Croit-il vraiment que la flatterie soit un argument budgétaire ? Après tout, peut-être l'est-elle.




Samedi 28 juillet 1984

Ouverture à Los Angeles des Jeux Olympiques. L'URSS et treize autres pays les boycottent. La guerre froide est à son comble. Nous vivons dans un monde coupé en deux, même pour le sport.



Mardi 31 juillet 1984

L'Assemblée adopte le nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie, qui prévoit un référendum dans cinq ans.

Laurent Fabius s'est incliné : le schéma budgétaire permet l'achèvement du Conservatoire en 1986, et celui de l'Opéra-Bastille en 1989. La réalisation de la Tête Défense reste pleine d'inconnues : le projet n'est pas encore arrêté, même s'il est décidé d'y installer le ministère de l'Urbanisme et du Logement.


Mercredi 1er août 1984


Daniel Lebègue succède au Trésor à M. Camdessus, qui prendra la Banque de France au départ prochain de La Genière.

Revenant d'un déjeuner en région parisienne, François Mitterrand dicte une note :
« Je m'intéresse au tracé dans les Yvelines du futur TGV-Ouest, tracé qui se moque de la tranquillité de plusieurs villages, alors qu'au début de la plaine de Beauee il y a toute la place qu'on veut. Que Jean Auroux soit saisi au plus tôt et me propose une solution conforme à mes vœux. Je vous en donnerai le détail. »
La forêt de Saint-Germain fera bientôt l'objet de la même sollicitude entêtée. Salvatrice.


Un Airbus d'Air France est « pris en otage » par des « gardiens de la Révolution » sur l'aéroport de Téhéran. Il y a 60 passagers à bord. Les terroristes réclament la libération d'Anis Naccache et menacent d'exécuter un Français toutes les heures jusqu'à sa libération. Une opération du GIGN pour les libérer est envisagée. Claude Cheysson est en Yougoslavie. Roland Dumas fait savoir aux Iraniens, par Genscher, que Naccache « peut être gracié ».

Jack Lang revient à la charge contre la décentralisation qui le prive d'une partie du budget de son ministère au profit des régions :
« Lors de notre dernière visite au château de Cormatin [ce château bourguignon rénové par quatre jeunes Parisiens enthousiastes, que le Président visite rituellement chaque année, le lundi de Pentecôte], vous aviez eu la gentillesse de me dire que, le moment venu, vous m'apporteriez votre soutien pour la remise en cause du fameux Fonds spécial de développement culturel (transfert automatique de 150 millions aux régions). Depuis deux ans déjà, ce Fonds aurait dû disparaître. Malheureusement, Gaston Defferre a résisté à vos instructions. Au moment où je dois procéder à des redéploiements intérieurs difficiles, je souhaite recouvrer la liberté d'utilisation de ces 150 millions. J'ai besoin de votre appui pour obtenir cette autorisation. Ainsi que vous l'aviez vous-même admirablement expliqué devant le Conseil des ministres, les crédits culturels doivent être non pas automatiques, mais incitatifs et sélectifs. A ce seul prix peut exister, surtout en période de rigueur, une politique nationale de la Culture. »

François Mitterrand : « Oui, mais en souplesse, car la loi est là. Récupérer le plus de fonds possible pour l'État me paraît nécessaire. Agir cependant avec prudence. »

Robert Badinter pense que François Mitterrand souhaite voir l'Assemblée apporter au projet de loi sur le référendum certains amendements pour mettre le Sénat en porte à faux. Il en rédige le texte. François Mitterrand : « Mais non, pas d'amendements ! C'est tout ou rien. » Il préfère rien, évidemment.



Jeudi 2 août 1984


Conseil interministériel sur le renforcement du contrôle de l'immigration.

Réunion sur l'Opéra-Bastille : on fera la grande salle, mais pas la salle modulable. Et surtout pas la même convention collective avec le personnel !

Les « gardiens de la Révolution » iraniens relâchent les otages et font sauter le poste de pilotage de l'Airbus. Quelqu'un, quelque part, a cru que la parole de la France était donnée de libérer Naccache.


Le nouveau ministre de l'Éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement, reçoit le chanoine Guiberteau et Pierre Daniel. Il leur annonce un projet de loi tout simple abrogeant la loi Guermeur, sauf pour la formation des maîtres. Ils sont soulagés.


Vendredi 3 août 1984

Il faut maintenant en finir avec le texte sur le référendum. Et le faire voter au plus vite.

François Mitterrand, à son bureau. En face, Laurent Fabius et moi.
« Le référendum exerce un effet dissuasif sur les deux camps. Il faut déposer les deux lois avant le 28 août. Le Sénat aurait voulu me pousser à violer la Constitution en faisant le référendum sur l'école sans réforme constitutionnelle; je n'ai pas voulu. Il faut tout régler en août, en enterrant le projet, et entretenir le regret d'un référendum sur l'école. Il ne faut pas, dans le texte de projet de loi sur le référendum, de pétition de principe. Aucun exposé des motifs. L'objectif est d'en sortir pendant cette session extraordinaire, ou au plus tard le 15 octobre. Il faut éliminer après les problèmes des contrats simples, des maternelles et des maîtres. Ensuite, il faudra faire des gestes politiques en direction de la classe ouvrière. Il me faut des propositions sur l'emploi avant un mois. »

Le franc est attaqué. Une nouvelle dévaluation semble inévitable. On s'y prépare. Le flottement n'est plus envisagé.

L'arrêt d'extradition touchant sept séparatistes basques incarcérés à Fresnes a été rendu par la Cour de Pau. Les Basques ont alors entamé une grève de la faim pour obtenir le statut de « prisonniers politiques » et l'asile politique. C'est Madrid qui avait demandé leur extradition. Les faits reprochés aux sept Basques sont évidemment de nature politique, et leur extradition paraît à beaucoup violer le droit d'asile. La France avait, en 1979, déjà refusé une telle demande d'extradition pour des séparatistes basques. Mais le gouvernement de Felipe Gonzalez n'est plus celui du Caudillo, les libertés individuelles sont maintenant sauvegardées en Espagne. Et trois des sept détenus sont accusés de crimes graves (assassinat de plusieurs personnes).


Mercredi 8 août 1984


Le Sénat repousse le projet de réforme constitutionnelle de « référendum sur le référendum » en votant la question préalable. Ouf !

Vu Cheysson. Il rêve maintenant d'aller à Bruxelles, même comme simple commissaire.


Après Fontainebleau, il faut poursuivre sous présidence irlandaise. François Mitterrand écrit à Fitzgerald à propos du mandat des deux comités créés au Conseil européen de Fontainebleau, l'un sur les questions institutionnelles, l'autre sur l'Europe des citoyens. Sur le premier :
« Le Comité devrait, conformément à nos délibérations de Fontainebleau, faire des suggestions sur l'organisation institutionnelle de la construction européenne, et notamment étudier les conditions dans lesquelles il pourrait être envisagé de mettre progressivement en place une Union européenne entre États membres. J'ai eu l'occasion à plusieurs reprises d'avancer quelques propositions en ce sens, que mon représentant au Comité pourra développer. Il me paraît essentiel que le Comité se réunisse dans des délais courts et se fixe pour objectif de présenter des conclusions dans un avenir très proche... »



Jeudi 9 août 1984


Michel Delebarre s'intéresse à son ministère, bon gré mal gré. Il propose au Président de décider que tout chômeur sera obligé de se former à temps plein. François Mitterrand ne s'y oppose pas : « Faites-le. Il s'agit de s'y prendre bien. » Laurent Fabius s'insurge : « Le coût politique serait fort, car la contrainte sera mal ressentie. » Dommage.

Étrange proposition de Kadhafi. Il suggère d'abandonner tout soutien à Goukouni Oueddeï si la France fait de même avec Hissène Habré et si un accord peut être trouvé sur un nouveau président du Tchad. François Mitterrand : « C'est un début, mais il faudra que Kadhafi renonce à cette exigence pour que la négociation puisse réellement commencer. » Cela est-il le produit de son union avec le Maroc ? Celle-ci doit entrer dans les faits à la fin du mois.



Vendredi 10 août 1984


Dans vingt jours, le Président sera au Maroc. Mais l'union du Maroc avec la Libye brouille les cartes. S'agit-il d'un accord à trois dont l'Algérie se serait retirée ? Que pensera l'Algérie d'un tel voyage ? Au surplus, le Roi décide d'organiser le référendum sur l'indépendance du Sahara le jeudi 30. Comme par hasard, pendant le séjour du Président ! Furieux, François Mitterrand décide d'aller, ce jour-là, dîner au Portugal et de revenir le lendemain au Maroc...

La chambre d'accusation de la Cour d'Appel de Paris rend un avis favorable à l'extradition de quatre réfugiés basques espagnols (coupables de « crimes de sang » : ils ont assassiné des gardes civils.) Ils ont cinq jours pour se pourvoir en Cassation, le pourvoi étant suspensif. Le décret d'extradition peut être attaqué devant le Conseil d'État. Des manifestations de nationalistes basques sont organisées à Saint-Jean-de-Luz et Irún.


Le Roi du Maroc me propose de dîner à Casablanca, par le truchement de Reda Guedira, son conseiller et confident. J'accepte. « Le Roi vous verra, me dit-il. Restez demain. »



Samedi 11 août 1984


Nouveau dîner avec Guedira. Le Roi veut me voir demain « en secret » pour m'expliquer « tout cela ». Je n'aime pas les secrets de ce genre. J'en informe le Président.
Dimanche 12 août 1984


En début d'après-midi, j'arrive au Palais ; on me fait entrer par une porte dérobée, je me retrouve dans le garage. Là, un homme attend, assis au volant d'une Rolls blanche décapotable à l'intérieur de cuir rouge. D'un geste, il m'invite à le rejoindre. J'hésite. Il ouvre la portière : c'est le Roi. « Alors, Attali, toujours aussi timide ? On y va. »
Après avoir traversé la ville, longeant les plages bondées de monde, précédés de deux motards, le Roi me parle, de manière très aimable et fort détendue, de sa prochaine rencontre avec le Président, qu'il se prépare à recevoir fastueusement. Il me donne les détails de son accord prochain avec Kadhafi. L'idée de cet accord est de lui. Kadhafi avait écrit il y a plus d'un mois à sept chefs d'État arabes pour plaider une nouvelle fois en faveur de l'union entre leurs pays. Six dirigeants lui ont répondu par une banale formule de politesse. Mais lui, Hassan II, l'a pris au mot, lui demandant d'envoyer des émissaires pour concrétiser cette idée. Il a alors proposé une « union entre les deux États », première étape de la future union de tous les peuples arabes, « une union qui ne serait pas fumeuse, mais exclusivement consacrée aux rapports bilatéraux entre les deux Etats ». Après deux va-et-vient d'émissaires, le projet de traité, préparé par Guedira, a été accepté par Kadhafi.
Celui-ci a alors proposé que la signature ait lieu à Malte. Le Roi a proposé la France. Kadhafi a décliné l'idée, disant que les relations avec Paris « n'étaient pas encore assez bonnes ». Le Libyen a alors proposé Oujda, au Maroc, à la frontière algérienne. Le Roi a accepté et prévenu les Algériens de la signature, qui doit avoir lieu demain. Ils en ont été furieux. Ce n'est pas un « traité subjectif, mais un vrai traité de droit international dont la Cour de La Haye vérifiera l'application ». Il vise à permettre des réalisations concrètes. Il permettra par exemple aux Libyens d'acheter des Airbus, malgré l'interdiction américaine, en organisant la fusion ouverte et transparente des deux compagnies aériennes. Ainsi Hassan espère « entraîner peu à peu les Libyens dans le camp des dirigeants arabes raisonnables ». Mais il a besoin de l'appui de la France auprès des Américains et des Africains, en particulier du Président Houphouët-Boigny, « pour leur faire comprendre qu'il ne s'agit pas, de sa part, d'une radicalisation ».
Ainsi cet accord n'est peut-être pas, comme on l'a cru au départ, le résidu d'une opération ratée avec l'Algérie, mais le résultat d'une opération improvisée avec la Libye, par un chef d'État habitué à obéir à ses intuitions et qui a voulu prendre Kadhafi au mot. Si cela réussit, le coup aura été génial. Mais, selon le Roi, cet accord risque de faire capoter un autre projet en cours, auquel il attache aussi la plus grande importance : une confédération avec l'Algérie.
Je demande au Roi son sentiment sur l'attitude de Kadhafi à propos du Tchad. Kadhafi lui a dit : « Le Tchad, je ne sais pas qui c'est et je ne sais pas où c'est ». Tiens ? Va-t-il renoncer ? Le Roi se lance dans une violente diatribe contre Hissène Habré : « J'ai été le seul à l'aider et maintenant, il est entre les mains de l'Algérie et tient des propos insultants à mon égard sur l'affaire du Sahara occidental. C'est d'ailleurs aussi le point de vue de Kadhafi. » Pour autant, le Roi n'est pas dupe de son nouvel allié.


Lundi 13 août 1984


Le Maroc et la Libye signent leur traité d'union. François Mitterrand peste : « A quinze jours de mon voyage ! Dois-je maintenir ? » Ne pas reculer. Il envoie Cheysson à Alger annoncer qu'il maintient son voyage « privé » et qu'il s'arrêtera à Alger en décembre, en partant pour l'Afrique.


Mardi 21 août 1984


Les accrochages entre Joxe et Mauroy étaient déjà intolérables. Voilà que cela recommence entre Fabius et Jospin. En pire : c'est toujours pire entre deux hommes qui se ressemblent.


Mercredi 22 août 1984


L'Assemblée nationale adopte le texte de réforme constitutionnelle.

La crise financière actuelle touche de nombreux pays en voie de développement. Il faut agir vite pour obtenir à l'assemblée du FMI, en septembre, l'accord sur une allocation de 20 millions de DTS, comme le principe en a été arrêté au Sommet de Londres. Cette nouvelle allocation aurait une très grande portée. Les sommes permettraient de réduire significativement la charge de la dette des pays les plus pauvres et, par là, des banques. Mais cet accord se heurte à l'opposition des Etats-Unis, qui n'est peut-être pas insurmontable, le gouvernement américain ayant conscience de la nécessité de faire « quelque chose » pour les pays en développement les plus endettés, en particulier pour les pays d'Amérique latine, au bord de déposer leur bilan. Le Président écrit donc à Ronald Reagan à ce propos. Il veut que j'aille porter moi-même cette lettre et rencontrer les ministres américains pour tenter de les convaincre :
« De nombreux pays, dont la France, attachent une importance particulière à ce que puisse être décidée lors de cette réunion une nouvelle allocation de Droits de Tirages Spéciaux.
L'évolution au regard de l'économie mondiale des liquidités internationales justifie une telle allocation. Il serait en outre opportun que les pays industriels acceptent de prêter aux pays en développement qui poursuivent, sous l'égide du Fonds monétaire international, des efforts d'ajustement, tout ou partie de leur propre attribution dans cette allocation : les charges financières des pays en développement, aujourd'hui très lourdes, en seraient allégées.
Pour avoir sa pleine portée politique et économique, cette allocation de DTS devrait intervenir rapidement et porter sur un montant minimal de 20 milliards de DTS.
Je souhaite que votre pays accepte de se prononcer favorablement sur ce projet d'allocation de droits de tirages spéciaux lors des réunions de Washington, en septembre prochain. Je suis en effet convaincu qu'une telle initiative serait particulièrement bien accueillie par la communauté internationale et contribuerait grandement à resserrer les liens entre pays industriels et pays en développement, objectif auquel vous êtes, je le sais, attaché comme moi-même. »


Jeudi 23 août 1984


Le gouvernement autorise 1950 des 2 417 licenciements demandés par Citroën
Le Roi me fait savoir qu'il ne sera sans doute pas au Maroc quand le Président arrivera. Il doit se rendre à Tripoli. (« Tant mieux », dit François Mitterrand).

Michel Rocard vient me voir pour proposer deux mesures en faveur des entreprises : une baisse de l'impôt pour les sociétés exportatrices, et un emprunt de 20 millions de francs pour financer des économies d'énergie.

Commentaire de Georges Fillioud :
« Il est aujourd'hui impossible de réaliser un accord entre les différentes chaînes pour qu'elles fassent un seul programme de télévision du matin. Si on choisit de le faire faire à TF1 seule, ou à TF1 couplée à l'INA, cela sera ressenti comme un choix politique. La seule solution raisonnable est de laisser Antenne 2 et TF1 se lancer toutes les deux sur ce marché étroit.
... Le projet du satellite Coronet est abandonné par les Luxembourgeois ; un accord est en vue et sera signé dans moins d'un mois avec les Luxembourgeois sur l'attribution à la CLT de deux canaux de télévision (sur les quatre) du satellite franco-allemand ; l'un servira à créer une chaîne de télévision commerciale en français (financée à 60 % par la CLT et à 40 % par la Sofirad), l'autre sera consacré à une chaîne en langue allemande (où la CLT aura 60 % des actions, les autres 40 % seraient détenus par le grand éditeur allemand Bertelsmann). Si ce projet se met en place, la CLT deviendra la première entreprise européenne de communication de radio et télévision, et son administrateur deviendra l'homme de presse le plus puissant d'Europe.
Un troisième canal de ce satellite (dont le coût d'exploitation est de l'ordre de 150 à 200 millions) pourrait être consacré à la rediffusion des meilleures émissions d'Antenne 2 et de TF1 des jours précédents, et à un programme réellement autonome en matière d'information. Le quatrième canal reste ouvert à la négociation pour la création éventuelle de la chaîne européenne que vous avez proposée à Strasbourg. Ce satellite de télévision sera opérationnel dans les derniers jours de 1985. »



Vendredi 24 août 1984


Déjeuner avec Robert Badinter. La réforme du Code pénal est sa principale ambition.
Après le vote de la loi fixant les limites d'âge à 65 ans, toute une série de nominations s'annoncent à l'horizon.


Canal Plus ouvrira l'antenne début novembre. André Rousselet est aujourd'hui très inquiet devant le très faible taux d'abonnement. Son ambition n'est plus de 500 000, mais de 200 000 abonnés en un an. Et encore, on est loin du compte. Il faut l'aider, ou bien passer la chaîne en clair et renoncer au cryptage. En tout cas, il faut qu'il puisse diffuser les films nouveaux bien avant les autres chaînes de télévision ; sinon, le concept est mort. Quant à Fabius, il n'est pas prêt à grand-chose pour l'aider, pour dire le moins. Depuis l'exonération des œuvres d'art de l'impôt sur les grandes fortunes, en 1981, les deux hommes ne s'aiment guère. Aucun ne perd une occasion de dire ce qu'il pense de l'autre au Président qui écoute en silence.
Mardi 28 août 1984


Le petit déjeuner s'installe dans une routine nouvelle. Le Président, Fabius, Jospin, Bianco et moi : quatre énarques, bien différents les uns des autres, et le Président. C'est le dernier point de contact de François Mitterrand avec le PS. Le déjeuner du mercredi disparaît, après le petit-déjeuner du jeudi, supprimé en juin 1982. La moitié du temps est consacrée au Conseil du lendemain. L'autre, à la politique et aux nominations futures.
François Mitterrand : « Il va manquer six mois pour que l'opinion soit convaincue que le gouvernement fait du bon travail. On perdra les élections. Même la représentation proportionnelle n'y changerait rien. D'ailleurs, je suis contre ce mode de scrutin, mais j'y serai contraint par les socialistes. De toute façon, le mode de scrutin doit être changé de temps en temps. »

François Mitterrand demande à Laurent Fabius de faire en sorte que Jacques Pomonti remplace Jacques Rigaud à la tête de la CLT, selon la suggestion de Jean Riboud.


Il faut encore trouver 4 milliards d'économies d'ici le 12 septembre, date à laquelle le Budget 1985 figurera à l'ordre du jour du Conseil des ministres. Difficile bataille, ligne à ligne, avec arbitrages remontant au Président. Jamais les ministres n'ont autant écrit de lettres manuscrites à François Mitterrand.


Mercredi 29 août 1984


François Mitterrand est à Ifrane, au Maroc. A son grand dam, le Roi a renoncé à se rendre à Tripoli et ne le quitte pas de la journée. Il sera aussi là demain, jour du référendum sur le Sahara...



Jeudi 30 août 1984


Comme prévu, pour ne pas se trouver au Maroc le jour du référendum, François Mitterrand part pour Lisbonne... dîner avec Soares.


Vendredi 31 août 1984


Le responsable CGT de l'usine Citroën d'Aulnay-sous-Bois, Akka Ghazi, est blessé lors d'incidents avec la police.

François Mitterrand, de retour au Maroc, rencontre Hassan II à Fès.

Nouvelle concession de Kadhafi pour le Tchad : il abandonne brusquement son idée de « troisième homme » et accepte, fait-il savoir par l'ambassadeur de France, Graeff, de parler du retrait des troupes. Sans s'en ouvrir à personne, Cheysson décide de demander à l'ambassadeur Georgy d'aller voir si Kadhafi est prêt à venir à Paris annoncer le retrait de ses troupes du Tchad.
Samedi 1er septembre 1984

Rentrant du Maroc, le Président trouve une lettre de Defferre : « Créons dix écoles d'informatique. » Il lui répond, agacé : « Commencez par en créer une ! » Le « Centre Mondial » est loin.




Dimanche 2 septembre 1984

François Mitterrand : « Demandez donc à Éric Rouleau, qui doit interviewer demain Kadhafi pour TF1, de savoir ce qu'il veut », dit-il à Roland Dumas.


Lundi 3 septembre 1984

Rouleau confirme : Kadhafi est prêt à annoncer le retrait des forces libyennes du Tchad.



Mardi 4 septembre 1984

La même proposition de Kadhafi nous revient par Kreisky, de Vienne, et par un messager de Kadhafi, de Madrid. Le Colonel veut venir à Paris après le retrait de ses troupes. Il est plus sage que Cheysson ! Dumas ira négocier cela avec Kadhafi.

Discussion, au petit déjeuner, sur le chômage. Il y a aujourd'hui 2 325 000 chômeurs ; il y en aura 2 450 000 à la fin de 1984. Le risque, en 1985, est de 200 000 de plus. Que faire ? Personne n'a d'idée.

Quelques années plus tard, François Mitterrand à Elie Wiesel : « Je me comporte à l'égard du peuple juif comme je crois qu'il est utile, honnête et juste de se conduire. C'est quand même une histoire qui s'impose à nous. Là où j'étais, là où je suis, j'ai contribué à rendre justice, mais pas plus que cela. Je n'exagère pas mon rôle. L'histoire juive a inspiré le type de civilisation dans laquelle je vis moi-même. Quel est l'homme qui n'aime pas remonter à ses sources ? Le peuple juif, de tous les peuples de l'Antiquité, est le seul à avoir survécu à l'Antiquité. Peut-être parce que c'était une petite minorité. Cela doit être plus facile qu'aux grands empires ou qu'aux ensembles qui ne reposent sur aucune véritable identité. Les méthodes employées par les inspirateurs, ceux qui ont le mieux exprimé l âme de ce peuple, ont été réalistes, précises. Quand ce ne serait que la Bible, sorte de livre de raison d'un peuple, et non pas simplement d'un individu ou d'une famille. Ce peuple a vécu autour d'une religion qui, elle-même, a inspiré des religions monothéistes qui sont encore inscrites dans notre présent. Ce type d'enseignement s'est perpétué avec beaucoup de minutie dans les familles juives, avec peut-être beaucoup plus de force encore parce qu'il y a eu la Diaspora et que c'était une façon de se raccrocher à son passé. Bien entendu, un croyant dans le Dieu d'Israël ajoutera : c'est le peuple élu, c'est pour cela que Dieu y a veillé. »
Mercredi 5 septembre 1984

Le Sénat rejette une seconde fois le projet de réforme constitutionnelle, qui est cette fois définitivement enterré. François Mitterrand : « C'est conforme à mes prévisions. »

La commission d'enquête de l'Assemblée nationale créée à ce propos demande à entendre Valéry Giscard d'Estaing sur les « avions renifleurs ». « Inadmissible ! » s'exclame le Président qui demande à Louis Mermaz de rappeler à la commission d'enquête que l'Article 68 de la Constitution stipule que le Président de la République n'est pas responsable (sauf cas de haute trahison) des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions. Ni pendant son septennat, ni après.

Au Conseil des ministres, des nominations. On a dénombré 1 350 candidats pour les 40 postes de conseillers économiques et sociaux que le Conseil des ministres désigne aujourd'hui. Que d'intrigues dans cette sélection !
Puis le tour de table habituel sur la politique étrangère. François Mitterrand : « Une extraordinaire sérénade a fait suite à mon voyage au Maroc. A lire la presse, il y aurait diplomatie secrète dès lors que les journalistes ne sont pas présents à un entretien entre deux chefs d'État ! J'estime devoir avertir le pays si je change de politique, mais pas lorsque je persévère dans la même politique, ce qui est en l'occurrence le cas. C'est la deuxième fois que je vais au Maroc. Je suis allé quatre fois en Algérie. Je ne vais tout de même pas rompre avec l'un pour faire plaisir à l'autre. On a dit que j'avais approuvé l'accord maroco-libyen. Qu'est-ce qui permet de dire cela ? L'invitation du Roi du Maroc était fixée à cette date depuis longtemps. Elle avait été confirmée. J'ai dit que j'irais, mais que je ne serais pas là au moment du référendum. C'est pourquoi une journée et demie, sur les trois et demie de mon déplacement, a été consacrée au Portugal. Quoi de plus normal que d'avoir maintenu ma visite ? Au Maroc, j'ai répété nos positions de toujours : nous avons besoin de l'équilibre en Afrique du Nord. »
Après le Conseil, François Mitterrand demande à Pierre Joxe d'étudier divers systèmes dérivés de la proportionnelle pour les prochaines élections législatives. Le Président : « Ce n'est pas moi qui ai décidé d'utiliser la proportionnelle pour les européennes. C'est ce qui a fait entrer le Front national. Élire quelques députés du FN de plus n'est pas le problème. Il y a déjà de nombreux députés d'extrême droite au RPR et au Parti républicain. »

François Mitterrand à Laurent Fabius : « Il ne faut pas laisser la droite parler de "nouvelle pauvreté". La misère n'a rien de nouveau. Et elle est pire en Angleterre. »

Ce soir, à « L'Heure de Vérité », Fabius : « Lui, c'est lui, et moi, c'est moi. » Le Président ne s'en offusque pas. Il s'étonne auprès de ceux qui lui en parlent : « Vous trouvez cela important, vous ? »



Jeudi 6 septembre 1984

Roland Leroy déclare que les communistes « ne sont plus dans la majorité ».
François Mitterrand est en Savoie, à Montmélian et à Chambéry. Michel Barnier, charmant. Le Président annonce qu'il est mis im au processus de révision constitutionnelle. Cela ne fera pas trois lignes dans les comptes rendus du voyage.

Je m'arrête à New York, en route pour la Maison Blanche où je vais plaider pour l'émission de DTS. Je suis reçu par le président de la Banque Fédérale de Réserve de New York. Les banques américaines se trouvent dans la même situation, toutes proportions gardées, que les pays du Tiers Monde, car le coût de leurs emprunts auprès des épargnants augmente avec les taux d'intérêt des prêts qu'elles consentent. Mon interlocuteur va même jusqu'à dire que la faillite de l'une ou l'autre de ces banques privées mettrait en cause la fiabilité financière de certaines banques centrales européennes. Il parle à ce propos de l'Angleterre, et non de la France, en raison du caractère privé des banques britanniques. Tout cela confirme nos thèses sur l'urgence d'une remise en ordre du système monétaire international.

Perez de Cuellar est très inquiet de l'accord maroco-libyen qui risque, selon lui, d'être source de troubles dans le Maghreb.

A Washington, dîner avec McFarlane à la Maison Blanche. On parle d'abord de l'Amérique latine. Inquiet de la réunion entre la CEE et l'Amérique centrale à San José, il a peur qu'elle ne dérape dans l'anti-américanisme. Il m'annonce que si les négociations avec le Nicaragua échouent, comme c'est probable, les États-Unis ne pourront « tolérer un second Cuba en Amérique centrale, et organiseront avant la fin de l'année l'embargo et le blocus de Cuba, fournisseur d'armes du Nicaragua ». Il me dit qu'il y a des Soviétiques au Nicaragua. J'en doute. Il me promet de m'envoyer les preuves.
Il est furieux de l'accord maroco-libyen. Il m'annonce la prochaine rencontre entre Reagan et Gromyko. Il réfléchit longuement, à voix haute, devant moi, sur les trois thèmes qui constitueront, selon lui, les priorités de la politique étrangère américaine pour les quatre ans à venir, après la réélection probable de Reagan : la coopération avec l'Europe de l'Est, l'organisation militaire du Bassin du Pacifique, la recherche de points de rencontre avec les Soviétiques. Bien vu.
Je plaide en faveur de la concrétisation de l'accord du Sommet de Londres sur l'augmentation des DTS, en insistant sur le fait qu'il ne s'agirait que d'un petit ballon d'oxygène pour les pays du Tiers Monde, sans aucun coût budgétaire, et qu'il constitue le seul signe politique de la bonne volonté de l'Occident possible à court terme. McFarlane me dit en être tout à fait convaincu et me promet qu'il plaidera en ce sens auprès du Président. Il m'explique que George Shultz et lui-même ont, depuis un mois, enlevé au ministre des Finances, Don Regan, le suivi politique de ces affaires, trouvant le Trésor trop « dogmatique et réactionnaire ».
Quel changement ! Enfin un conseiller à la Sécurité intelligent, ouvert, donnant de l'Amérique sa meilleure image ! Celle que j'aime, en tout cas.



Vendredi 7 septembre 1984

Petit déjeuner chez Shultz avec Don Regan. Les Américains reconnaissent que « le monde manque de liquidités » et qu'il faut certes donner un signal politique en ce sens. Sceptique comme tout banquier, Donald Regan fait peser la menace de monnayer l'augmentation des DTS contre une réduction des autorisations d'emprunt des pays très endettés auprès du Fonds monétaire (ce qui serait évidemment catastrophique pour des pays comme la Côte d'Ivoire). Je lui remontre qu'un tel échange serait pour nous inacceptable. Ils me promettent d'examiner cette question très rapidement.
Shultz et Regan se montrent très durs vis-à-vis du président de la Banque mondiale, Clausen. Celui-ci a estimé le manque de ressources de l'aide à l'Afrique, pour 1985, à 3 milliards de dollars. Et les a promis, en vain. Ce manque pèsera lourd sur la balance de pays comme la Côte d'Ivoire ou le Nigeria qui se sont endettés parce qu'ils ont cru Clausen. A la demande des USA, Clausen a dû renoncer à ce que le programme spécial de la Banque pour l'Afrique contienne la promesse de ressources nouvelles.
Ils se montrent très inquiets sur l'évolution de l'Argentine. Selon Shultz, « la meilleure solution consisterait à isoler l'Argentine pour éviter que ne joue la théorie des dominos ». Don Regan me dit, lui, qu'une telle situation ne sera gérable que si la Banque mondiale ou les banques centrales des principaux pays occidentaux donnent leur garantie aux prêts des banques privées argentines. « Rien ne sera fait, ajoute-t-il, l'année prochaine, pour réduire le déficit budgétaire américain. Lorsque cette hypothèse deviendra certitude, à une date que nul ne veut s'engager à prévoir, le dollar baissera et les taux d'intérêt monteront, car les capitaux flottants cesseront de s'investir aux États-Unis et il sera plus difficile encore de financer le déficit budgétaire américain. Alors commencera une période de récession et d'inflation aux Etats-Unis, dont les banques et les pays du Tiers Monde subiront les conséquences ».
Comment le ministre des Finances américain peut-il s'exprimer ainsi ? A moins qu'il ne sache que, bientôt, il ne le sera plus...
Volker, que je vois ensuite, estime que les taux d'intérêt américains vont probablement baisser. L'ampleur du déficit budgétaire demeure excessive. Il est sceptique sur les chances de voir une nouvelle administration Reagan proposer l'an prochain un programme de redressement substantiel (économies sur les budgets civils, réduction des dépenses militaires et relèvement des impôts). Les positions récemment prises par le candidat Reagan ne vont pas dans ce sens. Et les chances de voir le Congrès adopter spontanément un programme de redressement sont très faibles. Volker craint une baisse trop rapide du dollar : on ne peut financer indéfiniment des déficits commerciaux massifs. Il s'inquiète : si les Européens maintenaient des taux d'intérêt élevés, cela contraindrait les États-Unis à relever très fortement les leurs, avec de graves conséquences pour leur économie et pour le Tiers Monde, dont le coût de l'endettement deviendrait insupportable.
La situation est néanmoins meilleure, dit-il, qu'il y a quelques mois : Mexique, Brésil, Venezuela, Pérou et Nigeria sont en train de s'en tirer. La négociation entre les banques et le Mexique a donné l'exemple de ce qu'il faut faire. Les solutions d'avenir passent par l'ajustement et le rééchelonnement de la dette sur plusieurs années. En revanche, les limitations de taux d'intérêt sous des formes variées, que la France suggère, et dont les banques privées ne veulent pas, ne sont sans doute pas nécessaires. Volker est favorable à une rencontre informelle entre pays créditeurs et débiteurs pour réfléchir à la meilleure façon de promouvoir des solutions ordonnées. Mais il considère que l'annonce d'une telle rencontre, ou sa divulgation, aurait en pratique des effets désastreux. Il n'existe qu'un problème sérieux : l'Argentine, au comportement imprévisible. Si l'Argentine adopte un comportement extrémiste, son exemple pourrait être suivi par des pays jusqu'à présent raisonnables. Il estime qu'il faudra dégager dans l'année qui vient environ de 3 à 4 milliards de dollars de financement net au profit de l'Argentine. Mais pas du privé. C'est à la Banque mondiale qu'il appartiendra d'intervenir, selon des procédures novatrices.
Jacques de Larosière, au Fonds monétaire, me dit au contraire, avec la plus grande assurance, qu'il sera possible de réaliser un accord entre l'Argentine et les grandes banques privées, permettant d'obtenir les 4 milliards de dollars nécessaires.




Mardi 11 septembre 1984

Au petit déjeuner, Laurent Fabius considère que la lutte contre l'inflation n'est plus prioritaire et refuse de fixer un objectif de hausse des prix inférieur à 5 %. François Mitterrand doit l'imposer.
Chassez le naturel...




Mercredi 12 septembre 1984

Au Conseil des ministres, Bérégovoy présente le projet de loi de finances pour 1985. Les prélèvements obligatoires passent de 44,7 % à 43,7 %. (En réalité, ils ne baisseront que de 0,25 %.) La hausse de l'essence et du téléphone finance l'essentiel de la baisse !
Ce qui confirme François Mitterrand dans l'idée qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, que les technocrates n'ont rien à dire et que les vieilles recettes sont toujours les meilleures : « Moins d'impôts, plus de taxes ! »
Le Président me dit encore : « Nous avons eu tort. Nous aurions dû être léninistes, bien plus radicaux, et ne pas faire de compromis avec nos adversaires. Mais, naturellement, c'est impossible ; il faudra alors se contenter de nos résultats. »


Jeudi 13 septembre 1984

Grande victoire ! La Pan Am acquiert 44 Airbus.

Kadhafi confirme officiellement ce qu'il avait laissé entendre : il va retirer ses troupes du Tchad. Notre ambassadeur à Tripoli, Graeff, est convoqué par un membre du Comité populaire des liaisons extérieures, M. Hafiana, qui lui demande de transmettre le message suivant : « A la suite des entretiens de M. Georgy avec le Dr Triki, ministre libyen des Affaires étrangères, et le commandant Jalloud, le commandement libyen constate qu'il existe des intentions favorables des deux côtés et une disposition commune à entamer des pourparlers sur l'amélioration des relations entre les deux pays, par le retrait des forces déployées au Tchad. La partie libyenne se déclare prête à entrer en négociation immédiate avec l'émissaire que désignera le gouvernement français pour amorcer les discussions sur un retrait total et concomitant des forces libyennes et françaises. Toutes les portes sont ouvertes pour prendre sans délai des dispositions pratiques à cet effet. »
M. Hafiana ajoute qu'« une nouvelle visite de Claude Cheysson est espérée ici depuis plusieurs mois. Pour sortir le dialogue du carcan où il a été enserré, la venue du ministre, si longtemps attendue, serait un acte positif qui porterait des fruits certains, et la rencontre prévue le 28 septembre à New York avec le Dr Triki ne pourrait en aucune façon avoir le même impact que la présence de M. Cheysson à Tripoli. »
Kadhafi propose de négocier... et pousse la complaisance jusqu'à choisir lui-même le négociateur français !



Vendredi 14 septembre 1984

Quatre réfugiés basques (dont trois menacés d'extradition) font la grève de la faim, à Fresnes. On recherche un pays d'accueil pour les expulser (mais la menace d'extradition demeure). Le garde des Sceaux considère que le problème des garanties à obtenir du gouvernement espagnol est essentiel. Contact est pris avec Madrid.


Cheysson est à Alger. Il y porte une lettre du Président à Chadli, pour panser les plaies du voyage au Maroc :
« Je souhaite que nous ayons une conversation directe et personnelle, comme souvent déjà dans le passé. Puisque, par l'intermédiaire de mon ministre des Relations extérieures, vous avez bien voulu accepter de me recevoir, je me réjouirai de toute date qui permettra cet entretien dans les semaines qui viennent. Vous savez le prix que j'attache aux relations confiantes entre nos deux pays et combien je désire que tout malentendu de circonstance soit dénoué. D'autant plus que nous avons à mettre en œuvre ensemble les objectifs déjà définis. Certes, je dois vous dire ma surprise devant les interprétations infondées qui ont suivi mon récent voyage au Maroc et qui ont trouvé un large écho, particulièrement au Maghreb. La politique de la France n'est pas soumise au gré des vents. Elle repose sur des données simples : la paix et l'équilibre, dans cette région du monde comme ailleurs, ce qui doit conduire à toujours préférer la négociation aux affrontements et à éviter toute initiative pouvant créer la suspicion. Je ne saurais trop insister sur le droit à l'autodétermination des peuples, notamment du peuple sahraoui. C'est la raison pour laquelle nous avons applaudi à la résolution de l'OUA prise à Nairobi, décidant un référendum qui demeure à nos yeux la seule issue raisonnable et légale au différend actuel.
Nous espérons que viendra le jour où les pays du Maghreb pourront s'exprimer d'une seule voix en face du reste du monde. C'est dire que nous déplorons les divergences de vues entre eux, lorsqu'elles se manifestent, puisqu'elles retardent le moment de cette nécessaire entente.
Cela n'enlève rien à la valeur spécifique de la relation de la France avec chacun d'entre les pays d'Afrique du Nord. Vous savez, puisque cela a été exprimé maintes fois, combien nous sommes fiers et heureux de la relation de qualité exceptionnelle, et qui doit le rester, entre la France et l'Algérie.
J'ai donc du mal à comprendre comment et pourquoi la position de mon pays peut être mise en doute, mise en cause, même. Les hasards du calendrier existent. Vous reconnaîtrez avec moi qu'ils ont peu de signification au regard des grands principes d'une politique, maintes fois affirmés et répétés après avoir été mûrement réfléchis.
C'est en raison des interrogations que suscitent les indications trop nombreuses d'une diminution de la confiance existant entre nos pays que j'ai cru bon de m'adresser ainsi à vous, de manière toute personnelle, et dans l'attente de conversations que nous ne manquerons pas d'avoir dans un proche avenir. »
Chadli reçoit cette lettre sans un mot, visage fermé.
De retour à l'ambassade de France, Claude Cheysson reçoit copie du télégramme de Tripoli, avec la réponse de Kadhafi. Il décide de se rendre lui-même à Tripoli dès demain, sans demander l'autorisation à personne, puisque Kadhafi l'invite. Jusqu'ici, il disait au Président qu'il ne fallait surtout pas bouger avant la réunion de l'OUA à Brazzaville...




Samedi 15 septembre 1984

Cheysson est donc à Tripoli. Lorsque le Président l'apprend, il n'en croit pas ses oreilles.
A Cheysson, Kadhafi confirme qu'il accepte le retrait de ses troupes, surveillé par des observateurs béninois, et propose une rencontre en Grèce avec le Président, avant le début du retrait. Le Dr Triki est au Bénin pour obtenir que les Béninois garantissent l'évacuation des troupes. Kérékou, le Président béninois étant absent de Cotonou, Triki rencontre son vice-président, qui donnera la réponse de Kérékou ce soir. Elle est positive. Cheysson prend contact, de Tripoli, avec Hissène Habré, et propose que les Béninois soient les observateurs. Il téléphone à Papandréou, tout à fait d'accord pour organiser cette entrevue.

Il faut prendre la décision d'extrader les Basques. Badinter et Joxe sont contre. Dumas, pour. Fabius hésite. François Mitterrand, comme souvent, garde un silence de sphinx. Son choix est fait depuis le 20 décembre 1983, jour où il s'est engagé auprès de Felipe Gonzalez, qu'il recevait à dîner, sur le principe de cette extradition.


Les trois Basques accusés d'assassinats sont expulsés.
Dimanche 16 septembre 1984

Cheysson est revenu à Paris pour informer François Mitterrand, rue de Bièvre, de ce que lui a dit Kadhafi. Il suggère qu'un de ses collaborateurs se mette en rapport avec ceux de Papandréou pour définir le prétexte du voyage, la date de la rencontre et les modalités pratiques du rendez-vous avec Kadhafi, qui suivra. François Mitterrand n'est pas d'accord : il veut un retrait libyen avant la rencontre, non après ! Cheysson repart pour Tripoli et revoit Kadhafi sur la plage, sous une tente. Ils s'entendent sur l'« évacuation totale et simultanée du Tchad des forces françaises et des éléments d'appui libyens du GUNT ainsi que de la totalité de leurs armements et de leurs équipements respectifs ». Le retrait doit commencer le 23 septembre et s'achever le 9 novembre.
Pour la rencontre entre François Mitterrand et Kadhafi, Cheysson avance la date du 2 novembre. Encore trop tôt ! Le Président n'en veut pas. Il envoie Hernu à N'Djamena pour rassurer Hissène Habré.


Lundi 17 septembre 1984

L'accord franco-libyen est rendu public. Hissène Habré est furieux. Chadli aussi : « C'est la seconde fois en un mois que la France décide quelque chose sans nous prévenir. Après le Maroc, le Tchad ! » Il ne peut croire que Cheysson n'en savait rien lorsqu'il se trouvait à Alger il y a trois jours.
Déjeuner à l'Élysée, devenu rituel, avec divers observateurs et économistes : Alain Minc, Anton Brender, Michel Aglietta, Michel Albert, Alain Lipietz, Jacques Julliard. Le franc se stabilise.

Brian Mulroney devient Premier ministre du Canada. L'homme se révélera remarquable, amical, ouvert et d'une grande rigueur. Sa vision est européenne. Cet Irlandais québécois saura apaiser — sans l'humilier — le rêve francophone.

Un journaliste d'Antenne 2, Jacques Abouchar, est arrêté en Afghanistan.

Devant le Comité central du PCF, Georges Marchais enterre l'Union de la Gauche.




Mardi 18 septembre 1984

François Mitterrand confirme : « Il est triste d'extrader, mais c'est le respect du droit et de la jeune démocratie espagnole. »


Mercredi 19 septembre 1984

Le retrait libyen du Tchad va commencer. La France fera de même. Au Conseil des ministres, François Mitterrand explique : « A court terme, Hissène Habré ne peut qu'être mécontent, mais il se fera une raison. Cet accord prouve que son pouvoir est désormais bien assis. Nous ne le laisserons pas tomber, et il disposera de nouveaux crédits au titre de la Coopération. Et puis, la conférence de réconciliation nationale qui doit bientôt s'ouvrir devrait permettre de régler les problèmes entre les seuls Tchadiens. J'applique intégralement l'accord de 1976, et c'est aussi ce que je ferais s'il n'y en avait pas. »


Jeudi 20 septembre 1984

En Nouvelle-Calédonie, création d'un Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), mené par Éloi Machoro et Jean-Marie Tjibaou, qui appellent à « la lutte de libération nationale » en vue d'obtenir l'indépendance et annoncent la formation d'un « gouvernement provisoire de Kanaky » présidé par Tjibaou.
Ils veulent faire obstacle au scrutin du 18 novembre pour les élections à l'Assemblée territoriale. Ils souhaitent que la composition des listes électorales soit révisée de manière à donner la majorité à la population mélanésienne.

L'accord secret est confirmé avec les Allemands : ils appuieront le choix de Strasbourg pour l'installation de l'accélérateur européen et, en échange, la France soutiendra la candidature d'une ville allemande pour la construction d'une soufflerie cryogénique européenne.

François Mitterrand écrit à Hissène Habré et lui explique le retrait des forces françaises du Tchad.
Robert Badinter adresse au Président une lettre manuscrite :
« L'extradition sera ressentie très durement à gauche. Nous aurons beau expliquer, montrer la gravité des crimes et les garanties indiscutables offertes par la justice espagnole ; rien n'y fera, parce que nous sommes là dans l'irrationnel... La décision que vous allez prendre est de celles qui comptent beaucoup pour l'idée d'un Président dans l'Histoire. »
François Mitterrand maintient.



Vendredi 21 septembre 1984

Après ma visite à Washington, Ronald Reagan écrit à François Mitterrand ; il refuse l'augmentation des DTS :
« Les États-Unis partagent vos préoccupations en ce qui concerne les difficultés économiques auxquelles de nombreux pays moins développés ont dû récemment faire face. Nous sommes également d'accord avec le fait que ces pays qui appliquent des programmes d'ajustement économique difficiles méritent que nous les aidions. Toutefois, nous ne pensons pas qu'une attribution de DTS constituerait un moyen approprié ou efficace pour apporter un soutien à ces pays ou les aider à faire face à leurs difficultés économiques...
... Nous faisons actuellement de grands progrès pour trouver une solution au problème de la dette en combinant une reprise économique forte dans de nombreux pays industrialisés, un ajustement économique efficace de la part des débiteurs et un financement officiel et privé approprié. Je suis persuadé que l'approche que nous avons adoptée, et qui a été approuvée au Sommet de Londres, nous permettra de réussir. Vous pouvez être assuré que les États-Unis continueront à travailler étroitement avec la France dans la poursuite de cet effort. »
Le sujet est enterré. Encore une fois, l'Administration Reagan a fait de son mieux pour freiner le développement des institutions internationales.



Samedi 22 septembre 1984

A l'initiative du Chancelier, François Mitterrand et Helmut Kohl se retrouvent pour la huitième fois de l'année. Cette fois, devant un catafalque recouvert des deux drapeaux, dans l'Ossuaire de la Grande Guerre, à Verdun. François Mitterrand, sans que cela ait été prévu, prend alors la main de Kohl. L'image résumera, mieux que toute autre, l'effort d'une décennie. Nul besoin de conseillers en communication quand un vrai message est à transmettre.

François Mitterrand confirme sa décision, contre l'avis de Fabius et de Badinter : on extrade les trois Basques vers l'Espagne.

Le Président souhaite que Jean-Claude Héberlé prenne la présidence d'Antenne 2 lors du départ à la retraite de Pierre Desgraupes. Michèle Cotta, qui préside la Haute Autorité, n'est pas enthousiaste.
Dimanche 23 septembre 1984

Giscard est élu au premier tour d'une élection législative partielle dans le Puy-de-Dôme : 63,24 % des voix, 34 % des électeurs inscrits.

Le décret d'extradition des trois nationalistes basques espagnols est signé par Laurent Fabius et Robert Badinter. Mais la mise à exécution ne sera faite qu'après examen des cas par le Conseil d'État (dans un délai de trois à quatre jours).
Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères et porte-parole du gouvernement, déclare à RTL : « Les faits reprochés sont extrêmement graves : trois des extradés ont du sang sur les mains. Le gouvernement espagnol a donné des garanties : remise directe aux juges, libre choix d'un défenseur, observateurs étrangers au procès. Toutes les voies de recours ont été utilisées. Naguère, les socialistes avaient dénoncé des extraditions faites en fraude de la loi, parfois expéditives. »



Mardi 25 septembre 1984

Au petit déjeuner, François Mitterrand : « Les Basques n'ont pas le statut de réfugiés politiques. Ils n'ont pas demandé l'asile politique. S'ils l'avaient demandé, ils l'auraient obtenu, mais en échange de leur silence. Leurs actes criminels ont été accomplis à partir de la France. La France ne peut être une base de déploiement pour le terrorisme. Celui-ci a une logique impitoyable. On ne peut faire de compromis avec lui. Un jour, il se venge. En 1981, par l'ambassade de France à La Haye, puis par Gaston Defferre, Carlos m'a fait demander de libérer Kraupf et Bréguet ; sinon, il faisait sauter un train. J'ai refusé. Le train a sauté dans la gare Saint-Charles. C'est la règle. »

Au Tchad, le retrait simultané des troupes libyennes et françaises semble bien se passer. Hissène Habré répond à François Mitterrand : il accepte ce retrait.

Hussein et Moubarak nous préviennent que les relations diplomatiques égypto-jordaniennes, rompues après Camp David, vont être rétablies.

Pour tenir la promesse faite lors de notre dîner à Washington, Bud McFarlane m'envoie une longue note dressant le bilan de tout ce que les services secrets américains savent (ou veulent nous faire savoir) sur le rôle du Nicaragua comme plate-forme de subversion en Amérique centrale. J'en tire la conclusion qu'il n'y a là aucune preuve ni aucun indice d'une présence soviétique, contrairement à ce que McFarlane me déclarait à ce dîner. Il reconnaît que « la résistance antisandiniste, au nord comme au sud, constitue le seul espoir d'amener à une conduite raisonnable ceux qui dirigent à Managua », aveu explicite du soutien apporté par Washington à cette résistance. Il m'écrit :
«... Nous sommes particulièrement préoccupés par des rapports concernant une livraison par bateau d'équipements libyens au Nicaragua et à différents groupes de rebelles latino-américains. Selon une source sérieuse, la guérilla salvadorienne doit recevoir plus de 800 fusils, 10 000 grenades et plus de 130 000 boîtes de munitions qui seront débarqués au Nicaragua, en transit vers d'autres groupes.
Nous estimons pour le moment qu'environ trois quarts des besoins de la guérilla salvadorienne sont couverts par des fournitures extérieures et qu'un tiers ou plus de leurs besoins en armes de poing réussit à leur parvenir.
La quasi-totalité de leurs livraisons transite par le Nicaragua. Tous les rapports des services secrets le confirment. Quatre des cinq groupes de la guérilla salvadorienne ont leur siège central au Nicaragua, en particulier les deux plus importants : l'ERP et le FPL.
Le soutien à la subversion en Amérique centrale continue d'être géré à un haut niveau au sein de la direction nicaraguayenne...
... Le soutien nicaraguayen à l'effort des rebelles salvadoriens est si visible que les officiels nicaraguayens, dans des conversations privées, ne cachent plus l'engagement direct de Managua, même s'ils essaient d'en minimiser l'ampleur...
Les Nicaraguayens continuent de soutenir les rebelles marxistes au Honduras et au Costa Rica, bien qu'à des niveaux inférieurs à ce qu'ils font pour le Salvador...
Vous êtes déjà au courant de nos préoccupations concernant les discussions en cours entre le Nicaragua et le Costa Rica. Tout ce que vous pourrez faire pour que cette négociation ne se termine pas par un accord au seul bénéfice du Nicaragua servira aussi nos intérêts. Nous sommes convaincus que les sandinistes manœuvrent pour éliminer la résistance armée qui constitue une menace pour leur pouvoir dans la région.
Si, au terme de cette discussion, un accord aboutit à la création d'une force internationale sur la frontière, cela ne pourra qu'affaiblir la résistance sans la pression de laquelle, au nord comme au sud, nous n'avons que peu d'espoir d'amener à une conduite raisonnable ceux qui gouvernent à Managua. »
Je réponds à Bud McFarlane :
« Je suis très sensible au souci que vous avez eu de m'informer... Puis-je vous rappeler que ma perplexité, lors de notre dîner à Washington, portait principalement sur la présence et le rôle des Soviétiques ou des Cubains au Nicaragua ? Or, sur ce point, je n'ai pas le sentiment que les informations que vous me communiquez apportent des éléments particuliers. »



Mercredi 26 septembre 1984

Signature de l'accord Chine/Grande-Bretagne sur le retour de Hong Kong à la Chine en 1997.


Au Conseil des ministres, création des TUC, emplois d'utilité collective à temps partiel, dont l'idée vient de Suède. Remède quelque peu magique, censé mettre au travail des centaines de milliers de jeunes. On en espère la résorption du chômage.

Propos du Président en Conseil : « Dans l'affaire des Basques, on se trouve en présence d'une ignorance crasse. Il ne s'agit pas d'un problème d'asile politique. Il n'y a pas eu de demande d'asile. Il y a un certain nombre de gens armés qui ont pénétré en France. Le gouvernement précédent avait refusé la qualité de réfugié politique. L'asile politique, ils ne l'ont demandé qu'au cours des dernières semaines.
L'asile politique est un contrat. Ce contrat comporte normalement l'obligation de cesser des activités politiques. Certes, nous savons bien que cet arrêt n'est jamais total. Il y a des rencontres, des conversations, des coups de téléphone, des papiers, des tracts. Nous ne chassons pas les étrangers qui se livrent à ces activités. Mais nous ne tolérons pas une action violente en direction du pays dont ils viennent. Ce n'est pas la première fois, d'ailleurs, que l'on renvoie des étrangers qui se trouvent dans ce cas. On en a renvoyé déjà beaucoup. C'est la moindre des choses.
Le problème tel qu'il est posé dans certains organes de presse est horriblement mal posé. Les Espagnols en question sont à quelques kilomètres de la frontière. Le passage est facile. Ils peuvent en une demi-heure aller en Espagne et revenir, et se réunir ensuite dans un café de la région pour préparer leur prochain coup.
Il est vrai que Croissant a été défendu par la gauche. Mais il n'a été défendu que parce qu'il prétendait n'avoir pas participé à un crime de sang. Il était dans la situation de ceux que nous expulsons aujourd'hui. Non pas dans la situation de ceux que nous extradons. Je suis déterminé à ne rien accepter dans ce domaine. Aucun terroriste ne trouvera le moindre accès sur le territoire français.
Bien entendu, ce n'est pas le cas des Chiliens, compte tenu de la nature du régime qui existe au Chili. Mais quiconque a la possibilité d'agir dans son pays doit s'abstenir de venir le faire chez nous. Nous ne sommes pas juges de la démocratie des autres.
L'émotion qui existe dans certains milieux repose sur des ambiguïtés ou sur une faiblesse auxquelles je ne peux m'associer. Je dirai cela au Pays Basque dans dix jours. Chacun doit prendre ses risques. Je manifesterai ma solidarité avec ceux qui se battent pour la démocratie et mon refus du mensonge.
Ce n'est un secret pour personne que de dire que le garde des Sceaux n'était pas chaud pour ces mesures. Mais il a pris connaissance des dossiers. C'est parce qu'il a pris connaissance de ces dossiers qu'il est encore là. Quand on tue quelqu'un en déposant à côté de lui des lunettes piégées qui risquent de tuer à son tour celui — peut-être un proche — qui tentera de lui porter secours, on commet un acte qui n'est pas justifiable.
Je prends la pleine responsabilité de la décision prise. Certes, il est vrai que ceux qui ont été frappés sont des opposants politiques. Mais nous ne pouvons admettre les méthodes qu'ils ont utilisées. Nous ne pouvons accueillir en France toutes les fractions en lutte armée contre leur souveraineté nationale.
M. le Premier ministre, je vous demande de pratiquer l'intransigeance. On ne gagne une guerre que s'il y a un général en chef. Ensuite, certes, il faut qu'il rentre dans le rang. Mais pendant le bref instant où il l'est, il doit véritablement exercer ses responsabilités. Ce qui est vrai pour l'emploi est vrai en toute matière. »


Après le Conseil, on agite, au déjeuner réunissant le Président et quelques amis, des idées nouvelles : création de chaînes de télévision privées ; allocation du parent au foyer ; créer une « prémajorité » à 16 ans pour le permis de conduire, le permis moto, la gestion des associations ; porter à 18 ans l'obligation scolaire ; étendre jusqu'à 24 ans l'obligation de formation ou de TUC, et rendre obligatoire leur acceptation par les jeunes chômeurs.

Le Conseil d'État rejette le recours des trois séparatistes basques.
Le Togo accepte de recevoir d'autres Espagnols, ceux-là expulsés. Le Président a eu un contact personnel avec le général Eyadema.

Avant de recevoir le ministre des Affaires étrangères soviétique, Andreï Gromyko, Ronald Reagan adresse aux dirigeants européens une de ces circulaires exaspérantes dont il nous gratifie régulièrement. Pourtant, le texte envoyé à François Mitterrand est un peu plus « personnalisé ». Bud McFarlane est manifestement passé par là :
« Par nos fréquentes discussions, je connais bien l'intérêt que vous portez aux relations Est/Ouest. J'ai également en mémoire les efforts que vous avez déployés pour me tenir informé de votre voyage à Moscou, et j'aimerais vous mettre au courant de ce que nous pensons, avant ma rencontre avec le ministre des Affaires étrangères, M. Gromyko.
Lors de la rencontre de vendredi, mon but sera de faire comprendre au gouvernement soviétique que je désire sincèrement amener nos relations sur une voie plus positive et que je m'engage en particulier à négocier des accords pour réduire les niveaux d'armement d'une façon juste, équilibrée et contrôlable. Je ferai clairement comprendre que nos propositions de contrôle des armements sont souples et que, dans les négociations, je suis totalement disposé à prendre en compte les légitimes inquiétudes des Soviétiques en matière de sécurité. Je suis cependant persuadé qu'il ne serait pas prudent de prendre l'initiative de faire des concessions, et me garderai d'en faire.
Je sens impérieusement que nous avons besoin d'un meilleur fonctionnement des consultations avec le gouvernement soviétique à la fois sur le contrôle des armements et sur les questions régionales, et je ferai quelques suggestions concrètes pour instituer des réunions régulières à un haut niveau. Mon objectif serait d'engager les Soviétiques dans un vaste dialogue qui convergerait sur l'interconnexion des systèmes offensif et défensif et tendrait à trouver des moyens de réduire le niveau d'armement de façon substantielle et de restreindre les développements technologiques déstabilisants. En ce qui concerne les questions régionales, mon but est de réduire les potentialités d'affrontement direct entre les États-Unis et l'Union soviétique.
Je vous tiendrai, bien sûr, pleinement au courant des résultats de cette rencontre et resterai en contact avec vous, puisque nous projetons diverses consultations ultérieures qui pourraient en résulter.
Si vous avez quelque commentaire que ce soit à faire à la démarche que j'entends adopter avec Gromyko, ou des suggestions spécifiques concernant cette rencontre, je les apprécierai vivement. »

Au cours d'une de ces promenades dans Paris qu'il affectionne, François Mitterrand me parle de ses ambitions de jeunesse : « Pas le pouvoir politique, mais l'aventure. J'étais, d'une certaine manière, tenté de devenir un homme de pouvoir, et j'étais aussi tenté de suivre la voie des écrivains de l'époque. Ces désirs s'entrecroisaient. Je n'étais pas bavard, mais toujours renfermé. On disait que j'étais distrait, dans la lune, fermé. J'avais du mal à communiquer. C'était le portrait que faisaient de moi les autres. Je n'avais pas (et je n'ai jamais eu) tendance à me confier. Quand les autres relevaient ce trait de façon ironique, cela me blessait. La jeunesse est une force, et je sentais que rien ne pouvait résister à une volonté. Je m'étais fait à cette philosophie-là... »

Après décision du Conseil d'État, trois sur sept des Basques espagnols revendiqués par Madrid sont remis aux autorités espagnoles. Pour le Conseil d'État, les crimes reprochés aux séparatistes basques sont ceux d'assassinats, même s'ils ont été commis par un groupe armé (ce qui induit la dimension politique du crime). Un crime « grave » ne peut être considéré comme un crime politique. Le statut de réfugié politique ne peut être accordé à qui a commis auparavant un « crime grave de droit commun ». La France ne pouvait tolérer qu'une partie de son territoire devînt le refuge de terroristes recherchant l'effondrement d'un régime qu'elle soutient au nom de la solidarité des démocraties.
Jeudi 27 septembre 1984

Hissène Habré, en rage d'avoir dû accepter l'accord franco-libyen, ameute l'Afrique. Pour le calmer, François Mitterrand convoque pour le 5 octobre un mini-sommet franco-africain à Paris.


Jean-Pierre Chevènement présente les grands axes de sa politique universitaire devant la conférence des présidents d'universités.

Après sa visite au Maroc, le Président autorise la société Dassault à ouvrir des conversations avec les Marocains pour la vente de 24 Mirage 2000. Le Maroc n'a plus aucune capacité de paiement extérieur ; sa dette extérieure est égale à 100 % de son produit intérieur. Sur les trois dernières années, le manque à gagner avec le Maroc, pour notre balance des paiements, se monte à plus de 8 milliards de francs, auxquels s'ajoute chaque année un milliard et demi de francs de nouveaux crédits sur protocole.
Nous faisons aussi savoir aux Algériens que, s'ils sont intéressés par cet avion, nous accepterions d'en parler avec eux.



Vendredi 28 septembre 1984

Les journées parlementaires de l'UDF s'achèvent, celles du RPR commencent. Les uns comme les autres ne parlent déjà que de la future « cohabitation ». Comme le pouvoir leur manque, et comme ils le dissimulent mal !


Lundi 1er octobre 1984


Les troupes libyennes semblent ralentir leur retrait. François Mitterrand s'en inquiète : mais qu'a donc négocié Cheysson avec Kadhafi ? Y a-t-il vraiment retrait ? Il demande à Roland Dumas de prendre l'affaire en main et de préparer avec le conseiller diplomatique de Papandréou, Makeritsas, un week-end en Grèce, autour du 1er novembre. Au cas où le retrait serait achevé, Kadhafi y serait convié.


Mardi 2 octobre 1984


La Haute Autorité nomme Jean-Claude Héberlé président d'Antenne 2. Michèle Cotta fait savoir qu'elle s'est abstenue. Sans démissionner : les habitudes des politiques ont vite fait de s'apprendre.

Crise chez Renault. Bernard Hanon annonce la nécessité de 10 000 licenciements. Le vrai coupable est Bernard Vernier-Pallez, l'ancien président, qui a mal choisi les modèles aujourd'hui sur le marché. Edith Cresson veut la tête de Hanon. Fabius hésite.
Mercredi 3 octobre 1984


Au retour d'une tournée en Nouvelle-Calédonie, Georges Lemoine fait en Conseil des ministres un exposé très sombre sur la situation :
« La situation actuelle comporte des points positifs - les positions de l'Église protestante et des chefs coutumiers — et des handicaps — la frange dure, représentée par le FNLKS. Nous savons que certains de ses leaders sont allés en Libye, qu'ils y ont reçu de l'argent, que 18 jeunes Kanaks sont partis pour quatre semaines dans ce pays. Pour la France, quoi qu'il arrive, ilfaut permettre une évolution vers plus de justice. »
Il cite l'exemple du lycée La Pérouse de Nouméa où, « sur 1 350 élèves, il y a seulement 100 Kanaks et, sur 102 professeurs, 2 Kanaks. Dans l'administration, 10 Kanaks au total occupent des postes importants. Il n'y a qu'un seul officier kanak, qu'un seul médecin kanak et qu'un seul juge kanak dans tout l'archipel. »
François Mitterrand l'interrompt : « Qu'a-t-on fait depuis 1981 pour commencer de mettre un terme à cette situation intolérable qui constitue une offense à tout ce que représente la France ? Il faut agir tout de suite. Si j'étais kanak, j'irais moi aussi en Libye. Il faut en finir tout de suite ! Prendre des mesures dans les jours qui viennent, car le statut ne signifie rien si l'on ne peut modifier ce rapport de forces. Les deux populations s'équivalent presque numériquement, et une telle disproportion est inadmissible ! Quel espoir ont les populations locales pour l'avenir de leurs enfants ? Les bonnes âmes s'interrogent sur les raisons de leur intransigeance ? Eh bien, on les comprend aisément en prenant connaissance de vos chiffres ! »

Si la France avait, à population égale, le même déficit que les États-Unis, notre déficit budgétaire serait de 375 milliards de francs (au lieu de 140), et notre solde commercial négatif de 230 milliards de francs (au lieu de 30) !

Lettre d'André Labarrère, député-maire de Pau, au Président : « La décision d'extradition est très bien vue, de façon générale, dans le département. »


Jeudi 4 octobre 1984


Le retrait des Libyens est de plus en plus lent. Inquiétant. Et le mini-sommet sur le Tchad a lieu demain à l'Élysée !


Vendredi 5 octobre 1984


A l'Élysée, mini-Sommet franco-africain. Houphouët-Boigny, Mobutu, Bongo, Hissène Habré s'inquiètent tous de l'accord avec Kadhafi et de son non-respect.
François Mitterrand : J'ai accepté des observateurs. Je me fie à la parole donnée et les armées se retirent, en tout cas la nôtre. Si vous n'êtes pas contents, envoyez vos propres troupes.
Hissène Habré : Je connais bien le terrain au Nord, je serais un bon observateur ! J'accepte des observateurs, mais je ne veux pas des Béninois comme observateurs !
François Mitterrand : C'est la loi de la réciprocité. Vous avez vos observateurs. Ils doivent avoir les leurs. Vous préféreriez que les observateurs soient libyens ?
Hissène Habré (à la surprise générale) : On peut y réfléchir.
François Mitterrand : L'accord avec les Libyens — y compris le fait que les Béninois soient observateurs — n'est plus négociable. En Afrique, nous ne faisons qu'assister nos alliés lorsqu'ils sont menacés par l'étranger. Mais quand l'armée étrangère s'en va, nous partons. C'est le texte de nos accords avec le Tchad. Si la Libye manque à l'accord, nous reviendrons. D'où l'importance des observateurs qui peuvent le dire.
Hissène Habré : La Libye ne contournera pas directement l'accord. Elle le fera indirectement par la Légion islamique et l'armement qu'elle va laisser. D'où l'importance de ce que vous nous laisserez comme armement en partant.
Cheysson : Oui, c'est ça, vous avez déjà arrêté la Libye. Vous saurez le faire une seconde fois, si nécessaire !
François Mitterrand s'agite sur sa chaise.
Hissène Habré : Moi, je ne suis pas dupe des Libyens, c'est vous qui l'êtes. Et je ne suis pas sûr que, par ailleurs, il n'y a pas d'accord franco-libyen pour un retour ultérieur des Libyens.
François Mitterrand : Vous nous parlez en connaissance de cause. Un jour, vous les avez appelés à venir au Tchad, pas moi !
Hissène Habré : Ce n'est pas moi qui les ai appelés ; à ce moment-là, j'étais dans le maquis.
François Mitterrand : Non. Pas dans le maquis. Vous étiez en Libye...
Lourd silence... Puis on parle du lionceau apprivoisé d'Habré.

Les négociations débutent pour préparer la réunion de Rome de l'Agence spatiale européenne. Aucun de nos partenaires ne veut entendre parler de la station spatiale européenne ; tous sont résignés à se contenter du strapontin offert dans Colombus par les Américains.



Samedi 6 octobre 1984


Je reçois M. Bedjaoui, juge à la Cour internationale de Justice de La Haye, ambassadeur d'Algérie en France pendant neuf ans. Il a rencontré Chadli. Celui-ci éprouve un sentiment d'insécurité provoqué par la politique d'« encerclement » dont l'Algérie se dit victime. Il interprète l'accord d'Oujda entre le Maroc et la Libye comme essentiellement dirigé contre l'Algérie. Il en éprouve une grande inquiétude et s'interroge sur la teneur des conversations d'Ifrane. « Il croit savoir qu'il a été question du Sahara occidental, et demande quelles sont les intentions de la France à ce sujet. » Le Roi du Maroc a-t-il l'idée d'entreprendre une action quelconque contre la Mauritanie ? La France soutiendra-t-elle le Maroc dans cette éventualité ?
Les Algériens font aussi un lien entre l'accord d'Oujda, la visite à Ifrane et le départ des Libyens du Tchad. Ils voient dans ces trois événements une modification de la politique française en Afrique du Nord. Le retrait des troupes françaises du Tchad mérite d'être expliqué. Ils auraient souhaité être tenus au courant — comme d'autres, disent-ils — des négociations. Ils imaginent que le gouvernement libyen profitera de ce qu'il n'est plus empêtré au Tchad pour chercher querelle aux Algériens sur leurs frontières. Aussi Chadli envisage-t-il de prendre des initiatives au Tchad. S'agira-t-il d'une action diplomatique ? D'une initiative militaire ? La question est restée ouverte.
Sa suggestion est que Cheysson se rende à Alger avant la visite du Président, le 19 octobre, « pour prendre langue avec les dirigeants algériens et contribuer ainsi à assainir l'atmosphère avant votre séjour en Algérie ».



Dimanche 7 octobre 1984


Barre déclare que la cohabitation serait une « trahison du principe de la Ve République ». A l'inverse, pour Chirac, le refus de la cohabitation pourrait conduire à une « crise de régime ».


Lundi 8 octobre 1984


François Mitterrand est d'une humeur massacrante, très critique à l'égard « des gens qui sont chargés de mettre en œuvre ses décisions ». Il pense au Tchad, mais cite aussi la difficulté qu'il a à imposer le relogement de soixante-dix familles qui végètent encore dans les cités de transit, malgré les ordres qu'il a donnés.

L'accord des Dix sur la nomination de Jacques Delors à la présidence de la Commission à Bruxelles est réalisé. Il faudra l'officialiser à Dublin.


Le projet de Jean-Pierre Chevènement sur l'école privée est voté par l'Assemblée. L'année prochaine, l'ensemble des crédits destinés à l'école publique augmentera de 6,4 %, contre 8,1 % pour le privé.

Richard Burt, directeur politique au State Department, rend compte à ses collègues directeurs politiques des Trois (France, RFA, Grande-Bretagne) de la visite d'Andreï Gromyko à Washington, vendredi dernier : « M. Gromyko a mis l'accent sur l'Allemagne et le Japon d'une manière qui manifestait une certaine sénilité : il ne parvient apparemment plus à assimiler correctement des concepts nouveaux. Ainsi, lorsqu'il s'est agi de la militarisation de l'espace, ses propos montraient qu'il la concevait comme l'installation d'armes nucléaires dans l'espace ! M. Shultz a dû lui répéter que les États-Unis n'avaient pas l'intention de déployer des armes nucléaires dans l'espace. Par ailleurs, il est apparu obsédé par la pérennité du règlement de la Seconde Guerre mondiale, et a cherché des assurances sur ce point., Il a accueilli avec une satisfaction visible la garantie donnée par le secrétaire d'État que les États-Unis n'entendaient pas remettre en question les accords conclus depuis 1945. M. Gromyko a dit à plusieurs reprises que c'était très important. Il a également ressassé les thèmes habituels de la propagande soviétique sur le revanchisme, le réarmement japonais. Ses idées fixes paraissent correspondre aux obsessions profondes de cette génération de dirigeants soviétiques. M. Shultz avait presque le sentiment de lui parler d'un monde différent de celui qu'il se représentait. Ainsi, s'agissant de l'Asie, M. Shultz a souligné le dynamisme de ce continent, son développement technologique, la concurrence qu'il faisait aux États-Unis, il a cité les regroupements qui s'opéraient en son sein, notamment avec l'ASEAN, et suggéré que les Soviétiques devraient s'intéresser à ces aspects des choses. M. Gromyko n'a pas donné l'impression d'être très sensible à ce genre de considérations. »
Les Américains se rassurent un peu vite en mettant au compte de la personnalité de Gromyko et de son âge des préoccupations qui resteront essentielles pour l'Union soviétique, même avec des dirigeants plus jeunes.


Mardi 9 octobre 1984


Au petit déjeuner, François Mitterrand critique le Parti socialiste, « son incapacité à se manifester. Tout ce que fait le gouvernement tourne en ridicule, en burlesque, parce que nul ne sait le mettre en valeur. L'incapacité du Parti à désigner autre chose que ses plus mauvais éléments comme candidats : le processus de SFIO-isation a recommencé. Il faudrait presque tout recommencer à partir de clubs, pour que les meilleurs candidats soient désignés. Il faut maintenant redémarrer une attaque forte, avec une campagne ferme, jour après jour ; un comité de cinq personnes doit se réunir tous les jours, sous la direction du Premier ministre, et une fois par semaine sous ma direction, pour contrer de façon rapide et incisive les déclarations de l'opposition ». Louis Mermaz, Pierre Joxe, Jean Poperen doivent en être. Sur le problème de l'immigration, qui vient demain en Conseil des ministres, le Président pense qu'il ne faut pas que le gouvernement s'éloigne de sa ligne, mais qu'il doit préserver ses valeurs. Il faut prendre les mesures difficiles sans le dire.
Dans l'après-midi, il reçoit Pierre Bérégovoy qui lui dit : « Au fond, en 1986, il y aura un gouvernement de centre droit ou de centre gauche. Si c'est un gouvernement de centre droit, le PS l'appuiera ; si c'est un gouvernement de centre gauche, le PS le dirigera. »
Le Président lui répond : « Vous avez tort, c'est exactement le contraire. »

Le Président reparle de la réforme électorale : « Peut-être faut-il aussi réfléchir au scrutin majoritaire à un tour ? »



Mercredi 10 octobre 1984


Conseil des ministres consacré en grande partie aux immigrés. Atmosphère tendue. Les propositions du ministre de l'Intérieur sont inacceptables pour un gouvernement de gauche : interdire aux « nouveaux immigrés » de faire venir en France leur famille, expulser des jeunes immigrés (nés Français, mais ayant jusqu'à leur majorité la double nationalité) coupables de délits... Le Président est indigné. Badinter : « Où va-t-on ? Vers l'intégration pure et simple des immigrés légaux, ou leur départ forcé après quelques années de travail en France ? »
Par ailleurs, Fabius souhaite limiter davantage encore le système des permissions accordées aux prisonniers. Badinter est contre. Le Président : « Il faut chercher un accord entre le droit et la morale. Notre trésor, ce sont les valeurs pour lesquelles nous avons toujours lutté. Il ne peut être question d'y renoncer, même si elles sont combattues par une partie de l'opinion. Il convient de les maintenir et de les faire comprendre. »
Charles Hernu annonce qu'il doit se rendre dans dix jours à Mururoa, à l'occasion d'une nouvelle série de tirs nucléaires souterrains. Il doit être accompagné de Claude Cheysson et de Georges Lemoine, secrétaire d'État aux Dom-Tom. François Mitterrand interdit à Cheysson et à Lemoine d'y aller à l'heure où l'Australie et la Nouvelle-Zélande critiquent les essais nucléaires de la France dans le Pacifique.


Jeudi 11 octobre 1984


Vu Félix Rohatyn, associé de Lazard-New York, et Raymond Lévy, président d'Usinor. On parle de la dette du Tiers Monde, de celle de Renault et du rapprochement Usinor/Sacilor.


Vendredi 12 octobre 1984

Louis Mermaz a eu gain de cause. Le synchrotron ne sera pas implanté à Strasbourg, mais à Grenoble. Quand on l'apprendra, cela fera du bruit.

Attentat de l'IRA contre un hôtel de Brighton où se tient le congrès du Parti conservateur. Le Premier ministre britannique était visé. Quatre morts.

François Mitterrand est à Bayonne, puis à Saint-Jean-de-Luz. Il s'affiche à la terrasse d'un café et se promène à pied dans la vieille ville pour narguer les terroristes.
Il répète : « Le droit d'asile est un contrat. Dès 1979, les Basques espagnols n'étaient plus considérés comme réfugiés politiques. » Il justifie l'extradition : « Le droit d'asile est un contrat. Il n'y avait pas de pacte entre nous et les Basques espagnols ; le crime ne peut avoir la France pour complice. »


Mardi 16 octobre 1984

Le Prix Nobel de la paix est décerné à l'évêque sud-africain Desmond Tutu.


Mercredi 17 octobre 1984

Laurent Fabius inaugure sur TF1 l'émission « Parlons France ». C'est Jean Lanzi, directeur de l'information, qui l'interroge. La rédaction proteste. La Haute Autorité décide d'accorder des droits de réponse aux autres formations politiques.

François Mitterrand : « Le libéralisme, ce n'est qu'un alignement de mots. La réalité a toujours été différente ; le discours libéral, c'est le discours du maître. »

Deux des trois personnes dont on a obtenu de Moscou qu'il leur soit délivré un visa de sortie sont en instance de départ. La troisième a un problème : elle souhaite partir avec la totalité des archives personnelles de Boris Pasternak, dont elle était la maîtresse, archives qui sont sa propriété privée, ce que contestent les autorités soviétiques.
Le Grand Rabbin de France invite le Président à déjeuner chez lui mercredi prochain. Le Président accepte. C'est la première fois en deux siècles qu'un chef d'État français se rend à l'invitation à déjeuner d'un Grand Rabbin de France. Celui-ci aimerait beaucoup que ce déjeuner ne soit pas considéré comme confidentiel, même s'il doit conserver un caractère privé.


Jeudi 18 octobre 1984


Le Premier ministre écrit au ministre de la Recherche pour lui annoncer que le synchrotron franco-allemand, qui devait être installé en Alsace, le sera en définitive à Grenoble. Louis Mermaz l'annonce dans l'après-midi. Les Alsaciens sont furieux. Fabius fait étudier par Hubert Curien un ensemble de mesures de compensation que le Président pourrait annoncer au cours de son prochain voyage en Alsace, qui s'annonce mal.

Bérégovoy apprend que le gouvernement, sur ordre de Fabius, soutiendra l'amendement communiste modifiant le régime fiscal de l'emprunt Giscard. Il est contre.





Vendredi 19 octobre 1984


Partant pour l'Afrique, François Mitterrand rencontre Chadli à Alger. L'entrevue est chaleureuse. Longue promenade à pied des deux hommes dans la résidence de Chadli.


L'Assemblée vote l'amendement supprimant les avantages fiscaux liés à l'« emprunt Giscard » de 1973. Barre, Giscard et Chirac s'indignent, dans un communiqué commun, et annoncent qu'à leur retour au pouvoir, ils rétabliront l'exonération fiscale de cet emprunt.

En Pologne, le confesseur de Walesa, le père Jerzy Popieluszko, est assassiné. Les dirigeants polonais ne pouvaient supporter que soient décrites chaque dimanche les choses « dans leur vérité » : corruption, police politique, refus réel de tout dialogue avec les forces sociales. Les propos du père Popieluszko étaient enregistrés et se répandaient très largement. Le prêtre était directement encouragé par le Pape à persévérer. Les dirigeants polonais n'ont sans doute pas voulu le tuer, mais, au minimum, le terroriser et le faire taire. Deux exécutants médiocres ont appliqué ces instructions. Bavure ? C'est en tout cas le point de vue de notre ambassadeur à Varsovie, Jean-Bernard Raimond.



Samedi 20 octobre 1984


A Kaboul, Jacques Abouchar est condamné à dix-huit ans de prison.
Dimanche 21 octobre 1984

Mort de François Truffaut. La jeunesse de son regard laisse comme une amertume.





Lundi 22 octobre 1984


George Shultz écrit à Claude Cheysson pour protester contre des crédits accordés à l'URSS par la France. Éternelle rengaine...


Mardi 23 octobre 1984

Visite d'État en Angleterre. Nous logeons à Buckingham. Déjeuner avec Margaret Thatcher.
Mme Thatcher : « Sur l'élargissement, quel accord aura-t-on à Dublin ? Le Portugal sans l'Espagne, c'est difficile. Peut-on s'arranger avec l'Espagne, qui va faire un gros chantage, comme l'Italie, sur le vin ? Sur l'Europe à venir, les deux comités ont des idées tout à fait absurdes. Cela affaiblirait l'Europe. L'Assemblée européenne ne peut avoir de pouvoir de décision. Il faut mettre par écrit que l'intérêt national est un obstacle au vote majoritaire. Sur l'Est/Ouest, je suis inquiète de voir Reagan se laisser entraîner à faire des concessions aux Soviétiques... » Elle insiste beaucoup pour être soutenue à l'ONU sur les Malouines. Elle demande qu'on laisse entrer plus facilement sur le continent les citoyens britanniques dépourvus de carte d'identité, « pour se plier à leurs coutumes » ; le Président lui répond qu'il en est d'accord.
Un peu plus tard, de retour à Buckingham, j'admire les quinze sortes de cakes servis à 17 heures précises avec le thé.

François Mitterrand apprend que la police anglaise a trouvé des pains de plastic apportés par les policiers français pour « tester » les chiens antimines anglais. Énorme incident. Celui-ci le fait revenir sur son point de vue : « Il n'y a pas de raisons que nos fonctionnaires de police soient obligés de présenter leurs papiers pour se rendre en Grande-Bretagne et que les touristes britanniques soient, eux, dispensés de respecter nos traditions... »
Au dîner, Margaret Thatcher déclare dans son toast : « Je vous remercie de m'avoir cédé à Fontainebleau, car cela a permis de débloquer l'Europe. » François Mitterrand lui réplique : « Je ne voudrais pas polémiquer avec vous sur le mot "céder". L'essentiel est que vous le croyiez. » Margaret Thatcher : « C'est un fait indiscutable. Moi, je suis rationnelle, même en politique. » François Mitterrand : C'est bien, mais la vie, elle, ne l'est pas. » Il vaut mieux, ce soir, être de la délégation française.

Alain Calmat annonce la création d'un Loto sportif.

François-Xavier Ortoli prendra la présidence de la CFP. Les espoirs de plusieurs anciens ministres s'envolent.


Promulgation de la loi sur la presse écrite.
A Kaboul, l'ambassadeur de France se préoccupe de l'état de santé de Jacques Abouchar. Sa demande d'un examen médical et d'une visite hebdomadaire est rejetée. On lui répond qu'Abouchar « s'est associé avec des ennemis de l'État afghan. Les contre-révolutionnaires, de leur côté, sont sans pitié. Il devait savoir qu'il courait des risques, il aurait pu être tué lui-même. Il y a eu combat : qui va indemniser les blessés ? S'il est un vrai journaliste, pourquoi ne pas venir légalement ? Il aurait constaté que le peuple afghan aime ses dirigeants et son Parti ». En ce qui concerne l'état du prisonnier, « il est normal que le choc de la sentence l'ait affecté, mais il est bien soigné et c'est douter de la compétence des médecins des services de sécurité que de demander dès maintenant une contre-visite ». L'ambassadeur est pessimiste...

Cheysson décide d'aller de nouveau à Alger, le 1er novembre, pour s'excuser de ne pas avoir informé les Algériens, la dernière fois, qu'il se rendait à Tripoli. Le 1er novembre : la date est mal choisie, mais il est trop tard pour reculer.



Mercredi 24 octobre 1984


Déjeuner du Président chez René Sirat. La conversation tourne autour de la fête de Soucoth. François Mitterrand étonne ses hôtes par ses connaissances :
« La Bible, telle qu'on la connaît, est quand même un mélange très complexe où il est difficile, quand on n'est pas spécialiste, de reconnaître le texte original et les extrapolations. Est-ce que ceci ou cela a été rajouté au dernier siècle avant Jésus-Christ, ou bien est-ce que cela a été rajouté beaucoup plus tard par des docteurs de la Loi ? »




Jeudi 25 octobre 1984


Jacques Abouchar est gracié.

Après l'incident de Londres, et face à l'agressivité des journaux, le Président dit son ahurissement de voir une presse qui ne retient jamais que le mauvais côté des choses. « Cela finira mal pour la démocratie. C'est insupportable à vivre. J'en ai assez, je remplirai mon contrat, mais rien de plus. C'est trop dur ! »



Vendredi 26 octobre 1984


Signature d'un protocole d'accord franco-luxembourgeois sur les satellites de télédiffusion. La candidature de Jacques Pomonti à la direction de la CLT est très bien reçue par les Luxembourgeois. Albert Frère n'est pas contre, à condition que Gaston Thorn prenne la présidence. Le Premier ministre luxembourgeois ne peut accepter : il a promis le poste à Werner, son prédécesseur.
Samedi 27 octobre 1984

Devant le Comité central du RPR, Bernard Pons appelle à l'union de l'opposition que « le pouvoir » menacerait et jure que le RPR sera « un partenaire exemplaire ». Et il se dépêche d'ajouter que « l'union n'est ni l'uniformité de pensée, ni l'unité systématique de candidature ». On avait bien compris.


Dimanche 28 octobre 1984


Moubarak vient déjeuner à l'Élysée. Il nous prévient que la prochaine réunion de l'OUA sera un échec, à cause de la position d'Hassan II sur le Sahara. Il est convaincu qu'il existe une coalition secrète entre les diplomaties de la Syrie et d'Israël. Son conseiller, El Baz, me dit qu'à son avis, Arafat va défier les Syriens en tenant le Conseil palestinien à Amman, et que les Syriens vont laisser faire. Moubarak ajoute qu'il est très fier de renouer des relations avec les Russes et de ne pas en laisser le monopole à Assad.

Au Tchad, le bilan est catastrophique : un tiers seulement des troupes libyennes sont parties. Claude Cheysson n'est pas du tout inquiet. Il évoque les « difficultés logistiques des Libyens », François Mitterrand se méfie de plus en plus de Cheysson : « Mais qu'a-t-il donc négocié ? » Il fait savoir à Kadhafi, par Roland Dumas, que la rencontre prévue pour le 1er novembre est reportée sine die.

Dumas appelle Papandréou qui propose Héraklion pour une rencontre « dont la date sera fixée quand tous les Libyens seront partis ». Au même moment, Cheysson, sans l'autorisation du Président et sans informer Dumas, contacte Kadhafi et fixe la rencontre des deux Présidents au 15 novembre. Formidable désordre !



Lundi 29 octobre 1984

Le Sommet franco-allemand a lieu à Bad Kreuznach. Avant la réunion, le conseiller diplomatique, Horst Teltschik, qui a éliminé tous les autres collaborateurs du Chancelier, m'apparaît très pessimiste, convaincu que Kohl va bientôt démissionner pour laisser la place à son ministre des Finances, Stoltenberg : « L'avenir de l'Allemagne se jouera, dit-il, sur le point de savoir s'il y aura accord entre le SPD et les Verts. » Le Président et le Chancelier parlent d'abord de l'Europe (accélérer l'adhésion de l'Espagne), de la Turquie (Kohl insiste pour que des liens soient tissés), de la Pologne (Kohl rappelle qu'il considère que Jaruzelski « est le moins mauvais possible »), des pacifistes (il estime qu'« il s'agit de la même chose que la vague écologiste, et je tiendrai le coup »). Le reste porte essentiellement sur la coopération militaire en Europe, rendue encore plus urgente par le retrait américain dont le Chancelier se dit « certain à terme ».
François Mitterrand : Il faut faire ensemble tout ce qui ne vous est pas interdit, c'est-à-dire l'espace, les armes chimiques, le laser. Si on ne le fait pas ensemble, il faudra le faire séparément avec les Etats-Unis, et l'Europe sera perdue. C'est aussi votre intérêt, car les États-Unis sont très hostiles à la réunification de l'Allemagne. Vous devez pousser à l'unité dans l'Europe. Je suis très hostile au projet de la navette spatiale Colombus, car nous n'avons pas les moyens de participer à la navette américaine et de faire aussi la navette européenne. Je suis leur allié sincère, mais je ne veux pas que nous devenions leur colonie. Il faut donc lancer ensemble des projets européens, ce qui créera l'irréversible.
Helmut Kohl : Je suis d'accord avec vous. On ne sait pas qui sera Président des États-Unis en 1993 et 1997, et celui-là aura peut-être envie de nous laisser tomber. Ils s'intéressent de plus en plus au Pacifique et ne connaissent plus l'Europe. Il faut commencer à deux, entre la France et l'Allemagne. Je suis très sceptique sur ce qu'on pourra faire à Douze ou même à Six. Je ne veux en aucun cas ouvrir de discussion en Allemagne sur notre droit éventuel à disposer de l'arme nucléaire. Mais nous devons développer toutes les technologies nécessaires pour devenir partie prenante au dialogue mondial.

De cette conversation résultera la reprise de ce qu'on pouvait croire enterré : le satellite européen (que les Français avaient très mal négocié avant, en essayant de vendre aux Allemands une technologie dépassée) et la coopération militaire franco-allemande.




Mercredi 31 octobre 1984


Réunion de travail des principaux dirigeants socialistes sur la campagne à venir, autour de Laurent Fabius. « Sans faire preuve d'optimisme invétéré, déclare le Premier ministre, 1986 peut être gagné. Encore faut-il s'en donner les moyens politiques, et d'abord idéologiques et programmatiques : nous ne sommes pas assez fiers de notre bilan. Nous n'expliquons pas les risques, pour la France, de la mise en œuvre du programme de la droite. Nous ne donnons pas de projet à long terme. Nous n'avons pas défini les avancées nouvelles à proposer lors des élections de 1986. Or il faut, bien avant l'été prochain, que tout cela soit clair pour l'opinion. Après, il sera trop tard. Il nous faut donc, dans ces quatre domaines, disposer de documents de fond, de slogans simples et d'argumentaires quotidiennement mis au point pour les débats contradictoires. »
Fabius se voit déjà en chef de campagne. A sa mine, on peut comprendre que Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, ne l'entend pas ainsi.

Assassinat d'Indira Gandhi. Elle savait depuis toujours que son destin serait tragique. Sans doute est-ce là l'explication de cette tristesse qui conférait de la grandeur à toutes ses utopies. La rumeur d'« un coup de la CIA » circule à New Delhi.




Jeudi 1er novembre 1984


Typique exemple du pouvoir des bureaucrates. Michel Serres essaie d'obtenir le bénéfice de l'année sabbatique, réforme imposée il y a un an par le Président à Savary, pour les professeurs d'université. En vain : les cabinets du ministre et du secrétaire d'État ont « oublié » de rédiger les décrets d'application et l'Administration a ainsi décidé, seule, de reporter à 1986 ou 1987 l'application de cette mesure !
Averti, Jean-Pierre Chevènement veut maintenant que tout soit prêt à temps pour que des années sabbatiques puissent être attribuées dès le second semestre de l'année universitaire. Mais on doit, selon la loi, consulter tous les présidents d'universités et de grandes écoles !...

A Alger, après la revue militaire à laquelle assiste Cheysson, Bourguiba félicite Chadli : « Tout cela, c'est du matériel soviétique ? » — et comme Chadli acquiesce, il ajoute : « En somme, vous êtes entre les mains de Moscou ? Ce n'est pas bon. Il faut diversifier vos armements. » Et Chadli de répondre : « C'est ce que nous comptons faire ! — Qu'importe, conclut Bourguiba, c'est bien que vous ayez cette armée puissante. Elle pourrait nous aider contre Kadhafi. Tant que je suis là, il ne peut rien, mais après... »

Aux obsèques de Mme Gandhi, auxquelles assiste Laurent Fabius, peu de chefs d'État. Rajiv Gandhi paraît à la plupart presque trop sympathique pour « faire le poids ». Au cas assez probable où il se maintiendrait, parient les diplomates, il s'éloignera de l'URSS : l'homme est plus « occidentalisé » que sa mère, tout en paraissant plus sensible aux inégalités sociales de son pays.


Dimanche 4 novembre 1984

A 8 heures du matin, début des émissions de Canal Plus. Il faut 500 000 abonnés pour que l'affaire s'équilibre. Rousselet y croit. Le Président aussi. Fabius ricane.



Lundi 5 novembre 1984


François Mitterrand bat tous les records d'impopularité de tous les présidents de la Ve République. Jacques Pilhan entre en scène.

André Rousselet : « Jespère que vous n'allez pas faire l'erreur de créer une cinquième chaîne ! Vous tueriez Canal-Plus. » Fillioud, Lang et la presse de province sont contre. Fabius est pour.

Cheysson m'explique qu'il est prêt à remplacer Pisani à Bruxelles. Il a réduit ses ambitions. Mais il veut le même portefeuille que Pisani, c'est-à-dire le Développement. Il a vu aussi Delors et lui en a parlé. Mais celui-ci lui a répondu qu'il ne voulait pas qu'un pays considère un portefeuille comme sa propriété, et lui a proposé l'Industrie. Cheysson est furieux : « Je suis concerné personnellement par le choix et les attributions des futurs commissaires à Bruxelles. Ceci peut affecter mon objectivité. L'expérience que j'ai acquise à la Commission m'oblige cependant à mettre en garde contre la politique des nationalités proposée par le futur président de la Commission. Je m'en suis entretenu avec lui. Il ne veut pas en démordre.
Je sais que le Président reçoit Jacques Delors mardi en huit. Si tu le crois convenable, peux-tu lui remettre auparavant ma note ? Sinon, fais état de mes arguments.
L'affaire est sérieuse pour nous, et va au-delà du seul portefeuille dont nous avions parlé ensemble. »
Fabius confirme ce matin la suppression du prélèvement du 1 % sur les retenus pour la Sécurité sociale. Il reste mécontent que le sabotage du ministère des Finances ait rendu impossible la suppression de la taxe professionnelle. Il faudrait au moins une clause limitant le droit des communes à augmenter cet impôt.
François Mitterrand approuve.


Mardi 6 novembre 1984


Reagan est réélu Président des États-Unis contre Mondale. Pas une surprise.
Au petit déjeuner, François Mitterrand : « Il est très important de faire savoir que 1986 ne doit pas être un moment d'inflexion de la politique économique et sociale, parce que nos actions sont engagées sur plusieurs années et doivent se poursuivre. Il faut donc mettre en route quelques actions simples et claires qui s'étaleront sur trois ans (1985, 1986 et 1987). »

On atteint les 2,5 millions de chômeurs, dont près de 900 000 ne sont pas indemnisés. Trois millions de personnes vivent avec moins de 37 francs par jour.
Je propose au Président de créer un salaire étudiant de 1000 francs par mois, s'élevant progressivement aux deux tiers du SMIC. Cela permettrait aussi de régler le problème des chômeurs de longue durée en leur accordant une rémunération lorsqu'ils sont en formation. Dans les premières années du siècle a été admise l'idée que l'homme au travail méritait un salaire décent, et cela a donné le salaire minimum. Puis, au coeur de la Grande Crise, on a admis que le fait d'avoir des enfants était une activité socialement utile, et cela a donné les allocations familiales. Aujourd'hui, c'est la formation qui devient un travail socialement utile, et qu'il convient donc de rémunérer. J'y vois plusieurs raisons : il est absurde de considérer que chaque homme est formé à 25 ans, alors que les technologies changent tant et si vite. Il faut que le statut de chômeur de longue durée ne soit plus un signe d'échec, mais en faire au contraire un moment utile dans la vie. Les jeunes sont seuls beaucoup plus tôt, en raison de l'instabilité croissante des familles, et doivent gagner leur vie. S'ils en avaient les moyens, ils seraient les principaux consommateurs des biens de consommation de l'avenir (ordinateurs, biens culturels, médias et autres). En conclusion, je proposerais que « toute formation mérite salaire ».
Le Président en convient et me demande d'agir, mais rien n'en sortira : « Trop compliqué », dira Fabius.
De l'Elysée, rien de plus n'est possible, sauf à discréditer les ministres.


Mercredi 7 novembre 1984


Brigitte Bardot vient voir le Président pour plaider la cause des animaux. J'ai un choc : l'idole n'est plus l'idole.

Les observateurs béninois témoignent que les Libyens se sont entièrement retirés. Que vaut le témoignage ?
Vendredi 9 novembre 1984


Le désordre s'aggrave dans les radios privées. Depuis que la Haute Autorité a publié, il y a plus de dix-huit mois, la liste des radios locales privées autorisées à émettre en région parisienne sur la bande FM, elle ne peut arriver à faire cesser d'émettre les radios non autorisées, ni obtenir le respect du cahier des charges de celles qui sont autorisées. Cela constitue une gêne permanente pour le fonctionnement d'autres services publics, un danger très grave pour la navigation aérienne, et se traduit par de multiples plaintes de particuliers qui ne peuvent recevoir correctement France Musique ou France Culture. Radio France dépose des plaintes auprès des tribunaux.

Deux communiqués, l'un à Paris, l'autre à Tripoli, annoncent que le retrait des troupes du Tchad est accompli.

En sortant d'une réunion consacrée au Tchad, Cheysson saisit le Président d'une étrange demande : Genscher souhaiterait que François Mitterrand convainque le Chancelier sur une question à propos de laquelle lui-même a échoué à le persuader. Cheysson : « A Delhi, puis à l'occasion de la visite de Weiszacher, H.D. Genscher m'a demandé si vous pouviez appuyer de votre intervention la recommandation de l'adhésion de l'Allemagne à la Convention sur le Droit de la Mer... Genscher et les milieux économiques allemands en sont convaincus (d'où les deux conversations avec moi). H. Kohl est gêné par la ferme hostilité américaine et les interventions de Washington, mais serait impressionné par votre intervention très rapide. L'argumentaire joint me semble pertinent. Puis-je vous proposer, dès ce soir, un télégramme à Kohl lui transmettant cet argumentaire ? »
On ne le fera pas. François Mitterrand : « Pourquoi me mêler de politique intérieure allemande ? »




Samedi 10 novembre 1984

Catastrophe : les troupes libyennes parties du Tchad commencent à y revenir ! On note de 1 500 à 2 000 retours, avec un armement défensif. « Pour empêcher Hissène Habré de remonter vers le nord », entend-on. Et la rencontre en Crète, avec Kadhafi, qui est prévue pour la semaine prochaine !


Dimanche 11 novembre 1984


Au cours de l'une de ses inspections-surprises qui l'amusent tant, au commissariat de police du Grand-Palais, Joxe découvre des vestiaires et des lavabos installés dans des caves. Il s'indigne et fait monter deux baraquements en préfabriqué en pleine place Clemenceau. Jack Lang proteste : « Pas de ça devant le Grand Palais ! »


Promenade parisienne avec François Mitterrand qui me parle de son enfance : « J'étais très lié à la nature. La tête pleine de musique naturelle, le vent qui claque sec, la rivière... Chaque heure a son odeur. Une vie sensorielle. Le monde était contenu dans le petit horizon que je voyais. Je crois que de cela j'ai tiré, pour une vie future, une ambition de conquête. Je ne savais laquelle. Parler, s'exprimer, entraîner ? Je ne savais... Ce n'était pas fixé dans mon esprit. A travers mon microcosme, je voyais l'univers. Un peu d'égocentrisme, sans doute. Mon enfance a été épargnée par la guerre. Tout m'intéressait au collège. J'avais déjà la perception du déchirement, mais pas de problème d'existence. J'étais dans un monde qui n'avait pas changé depuis plusieurs siècles. Ce qui me brisait le plus le cœur, c'était de penser que ça changerait, mais je n'en avais pas une conscience très précise.
Ce qui est enfant en moi détermine mes impressions et mes jugements. Pas mes façons de faire. Ce qui est précieux — dont la vie — est utile, et doit être constant.
Je n'ai jamais renié mon enfance. Ma mère est morte, j'avais dix-neuf ans. J'avais eu dès quatorze ans la tentation de la nostalgie. Mais je n'étais plus pareil à quinze ans : j'avais mûri. A partir du moment où je suis arrivé, étudiant, à Paris, une autre phase a commencé. Pour un enfant qui vit à la campagne, il est plus facile de vieillir. Il y a des gestes immémoriaux, des rythmes : les saisons, les semailles. Cela paraissait immuable. Le grand changement, ça a été la guerre. A partir de là, j'ai fait l'apprentissage de la foule, de la masse, de la misère, de la saleté, de la violence. »




Mardi 13 novembre 1984


Le Président voit longuement Jacques Delors à propos de la composition de la Commission. Pour éviter que les Anglais ne conservent à nouveau le portefeuille du Budget grâce auquel ils ont pu mener toute la bataille sur leur remboursement, Delors a prévenu Mme Thatcher qu'aucun pays ne garderait son poste. Il dit à François Mitterrand : « Je ne peux plus faire machine arrière sans paralyser totalement la Commission, et je suis prêt à démissionner. Après la signature des accords de Lomé, le poste du Développement aura perdu son importance, alors que celui de l'Industrie et de la Recherche, que je veux proposer à Cheysson, sera le plus important pour la construction de l'Europe telle que vous-même la concevez. Enfin, je proposerai aussi le poste industriel à Pisani, s'il est reconduit. Le commissaire italien, qui est aujourd'hui à l'Élargissement, veut l'Agriculture ou le Développement, je ne l'ai pas encore prévenu que je vais lui proposer le Développement. Cheysson s'est couché devant les Anglais. Et je n'ai absolument pas l'intention de bouleverser les directions générales, contrairement à ce que dit Cheysson ! Dumas m'a demandé hier de chercher une solution de compromis pour sauver la face à Cheysson, alors que je propose de le nommer au Développement pour deux ans. Natali, pendant cette période, garderait l'Élargissement, qui n'est pas fini. Je prendrai l'Industrie en direct. Dans deux ans, Cheysson prendra l'Industrie, Natali le Développement, et un directeur français sera nommé à la Direction générale du Développement pour tenir l'administration en notre nom. »
Il donne également au Président la liste de la Commission telle qu'il la voit : aux Relations extérieures, Declercq ou Andriessen ; au Budget, Christophersen ; aux Relations avec le Parlement, Narjes ; au Marché intérieur, Lord Cockfield ; à l'Économie, Pfeiffer ; à l'Industrie et à la Recherche, un Français ; au Développement, Natali ; à l'Agriculture, Sutherland.
Mercredi 14 novembre 1984


Le congé parental rémunéré, demandé par François Mitterrand dans sa lettre de juillet à Fabius, vient enfin aujourd'hui en Conseil des ministres.

Les Américains, qui savent certainement que François Mitterrand va rencontrer Kadhafi demain en Crète, annoncent à la presse que d'importantes troupes libyennes se trouvent à nouveau dans les oasis du Nord tchadien.
Cheysson au Conseil des ministres : « Il y a un retrait certain des éléments libyens. Ce retrait est-il total ? Probablement pas. Nous pouvons reprendre avec la Libye des relations normales, y compris sur le plan des discussions politiques à tous les niveaux. Cela signifie, compte tenu de la place qu'occupe le Colonel Kadhafi dans les institutions libyennes, la possibilité de relations avec lui. »
Le Président lit son courrier. Roland Dumas me fait un clin d'œil. Fabius boude.
François Mitterrand, l'après-midi, hésite encore, puis décide d'y aller. Il n'a pu résister au plaisir de compléter sa galerie de portraits. Et il faut tenter d'en finir. Pour dire à Kadhafi que si ses troupes continuent de revenir au Tchad, ce sera la guerre entre la France et la Libye, sur le territoire libyen. On annonce donc son voyage de demain. Tonnerre de réactions.


Jeudi 15 novembre 1984


François Mitterrand part pour la Crète. Il n'emmène que Charasse. Le Président et Kadhafi se mettent d'accord sur le retrait des troupes et la non-intervention dans les affaires intérieures tchadiennes, sauf si une puissance tierce intervient. Kadhafi propose même de signer une alliance franco-libyenne pour protéger et défendre le Tchad ! C'est un peu beaucoup...
A son retour, le Président, très irrité par les réactions contre son voyage : « Ce n'est pas moi qui ai reçu Kadhafi à l'Elysée, c'est Pompidou en 1973. Jalloud, c'est Giscard... »
Devant la presse, il reconnaît l'évidence : il y a encore des Libyens au Tchad. Mais, en privé, il semble confiant : la rencontre entraînera le retrait.


Vendredi 16 novembre 1984


Edmond Maire critique la notion d'« élitisme républicain » à l'école, prônée hier par Jean-Pierre Chevènement.

L'INSEE annonce que, fin octobre, le nombre de chômeurs a dépassé 2,5 millions.

Cheysson poursuit sa campagne pour obtenir le poste de Pisani. Il m'explique : « Le ministre belge des Affaires étrangères, Tindemans, après d'autres, vient de me dire qu'il souhaitait beaucoup que la France conserve le poste du Développement, et qu'il s'inquiétait du désordre qui résulterait d'une remise en cause systématique de l'équilibre des nationalités au niveau des Commissions et des Directions générales. Fitzgerald, hier soir, m'a abordé lui aussi pour me dire qu'il n'approuvait pas ce changement systématique de toutes les nationalités. Certes, il aurait aimé voir son compatriote prendre le Développement, mais il préférerait que le portefeuille reste français, et tenait à nous le faire savoir. L'Irlande tient à cette politique communautaire. Si celui qui est actuellement pressenti prend le poste, le Premier ministre irlandais est convaincu que c'en est fini. »


Dimanche 18 novembre 1984

Élections à l'Assemblée territoriale de Nouvelle-Calédonie. Le FNLKS boycotte: abstention de 50 %, manifestations indépendantistes, 18 gendarmes blessés, Machoro cassant une urne à la hache... Le Président est d'une très rare violence contre les Caldoches. « Ces gens-là ont beaucoup d'argent... en Australie ! » Mais il sait que « décider de l'indépendance canaque provoquerait la création d'une Rhodésie française ».

Jacques Toubon (43 ans) devient secrétaire général du RPR à la place de Bernard Pons (58 ans). Le RPR parle de relève de générations.


Lundi 19 novembre 1984


A l'Élysée, dîner avec Helmut Kohl, de plus en plus inquiet de l'évolution de l'opinion allemande, tentée par le pacifisme.
Helmut Kohl : Je suis obligé de manifester de la fermeté et d'allonger la durée du service militaire. Beaucoup de choses dépendent de la taille de l'armée. Et le Bundestag se délite. C'est une menace pour la démocratie. Les services secrets de l'Est ont joué un rôle dans cette affaire.
François Mitterrand : Il y a donc une vraie crise psychologique en RFA ?
Helmut Kohl : Oui. Et il y a beaucoup de raisons à cela. D'abord, les médias passent de plus en plus aux Verts. Et les Soviétiques ont chez nous une vraie stratégie d'influence.
François Mitterrand : Les Soviétiques veulent de meilleures relations avec l'Europe, avant d'aborder le problème américain, pour ne pas se poser en demandeurs vis-à-vis de Washington. Ils ont une véritable direction collective où Tchernenko joue un grand rôle. Nous souhaitons, vous et moi, un accord entre les États-Unis et l'URSS. Mais nous devons nous méfier de ces accords qui ne seront pas forcément dans notre intérêt.
Helmut Kohl : Oui ! Qui sera Président des États-Unis après 1988 ? L'Amérique demeure imprévisible.
Puis la conversation reprend sur la « cuisine » bruxelloise :
François Mitterrand : Je suis inquiet de la répartition actuelle des postes de commissaires à Bruxelles.
Helmut Kohl : Moi aussi.
On n'en dira pas plus. Kohl n'a jamais aimé Cheysson. Celui-ci est trop ami de Genscher...


Le Sommet de Bujumbura se prépare. Houphouët et quelques autres, furieux du retrait de la France du Tchad, ne viendront sans doute pas.
Mardi 20 novembre 1984


Situation insurrectionnelle en Nouvelle-Calédonie. Éloi Machoro occupe la gendarmerie de Thio et tient les deux tiers de l'île.


Dans une note au Président, Pierre Bérégovoy s'oppose à tout crédit au Maroc pour la vente de Mirage et demande l'arrêt des négociations si les Marocains ne peuvent payer comptant. Le Président acquiesce.

Jean Riboud continue d'exercer une influence considérable sur Laurent Fabius, pour les médias, et sur Pierre Bérégovoy, pour l'économie ; cette lettre du nouveau ministre des Finances au Président, qui plaide pour la relance, le montre assez :
« Il me paraît possible d'atteindre le double objectif de 5 % d'inflation et 2 millions de chômeurs à la fin de 1985 à condition d'en prendre les moyens, rapidement et surtout résolument, tout en évitant la politique de l'indice, qui se retourne toujours contre ses auteurs, et le traitement "social" du chômage (préretraites ou autres, au coût trop élevé).
Vous trouverez ci-après quelques propositions allant dans ce sens. Je suis convaincu, comme Jean Riboud, que la désinflation et le redémarrage d'une croissance saine, tirée par l'investissement et l'exportation, vont de pair. Je suis même convaincu que le maintien d'un rythme d'inflation trop élevé nuit à la croissance, en pesant sur nos exportations, donc sur notre équilibre du commerce extérieur, que nous sommes forcés de compenser par une réduction de la demande interne pour faire baisser la consommation, ce qui accroît finalement le chômage...
Riboud propose diverses mesures de relance de l'investissement. Ce programme est ambitieux : les mesures sont économiques (contrairement aux différents programmes pour l'emploi qui ont souvent consisté en un simple "arrosage" de mesures sociales) et leur effet cumulé permettrait d'espérer la création de 200 000 à 300 000 emplois, sans répercussion inflationniste sensible ni dégradation trop importante de notre commerce extérieur. Pour être efficaces, elles devraient être mises en œuvre sans délai, c'est-à-dire avant la fin de l'année 1984. »
C'est la dernière lettre de Pierre Bérégovoy favorable à la relance. Quelques semaines de plus, et les Finances l'auront totalement conquis. Ambiguïté du mot : l'auront-elles séduit ou se le seront-elles approprié ?


Mercredi 21 novembre 1984


En Nouvelle-Calédonie, l'émeute gagne. Le préfet des îles Loyauté est retenu à Lifou par les indépendantistes.
Giscard et tous les anciens Premiers ministres de la Ve République (sauf, évidemment, Pierre Mauroy...) publient un texte commun : « L'insistance sur la seule solution de l'indépendance revient à priver les habitants de la Nouvelle-Calédonie de la possibilité de choisir ». Pour eux, les troubles actuels sont dus à « la politique équivoque » du gouvernement. Pas un mot, bien sûr, sur les inégalités et l'injustice socio-économique qui règnent dans les îles.
En Conseil des ministres, François Mitterrand, avec un large sourire, à propos de la Nouvelle-Calédonie et du Tchad : « La France poursuivra sa politique et, quant à moi-même, même si les sondages descendent jusqu'à zéro, je continuerai. » Tranquille certitude de servir la France.
Jeudi 22 novembre 1984


Le Président est en Alsace où la réception est plutôt fraîche après l'affaire du synchrotron. A part Joseph Klifa, maire de Mulhouse, toute l'opposition boycotte le voyage présidentiel. « Le choix qui a été fait, plaide François Mitterrand, a été fait dans des conditions dont je ne suis pas juge. »

Le Président demande à Fabius de faire remplacer Jacques Roynette à Nouméa par Edgard Pisani, encore Commissaire à Bruxelles pour un mois. Le poste est libre pour Cheysson, et celui de Cheysson pour Dumas. Cheysson a compris. Il me téléphone : « Dis, je sais que le Président veut que je parte. Mais pas maintenant, j'ai encore des choses à faire ! Et puis, je m'entends si bien avec Roland Je peux rester encore six mois... »

Lettre récapitulative de Hissène Habré au Président. Le fossé se creuse :
« Comme vous le savez, le 17 septembre dernier, nous apprenions la conclusion d'un accord entre la France et la Libye en vue de leur désengagement du Tchad.
Par ma lettre en date du 25 septembre, je vous faisais part de notre approbation du principe du retrait concomitant des forces armées françaises et des Forces armées libyennes et assimilées, ce, malgré les doutes que nous avions exprimés quant à un retrait réel et effectif du côté libyen.
A l'heure actuelle, soit deux semaines après la fin des opérations de désengagement, la présence militaire libyenne dans le nord du Tchad est aussi importante que celle d'avant l'accord franco-libyen.
Aujourd'hui, notre inquiétude est d'autant plus grande que les Libyens, loin de se cantonner dans leurs positions, survolent régulièrement la zone tenue par les Forces armées nationales tchadiennes (FANT). C'est ainsi que le 20 novembre, des hélicoptères libyens ont mitraillé une patrouille des FANT dans la zone de Kalaït-Oum Chalouba, au nord-est du pays.
Aussi, suite aux entretiens que j'ai eus, le 19 novembre, avec votre ministre de la Défense, M. Charles Hernu, et le chef d'état-major général des armées françaises, le général Lacaze, nous demandons que la France mette en place au Tchad une force suffisamment crédible et dissuasive pour, à la fois, contrer les intentions belliqueuses de la Libye et amener cette dernière à retirer la totalité de ses troupes, conformément à l'accord franco-libyen.
A cet effet, il est important que le gouvernement tchadien soit tenu informé à temps de l'importance, des délais et la zone de déploiement des forces françaises.
Me référant aux entretiens très positifs que nous avons eus à Paris le 5 octobre dernier, je puis vous réaffirmer, Monsieur le Président, notre ferme volonté de conjuguer nos efforts avec ceux de votre pays ami en vue de parvenir à l'objectif recherché par nous tous, à savoir la fin de l'occupation illégale du nord du Tchad par la Libye. »



Vendredi 23 novembre 1984


Le Président décide d'une accélération du processus d'autodétermination en Nouvelle-Calédonie.


Jacques Delors persiste à penser qu'il lui est impossible de confier le Développement à un Français car, dans ce cas, il serait obligé de confier l'Agriculture à l'Italien auquel il destine le Développement. Et il n'en veut à aucun prix. Il propose donc de créer, pour Cheysson, un nouveau « portefeuille », en charge de toutes les relations avec les pays méditerranéens, l'Asie et l'Amérique latine (c'est-à-dire le Tiers Monde sauf l'Afrique noire). En échange, il s'engage à nommer un Français comme directeur de l'administration du Développement. Roland Dumas y est très favorable. Cela présenterait l'avantage, pour Claude Cheysson, de conserver une partie (valorisante) de ses fonctions actuelles et, pour la France, de conserver une partie (faible) du poste de Commissaire au Développement. La France y perdrait certes le contrôle politique du suivi des dossiers africains. Mais le poste proposé à Cheysson peut aussi présenter un autre intérêt : dans dix ans, le Maghreb comptera cent millions d'habitants, et l'islam sera la religion la plus pratiquée en France. Les relations de l'Europe et du Maghreb conditionnent donc notre avenir. Il y a là un défi, peut-être même le défi essentiel.
Néanmoins, le poste de Commissaire à l'Industrie est à son sens encore plus important que celui-là. L'enjeu, pour l'Europe, réside dans son industrie. Jacques Delors envisage d'ailleurs maintenant de la confier à un Allemand (refusant à la RFA, comme à nous, la conservation de son poste traditionnel, le Marché intérieur).
François Mitterrand : « Essayez de convaincre Cheysson de prendre l'Industrie. Sinon, qu'il prenne la Méditerranée ! »
Cheysson choisira la Méditerranée.

Laurent Fabius hésite à dire au Maroc qu'on ne lui prêtera rien. Le Roi vient mercredi prochain.



Lundi 26 novembre 1984


Le Président part pour deux jours en Syrie. Ses entretiens en tête à tête avec Assad dureront six heures. J'en retranscris ici l'essentiel, car on y trouve la meilleure synthèse de la situation du moment au Moyen-Orient.
Assad : Je ne peux que m'appuyer sur l'URSS. C'est une condition de survie face à Israël, porte-avions américain. Si les États-Unis modifient leur politique, je modifie la mienne.
François Mitterrand : Je vous comprends. C'est la thèse que j'explique à l'Europe. En ce moment, je prends beaucoup de risques, mais maintenant, je ne suis plus à un risque près.
De bonnes relations existent entre la France et un grand nombre de pays du Proche et du Moyen-Orient, dont Israël. A chaque fois que j'ai procédé à l'examen de la situation avec les responsables de ces pays, une évidence s'est imposée : sans la Syrie, rien n'est possible et aucune solution durable pour la paix et l'équilibre de la région ne peut être trouvée. Il m'est indifférent qu'un pays se range dans la catégorie des alliés et amis des États-Unis ou de l'Union soviétique, je suis surtout intéressé par la capacité qu'ont les pays de parler pour eux-mêmes et de décider librement de leur action.
Assad : Toute relation entre deux pays qui se fait au détriment de la liberté de décision de l'un d'eux n'est pas une bonne relation.
François Mitterrand : Les relations entre la France et la Syrie ont été autrefois meilleures qu'elles ne le sont aujourd'hui. Mais je suis quand même le premier chef d'État français à se rendre en Syrie. La France est un pays libre et doit comprendre que la Syrie occupe une situation éminente au Proche et au Moyen-Orient.
Le Président passe ensuite aux questions du Proche et Moyen-Orient : C'est la même conception de l'équilibre qu'il faut généraliser à l'ensemble des problèmes du monde. La France a beaucoup d'intérêts au Moyen-Orient, mais n'est pas un pays de la région. Elle pense donc que c'est aux responsables des pays de la région de prendre des décisions et de trouver une solution à leurs problèmes. La France est, bien sûr, prête à encourager et aider toute initiative dans ce sens. La France est membre de l'Alliance atlantique, mais cette alliance avec les États-Unis ne concerne que l'Atlantique et, par conséquent, ne concerne pas le Proche-Orient. De plus, la France tient à préserver ses bonnes relations avec l'Union soviétique. La France comprend également que les pays du Proche-Orient aient leurs alliances, leurs amitiés, leurs intérêts. La France a aussi de bonnes relations avec Israël, ce qui ne veut pas dire qu'elle approuve toutes les actions entreprises par ce pays. Elle n'a pas approuvé l'invasion du Sud-Liban. Je recevrai très prochainement M. Shimon Pérès et je lui tiendrai le même langage. La situation délicate créée par le conflit Iran/Irak menace l'équilibre et la paix au Proche-Orient, alors que cet équilibre est essentiel pour le monde.
Assad : Je suis d'accord sur la nécessité, pour chaque pays, de préserver sa liberté de décision, quelles que soient ses alliances et ses amitiés. C'est la politique que suit la Syrie depuis 1970. Un autre axe essentiel de la politique syrienne est celui du non-alignement, au sens international, entre les deux blocs. Les alliances et les relations nécessitées par les intérêts nationaux ne veulent pas dire que la Syrie se soit écartée du principe du non-alignement dans son acception internationale. Mais l'intérêt national doit être toujours présent à l'esprit et la Syrie ne peut mettre sur un pied d'égalité les deux grandes puissances, puisque l'Union soviétique soutient la cause arabe alors que les Etats-Unis sont totalement acquis à la cause d'Israël. Cependant, nous sommes membre, et même l'un des membres fondateurs du non-alignement, et nous œuvrons, au sein de ce groupe, pour l'adoption et la mise en œuvre de toute idée susceptible d'éviter l'aggravation de la situation internationale et la guerre. Je cite, à titre d'exemple, la conférence de la Paix à Genève, quand, après la guerre de 1973, les Etats-Unis, l'URSS, Israël, l'Egypte et la Jordanie y étaient favorables. La Syrie avait une position différente, non parce qu'elle était opposée au principe d'une conférence pour la paix, mais parce qu'il existait une tentative de division du monde arabe entreprise par l'administration américaine. M. Kissinger voulait un accord avec l'Egypte. J'ai toujours été très franc avec les responsables américains. Dans cette même salle, je me suis entretenu longtemps avec M. Kissinger. Je m'étais mis d'accord avec le Président Sadate sur un certain nombre de points dont l'application devait constituer un préalable à la tenue de la conférence de Genève. Sadate était supposé en avoir discuté avec le secrétaire d'Etat qui arrivait du Caire, et m'avait même assuré l'avoir fait. Or, M. Kissinger ne semblait pas être au courant de ces points. Il était surtout préoccupé par la nécessité de fixer une date à la réunion de Genève, et j'ai choisi l'une des deux dates qu'il me proposait. Mais, à la fin de l'entretien, il fut étonné de constater que je refusais de me rendre à Genève, et je lui ai dit que le choix de la date ne signifiait pas forcément que j'étais d'accord sur le contenu. Il en parle lui-même dans ses mémoires. L'entrée des troupes syriennes au Liban s'est faite à la demande des autorités libanaises de l'époque, en 1976. La Syrie a pris librement cette décision malgré la désapprobation américaine et soviétique, car l'intérêt du Liban et de la Syrie, ainsi que des autres pays arabes, commandait de répondre à la demande du Président de la République libanaise.
L'entretien doit s'arrêter là pour permettre aux deux Présidents de se rendre au dîner officiel qui a déjà été retardé.


Mardi 27 novembre 1984


Nouvel entretien. Le Président Assad commence par rendre hommage à la coopération archéologique entre la France et la Syrie, et évoque l'alphabet découvert à Ouggarit, le plus ancien et le plus complet au monde, plus ancien que celui de Jbel, au Liban. Il parle également des fouilles dans la région de Lattaquié.
François Mitterrand : Dans les tablettes d'Edla, qui remontent à 1500 ans avant Moïse, on trouve déjà le même message que celui délivré plus tard par Dieu à Moïse sur les Tables de la Loi.
Assad : Cela sera un problème non seulement pour les juifs, mais aussi pour les chrétiens et les musulmans puisque la Bible, les Evangiles et le Coran ont repris la même interprétation. Mais ils trouveront bien une explication ! Ces tablettes contiennent le nom d'Israël qui, selon la Bible, aurait été appliqué pour la première fois par Jacob au peuple juif. Dans un de vos livres, vous parlez de la conception de Begin du rôle de I Ancien Testament pour régler les conflits politiques contemporains...
François Mitterrand : En effet, Begin est très croyant. Il fonde sa croyance sur l'Ancien Testament et, selon son interprétation, ces territoires auraient été créés pour le peuple juif et appartiendraient à Dieu. D'où Begin en concluait qu'il ne pouvait rendre des territoires qui ne lui appartenaient pas, puisqu'ils sont à Dieu. C'est ce qu'on appelle la casuistique...
Assad : Pourtant, Dieu est à tout le monde, et il ne devrait donc pas y avoir de problème. Mais, en fait, Israël a une conception selon laquelle toute terre sur laquelle les Juifs ont vécu, même il y a très longtemps, leur appartient. Ils peuvent revendiquer toutes les localités où ils ont été. Ils pourraient dire cela aussi en France. Quand le général Dayan s'est rendu dans le Sinaï en 1967, il a dit : "Nous avions fait l'Israël de 1948. Nous venons de faire l'Israël de 1967. A vous, soldats, il appartiendra de faire le Grand Israël. "
Voulez-vous maintenant que nous abordions les sujets de notre conversation d'aujourd'hui ? Hier, nous avons parlé du rôle de divers Etats dans le monde, de l'importance qu'ils soient maîtres de leurs décisions, de l'importance, pour la même raison, du non-alignement. Nous sommes pour la réduction des armements, naturellement. Nous ne sommes pas un pays nucléaire et, d'ailleurs, nous fabriquons très peu d'armes. Nous les importons en majorité des pays de l'Est. C'est une tradition depuis longtemps.
Mais le problème du désarmement ne concerne pas que les puissances nucléaires. Dans nos discussions — qui ne sont pas très nombreuses — avec les pays de l'Est, nous avons toujours ressenti leur désir de ne pas faire la guerre. C'est une réalité pour l'URSS. En 1956, j'étais en URSS pour un stage de six mois comme aviateur...
Assad parle alors longuement des conversations qu'il a eues, durant son séjour, avec des Russes rencontrés au hasard : « Ils ont tous été profondément marqués par la guerre et se montrent très anxieux de pouvoir vivre en paix. »
François Mitterrand : J'ai été en URSS beaucoup plus tard que vous, pour la première fois en 1975. Brejnev m'a paru très préoccupé par ces questions et ne parlait que de paix. On pouvait croire que c'était uniquement par habileté, mais, en fait, je crois que cela révélait aussi un sentiment profond.
Assad : Tout à fait, et si j'ai pris l'exemple de réactions de Russes ordinaires rencontrés par hasard, c'est parce que je pense que ce sentiment populaire n'est pas une simple habileté diplomatique.
François Mitterrand : Certes, mais les dirigeants soviétiques entretiennent une psychose d'agression dans la jeunesse et, du coup, cela a créé dans l'armée, à la longue, un état d'esprit qui pourrait ne pas être celui de la paix. Mais il faut bien voir que même si c'est sur la base de sentiments purement défensifs, il y a une sorte d'échelle de perroquet, chaque Grand essayant de dépasser l'autre à son tour. Cela dit, j'ai toujours pensé qu'il n'était pas dans la nature russe, en tout cas depuis Pierre le Grand, de faire des guerres de conquête. Ils ont commis une faute majeure en Afghanistan en entrant dans un pays du Tiers Monde, un pays musulman de surcroît, alors que Lénine avait réussi à donner un prestige à l'Union soviétique dans le Tiers Monde. L'URSS s'en est trouvée isolée. En Europe, c'est tout à fait différent. La progression de l'URSS a été due aux circonstances de la guerre. En Afghanistan, l'intervention soviétique n'était pas nécessaire, et je pense que l'URSS a eu tort de ne pas saisir les occasions, comme celles que lui fournissent par exemple les efforts de M. Perez de Cuellar, pour se désengager de l'Afghanistan.
En ce qui concerne l'Europe, je souhaite qu'elle échappe au partage dit "de Yalta", c'est-à-dire en deux empires. Je comprends la prudence de l'URSS mais, en Europe, même si elle n'a pas l'intention d'attaquer, je dois penser aux rapports de forces.
Mais il est très important de négocier et, si possible, d'aboutir à un retrait, de part et d'autre, des armes les plus offensives. Et il faut aussi engager une négociation sur l'espace. Au moins, là, on peut prévoir, on peut parler avant, ce qui est utile, au lieu de parler après!
Assad : Je croyais que l'URSS avait proposé de retirer même ses SS 20 ?
François Mitterrand : C'est vrai, mais elle faisait une sorte de calcul visant à contrebalancer les forces françaises et britanniques. Or j'ai toujours dit qu'on ne pouvait comparer que ce qui est comparable, et que ce sont là les seules forces nucléaires des Britanniques et des Français, alors que derrière les SS 20, les Russes disposent encore d'une dizaine de milliers d'ogives nucléaires. Ce n'est donc pas comparable.
Assad : Mais qu'au moins, même si on n'arrive pas à diminuer, l'on s'arrête!
François Mitterrand : Nous ne sommes pas hostiles à une discussion à ce propos entre les États-Unis et l'URSS, mais j'ai posé des conditions.
Assad : Avec ces armes de plus en plus modernes, il y a des risques d'erreurs techniques.
François Mitterrand : Nous pouvons faire la bombe à neutrons, mais je n'ai pas donné jusqu'ici l'ordre de la fabriquer, car sa mise en œuvre dépendrait d'un échelon trop bas dans la hiérarchie militaire, et le temps serait insuffisant pour consulter le pouvoir politique.
Assad : Les Américains, je crois, ont donné à cette bombe le nom de "bombe propre ".
François Mitterrand : Vous en connaissez, vous, des bombes qui ne soient pas sales ? En tout cas, il n'est pas possible de laisser décider des échelons militaires d'exécution. Mais je pense que des progrès technologiques permettront bientôt de remédier à cet inconvénient. De toute façon, il vaut mieux désarmer que surarmer, et même les grandes puissances doivent tenir compte de l'opinion publique. C'est un domaine où la Syrie et la France peuvent avoir une influence commune.
Déjà, les Soviétiques commencent à ne plus employer le même langage. J'ai demandé, lorsque je suis allé à l'ONU, que les cinq grandes puissances économisent sur leurs dépenses d'armement pour constituer une sorte de caisse pour le développement. Ce projet, bien sûr, peut paraître utopique, mais je l'ai étudié attentivement et, de toute façon, les hommes marchent avec des idées. Cela rejoint d'ailleurs les idées anciennes émises soit par les Soviétiques, soit par les Américains, mais jamais en même temps, et cela va tout à fait dans le sens des orientations de l'ONU vers le développement.
La conversation reprend sur le Liban :
Assad : Il y a deux dimensions à ce conflit : une dimension religieuse (encore que certains pourraient en contester la réalité) et une autre dimension, essentielle à mes yeux, sociale. Sans ces problèmes sociaux, il n'y aurait jamais eu de guerre civile. Les germes de révolution étaient très perceptibles longtemps avant.
Pour toutes ces raisons, les paysans musulmans redoutent de ne pas être reconnus dans tous leurs droits si le Président est un chrétien. Mais c'est la réforme sociale qui est avant tout nécessaire. Au Liban, les dirigeants ont longtemps dit devant n'importe quelles revendications sociales: c'est du communisme. C'est vraiment faire un cadeau au communisme! On dit aux paysans qui revendiquent: vous demandez le communisme. Aussitôt, ils adoptent le communisme, qui leur paraît une très bonne chose.
Les problèmes politiques ne recoupent pas exactement les problèmes confessionnels. D'ailleurs, tous les partis, sauf les Phalanges, voient coexister en leur sein plusieurs confessions. La seule voie, c'est l'entente entre eux, et le dialogue. Je l'avais dit avec insistance à Sarkis: "Nous ne resterons pas au Liban. Nous avons, nous, mis un terme à la guerre civile. Vous devez, vous, faire la paix entre vous. "
Notre insistance a permis que reprennent les négociations à Genève et à Lausanne. Puis l'accord du 17 mai a été abrogé. Je ne sais pas si vous avez lu attentivement l'accord du 17 mai 1983 et ses clauses connexes, mais c'est un document vraiment sans équivalent dans la vie internationale d'aujourd'hui. Il faisait du Liban un véritable protectorat israélien. Je l'ai dit au ministre des Affaires étrangères libanais qui était alors M.E. Salem. Il m'a répondu: "C'est vrai, mais c'est un accord qui nous a été imposé par les États-Unis. " Quant à Shultz, il m'a déclaré: "Oui, nous avons servi de témoins dans cette affaire. " Mais il m'a presque laissé entendre que cet accord lui avait aussi été imposé, à lui-même. C'est bien le problème: les Américains arrivent toujours avec des propositions qu'ils nous présentent comme émanant d'eux mais qui viennent, en fait, des Israéliens. Ils en ont changé le ton, mais le fond reste le même. Qu'au moins les Américains viennent nous voir avec leurs propres propositions !
François Mitterrand : Je n'ai jamais approuvé cet accord J'ai même téléphoné à Amine Gemayel pour lui dire que c'était une erreur. Le Président Gemayel voulait venir me voir, je lui ai répondu: "Avant de venir, finissez-en avec l'accord du 17 mai qui est une faute grave. " Je lui ai même dit: "Je ne vois pas une seule raison d'avoir signé cet accord."
Assad : Je ne connais pas ces échanges. Le Président Gemayel ne m'a pas parlé de ses contacts avec vous.
François Mitterrand : C'est une faute américaine. D'ailleurs, Cheysson me l'a dit avec raison : George Shultz ne connaît pas grand-chose au Proche-Orient. (Le Président syrien rit.)
Assad : S'il connaît aussi peu l'Occident et s'il y procède de la même façon, c'est une catastrophe !
François Mitterrand : Je connais naturellement votre lutte avec Israël. Nous, vous le savez, nous n'avons pas de conflit avec Israël, que cela soit très clair. J'ai pensé, je pense encore que si le Liban allait dans cette direction-là, celle de l'accord du 17 mai, il se perdrait.
Assad : Certainement. Mais cet accord a montré jusqu'où, en réalité, voulait en venir Israël.
François Mitterrand : Justement, avant la guerre du Liban, j'avais reçu une lettre de Begin et il ne me parlait que des 40 kilomètres dont il avait besoin pour assurer la sécurité de ses frontières. J'ai répété et je répéterai encore à Shimon Pérès : "Au Liban, il faut partir". S'il me parle alors de la sécurité des frontières, je lui dis: "Mais c'est un problème que vous pouvez régler par la négociation ! "
Assad : Pour nous, que la conférence de Genève ait pu être réunie était déjà un succès en soi. C'est ce dialogue qui a permis de parvenir au gouvernement d'union nationale tel qu'il est aujourd'hui constitué. Ce qui ne veut pas dire que tous les problèmes soient réglés.
François Mitterrand : Pour ce qui concerne leurs affrontements... Après la mort des soldats français à Beyrouth, je suis arrivé sur place le matin; en bout de piste, on entendait tomber des obus, on en a entendu exploser toute la matinée. J'ai demandé qui tirait. On ne savait pas bien. Sur qui on tirait? On ne savait pas. C'était un grand désordre...
Assad : Au Liban, actuellement, il y a déjà un accord sur la façon dont devrait être composé le Parlement libanais. Il peut y avoir un accord sur l'armée et sur un conseil militaire qui devrait permettre de reconstituer des brigades...
François Mitterrand : Il y a à Beyrouth à l'heure actuelle quatre-vingts observateurs français mais qui servent sous les ordres de responsables libanais et qui doivent être appréciés, puisqu'on en demande d'autres; et il y a dans la FINUL 1200 soldats français.
Assad : Les responsables libanais pensent à donner un rôle important aux forces de l'ONU. En fait, les nouvelles unités libanaises devraient être dans le Sud et assumer la plus grande partie de la sécurité. Elles devraient être complétées par les forces de l'ONU pour assurer la sécurité que veut Israël dans la bande frontière. Il n'est pas question, bien sûr, que la FINUL ait des attributions administratives. Partout ailleurs dans le Sud, l'armée libanaise doit être seule responsable. Et, contrairement à ce qu'on dit, elle y est apte. Les propositions israéliennes concernant des arrangements de sécurité ne sont donc pas logiques, elles sont même impensables. Ils ont un groupe d'agents, l'armée du Sud-Liban, à qui ils veulent confier un rôle clé, mais cela signifierait en fait que le Liban abdique purement et simplement dans cette région.
François Mitterrand : C'est très clair : il ne faut discuter qu'avec le gouvernement, pas avec des fractions.
Assad : Mais c'est au sein de la commission militaire qu'ils posent cette condition. Ils veulent établir des bastions et des remparts, trois remparts successifs : l'armée du Sud-Liban, la FINUL, l'armée libanaise. Les États-Unis, eux, voudraient même que l'armée syrienne empêche les infiltrations palestiniennes ! A quand la même demande faite à la Turquie ?
François Mitterrand : Vous savez, je crois qu'en fait, ils ne comptent pas beaucoup sur la Syrie !
Assad : Je l'ai déclaré à l'envoyé américain Murphy : je ne veux pas traiter en détail. Les Libanais nous ont dit: nous devons passer des accords avec les Israéliens. Eh bien, nous serons d'accord avec ce que les Libanais accepteront. Mais les États-Unis ne viennent nous voir, je vous l'ai dit, qu'avec des propositions israéliennes.
Il faut exploiter les capacités de la FINUL et de l'armée libanaise...
François Mitterrand : C'est une vision raisonnable.
Assad : En plus, on nous dit que la Syrie ne devrait pas occuper la zone évacuée. Mais le Liban et nous sommes deux pays arabes, c'est à nous deux d'organiser les relations entre nous. Amine Gemayel m'a téléphoné pour me dire que les États-Unis et Israël lui demandaient d'agir pour arrêter un bataillon syrien qui faisait mouvement vers le sud du Liban. Nous sommes à l'intérieur du territoire libanais, c'est normal que nous nous y déplacions. Mais j'ai dit à Amine Gemayel: vous êtes le maître, vous êtes chez vous, si vous voulez que ce bataillon s'arrête, j'en donne l'ordre. Cependant, je me rappelle que nous avions évacué Saïda un an avant l'invasion israélienne ; si nous avions deviné cette invasion, nous n'aurions pas évacué.
A l'époque de Sarkis, c'est lui-même qui m'avait demandé de retirer la Force arabe de dissuasion, mais c'était paradoxal: c'était au moment où Beyrouth était entourée par des troupes israéliennes qui bombardaient la ville. En fait, les mouvements de nos troupes sont dictés par les besoins libanais. Et pourquoi voudrions-nous faire la guerre à travers la frontière libanaise ? S'il doit y avoir guerre, nous avons une frontière commune, les Israéliens et nous !
En réalité, au Sud-Liban, nous n'avons observé aucune différence entre le Likoud et les travaillistes.
François Mitterrand : On va voir. D'une certaine façon, je dois dire que je comprends la logique des Israéliens. Ils sont obligés de tenir compte du fait que la seule force dans la région, c'est la Syrie.
Assad : Ils veulent que la Syrie n'intervienne pas dans des régions où nous sommes depuis huit ans ! Il y a des endroits où la frontière entre le Liban et la Syrie n'est pas claire: cela remonte d'ailleurs au général Gouraud. [François Mitterrand : C'était un bon général!] Cependant, entre les Libanais et nous, nous sommes bien d'accord. Si le général Gouraud employait l'expression de "Grand Liban", c'est bien parce que le Liban historique, c'est la montagne libanaise. Les Israéliens aussi ont des exigences excessives, ils veulent voir la FINUL sur la frontière syrienne...
François Mitterrand : Je n'en ai jamais entendu parler.
Assad : Les liens sont très profonds entre la Syrie et le Liban. En 1976, par exemple, il y avait un demi-million de Libanais en Syrie, des chrétiens comme des musulmans. Il y a beaucoup de familles communes.
Le Président syrien fait le geste d'ouvrir un paquet de cigarettes et de le tendre. François Mitterrand lui dit: «N'allez pas plus loin... » Assad sourit et remise le paquet.
Assad : Toujours grâce au général Gouraud, les frontières sont en certains points à 24 kilomètres de Damas, et naturellement il y a là des troupes israéliennes. Ils voudraient mettre la FINUL dans tous les territoires d'où ils se retireront ; nous le refusons, même si la FINUL est neutre. Par rapport à notre dispositif militaire, nous n'avons pas de difficultés d'approvisionnement, ni de difficultés logistiques, et le fait qu'ils soient proches de Damas ne nous inquiète pas. Nous avons des troupes qui sont disposées entre la frontière et Damas, et derrière ces troupes, il y a tout un peuple qui est prêt à repousser une invasion israélienne. Quant à l'avance technologique dont ils disposent, dont ils ont toujours disposé, elle ne change rien. Avec notre artillerie, nos fusées, nous sommes capables de déverser sur les villes israéliennes autant de bombes que ce qu'ils seraient capables d'envoyer sur Damas. Bref, il n'y a aucune raison que nous allions leur faire la guerre à travers le territoire libanais. Aux points frontaliers entre la Syrie et le Liban, il doit y avoir des forces libanaises.
François Mitterrand : Vous savez que nous sommes participants à la FINUL. Je n'ai pas encore été saisi d'un nouveau projet d'implantation de celle-ci, mais je suis plus optimiste que vous. Je crois qu'avec ce gouvernement israélien, il peut y avoir retrait. Mais il négociera le plus durement possible pour obtenir des contrôles. Je ne vois pas pourquoi il ferait obstacle à ce que ce soit l'armée libanaise qui occupe le territoire. Je serais étonné que la revendication dont vous me parlez persiste très longtemps.
Assad : Ce que j'ai dit est conforme à ce qui se dit dans la commission militaire et à ce que m'ont dit les messagers américains. Lorsque j'étais en convalescence, j'avais eu une discussion avec l'envoyé américain de l'époque qui était Rumsfeld. Il me parlait de l'interposition de la FINUL ; je lui avais dit : "Que les Israéliens quittent le territoire libanais, et la séparation sera faite. " Évidemment, ce serait pour nous la facilité de partir et de laisser la FINUL s'installer. Mais nous devons aider les Libanais à assumer leurs responsabilités.
François Mitterrand : J'entends bien. C'est une donnée importante de plus. J'ai déjà usé de l'influence que peut avoir la France sur Israël dans le sens de l'évacuation en leur disant: "Il ne doit pas y avoir de demi-mesure. " Une présence combinée de la FINUL et de l'armée nationale libanaise me paraît compatible avec cette théorie. Bien sûr, les Israéliens essaieront d'avoir le maximum, mais la France ne se laisse pas entraîner sur ce terrain-là. Si l'armée syrienne restait là, ce serait un risque supplémentaire de division, voire de partition. Si c'est l'armée libanaise, il n'y a rien à objecter, ils sont dans leur pays. En tout cas, notre position est simple.
Assad : Pouvons-nous aborder maintenant le conflit Irak/Iran ?
François Mitterrand : Certainement.
Assad : Vous connaissez l'état des relations entre la Syrie et l'Irak ?
François Mitterrand : Oui. Et je dois vous dire que ce sont des relations qui n'ont pas bonne réputation.
Assad : Nous sommes issus du même Parti, mais ils ont quitté ce Parti. En fait, non, c'est nous qui avons tout fait pour qu'ils partent.
François Mitterrand : Évidemment, avec cette guerre, les dissensions prennent une nouvelle dimension.
Assad : Avant cette guerre, nous avions pris une décision d'amélioration de nos relations, et nous avions eu de longues heures de discussion avec le général El Bakr, alors Président de la République, et avec Saddam Hussein, afin de parvenir à la constitution d'un nouvel État à créer. Nous étions convenus d'une nouvelle constitution. Peu après, j'apprends la démission du Président El Bakr, le 16 juillet 1979. Et, dans la lettre par laquelle il me prévenait de sa démission pour raisons de santé, il me disait que Saddam Hussein continuerait les efforts que nous avions entrepris pour l'union des deux pays. Or, le 21 août, j'apprends que les Irakiens annoncent avoir découvert un complot de la Syrie contre l'Irak, complot dans lequel auraient été impliqués vingt et un membres de la direction du Parti Baas irakien. Vingt et un membres ! Comment croire à cela? Même si nous avions voulu le faire, comment aurions-nous pu en quatre jours contacter toutes ces personnes? J'ai donc envoyé un émissaire à Bagdad, M. Khaddam. On lui a parlé d'un attaché militaire syrien qui aurait joué un rôle, mais dont ni le nom ni la photo ne nous étaient connus. L'émissaire a dit en mon nom que s'il y avait complot, c'était aussi un complot contre la Syrie, puisque les deux États voulaient s'unir et que nous avions des intérêts communs. Nous avons donc proposé une commission d'enquête commune. Il n'y a pas eu de réponse, mais, au contraire, ils ont expulsé nos diplomates avec des moyens brutaux, après être entrés par la force dans l'ambassade de Syrie à Bagdad et après y avoir placé des paquets d'explosifs. Les relations, à ce moment-là, ont donc empiré ; c'était deux mois avant la guerre. Cette guerre qui allait nous affecter très directement, puisque vous savez que l'on dit de Damas qu ' "elle est le cœur battant de l'arabité ".
Dès que cette guerre a commencé, je suis entré en contact avec les différents rois de la péninsule arabique afin de trouver une issue quelconque. J'ai notamment trouvé chez le roi Khaled une préoccupation tout à fait semblable à la mienne. L'avez-vous connu ?
François Mitterrand : Khaled ? Oui, je l'ai connu, c'est même le premier chef d'État que j'ai reçu.
Assad : Quant à Hussein de Jordanie, il avait éprouvé une certaine joie à voir que la guerre se déclarait. Je lui ai dit: "Vous avez tort, car en Iran, c'est une véritable révolution, et cela sera très difficile à vaincre. La pénétration de l'armée irakienne sur le territoire iranien n'y suffira pas. " A cette époque, il régnait un grand désordre dans la révolution iranienne, qui permettait aux uns et aux autres de spéculer. Après, dans le déroulement de cette guerre, sont apparues des difficultés croissantes qui justifiaient notre jugement. La Syrie le savait, elle a l'habitude des guerres longues! Mais Hussein voulait que nous apportions un soutien total à l'Irak.
A Fès, le Roi Hassan II avait organisé un déjeuner avec Saddam Hussein, moi-même, le Président Chadli, le roi d'Arabie et le roi Hussein. Je n'ai pas soutenu l'Irak, parce que j'ai pensé que les résultats de cette guerre ne seraient pas dans les intérêts du peuple irakien. Nous avons condamné l'invasion de l'Iran alors même que tout le monde pensait que l'Irak serait vainqueur. Nous étions sur ces positions dans l'intérêt même des peuples d'Irak et d'Iran. Ensuite, nous avons été favorables à toute initiative, par exemple aux tentatives de médiation du Koweit et de l'Algérie. Mais l'Irak s'est déclaré opposé à toute médiation, considérant que tout Arabe entreprenant une médiation serait un traître à la nation arabe. Depuis, ça a été le silence. Arafat, assis dans cette même salle où vous êtes, m'a dit que Saddam Hussein lui avait répété la même chose : tout médiateur arabe serait un traître.
De toute façon, maintenant, il n'y aurait plus en Iran de réponse à une médiation, du fait du très grand nombre de familles qui ont perdu des fils. Que peuvent dire les Iraniens à leur peuple? Ils ont été agressés et ce serait à eux de faire des concessions ? (...)
François Mitterrand : Nous sommes amis de l'Irak et pourtant je ne connais pas Saddam Hussein et je n'ai jamais mis les pieds dans ce pays. Mais, vous savez, la plupart des pays arabes sont plutôt contents de notre politique. De l'autre côté, on soupçonne Israël d'avoir aidé l'Iran. Notre politique se résume à ceci : poursuivre sur la lancée avec l'Irak, ne pas faire de provocations, et nous serons bien contents si la guerre s'arrête.
Les États-Unis commencent à s'intéresser à l'Irak. Ils ne vont pas arranger les choses! La période où j'étais le plus malheureux, c'est quand nous étions ensemble au Liban. Mais je m'en suis dégagé le jour venu. (Le Président Assad opine.) Nous sommes dans l'Alliance atlantique, mais elle correspond à une zone géographique bien déterminée. Nous sommes amis, mais un peu comme chat et chien dans une même maison. En revanche, nous redoutons les conséquences d'une éventuelle victoire iranienne. (...)
Assad : Est-ce que nous pouvons parler maintenant du Tchad ?
François Mitterrand : Naturellement.
Assad : Vous savez que les relations sont bonnes entre la Syrie et la Libye. La Libye est pour nous un partenaire généralement honnête. Mais nous avons des inquiétudes : vous savez que, pour eux, le Tchad est un problème de sécurité.
François Mitterrand : Nous avons signé avec le Colonel Kadhafi un accord de retrait simultané le 17 septembre. (...) L'accord devait parvenir à échéance le 10 novembre. Le 25, nous avons pensé que l'évacuation était terminée. C'est ce que nous avait dit la Libye, et c'est également ce que nous avons observé. Nous sommes partis.
Vers le 8 novembre, ils sont réapparus : 1500 à 2 000 hommes. Ce n'est pas par le satellite américain que je l'ai su, mais par mes propres moyens d'observation. Donc, 2 000 hommes avec un armement défensif. J'ai pensé qu'ils avaient voulu en garder assez pour empêcher Hissène Habré de remonter jusqu'aux frontières du Nord, mais pas assez pour ramener l'armée française. D'ailleurs, il n'y a plus d'armée française au Tchad, même si chacun sait qu'elle pourrait y revenir en 24 heures.
Je n'ai pas donné cet ordre. J'aurais pu le faire. Je savais qu'il y avait encore 2 000 Libyens environ, en contradiction avec l'accord. Quand j'ai parlé avec Kadhafi, je lui ai dit que la première chose à faire, c'était de retirer ces hommes ; il ne m'a pas contredit. La base de notre conversation a été : il ne doit plus y avoir un seul soldat français, plus un seul soldat libyen au Tchad. S'il aide Goukouni en lui fournissant des armes (ce qu'il a bien dû commencer à faire), cela ne me gêne pas, je n'ai rien contre Goukouni. Quand il était au pouvoir, j'ai collaboré très bien avec lui. Je n'ai pas aidé Hissène Habré à reconquérir le pouvoir. Il est d'ailleurs revenu à N'Djamena en m'insultant. Il faut cependant constater que Goukouni n'a pas pu créer un État, une administration, et que, sur ce plan-là, Hissène Habré est plus capable que lui.
J'aurais pu ne pas aller en Crète, mais j'ai voulu discuter sur la base de ces principes : plus un soldat de part et d'autre. La guerre civile, les problèmes intérieurs, cela regarde les Tchadiens.
Si une puissance tierce envahit le Tchad, la Libye retrouvera sa liberté d'action.
A ce moment-là, Kadhafi m'a même proposé de conclure une alliance franco-libyenne !
Voilà donc les trois principes à partir desquels nous avons parlé, mais Kadhafi est déraisonnable. Moi, j'ai exécuté mon contrat. En plus, il a créé une situation dangereuse, car la France ne peut pas accepter cet affront. Je suis patient, mais je ne serai pas patient très longtemps. C'est regrettable, nous avions un bon accord, et la France a été le premier pays occidental à lui tendre la main. Tout cela, dans une situation qui est difficile pour lui — au large de Tripoli, il a la flotte américaine ; à l'est, l'Égypte avec laquelle il est en conflit ; au sud-est, le Soudan qu'il combat; Hissène Habré, enfin, qui veut le combattre, encouragé par les États-Unis. Et puisque nous nous parlons franchement, vous savez bien qu'il n'est plus en bons termes avec l'Algérie. Il y aura un jour un accident.
Oui, la France est le seul pays à avoir voulu comprendre qu'il fallait avoir une main tendue vers lui. Ce qu'il fait n'est pas correct et est dangereux. Si j'envoie des avions, dans toute la région, vous savez, on m'approuvera !
Mais je ne donnerai pas d'armes sophistiquées à Hissène Habré.
Assad : Au cours des derniers contacts que nous avons eus avec les Libyens, ils nous ont dit qu'ils étaient en voie d'exécuter l'accord, mais qu'ils voulaient surtout, après, donner un essor tout à fait nouveau à leurs relations avec vous.
François Mitterrand : J'y suis prêt. J'ai même invité Kadhafi à venir à Paris. Mais il me place dans une situation politique très difficile.
Assad : Il va y avoir bientôt un contact téléphonique entre nous deux. Cette nuit même, en fait, je dois avoir un appel téléphonique de Kadhafi.
François Mitterrand : Je suis patient. Je n'écoute pas les États-Unis. Mes renseignements sont d'origine française, mais j'arrive au point limite ; sinon, je perds la face. Papandréou me dit qu'il est très attaqué en Grèce, lui aussi. Je n'aiderai pas Hissène Habré à remonter vers le Nord. Je serais même ennuyé qu'il le fasse. Cette région est une chaudière sur le point d'exploser. Il faut la laisser refroidir. Je ne veux rien faire de mal à la Libye, mais un accord est un accord! Si on arrange cela, il pourrait y avoir une bonne entente pour l'avenir.
(Les deux Présidents se lèvent pour gagner la salle où doivent avoir lieu les entretiens élargis.)
Assad : Je voulais vous dire que nous ne sommes pas responsables de certains malentendus passés. Des choses ont été dites sur la Syrie, des choses erronées. Si c'était vrai, je le dirais maintenant, car nous commençons une nouvelle ère dans nos relations. Mais je vous le dis: c'est faux.
François Mitterrand : Je me suis effectivement posé des questions à ce sujet. Je me suis renseigné, et la réponse à cela est contenue dans le fait que je suis venu vous voir.
(Cet entretien en tête à tête s'est prolongé de 17 h 30 à 22 heures).

Le Président rencontre la mère d'un jeune Syrien, Ahmed Nael Koudsi, mêlé à un complot intégriste. Il possède la double nationalité française et syrienne. Il a été condamné en 1980 à six ans de prison. Le Président Assad promet sa libération immédiate.
Il accepte également le départ pour la France d'une douzaine de jeunes filles juives, à condition qu'elles n'aillent pas en Israël.
Jamais un dirigeant occidental ne s'est publiquement exprimé à Damas sur les droits d'Israël comme François Mitterrand le fait en présence du Président Assad durant la conférence de presse.


Mercredi 28 novembre 1984


François Mitterrand me confie: « La période pendant laquelle le peuple juif a été réuni dans des structures étatiques n'a pas été d'une durée telle... Il y a d'abord eu la première période de l'installation... sur une terre étrangère désignée. Puis, plus tard, il y a eu un État, et même deux royaumes, mais l'un de ces deux royaumes disparaît assez vite. Et l'autre sera très vite placé en état de sujétion vis-à-vis de la Syrie. Mais les Juifs sont restés, quoiqu'ils aient été souvent déportés, chassés, dispersés. Une faculté de résistance rudement éprouvée a forgé l'âme de ce peuple... »

Cheysson se plaint auprès de moi: «Je suis prêt à aller à Bruxelles, mais Delors ne veut pas de moi. »

Le Roi du Maroc est à Paris.




Jeudi 29 novembre 1984


Chadli fait escale à Tunis et se rend au chevet de Bourguiba, malade. Celui-ci lui reparle de l'armée algérienne, qui l'a impressionné : « Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit à Alger? demande-t-il à Chadli. Si je meurs, je vous confie la sécurité de la Tunisie.»
Vendredi 30 novembre 1984

Le Commandant Jalloud a prononcé hier un discours à l'occasion d'un «meeting national » organisé à Tripoli pour commémorer la journée de solidarité avec le peuple palestinien. Il a consacré une partie de son intervention au Tchad. Le gouvernement français, selon le numéro deux libyen, « n'a malheureusement pas fait ce qu'il aurait pu faire, après le retrait des forces françaises et des éléments d'appui libyens au GRUNT, à savoir encourager les parties tchadiennes, le gouvernement national et le rebelle Habré, à trouver une solution politique... Nous sommes également surpris, a-t-il poursuivi, par les déclarations françaises selon lesquelles les éléments d'appui libyens ne se seraient pas retirés, alors que nous savons tous qu'un communiqué franco-libyen a été publié conformément à l'accord conclu précédemment. Nous ne comprenons donc pas pourquoi ce sujet est à nouveau mis sur le tapis ». Après le retrait, affirme le Commandant Jalloud, «nous aurions dû, ainsi que la France, déployer nos efforts en vue d'instaurer la paix au Tchad, car le problème est politique. A présent, des voix s'élèvent en France qui affirment que les éléments d'appui libyens ne se sont pas retirés, afin de justifier le retour des forces françaises. Et la France, sous la pression de l'Amérique, des forces de la droite française, et du rebelle Habré..., a effectivement commencé à violer l'accord et à revenir... Nous affirmons que nous nous sommes retirés et que nous sommes prêts à collaborer avec la France pour trouver une solution politique, a-t-il conclu, mais avant tout, nous sommes prêts à combattre au Nord, à l'Est et au Sud ! »

Affrontement armé en Nouvelle-Calédonie. La situation est intenable. Pisani doit y aller — et vite.

Le franc se renforce. Nos réserves de change sont maintenant de 450 milliards de francs, dont 260 milliards en or, le reste en diverses devises. Pendant les trois premiers trimestres de 1984, la France a emprunté à l'étranger moitié moins qu'elle ne l'avait fait en 1983 pendant la même période.
S'endetter, dans ces limites, est sain pour une nation comme pour une entreprise. Cela permet de financer l'avenir et ne freine en rien notre croissance, qui ne dépend que de notre capacité d'investir et de la croissance économique internationale.



Samedi 1er décembre 1984


Ce matin, François Mitterrand proteste: «Je souhaite avoir à midi le texte des accords franco-tchadiens de 1987. J'ai demandé à Joxe et Lemoine de me fournir, à mon retour de Syrie, une note juridique et historique (depuis 1956) sur la Nouvelle-Calédonie. Je n'ai rien vu. Il y a urgence! J'attends donc cette note pour cet après-midi à 17 heures. »
A 10 heures, François Mitterrand reçoit Edgard Pisani et lui propose d'aller à Nouméa. Il accepte, et demande à emmener avec lui Christian Blanc, préfet à Tarbes, qui fut directeur de cabinet de Rocard, puis le sien à Bruxelles.
Un Conseil des ministres exceptionnel le nomme. On prévient le président de la Commission européenne, Gaston Thorn, encore là pour un mois, qui fait signer à Pisani sa démission à l'escale de Bruxelles de l'appareil qui l'emmène en Nouvelle-Calédonie. L'autre commissaire français, François-Xavier Ortoli, ayant déjà quitté Bruxelles pour prendre la présidence de la Compagnie française des Pétroles, il n'y a plus aucun représentant de la France à la Commission jusqu'au 31 décembre.


Manifestation contre le racisme à Paris, organisée par SOS-Racisme.


Lundi 3 décembre 1984


Le Sommet européen commence à Dublin. L'adhésion espagnole et portugaise est confirmée. La Grèce, comme toujours, veut son pourboire pour donner son accord. Ce seront les PIM (programmes intégrés méditerranéens). La seule question à trancher par le Conseil européen est celle du vin de table (déclenchement de la distillation dans la Communauté, répartition entre pays de cette distillation).

A Bastia, un CRS est tué par des membres de l'ex-FNLC.

A Bhopal, en Inde, une fuite de gaz toxique tue plus de 2 500 personnes, et en atteint plus de 100 000. La responsabilité de l'usine, américaine, semble plus qu'engagée.

Après en avoir discuté avec certains chefs d'État francophones à Lomé, Houphouët-Boigny demande le report du Sommet de Bujumbura. « L'affaire du Tchad exigerait, dit-il, pour être utilement discutée à Bujumbura, une préparation soigneuse. Les éléments d'information sont pour le moment épars et ne permettent sans doute pas, à ce stade, d'engager une réflexion approfondie. Le cadre de Bujumbura, avec des chefs d'État et de délégation venus de trop nombreux horizons, n'est pas propice à une libre expression des amis les plus proches de la France, qui ne pourront que se tenir sur la réserve devant un tel auditoire. »
Les Africains francophones n'aiment pas cette extension aux non-francophones. La conférence perd son sens à leurs yeux. Il ne faut pas discuter du Tchad devant des non-francophones.

A Dublin, dans la soirée, nous apprenons que la Haute Autorité de l'Audiovisuel a décidé de mesures de suspension à l'encontre de certaines radios privées, dont une contre NRJ. Tout est prêt pour saisir le matériel dans la nuit. Le Président pense qu'il vaut mieux régler la question par la négociation. J'appelle Georges Fillioud pour faire annuler l'opération. Georges en est furieux. Mais, comme toujours, il en prendra publiquement la responsabilité. Il faudra décidément faire quelque chose pour la musique. Peut-être une chaîne musicale à la télévision, la cinquième ?...


Mardi 4 décembre 1984


Comme lors de chaque Sommet européen, François Mitterrand et Helmut Kohl prennent ensemble le petit déjeuner. Germe l'idée de confédération européenne.
Kohl défend âprement les privilèges du vin de Moselle dont on a parlé hier à propos de la distillation. On passe ensuite à la préparation du prochain Sommet des Sept à Bonn, qui inquiète beaucoup le Chancelier :
Helmut Kohl: Le 8 mai 1985 sera une journée déprimante pour les Allemands. C'est l'heure zéro de notre histoire, la fin de la barbarie hitlérienne. Il y aura un discours dans les églises et de grands défilés en Europe de l'Est. J'espère qu'il n'y aura pas de défilé conjoint des Alliés à Berlin ?
François Mitterrand : Non. Je suis contre. La France estime qu'il ne faut pas en rajouter. Je ne veux pas de manifestation d'envergure. En 1985, on célébrera la victoire contre une autre Allemagne. J'ai une idée : je veux que les deux Europes se rencontrent, mais sans les Américains. C'est l'Europe qui se construit !
Helmut Kohl : Oui. Les États-Unis ne seraient pas très utiles.
François Mitterrand : Il faut une rencontre autour de la réalité européenne. Au moins, peut-être, une rencontre France/Allemagne/URSS.
Helmut Kohl : Oui, absolument.

Dans la matinée, le Comité présidé par le sénateur Doodge remet son rapport, préparé pour l'essentiel par la France et le Quai d'Orsay, sous l'égide de Maurice Faure. Il propose une réforme institutionnelle et des modalités de convocation d'une conférence interétatique au printemps prochain. Il est décidé de ne pas convoquer de conférence au printemps et de demander au Comité Doodge de préparer d'ici mars un avant-projet de traité pour la négociation interétatique à venir, dans le cadre du prochain Sommet de Milan, en juin.

A Nouméa, Pisani négocie avec Tjibaou la fin des émeutes. Tjibaou donne sa parole à Christian Blanc de faire lever les barrages demain.

Réponse cinglante de François Mitterrand à Hissène Habré, aussi détaillée que la lettre de celui-ci. Elle constitue le meilleur récapitulatif de la position française sur le Tchad au cours de ces semaines-charnières.
« J'ai pris connaissance avec intérêt de votre lettre du 22 novembre dont je vous remercie. Votre envoyé, M. Togoï, a dû vous faire connaître ma façon de penser sur les appréciations de plusieurs de vos ministres mettant en cause le concours apporté au Tchad par la France.
Je rappellerai en effet que, depuis octobre 1975, la France n'est plus liée au Tchad, à la demande de ce dernier, par un traité de défense. Les accords du 6 mars 1976 comportent, certes, des dispositions de coopération militaire, mais l'Article 4 du premier de ces accords exclut toute participation directe française à des opérations dans votre pays, et l'Article 21 abroge formellement l'accord de 1960. En dépit de cette interdiction et répondant à votre pressant appel en août 1983, j'ai décidé d'intervenir militairement pour arrêter les forces libyennes qui avaient pénétré au Tchad et marchaient sur votre capitale. Il me paraissait essentiel d'apporter la démonstration claire du soutien de la France au Tchad et de confirmer aussi à tous les autres pays amis d'Afrique que mon pays ne laisserait pas une armée étrangère envahir leur territoire. J'ai pris mes responsabilités et les soldats de "Manta " ont risqué leurs vies. Mais, vous le savez et l'Afrique l'a su, l'invasion a été arrêtée : depuis l'arrivée de nos troupes, les Libyens n'ont plus avancé et le Tchad, dans ses œuvres vives, a été protégé et maintenu sous la seule responsabilité de l'autorité légale. Les mois se sont ensuite écoulés avant que les Libyens comprennent et acceptent qu'ils ne pourraient pas pénétrer dans la partie de votre pays couverte par "Manta " et qu'ils ne parviendraient pas à déstabiliser le Tchad.
C'est alors qu'il nous a été possible de négocier et de conclure, le 17 septembre, avec eux, à Tripoli, un accord par lequel les deux parties s'engageaient au retrait de leurs forces. Les nôtres ont quitté le Tchad l'exception des éléments qui coopèrent avec votre armée dans le cadre de l'accord de 1976). Certaines des leurs, en violation inacceptable de l'engagement formel qui avait été pris, sont restées au Nord-Tchad ou sont revenues.
Du point de vue militaire, cependant, le départ de «Manta» et la réduction simultanée du dispositif libyen confirment la situation antérieure: le gouvernement français vous avait fait savoir que le 16e parallèle ne serait pas franchi par l'armée libyenne. Il ne l'a pas été. Pour l'avenir, vous savez que les Libyens ne disposent pas au nord du Tchad de l'équipement et des forces qui leur permettraient de passer ce parallèle. S'ils s'en dotaient — ce que nos propres sources d'information détecteraient aussitôt —, leur menace provoquerait notre riposte, si le gouvernement du Tchad nous le demandait, avec les armes et les moyens appropriés.
Vous vous souviendrez, par ailleurs, qu'à aucun moment la France n'avait envisagé de participer militairement au dégagement de la partie du Tchad située au nord du 16e parallèle. Vous admettrez dès lors avec moi que la situation s'est singulièrement améliorée, grâce à l'effort considérable représenté par « Manta », et qu'à cause de cela les critiques émises à N'Djamena sur notre action sont injustes et déplacées.
Je saisis enfin l'occasion de cette lettre pour exprimer mon inquiétude à la lecture des rapports et dépêches relatant la situation dans le sud de votre pays.
Des menaces y pèsent sur mes compatriotes. Indépendamment des conséquences psychologiques qu'auraient en France des atteintes à leurs personnes et à leurs biens, je me dois d'obtenir de vous, pour eux, les garanties nécessaires.
Il serait grave également que nous semblions, de quelque manière que ce fût, associés à des excès commis par des troupes régulières tchadiennes que nous équipons et dont nous entraînons des cadres. Les rumeurs qui courent à ce sujet sont de plus en plus précises; les témoignages se multiplient, dénonçant le comportement de certaines unités. Au-delà même du souci que nous devons avoir du respect des droits de l'homme, vous connaissez la volonté de la France de ne pas être mêlée aux conflits intérieurs du Tchad.
Je ne mésestime certes pas l'effort considérable que requiert pour vous-même, votre gouvernement, votre armée, la mise en place de structures nationales durables, et j'attache une grande importance aux relations historiques et toujours actuelles qui unissent nos deux pays.
La France a pris les risques que j'ai évoqués plus haut alors qu'aucune obligation contractuelle ne l'y contraignait. Elle contribue au relèvement des dommages de la guerre civile. Mon gouvernement souhaite poursuivre son aide au Tchad, peut-être déterminante dans la période terrible que traverse votre pays, frappé par la sécheresse et menacé par la famine. J'aurais attendu de ce fait une autre attitude des responsables qui, agissant sous votre autorité, ont tenu des propos compromettant la bonne qualité — à laquelle j'attache beaucoup d'importance — de nos rapports. Je ne puis qu'espérer à cette fin le changement d'un comportement dont les raisons me restent peu claires. Je suis convaincu que, dans l'esprit de nos récentes conversations à Paris, vous souhaiterez également faire prévaloir un climat de respect mutuel et de confiance. »



Mercredi 5 décembre 1984


Tragédie: tombés dans une véritable embuscade, deux frères de Tjibaou sont massacrés dans des conditions atroces à Hienghène. Malgré cela, et en dépit de la responsabilité évidente d'extrémistes caldoches, Tjibaou respecte sa parole donnée la veille à Christian Blanc et lève les barrages. Là bascule le destin de la Nouvelle-Calédonie. Eût-il choisi la vengeance, tout eût été différent. Cet homme est, de tous ceux que j'ai rencontrés, l'un de ceux qui m'a laissé la plus forte impression de sérénité. Un Juste, comme Issam Sartaoui, Indira Gandhi, Anouar El Sadate. Tous assassinés...

Le Président fixe un objectif d'inflation de 4,5 % pour 1985, contre l'avis de Laurent Fabius qui le juge inaccessible.

Le Président déjeune avec la reine du Danemark, et moi avec Henri Atlan, le grand biologiste qui nous a servi d'interprète à Jérusalem.


Jeudi 6 décembre 1984


Les prévisions pour 1985 laissent espérer une quasi-stabilisation du chômage à 2,4 millions, grâce à 100 000 TUC. Pour ramener le nombre des chômeurs à 2 millions, Delebarre propose la généralisation du congé de conversion, l'ouverture de la préretraite pour tous les chômeurs de plus de 55 ans, et l'augmentation de la formation: cela coûterait 6 milliards. Il faut des décisions avant la fin de l'année.



Vendredi 7 décembre 1984


Le Président a tranché : Cheysson ira à Bruxelles, Dumas devient ministre des Relations extérieures, Dufoix prend en plus le poste de porte-parole. Max Gallo quitte le gouvernement. On me dit qu'il en est très amer.
Jacques Delors va me manquer. Sa clarté d'esprit, sa lucidité, sa conviction, sa culture en font le vrai responsable du succès d'une rigueur qui n'a pas renoncé aux réformes. Un ministre des Finances nous quitte; un homme d'État s'annonce.


Samedi 8 décembre 1984


François Mitterrand est au Zaïre. Chaos, corruption. Quelque chose comme Blade Runner, sans l'espérance.

Jacques Rigaud est prévenu par Jean Drucker qu'il risque d'être remplacé au prochain conseil d'administration de la CLT par Jacques Pomonti.


Lundi 10 décembre 1984

Le Président est au Rwanda.



Mardi 11 décembre 1984


Dans l'avion, le Président travaille à son interview au Nouvel Observateur sur les grands projets. Il me dit: « Les grands projets, ce sont aussi les réalisations de portée nationale hors de Paris. Parmi celles-ci, je relève: la construction du Conservatoire supérieur de musique de Lyon ; le Centre national de la bande dessinée d'Angoulême ; l'École nationale de la photographie d'Arles ; l'École supérieure de la danse à Marseille ; le Musée archéologique d'Arles ; un Centre national d'art contemporain à Grenoble ; le Musée des plans-reliefs à Lille ; l'Institut Louis-Lumière à Lyon ; le premier Centre national d'archives industrielles à Roubaix ; dix Zénith; l'École de l'Opéra de Nanterre ; l'École nationale du cirque ; le Centre national de la mer à Boulogne ; le Site national de Bibracte ; le nouveau Musée national de la préhistoire aux Eyzies... »

Arrivée à Bujumbura pour le Sommet.
Très bon discours de Diouf. J'essaie de mettre sur pied avec son ministre des Affaires étrangères, Ibrahim Fall, une réunion Nord/Sud sur la dette avant le Sommet de Bonn. Impossible : personne n'en voudra parmi les Sept.

Première discussion tendue sur le Tchad. Habré est austère et réservé. Il montre qu'il n'est pas d'accord avec le retrait des troupes françaises. Bongo lâche : « N'en parlons plus. »
Sassou N'Guesso : « Je suis surpris. Je ne savais pas qu'il n'y avait pas d'accord entre la France et le Tchad sur le retrait des troupes. »
François Mitterrand parle une heure durant: « La question du 16e parallèle relève de la même problématique que celle de la dissuasion: la frontière française doit être défendue et son franchissement implique riposte ; par contre, l'entrée en Allemagne de troupes ennemies n'implique pas une réaction automatique. Il nous appartient alors d'apprécier si les intérêts vitaux de la France sont ici en cause. Le franchissement du 16e parallèle constitue une attaque directe de l'Afrique noire impliquant réaction immédiate. La présence au Tchad du Nord, elle, entre dans la catégorie d'offensive où je suis seul juge de la menace pesant sur les intérêts vitaux de l'Afrique noire, et n'implique pas de réaction automatique. Ainsi notre politique au Tchad et en Afrique s'apparente-t-elle à la dissuasion. Il est donc normal qu'il n'y ait pas réaction offensive. (...) Si vous voulez que j'aille au Nord, il faut que l'Afrique me le demande. Et allez-y les premiers !... Non ? Pas de volontaires ? »
François Mitterrand reçoit ensuite Habré longuement en tête à tête. A la sortie, le Président me dit d'un air goguenard : « Ne vous en faites pas, maintenant il se tiendra tranquille. »



Mercredi 12 décembre 1984


Cheysson est Commissaire aux Relations extérieures, mais ne s'occupera que des rapports Nord/Sud et des pays méditerranéens. Il a refusé l'Industrie. Dommage pour lui et pour la France.

Discussion sur le projet américain IDS, dit de « guerre des étoiles ». Hubert Védrine envoie note sur note. Le projet a d'ores et déjà pour objectif stratégique de restaurer la dissuasion en rendant incertaine une première frappe soviétique grâce à une combinaison de la dissuasion nucléaire et d'armes nouvelles, au sol ou éventuellement dans l'espace. Et comme but technologique de redonner le plus d'avance possible aux États-Unis sur le Japon, l'URSS ou l'Europe.
François Mitterrand: « Le Président Reagan va essayer de défendre jusqu'au bout son rêve. Il aura ainsi tous les mérites: celui d'avoir essayé de dépasser le nucléaire, et celui d'avoir en pratique renforcé la capacité de dissuasion en stimulant la technologie américaine. Il voudra conclure avec Gorbatchev, avant 1988, un accord du type "élévation du nombre des ABM au sol autorisés de part et d'autre, plus moratoire sur le déploiement des systèmes spatiaux", tout cela devant être facilité par les limites scientifiques et financières rencontrées par l'IDS. »


A Bangui, rencontre du colonel Mancion. Une sorte de Lawrence à la française. Il a été l'homme des Nouvelles-Hébrides, il est aujourd'hui le vrai patron de la République centrafricaine. Au ministre des Affaires étrangères centrafricain qui l'interroge sur le protocole, il lance: « Vous ne trouvez pas qu'on perd notre temps, avec vos foutaises ? u Et à moi: «Je serai content quand vous serez partis. »

Dîner en plein air dans le palais désert de Bokassa. Le Président danse avec Mme Kolingba. Irréalité...


Vendredi 14 décembre 1984


Yasser Arafat me fait savoir qu'il s'inquiète du Sommet de Dublin et de la visite de Shimon Pérès à Paris.


Passation de pouvoirs entre Cheysson et Dumas. Ambiance fraîche.

Au total, cette année, les Américains ont déployé 72 Pershing II en RFA, et 48 missiles de croisière en Grande-Bretagne et en Italie. L'objectif de l'OTAN reste d'arriver en 1988 à 108 Pershing II en RFA et 464 missiles de croisière en Grande-Bretagne, Italie, Belgique et Pays-Bas, face aux 243 SS 20 à trois têtes capables d'atteindre l'Europe. L'URSS a réagi par l'implantation de 64 SS 21 en RDA en plus des 36 existants. Il y a aussi 54 SS 22 en RDA et en Tchécoslovaquie. L'URSS peut donc maintenant proposer, « en échange » d'un gel, de retirer les seuls SS 21 et 22. Il lui restera toujours ses SS 20.
Un communiqué des ministres des Affaires étrangères de l'Alliance, à Bruxelles, dit ce matin: «Les alliés concernés sont disposés à inverser, arrêter ou modifier le déploiement des missiles à longue portée — et notamment à démonter et retirer les missiles déjà en place — dès la conclusion d'un accord équilibré, équitable et vérifiable prescrivant de telles mesures. Faute d'obtenir par la négociation un résultat concret rendant les déploiements inutiles, les alliés concernés soulignent leur détermination à poursuivre le déploiement de missiles des Forces nucléaires intermédiaires à longue portée, comme prévu. »


Samedi 15 décembre 1984


Le numéro deux soviétique, Gorbatchev, est en Grande-Bretagne. Il fait partie de ces jeunes du Politburo en qui Mme Thatcher croit beaucoup. Pourtant, Tchernenko va sans doute tout faire pour l'éliminer. Comme Aliev et les autres hommes d'Andropov.
A l'initiative de la France, l'assemblée de l'UEO adopte une recommandation invitant les Sept gouvernements membres à « relever le défi spatial » et « à promouvoir une politique européenne unifiée dans le domaine de l'utilisation militaire de l'espace », reprenant la proposition faite à La Haye par François Mitterrand de créer une « communauté européenne de l'espace en vue de construire une station spatiale européenne »


Dimanche 16 décembre 1984


Les négociations sur la flexibilité de l'emploi, qui ont débuté le 28 mai, débouchent sur un accord de négociation.
La CGT, FO, la CFTC et la CFDT refuseront en fait de le parapher.

François Mitterrand se déclare encore une fois contre l'IDS, « une militarisation de l'espace qui conduit au surarmement ».


Lundi 17 décembre 1984


Réunion de Rousselet avec les dirigeants de la CLT à l'aéroport de Luxembourg. Les Belges se rangent derrière les Luxembourgeois: pas Pomonti, pour ne pas avoir Wemer. Finalement, Jacques Rigaud est maintenu.


Jeudi 20 décembre 1984

En troisième lecture, l'Assemblée adopte les mesures Chevènement sur l'école privée et le projet de Budget 1985. Les communistes votent contre.

Pisani est venu à Paris voir François Mitterrand et Laurent Fabius. « Il faut annuler le statut Lemoine et discuter de l'indépendance, ou au moins de la souveraineté. » Le Président est pour. Fabius se montre sceptique.


Vendredi 21 décembre 1984


Roland Dumas presente aujourd'hui notre candidat à la Direction agricole à Bruxelles, Legras. Delors se rallie. Si on n'y va pas, les Allemands mettront en avant la candidature d'un homme de qualité.

Après leur refus de nommer Pomonti à la tête de la CLT, la crise avec les Luxembourgeois s'installe. Annulation de la réunion franco-luxembourgeoise qui devait préciser le protocole d'accord du 26 octobre sur les satellites de télédiffusion.


Des officiers français se trouvent à Tripoli « en attente d'une mission d'observation » et partiront peut-être pour le Nord du pays, avec des observateurs grecs. Goukouni Oueddeï, dans le maquis, s'oppose néanmoins à la présence d'observateurs français dans cette région.
Mercredi 26 décembre 1984


François Mitterrand téléphone comme tous les jours à Pisani, pour le soutenir. Il est 16 heures, heure de Paris, et 3 heures du matin à Nouméa. « Ça va bien, Pisani, n'est-ce pas ? »
Fabius, lui, n'appelle jamais.
Lafleur est incapable de dialoguer avec Pisani. Dommage. C'est un homme remarquable; il saura vouloir la paix.

Conversation ultérieure avec François Mitterrand et Elie Wiesel. Le Président: « On parle de mystère juif. L'existence juive n'est pas un mystère, c'est une exception, un exemple d'extraordinaire vitalité dans l'Histoire. Je ne vois pas où est le mystère. C'est une petite tribu qui est sortie du monde mésopotamien grâce à la rencontre d'un homme à l'esprit puissant, Abraham, et du Dieu auquel il a cru, qui l'a inspiré. Et puis ça dure encore, depuis 4 000 ans. Ce n'est pas mal. Si on s'en tient à l'explication directe de la Bible, Dieu a autant besoin du peuple juif que le peuple juif de Dieu. Donc, si le peuple juif disparaissait, il aurait joué un drôle de mauvais tour à son Dieu. Il le tient, en somme, il tient Dieu. »

Jacques Pomonti, éconduit de la CLT, se voit confier une mission d'étude du satellite TDF 1, qu'on juge pouvoir être opérationnel dans deux ans. Quels programmes y mettre?

Conversion de Pierre Bérégovoy à l'orthodoxie monétaire. Le Président reçoit copie d'une lettre de lui à Laurent Fabius montrant que le ministre des Finances est maintenant devenu le tenant le plus ferme du monétarisme:
« Comme je vous l'ai indiqué récemment, il me paraît essentiel que l'action du gouvernement dans les prochains mois vise prioritairement deux objectifs dans le domaine économique :
— obtenir un taux d'inflation de moins de 5 % à la fin de 1985 ;
assurer une décrue du chômage dès les premiers mois de 1985.
A mon sens, celle-ci ne doit pas reposer sur un traitement social du chômage dont le coût budgétaire est considérable et aboutit finalement à une réduction de l'activité économique, génératrice de chômeurs nouveaux.
... La condition première de la désinflation, avant même le contrôle direct des indices de prix, est donc le strict respect des chiffres prévus dans notre tableau de financement de l'économie pour 1985 au titre des déficits publics : le déficit budgétaire doit être strictement limité à 140 milliards de francs ; la Sécurité Sociale doit voir son équilibre confirmé ; le besoin de financement des entreprises nationales doit être limité à 40 milliards de francs. Sur ces trois points, il nous faut être intransigeants.
... Financièrement, les mesures "sociales" de traitement du chômage sont contre-productives : pour financer un milliard de francs de préretraites, il faut opérer un prélèvement sur les actifs d'un milliard de francs ; cela veut dire qu'il faut supprimer l'équivalent d'un milliard de francs d'emplois actifs pour financer le même montant de préretraités.
... En outre, la substitution de cent mille préretraités à cent mille emplois actifs a un effet inflationniste majeur: alors que la demande reste constante (pouvoir d'achat quasiment maintenu), l'offre disparaît. Cette substitution induit donc un déséquilibre croissant entre une demande constante et une offre qui se resserre.
La mise en œuvre de mesures supplémentaires de traitement social du chômage ne pourrait que retarder la modernisation de notre économie, et en réalité augmenter encore le chômage: car ces mesures supprimeraient plus d'emplois du côté de leur financement qu'elles n'en créeraient (ou n'en sortiraient des statistiques) du côté de leur affectation.
Il me paraît donc préférable d'aborder le problème du chômage sous l'angle de l'activité économique... »
François Mitterrand relit cette lettre et l'annote en marge: «Je refuse de croire que Pierre Bérégovoy ait rédigé lui-même la lettre qu'il a signée. »
C'est exactement là le problème: pour se faire respecter, un ministre doit-il s'imposer à son administration ou en devenir le porte-voix?


Samedi 29 décembre 1984


Robert Badinter s'inquiète: d'après ce qu'il croit savoir, le Conseil constitutionnel va réduire en miettes le budget de 1985. Le secrétaire général du gouvernement, Jacques Fournier, renonce à ses vacances. Finalement, quelques minutes seulement avant 19 heures, le Conseil avalise la loi de Finances et n'en annule que deux dispositions secondaires.


Lundi 31 décembre 1984


Nuit bleue anti-indépendantiste à Nouméa.

Il y a un an, les experts des instituts privés prévoyaient pour 1984 une quatrième dévaluation, un taux de croissance proche de zéro, des investissements industriels en baisse, 500 000 chômeurs de plus, un déficit des paiements de près de 20 milliards, et une inflation supérieure à 7 %.

Vœux du Président: « Patrie, solidarité, tolérance, courage, effort » - et : « Le grand projet, c'est l'Europe. »