen, en Sibérie, jusqu'à la frontière orientale de la Tchécoslovaquie ; les firmes européennes espèrent en être chargées. Énorme projet : l'Europe achètera plus de gaz à l'URSS, et l'URSS commandera du matériel à l'Europe. La dépendance de la France à l'égard de l'URSS augmentera un peu, mais nos stocks de sécurité s'en trouveront accrus. Faut-il le faire ? Met-on là en cause notre indépendance ? Non, disent les experts.

Pierre Trudeau, qui présidera le prochain Sommet, déjeune à Paris. Le Premier ministre canadien souhaite que le communiqué fmal soit un « message » relativement bref. François Mitterrand insiste sur la gravité des conséquences de la hausse des taux américains pour les Européens. Trudeau souhaite obtenir à Ottawa une décision sur la création d'une « Filiale énergie » » de la Banque Mondiale. L'un et l'autre s'inquiètent de voir que les Américains entendent imposer un boycott de l'URSS. Trudeau tient beaucoup à une déclaration des Sept sur le terrorisme, comme les années précédentes. Le Président français y est hostile (« C'est un Sommet économique, pas le directoire policier du monde. »). Trudeau s'inquiète de savoir si le Président a des objections à la présence du Président de la Commission européenne, Gaston Thorn, invité pour la première fois à l'occasion d'un tel Sommet, au dîner des chefs d'État où l'on parlera de questions politiques sur lesquelles la Commission n'a pas de compétence.


Mercredi 24 juin 1981

François Mitterrand ouvre le premier Conseil des ministres du second gouvernement Mauroy par une déclaration : « Le gouvernement n'est pas celui des représentants des partis, même s'il y a des membres des partis. » En réponse, Charles Fiterman assure le Président de «l'esprit de solidarité et de loyauté des ministres communistes ».


Juste après la fin du Conseil, le gouvernement s'en allant par la cour d'honneur, George Bush entre par la grille du Coq.
L'homme est sympathique, ouvert, attentif et professionnel : ancien ambassadeur à l'ONU et en Chine, il sait de quoi il parle. François Mittenand évoque d'abord ses racines et les raisons qui l'ont rendu socialiste. Il évoque sa « souche rurale et chrétienne » et précise : « L'adhésion au Parti socialiste n'a nullement signifié pour moi un ralliement au marxisme, mais le moyen, pour la gauche, de parvenir au pouvoir, le moyen aussi de ramener le communisme à son vrai niveau. En France, le communisme a atteint un niveau exagéré, en partie en raison de son attitude héroïque pendant la guerre. Mais, politiquement et historiquement, depuis la Libération, le moment le plus important a été celui où le Parti socialiste a dépassé le Parti communiste. On parvenait ainsi à une situation dans laquelle, pour un homme de gauche, voter utile ne signifiait plus voter communiste. Ainsi on pouvait obtenir que seuls les vrais communistes votent communiste. Les avoir dans le gouvernement leur fait perdre leur originalité, puisqu'ils sont associés aux socialistes dans toutes les décisions. Ils devraient donc être de moins en moins capables de rallier des voix au-delà des communistes. Mais je crois qu'ils resteront très longtemps au gouvernement. »
Se tournant vers Cheysson, il ajoute : «C'est là que Cheysson manque de sens politique : il croit que les communistes ne resteront pas ; moi, je pense qu'ils resteront. Ils vont se cramponner aux postes, à ce qu'ils pourront obtenir, et leur érosion sera grande (...). Il faut comprendre ce qu'est le communisme dans un pays catholique. N'avez-vous jamais été frappé par le fait que les communistes sont plus nombreux en pays catholiques qu'en pays protestants ? C'est que l'Église romaine a appris la discipline aux catholiques qui, ainsi habitués, ne discutent pas les ordres d'une autre Église. En revanche, les protestants doivent trouver leur salut par eux-mêmes ; il n'y a pas de hiérarchie pour leur dire comment penser... [Les communistes] ont introduit dans le socialisme un poison totalitaire. C'est incompatible avec le "socialisme humanitaire", avec la tradition de Jaurès, de Léon Blum. »
George Bush me dira à maintes reprises avoir été très impressionné par cette première conversation.


Ce soir, l'ambassadeur américain donne un grand dîner en l'honneur de George Bush et de Pierre Mauroy. Y assiste également notre ambassadeur à Washington, M. de Laboulaye, qui nous avait juré que Bush annulerait son voyage en cas de nomination de ministres communistes ; il fait grise mine. Bush, appelé par deux fois au téléphone, prend Mauroy à part : « Il y a un ennui. Contrairement à ce qui avait été convenu avant mon départ, la Maison Blanche a décidé de publier un communiqué à propos de votre gouvernement. » Le texte tombe peu avant minuit : «La France est un allié estimé et un ami des États-Unis. Comme nation souveraine et démocratique, elle a choisi un nouveau Président et une nouvelle Assemblée législative. Nous nous réjouissons de cette occasion qui nous est donnée de poursuivre les excellentes relations entre nos deux pays (...). Tout en reconnaissant et respectant pleinement le droit du gouvernement de la France de déterminer sa propre composition, c'est un fait que le ton et le contenu de nos rapports en tant qu'alliés seront affectés par l'arrivée de communistes dans ce gouvernement, comme dans tout gouvernement d'un de nos alliés ouest-européens. » Pierre Mauroy est consterné. Cela n'a rien à voir avec le ton de la conversation de l'après-midi.
George Bush : « Je rectifierai ça. Ne vous inquiétez pas »
Jeudi 25 juin 1981

George Bush quitte Paris pour Londres après avoir fait une déclaration très modérée à Orly.
Le Président commente le communiqué de la Maison Blanche : « Je ne me suis pas posé la question de savoir si ma décision correspondait au désir ou à la volonté de tel ou tel pays, et je ne me la poserai pas. La réaction des Américains, c'est leur affaire; ma décision, c'est la mienne. Plus les décisions de la France seront libres, plus la France sera respectée et je ne prendrai donc pas davantage de précautions dans l'avenir. »

Hernu obtient du Président que Charles Fiterman n'ait pas d'attributions en cas de mobilisation des transports. De même pour Ralite à la Santé.

Pour préparer la réforme de l'audiovisuel, on décide de demander un rapport à une commission. Un écrivain, haut fonctionnaire, Pierre Moinot, est choisi pour la présider. Georges Fillioud essaiera de faire passer ses idées par le biais de cette commission.




Vendredi 26 juin 1981

Héritage encore : dépôt de bilan du groupe textile Agache-Willot. Dix mille emplois sont concernés. Premier grand dossier industriel à traiter d'urgence. Faut-il subventionner ? Accepter la faillite ? Nationaliser ?
Le Président laisse là-dessus les coudées franches au gouvernement. Il eût suffi qu'il en décide autrement pour que ce dossier — puis, s'il l'avait voulu, toute la politique industrielle — passent aux mains de son cabinet. Nul n'aurait pu l'empêcher.

Le Président est à Dun-lès-Places, dans la Nièvre, comme tous les ans, pour la commémoration d'un haut fait de la Résistance. Devant les journalistes, venus nombreux, il commente les déclarations de Washington sur un ton apaisant : « La France est un "bon allié" des États-Unis. Nous avons des intérêts communs qui ne sont pas à la merci des événements du moment. Mais les Américains sont loin de chez nous, et ils ne comprennent pas nos évolutions. Tout cela, c'est l'humeur du moment.»
A Londres, le vice-président Bush insiste sur les « très utiles efforts » faits par François Mitterrand pour expliquer exactement « la signification de la présence de ministres communistes ».


Au même moment, Reagan déclenche une nouvelle offensive pour entraver le commerce des Européens avec l'Est. Notre ambassade à Washington nous alerte : « La politique américaine ne vise à rien moins qu'à contrôler l'exportation de tout ce qui peut renforcer le potentiel de l'URSS dans quelque domaine que ce soit. A cette fin, le champ d'application des contrôles sera élargi... Au Pentagone, on n'hésite pas à brandir la menace de boycott contre la production des agriculteurs occidentaux qui agiraient en francs-tireurs et contre certains projets européens. »
Boycott : le mot est écrit. Reagan veut assiéger Moscou pour le faire plier. Formidable volonté, appuyée sur une médiocre connaissance des faits. Comme souvent en politique, l'ignorance soutient la fermeté.



Samedi 27 juin 1981

De retour à Washington, Bush est reçu par Reagan. Il minimise à nouveau le différend avec la France. « Ronald Reagan, dit Bush à la sortie de cet entretien, n'attache pas une importance excessive à ce problème et, au contraire, met l'accent sur les nombreuses zones d'intérêt commun entre les deux pays. » La consigne est donnée ; même Alexander Haig, dans une interview à CBS, fait machine arrière : « Nous devons reconnaître que la nomination d'un gouvernement est une affaire intérieure. »

En l'absence du Colonel Kadhafi, l'OUA vote une résolution sur les conditions du retour à la paix au Tchad : la légitimité du GUNT de Goukouni est confirmée.


Lundi 29 juin 1981

La mutation des responsables de l'audiovisuel se termine. Antoine de Clermont-Tonnerre est « déchargé de ses fonctions » de P-DG de la SFP. Au cours d'un conseil d'administration extraordinaire à Antenne 2, Jean-Pierre Elkabbach est démissionné de ses fonctions de responsable de l'information. Au total, une dizaine de personnes quittent leur poste. A la même date, il y a sept ans, quatre-vingts étaient parties. Cela n'empêche pas l'opposition et la quasi-totalité de la presse de parler d'« épuration ».

En route pour le Sommet européen de Luxembourg, première réunion internationale où nous nous rendons et premier voyage à l'étranger, discussion avec le Président sur les exigences du capitalisme mondial. François Mitterrand : « Il faut entreprendre une politique industrielle hardie qui utilise le progrès technique né de la modernisation des structures industrielles. Ne pas subir, mais utiliser, planifier, investir le progrès technique et matériel, et aboutir à une réduction du temps de travail. » Le Président contre Cheysson qui souhaite faire confirmer à Luxembourg la Déclaration européenne adoptée l'an dernier à Venise sur le Moyen-Orient. François Mitterrand : « Je suis pour ses objectifs et contre ses moyens. »

Je découvre le cérémonial des Conseils européens : en séance, seuls le Président et le ministre des Affaires étrangères. Dehors, les autres ministres et les hauts fonctionnaires, englués dans une interminable attente. Toutes les heures, un compte rendu est fait à chaque délégation par le secrétaire du Conseil. Chacun joue l'affairé. Des notes s'échangent. Des discussions bilatérales s'ébauchent. Claude Cheysson, frénétique, rédige lui-même en séance des télégrammes diplomatiques, jusqu'à leur adresse codée...
Deux questions dominent la réunion : la contribution britannique au budget communautaire et l'élargissement à l'Espagne et au Portugal. Sans résultat. Mme Thatcher a obtenu de Giscard, pour quatre ans, un remboursement partiel de sa contribution au budget communautaire, sorte d'allongement de la période transitoire d'adhésion. Cet accord se termine ; elle en veut le prolongement indéfini. Pour nous qui, dans l'opposition, avions tant critiqué cet accord, il est exclu de céder autant que nos prédécesseurs : un milliard d'écus par an. Nul n'est d'ailleurs prêt à rembourser à Margaret Thatcher, en 1982, autant que ce qu'elle a reçu en 1981.
François Mitterrand propose la création d'un Espace social européen, la relance par la consommation et par de grands emprunts européens destinés à financer de grands travaux. Il est mal reçu.
Le soir, Michel Vauzelle et moi réunissons des journalistes à l'hôtel... pour ne rien leur dire. Nous nous taillons auprès d'eux une solide réputation de silencieux.



Mardi 30 juin 1981

Le Conseil européen prend position contre le protectionnisme japonais et les taux d'intérêt élevés des États-Unis. Rien de nouveau sur la contribution britannique ni sur l'élargissement.

Henri Fiszbin est exclu du Comité fédéral de Paris du PCF.


Cheysson propose à François Mitterrand de nommer Bernard Vernier-Pallez, président de Renault, ambassadeur à Washington. A priori, c'est une très bonne idée : un homme d'affaires chez Reagan.

Au Liban, levée du blocus de Zahlé. Relève des miliciens phalangistes par les Forces de sécurité intérieure libanaises.


Le Président est averti par Marceau Long, qui lui présente l'ordre du jour du Conseil de demain, que Robert Badinter demandera le remplacement du Président Béteille par Michel Jéol, et du procureur général Sadon par Pierre Arpaillange. Il accepte, mais fixe une règle : pour figurer à l'ordre du jour du Conseil suivant, une nomination doit être proposée le vendredi précédent au Premier ministre, et le lundi au Président.


Rashish, le sherpa américain, vient dîner à Paris : « L'Union soviétique et quelques-uns de ses alliés du Pacte de Varsovie font l'expérience de difficultés internes inhabituelles, en particulier dans le domaine économique. Toutes nos études montrent qu'il y aura un déclin très lent de l'économie soviétique au début des années 80. Les difficultés économiques dans les autres pays de l'Est sont aussi sévères et exerceront une pression constante sur les ressources soviétiques. »
Il explique, tout en prenant ses propres distances vis-à-vis du message qu'il transmet : « "Ils" veulent interdire aux Européens d'ouvrir des crédits à l'URSS, et même interdire toute vente de haute technologie. »
Voilà qui est incompatible avec la situation dont nous héritons. La France figure parmi les trois premiers créanciers des pays de l'Est et est le premier créancier de l'URSS. L'Allemagne se trouve dans une situation comparable. La RFA et la France assurent le tiers des exportations de l'Ouest vers l'Est. Alors que le commerce avec l'Est ne représente que 0,8 % des importations et 2,1 % des exportations américaines dont plus des trois quarts sont constitués par les seules céréales.
François Mitterrand hésite à autoriser la publicité sur les radios libres. Pierre Mauroy ne veut pas en entendre parler. Son argument est simple : « Je ne veux pas, à Lille, de Radio Auchan. » Le Président se range à son avis. Georges Fillioud défendra fort bien cette interdiction à laquelle, personnellement, il ne croit pas.

André Rousselet et moi déjeunons avec Jacques Rigaud à RTL. Il est question de satellites, mais aussi de chaînes de télévision privées, hypothèse que Rousselet écarte absolument.


Guy Thomas et Serge Moati sont nommés l'un président, l'autre directeur général de FR3.




Mercredi 1er juillet 1981

Au Conseil des ministres, Robert Badinter présente le projet de loi d'amnistie préparé par Maurice Faure. Alors même qu'il est opposé à l'inclusion des terroristes dans la loi, il les y a laissés. Il en a en revanche exclu les délits économiques et fiscaux, la drogue, le proxénétisme, le racisme, le port d'arme, la conduite en état d'ivresse. François Mitterrand trouve qu'il y a trop d'exceptions : il ne s'agit, de toute façon, que de condamnés à moins de six mois. Il rejette le texte.

Fillioud fait le point sur la situation dans l'audiovisuel. Le Conseil des ministres crée la commission que dirigera Pierre Moinot afin d'élaborer des « réflexions et orientations » sur l'avenir de la Communication.


A déjeuner, après le Conseil, Michel Colucci m'explique que sans publicité, les radios privées ne pourront pas vivre : « Elles passeront sous le contrôle des puissances d'argent et rien n'y résistera. » Raisonnement imparable.

François Mitterrand répond à une lettre d'André Bergeron sur le chômage :
« Tout doit être fait pour lutter durablement contre ce fléau à l'échelle de l'Europe, dans un espace social apaisé par l'aménagement du temps de travail, la consultation des syndicats et la pleine utilisation de la dimension européenne (...). J'entends m'appuyer sur le cadre européen pour mettre en œuvre une relance sélective de la consommation populaire et un soutien aux secteurs industriels présentant les meilleures perspectives en matière d'innovation et de création d'emplois. »
Les autres syndicats protesteront contre le fait que le Président a répondu en premier à FO. Enfantillages...

Poussé par le ministre de l'Industrie, Pierre Dreyfus, et contre l'avis de Claude Cheysson qui s'inquiète des réactions américaines, Pierre Mauroy confirme l'achat de gaz à l'Union soviétique.
Louis Mermaz est élu Président de l'Assemblée nationale. Celle-ci vote la confiance au gouvernement Mauroy.

Jean-Marcel Jeanneney s'envole pour sa première réunion de sherpas, à Vancouver. Le Président lui adresse une nouvelle lettre d'instructions, cette fois très spécifique, préparée à l'Élysée. Il s'agit en particulier d'éviter que Ottawa se transforme en tribunal où la politique de la France, si différente des autres, serait jugée :
« S'agissant de la politique économique française, on écartera l'idée que la rencontre d'Ottawa pourrait constituer un "examen de passage ". La discussion sur la situation économique et sociale au Conseil européen de Luxembourg a permis de préciser la façon dont peuvent s'établir nos rapports avec nos principaux partenaires : la politique de la France relève d'une inspiration nettement différente de celle de nos principaux partenaires, mais on évitera de s'enfermer dans un débat idéologique, et il existe de nombreux domaines à partir desquels nous pouvons travailler ensemble.
Je note à cet égard avec satisfaction que ce Conseil européen a permis de confirmer la cohésion des Dix sur plusieurs points inscrits à l'ordre du jour d'Ottawa : taux d'intérêt, rapports Nord/Sud, relations avec le Japon. A propos des relations commerciales Est/Ouest, je pense qu'il faut prendre acte des réflexions présentées par les États-Unis, qui sont utiles, mais ne devraient pas conduire à des modifications d'ordre institutionnel. L'enjeu est avant tout politique, et lié pour une bonne part à l'évolution des relations Est/Ouest au cours des prochains mois. En matière énergétique, on confirmera les engagements pris à Tokyo et à Venise, mais on soulignera autant que possible l'idée selon laquelle la crise est loin d'être achevée. Et il faudra rappeler qu'en dépit de la relative détente constatée en ce moment, il convient de ne pas relâcher les efforts en cours. Pour les accords à long terme sur les prix du pétrole, la France est prête à signer avec certains pays, tels que le Mexique par exemple, des accords globaux portant également sur des projets industriels, mais il ne s'agit pas d'un sujet qui relève de la conférence d'Ottawa. »
La discussion entre ministres sur les nationalisations devient sérieuse. Deux questions dominent le débat : faut-il nationaliser les groupes industriels à 100 % ou seulement à 50 % ? faut-il nationaliser toutes les banques ou seulement les principales ?
Pierre Mauroy recherche un consensus par de grandes réunions confuses où ministres et hauts-fonctionnaires mêlés ont bien du mal à s'exprimer.
Remarque de François Mitterrand : « La précipitation actuelle du travail gouvernemental, qui n'est qu'en partie inévitable, a une grave conséquence : les problèmes ont tendance à être traités sans perspective stratégique et, trop souvent, par modification à la marge de ce qui se faisait avant. »



Jeudi 2 juillet 1981

Gaston Defferre parle au Président d'un nouveau projet de Jean-Jacques Servan-Schreiber : créer un Centre d'informatique « qui ferait venir travailler à Paris les plus grands chercheurs du monde ». Le Président est enthousiaste. Pour lui, la science est le facteur essentiel du progrès, et la modernisation de la France passe par l'introduction à marches forcées des dernières technologies. Carte blanche est donnée à Gaston Defferre pour aider Jean-Jacques Servan-Schreiber.



Vendredi 3 juillet 1981

Discussion avec le Président sur quelques réformes à lancer dans les années à venir : ouverture des grands corps de l'Administration aux responsables syndicaux, création d'une quatrième chaîne de télévision à vocation culturelle, rénovation des lieux publics (bureaux de poste, centres de Sécurité sociale, dispensaires...), création dans les mairies et les lieux publics de conseillers, choisis notamment parmi les retraités, afin d'aider les gens à remplir les formulaires administratifs et les orienter dans leurs démarches. Donner un téléphone gratuit aux retraités, des instruments de musique gratuits aux enfants, comme le sont déjà les livres scolaires. Rendre obligatoire une bibliothèque dans toute entreprise de plus de 500 personnes.
Le Président adresse ces propositions au Premier ministre avec communication à Fillioud, Lang, Defferre, Henry, Avice. Avec beaucoup d'entêtement, quelques-unes deviendront réalité.


L'OCDE modifie ses prévisions ; la situation économique internationale s'annonce plus mauvaise que l'organisation elle-même l'avait prévue, en France et ailleurs. La croissance en 1981 sera faible aux États-Unis (aux environs de 2 %), et ralentie au Japon (de l'ordre de 3 %). L'Allemagne ne devrait pas connaître de reprise avant le dernier trimestre. En 1982 et 1983, les taux d'intérêt américains pourraient baisser. La reprise allemande devrait s'affirmer. Pas de quoi s'inquiéter. De l'avis de l'OCDE, la reprise mondiale est pour l'an prochain.
Selon les mêmes prévisions, en France, la relance dégradera la balance des paiements, et la réduction de la durée du travail aura des conséquences différentes sur l'emploi selon la manière dont elle s'opérera : l'introduction d'une cinquième équipe améliore ainsi la situation de l'emploi, mais pas la cinquième semaine de congés payés. Le déficit budgétaire en 1982 devrait être de l'ordre de 140 milliards ; le point noir sera le déficit extérieur qui devrait atteindre 45 milliards en 1981 et 80 milliards en 1982.
Nous aurions préféré disposer de ces chiffres avant d'annoncer la relance ! Maintenant, c'est trop tard. L'excès d'optimisme initial de l'OCDE nous fait apparaître comme excessivement généreux dans une relance par ailleurs fort modeste. Tout repose donc à présent sur le dynamisme industriel de l'État et la reconquête du marché intérieur.


La Force interafricaine s'est retirée de N'Djamena. Goukouni est sans défense face à Hissène Habré.




Lundi 6 juillet 1981

A Matignon, nouveau Conseil interministériel sur les nationalisations. Interminable, confus, indécis. Toujours les deux mêmes questions sur la table : combien de banques faut-il nationaliser ? dans les entreprises industrielles, faut-il prendre la majorité ou la totalité du capital ? Delors plaide pour qu'on s'en tienne, dans l'industrie et dans cinq banques (Suez, Paribas, CIC, CCF, Crédit du Nord) à une majorité simple, un représentant de l'État faisant le tri des participations industrielles. Il met sa démission dans la balance. Pierre Mauroy pense, lui, qu'on doit nationaliser la totalité du capital dans l'industrie et dans toutes les banques ayant plus de 400 millions de francs de dépôts. Les communistes, Chevènement et Fabius sont de l'avis de Mauroy. Badinter, Cheysson et Rocard soutiennent Delors.


André Rousselet reçoit Robert Hersant et lui demande de vendre France-Soir à l'ancien président de la FNAC, Max Théret. En vain.
A Ryad, le Prince Fahd reçoit Claude de Kémoularia. Celui-ci rend compte au Président par télégramme :
« Le Roi Khaled est venu à Paris pour démontrer à tous que les relations entre la France et l'Arabie Saoudite étaient toujours excellentes, répondant ainsi aux rumeurs qui circulaient, indiquant que les relations entre les deux pays allaient se détériorer avec le changement politique intervenu en France. Le Roi souhaite voir se développer ces bonnes relations dans l'avenir. Il a gardé un excellent souvenir de son entretien avec le Président Mitterrand. Le Prince Fahd souligne "le danger que représentent les communistes partout dans le monde ", mais ajoute qu'il garde sa confiance au peuple français, qui finira par comprendre dans les proches années à venir que le communisme n'est pas conforme à son intérêt. »
Kémoularia fait ça très bien.



Mardi 7 juillet 1981

Coluche insiste : « L'absence de publicité tuera les radios vraiment libres. » Petite guerre pour la distribution des fréquences, notamment en Région parisienne. Chacun mise sur le fait accompli ; il faudra sans doute définir une règle de priorité.

Parfois, la diplomatie emprunte des chemins détournés. A l'initiative des Américains, l'ambassadeur d'Autriche auprès de l'OCDE est chargé par le directeur de l'Agence internationale de l'Énergie de « tâter le terrain » pour voir si la France serait disposée à rejoindre l'Agence, créée par Washington pour faire front commun contre l'OPEP. La réponse est négative. La position prise par Pompidou et Jobert en 1973 n'est pas modifiée : les Américains le sauront dans l'heure. Un signe parmi d'autres des limites de notre bonne volonté à leur égard.



Mercredi 8 juillet 1981

Jacques Chérèque, de la CFDT, vient me rappeler que les seuls affiliés de la Confédération mondiale des syndicats (TUAC) pour la France sont la CFDT, FO, la CGC et la FEN. La CGT et « les autres syndicats communistes » ne font pas partie de ce comité de coordination syndicale. Puis il entre dans le vif du sujet : « L'objectif d'Ottawa doit être le plein emploi. » Certes !

Au Conseil des ministres, Robert Badinter présente une nouvelle version du projet de loi d'amnistie ; cette fois, Robert Hersant lui-même est couvert ! Le projet est adopté sans débat : 6 200 détenus sortiront des prisons, soit un sur sept. Le Conseil adopte aussi un projet de loi d'abrogation de la Cour de Sûreté de l'État. Hernu suggère de maintenir la peine de mort... en temps de guerre !
Première discussion au Conseil sur les nationalisations, mais en partie C, c'est-à-dire sans décision. Jacques Delors explique qu'une nationalisation à 51 % de la grande industrie, de cinq banques de dépôt et de deux banques d'affaires suffirait à contrôler l'essentiel de l'économie. Badinter, Dreyfus, Rocard et Cheysson abondent dans le même sens. Pierre Mauroy balaie leurs arguments d'un revers de main : se contenter de 51 % est politiquement et juridiquement impossible, car cela ne permet aucun contrôle des filiales et laisse un trop grand sentiment de réversibilité. Le Président est du même avis, mais n'éprouve pas le besoin de le dire.


Dans l'après-midi, le Président regarde à la télévision, dans son bureau, la lecture de son message au Parlement par Louis Mermaz : « M'adressant au Parlement, j'en appelle à la volonté de tous, à l'esprit de responsabilité, au civisme, à l'imagination de notre peuple qui a su faire face, chaque fois qu'on lui a fait confiance, aux épreuves de son Histoire. »

Pierre Mauroy présente le programme de son gouvernement à l'Assemblée.

Le Président reçoit de l'état-major général des Armées et du secrétariat général de la Défense nationale une étude sur le rapport des forces dans le monde : Américains et Russes peuvent s'anéantir réciproquement une dizaine de fois, l'URSS dispose d'une considérable supériorité nucléaire, conventionnelle et chimique en Europe. L'installation de Pershing s'impose si rien n'est fait.
Pour préparer la nouvelle loi de programmation militaire 1984-1988, plusieurs décisions devront être prises assez rapidement : construire ou non le missile mobile SX ? l'arme nucléaire tactique Hadès ? des sous-marins nucléaires supplémentaires ? des porte-avions pour remplacer le Foch et le Clemenceau ? le Mirage 4000 ? Les différentes armes formulent évidemment des demandes concurrentes et contradictoires.
François Mitterrand sur les risques de guerre : « Je ne crois pas que les Russes désirent la guerre, car ils ont été très marqués par la Seconde Guerre mondiale et par leurs 20 millions de morts. Mais Russes et Américains sont engagés dans une course aux armements, et le rôle d'un pays comme la France est de peser dans le sens d'un ralentissement de cette course... Dans l'équilibre européen, les Russes savent que la France peut être leur principal interlocuteur, car la Grande-Bretagne a tendance à s'aligner sur les thèses américaines et l'Allemagne n'a pas l'entière liberté de décision en la matière. Je ne crois pas à la guerre, du moins dans un avenir prévisible, mais le problème est que les deux grandes puissances veulent obtenir, sans faire la guerre, les résultats qu'elles pourraient escompter d'une victoire militaire. »

Je reçois un des sous-secrétaires au Trésor américain, Mark Leland, qui fait un tour d'Europe avant Ottawa. Jeune, sympathique, il insiste sur la nécessité d'un « bon contact », lors du Sommet, entre les deux Présidents et entre Jacques Delors et Don Regan, secrétaire américain au Trésor. Il cite l'exemple du Mexique : « Les points de désaccord sont multiples avec les États-Unis, mais le fait que le premier contact personnel ait été réussi entre Reagan et Lopez Portillo a facilité les choses. »
Je l'interroge sur l'aide à la Pologne, très endettée : «Les États-Unis feront peut-être quelque chose, mais en laissant les Européens en première ligne. Le Japon, qui ne dépense que 1 % de son PNB pour la Défense, devrait aider la Pologne ou la Turquie. » Curieux : on doit aider la Pologne, mais pas l'URSS...
Sur le projet de « Filiale énergie » de la Banque mondiale, son attitude est très négative : « Les pays de l'OPEP n'en veulent pas, et il y a déjà des investissements énergétiques privés dans une centaine de pays en développement. »
Il évoque sur un ton mi-sérieux, mi-blagueur l'éventualité d'une dévaluation du franc au cours de l'été. Je lui rétorque qu'elle n'est pas d'actualité. Le Président, à qui je rapporte cette conversation : « On la fera quand les événements nous l'imposeront. »
Jeudi 9 juillet 1981

Si on achète du gaz aux Russes, il faut leur vendre de quoi construire un gazoduc. Cela devrait rapporter 10 milliards de francs à la France. Ainsi en avait décidé le précédent Président. Il faut là encore annuler ou confirmer cette décision.
Claude Cheysson redoute que l'on «fournisse à l'Union soviétique l'occasion de devenir un allié objectif de l'OPEP, ou, en tout cas, de renforcer notablement leur communauté d'intérêts». Hernu craint une coalition de l'Algérie et de l'Union soviétique, vendeurs de gaz. A l'inverse, Pierre Dreyfus défend le contrat : « Gaz de France a agi raisonnablement en négociant avec la partie soviétique à hauteur de 8 milliards de mètres cubes qui, s'ajoutant aux 4 milliards de mètres cubes déjà contractés, couvriront 30 % de nos besoins en 1990. Le gazoduc soviétique se réalisera et nos partenaires européens en bénéficieront également. » Ce point de vue l'emporte, comme il l'avait emporté sous le précédent septennat.

« On ne peut pas douter, écrit la Pravda ce matin, que les communistes français sauront, comme par le passé, repousser les attaques de ceux qui pensent pouvoir ébranler leurs positions internationalistes de classe. » Qui en doute ? A qui est adressé ce message ?



Vendredi 10 juillet 1981

Rentrant de la réunion de sherpas à Vancouver, Jean-Marcel Jeanneney écrit qu'il lui «paraît illusoire de penser que l'on peut infléchir la politique américaine sur les taux d'intérêt (...). Je crains malheureusement que, compte tenu des incertitudes allemandes, des difficultés britanniques, des positions catégoriques du Président des États-Unis et de la confiance du Japon en ses capacités et en son destin, les chefs d'État et de gouvernement réunis à Ottawa dans quelques jours ne puissent eux-mêmes s'accorder sur des politiques ou des projets propres à donner quelque espoir aux peuples ». Analyse prémonitoire.



Lundi 13 juillet 1981

Devant le groupe socialiste, à l'Assemblée, Georges Fillioud, contredisant le projet présenté par Robert Badinter en Conseil, obtient des députés socialistes que les délits pour lesquels Robert Hersant est poursuivi — violation des lois sur la concentration dans les entreprises de presse — ne soient pas amnistiés. François Mitterrand s'étonne de ce revirement.


Les Américains demandent aux quatre pays européens concernés de ne pas financer la construction d'un gazoduc à travers l'URSS : « Utilisant la technologie occidentale - en particulier américaine — de pompage et de surveillance la plus avancée, [ce projet] apporterait à l'URSS des technologies que le COCOM interdit d'exporter. » Première nouvelle !
Mardi 14 juillet 1981

En dehors du cadre de l'amnistie soumise au Parlement, la grâce présidentielle est accordée à plus de 4 000 détenus.

Le Président reçoit le Bureau de l'Assemblée nationale, puis les chefs de partis avant Ottawa. Étrange cohorte : Chirac, Jospin, Marchais. Giscard a refusé de venir. François Mitterrand leur explique qu'il va dire aux États-Unis « combien il est difficile d'exiger une solidarité politique quand il n'y a pas de solidarité économique et monétaire. Je compte exposer la stratégie économique de la France, et plaider pour une véritable amorce du dialogue Nord/Sud comme moyen d'aider à sortir de la crise l'ensemble du monde industrialisé ».

Le Président nicaragayen, Daniel Ortega, est à Paris. Beaucoup plus modéré et raisonnable que je ne le croyais, il rêve d'un dialogue avec les États-Unis : « Qu'ils me laissent une chance ! » Il assiste au défilé depuis la tribune présidentielle. Pas très loin de lui, le nouvel ambassadeur américain, Evan Galbraith, enrage. Pour lui comme pour Reagan, Ortega est aussi dangereux que les SS 20. Et même davantage, puisqu'il est dans leur arrière-cour.


Mercredi 15 juillet 1981

Au Conseil des ministres, Gaston Defferre présente le projet de loi sur la décentralisation. En bon élu de province, François Mitterrand a trop souffert des préfets de la Nièvre pour ne pas s'en réjouir, même s'il sait que cette réforme donnera le pouvoir à la droite, pour longtemps, dans la quasi-totalité des régions.
L'application de la loi à Paris est difficile : le risque est d'en faire trop (en plaçant le préfet de police sous les ordres du maire), ou trop peu (en maintenant Paris hors du droit commun).
Plusieurs ministres, dont Jack Lang, s'opposent au projet afin de conserver le droit de répartir eux-mêmes les subventions. Lang bombarde le Président de notes depuis quinze jours. Le Président s'irrite de le voir réclamer en Conseil — c'est-à-dire publiquement — ce qu'il n'a pu obtenir en privé : « C'est l'honneur de la gauche de vouloir des réformes, même lorsqu'elles ne lui profitent pas. Sans le vote des femmes, la gauche eût été au pouvoir dès 1946. Et pourtant, Léon Blum était pour. La décentralisation pose le même problème, et il faut donner la même réponse. »
A la sortie, François Mitterrand me confie : « Qu'est-ce que je peux m'ennuyer au Conseil ! C'est trop long, et ils lisent tous leurs notes. Il faut les empêcher de lire ! »


A Bonn, pour le trente-huitième Sommet franco-allemand, le premier auquel nous assistons, le Président dit à Schmidt : «... L'évolution des taux d'intérêt et la hausse du dollar créent dans les économies occidentales et dans celles du Tiers Monde des situations de nature à entraîner des troubles sociaux, des désordres politiques, des catastrophes financières. Je suis optimiste pour Ottawa si la coopération entre la France et la RFA s'affirme. Il faut ramener les Etats-Unis à une notion plus universelle de leur rôle. Ce que j'attends d'Ottawa, c'est une modification des données psychologiques et donc politiques : le monde aura-t-il le sentiment que les Sept sont davantage soudés face aux crises militaires et économiques, ou bien ceux-ci se réfugieront-ils dans le verbalisme ?... Le seul fait de se réunir est déjà une chose considérable dans ce monde troublé. Mais il faut faire preuve de volonté politique. A défaut, les égoïsmes nationaux reprendraient le dessus. C'est seulement à cette condition qu'il sera possible de surmonter la crise mondiale. »




Jeudi 16 juillet 1981

Le ministre du Plan, Michel Rocard, qui prépare un plan intérimaire pour deux ans, vient interroger le Président : « Faut-il afficher les prévisions catastrophiques du chômage pour la fin de 1982 ? Faut-il afficher les besoins financiers, énormes, du Plan dans le budget de 1982 ? »
On a le choix : soit un budget sans rien pour le Plan, suivi d'un collectif en 1982 pour le financer, soit un budget prévoyant 15 à 30 milliards pour le Plan dans un Fonds d'Action structurelle. La première solution est en apparence plus rigoureuse. La seconde, plus sérieuse. C'est celle que Rocard préconise, avec un fonds de 25 milliards. Laurent Fabius aussi, mais avec une dotation d'une quinzaine de milliards seulement.




Vendredi 17 juillet 1981

Les affaires se traitent de plus en plus à Matignon. Le Président écrit sur plusieurs notes que lui adressent les ministres : « Laissez le gouvernement décider. » Les membres du secrétariat général de l'Élysée, et d'abord Jacques Fournier, assurent la liaison entre les deux maisons.


Je reçois de Jeanneney le projet de communiqué pour le Sommet d'Ottawa, préparé par les Canadiens après la réunion de Vancouver. Sur les relations économiques Est/Ouest, le texte est plus anodin que prévu : « Nous reconnaissons qu'il y a un équilibre complexe d'intérêts politiques et économiques dans nos relations Est/Ouest, et nous en concluons qu'une poursuite des consultations et une coordination, lorsqu'elle s'avère utile, sont nécessaires pour s'assurer que nos politiques économiques continuent d'être compatibles avec nos objectifs en matière de politique internationale et de sécurité. »

Signature entre le patronat et les syndicats — sauf la CGT — d'un protocole de négociation sur la réduction de la durée du travail à trente-neuf et l'instauration d'une cinquième semaine de congés payés. Reste à en régler le financement.

Début de la session extraordinaire du Parlement. Le Président aurait voulu l'éviter. Impossible : il y a trop de projets de lois en attente. Et les ministres veulent tout faire voter au plus vite.

L'aviation israélienne bombarde Beyrouth. Le Président rédige lui-même un communiqué : « ... La France est prête à favoriser tout effort en faveur du dialogue et de la négociation avec toutes les parties intéressées, mais elle tient à mettre en garde quiconque céderait à la tentation d'une nouvelle escalade de la violence. »
Samedi 18 juillet 1981

La préparation du Budget 1982 est très difficile. Les Finances font tout pour reprendre de la main gauche ce que le Premier ministre a accordé de la main droite, il y a un mois, dans le collectif. Elles proposent ainsi de supprimer, dans le budget des Transports, la subvention d'équilibre pour l'exploitation de Concorde. Menaçant de démissionner, Fiterman en obtient le maintien. François Mitterrand, prévenu après coup, trouve que c'était là une bien mauvaise manière de Delors, même si Fabius, en charge du Budget, en est responsable. Pour la première fois, je l'entends parler du déménagement des Finances qui « occupent indûment la moitié du Musée du Louvre ». Il demande à Robert Lion de réfléchir à un autre endroit où installer le ministère, et de prendre contact à cette fin avec le Maire de Paris.


Des membres du Service d'action civique (SAC) assassinent six personnes à Auriol, dans les Bouches-du-Rhône. François Mitterrand : « Ces gens-là sont encore très puissants. Ils essaieront de déstabiliser le régime. Ce qui est arrivé à Allende peut m'arriver. Je le sais. » Il me confie, sans précisions, qu'il a reçu des menaces après le 10 mai. Un jour, lors d'un voyage en province, quelqu'un lui glissera dans la main un message pour lui prouver qu'on peut l'assassiner, le moment venu, sans difficulté. Je l'interroge, il hausse les épaules : « Contre cela on ne peut rien, il faut le savoir, mais ne pas en faire une obsession. »

Le Président me demande d'aller rencontrer le Chancelier d'Autriche, Bruno Kreisky, pour étudier l'expérience économique autrichienne : « Ils ont bien réussi. Ils n'ont pas de chômage. Allez voir ça de près ! »

Le Journal Officiel publie la circulaire signée Pierre Mauroy annulant la circulaire Barre sur le boycott des entreprises travaillant en Israël : « Le régime des échanges (...) ne doit comporter aucune discrimination, quelle qu'en soit la raison. » Un groupe de travail présidé par Claude de Kémoularia est chargé d'élaborer les propositions « qui devraient permettre de répondre à la volonté du Président d'exclure toute discrimination et de préserver nos échanges essentiels avec les pays des législations de boycott ».

Violentes émeutes en Angleterre : aurons-nous les mêmes, cet été, dans les banlieues ? Robert Badinter et Charles Hernu en sont convaincus.




Dimanche 19 juillet 1981

Nous partons pour Ottawa à la réunion du Club des pays riches. Mais surtout à celui des trois puissances nucléaires d'Occident. Ce sera la première rencontre des deux Présidents américain et français. Michel Jobert a insisté pour en être, Pierre Bérégovoy aussi.
Dans l'avion, le Président consulte son dossier. Selon la note de synthèse, « la France veut obtenir qu'on parle de la nécessaire coordination des politiques monétaires et financières en matière de taux d'intérêt et de chômage ; de la création de la "Filiale énergie " de la Banque mondiale ; des "Négociations Globales" sur les problèmes économiques ; du nécessaire respect des principes commerciaux internationaux par le Japon et les États-Unis. L'opinion s'attend, peut-être excessivement, à ce que nous demandions une baisse des taux d'intérêt américains. Il serait donc essentiel de faire savoir que tel n'était pas l'enjeu du Sommet, pour éviter de décevoir ».
Il est d'autre part conseillé au Président d'insister sur les quatre points suivants : «
1 La France parle pour l'avenir en montrant l'importance de la priorité du plein emploi, de l'harmonisation sociale et du dialogue Nord/Sud ;
2 L'important est aujourd'hui la "solidarité globale". Il n'y a pas de solidarité militaire ni politique sans solidarité économique et sociale ;
3 Pour mettre fin à la crise, la France oppose à la doctrine du monétarisme sauvage une conception moderne et raisonnée de relance industrielle concertée ;
4 La France se fait l'interprète de ses partenaires européens et montre que Ottawa est pour elle une suite logique du Sommet de Luxembourg et du Sommet franco-allemand. »

Je fais plus ample connaissance avec quelques-uns des hauts fonctionnaires qui nous accompagnent. Chacun me confie ses espérances en fonction des postes qui, naturellement ou non, devraient se libérer. Bien plus important, semble-t-il, que l'enjeu du Sommet !
En débarquant, nous découvrons le rituel de ces rencontres. Néophytes mais sûrs de notre bon droit, nous y introduisons maintes fantaisies : sièges tournants, délégations fluctuantes, discours improvisés. Les autres nous accueillent avec défiance, impressionnés par cette audace, inquiets de ses conséquences.
Pierre Trudeau est à la fois le président et le doyen. Intellectuel, charmant, détestant Reagan, aimant être détesté de lui, c'est un hôte délicieux et attentif.
Bataille dérisoire à propos des chambres : Jobert exige une suite, comme Cheysson. Petits côtés d'hommes ordinaires qui se croient grands.
Dès l'arrivée, François Mitterrand et Ronald Reagan se rencontrent sur la pelouse de l'hôtel Montebello où se tient la réunion.
Le Président Reagan impressionne d'emblée par sa voix chaude, douce, enveloppante, heureuse. Cette caractéristique n'est pas anecdotique. Cet homme ne parle jamais de choses tristes et place toujours un filtre d'optimisme devant tout ce qu'il regarde. Il ne fait rien pour communiquer à son peuple la peur de ses rivaux, le goût de l'effort, la crainte de l'échec. Il lui fait croire — et ses compatriotes ne demandent que ça — qu'après le temps de l'humiliation revient celui de la puissance. Une fois passé l'obstacle de ce charme, il est difficile de ne pas percevoir l'extraordinaire vide de sa conversation. Il ne fait que lire des fiches minuscules qu'il extrait de sa poche intérieure gauche. Souvent, elles ne portent que cinq mots et se terminent par un point d'interrogation : l'ambition de ses collaborateurs n'est jamais de le voir exposer une doctrine complète, mais de le faire questionner son interlocuteur afin que les services en retirent quelque chose. Quand la conversation s'emballe, le Président américain, parfaitement conscient de ses limites, dérive sur ses souvenirs du temps où il était comédien ou gouverneur de Californie. Ou bien encore sur une blague. Les premiers sont d'une naïveté confondante, les secondes généralement très drôles.
(Une seule fois, beaucoup plus tard — lors du dernier dîner à la Maison Blanche, sous sa seconde présidence, où Jacques-Yves Cousteau voisinait avec Rudolf Noureïev — il fit un très joli discours qui me parut à la fois sincère et improvisé. Mais, avec ce diable d'homme dont le sourire masque parfois un désarmant bon sens, comment savoir ?)
On parle d'économie : « François, il n'y a aucun problème, la reprise économique chez nous sera pour janvier, février au plus tard. » Du gazoduc : « Vous ne devriez pas construire ce gazoduc, les États-Unis vous fourniront plus de charbon à la place. »
François Mitterrand apprend ce jour-là à Reagan l'existence de l'agent « Farewell » et l'importance des informations qu'il nous transmet. Il lui dit son intention de communiquer à la Maison Blanche tout ce que « Farewell » nous dira sur les agents soviétiques en Amérique. Épaté, Reagan s'exclame : « C'est le plus gros poisson de ce genre depuis 1945 ! »
Reagan se méfie de Trudeau en qui il ne voit qu'un play-boy gauchiste. Il lui a proposé de venir à Washington préparer le Sommet. Mais Trudeau a traîné, préférant faire d'abord le tour des capitales européennes. Pour être sûr que Trudeau ne lui vole pas la vedette et ne présente pas ses positions de façon caricaturale, les Américains ont organisé un centre de presse à l'extérieur, à soixante kilomètres de là, où Haig viendra parler, attirant tous les journalistes.
Le conseiller pour la Sécurité de Reagan, Dick Allen, que j'ai déjà eu au téléphone à propos de l'entrée des communistes au gouvernement, demande à me voir. Un déjeuner en tête à tête est organisé demain à l'hôtel.

Le Sommet s'ouvre par un dîner. On y parle des relations Est/Ouest, de la Pologne, du Moyen-Orient. L'ordre du jour des débats de demain est arrêté : économie générale, commerce, énergie, Nord/Sud, commerce Est/Ouest.
Assis à côté de François Mitterrand, Ronald Reagan lui explique qu'il se méfie depuis toujours des communistes. Quand il était candidat à la présidence du syndicat des acteurs à Hollywood, son adversaire était un prêtre : « Il était communiste. Il avait été formé à Moscou. Je suis sûr que là, on avait décidé de le renvoyer aux États-Unis pour qu'il devienne prêtre et président du syndicat des acteurs. » François Mitterrand dissimule mal son sourire : « Vous ne trouvez pas que c'est un investissement énorme et bien aléatoire pour un poste finalement secondaire ? »
Ronald Reagan : « Mais non, pas du tout, ils font ça partout. Il y a beaucoup de gens aux États-Unis qui sont ainsi des taupes soviétiques et que nous ne savons pas identifier. »
Lorsqu'il me racontera cet échange, François Mitterrand conclura : « Il a trop regardé Les Envahisseurs ! »



Lundi 20 juillet 1981

La réunion commence. Les sept pays dont les représentants sont assis autour de la table produisent 80 % du « produit mondial brut ». Trois sièges par pays. Le sherpa ou un autre haut fonctionnaire se tient derrière. Jobert est fou de rage d'avoir à laisser Cheysson et Delors en séance. Helmut Schmidt, fondateur de ces Sommets, joue les blasés ; Margaret Thatcher est pleine d'enthousiasme ; le Japonais Suzuki dort ; l'Italien Spadolini parle d'histoire et de littérature.
Ronald Reagan prend le premier la parole sur la situation économique : Contre l'inflation qui sévit dans le monde entier, la plus longue qu'on ait connue, il faut agir. Chez nous, on a considéré pendant plusieurs décennies que les dépenses gouvernementales étaient un stimulant pour l'économie. Quandj'ai été élu Président, j'ai présenté au Congrès la plus forte réduction des dépenses gouvernementales à avoir jamais été entreprise : 40 milliards de dollars ! D'ici la fin de 1984, nous aurons réalisé une économie budgétaire de 280 milliards de dollars. Ainsi, nous allons pouvoir réduire la charge fiscale. On n'a pas à choisir entre l'inflation et le chômage. Je sais que les taux d'intérêt élevés sont gênants pour certains pays. Nous espérons qu'au fur et à mesure que l'inflation diminuera, ces taux pourront baisser. Ils sont, aux États-Unis mêmes, très néfastes pour la construction, la production automobile. Certaines entreprises ne peuvent plus financer leurs stocks ; elles seront obligées de disparaître. Nous ne pouvons intervenir en leur faveur. D'ici trois ans, nous aurons réduit l'inflation : ce sera bénéfique pour le monde entier. Il ajoute, sans que cela ait le moindre rapport avec ce qui précède: J'espère qu'une réunion du COCOM pourra discuter du commerce avec l'Est.
Trudeau organise un tour de table. Les Européens mettent tous l'accent sur le problème de l'inflation. Pas un ne relève la phrase de Ronald Reagan sur le commerce Est/Ouest.
Helmut Schmidt : Quand nous reviendrons de Montebello, rien ne sera changé dans la politique américaine. Il nous faudra réduire les besoins d'emprunt pour permettre aux banques centrales de baisser les taux d'intérêt. Nous allons donc devoir réduire nos dépenses et nos emprunts publics. Cela ne sera pas bon dans l'immédiat pour les chômeurs, car nous en profiterons d'abord pour restructurer nos économies. Nous devons en être conscients. Nous ne blâmons personne. Nous disons simplement que les faits sont ainsi. Chacun ici est hypocrite, prônant le libre-échange et maintenant son protectionnisme.
Spadolini : Il faut affronter simultanément les problèmes de l'inflation et du chômage. Évitons, en voulant réduire l'inflation, de faire croître le chômage, ce qui affaiblirait en outre le système démocratique.
François Mitterrand expose sa conception de la crise et la politique économique des socialistes français. Il critique la politique américaine de façon très modérée : Les causes de la crise sont structurelles, et la cause des hauts taux d'intérêt est dans la politique des États-Unis. Indirectement, nous souffrons ainsi des idéologies. On a voulu d'abord lutter contre l'inflation, puis contre le chômage, puis à nouveau contre l'inflation. Le résultat est que nous avons à la fois inflation et chômage. Je ne pense pas que des taux d'intérêt élevés soient l'unique réponse possible à l'inflation, comme le prétend la théorie monétariste. Mais ce serait certes une absurdité de dire que la monnaie ne compte pas. La France souffre de 14 % d'inflation, de 7 % de chômage : c'est trop. Chacun de nos pays lutte comme il peut contre la crise qui est la sienne, dont notre système est responsable — chacun dans le cadre de sa politique nationale et de nos politiques communes, celle de l'Europe et celle de l'Alliance. Il serait absurde de rendre contradictoires politiques nationales et politiques communes.
Cependant, il faut bien tenir compte du fait que nous ne partageons pas les mêmes analyses. En France, le suffrage universel a sanctionné les expériences passées. Il y a un seuil de chômage au-delà duquel les risques d'explosions sociales dépasseraient les risques découlant de l'inflation. Je ne dis pas qu'il vaut mieux lutter contre le chômage que contre l'inflation, mais je dis que nous avons atteint le seuil au-delà duquel les réalités sociales balaieraient les réalités économiques.
Quant à nous, nous avons fait le choix de la croissance par la consommation populaire et l'investissement productif. Ce n'est pas seulement parce que cela correspond à nos idées, mais parce que nous ne pouvons pas faire autrement (...). Les taux d'intérêt élevés rendent notre tâche plus rude. Le poids des dettes devient menaçant pour les moyennes entreprises et même pour quelques grandes. Nous ne pouvons accepter de jeter notre économie dans le marasme, comme ce fut le cas avant la Seconde Guerre mondiale. Cela risquerait de nous conduire à la dictature, au protectionnisme et de briser, à la fin, notre communauté...
Pour relancer la croissance, nous butons contre les taux d'intérêt. Mais nous ne disons pas aux Américains : vous êtes coupables. Nous savons que vous faites ce que vous pouvez. Ronald Reagan nous dit : ce n'est pas là de la théorie, mais une nécessité pour lutter contre une situation intérieure. J'essaie de vous comprendre. Essayez de nous comprendre aussi, afin que nous nous entraidions. Je n'accuse pas les États-Unis, mais je veux qu'ils sachent que cela nous gêne, que cela nous crée des risques de désordres économiques et sociaux, que cela nous affaiblit, et donc engendre des risques politiques et militaires. Il faut le consentement populaire pour défendre les valeurs de civilisation, la sécurité et l'indépendance de nos patries...
Nous avons à tenir compte de notre population, de nos disparités sociales, de nos injustices, de nos inégalités. Nous n'avons pas toutes les vertus. Nous avons nos démagogies, nos faiblesses. Si nous n'avons pas le soutien de nos partenaires, comment ferons-nous face aux arrivages massifs de biens de consommation japonais ? Le libre-échange, c'est très bien en théorie, mais je constate qu'en pratique, nous en sommes loin. Je suis de l'avis de Helmut Schmidt lorsqu'il déplore le protectionnisme auquel recourent, en fait, tous les pays. Et je demande qu'il soit fait un bilan sérieux de tous les dispositifs que nous avons les uns et les autres adoptés, cela afin de les organiser et de les réduire. Nous aurons à parler du vin italien, des textiles, de la sidérurgie dans la Communauté, des huiles végétales et du soja américains importés en Europe... On ne doit pas parler de règles commerciales sans avoir rendu visibles certaines pratiques, notamment en ce qui concerne les pays du Tiers Monde, qui ne résultent pas du libre jeu des marchés, mais sont l'expression de dominations économiques. Or, nous n'avons pas défini de véritable politique entre nous sur ce plan-là.

Une fois le tour de table terminé, la séance est levée. Je vais, comme prévu, déjeuner avec le principal conseiller du Président américain. Il ne sait pas — moi non plus — qu'en dix ans j'en verrai six autres occuper après lui le même bureau à la Maison Blanche !...
Dick Allen est charmant, professionnel, et connaît assez bien la France. Ancien étudiant en Allemagne, il me dit avoir été un temps chauffeur de taxi à Toul ! Il ne s'intéresse visiblement qu'à une seule chose : le rôle des communistes dans la politique étrangère du gouvernement français. J'explique qu'avec ou sans les communistes, notre politique étrangère sera entre les mains du seul Président et obéira à des orientations claires qui sont d'ailleurs publiques.
Il m'écoute d'un air très aimable et ajoute, manifestement sincère : « Je comprends. Ça devrait coller. Passons à autre chose : je ne vois pas la différence entre votre politique économique et celle de l'Union soviétique... »
Interloqué, je m'évertue néanmoins à la lui expliquer. Il écoute poliment et prend même des notes. Mais je sens bien que je perds mon temps. Ainsi s'annonce ce formidable mur d'incompréhension, ce fossé culturel qui caractérisera nos rapports avec les Américains durant de longues années.

En sortant de ce déjeuner, je découvre qu'en créant leur propre service de presse à soixante kilomètres du lieu du Sommet, les Américains ont gagné d'avance la bataille des médias : s'ils veulent entendre les briefings de Haig, les plus courus, tous les journalistes doivent camper sur place. Se déplaçant en hélicoptère, Haig s'y rend sans cesse. Les briefings des autres pays se dérouleront à Montebello devant des salles vides.
L'après-midi, le débat est consacré aux rapports Nord/Sud. Reagan nous explique qu'il a trouvé la solution à ces problèmes. Il la doit à l'un de ses amis qui possède une très vaste exploitation agricole en Californie. Cet ami, voyageant au Mexique, voit un paysan qui arrose son champ avec un vieil arrosoir, faisant sans relâche le va-et-vient entre la source et le champ : « Mon ami californien s'est dit : il faudrait un tuyau d'arrosage ; il y a chez moi de vieux tuyaux d'arrosage qui ne servent à rien, je vais les lui envoyer et le problème sera réglé... Voilà ce qu'il faut faire partout ! » Là s'arrête son discours.
Pendant cet exposé, Suzuki dort la bouche ouverte, Mme Thatcher se poudre, François Mitterrand signe des cartes postales, Spadolini papote avec son sherpa Sergio Berlinguer, cousin du tout-puissant patron du PC italien, Schmidt fouille dans ses dossiers et Trudeau vérifie méticuleusement la bonne tenue de l'œillet rouge qui orne sa boutonnière. Seuls les collaborateurs de Reagan ont l'air aux anges.
Je ne suis pas près d'oublier ce premier contact avec les Grands de ce monde.

Faute d'une conclusion quelconque sur l'aide au développement, Trudeau passe aux relations avec l'URSS.
François Mitterrand : Un recours au COCOM pour savoir ce que nous pouvons vendre est peut-être nécessaire. Je ne m'y oppose pas. Mais il faut une épreuve de vérité. Est-ce qu'on nous demande précisément de ne pas vendre ce que nous vendons ? Qu'est-ce que l'Amérique, elle, a besoin de vendre ? On nous parle de stratégie. Mais on ne va pas faire un blocus, comme Napoléon ! Cela n'a d'ailleurs pas bien marché... Il n'est pas question de créer la disette dans des pays déjà affamés.
Ronald Reagan répond clairement : Oui, il faut affamer les Russes, afin qu'ils retournent leurs armes contre le Kremlin ! Puis, il se met à lire une note : Une étude de la CIA prévoit un déclin quasi inéluctable de la production pétrolière russe d'ici trois ans, en raison d'une exploitation désordonnée et excessive des champs pétrolifères en activité, de l'incapacité des Soviétiques à découvrir des réserves suffisantes et de l'inadéquation technique de l'outil de recherche et de production. Moscou va dès lors se trouver acculé à choisir entre ses livraisons aux pays de l'Europe de l'Est et ses exportations vers l'Occident. Les Soviétiques tenteront de compenser ce ralentissement de la croissance de leur production énergétique totale en substituant au pétrole d'autres sources d'énergie et en limitant leur consommation en ce domaine par le biais d'économies d'énergie. Nul ne peut ralentir le déclin de la production pétrolière soviétique. Mais l'utilisation d'équipements occidentaux tels que des pompes, du matériel de forage et de transport, pourrait améliorer leur production de gaz. Le projet de la France, de la République fédérale d'Allemagne et de l'Italie de construire un gazoduc est scandaleux.
François Mitterrand : Les Américains vendent bien du blé à l'URSS !
Ronald Reagan : Ça n'a rien à voir. Le blé, ce sont les fermiers américains qui le produisent. Le gazoduc, c'est l'Europe qui se met à genoux. Il faut empêcher ce gazoduc par tous les moyens !

Dans la soirée, les sherpas négocient le communiqué final. J'entre dans la salle et m'assied à côté de Jean-Marcel Jeanneney pour le seconder. Un peu plus tard, je me rends compte que j'ai fait scandale : la règle est de n'admettre qu'un seul négociateur par pays. Mais nul ne m'en tient rigueur.
Mardi 21 juillet 1981

Avant que la séance ne reprenne, Michel Jobert, commentant des incidents survenus dans les banlieues anglaises, me dit : « Il y a encore eu des émeutes à Londres ; c'est la faute des travaillistes qui ont naturalisé tous les gens du Commonwealth ! »


Le communiqué est bouclé vers 3 heures du matin : « La première de nos priorités : la nécessité de réduire l'endettement public. » Sur Cancún, on ne mentionne que « la volonté d'explorer toutes les voies de consultation et de coopération avec les pays en développement dans toute enceinte appropriée ». Rien de précis sur les « Négociations Globales », sauf que l'expression est dorénavant écrite avec des minuscules. C'était la condition mise par les Américains pour en parler ! Sur les problèmes démographiques : « Nous sommes gravement préoccupés des conséquences de la croissance démographique mondiale. De nombreux pays en développement ont entrepris de régler, dans le respect des valeurs et de la dignité humaines, ces problèmes et d'assurer parallèlement le développement de leurs capacités humaines, notamment dans les domaines des techniques et de la gestion. »
Sur les relations économiques Est/Ouest, on aboutit à un texte suffisamment vide pour recueillir l'assentiment de tous : « Nous entreprendrons de nous consulter en vue d'améliorer le système actuel de surveillance du commerce avec l'URSS des produits stratégiques et des technologies qui y sont associées. »
Une fois la séance levée, j'obtiens du sherpa canadien que les textes du communiqué rédigés en français et en anglais aient valeur égale.

En conférence de presse, François Mitterrand prend de nouveau parti en faveur du déploiement des Forces nucléaires intermédiaires américaines en Europe « pour rétablir l'équilibre européen ». Pierre Morel, un des conseillers diplomatiques de l'Élysée, s'inquiète : « Cette déclaration peut être récupérée par nos adversaires et conduire la France là où, précisément, elle ne veut pas aller, c'est-à-dire vers l'intégration ou le neutralisme (...). Raisonner en termes d'"équilibre européen", comme François Mitterrand l'a fait, serait admettre qu'il doit y avoir un équilibre nucléaire en Europe distinct de l'équilibre Est/Ouest global, ce qui ne sera malheureusement pas le cas avant longtemps. La supériorité de l'URSS, acquise aujourd'hui à tous les niveaux, ne peut être compensée que par le couplage entre la défense de l'Europe occidentale et l'équilibre stratégique global entre les États-Unis et l'URSS. Le principal mérite de la décision de l'OTAN du 12 décembre 1979 n'est pas de compenser, nombre pour nombre, les SS 20, mais de rétablir un couplage entre l'Europe et les États-Unis dans le domaine des missiles à moyenne portée, où les moyens soviétiques ne sont pas compensés jusqu'à présent. »
Remarquable analyse que le Président approuvera : preuve, ô combien utile, qu'avec un peu de diplomatie il est possible à un collaborateur d'expliquer au Président qu'il s'est tout simplement trompé.


Mercredi 22 juillet 1981

Ce Sommet nous laisse à tous une impression d'amertume et de perplexité. C'est donc cela, une rencontre internationale : une réunion où rien ne se décide, aux séances vides, aux communiqués assez insignifiants pour être acceptables par tous, où le meilleur manipulateur de médias apparaît comme le gagnant ? L'an prochain, puisqu'il nous appartiendra de l'organiser, il faudra veiller autant à l'image qu'au fond.

Kreisky me recevra demain à Vienne.

L'Assemblée nationale discute du projet d'amnistie. Robert Hersant en est exclu.




Jeudi 23 juillet 1981

De retour à Paris, François Mitterrand réunit le Conseil des ministres. Pierre Desgraupes est nommé président d'Antenne 2, Jacques Boutet de TF1.
Lors du tour d'horizon de politique étrangère qui ouvre la partie B du Conseil, le Président raconte le Sommet : « La rencontre d'Ottawa s'est déroulée dans un climat de travail et de coopération dont j'ai tiré le plus grand profit. Après ces deux journées de rencontres au sommet et d'entretiens privés, j'en retire pour ma part cinq conclusions :
- la France a préservé dans ses conversations et dans le texte du communiqué l'intégralité de l'autonomie de sa politique économique et financière ;
- aidée par les autres nations européennes, la France a fait admettre aux États-Unis que leur politique des taux d'intérêt et l'excessive instabilité des taux de change étaient nocifs pour l'économie mondiale ;
- pour la première fois dans une telle réunion, il a été reconnu que la lutte contre le chômage était une priorité au même titre que la lutte contre l'inflation ;
- en matière de relations économiques Est/Ouest, nous avons pu faire admettre qu'il était essentiel pour chaque nation d'organiser comme elle l'entend ses échanges et qu'en particulier, nos importations de gaz soviétique s'inscrivaient dans le contexte normal des échanges économiques raisonnables;
- enfin, j'ai été très heureux de ce que l'ensemble des chefs d'État et de gouvernement aient accepté de se rendre à l'invitation que je leur ai faite de venir en France l'année prochaine pour un nouveau Sommet des nations industrialisées.
Un Sommet n'est pas un spectacle ni le lieu de décisions. C'est une occasion de rencontre utile, studieuse et riche d'enseignements, dont on ne voit les effets que beaucoup plus tard. A Ottawa, la France a parlé pour l'avenir. Je rappellerai à mes interlocuteurs, si nécessaire, les engagements qu'ils ont pris, au cours de ce Sommet, de tout faire pour la stabilité des monnaies, le développement des pays pauvres et la lutte contre le chômage. Enfin, je ferai en sorte que la préparation du prochain Sommet de Paris nous amène à une plus large compréhension des enjeux de la mutation économique mondiale d'aujourd'hui. »

Le Conseil décide l'envoi d'une mission médicale au Liban et le gouvernement se déclare déterminé à apporter son appui au gouvernement de Beyrouth dans la réorganisation de son Armée nationale, en vue de reprendre progressivement le contrôle de son territoire.
En partie C, premier débat sur le prix unique du livre. Jack Lang est pour, Gaston Defferre aussi, Edmonde l'a convaincu. Pierre Mauroy est réticent, mais, sentant que le Président y tient, approuve le projet. Pas par courtisanerie, plutôt par dévouement. Je sais qu'il saura dire non quand il le faudra.
On parle de la « régularisation » des étrangers en situation illégale ; Defferre s'y oppose : « Cela amènerait 200 000 chômeurs de plus. »

A Vienne, je déjeune avec Bruno Kreisky dans la salle même où se tint le Congrès de 1815. Nous parlons d'abord du Moyen-Orient. Ce qui nous rapproche et ce qui nous sépare crée entre nous une étrange complicité dont sont exclus les autres convives, le ministre des Finances et celui des Affaires étrangères. Cet homme a tout connu ; il rayonne d'intelligence et voit loin. La veille, il a dîné avec Gromyko qui fêtait le cinquantième anniversaire de son entrée dans la diplomatie soviétique. Le Chancelier autrichien l'a interrogé : « Qu'est-ce qui a le plus changé, à votre avis, pour la Russie depuis cinquante ans ? » Gromyko lui a répondu sans hésiter : «Il y a cinquante ans, il y avait une Allemagne. Aujourd'hui, il y en a quatre. » Kreisky sourit : « Sans doute comptait-il les territoires prussiens annexés par la Pologne et la Russie. »
Je n'ai jamais oublié cette phrase de Gromyko. L'obsession allemande explique mieux que tout combat idéologique le comportement stratégique russe en ce siècle. Probablement aussi celui du siècle prochain.
Kreisky me parle de l'Autriche. Naturellement, dit-il, « la France n'est pas aujourd'hui dans la même situation que nous. Mais vous pouvez peut-être vous inspirer des mêmes principes : un déficit budgétaire, financé sans création de monnaie, peut aller jusqu'à 3 % du PIB sans danger pour les prix et les comptes extérieurs ; l'usage volontariste et quotidien du secteur public des banques est la clé du plein emploi ; le fonds de garantie des entreprises est un outil utile pour financer l'investissement ; élever le coût des licenciements pour les entreprises est un moyen astucieux de les freiner ; les impôts directs peuvent être indolores s'ils sont prélevés à la source ; une monnaie forte est le meilleur moyen de lutte contre l'inflation ; les partis et les syndicats peuvent être des outils de formation et de promotion efficaces. Au total, l'Autriche a choisi une voie opposée à celle dans laquelle s'engagent les autres pays industrialisés : elle privilégie la demande sur l'offre ».
Au retour, je note que « cette politique est un exemple intéressant pour la France à trois conditions : elle doit servir à privilégier le financement des modernisations et non celui des canards boiteux ; elle doit contrôler l'évolution des prix, de la monnaie et des revenus ; elle doit disposer des cadres politiques et administratifs capables de conduire cette gestion détaillée d'une recherche permanente de la compétitivité ».
De cela, je ne suis pas sûr que la France d'aujourd'hui ait ni les moyens, ni la culture, ni la volonté.
Héritage encore, mais très ancien.


Vendredi 24 juillet 1981

François Mitterrand déjeune à bord d'un sous-marin nucléaire à Brest.

Encouragé par la réaction du Président, Pierre Morel approfondit pour lui sa réflexion sur l'équilibre nucléaire en Europe dans une note remarquable :
« S'engager dans une discussion sur les données chiffrées sur les armes en Europe serait entrer dans le jeu des Soviétiques et définir le cadre d'une négociation. Chercher à définir des équivalences dans le domaine des forces nucléaires en Europe avec les Soviétiques, c'est accepter tôt ou tard d'entrer dans leur logique : toute arme nucléaire susceptible de frapper le territoire soviétique est "stratégique" ; la menace chinoise justifierait a priori un surcroît d'armement de l'URSS ; les armes déployées derrière l'Oural ne devraient pas être décomptées, même si elles peuvent atteindre l'Europe, etc. Enfin, accepter sous quelque forme que ce soit le décompte de la force française dans le cadre du théâtre nucléaire européen reviendrait à banaliser nos moyens de dissuasion : nos partenaires de l'Alliance nous convieraient à participer au moins à la mise au point des positions de négociations. Les Soviétiques demanderaient de plus en plus fortement que nos forces soient décomptées avec les "euromissiles", et chercheraient par ailleurs à nous séduire en proposant un dialogue "privilégié ". Les neutralistes chercheraient à souligner l'intérêt d'une négociation globale sur tous les armements nucléaires en Europe et à se servir de nous pour faire pression sur les États-Unis. Ils tireraient prétexte de tout geste soviétique un peu substantiel pour demander l'arrêt total des nouveaux déploiements nucléaires en Europe.
L'aboutissement d'une telle démarche, ce serait l'intégration ou la neutralisation, qui sont les deux faces d'une même réalité : le refus ou l'impossibilité de prendre la responsabilité de sa propre défense, qui est la condition de l'existence internationale.
Nous sommes en mesure d'assurer la sécurité de la France et de ses abords face à l'URSS par le jeu de la dissuasion du faible au fort. Mais le couplage assuré par l'Alliance avec les États-Unis reste indispensable à la sécurité de l'Europe occidentale dans son ensemble. La force française de dissuasion, par son autonomie, accroît l'imprévisibilité de la réaction occidentale en cas de crise majeure et contribue donc à la sécurité de l'Europe dans son ensemble. A terme, la France pourra jeter les bases d'une défense européenne autonome, même si ses modalités politiques ne peuvent être encore définies.
La force française de dissuasion est indépendante, différente par nature de celles des deux superpuissances, dispersées sur plusieurs continents. Elle obéit à une logique propre de dissuasion du faible au fort. Elle ne peut être non plus assimilée, ni de près ni de loin, aux euromissiles qui ne sont qu'un élément parmi d'autres dans l'ensemble des moyens de l'escalade concevable entre Washington et Moscou, tandis que la force nucléaire française est un tout indissociable appelé à jouer comme un ultime recours. Négocier la réduction d'une force qui n'est qu'au seuil minimum de crédibilité n'aurait donc pas de sens. Isoler un espace nucléaire européen ferait, en fin de compte, le jeu des neutralistes et des Soviétiques, en mettant progressivement en place une zone à statut spécial qui interdirait à tout jamais aux pays d'Europe occidentale d'affirmer, individuellement et collectivement, leur personnalité. Il faut réaffirmer la responsabilité primordiale des deux superpuissances qui doivent plus que jamais négocier, car c'est bien la compétition technologique des deux Grands qui peut, par sa logique absurde, conduire à des catastrophes. »
Cette note me paraît contenir la formulation la plus précise et la plus concise de ce qui sera, au cours de ces années, la doctrine nucléaire de la France. Pierre Morel et Hubert Védrine en seront les gardiens vigilants et farouches.

Pour éviter un dépôt de bilan, le gouvernement accorde une aide de 100 millions de francs au groupe Boussac. Inculpation de Jean-Pierre Willot.

Coïncidence incroyable : un ami m'informe que la veille, déjeunant dans un restaurant de Genève, il a entendu à la table voisine deux dirigeants de Paribas expliquer comment Pierre Moussa a commencé de transférer subrepticement à Paribas-Genève, vendu par ailleurs à des étrangers, la propriété de tous les titres des autres filiales étrangères. Si c'est exact, cela videra la nationalisation de la maison mère de son contenu. Or, c'est exactement le plan dont Pierre Moussa m'a parlé il y a un mois. J'espère que personne ne lui a donné l'autorisation de le mettre en application ! Je demande à Jacques Delors de convoquer Pierre Moussa Celui-ci vient au Louvre et donne sa parole au ministre que tout cela est faux. Pas de raison de mettre sa parole en doute. Mon ami a dû mal comprendre.


Lundi 27 juillet 1981

Jacques Delors n'a toujours pas accepté son rang protocolaire qui le place au seizième rang des ministres.

Delors, Fabius, Rocard et Lang s'opposent toujours à la décentralisation. Ils entendent conserver la haute main sur la totalité de leur budget. Et Jack Lang tient à distribuer lui-même à chaque artiste sa subvention. Impossible de l'en faire démordre !

Le Président accepte que l'ancien président iranien Bani Sadr et le chef des Moudjahidin du Peuple, Massoud Radjavi, se réfugient en France. Ils arrivent dans deux jours. Le Quai s'attend à des représailles de la part des nouveaux dirigeants iraniens. Le Président : « Faire ce que doit. »

Henry Kissinger me fait savoir qu'il vient à Paris. Le Président souhaite le voir. On s'organise pour passer une journée ensemble à Latché la semaine prochaine.


Mardi 28 juillet 1981

L'Assemblée nationale vote la suppression de la Cour de Sûreté de l'État.
Convoqué chez le Premier ministre, Jacqueline Baudrier, P-DG de Radio-France, accepte le poste d'ambassadeur auprès de l'UNESCO. François Mitterrand choisit Michèle Cotta pour la remplacer.


Mercredi 29 juillet 1981

Le Budget 1982 est vraiment difficile à élaborer : Delors veut un déficit de 2,2 %, Fabius de 3 %. A l'issue du Conseil, Delors menace de démissionner. Le Président, vacciné : « N'y croyez pas. »


Jeudi 30 juillet 1981

Je suis à Alger pour rendre compte du Sommet d'Ottawa à Chadli, parler de l'achat de gaz par la France, en cours de négociation, et préparer Cancún. Chadli m'accueille par un : « Vous êtes Algérien, soyez le bienvenu ! » L'homme me plaît, comme le pays, confluent de tant de souffrances.

François Mitterrand déjeune avec Pierre Mauroy à Matignon, puis reçoit un Jacques Delors alarmiste : « Le projet de Budget 1982 est très menacé. Le déficit budgétaire réel sera supérieur aux 100 milliards annoncés, car des dépenses inévitables ne sont pas encore comptabilisées, telles les nationalisations. Et des recettes sont surestimées, tel l'impôt sur les grandes fortunes. Il ne faut pas espérer créer plus de 100 000 emplois. Et les perspectives sont, à fin 1982, de 2 millions de chômeurs et de 54 milliards de déficit des paiements. L'un et l'autre sont inacceptables. Le plan de relance de juin était raisonnable. Ce Budget ne l'est pas. Mauroy et Fabius n'ont su dire non à personne. » Delors demande à contrôler la préparation budgétaire. Le Président refuse : « C'est à Fabius de prendre les mesures. Parlez-en avec lui et intégrez des mesures complémentaires pour l'emploi. »

Les représailles attendues après l'accueil à Paris de Bani Sadr commencent. A Téhéran, l'ambassade de France est assiégée par cinq mille Gardiens de la Révolution. Pour apaiser les esprits, le Président laisse partir les trois dernières vedettes lance-missiles commandées par le Shah en 1974 et bloquées à Cherbourg depuis deux ans.


Je vois Nicole Questiaux, ministre des Affaires sociales. Elle tient à descendre à la terrasse d'un café, hors de son ministère. Nous parlons du rapport qu'elle a préparé sur les inégalités dont nous héritons, et ce qui en découle.
Ce document est très intéressant, même s'il est incomplet. En 1980, le revenu disponible de 25 % des ménages était inférieur à 3 000 F par mois. En revanche, 4 % disposaient de plus de 14 000 F. La moitié des ouvriers ne partent pas en vacances, 17 % travaillent à la chaîne ou en cadence. 700 000 salariés travaillent plus de 40 nuits par an. Les trois quarts des fils de cadres supérieurs entreront à l'Université, mais seulement 4 % des fils d'ouvriers. Près de 25 % des jeunes sortent sans formation du système scolaire.
Pour lutter efficacement contre les inégalités les plus criantes, la politique des transferts n'est pas la plus efficace. La famille « ni riche ni pauvre » glisse dans une situation de grande précarité, alors qu'elle était auparavant à l'abri de telles difficultés.
Il faudra du temps pour changer cela.


Vendredi 31 juillet 1981

Afin de corriger l'impact de ses déclarations d'Ottawa sur les Forces nucléaires intermédiaires, François Mitterrand reçoit l'ambassadeur d'URSS Stepan Tchervonenko avant que celui-ci ne se rende en consultation à Moscou. Le Président : « Les Soviétiques nous disent : il faut compenser notre infériorité stratégique. Les Américains, eux, affirment: si nous ne prenons pas de mesures maintenant, dans cinq ou six ans nous serons en position d'infériorité grave. Où est la vérité ? Moi je suis pour l'équilibre stratégique. Si les Américains sont plus forts aujourd'hui, il faut négocier tout de suite ; sinon, ils doivent au préalable se renforcer. La difficulté est que tout le monde dit être favorable au désarmement et s'arme pourtant. Ce qu'il faut, c'est fixer un délai avant la fin duquel la négociation devrait débuter entre les États-Unis et l'Union soviétique. Pour moi, ce serait avant la fin 1981. Je dis cela bien que je ne sois que spectateur de cette négociation. Je ne suis pas dans l'organisation militaire de l'OTAN et je n'ai pas l'intention d'y rentrer. Mais c'est mon avis, car je m'inquiète devant l'accumulation des SS 20. Ceux-ci ne peuvent pas traverser l'Atlantique. C'est donc l'Europe occidentale qui est visée. Nous ne sommes pas partie prenante à cette affaire, comme je vous l'ai dit. Mais les États-Unis, la Grande-Bretagne, la RFA sollicitent notre avis. En fait, ni M. Brejnev ni M. Reagan n'ont besoin des avis des autres, car eux sont directement impliqués. Si vous revenez me voir à votre retour d'URSS, vous pourrez me dire ce que vous souhaitez pour que des discussions sérieuses s'ouvrent. »

Nous proposons au Président de créer, sur le modèle existant du Conseil de défense, un Conseil de technologie réunissant à intervalles réguliers les trois ou quatre ministres compétents à propos des grands enjeux technologiques à long terme pour le pays. Un premier sujet : la politique informatique, dangereusement incohérente. C'est non : le Président a décidément horreur des réunions, surtout si elles sont formelles et assorties d'un ordre du jour.

Le Président décide de reprendre la coopération française avec le Tchad en y envoyant quelques experts.

François Mitterrand reçoit chez lui le général de Bénouville, vieux compagnon de collège, venu lui parler de la nationalisation de Dassault dont il est un des dirigeants. L'accord sera vite conclu, donnant la majorité du capital à l'État.
Vote définitif de la loi d'amnistie.



Dimanche 2 août 1981

A Cancún, les ministres des Affaires étrangères des 24 pays invités sont réunis pour préparer le prochain Sommet d'octobre. L'accord ne se fait sur rien, pas même sur l'ordre du jour. Il est seulement convenu que chacun des participants pourra indiquer à l'avance aux coprésidents autrichien et mexicain les thèmes sur lesquels il entend intervenir...
Cheysson en profite pour négocier avec les Mexicains une déclaration commune de soutien au régime du Salvador menacé par les Américains.


Lundi 3 août 1981

Pierre Juquin, spécialiste de l'audiovisuel du PC, vient me voir pour se plaindre : « La coupe est pleine, je subis une très forte pression du Comité central. Il faut nommer des communistes dans l'audiovisuel. Si on ne le fait pas, je serai remplacé et le PC deviendra très agressif. »

Henry Kissinger est à Latché. Nous ne sommes que trois. Je sers d'interprète. Déjeuner, puis promenade dans les bois. Le Président parle des communistes, de l'Union soviétique, de l'Amérique et de la construction européenne : « Les Américains ne sont pas toujours tels que l'on voudrait qu'ils soient. Quel contraste entre Jefferson, Washington ou Roosevelt et les équipes qui se succèdent depuis quelques années à la Maison Blanche ! (...) Mon sentiment me porte vers les Anglo-Saxons et le calcul me conduit à afficher sans aucun complexe cet attachement. Ma politique extérieure n'est pas prisonnière des communistes. Je condamne la politique de laxisme de Giscard envers l'Union soviétique. Mais je veux aussi étouffer dans l'œuf toute tentative de marginalisation de la France socialiste par les grands pays développés libéraux. »
L'ancien secrétaire d'État est charmé. Nous avons là, pour longtemps, un ami lucide, un critique sévère, un allié attentif.
Kissinger parti, François Mitterrand me dit : « De Gaulle avait besoin de passer par Moscou pour aller à Washington ; moi, j'ai besoin de passer par Washington pour aller à Moscou. »

Spectaculaires manifestations de protestation contre les hausses de prix à Varsovie et dans d'autres villes de Pologne.

Fernando Ordoñez, ministre de la Justice du gouvernement espagnol, est à Paris pour y rencontrer Robert Badinter. Il lui remet un document dans lequel sont présentés les fondements juridiques de la position espagnole en matière d'extradition. Badinter confirme à Ordonez la volonté des autorités françaises de poursuivre en France les auteurs de toutes infractions commises sur le territoire français en relation avec des infractions commises sur le territoire espagnol. S'agissant des demandes d'extradition, le gouvernement français procédera à un examen attentif de tous les dossiers et prendra sa décision conformément à ses propres principes.


Mardi 4 août 1981


Claude Cheysson est à Latché. Les Égyptiens nous demandent de participer à la Force internationale chargée de contrôler le départ des Israéliens du Sinaï. Cheysson est contre ; le Président est pour.

Visite à Paris de Félix Houphouët-Boigny, vieil ami de François Mitterrand et de Gaston Defferre avec qui il a géré la décolonisation sous la IVe République.


Mercredi 5 août 1981


Pierre Mauroy gouverne avec passion, sans calcul personnel. Il lit peu, voit beaucoup de gens, prend de bonnes décisions.

Première discussion avec François Mitterrand sur le prochain Sommet des Sept en France. Il faut parvenir à organiser un Sommet restreint, studieux, consacré à l'approfondissement de quelques thèmes préparés par des rapports confiés à des chefs d'État. On fera tout pour éviter que le commerce Est/Ouest soit retenu comme thème dominant.
Où tenir ce Sommet ? Tous les lieux possibles ont été recensés. François Mitterrand hésite. S'il est réduit aux seuls chefs d'État, il peut se tenir à Latché ; si les ministres sont là, ce sera le Trianon ou Rambouillet. «Et pourquoi pas Versailles ? » lance François Mitterrand. Renseignements pris, ce serait difficile : les travaux de rénovation sont en cours.


Olof Palme, en séjour privé à Paris, est venu rendre visite à l'Élysée. Le Président lui dit : « Je me sens social-démocrate, c'est-à-dire que je ne tente jamais une réforme lorsque je suis sûr qu'elle échouera. »
Tapie quelque part existe aussi la tentation — ou plutôt une nostalgie — léniniste : aller au bout des choses, quoi qu'il en coûte.
Jeudi 6 août 1981

Première discussion du Président avec Savary sur l'école privée où sont scolarisés 2 millions d'enfants sur 12. Le Président souhaite réaliser la quatre-vingt-dixième proposition de son programme : « Un grand service public unifié et laïc de l'Éducation nationale mis en place sans spoliation ni monopole », c'est-à-dire par la négociation et sans contrainte. Or, Savary pense qu'on ne pourra obtenir cela que par la loi, sans perdre de temps à négocier et en présentant immédiatement un texte devant le Parlement. Le Président refuse : « Il faut réfléchir. Il y a d'autres urgences. Voyez tout le monde. Faites-vous un avis. »
Savary repart, déçu et furieux. Pour lui, si on n'agit pas rapidement, on n'agira jamais. Pierre Mauroy est de son avis, mais se rallie à la stratégie du Président.

Le Président reçoit Jean Auroux. « Près de 50 % des chômeurs, dit le ministre du Travail, ont moins de vingt-cinq ans. Chaque année, il faudrait créer 230 000 emplois nouveaux uniquement pour stabiliser le chômage à son niveau actuel. Or, de juillet 1980 à juillet 1981, on a perdu 170 000 emplois industriels. » François Mitterrand : « La réduction de la durée du travail constitue un mouvement inéluctable qu'il faut non pas ralentir, mais accélérer vers les trente-cinq heures. Il faut cependant que chacun y trouve son compte : les salariés, grâce au temps libre dégagé ; les entreprises, grâce aux progrès de productivité. »
Jean Auroux demande au Président de l'autoriser à oublier la promesse présidentielle d'accorder un droit de veto aux comités d'entreprise en matière de licenciements. Le Président accepte avec réticence.
Après son départ : « Ces ministres reculent au moindre obstacle. Ils ne font rien pour convaincre de la valeur de nos thèses. Dites-leur d'aller sur le terrain expliquer leur politique ! »

En Iran, les représailles contre la France continuent. Téhéran interdit à 66 Français d'embarquer à bord de l'avion d'Air France. Première réunion d'une cellule de crise à l'Élysée dans le bureau de Pierre Bérégovoy. Y est décidée une évacuation de tous les ressortissants français, les 10 et 11 août. Au cabinet de Claude Cheysson, Bruno Delaye demande à Bani Sadr et à Radjavi de s'abstenir de parler à la presse pendant quelque temps. Je téléphone à Pierre Desgraupes pour demander aussi qu'Antenne 2 fasse silence sur l'Iran pendant quelques jours. Il accepte sans hésiter. C'est la seule fois, en l'espace de dix ans, que j'interviendrai auprès d'un responsable de l'audiovisuel.


Vendredi 7 août 1981


A Ryad, le Prince Fahd propose un plan de règlement du conflit du Proche-Orient : reconnaissance de tous les Etats, retrait d'Israël des territoires occupés, liberté d'accès aux Lieux saints, création d'un État palestinien. En stipulant la « confirmation du droit des États de la région à vivre en paix », il reconnaît implicitement l'État d'Israël. La France approuve immédiatement cette « contribution positive à la recherche d'une paix négociée ».

Charles Hernu se dit publiquement favorable à la bombe à neutrons et, en privé, hostile à la réduction de la durée du service national. François Mitterrand s'insurge. Hernu lui répond : « Cela bouleverserait l'appareil militaire. Aujourd'hui, le service est pour ceux qui ont besoin d'une instruction de combattant spécialisé, tels les servants des engins sol-sol ou sol-air et les tireurs de chars. Avec un service de douze mois, ils seraient à peine utilisables quelques mois. » François Mitterrand : « Autrement dit, on ne pourrait réduire la durée du service sans détruire l'armée ? »
Charles Hernu est le sympathique porte-parole de son administration. D'autres ministres ne tarderont pas à le devenir : « ressembler pour rassembler », une vieille histoire qui a déjà conduit à trahir bien des idéaux !


Lundi 10 août 1981


L'opération a réussi : 106 Français quittent Téhéran à bord de vols réguliers iraniens. Téhéran a laissé faire.




Mardi 11 août 1981


Signature de la circulaire « régularisant » 300 000 étrangers. Cela provoquera la venue d'un nombre équivalent de nouveaux clandestins espérant une « régularisation » future.

Nouvelle réunion de conciliation des opposants tchadiens, à Franceville, entre Hissène Habré, Kamougué, Cheikh ibn Oumar, Abba Siddik. Hissène Habré conforte son influence.


Dîner avec Pierre Mauroy à Matignon. Encore une fois, nous ne parlons que de nominations. Cette fois, il s'agit du futur commissaire au Plan et de banquiers.

Avoir du pouvoir, c'est user du droit d'influer sur le destin des hommes : par la guerre, par la justice sociale, par le travail. Toujours la trilogie de Dumézil : Mars, Jupiter, Quirinus.


Mercredi 12 août 1981


François Mitterrand gracie Christina von Opel, condamnée pour usage et trafic de drogue.


Jeudi 13 août 1981


Manque de chance : alors que Téhéran a laissé partir les Français, des monarchistes iraniens détournent vers la France une des vedettes en route pour l'Iran. Ils sont appréhendés quelques heures plus tard.
Lundi 17 août 1981


Pierre Mauroy est en visite chez François Mitterrand à Latché. Les deux hommes s'entendent parfaitement bien. Là encore, l'essentiel de leur conversation est consacré aux futures nominations dans les entreprises publiques. Ils évoquent aussi la préparation du Budget 1982.

Jacques Delors déclare publiquement qu'il faut « davantage de rigueur » : voilà qui ne sert pas la tenue du franc sur le marché des changes !


Mercredi 19 août 1981


Le vice-premier ministre irakien, Tarek Aziz, arrive à Paris pour obtenir le renforcement de la coopération militaire entre les deux pays et la reconstruction de Tamouz.


Incident américano-libyen dans le Golfe de Syrte. Deux appareils libyens sont abattus alors qu'ils attaquaient des avions américains survolant la Méditerranée. L'Égypte n'a toujours pas attaqué la Libye, contrairement à ce que Giscard avait prédit en mai dernier.

Jacques Delors me dit que son pronostic pour l'an prochain est de plus en plus pessimiste : il prévoit maintenant un déficit budgétaire de 120 milliards, soit 20 de plus que la semaine dernière ; un déficit extérieur de 67 milliards de francs, dont 40 milliards seulement pourront être financés par des emprunts sur le marché et 27 devront être trouvés par des emprunts d'État à État. La France va devoir mendier ! Il faut réagir. Mais comment ? Et la dévaluation qui reste à faire !

Antoine Lefébure, de chez Havas, parle à André Rousselet d'une chaîne à péage comme il en existe en Amérique. Pourquoi pas ? Le monopole d'État doit céder. La France ne peut rester exclusivement informée par des chaînes d'État. Pourquoi avoir accepté le privé pour la radio et le refuser pour la télévision ? Cela reposera le problème de la publicité ? Tant mieux !


Jeudi 20 août 1981


Tarek Aziz est reçu par Cheysson et Hernu. Tous les lobbies diplomatiques, militaires, industriels, craignent la victoire de l'Iran et se liguent en faveur de l'Irak. Toutefois, ils souhaitent manifestement que la guerre dure le plus longtemps possible : pour user l'un et pour vendre plus d'armes à l'autre. François Mitterrand est d'ailleurs convaincu que cette guerre bimillénaire durera encore longtemps.

Claude Cheysson se déclare « pour le vote des immigrés ». Defferre explose. Hernu l'imite. Pour une fois, le Président trouve que Cheysson n'a pas tort.
Vendredi 21 août 1981


Dans le Palais vidé par la canicule, le banquier anglais Siegmund Warburg me rend visite : « Je ne suis pour rien dans les manœuvres de Pierre Moussa à propos de Paribas », me jure-t-il, et il me propose un schéma très subtil pour faciliter son rachat par l'État. Une holding privée acquerrait les participations industrielles de la Compagnie Financière de Paribas qui rachèterait à Paribas-Warburg sa participation dans la Banque Paribas. Par ailleurs, Paribas-Belgique achèterait à la Compagnie Financière ce qui lui reste de participations dans les quatre filiales européennes de la banque, et le gouvernement français nationaliserait alors la Compagnie Financière. Un an plus tard, Paribas-Belgique échangerait — si S.G. Warburg en fait la demande — ses actions dans S.G. Warburg contre les actions de S.G. Warburg dans Paribas-Warburg. On procéderait à une augmentation de capital de Paribas-Belgique : Paribas-France y aurait 10 %, S.G. Warburg aussi. Au terme du schéma, Warburg posséderait ainsi une part égale à celle de l'État dans Paribas-Belgique, regroupant toutes les participations internationales.
Ce n'est pas très éloigné du schéma de Pierre Moussa, dont il dit pourtant le plus grand mal. Sauf que c'est Warburg qui empocherait le contrôle de la holding internationale de Paribas. Bien joué !
Au bout d'un quart d'heure, il me parle de Sénèque. Nous nous récitons des vers latins tandis que je le raccompagne, à pied, à son hôtel voisin.

Semaine fertile : Hernu a gaffé publiquement sur le service militaire et la bombe à neutrons, Claude Cheysson sur le vote des immigrés, Jacques Delors sur le déficit budgétaire.



Mardi 25 août 1981


Danger : le chômage atteint 1 849 000 personnes. Il a augmenté de 26 % en un an. La pente, qui était de 20 000 par mois, est, depuis mai, de 60 000 par mois ! 18 % des jeunes de moins de 25 ans sont chômeurs, et 600 000 chômeurs ont entre 16 et 21 ans. Le nombre d'offres d'emplois a baissé de 23 %. Le chômage des jeunes est la pire menace pour la société.
Il faut faire plus pour la croissance ; mais comment ? Le secteur public pourrait être utile, mais les nationalisations ne sont pas encore faites et il est impossible de fournir à ces entreprises, encore privées, des moyens d'investir et d'embaucher. Panique.
François Mitterrand : « Il faut faire plus pour l'emploi. Nous avons la durée avec nous. La relance de mai 1981, c'est moins que celle de Chirac en 1975. On ne peut ni en espérer, ni en craindre grand-chose. Mais, dans cinq ans, que se passera-t-il ? On sent déjà venir l'impopularité. Il faut mettre au plus vite en chantier celles des réformes qui prendront le plus de temps à produire leur effet. »

Avec l'appui des dissidents des Forces armées tchadiennes opposés à Kamougué, les FAN de Hissène Habré prennent le contrôle de la zone méridionale du Tchad.
Mercredi 26 août 1981


Le Conseil des ministres adopte le projet de loi abrogeant la loi Sauvage de 1980 sur la composition des conseils d'université. C'était une des principales revendications du SNESUP et du SGEN.
Encore sous le coup des informations d'hier sur l'emploi, le Président demande aux ministres « de répondre d'abord aux besoins des électeurs qui ont voté pour la gauche, en s'attaquant au chômage ». Il prie Pierre Mauroy de préparer un nouveau plan pour l'emploi et un programme de grands travaux, en particulier d'ordre culturel. Il travaille dans l'après-midi à une lettre au Premier ministre sur ce dernier sujet :
« La renaissance culturelle est la condition du plein épanouissement de la Nation. Elle figure au premier rang de nos ambitions pour les années à venir. En particulier, le Budget de 1982 témoignera avec éclat de ce que le gouvernement, en dépit des difficultés, entend se donner les moyens de mettre ses actes en accord avec son projet. Mais l'effort culturel d'une nation ne se mesure pas aux seules dépenses inscrites dans le Budget de l'État. Il prend sa source dans d'innombrables lieux et sous de multiples formes. Aussi, je souhaite que le gouvernement étudie très rapidement des mesures qui puissent préfigurer cette profonde transformation à laquelle aspire le pays tout entier. Ces mesures pourraient s'ordonner autour de trois idées essentielles : un environnement plus humain, la culture à portée de la main, le droit à la création (...). L'année 1936 reste associée, dans la mémoire collective, aux congés payés. L'année 1982 devrait être le point de départ d'une "année sabbatique pour tous", c'est-à-dire un an de libre formation indemnisée tous les sept ans, en commençant modestement par la libération de quelques semaines au milieu de la vie active. »