17

— La porte de Joy n’était pas fermée, dit David Sydeham.

Ils étaient assis à une table aux pieds métalliques, dans l’une des salles d’interrogatoire de New Scotland Yard. C’était une pièce conçue pour ne laisser aucune échappatoire, dépourvue du moindre détail décoratif qui aurait pu laisser s’envoler ne serait-ce que l’imagination. Sydeham parlait sans regarder qui que ce soit, ni Lynley, assis en face de lui et qui tentait de réunir toutes les pièces de l’affaire, ni le sergent Havers, qui pour une fois ne prenait pas de notes mais simplement posait des questions supplémentaires, ni la sténo qui bâillait – une habituée du travail de police depuis vingt-deux ans, qui consignait tout avec une expression d’ennui qui laissait à penser qu’elle avait déjà entendu tous les schémas possibles de relations humaines s’achevant dans l’horreur. Au lieu de leur faire face, Sydeham avait préféré se tourner et leur offrir son profil. Son regard s’était fixé sur une phalène morte dans un coin de la pièce, comme s’il y voyait une reconstitution de ces derniers jours de violence.

Il n’y avait rien d’autre dans sa voix qu’une fatigue monumentale. Il était trois heures et demie.

— J’ai pris la dague plus tôt, lorsque je suis descendu à la bibliothèque me chercher un whisky. Rien de plus facile que de la retirer de la panoplie de la salle à manger, de passer par la cuisine, prendre l’escalier de service et rejoindre ma chambre. Et ensuite, je n’avais plus qu’à attendre, bien sûr.

— Vous saviez que votre femme était allée rejoindre Robert Gabriel ?

Sydeham regarda la Rolex dont le boîtier en or apparaissait en demi-lune sous la manche de son pull noir. Il caressa du doigt son cadran. Il avait de grandes mains dépourvues de toute callosité, jamais soumises au travail manuel. Elles ne ressemblaient pas du tout à des mains d’assassin.

— Cela n’a pas été très long à deviner, inspecteur, répondit-il enfin. Comme Joanna ne manquerait pas de le souligner elle-même, j’avais voulu les réunir, elle et Gabriel, et elle ne faisait que me donner ce que j’avais cherché. Le théâtre du réel, pour appeler les choses par leur nom. C’était une vengeance habile, n’est-ce pas ? Bien sûr, au début, je n’étais pas vraiment sûr qu’elle soit allée le rejoindre. J’ai pensé – espéré peut-être – qu’elle boudait quelque part dans la maison. Mais je suppose qu’au fond, je savais très bien que ce n’était pas son genre. Et puis, Gabriel s’est exprimé de façon très claire sur sa conquête de ma femme, l’autre jour à l’Azincourt. Ce n’est pas le genre de chose qu’il est susceptible de passer sous silence, n’est-ce pas ?

— Vous l’avez agressé dans sa loge, l’autre soir ?

Sydeham eut un faible sourire.

— De tout ce sanglant gâchis, c’est la seule chose qui m’ait vraiment fait plaisir. Je n’apprécie pas que d’autres s’envoient ma femme, inspecteur, qu’elle soit consentante ou pas.

— Mais vous êtes plus que disposé à prendre les femmes des autres, en définitive.

— Ah ! Hannah Darrow. Je le savais, que je me ferais avoir à cause de cette petite traînée.

Sydeham prit devant lui sur la table une tasse de café en plastique dans laquelle ses ongles s’enfoncèrent.

— Quand Joy a parlé au dîner de son nouveau livre, elle a mentionné le journal qu’elle essayait d’extorquer à John Darrow, et j’ai bien compris comment tout cela allait se terminer. Elle n’avait pas l’air du genre à renoncer simplement parce que Darrow lui avait dit non une fois. Ce n’était pas en renâclant devant les obstacles qu’elle avait atteint ce point de sa carrière, n’est-ce pas ? Aussi, lorsqu’elle a parlé du journal, j’ai su qu’elle était à deux doigts de mettre la main dessus. Et je ne savais pas ce qu’avait écrit Hannah, je ne pouvais prendre aucun risque.

— Que s’est-il passé cette nuit-là avec Hannah Darrow ?

Sydeham regarda Lynley.

— Nous nous sommes retrouvés au moulin. Elle avait quarante minutes de retard, et je commençais à penser, à espérer, qu’elle ne viendrait pas. Mais elle est arrivée au dernier moment, comme à son habitude, prête à faire l’amour tout de suite par terre. Mais je… je l’en ai dissuadée. Je lui avais acheté une écharpe que j’avais vue dans une boutique à Norwich. Et j’ai insisté pour qu’elle me laisse la lui mettre tout de suite.

Il regarda ses mains jouer sur la tasse blanche, les doigts pressés sur le rebord.

— C’était très facile. Je l’embrassais lorsque j’ai serré le nœud.

Lynley pensa aux remarques innocentes qu’il avait été trop aveugle pour noter dans le journal d’Hannah, et prit un risque calculé en disant :

— Je suis surpris que vous ne l’ayez pas prise une dernière fois là au moulin, si c’est ce qu’elle voulait.

Ce qu’il espérait lui vint en retour.

— J’avais perdu le contact avec elle. Chaque fois que nous nous rencontrions, cela devenait de plus en plus difficile. (Il eut un rire bref, une expression de mépris à son égard.) Tout allait recommencer comme avec Joanna.

— La jolie femme qui s’élève au panthéon de la gloire, qui devient l’objet de tous les fantasmes masculins, et dont le propre mari ne peut plus l’« honorer » comme elle le désire.

— Vous avez compris le tableau, inspecteur. C’est joliment dit.

— Et pourtant, vous êtes resté avec Joanna toutes ces années.

— Elle représente la seule chose que j’aie réellement accomplie dans ma vie. Mon seul succès absolu. On n’abandonne pas facilement une telle chose, et en ce qui me concerne, je ne l’ai jamais envisagé. Je ne pouvais pas la laisser partir. Hannah est simplement arrivée à un mauvais moment entre Jo et moi. Nous étions… en froid depuis trois semaines. Elle pensait à signer avec un agent à Londres, et je me sentais un peu mis à l’écart. Inutile. C’est sans doute ce qui a déclenché mon… problème. Alors, quand Hannah est apparue, je me suis senti un homme nouveau pendant un mois ou deux. Chaque fois que nous nous voyions, nous faisions l’amour. Quelquefois deux ou trois fois par soirée. Seigneur, c’était comme une renaissance.

— Jusqu’au moment où elle a voulu devenir actrice, comme votre femme ?

— Et l’histoire s’est répétée. Oui.

— Mais pourquoi la tuer ? Pourquoi ne pas rompre, tout simplement ?

— Elle avait découvert mon adresse à Londres. C’était déjà suffisamment ennuyeux lorsqu’elle avait débarqué au théâtre un soir alors que Jo et moi nous trouvions avec l’agent londonien. Après ça, je savais que si je l’abandonnais dans les Fens, elle débarquerait un beau jour chez nous. Je perdrais Joanna. Je ne voyais pas d’autre choix.

— Et Gowan Kilbride ? Qu’avait-il à faire là-dedans ?

Sydeham reposa sa tasse au rebord complètement tordu et inutilisable, maintenant.

— Il savait, pour les gants.

Le premier interrogatoire de David Sydeham s’acheva à cinq heures et quart du matin, et ils en sortirent tous vacillants de fatigue, les yeux rouges. Sydeham fut conduit dans le couloir, à un téléphone, pour appeler sa femme. Lynley le regarda s’éloigner, pris d’un accès de pitié pour cet homme. Il en fut surpris : avec cette arrestation, la justice était enfin rendue. Mais il savait que les conséquences de ces meurtres, de même qu’une pierre jetée dans l’eau en altère la surface, ne faisaient que commencer à apparaître. Il se détourna.

Il y avait encore d’autres choses à régler, notamment le problème de la presse, enfin impatiente d’obtenir des informations, qui allait surgir, hurler des questions, demander des interviews.

Il écarta les journalistes, et froissa le message du superintendant Webberly pressé dans sa main. Quasiment aveuglé de fatigue, il se dirigea vers l’ascenseur, avec une seule pensée consciente : retrouver Helen, et un seul besoin conscient : dormir.

Il trouva le chemin de sa maison comme un automate, et tomba sur son lit tout habillé. Il ne se réveilla pas lorsque Denton entra, lui ôta ses chaussures et le recouvrit d’une couverture. Il ne se réveilla pas avant l’après-midi.

— C’était sa mauvaise vue, dit Lynley. J’ai remarqué pratiquement tout le reste dans le journal d’Hannah Darrow, sauf le fait qu’elle ne portait pas ses lunettes durant le second spectacle, et ne voyait pas distinctement la scène. Elle a pensé que Sydeham était un des acteurs parce qu’il est sorti par l’entrée des artistes. Et bien entendu, j’étais trop aveuglé par le rôle de Davies-Jones dans Les Trois Sœurs pour comprendre ce que signifiait le fait que Joanna Ellacourt se trouvait dans la même scène que celle dont était extraite la lettre d’adieu d’Hannah. Sydeham connaissait toutes les scènes de Joanna, probablement mieux que les acteurs eux-mêmes. Il l’aidait à répéter. Je l’ai moi-même entendu à l’Azincourt.

— Joanna Ellacourt savait-elle que son mari était l’assassin ? demanda Saint-James.

Lynley secoua la tête, et prit la tasse de thé que lui offrait Deborah avec un léger sourire. Ils étaient installés tous les trois dans le bureau de Saint-James, partageant leur attention entre des gâteaux, des sandwiches, des tartes et du thé. Un rayon de soleil brumeux de fin d’après-midi tombait à travers la fenêtre, et se reflétait sur la couche de neige accumulée sur le rebord extérieur. Dans le lointain, la rumeur de la circulation de l’heure de pointe sur l’Embankment commença de monter.

— Comme à tous les autres, Mary Agnes Campbell lui avait dit que la porte de la chambre de Joy était fermée, et comme moi, elle prenait Davies-Jones pour le meurtrier. Ce qu’elle ne savait pas – ce que personne ne savait jusqu’à hier tard dans l’après-midi –, c’est que la porte de Joy n’avait pas été fermée toute la nuit. Elle avait été fermée à partir du moment où Francesca Gerrard était allée y chercher son collier à trois heures et quart, avait trouvé Joy morte et, persuadée que son frère était l’assassin, était allée chercher ses clés dans son bureau et avait verrouillé la porte pour le protéger. J’aurais dû deviner le mensonge lorsqu’elle m’a dit que les perles se trouvaient sur une commode près de la porte. Pourquoi Joy les aurait-elle posées là alors que le reste de ses bijoux se trouvait de l’autre côté de la pièce sur la table ? Je les avais vus moi-même.

Saint-James choisit un autre sandwich.

— Si Macaskin avait réussi à te joindre avant que tu ne partes pour Hampstead hier, quelle différence cela aurait-il fait ?

— Qu’aurait-il pu me dire ? Simplement que Francesca Gerrard lui avait avoué nous avoir menti au sujet de la porte fermée. Je ne sais pas si j’aurais fait preuve de suffisamment de bon sens pour additionner un certain nombre de faits que j’avais choisi d’ignorer. Le fait que Robert Gabriel avait une femme avec lui dans sa chambre ; le fait que Sydeham avait reconnu que Joanna ne s’était pas trouvée avec lui pendant un certain temps ; le fait que Jo et Joy sont deux noms faciles à confondre, surtout pour un homme comme Gabriel, qui court après toutes les femmes et en met autant qu’il peut dans son lit.

— Voilà donc ce qu’Irene Sinclair a entendu.

Saint-James chercha une position plus confortable sur son siège, grimaça lorsque le bas de son appareil orthopédique accrocha la ganse de l’ottomane, et le dégagea avec un grognement d’irritation.

— Mais pourquoi Joanna Ellacourt ? demanda-t-il. Elle n’a jamais fait mystère du fait qu’elle détestait Gabriel. Ou cela n’était-il qu’une haine de théâtre, et faisait-il partie d’un stratagème ?

— Cette nuit-là, elle détestait Sydeham encore plus que Gabriel, parce qu’il l’avait embarquée dans la pièce de Joy. Elle avait le sentiment d’avoir été trahie. Elle voulait le blesser. Alors, elle s’est rendue dans la chambre de Gabriel à onze heures et demie et a attendu, pour rendre la monnaie de sa pièce à son mari d’une façon qu’il comprendrait. Mais ce qu’elle n’a pas réalisé, c’est qu’en allant chez Gabriel, elle offrait à Sydeham l’occasion qu’il cherchait depuis que Joy avait fait cette remarque sur John Darrow au dîner.

— Je suppose qu’Hannah Darrow ne savait pas que Sydeham était marié.

— Bien sûr que non, dit Lynley en secouant la tête. Elle ne les avait jamais vus qu’une fois ensemble, et encore, accompagnés d’un autre homme. Tout ce qu’elle savait, c’est que Sydeham était en relation avec des professeurs d’art dramatique, des professeurs de diction, et tout ce qui allait avec le succès. Pour Hannah, Sydeham représentait la clé de sa nouvelle vie. Et pendant un temps, elle a représenté pour lui la clé de prouesses sexuelles qui lui faisaient cruellement défaut.

— Tu crois que Joy Sinclair était au courant de la liaison de Sydeham avec Hannah Darrow ?

— Elle n’était pas allée aussi loin dans ses recherches. Et John Darrow était bien décidé à ce qu’elle n’aille pas plus loin. Elle a simplement fait une remarque innocente au dîner. Mais Sydeham ne pouvait courir aucun risque. Alors, il l’a tuée. Et bien entendu, ce sont les allusions d’Irene au journal hier au théâtre qui l’ont poussé à Hampstead la nuit dernière.

Deborah les avait écoutés en silence, mais elle intervint maintenant, perplexe :

— N’a-t-il pas pris un risque terrible lorsqu’il a tué Joy, Tommy ? Sa femme aurait pu revenir à n’importe quel moment, et ne pas le trouver ? Il aurait pu rencontrer quelqu’un dans le couloir ?

Lynley haussa les épaules.

— Tu sais, Deb, il était quasiment certain de l’endroit où se trouvait Joanna. Et il connaissait suffisamment Robert Gabriel pour savoir que celui-ci la garderait avec lui aussi longtemps qu’il pourrait donner la preuve de sa virilité. Surveiller les autres était facile, et une fois qu’il a entendu Joy revenir de chez Vinney juste avant une heure, il ne lui restait plus qu’à attendre un peu qu’elle soit endormie.

Deborah poursuivait sa pensée :

— Mais sa propre femme… murmura-t-elle, l’air peiné.

— À mon avis, Sydeham était disposé à faire cadeau une ou deux fois de sa femme à Gabriel si cela lui permettait d’accomplir un meurtre. Mais que celui-ci s’en vante devant la troupe était une autre affaire. Il a donc attendu que Gabriel soit seul au théâtre, et lui est tombé dessus dans sa loge.

— Je me demande si Gabriel savait qui le tabassait, s’interrogea Saint-James d’un ton songeur.

— Je crois que pour lui, cela pouvait être n’importe quel homme. Et il a eu de la chance que ce ne soit pas n’importe qui, car n’importe qui aurait pu le tuer, alors que Sydeham ne le voulait pas.

— Pourquoi ? demanda Deborah. Après ce qui s’était passé entre sa femme et lui, j’aurais pensé qu’il aurait été ravi de le voir mort.

— Sydeham n’était pas un imbécile. Il ne tenait pas du tout à restreindre mon éventail de suspects, dit Lynley en secouant la tête. Bien entendu, ce qu’il ne savait pas, ajouta-t-il d’un ton plein de honte, c’est que je m’en étais déjà chargé tout seul, et qu’il se réduisait pour moi à une personne. Une enquête dont je peux être fier, vraiment.

Les deux autres demeurèrent silencieux. Deborah fit tourner le couvercle de la théière de porcelaine, suivant du doigt le tracé du pétale d’une rose délicate. Saint-James tripota les sandwiches dans son assiette. Ni l’un ni l’autre ne regardèrent Lynley.

Il savait qu’ils évitaient la question qu’il était venu poser, et qu’ils agissaient ainsi par amitié et loyauté. Et pourtant, bien qu’il ne le mérite guère, Lynley espéra que le lien qui existait entre eux tous était suffisamment fort pour leur permettre de voir qu’il avait besoin de la trouver, en dépit de son désir de demeurer cachée. Il posa donc la question.

— Saint-James, où est Helen ? Lorsque je suis revenu chez Joy la nuit dernière, elle avait disparu. Où est-elle ?

La main de Deborah abandonna la théière, serra les plis de sa jupe de lainage. Saint-James leva la tête.

— Tu en demandes trop, répondit-il.

C’était la réponse qu’attendait Lynley, celle qu’il savait mériter, mais en dépit de cela il insista.

— Je ne peux rien changer à ce qui est arrivé. Je ne peux rien changer au fait que je me suis conduit comme un imbécile. Mais je peux au moins m’excuser. Je peux au moins lui dire…

— Ce n’est pas le moment. Elle n’est pas prête.

Une détermination aussi implacable fit naître une bouffée de colère chez Lynley.

— Bon sang, Saint-James ! Elle a essayé de le prévenir ! Elle t’a dit ça, aussi ? Lorsqu’il est passé par-dessus le mur, elle a poussé un cri qu’il a entendu, et nous avons failli le perdre. À cause d’Helen. Alors, si elle n’est pas prête à me voir, elle peut me le dire elle-même. Elle peut prendre sa décision toute seule.

— Elle a déjà pris sa décision, Tommy.

Saint-James avait parlé si froidement que la colère de Lynley retomba, et sa gorge se serra.

— Elle est donc partie avec lui. Où ? Au pays de Galles ?

Rien. Deborah remua, jeta un long regard à son mari, qui avait détourné la tête vers le feu éteint.

Leur refus de répondre ne fit qu’aggraver le désespoir de Lynley. Il s’était déjà heurté à ce refus de la part de Caroline Shepherd, un peu plus tôt chez Helen, et au téléphone de la part des parents d’Helen et de trois de ses sœurs. Il savait qu’il méritait la punition, et pourtant, malgré cela, il se rebellait, refusait de l’accepter.

— Simon, pour l’amour de Dieu. Je l’aime. Toi, plus que tout autre, tu sais ce que cela signifie d’être ainsi séparé de quelqu’un que tu aimes. Sans un mot. Sans une chance de s’expliquer. S’il te plaît. Dis-moi.

De façon inattendue, Deborah tendit la main et prit celle de son mari. Il perçut à peine ce qu’elle disait à Saint-James.

— Mon amour, je suis désolée. Pardonne-moi, mais je ne peux pas faire ça.

Elle se retourna vers Lynley, les yeux brillants de larmes.

— Elle est partie pour Skye, Tommy. Elle est seule.

Il ne lui restait qu’une tâche à affronter avant de se mettre en route pour le Nord, pour aller retrouver Helen : voir le superintendant Webberly, et à travers lui mettre un point final à l’affaire. Et au reste. Il avait ignoré le message matinal de son supérieur, avec félicitations et prière de le voir aussi rapidement que possible. Ayant compris à quel point une jalousie aveugle avait guidé la moindre étape de son enquête, Lynley ne tenait guère à entendre des louanges, surtout de la part d’un homme qui avait joué de lui comme d’un pion dans le grand jeu de la trahison.

Car au-delà de la culpabilité de Sydeham et de l’innocence de Davies-Jones, il restait toujours lord Stinhurst, et l’obéissance de Scotland Yard au gouvernement dans la dissimulation d’un secret vieux de vingt-cinq ans.

Maintenant, Lynley se sentait prêt à la confrontation. Il trouva Webberly à sa table de réunion dans son bureau. Là, comme d’habitude, étaient entassés dossiers, livres, photos, rapports, et vaisselle sale. Penché sur une carte dont certaines rues étaient surlignées au marqueur jaune, le superintendant serrait un cigare entre ses dents, emplissant la pièce à l’atmosphère déjà chargée d’un malodorant nuage de fumée. Il parlait à sa secrétaire, assise derrière son bureau à lui, qui prenait des notes avec des hochements de tête approbateurs et passait sans arrêt sa main devant son visage dans une tentative désespérée d’empêcher la fumée d’imprégner son tailleur et ses cheveux blonds – également bien coupés. Elle constituait comme à l’accoutumée une réplique quasiment parfaite de la princesse de Galles.

Elle roula des yeux en direction de Lynley, plissa délicatement le nez de dégoût devant l’odeur et le désordre, et dit :

— L’inspecteur Lynley est là, superintendant.

Lynley attendit que Webberly la reprenne. C’était un jeu entre eux deux. Webberly préférait le « monsieur » à l’usage des titres. Dorothea Harriman (« Appelez-moi Dee, s’il vous plaît ») préférait de beaucoup les titres à quoi que ce soit d’autre.

Cet après-midi, cependant, le superintendant se contenta de grogner et leva les yeux de sa carte en disant :

— Vous avez tout noté, Harriman ?

Sa secrétaire consulta ses notes en ajustant le col festonné de son corsage 1900, orné d’un nœud papillon aguicheur.

— Tout. Je tape tout ça ?

— S’il vous plaît. Et faites-en trente exemplaires, aux destinataires habituels.

Harriman soupira.

— Avant de partir, superintendant… ? Non, ne dites rien. Je sais, je sais. « Mettez-le sur vos heures supplémentaires, Harriman. » (Elle lança à Lynley un regard éloquent.) J’ai tellement d’heures supplémentaires que je pourrais partir en voyage de noces avec, si jamais quelqu’un se décidait à m’épouser.

Lynley sourit.

— Bon sang, et dire que je suis pris ce soir.

Harriman rit, ramassa ses notes, et jeta trois tasses en carton du bureau de Webberly dans la poubelle.

— Voyez si vous pouvez l’obliger à faire quelque chose de ce dépotoir, demanda-t-elle à Lynley avant de prendre congé.

Webberly attendit qu’ils soient seuls, puis replia sa carte, la rangea dans un de ses meubles de classement, et se dirigea vers son bureau. Il demeura debout et, tirant sur son cigare avec satisfaction, regarda à travers la fenêtre l’horizon londonien.

— Certains pensent que c’est le manque d’ambition qui me fait éviter les promotions, confia-t-il sans se retourner. En fait, c’est la vue. Si je devais changer de bureau, je perdrais la vision de la ville qui s’illumine lorsque la nuit tombe, et vous ne pourriez croire le plaisir que j’en ai retiré au cours de toutes ces années.

Ses mains couvertes de taches de rousseur jouèrent avec la chaîne de montre de son gilet, et de la cendre de cigare virevolta jusqu’au sol.

Lynley songea combien il avait autrefois aimé cet homme, combien il avait respecté l’intelligence sous l’apparence désordonnée. C’était un esprit qui savait tirer le meilleur de ceux qui se trouvaient sous ses ordres, et utiliser les forces de chacun, jamais leurs faiblesses. Cette capacité à voir les gens comme ils étaient réellement était ce que Lynley avait toujours admiré le plus chez son supérieur. Il voyait maintenant que cette qualité était à double tranchant, qu’elle pouvait être utilisée – et qu’elle l’avait été dans son cas – pour sonder les faiblesses d’un individu et s’en servir pour son propre compte.

Sans le moindre doute, Webberly savait que Lynley croirait à la parole donnée d’un pair. Cette confiance, cet attachement à la « parole d’un gentleman » qui avait régi les gens de sa classe pendant des siècles, faisait partie intégrante de l’éducation de Lynley. Et, comme les lois de la primogéniture, on ne pouvait s’en dépouiller facilement. Webberly avait tablé là-dessus : il avait expédié Lynley écouter lord Stinhurst lui débiter l’histoire de l’infidélité de sa femme. Pas MacPherson, pas Stewart, pas Hale, ni aucun autre inspecteur qui aurait écouté avec scepticisme, convoqué lady Stinhurst pour entendre sa version et poursuivi la vérité sur Geoffrey Rintoul sans aucun état d’âme.

Ni le gouvernement ni le Yard ne le voulaient. Alors, ils avaient choisi le seul homme sur lequel on pouvait compter pour croire à la parole d’un gentleman et balayer tout lien avec lord Stinhurst. Là résidait pour Lynley l’offense inexcusable. Il ne pouvait pardonner à Webberly de lui avoir fait ça. Il ne pouvait se pardonner d’avoir à ce point répondu à leurs attentes.

Que Stinhurst ait été innocent de la mort de Joy Sinclair n’avait aucune importance. Car Scotland Yard ne le savait pas, s’en fichait même, et n’avait qu’un but, que l’information-clé du passé de cet homme ne soit pas révélée. Si Stinhurst avait été l’assassin, s’il avait échappé à la justice, Lynley savait que ni le gouvernement ni Scotland Yard n’aurait éprouvé le moindre scrupule pourvu que le secret de Geoffrey Rintoul reste caché.

Il se sentait sale, souillé. Il sortit de sa poche sa plaque de police et la jeta sur le bureau de Webberly.

Le superintendant regarda l’objet, puis Lynley, plissant les yeux dans la fumée de son cigare.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Je n’en ai plus besoin.

— J’espère mal vous comprendre, inspecteur, dit Webberly, glacial.

— Je n’en ai plus besoin, n’est-ce pas ? Stinhurst est protégé. Toute l’histoire a été protégée.

Webberly ôta son cigare de sa bouche et l’écrasa au milieu des mégots dans le cendrier, éparpillant de la cendre partout.

— Ne faites pas ça, mon petit. C’est inutile.

— Je n’aime pas être manipulé. C’est une de mes excentricités. (Il se dirigea vers la porte.) Je viderai mon bureau…

Webberly abattit violemment une main sur la table, envoyant valser des papiers. Un pot à crayons tomba par terre.

— Et vous croyez que moi, j’aime être manipulé, inspecteur ? Qu’est-ce que vous êtes allé vous inventer ? Quel rôle m’avez-vous attribué là-dedans ?

— Vous saviez l’histoire de Stinhurst. Son frère. Son père. Voilà pourquoi c’est moi qui ai été envoyé en Écosse, et personne d’autre…

— Je ne savais que ce que l’on avait bien voulu me dire. L’ordre de vous envoyer en Écosse est venu de haut, par l’intermédiaire de Hillier. Pas de moi. Je n’aimais pas ça plus que vous. Mais je n’avais pas le choix.

— Vraiment ? Eh bien, dit Lynley, moi, j’ai le choix. Et je l’exerce maintenant.

La colère rendit Webberly écarlate, mais sa voix demeura calme.

— Vous raisonnez de travers, mon garçon. Réfléchissez à un certain nombre de choses, avant que votre vertueuse indignation ne vous transforme en noble martyr de la profession. Je ne savais rien de Stinhurst. Et je ne sais toujours rien, alors si vous voulez bien me raconter, je serai ravi de vous entendre. Tout ce que je peux vous dire, c’est que, lorsque Hillier est venu me voir avec l’ordre de vous mettre sur cette affaire, vous et personne d’autre, j’ai senti qu’il y avait quelque part un rat crevé.

— Et vous m’avez quand même mis sur l’affaire.

— Mais vous êtes idiot ! On ne m’a pas donné le choix ! Regardez les choses en face, pour une fois. J’ai mis Havers dessus aussi. Vous n’en vouliez pas, vous vous souvenez ? Pourquoi croyez-vous que j’aie insisté pour qu’elle vienne ? Parce que Havers, plus que tout autre, collerait à Stinhurst comme une puce à un chien si cela s’avérait nécessaire. Ce qui a été le cas, n’est-ce pas ? Bon sang, répondez-moi ! Cela n’a pas été le cas ?

— Si.

Webberly serra le poing dans sa large paume.

— Ces salopards ! Je savais qu’ils essayaient de le protéger, sans savoir de quoi. Mais vous ne me croyez pas, ajouta-t-il en jetant un regard noir à Lynley.

— Non, vous avez raison, je ne vous crois pas. Votre pouvoir n’est pas si réduit. Il ne l’a jamais été.

— Vous vous trompez, mon petit. Il l’est. Je fais ce que l’on me dit de faire. Il est facile de se conduire en homme d’une rectitude inflexible quand on peut partir d’ici à la moindre odeur déplaisante. Mais je ne dispose pas de ce genre de liberté. Je n’ai pas de sources de revenus indépendants, de domaine à la campagne. Ce travail n’est pas une plaisanterie. C’est mon pain de tous les jours. Et lorsqu’on me donne un ordre, j’y obéis. Aussi désagréable que cela puisse vous paraître.

— Et si Stinhurst avait été l’assassin ? Si j’avais classé l’affaire sans arrêter personne ?

— Mais vous ne l’avez pas fait, n’est-ce pas ? J’ai tablé sur Havers pour que vous n’aboutissiez pas là. Et j’ai tablé sur vous. Je savais que votre intuition finirait par vous conduire au meurtrier.

— Cela n’a pas été le cas, dit Lynley, à qui ces paroles coûtèrent beaucoup, et qui se demanda pourquoi cela le tracassait tellement de s’être conduit comme un imbécile.

Webberly l’étudia, puis lui dit d’une voix pleine de bonté mais pénétrante :

— Et c’est pour cela que vous voulez renoncer, n’est-ce pas ? Pas à cause de moi ou de Stinhurst. Et pas parce que des gens là-haut vous ont vu comme un type qu’ils pouvaient manipuler. Vous renoncez parce que vous avez commis une erreur. Vous avez perdu votre objectivité sur cette affaire, n’est-ce pas ? Vous avez poursuivi un type qui était innocent. Et alors ? Bienvenue au club, inspecteur. Vous n’êtes plus parfait.

Webberly ramassa la plaque, l’examina un moment puis, sans plus de formalités, la fourra dans la poche de poitrine de Lynley.

— Je suis désolé de l’affaire Stinhurst, dit-il. Je ne peux pas vous garantir qu’elle ne se reproduira pas. Mais si c’est le cas, je pense que vous n’aurez pas besoin du sergent Havers pour vous rappeler que vous êtes plus un policier que vous n’avez jamais été un foutu lord. (Il se retourna vers son bureau et considéra le désordre.) Vous avez des jours de congé à rattraper, Lynley. Alors prenez-les. Ne revenez pas avant mardi.

Il leva les yeux, et dit doucement :

— Apprendre à se pardonner à soi-même est une partie du travail, mon vieux. Et c’est la seule que vous n’ayez pas encore tout à fait maîtrisée.

Il entendit le cri étouffé en débouchant du parking souterrain dans Broadway. L’obscurité tombait rapidement. Il freina, jeta un coup d’œil en direction de la station de métro de Saint-James Park, et aperçut Jeremy Vinney au milieu des piétons qui courait dans sa direction, les pans de son manteau flottant comme les ailes d’un oiseau disgracieux. Il agitait un carnet à spirales dont les pages couvertes d’une écriture serrée battaient au vent. Lynley baissa sa vitre.

— J’ai fait mon papier sur l’histoire Geoffrey Rintoul, haleta le journaliste en esquissant un sourire. Bon sang, quelle chance de vous mettre la main dessus ! J’ai besoin de vous citer comme source. Pas de nom, simplement pour confirmer, c’est tout.

Lynley regarda une rafale de neige souffler à travers la rue. Il reconnut un groupe de secrétaires qui sortaient de Scotland Yard en courant pour prendre leur train du soir, et leur rire résonna comme une musique.

— Il n’y a pas d’histoire.

L’expression de Vinney s’altéra. Le moment privilégié de partage des confidences s’était évanoui.

— Mais vous avez parlé à Stinhurst ! Vous n’allez pas me dire qu’il n’a pas confirmé le moindre détail du passé de son frère ! Comment pouvez-vous le nier ? Avec Willingate sur les photos de l’enquête du coroner et la pièce de Joy avec ses allusions ? Vous n’allez pas me dire qu’il a réussi à s’en sortir.

— Il n’y a pas d’histoire, Mr Vinney. Je suis désolé.

Lynley voulut remonter sa vitre, mais Vinney s’y accrocha.

— Elle le voulait ! dit-il d’une voix suppliante. Vous savez que Joy voulait que j’aille au bout de cette histoire. Vous savez que c’est pour cette raison que je suis là. Elle voulait que tout ce qui concernait les Rintoul soit dévoilé.

L’affaire était classée. Son assassin avait été découvert, et pourtant Jeremy Vinney continuait sa quête. Il ne cherchait pas à proprement parler à faire un coup journalistique, puisque le gouvernement étoufferait son histoire sans aucune hésitation. C’était l’affirmation d’une fidélité qui allait bien au-delà de ce qu’exigeait l’amitié. Une fois encore, Lynley se demanda ce que cela cachait, quelle dette d’honneur Vinney avait envers Joy Sinclair.

— Jer ! Jerry ! Pour l’amour de Dieu, dépêche-toi ! Paulie attend et tu sais qu’il va s’inquiéter si nous sommes encore en retard.

La voix provenait de l’autre côté de la rue. Délicate, pétulante, presque féminine. Lynley tourna les yeux. Un jeune homme d’une vingtaine d’années à peine se tenait sous le porche du métro. Il tapait du pied, les épaules voûtées contre le froid, et les néons du passage illuminaient son visage. Celui-ci était d’une douloureuse beauté, une beauté de la Renaissance par la perfection des traits, du teint, de la forme. Et c’est une phrase de Marlowe remontant à la Renaissance, aussi appropriée aujourd’hui qu’au XVIe siècle, qui vint à l’esprit de Lynley. « Et risquer plus pour cette beauté que pour la Toison d’Or. »

C’est ainsi qu’enfin la dernière pièce du puzzle se mit en place, si évidente que Lynley se demanda ce qui l’avait empêché de la voir plus tôt. Joy ne parlait pas de Jeremy Vinney sur son magnétophone. Elle lui parlait, se rappelait un point qu’elle voulait aborder avec lui plus tard. Et là, de l’autre côté de la rue, se trouvait la source de son anxiété. Pourquoi s’inquiéter à son sujet ? Ce n’est pas pour toute la vie.

— Jerry ! Jemmy ! dit de nouveau la voix cajoleuse.

Le garçon pivota sur un pied, jeune chiot impatient, et rit lorsque son manteau se gonfla autour de lui comme un vêtement de clown.

Lynley regarda le journaliste. Vinney détourna les yeux, non en direction du garçon, mais vers Victoria Street.

— N’est-ce pas Freud qui disait que les hasards n’existent pas ? dit-il d’un ton résigné. Je devais vouloir que vous sachiez, pour que vous compreniez ce que je voulais dire quand je soutenais que Joy et moi avions toujours été amis, et rien qu’amis. Je suppose qu’on peut appeler ça un désir d’absolution. Ou de justification. Quelle importance maintenant ?

— Joy savait ?

— Je n’avais pas de secrets pour elle. J’en aurais été incapable.

Vinney regarda alors délibérément le garçon. Son expression s’adoucit, et ses lèvres esquissèrent un sourire d’une extrême tendresse.

— L’amour est une malédiction, n’est-ce pas, inspecteur ? Il ne nous laisse pas en paix. Nous le recherchons désespérément de milliers de façons différentes, et si nous avons de la chance, nous en jouissons l’espace d’un instant. Et nous nous sentons libres, alors, n’est-ce pas ? Même s’il s’agit d’un terrible fardeau.

— Je crois que Joy aurait compris cela.

— Elle était la seule dans ma vie qui l’ait jamais compris. Voilà pourquoi je lui dois l’histoire des Rintoul, dit-il en laissant retomber sa main de la vitre. C’est ce qu’elle aurait voulu. La vérité.

Lynley secoua la tête.

— Ce qu’elle voulait, c’était la vengeance, Mr Vinney. Et je crois qu’elle l’a eue, d’une certaine façon.

— Il en sera donc ainsi ? Pouvez-vous réellement laisser les choses se terminer comme ça, inspecteur ? Après la façon dont tous ces gens ont agi avec vous ? dit-il en indiquant d’un geste l’immeuble derrière eux.

— C’est bien souvent contre soi-même que l’on agit, répliqua Lynley.

Il eut un hochement de tête, releva la vitre et s’éloigna.

Plus tard, il se souviendrait de son voyage à Skye comme d’un brouillard de paysages continuellement changeants dont il était à peine conscient tandis qu’il fonçait vers le nord. Il s’arrêta uniquement pour manger, faire le plein et prendre quelques heures de repos dans une auberge quelque part entre Carlisle et Glasgow, et atteignit Kyle of Lochalsh, un petit village situé sur le continent, juste en face de l’île de Skye, en fin d’après-midi le lendemain.

Il s’arrêta sur le parking d’un hôtel sur le front de mer et resta assis à regarder le détroit, dont la surface avait la couleur des vieilles pièces de monnaie. Le soleil se couchait, et sur l’île le pic majestueux de Sgurr na Coinnich paraissait couronné d’argent. Loin en dessous le car-ferry se détacha du quai et entama son lent mouvement en direction du continent, chargé uniquement d’un camion, de deux touristes qui se serraient l’un contre l’autre dans le froid, et d’une mince silhouette solitaire dont la chevelure châtain voletait autour du visage levé vers les derniers rayons du soleil d’hiver.

À la vue d’Helen, Lynley comprit à quel point sa venue était une pure folie. Il savait être la dernière personne qu’elle avait envie de voir. Il savait à quel point elle désirait cette solitude. Et pourtant, rien de tout cela n’eut plus d’importance, lorsque le ferry se rapprocha et qu’il vit son regard tomber sur la Bentley garée sur le parking. Il sortit, ferma son manteau, et marcha jusqu’au débarcadère. Le vent glacial le giflait en pleine face, soulevait ses cheveux. Il sentait sur sa langue le sel de l’Atlantique Nord.

Le ferry aborda, le camion démarra en dégageant une horrible fumée, et s’engagea sur la route d’Invergarry. Bras dessus bras dessous, les touristes passèrent devant lui en riant, un homme et une femme qui s’arrêtèrent pour s’embrasser, puis regarder le rivage opposé de Skye, encombré de nuages dont le gris tournait aux nuances somptueuses du crépuscule.

Lynley avait eu tout loisir, pendant les longues heures du voyage, de préparer sa rencontre avec Helen. Mais lorsqu’elle descendit du ferry, écartant ses cheveux de ses joues, il ne trouva plus de mots. Il ne voulait plus que la tenir dans ses bras et savait sans l’ombre d’un doute qu’il n’en avait pas le droit. Alors, sans une parole, il marcha à son côté en direction de l’hôtel.

Le salon était vide, et les vastes baies vitrées offraient un panorama d’eau, de montagnes, et de nuages rougis par le couchant sur l’île. Lady Helen se planta devant les fenêtres, et bien que son attitude – la tête légèrement baissée, les épaules voûtées – indiquât à quel point elle désirait la solitude, Lynley ne put se forcer à laisser tant de choses non exprimées entre eux. Il la rejoignit, et vit les cernes sous ses yeux, les traces du chagrin et de la fatigue. Elle avait croisé les bras, comme si elle cherchait chaleur ou protection.

— Pour quelle raison a-t-il tué Gowan ? Plus que n’importe quoi d’autre, Tommy, cela me paraît tellement dénué de sens.

Lynley se demanda comment il avait pu penser qu’Helen l’accueillerait avec les reproches qu’il avait tant mérités. Il s’était préparé à les entendre, à les admettre. Mais dans la confusion de ces derniers jours, il avait oublié ce qui était l’essentiel du caractère d’Helen, sa gentillesse et sa bonté fondamentales. Il était normal qu’elle pense à Gowan avant de penser à elle.

— À Westerbrae, Sydeham a prétendu qu’il avait oublié ses gants à la réception, répondit-il en regardant ses yeux se baisser d’un air songeur, ses cils sombres se détachant sur son teint laiteux. Il a dit qu’il les avait laissés là lorsqu’il était arrivé avec Joanna.

Elle hocha la tête.

— Mais lorsque Francesca Gerrard a heurté Gowan et renversé les alcools le soir de la lecture, Gowan a dû nettoyer tous les alentours. Et il a bien vu que les gants ne se trouvaient pas du tout là. Mais il ne s’en est pas souvenu tout de suite.

— Oui, je crois que c’est ce qui s’est passé. En tout cas, une fois que Gowan s’en est souvenu, il a dû comprendre ce que cela signifiait. Le gant que le sergent Havers avait retrouvé le lendemain à la réception, et celui que tu avais découvert dans la botte n’avaient pu atterrir là que d’une façon : Sydeham les y avait placés, après avoir tué Joy. Je crois que c’est ce que Gowan a essayé de me dire avant de mourir. Qu’il n’avait pas vu les gants à la réception. Mais je… j’ai cru qu’il parlait de Rhys.

Lynley la vit fermer les yeux d’un air douloureux, et comprit qu’elle ne s’attendait pas à entendre ce nom dans sa bouche.

— Comment Sydeham s’y est-il pris ?

— Il se trouvait encore dans le salon lorsque Macaskin et la cuisinière sont venus me voir en me demandant s’ils pouvaient laisser sortir tout le monde de la bibliothèque. Il s’est glissé dans la cuisine à ce moment-là et s’est emparé du couteau.

— Avec tout le monde dans la maison ? Et surtout la police ?

— Ils se préparaient à partir. Et puis, cela a été l’affaire d’une ou deux minutes. Après, il est passé par l’escalier de service et a regagné sa chambre.

Sans y penser, il leva la main, caressa doucement la chevelure d’Helen, en suivit la courbe jusqu’à l’épaule. Elle ne s’éloigna pas. Il sentit son cœur battre à se rompre dans sa poitrine.

— Je suis tellement désolé pour tout, dit-il. Je devais te voir pour te dire au moins cela, Helen.

Elle ne le regarda pas, comme si l’effort était trop grand, la tâche trop monumentale. Elle parla à voix basse, les yeux fixés au loin sur les ruines de Caisteal Maol tandis que le soleil dardait ses derniers rayons sur les remparts écroulés.

— Tu avais raison, Tommy. Tu as dit que je voulais revivre mon histoire avec Simon mais avec une conclusion différente, et j’ai découvert que c’était vrai. Mais en fin de compte, la conclusion n’était pas différente, n’est-ce pas ? Je me suis répétée de façon admirable. Tout ce qui manquait à ce malheureux scénario, c’était la chambre d’hôpital dont je sortais en le laissant là, entièrement seul.

Elle parlait sans acrimonie. Mais Lynley n’avait pas besoin de l’entendre pour savoir à quel point chaque mot transportait son poids de mépris pour elle-même.

— Mais non, dit-il d’un ton malheureux.

— Mais si. Rhys savait que c’était toi, au téléphone. Il y a deux soirs de cela ? J’ai l’impression qu’il y a une éternité. Et lorsque j’ai raccroché, il m’a demandé si c’était toi. J’ai dit non, que c’était mon père. Mais il savait. Et il a vu que tu m’avais convaincue qu’il était l’assassin. Je n’ai cessé de nier, bien sûr, de tout nier. Quand il m’a demandé si je t’avais dit qu’il était là, j’ai même nié cela. Mais il savait que je mentais. Et il a vu que j’avais choisi, exactement comme il me l’avait dit. (Elle leva une main pour la porter à sa joue, mais de nouveau l’effort parut trop grand, et elle la laissa retomber.) Je n’ai même pas eu besoin d’entendre le coq chanter trois fois. Je savais ce que je venais de faire. De nous faire.

Quel qu’ait pu être son désir en venant, Lynley savait qu’il devait la convaincre de sa culpabilité à lui, dans cette faute qu’elle était persuadée d’avoir commise. Il devait au moins lui donner cela.

— Ce n’est pas ta faute, Helen. Tu n’aurais rien fait si je ne t’y avais pas obligée. Que pouvais-tu penser lorsque je t’ai parlé d’Hannah Darrow ? Qui devais-tu croire ?

— C’est exactement cela. J’aurais pu choisir Rhys en dépit de ce que tu avais dit. Je le savais alors, et je le sais maintenant. Et au lieu de cela, je t’ai choisi. Lorsque Rhys a compris, il m’a quittée. Et qui pourrait l’en blâmer ? Croire que son amant est un assassin sabote irréparablement une liaison, tu sais. (Elle le regarda enfin en se tournant, si proche qu’il sentait l’odeur fraîche et pure de ses cheveux.) Et jusqu’à Hampstead, j’ai cru que c’était Rhys l’assassin.

— Alors, pourquoi l’as-tu averti ? Pour me punir ?

— L’avertir… ? C’est ce que tu as cru ? Non. Lorsqu’il a franchi le mur, j’ai tout de suite vu que ce n’était pas Rhys. Je… je connaissais le corps de Rhys, comprends-tu ? Et cet homme était trop massif. Sans réfléchir, j’ai réagi. Je crois bien que c’était de l’horreur, en comprenant ce que je lui avais fait, en comprenant que je l’avais perdu. (Elle se retourna vers la fenêtre l’espace d’un instant, puis elle reprit la parole, et chercha son regard.) À Westerbrae, j’avais fini par me voir comme son sauveur, la femme magnifique qui allait le remettre sur pied. Je me voyais comme la raison pour laquelle il ne boirait plus jamais. Tu vois donc que tu avais raison, au fond. C’était comme avec Simon.

— Non, Helen, je ne savais pas ce que je disais. J’étais à moitié fou de jalousie.

— Tu avais pourtant raison.

Tandis qu’ils parlaient, les ombres s’allongeaient dans le salon. Le barman entra, alluma les lumières et ouvrit le bar à l’autre bout de la pièce. Des voix leur parvinrent de la réception : une discussion importante à propos de cartes postales, un débat animé sur les activités du lendemain. Lynley écouta, enviant la douce normalité des vacances loin de chez soi avec quelqu’un qu’on aime.

Lady Helen bougea.

— Je dois me changer pour le dîner, dit-elle en se dirigeant vers l’ascenseur.

— Pourquoi es-tu venue ici ? demanda-t-il brusquement.

Elle s’arrêta sans le regarder.

— Je voulais voir Skye au cœur de l’hiver. J’avais besoin de voir à quoi cela ressemblait d’être ici tout seul.

Il posa sa main sur son bras, et la chaleur de celui-ci sembla lui infuser la vie.

— Et tu en as vu assez ? Toute seule, je veux dire.

Ils savaient tous deux ce qu’il lui demandait en réalité. Au lieu de répondre, elle marcha jusqu’à l’ascenseur et pressa le bouton. Il la suivit, mais l’entendit à peine lorsqu’elle parla enfin.

— Je t’en prie. Je ne peux supporter de nous infliger encore plus de souffrance.

Quelque part au-dessus de leurs têtes, la machinerie se mit en route. Il comprit alors qu’elle monterait dans sa chambre, à la recherche de la solitude qu’elle désirait, en le laissant derrière elle. Il comprit également qu’il ne s’agissait pas d’une séparation de quelques minutes, mais d’un laps de temps indéterminé, infini, insupportable. Il savait que c’était le pire moment pour parler, mais aucune autre occasion ne se présenterait sans doute.

— Helen.

Lorsqu’elle le regarda, il vit que ses yeux s’étaient emplis de larmes.

— Épouse-moi.

Un petit sursaut de rire lui échappa, un rire de désespoir, et elle eut un geste à peine esquissé, éloquent dans sa futilité.

— Tu sais que je t’aime. Ne me dis pas qu’il est trop tard.

Elle pencha la tête. Devant elle, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Elle exprima alors ce qu’il avait craint – et su – qu’elle dirait :

— Je ne veux pas te voir, Tommy. Pas pendant un moment.

Les mots le déchirèrent, et il parvint à articuler :

— Combien de temps ?

— Quelques mois. Peut-être plus.

— On dirait une sentence de mort.

— Je suis désolée, mais c’est ce dont j’ai besoin.

Elle pénétra dans l’ascenseur, appuya sur le bouton correspondant à son étage.

— Même après tout cela, je ne supporte pas de te faire souffrir. Je ne pourrais pas, Tommy.

— Je t’aime, dit-il.

Et de nouveau, comme si les mots pouvaient lui servir d’acte de contrition douloureux, il répéta :

— Helen. Helen. Je t’aime.

Il vit ses lèvres s’ouvrir en un sourire fugitif et doux, puis les portes de l’ascenseur se refermèrent, et elle disparut.

Barbara Havers se trouvait au bar du King’s Arms, non loin de New Scotland Yard, en train de broyer du noir devant sa pinte de bière hebdomadaire, qu’elle dorlotait depuis une demi-heure. Il restait une heure avant la fermeture, et il y avait bien longtemps qu’elle aurait dû être rentrée chez ses parents à Acton, mais elle n’avait pas encore trouvé la force de s’y résoudre. La paperasserie était finie, les rapports bouclés, les conversations avec Macaskin terminées. Mais comme toujours à la fin d’une enquête, elle était envahie par le sentiment de sa propre inutilité. Les gens continueraient à se conduire comme des brutes les uns envers les autres, en dépit de ses maigres efforts.

— Vous me payez un verre ?

La voix de Lynley lui fit lever les yeux.

— Je vous croyais à Skye ! Bon Dieu, vous avez l’air épuisé.

Effectivement. Mal rasé, les vêtements froissés, il ressemblait à un cadeau de Noël oublié depuis longtemps dans un coin.

— Je suis épuisé, reconnut-il avec un effort pathétique pour sourire. J’ai perdu le compte des heures passées en voiture ces derniers jours. Que buvez-vous ? Pas d’eau minérale, ce soir ?

— Pas ce soir. Je suis passée à la Bass. Mais puisque vous êtes là, je vais changer de poison. Tout dépend qui paye.

— Je vois.

Il ôta son manteau, le jeta sans y faire attention sur la table voisine, et s’affala sur le siège. Il sortit de sa poche étui à cigarettes et briquet. Comme d’habitude elle se servit, et le regarda par-dessus la flamme qu’il lui tendait.

— Quoi de neuf ? demanda-t-elle.

Il alluma une cigarette.

— Rien.

— Ah.

Ils fumèrent de compagnie. Il ne bougea pas pour aller se chercher à boire. Elle attendit.

Puis, les yeux fixés sur le mur opposé, il dit :

— Je lui ai demandé de m’épouser, Barbara.

Elle s’en doutait.

— Vous ne ressemblez pas à un porteur de bonnes nouvelles.

— Non, je ne le suis pas.

Il s’éclaircit la gorge, étudia le bout de sa cigarette.

Barbara soupira, soupesa le lourd manteau du désespoir de Lynley, et découvrit avec surprise qu’elle le partageait. Au bar, Evelyn, la serveuse échevelée, se dépêtrait de ses commandes de la soirée et des avances baveuses de deux clients. Barbara l’appela.

— Ouais, répondit Evelyn avec un bâillement.

— Apporte-nous deux Glenlivet. Secs.

Elle regarda Lynley et ajouta :

— Et ressers-nous ensuite, s’il te plaît.

— D’accord, tout de suite.

Lorsqu’elle apporta les verres et que Lynley se mit à chercher son portefeuille, Barbara intervint.

— C’est ma tournée ce soir, monsieur.

— C’est une célébration, sergent ?

— Non. Un enterrement.

Elle engloutit son whisky, qui lui embrasa le sang comme une flamme.

— Buvez, inspecteur. On va se bourrer, ce soir.