6

Au premier abord, David Sydeham ne semblait pas le genre d’homme auquel une femme aussi célèbre que Joanna Ellacourt puisse rester mariée près de vingt ans. Lynley connaissait la version « conte de fées » de leur histoire, les fadaises que les feuilles de chou offrent en pâture à leurs clients pour lecture rapide dans le métro aux heures de pointe. Histoire plutôt banale, celle d’un jeune employé d’agence théâtrale de vingt-neuf ans, fils d’un ecclésiastique de campagne, avec pour seuls atouts un physique avantageux et une assurance inébranlable, qui avait découvert une jeune fille de dix-neuf ans originaire de Nottingham qui jouait les Ophélie dans un théâtre de troisième zone. Il l’avait persuadée de joindre son sort au sien, la sortant ainsi du milieu ouvrier sinistre dans lequel elle avait grandi, lui avait offert professeurs d’art dramatique et leçons de diction, l’avait accompagnée pas à pas dans sa carrière jusqu’à ce qu’elle se révèle la comédienne la plus prisée du pays, et sans jamais cesser de croire en elle.

Vingt ans plus tard, Sydeham était encore d’une beauté chargée de sensualité, mais une beauté décatie et une sensualité qui avait trop souvent pris le pas sur le reste, avec des conséquences malheureuses. Les premiers signes de la détérioration apparaissaient. La chair s’était amassée sous son menton, son visage et ses mains étaient nettement bouffis. Pas plus que les autres hommes de Westerbrae, il n’avait eu le loisir de se raser ce matin-là, et son aspect en pâtissait. Une barbe drue lui assombrissait les joues, accentuant les cernes de ses yeux aux paupières lourdes. Pourtant, il avait l’art de s’habiller en tirant le meilleur parti de son aspect physique. Sa carrure de taureau était prise dans une chemise, une veste et des pantalons visiblement taillés sur mesure, qui sentaient l’argent, de même que sa montre et sa chevalière, qui étincela à la lueur du feu lorsqu’il s’assit dans le salon.

Il s’était installé dans un confortable fauteuil plongé dans la pénombre, au fond de la pièce, remarqua Lynley, et non sur une chaise à haut dossier.

— Je ne suis pas sûr de très bien saisir votre rôle ici, ce week-end, entama Lynley, tandis que le sergent Havers fermait la porte et s’asseyait à la table.

— Ni même mon rôle tout court ? rétorqua Sydeham avec une légère ironie.

Point intéressant.

— Comme vous voudrez.

— Je gère la carrière de ma femme. Je m’occupe de ses contrats, de ses engagements, je sers d’intermédiaire lorsque la pression des événements est trop forte. Je lis ses manuscrits, répète ses dialogues avec elle, gère son argent. Oui, répéta-t-il lorsqu’il parut percevoir un changement dans l’expression de Lynley. Je gère son argent. En totalité. Et il y en a pas mal, croyez-moi. Elle le gagne, je l’investis. Je suis donc un homme entretenu, inspecteur.

Il sourit sur cette dernière remarque, mais sans aucune trace d’humour, visiblement assez susceptible sur le sujet des inégalités apparentes de son couple.

— Vous connaissiez bien Joy Sinclair ? demanda Lynley.

— Vous voulez dire suffisamment pour la tuer ? Je l’avais rencontrée pour la première fois à sept heures et demie. Joanna n’était pas vraiment ravie de la façon dont Joy avait revu sa pièce, mais d’habitude c’est moi qui négocie les améliorations avec les auteurs. Sans pour autant les tuer lorsque je n’aime pas ce qu’ils écrivent.

— Pourquoi votre femme était-elle mécontente du script ?

— Dès le début, Joanna a soupçonné Joy de forger pour sa sœur une pièce qui lui permettrait de remonter sur la scène. Aux dépens de Joanna. Le nom de celle-ci servant à appâter le public et les critiques, mais le rôle d’Irene Sinclair mis en valeur. Enfin, c’était ce que craignait Jo, et quand elle a vu le texte révisé, elle en a immédiatement conclu que le pire s’était produit. (Il haussa les épaules.) Je… Pour parler franc, nous nous sommes pas mal disputés là-dessus, après la première lecture.

— Une dispute de quelle nature ?

— Oh, une querelle de ménage. Du style, regarde-dans-quel-pétrin-tu-m’as-fourrée. Joanna était décidée à ne plus travailler sur la pièce.

— Et quelqu’un s’est chargé de lui faciliter les choses, n’est-ce pas ? remarqua Lynley.

Sydeham s’emporta.

— Ma femme n’a pas tué Joy Sinclair, inspecteur. Pas plus que moi, d’ailleurs. Tuer Joy n’aurait pas résolu notre véritable problème.

Il détourna brusquement la tête, et son regard se fixa sur les photos disposées sur la table sous la fenêtre dans leurs cadres en argent.

Lynley interpréta la remarque comme un appât, et choisit de mordre à l’hameçon.

— Votre véritable problème ?

— Robert Gabriel, dit-il d’un air sombre. Cet emmerdeur de Robert Gabriel.

Lynley savait depuis bien des années qu’au cours d’un interrogatoire, le silence est une arme tout aussi utile que les questions. La tension qu’il ne manque pas de susciter est un apanage, un des quelques avantages offerts par une plaque de police. Aussi demeura-t-il muet, laissant mijoter Sydeham. Le besoin de parler ne tarda pas à se révéler le plus fort.

— Gabriel a toujours couru après Joanna, révéla-t-il. Il s’est toujours considéré comme une espèce de Casanova, seulement, malgré tous ses efforts, ça n’a jamais marché avec Jo. Elle ne peut pas supporter ce type. Elle n’a jamais pu.

La révélation stupéfia Lynley, étant donné la réputation du couple Ellacourt-Gabriel. À l’évidence, Sydeham sentit sa réaction, car il sourit, et continua.

— Ma femme est une sacrément bonne actrice, inspecteur. Elle l’a toujours été. Mais la vérité, c’est que pendant la dernière saison d’Othello, Gabriel lui a vraiment mis la main aux fesses une fois de trop, et elle a jugé qu’elle en avait assez. Malheureusement, elle m’a dit trop tard qu’elle était décidée à ne plus jamais monter sur une scène avec lui, et j’avais déjà conclu un accord avec Stinhurst pour cette nouvelle production. En outre, j’avais personnellement veillé à ce que Gabriel y ait un rôle.

— Pourquoi ?

— Le sens des affaires, tout simplement. Gabriel et Ellacourt font des étincelles ensemble. Les gens payent pour voir ça. Et je pensais que Joanna pouvait très bien s’en sortir si elle rejouait avec Gabriel. Dans Othello, elle lui a mordu la langue quand il a voulu faire plus qu’un baiser de scène. Elle en a ri aux larmes pendant des jours. Je ne pensais donc pas que la perspective de jouer encore une fois avec lui la mettrait dans cet état. Puis, comme un imbécile, quand j’ai découvert à quel point elle était remontée contre lui, je lui ai menti, en lui disant que Stinhurst avait insisté pour avoir Gabriel. Malheureusement, hier soir, Gabriel a laissé échapper que c’était moi qui l’avais réclamé. C’est ce qui a en partie déclenché la fureur de Joanna.

— Et maintenant qu’il est certain qu’il n’y aura plus de pièce ?

Sydeham dissimula mal son impatience.

— La mort de Joy ne change rien au fait que par contrat, Joanna doit une pièce à Stinhurst. Ainsi que Gabriel. Et Irene Sinclair, d’ailleurs. Jo va devoir travailler avec les deux, que cela lui plaise ou non. À mon avis, Stinhurst va les ramener à Londres, et tenter de monter une nouvelle pièce aussi vite que possible. Donc, si je voulais aider Joanna – ou tout au moins apaiser la querelle qui nous divise –, je serais en train d’orchestrer la disparition rapide de Gabriel ou bien de Stinhurst. La mort de Joy a mis un terme à la pièce de Joy, mais croyez-moi, ça ne profite pas à Joanna.

— À vous, peut-être ?

Sydeham lui lança un long regard.

— Je ne vois pas comment ce qui fait du tort à Jo peut me profiter, inspecteur.

Lynley reconnut qu’il y avait là une part de vérité.

— Quand avez-vous vu vos gants pour la dernière fois ?

Sydeham paraissait vouloir continuer sur le même sujet, mais répondit néanmoins avec bonne volonté :

— Hier après-midi, je pense, lorsque nous sommes arrivés. Francesca m’a demandé de signer le registre, et pour cela, j’ai probablement dû ôter mes gants. Franchement, je ne me souviens pas de ce que j’en ai fait après. Je n’ai pas le souvenir de les avoir remis, mais je les ai peut-être fourrés dans la poche de mon manteau.

— C’est la dernière fois que vous les avez vus ? Vous ne les avez pas cherchés ?

— Je n’en avais pas besoin. Ni Joanna ni moi ne sommes ressortis. Je ne savais même pas qu’ils avaient disparu jusqu’à ces dernières minutes, quand votre homme en a apporté un dans la bibliothèque. L’autre est peut-être dans la poche de mon manteau, ou même à la réception. Je ne m’en souviens pas, tout bonnement.

— Sergent ? dit Lynley à Havers avec un signe de tête.

Celle-ci quitta la pièce, puis revint au bout de quelques instants avec le second gant.

— Il était par terre, entre le mur et le comptoir de la réception, dit-elle en le posant sur la table.

Tous trois examinèrent un moment l’objet en silence. Coupé dans un beau cuir souple et un peu usé, il portait à l’intérieur du poignet les initiales DS en caractères tarabiscotés. Une légère odeur de crème nourrissante laissait à penser qu’il avait été nettoyé récemment, mais les coutures ne portaient aucune trace du produit.

— Qui se trouvait dans le voisinage de la réception lorsque vous êtes arrivés ? demanda Lynley.

Sydeham arbora l’expression méditative de celui qui revoit en pensée une action jugée sans importance sur le moment pour replacer personnes et événements dans leur juste contexte.

— Francesca Gerrard, annonça-t-il lentement. Jeremy Vinney a fait une apparition sur le seuil du salon de musique pour dire bonjour. (Il s’interrompit. Il représentait la position de chacun par un geste de la main, pour mieux visualiser la situation.) Le garçon. Gowan était là. Peut-être pas sur le moment, mais il a bien dû venir chercher les bagages et nous montrer nos chambres. Et puis… je n’en suis pas absolument certain, mais je crois que j’ai aperçu du coin de l’œil Elizabeth Rintoul, la fille de Stinhurst, pénétrer en trombe dans une des pièces situées dans le corridor qui part du hall d’entrée. En tout cas, il y avait quelqu’un par là.

Lynley et Havers échangèrent un regard. Lynley attira l’attention de Sydeham sur le plan de la maison, que Havers avait apporté et étalé sur la table centrale, à côté du gant.

— Quelle pièce ?

Sydeham se leva, s’approcha, et examina consciencieusement le plan avant de répondre.

— Difficile à dire. Je n’ai fait que l’entrevoir, comme si elle essayait de nous éviter. J’en ai conclu que c’était Elizabeth, parce que c’est tout à fait son genre. Mais je dirais celle-ci, ajouta-t-il en pointant du doigt le bureau.

Lynley réfléchit à ce que cela impliquait. Les clés de la maison se trouvaient dans le bureau, enfermées dans un tiroir, avait dit Macaskin. Mais il avait ajouté que Gowan pouvait y avoir eu accès. La fermeture du tiroir n’était peut-être qu’un geste de principe, loin d’être systématique. Le jour où tant d’invités débarquaient, il était fort possible que le tiroir soit demeuré ouvert, et les clés accessibles à quiconque s’occupait de préparer les chambres. Ou même quiconque connaissait l’existence de ce bureau : Elizabeth Rintoul, sa mère, son père, et peut-être même Joy Sinclair.

— Quand avez-vous vu Joy pour la dernière fois ? demanda Lynley.

Sydeham s’agita avec nervosité, comme s’il désirait regagner son siège, mais Lynley décida qu’il voulait le garder debout.

— Un peu après la lecture, il devait être onze heures et demie, peut-être un peu plus, je ne faisais pas attention à l’heure.

— Où ?

— Dans le couloir là-haut. Elle se dirigeait vers sa chambre. Comme je vous l’ai déjà dit, continua-t-il mal à l’aise, j’avais eu une scène dans la galerie avec Joanna à propos de la pièce. Je n’aime pas me quereller avec ma femme. Je me sentais donc déprimé, et j’allais à la bibliothèque me chercher une bouteille de whisky. C’est à ce moment-là que j’ai vu Joy.

— Vous lui avez parlé ?

— Elle n’avait pas l’air disposée à parler à qui que ce soit. Je me suis contenté de rapporter le whisky dans ma chambre, de boire quelques verres… quatre ou cinq. Puis je me suis endormi.

— Où se trouvait votre femme pendant ce temps-là ?

Sydeham promena son regard sur la cheminée, tandis que ses mains se portaient automatiquement à ses poches, peut-être à la recherche d’une cigarette pour se calmer. De toute évidence, cette question était celle qu’il avait espéré éviter.

— Je ne sais pas. Elle avait quitté la galerie, mais j’ignore où elle est allée.

— Vous ne savez pas, répéta soigneusement Lynley.

— Non. Écoutez, il y a bien longtemps que j’ai appris qu’il faut laisser Joanna tranquille lorsqu’elle est en colère. Alors, c’est ce que j’ai fait. J’ai bu, je me suis endormi, ou bien j’ai sombré dans l’inconscience, appelez ça comme vous voudrez. Tout ce que je peux dire, c’est que lorsque je me suis réveillé ce matin – quand la gamine a frappé à la porte et bredouillé que nous devions nous habiller et descendre – Joanna était au lit à côté de moi. (Il remarqua que Havers notait imperturbablement.) Joanna était fâchée, mais contre moi, et personne d’autre, affirma-t-il. Ça… Ça ne va pas très bien entre nous depuis un moment. Elle était en colère, et ne voulait pas me voir.

— Mais elle est revenue dans votre chambre la nuit dernière ?

— Bien sûr.

— Quand ? Une heure plus tard ? Deux ? Trois ?

— Je ne sais pas.

— Ses mouvements dans la pièce vous ont sûrement réveillé ?

— Vous avez déjà dormi après une cuite, inspecteur ? dit Sydeham d’un ton impatient. Pardonnez-moi l’expression, mais autant essayer de réveiller un mort.

— Vous n’avez rien entendu ? insista Lynley. Pas de vent qui soufflait, pas de voix ? Rien du tout ?

— Je vous ai déjà dit que non.

— Rien en provenance de la chambre de Joy Sinclair ? Celle-ci se trouvait de l’autre côté de la vôtre. Il est difficile de croire qu’une femme ait pu trouver la mort sans le moindre bruit. Ou que votre femme ait pu entrer et sortir sans que vous en soyez conscient. Qu’a-t-il bien pu se passer d’autre sans que vous le sachiez ?

Sydeham leur lança à tous deux un regard vif. — Si vous essayez de mettre ça sur le dos de Jo, pourquoi pas sur le mien aussi ? J’ai été seul une partie de la nuit, non ? Mais votre problème est là, hein ? Parce qu’à l’exception de Stinhurst, c’est le cas de tout le monde.

Lynley ignora la colère qui perçait dans le ton de son interlocuteur.

— Parlez-moi de la bibliothèque.

Le changement d’orientation de l’interrogatoire ne provoqua aucune altération dans l’expression de Sydeham.

— Que voulez-vous savoir ?

— Il y avait quelqu’un lorsque vous êtes allé chercher le whisky ?

— Juste Gabriel.

— Que faisait-il ?

— La même chose que ce que je me préparais à faire. Il buvait. Du gin, à en juger par l’odeur. Et il attendait sûrement aussi qu’un jupon passe par là.

— Vous n’aimez guère Robert Gabriel, remarqua Lynley, frappé par le ton mordant de Sydeham. Uniquement à cause des avances qu’il a faites à votre femme, ou bien avez-vous d’autres raisons ?

— Inspecteur, personne n’aime beaucoup Gabriel ici. Personne ne l’aime nulle part. On le supporte parce que c’est un sacré bon acteur, mais franchement, je me demande pourquoi ce n’est pas lui qui a été assassiné, parce qu’il l’a bien cherché.

Remarque intéressante, pensa Lynley. Mais plus intéressant encore était le fait que Sydeham n’avait pas répondu à sa question.

L’inspecteur Macaskin et la cuisinière de Westerbrae avaient apparemment décidé de venir simultanément présenter leurs doléances dans le salon. Macaskin insista pour être entendu le premier, tandis que la cuisinière vêtue de blanc rôdait à l’arrière-plan, se tordant les mains comme si chaque seconde de perdue menaçait de faire rater un soufflé.

Macaskin examina Sydeham de la tête aux pieds lorsque celui-ci sortit dans le hall.

— Nous avons fait le nécessaire, informa-t-il Lynley. Nous avons pris les empreintes de tout le monde. Les scellés sont apposés sur les chambres de Clyde et Sinclair, mes hommes ont passé les lieux au peigne fin. Les appareils sanitaires sont immaculés, à propos. Aucune trace de sang nulle part.

— Donc, une exécution « propre », à l’exception du gant.

— Un de mes hommes va s’occuper de l’objet. (Il eut un signe de tête en direction de la bibliothèque, et demanda sèchement :) Je les laisse sortir ? La cuisinière dit que le dîner est prêt et qu’ils ont demandé à se rafraîchir un peu.

Pour Macaskin, la requête sortait de l’ordinaire. L’Ecossais n’avait pas l’habitude de confier les rênes d’une enquête à un autre gradé, et l’extrémité de ses oreilles avait rougi lorsqu’il avait posé la question.

La cuisinière, comme si elle avait saisi dans les paroles de Macaskin un message caché, renchérit d’un air belliqueux :

— Vous pouvez pas les priver de nourriture. C’est pas bien. (Elle s’attendait visiblement à ce que la police mette tout le monde au pain sec et à l’eau jusqu’à ce que l’assassin soit retrouvé.) J’ai préparé un petit quelque chose. Ils ont eu qu’un tout p’tit sandwich, inspecteur. C’est pas comme la police, ajouta-t-elle avec un hochement de tête significatif, qu’a pas arrêté de s’empiffrer depuis ce matin, d’après c’qui reste dans ma cuisine.

Lynley consulta sa montre de gousset, surpris de constater qu’il était huit heures et demie. Lui n’avait absolument pas faim, mais comme les hommes de Macaskin avaient terminé, il ne rimait plus à rien de priver le groupe de nourriture, non plus que de la liberté de mouvement relativement réduite qu’offrait la maison. Il donna son consentement d’un signe de tête.

— Nous allons donc repartir, dit Macaskin. Je vous laisse Lonan, et je reviendrai demain matin. J’ai un homme prêt à emmener Stinhurst au poste de police.

— Inutile.

Macaskin ouvrit la bouche, la ferma, l’ouvrit de nouveau, jetant le protocole aux orties un court instant :

— Et ces scripts, inspecteur ?

— Je m’en occuperai, affirma Lynley avec fermeté. Brûler des indices n’est pas assassiner. Nous en tiendrons compte le moment venu.

Il vit le sergent Havers esquisser un geste de recul, comme si elle se désolidarisait d’une décision qu’elle jugeait déplorable.

Macaskin, quant à lui, parut envisager de discuter le problème, puis céda, et leur adressa un bonsoir officiel en quelques mots brusques :

— Nous avons mis vos affaires dans l’aile nord-ouest. Vous êtes dans la même pièce que Saint-James, à côté de la nouvelle chambre d’Helen Clyde.

Ni les manœuvres politiques ni la répartition des invités n’intéressaient la cuisinière, qui était demeurée sur le pas de la porte, décidée à résoudre le problème culinaire pour lequel elle était venue.

— Dans vingt minutes, inspecteur, jeta-t-elle avant de tourner les talons. Soyez à l’heure.

Une excellente conclusion, et c’est ainsi que Macaskin l’entendit.

Enfin relâchés après une journée de confinement dans la bibliothèque, les invités se trouvaient encore pour la plupart dans le hall lorsque Lynley demanda à Joanna Ellacourt d’entrer dans le salon. La requête suivait de si près son entrevue avec le mari de Joanna que le petit groupe retint son souffle, comme s’il attendait de voir la réaction de la comédienne. Bien que Lynley ait formulé sa demande sous forme d’invitation, personne ne fut dupe au point de croire que Joanna pouvait la refuser, s’il lui en prenait l’envie.

Elle parut pourtant envisager cette possibilité, et balancer entre un refus abrupt et une coopération hostile. Cette dernière l’emporta, et elle donna la mesure de sa contrariété après une journée d’incarcération en refusant à Lynley aussi bien qu’à Havers l’aumône d’un seul mot lorsqu’elle passa devant eux avant d’aller s’asseoir sur le siège de son choix, la chaise à haut dossier située près du feu que Sydeham avait évitée et Stinhurst occupée à contrecœur. Démarche curieuse : ou bien elle entendait montrer ainsi qu’elle était décidée à subir cet entretien de la façon la plus directe qui soit, ou bien elle avait choisi l’endroit où les flammes jouant sur son teint et sa chevelure pouvaient distraire un observateur peu attentif à un moment crucial. Joanna Ellacourt savait manipuler le public.

Lynley éprouva du mal à croire qu’elle approchait de la quarantaine. Elle paraissait dix ans de moins, et à la lueur clémente du feu, qui donnait à sa peau des reflets dorés presque translucides, Lynley se souvint de la Diane au repos de Boucher, car l’éclat du teint, les joues délicatement colorées et la courbe fragile de l’oreille lorsqu’elle rejetait sa chevelure en arrière étaient identiques. Elle resplendissait, et si ses yeux, au lieu d’être couleur de bleuet, avaient été bruns, elle aurait pu servir de modèle au tableau de Boucher.

Pas étonnant que Gabriel lui ait couru après, pensa Lynley.

Il lui offrit une cigarette qu’elle accepta. Sa main aux longs doigts ornés de plusieurs anneaux de diamants se posa sur la sienne pour maintenir le briquet, dans un mouvement très étudié et séducteur.

— Pourquoi vous êtes-vous querellée avec votre mari hier soir ? demanda-t-il.

Joanna leva un sourcil à l’arc parfait et examina un moment le sergent Havers de la tête aux pieds, comme pour mesurer celle-ci à l’aune de sa jupe minable et de son pull taché de cendre.

— Parce que j’étais fatiguée de servir de cible à la lubricité de Robert Gabriel depuis six mois, répliqua-t-elle avec franchise avant d’opérer une pause, comme si elle attendait une réponse – un hochement de tête compatissant, ou bien un ricanement désapprobateur.

Lorsqu’il apparut que ni l’un ni l’autre ne venaient, elle fut obligée de continuer son récit.

— Tous les soirs, dans ma dernière scène d’Othello, il avait une jolie petite érection, inspecteur. Tous les soirs, au moment où il est censé m’étrangler, il commençait à se tortiller sur le lit comme un gamin pubère qui vient de découvrir combien il peut s’amuser avec la petite saucisse qu’il a entre les jambes. Je ne voulais plus entendre parler de lui, et je pensais que David l’avait compris. Apparemment non, puisqu’il a négocié un nouveau contrat qui m’oblige à travailler avec Gabriel.

— Vous vous êtes disputés à propos de la nouvelle pièce ?

— Nous nous sommes disputés à propos de tout. La nouvelle pièce n’était qu’un élément de la querelle.

— Et vous vous opposiez également au rôle d’Irene Sinclair.

Joanna projeta ses cendres de cigarette dans la cheminée.

— Mon mari a traité cette affaire de la façon la plus stupide qui soit. Il m’a placée dans une position où je vais devoir, d’une part repousser les assauts de Robert Gabriel pendant un an, d’autre part empêcher l’ex-femme de Gabriel de m’utiliser comme marchepied pour se lancer dans sa nouvelle carrière. Inspecteur, je ne vous cacherai pas que je suis ravie que la pièce de Joy tombe à l’eau. Vous pouvez interpréter cela comme un signe de culpabilité si vous le désirez, mais je ne vais sûrement pas jouer les affligées alors que je connaissais à peine cette femme. Je suppose que cela me donne également un mobile, mais je n’y peux rien.

— Votre mari dit que vous vous êtes absentée de votre chambre une partie de la nuit.

— J’avais donc l’occasion de trucider Joy ? Oui, je suppose qu’on peut voir les choses sous cet angle.

— Où êtes-vous allée après votre scène dans la galerie ?

— D’abord, dans notre chambre.

— Quelle heure était-il ?

— Peu après onze heures, je pense. Mais je n’y suis pas restée. Je savais que David allait revenir, contrit, et prêt à la réconciliation habituelle. Je ne voulais pas de cette réconciliation, ni de lui, d’ailleurs. Je me suis donc rendue dans le petit salon qui se trouve à côté de la galerie. Il y a là un antique gramophone, et des disques encore plus antiques. J’ai écouté de vieux airs de music-hall. Francesca Gerrard doit être une sacrée fan d’Ethel Merman, d’ailleurs.

— Quelqu’un a-t-il pu vous entendre ?

— Pour confirmer mon alibi, vous voulez dire ? (Elle secoua la tête, apparemment indifférente au fait que celui-ci ne reposait donc sur rien.) Ce petit salon est à l’écart, dans le corridor nord-ouest. Je doute que quiconque ait pu entendre quoi que ce soit. À moins qu’Elizabeth n’ait été en train de sacrifier à sa bonne habitude d’écouter aux portes. Elle paraît exceller à ce sport.

— Qui se trouvait à la réception lorsque vous êtes arrivée hier ? demanda Lynley sans relever.

Joanna tripota une mèche de cheveux.

— À part Francesca, je ne me souviens de personne en particulier. (Elle fronça les sourcils d’un air pensif.) Sauf Jeremy Vinney. Il s’est montré à la porte du salon de musique et a dit quelques mots. Ça, je m’en souviens.

— Curieux, que la présence de Vinney subsiste dans votre esprit.

— Pas du tout. Il a eu un petit rôle dans une pièce dans laquelle je jouais, à Norwich, il y a des années. Lorsque je l’ai vu hier, je me souviens avoir pensé qu’il avait toujours autant de présence qu’à l’époque. C’est-à-dire aucune. Il a perpétuellement l’air de quelqu’un qui vient de sauter quinze lignes de texte et qui n’est pas fichu d’improviser pour se sortir du pétrin. Il n’arriverait même pas à murmurer correctement. Le pauvre, il n’a vraiment aucun talent pour le théâtre, j’en ai peur. De toute façon, il est bien trop courtaud pour jouer un rôle de premier plan.

— À quelle heure avez-vous regagné votre chambre ?

— Je ne sais pas exactement, je n’ai pas regardé. J’ai simplement écouté des disques jusqu’au moment où je me suis suffisamment reprise. (Son regard s’attarda sur le feu. Son calme s’altéra légèrement tandis qu’elle lissait du doigt le pli de son pantalon.) Non, ce n’est pas tout à fait vrai, n’est-ce pas ? Je voulais être certaine que David ait le temps de s’endormir. Une histoire d’amour-propre, je suppose, encore que je me demande maintenant pourquoi diable j’ai pu vouloir lui donner une chance de sauver la face.

— De sauver la face ? s’enquit Lynley.

Elle eut un sourire vif, sans raison apparente. Une façon de concentrer automatiquement l’attention du public sur sa beauté plutôt que sur la qualité de son interprétation.

— Inspecteur, David est entièrement dans son tort, dans cette histoire de contrat avec Robert Gabriel. Et si j’étais revenue plus tôt, il aurait essayé d’apaiser nos dissensions. Mais… (Elle détourna de nouveau le regard, passant l’extrémité de sa langue sur ses lèvres comme pour gagner du temps.) Je m’excuse, mais je ne crois pas pouvoir vous confier… C’est idiot de ma part, n’est-ce pas ? Vous allez peut-être même vouloir m’arrêter. Mais il y a des choses… Je sais que David ne vous l’aurait jamais dit lui-même. Mais je ne pouvais pas revenir dans notre chambre avant qu’il ne soit endormi, je ne pouvais tout simplement pas. Comprenez-moi, s’il vous plaît.

Lynley devina qu’elle lui demandait la permission de cesser de parler, mais il demeura silencieux, attendant simplement qu’elle continue. Lorsqu’elle reprit enfin ses explications, ce fut en détournant le visage, après avoir écrasé sa cigarette.

— David aurait voulu se racheter. Mais il est incapable de… Depuis près de deux mois, maintenant. Oh, il aurait quand même essayé, parce qu’il aurait eu le sentiment qu’il me le devait. Et s’il avait échoué, la situation aurait été encore pire. Aussi, j’ai attendu jusqu’au moment où j’ai pensé qu’il devait être endormi. C’était le cas, et j’en ai été ravie.

Voilà qui constituait une information sensationnelle, qui rendait d’autant plus difficile à comprendre la longévité du couple Ellacourt-Sydeham. Comme si elle s’en était rendu compte, Joanna Ellacourt reprit la parole, d’une voix tranchante qu’aucun sentiment ne venait embarrasser.

— David fait partie de mon histoire personnelle, inspecteur. Je n’éprouve aucune honte à avouer que c’est lui qui m’a faite ce que je suis. Il est depuis vingt ans mon meilleur appui, mon meilleur critique, mon meilleur ami. On ne renonce pas à tout cela simplement parce que, de temps en temps, la vie vous inflige quelques désagréments.

Voilà qui était la plus éloquente affirmation de confiance conjugale que Lynley ait jamais entendue. Il n’en demeurait pas moins qu’il ne pouvait ignorer l’appréciation que David Sydeham avait donnée de sa femme. C’était effectivement une sacrément bonne actrice.

La chambre de Francesca Gerrard se trouvait éloignée au fin fond du corridor nord-est du second étage, là où le couloir se rétrécissait et où une vieille harpe abandonnée jetait une ombre à la Quasimodo. Ici, aucun portrait n’ornait les murs, aucune tapisserie ne protégeait du froid. Ici, les manifestations du confort et de la sécurité étaient absentes. Il n’y avait rien d’autre qu’un plâtre monochrome fissuré par l’âge, et un tapis fin comme du papier à cigarettes.

Après avoir jeté derrière elle un regard hâtif, Elizabeth Rintoul se glissa le long de ce couloir, s’arrêta devant la porte de sa tante, et tendit l’oreille. Un brouhaha de voix s’élevait du corridor ouest, mais l’intérieur de la chambre était silencieux. De ses ongles, elle frappa contre le bois, en un geste nerveux qui ressemblait aux coups de bec d’un petit oiseau. Personne ne l’invita à entrer. Elle frappa de nouveau.

— Tante Francie ? dit-elle sans se risquer à autre chose qu’un murmure.

Encore une fois, il n’y eut pas de réponse.

Elle savait que sa tante se trouvait à l’intérieur, car elle l’avait vue emprunter le couloir à peine cinq minutes après que la police les eut autorisés à regagner leurs chambres. Elle tourna donc la poignée, au toucher glissant dans sa main moite.

La pièce sentait la pomme d’ambre moisie, la poudre de riz douceâtre, l’analgésique âcre et l’eau de Cologne bon marché. Le mobilier était le pendant sinistre de l’indigence décorative du corridor : un lit étroit, une armoire et une commode, une psyché qui renvoyait d’étranges reflets verts distordants, rapetissant les mentons et gonflant les fronts.

Cette chambre n’avait pas toujours été celle de sa tante. Elle n’avait emménagé dans cette partie de la demeure qu’après la mort de son mari, comme si son inconfort et son absence de raffinement participaient du rituel du deuil. À cet instant, elle avait d’ailleurs l’air de sacrifier à celui-ci car, assise à l’extrême bord de son lit, le dos droit, elle était absorbée dans la contemplation d’un portrait photographique de son mari suspendu au mur, et qui constituait la seule et unique décoration de la pièce. C’était un portrait solennel, qui ne ressemblait pas du tout à l’oncle Phillip qu’Elizabeth avait connu dans son enfance, mais indiscutablement à l’homme mélancolique qu’il était devenu. Après le réveillon du Nouvel An. Après oncle Geoffrey.

Elizabeth referma doucement la porte derrière elle, mais lorsque le battant grinça contre la serrure, sa tante eut un hoquet étouffé, bondit et se retourna, les mains levées comme des griffes pour se défendre.

Elizabeth se raidit. Comment un geste aussi simple pouvait-il tout ressusciter, ramener à la surface un souvenir soigneusement enfoui et qu’on croyait oublié ? Une petite fille de six ans, dans le Somerset, qui se dirigeait joyeusement vers les écuries, qui voyait les filles de cuisine lorgner à travers une brèche dans le mur de pierre du bâtiment, qui les entendait murmurer, « Viens donc voir des tapettes, petite », sans savoir ce que cela signifiait, mais mourant d’envie – et à quel point, toujours – de se faire des amis, qui collait son œil à la fente, et voyait deux valets d’écurie, leurs vêtements éparpillés dans une stalle, l’un d’entre eux à quatre pattes et l’autre allant et venant derrière lui en grognant, et leurs deux corps couverts d’une sueur qui luisait comme de l’huile ; une petite fille qui, effrayée, reculait, pour entendre le rire étouffé des filles de cuisine. Un rire qui se moquait d’elle. De son innocence et sa naïveté. Et elle avait voulu les frapper, les blesser, leur arracher les yeux avec des griffes comme celles de tante Francie.

— Elizabeth ! s’exclama Francesca en baissant les bras. Tu m’as fait peur, ma chérie.

Celle-ci la regarda avec prudence, redoutant de devoir affronter d’autres souvenirs indésirables ranimés par d’autres gestes. Elle constata que Francesca avait commencé à se préparer pour le dîner lorsque le portrait de son mari l’avait plongée dans la rêverie qu’Elizabeth venait d’interrompre. Sa tante se regarda dans la glace en brossant ses cheveux gris clairsemés, et lui sourit, mais le tremblement de ses lèvres démentait le calme qu’elle tentait d’afficher.

— Tu sais, quand j’étais enfant, je me suis habituée à me regarder dans un miroir sans voir mon propre visage. Les gens disent que c’est impossible, mais j’y suis parvenue. Je peux comme cela me coiffer, me maquiller, mettre mes boucles d’oreilles, sans être obligée de voir combien je suis laide.

Elizabeth ne se donna même pas la peine d’offrir une protestation rassurante. Celle-ci aurait été une insulte, car sa tante disait vrai. Elle était laide, et l’avait toujours été, affligée d’un long visage chevalin, de dents proéminentes et d’un menton inexistant. Dotée d’un corps dégingandé, tout en bras et en jambes, elle était le réceptacle de toutes les tares génétiques de la famille Rintoul. Elizabeth avait souvent pensé que sa laideur constituait la raison pour laquelle sa tante arborait tant de bijouterie de pacotille, comme pour détourner l’attention de son infortune physique.

— N’y fais pas attention, Elizabeth, lui dit-elle gentiment. Elle est pleine de bonnes intentions. Vraiment, tu sais. Ne prends pas cela tellement à cœur.

La gorge d’Elizabeth se serra. Sa tante la connaissait tellement bien, l’avait toujours tellement bien comprise.

— « Donne donc un verre à Mr Vinney, ma chérie… » dit Elizabeth en imitant la voix effacée de sa mère. J’aurais voulu mourir sur place. Même en présence de la police, même avec Joy, elle n’arrête pas, elle ne peut pas s’en empêcher. Il n’y aura jamais de fin.

— Elle veut ton bonheur, ma chérie, et elle le voit dans le mariage.

— Un mariage comme le sien ? remarqua-t-elle avec amertume.

Sa tante fronça les sourcils, posa sa brosse sur la commode, et plaça soigneusement le peigne dessus.

— Je t’ai montré les photos que m’a données Gowan ? dit-elle avec entrain en ouvrant le tiroir supérieur, qui grinça et se coinça. Brave garçon. Il a vu une revue avec ces photos, tu sais, avant et après, et a décidé que nous allions faire la même chose, prendre des clichés de chaque pièce au fur et à mesure de la rénovation. Et puis peut-être les exposerons-nous lorsque tout sera terminé. Ou bien peut-être intéresseront-elles un historien. À moins que nous ne les utilisions pour…

Elle lutta en vain avec le tiroir, dont l’humidité avait fait jouer le bois.

Elizabeth la regarda en silence. Ainsi fonctionnait toujours le cercle de famille : questions sans réponses, secrets, repli sur soi. Tous les membres étaient des conspirateurs occupés à ignorer le passé dans l’espoir qu’il finisse par s’évanouir. Son père, sa mère, oncle Geoffrey, grand-père. Et maintenant tante Francie. Elle aussi devait fidélité aux liens du sang.

Inutile de demeurer plus longtemps dans cette chambre. Une seule chose encore devait être dite, et Elizabeth prit son courage à deux mains pour l’exprimer.

— Tante Francie. S’il te plaît.

Celle-ci leva les yeux. Elle tirait toujours en vain sur le tiroir, sans se rendre compte qu’elle ne faisait que le coincer davantage.

— Je voulais que tu saches. Il faut que tu saches… Je… Je crois que je ne me suis pas du tout débrouillée comme il le fallait, hier soir.

Francesca finit par abandonner son tiroir.

— Que veux-tu dire par là, ma chérie ?

— C’est juste que… Elle n’était pas seule. Elle n’était même pas dans sa chambre. Je n’ai donc pas eu l’occasion de lui parler, de lui transmettre ton message.

— Aucune importance, ma chérie. Tu as fait de ton mieux, n’est-ce pas ? Et de toute façon…

— Non ! S’il te plaît !

Comme toujours, la voix de sa tante, chargée de compassion, comprenait parfaitement le sentiment qui l’habitait, celui d’être dénuée de toute capacité, de tout talent, de tout espoir. Elizabeth sentit sa gorge se nouer dans un sanglot sec devant cette acception inconditionnelle. Elle ne supportait pas de pleurer, que ce soit de tristesse ou de douleur, aussi se détourna-t-elle et quitta-t-elle la pièce.

— Saleté de truc !

Gowan Kilbride venait d’atteindre le point de non-retour dans sa capacité à survivre aux contrariétés ininterrompues. Ce qui s’était passé dans la bibliothèque avait déjà été suffisamment pénible, mais n’avait fait qu’empirer avec la certitude que Mary Agnes avait accordé à Robert Gabriel les privautés interdites à Gowan – la jeune fille n’avait ni confirmé ni nié. Et maintenant, voilà que Mrs Gerrard l’expédiait dans l’arrière-cuisine pour qu’il fasse quelque chose à propos de cette foutue chaudière, qui n’avait jamais marché convenablement en cinquante ans… C’en était trop pour la même personne.

Il jura de nouveau, et jeta violemment sa clé anglaise. Celle-ci ébrécha le carrelage, rebondit, et glissa sous cette maudite chaudière.

— Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu ! fulmina-t-il.

Il s’accroupit, tâtonna sous la machine, et se brûla au métal surchauffé.

— Sacré bon sang ! hurla-t-il en se rejetant en arrière et en regardant la vieille mécanique comme s’il s’agissait d’un être malveillant.

Il flanqua successivement deux coups de pied dedans. À la pensée de Mary Agnes et Robert Gabriel ensemble, il lui expédia un troisième coup, qui délogea un des tuyaux. Un arc d’eau bouillante jaillit.

— Oh merde ! Tu peux crever, saleté !

Il attrapa un torchon près de l’évier, qu’il enroula autour du tuyau pour éviter de se brûler davantage. Luttant pour maintenir le tuyau rebelle, essayant de détourner le jet de gouttelettes brûlantes de son visage et de ses cheveux, il s’aplatit sur le ventre. D’un main, il tenta de reloger le tuyau en place, tandis que, de l’autre, il cherchait sa clé, qu’il finit par localiser contre le mur du fond. Il rampa pour se rapprocher, et ses doigts ne se trouvaient plus qu’à quelques centimètres de l’outil lorsque toute la pièce plongea dans l’obscurité. Pour couronner le tout, l’unique ampoule venait de sauter. Il ne demeurait que la lueur provenant de la chaudière elle-même, un mince filet rougeoyant qui brûlait droit devant ses yeux. Ça, c’était le bouquet.

— Espèce de vieille saloperie de merde ! Espèce de vieux tas rouillé ! Espèce de…

Et soudain, Gowan sut qu’il n’était pas seul.

— Qui est là ? Venez donc m’aider !

Pas de réponse.

— Ici ! Là, par terre !

Toujours pas de réponse.

Il tourna la tête, et tenta de percer la pénombre. Il allait de nouveau appeler – plus fort, cette fois-ci, car il sentait sa nuque se hérisser – lorsqu’il y eut un mouvement dans sa direction. Il eut l’impression qu’une douzaine de personnes se précipitaient sur lui en même temps.

— Hé…

Un coup étrangla le cri dans sa gorge. Une main lui agrippa la nuque et lui cogna violemment la tête contre le sol. La douleur gronda dans ses tempes. Ses doigts relâchèrent leur prise sur le tuyau, et l’eau lui éclaboussa le visage, l’aveugla, l’ébouillanta. Il se débattit de toutes ses forces, mais fut projeté sauvagement sur le tuyau, qui lui brûla la poitrine, l’estomac, les jambes. Ses vêtements de laine imprégnés de l’eau comme d’un acide se collèrent à sa peau.

— Haaa…

Il tenta de crier tandis que la douleur et la terreur le dévastaient, mais un genou se logea au creux de ses reins, la main qui s’enroulait dans ses cheveux l’obligea à tourner la tête et projeta son front, son nez et son menton dans la flaque d’eau bouillante qui se formait sur le carrelage.

Il sentit l’arête de son nez se briser, la peau de son visage s’écorcher. Et, à l’instant où il commençait à comprendre que son invisible assaillant voulait le noyer dans un centimètre d’eau, il perçut le claquement reconnaissable entre tous du métal sur le carrelage.

Une seconde plus tard, le couteau plongea dans son dos.

La lumière se ralluma.

Des pas vifs grimpèrent les marches.