7

— Le plus important, c’est de savoir si tu crois à l’histoire de Stinhurst, souligna Saint-James.

Il se trouvait avec Lynley dans la chambre située à l’angle de l’aile nord-ouest et du corps principal. C’était une petite pièce meublée de pin et de hêtre, avec un papier peint au motif de guirlandes d’herbe aux écus sur un fond bleu pâle. La vague odeur chimique d’un détergent ou d’un désinfectant y flottait, désagréable mais peu tenace. À travers la fenêtre, Lynley apercevait l’aile ouest, où Irene Sinclair faisait les cent pas dans sa chambre. Elle paraissait se demander si elle devait mettre ou non la robe qu’elle portait au creux du bras. Son visage, un ovale blanc étiré encadré de cheveux noirs, semblable à une étude de peintre sur les contrastes, paraissait fané. Lynley laissa retomber le rideau, et découvrit en se retournant que son ami avait commencé à s’habiller pour le dîner.

La tâche était malaisée, rendue plus difficile encore par le fait que le beau-père de Saint-James n’était pas là pour l’assister, et qu’il n’avait besoin de cette aide pour les gestes les plus simples que depuis une nuit bien particulière d’imprudente soûlerie de Lynley. Il regarda Saint-James, désireux de lui offrir ses services tout en sachant que ceux-ci seraient poliment refusés. Son ami découvrit l’appareil orthopédique soutenant sa jambe, utilisa les béquilles, délaça ses chaussures, sans que son visage n’affiche autre chose que de l’indifférence, comme si l’agilité et la souplesse dont il faisait preuve à peine dix ans auparavant n’avaient jamais existé.

— Le récit de Stinhurst sonnait vrai, Saint-James. Ce n’est pas exactement le genre d’histoire qu’on invente pour se soustraire à une accusation de meurtre, non ? Que diable pourrait-il gagner à donner une image peu flatteuse de sa propre femme ? Au contraire, il n’a fait qu’aggraver son cas, car il dispose maintenant d’un solide mobile.

— Invérifiable, remarqua légèrement Saint-James, à moins que tu ne poses directement la question à lady Stinhurst. Et quelque chose me dit que Stinhurst parie sur le fait que tes manières de gentleman t’en empêcheront.

— Je le ferai, bien entendu. Si cela se révèle nécessaire.

Saint-James laissa tomber sur le sol une de ses chaussures, et entreprit d’en fixer une autre à son appareil orthopédique.

— Autre chose, Tommy. Considérons un instant que son histoire est vraie. Ce serait bien malin de sa part de souligner qu’il a un mobile de façon aussi évidente. Ainsi, tu n’as pas besoin de fouiller plus avant. On peut même aller jusqu’à penser que tu ne pourras pas le soupçonner de meurtre puisqu’il s’est montré parfaitement honnête avec toi depuis le début. Malin, n’est-ce pas ? Un peu trop malin. Et quel meilleur moyen d’accentuer encore la nécessité de détruire des indices que d’accepter la venue de Jeremy Vinney, un homme susceptible de révéler n’importe quelle histoire embarrassante après la mort de Joy ?

— Dans ce cas, tu considères que Stinhurst savait déjà que les modifications de la pièce de Joy allaient mettre en lumière la liaison de sa femme et de son frère. Mais à ce moment-là, ça ne colle pas avec le fait d’attribuer à Helen la chambre voisine de celle de Joy, non ? Ni avec la porte donnant sur le couloir fermée à clé. Ni avec les empreintes de Davies-Jones sur cette clé.

Saint-James n’exprima aucun désaccord, mais se contenta de remarquer :

— Si on va par là, Tommy, ça ne colle pas non plus avec le fait que Sydeham s’est trouvé seul une partie de la nuit, de même que sa femme. L’un et l’autre avaient la possibilité de la tuer.

— La possibilité, oui. Il semble que tout le monde l’ait eue. Mais le problème, c’est le mobile. Sans compter le fait que la porte de Joy était fermée, et donc que le meurtrier, soit avait accès aux clés, soit est passé par la chambre d’Helen. On en revient toujours là, vois-tu.

— Stinhurst pouvait avoir accès aux clés, non ? Il t’a dit lui-même qu’il était déjà venu ici.

— De même que sa femme, sa fille, et Joy. Même David Sydeham a pu s’emparer des clés si, plus tard dans l’après-midi, il a eu la curiosité d’aller voir dans quelle pièce avait disparu Elizabeth Rintoul à leur arrivée. Mais c’est un peu tiré par les cheveux, non ? Pourquoi cette curiosité ? Mieux encore, pourquoi Sydeham aurait-il tué Joy Sinclair ? Pour éviter à sa femme de jouer avec Robert Gabriel ? Ça ne marche pas. Apparemment, le contrat est bien ficelé. La mort de Joy ne lui a servi à rien.

— Nous en revenons donc au même point, non ? La mort de Joy ne paraît profiter qu’à une seule personne : Stuart Rintoul, lord Stinhurst. La pièce qui promettait d’être tellement embarrassante pour lui ne sera jamais montée, par personne. Je ne vois pas comment tu peux ignorer un tel mobile.

— Écoute…

On frappa à la porte. Lynley ouvrit à l’agent Lonan, qui brandissait devant lui un sac dans une pochette de plastique. Il le tenait des deux mains de l’air guindé d’un maître d’hôtel présentant un plateau de hors-d’œuvre de qualité douteuse.

— C’est celui de Sinclair, expliqua-t-il. L’inspecteur a pensé que vous auriez envie d’y jeter un coup d’œil avant que le labo ne l’examine.

Lynley posa l’objet sur le lit, et enfila les gants de latex que Saint-James tira du sac de voyage ouvert à ses pieds.

— Où a-t-il été retrouvé ?

— Dans le salon de musique. Sur la banquette sous la fenêtre, derrière les rideaux.

— Dissimulé ? demanda Lynley avec un regard vif.

— Non. Comme si elle l’avait jeté là de la même façon qu’elle jetait tout dans sa chambre.

Lynley ouvrit la pochette de plastique, et fit glisser le sac sur le lit. Les deux hommes l’observèrent avec curiosité, tandis qu’il l’ouvrait et en renversait le contenu. Puis il entreprit de le trier lentement en deux piles. Dans l’une, il plaça les objets communs à des centaines de sacs à main portés par des centaines de femmes : un trousseau de clés reliées par un gros anneau de cuivre, deux stylos à bille bon marché, un paquet de chewing-gum entamé, une pochette d’allumettes, et une paire de lunettes noires dans un étui de cuir neuf.

Il forma une seconde pile avec le reste, qui témoignait de ce que Joy Sinclair, comme beaucoup de femmes, avait imprimé la marque de sa personnalité à un objet aussi banal qu’un sac à bandoulière noir. Il feuilleta d’abord son carnet de chèques, sans rien découvrir de particulier. L’état de ses finances n’avait de toute évidence intéressé sa propriétaire que de façon toute relative, puisqu’elle n’avait pas fait ses comptes depuis au moins six semaines. Quant à son portefeuille, il contenait près de cent livres en billets divers. Mais ni le chéquier ni le portefeuille ne retinrent l’attention de Lynley lorsque son regard tomba sur les deux derniers objets conservés dans son sac par Joy Sinclair : un agenda et un petit magnétophone.

L’agenda était neuf, à peine utilisé. Le week-end à Westerbrae était noté, tout comme un déjeuner avec Jeremy Vinney deux semaines auparavant. Etaient notés également une soirée au théâtre, un rendez-vous chez le dentiste, une sorte d’anniversaire, et trois rendez-vous marqués « Upper Grosvenor Street », mais tous ces événements étaient rayés, comme s’ils avaient été annulés. Lynley consulta l’emploi du temps du mois suivant, vierge, puis le suivant. Là, un seul mot, « P. Green », était écrit sur toute une semaine, puis « Chapitres 1-3 » la semaine suivante. À l’exception d’une note, le 25, « Anniversaire de S. », il n’y avait rien d’autre.

— J’aimerais garder ça, pour l’instant, dit Lynley d’un ton pensif. Le contenu, pas le sac. Voulez-vous en informer Macaskin avant qu’il ne s’en aille ?

Lonan acquiesça et quitta la pièce. Lynley attendit que la porte se soit refermée sur lui pour ramasser le magnétophone et le mettre en marche après avoir jeté un coup d’œil à Saint-James.

Elle avait une voix de gorge harmonieuse et très agréable. Le genre de voix rauque et aguichante porteuse d’une sorte de sensualité naturelle que certaines femmes considèrent comme un don du ciel et d’autres comme une malédiction. La bande s’interrompait puis repartait, avec des tempos et des bruits de fond différents – la circulation, le métro, un peu de musique –, comme si elle avait sorti le magnétophone de son sac pour enregistrer ses réflexions au moment où elles lui traversaient l’esprit.

« Essayer de reporter Edna au moins pendant deux jours encore. Peut-être croira-t-elle à la grippe… Ce pingouin ! Elle adorait les pingouins, ce sera parfait… Par pitié, ne pas laisser maman oublier Sally encore une fois cette année… John Darrow pensait le plus grand bien d’Hannah jusqu’à ce que les circonstances l’obligent à en penser le pire… S’occuper des billets et d’un endroit décent où séjourner. Cette fois-ci, prendre un manteau plus épais… Jeremy. Jeremy. Seigneur, pourquoi se torturer à son propos ? Ce n’est pas pour toute la vie… Il faisait nuit, et bien que la tempête d’hiver… Fantastique, Joy. Pourquoi pas une nuit noire de tempête, et jeter la créativité au diable une fois pour toutes… Se souvenir de cette odeur étrange : celle des épaves et des légumes en décomposition emportés par le courant de la rivière à la suite de la dernière tempête… Le bruit des grenouilles, les pompes, et la terre plate à perte de vue… Pourquoi ne pas demander à Rhys la meilleure façon de l’aborder ? Il a un bon contact avec les gens. Il pourra sûrement m’aider… Rhys veut… »

Lynley arrêta le magnétophone sur ces mots. Il leva les yeux, et vit que Saint-James l’observait. Pour gagner du temps en attendant que l’inévitable ne se produise entre eux, Lynley ramassa le contenu du sac de Joy et le plaça dans une nouvelle pochette en plastique que Saint-James avait sortie de son sac de voyage. Il replia celle-ci, et la porta sur la commode.

— Pourquoi n’as-tu pas interrogé Davies-Jones ? demanda Saint-James.

Lynley retourna au pied du lit, ouvrit sa valise, et en sortit sa tenue de soirée, se donnant le temps de réfléchir à la question de son ami.

Il aurait été facile de répondre que les circonstances ne lui avaient pas laissé le loisir d’interroger le Gallois, que cette affaire s’était jusqu’à présent déroulée suivant une certaine logique, et qu’il avait intuitivement suivi celle-ci pour voir où elle menait. L’explication n’était pas dénuée d’un fond de vérité. Mais, au-delà de cette vérité, Lynley reconnaissait une autre réalité désagréable. Il luttait avec le besoin d’éviter la confrontation, un besoin qu’il n’avait pas encore réussi à admettre, tant il lui était étranger.

Il entendait Helen dans la pièce voisine, ses mouvements légers, vifs, et efficaces. Il les avait entendus des milliers de fois au cours des ans, sans jamais les remarquer. À cet instant, ils résonnaient comme amplifiés, comme pour s’imprimer de façon permanente dans son esprit.

— Je ne veux pas la blesser, dit-il enfin.

Saint-James était en train de fixer une chaussure noire à son appareil, et s’interrompit dans l’effort, l’air surpris, lui qui demeurait d’habitude réservé.

— Tu as une drôle de façon de le montrer, Tommy.

— Tu parles comme Havers. Mais que veux-tu que je fasse ? Helen est décidée à demeurer aveugle à l’évidence. Dois-je lui démontrer les faits maintenant, ou bien tenir ma langue et la laisser s’enfoncer à corps perdu dans sa liaison avec ce type, pour qu’elle soit complètement désespérée lorsqu’elle s’apercevra à quel point il l’a manipulée ?

— Si il l’a manipulée.

Lynley sortit une chemise propre, la boutonna avec une nervosité mal dissimulée, et noua sa cravate.

— Si ? Et à quoi crois-tu donc que rimait sa visite chez elle la nuit dernière, Saint-James ?

Sa question ne reçut pas de réponse. Il sentit sur lui le regard de son ami, et s’énerva sur son nœud de cravate.

— Oh, merde ! marmonna-t-il, furieux.

On frappa à la porte. Lady Helen s’attendait à trouver dans le couloir le sergent Havers, ou bien Lynley ou Saint-James, venus l’escorter à la salle à manger comme la principale suspecte ou le témoin clé placé sous la protection de la police. Il s’agissait de Rhys, qui demeura silencieux, visiblement nourri de doutes sur la façon dont il allait être reçu. Lady Helen sourit ; il pénétra dans la pièce et referma la porte derrière lui.

Ils se regardèrent comme des amants coupables mourant d’envie d’une rencontre clandestine. La nécessité d’agir avec discrétion intensifiait leurs sensations, leur désir, renforçait le lien nouvellement formé entre eux. Lorsqu’il tendit les bras, lady Helen s’y réfugia plus que spontanément.

Il lui embrassa le front, les paupières, les joues, et enfin la bouche. Elle répondit à son baiser, le pressant contre elle comme si sa présence pouvait lui faire oublier cette journée. Le contact de son corps contre le sien fit naître une douce impatience, et elle se mit à trembler, transpercée par un éclair de désir inattendu, jailli de nulle part, qui courut dans ses veines comme un feu liquide. Elle enfouit son visage contre son épaule, et il resserra son étreinte d’un geste familier et possessif.

— Mon amour, murmura-t-il.

À ces mots, elle tourna la tête et chercha de nouveau sa bouche. Au bout d’un moment, il chuchota :

— Aw bey browden on ye, lassie. Je me languissais de toi, ma belle, mais je suppose que tu l’as remarqué, ajouta-t-il avec un petit rire.

Elle leva la main pour caresser ses tempes poivre et sel, et sourit, rassurée sans très bien savoir pourquoi.

— Et où diable un sombre Gallois a-t-il appris l’écossais ?

Sa bouche se crispa, il se raidit imperceptiblement, et lady Helen comprit qu’elle avait innocemment posé la mauvaise question.

— À la clinique, répondit-il.

— Mon Dieu, je suis désolée. Je ne pensais pas…

Il secoua la tête et la pressa contre lui, posant sa joue contre ses cheveux.

— Je ne t’ai rien raconté, n’est-ce pas, Helen ? Je crois que c’est quelque chose que je ne voulais pas que tu saches.

— Alors, ne me…

— Non. La clinique se trouvait à Portree, sur l’île de Skye. En plein cœur de l’hiver. Une mer grise, un ciel gris, une terre grise. Les bateaux partant pour le continent, et moi qui aurais donné n’importe quoi pour me trouver sur l’un d’entre eux. J’ai parfois pensé que Skye me pousserait à boire de façon définitive et permanente. C’est le genre d’endroit parfait pour mettre sa résistance à l’épreuve. Pour survivre, il n’y avait que deux solutions : une lampée de whisky en cachette de temps en temps, ou bien apprendre l’écossais. J’ai choisi l’écossais, qui lui, au moins, m’était garanti par mon voisin de chambre, qui se refusait à parler quoi que ce soit d’autre.

Il effleura sa chevelure en un geste hésitant.

— S’il te plaît, Helen. Pour l’amour de Dieu. Je ne veux pas de ta pitié.

Il agissait toujours de la même façon, pensa-t-elle. Il coupait court à toute ombre de compassion qui aurait pu se dresser entre lui et le reste du monde. La pitié le maintenait en position de faiblesse, prisonnier d’une maladie incurable. Elle fit sienne sa souffrance.

— Comment as-tu pu penser une seconde que j’éprouvais de la pitié ? Tu crois que ce qu’il y a eu entre nous la nuit dernière était de la pitié ?

Il eut un soupir las.

— J’ai quarante-deux ans. Tu sais cela, Helen ? J’ai quinze ans de plus que toi. Mon Dieu, plus peut-être ?

— Douze.

— Je me suis marié à vingt-deux ans. Toria en avait dix-neuf. Tous les deux sortant de nos théâtres de province, et persuadés de devenir les prochaines gloires du West End.

— J’ignorais cela.

— Elle m’a quitté. Je venais de passer la saison d’hiver dans le Norfolk et le Suffolk – deux mois par-ci, un mois par-là. À coucher dans des hôtels sordides et puants et à penser que ce n’était pas si mal, puisque ça permettait de se nourrir et d’habiller les enfants. Mais quand je suis rentré à Londres, elle était partie, partie chez elle en Australie, retrouver papa, maman, et la sécurité. Avoir plus que du pain à manger, et se payer des chaussures.

— Combien de temps êtes-vous restés mariés ?

— Cinq ans, seulement. Mais suffisamment pour que Toria affronte ce qu’il y avait de pire en moi.

— Ne dis pas…

— Si. J’ai vu mes enfants une fois en quinze ans. Ce sont des adolescents, aujourd’hui, un garçon et une fille qui ne me connaissent même pas. Et le pire est que c’est entièrement ma faute. Toria ne m’a pas quitté parce que ma carrière théâtrale était un échec, et Dieu sait pourtant que mes chances de succès étaient infimes. Elle m’a quitté parce que j’étais alcoolique. Je le suis toujours, Helen. Un alcoolique, Helen, tu ne dois jamais l’oublier. Je ne dois pas te le laisser oublier.

Elle répéta ce qu’il avait lui-même dit un soir de vent tandis qu’ils se promenaient dans Hyde Park :

— Après tout, ce n’est qu’un mot, n’est-ce pas ? Il n’a que le pouvoir qu’on veut bien lui accorder.

Il secoua la tête. Elle sentait le lourd battement de son cœur.

— Non, dit-il en posant ses doigts au creux de sa nuque. Ils croient que je l’ai tuée, n’est-ce pas, Helen ? ajouta-t-il en s’exprimant avec précaution par-dessus sa tête, comme s’il avait soigneusement pesé chaque mot.

Ses bras se resserrèrent autour de lui de leur propre gré, lui évitant de répondre.

— Je me suis demandé comment ils voyaient les choses, continua-t-il. Je suis venu dans ta chambre, je t’ai apporté du cognac pour te soûler, je t’ai fait l’amour pour détourner ton attention, puis j’ai poignardé ma cousine. Pourquoi, cela reste à découvrir, bien sûr. Mais ils ne tarderont pas à trouver quelque chose, je n’en doute pas.

— Le cognac était ouvert, chuchota lady Helen.

— Ils pensent que j’ai mis quelque chose dedans ? Seigneur ! Et toi ? Tu le penses aussi ? Tu penses que je suis venu avec l’intention de te droguer puis d’assassiner ma cousine ?

— Bien sûr que non.

Elle leva les yeux, et vit se peindre sur le visage de Rhys un mélange de fatigue et de tristesse, tempéré par le soulagement.

— Je l’ai ouvert lorsque je suis sorti du lit, dit-il. Dieu sait que j’en avais envie. J’en mourais d’envie. Mais tu t’es réveillée, tu es venue vers moi, et très franchement j’ai découvert que je te désirais davantage.

— Tu n’as pas besoin de me le dire.

— J’étais à deux doigts de boire. À deux centimètres. Il y a des mois que cela ne m’était pas arrivé. Si tu n’avais pas été là…

— Cela n’a pas d’importance. J’étais là. Je suis là.

Des voix s’élevèrent de la pièce voisine : celle de Lynley, emportée, suivie du murmure placide de Saint-James. Ils écoutèrent. Puis Rhys parla :

— Ta loyauté va se trouver cruellement mise à l’épreuve dans cette affaire, Helen. Tu le sais, n’est-ce pas ? Et même si on te soumet des vérités irréfutables, tu vas devoir décider par toi-même pourquoi je suis venu dans ta chambre hier soir, pourquoi je voulais être avec toi, pourquoi je t’ai fait l’amour. Et surtout, décider de ce que j’ai pu faire tout ce temps pendant que tu dormais.

— C’est inutile, déclara-t-elle. En ce qui me concerne, il n’y a pas deux versions de cette histoire.

— Oh mais si, dit-il avec un regard sombre. Il y a la sienne et la mienne. Et tu le sais.

Lorsque Saint-James et Lynley pénétrèrent dans le salon de musique, ils constatèrent que la soirée s’apprêtait à être fort désagréable. Les assistants n’auraient pas montré avec plus de conviction le déplaisir qu’ils éprouvaient à être obligés de dîner avec New Scotland Yard s’ils avaient été mis en scène.

Joanna Ellacourt avait choisi de se placer au centre de la scène. Elle avait adopté une position mi-assise, mi-allongée sur un siège en bois de rose, et elle gratifia les deux arrivants d’un regard glacial avant de se détourner pour boire une gorgée d’une sorte de sirop rose surmonté de blanc, et de fixer la cheminée de style George II comme si ses deux pilastres vert pâle devaient à tout prix s’imprimer dans son esprit. Les autres étaient réunis autour d’elle sur des canapés ou des fauteuils, et leur conversation décousue cessa net à l’entrée des deux hommes.

Lynley parcourut l’assistance du regard, remarqua que certains étaient absents, et parmi eux plus particulièrement lady Helen et Rhys Davies-Jones. Tel un ange gardien, l’agent Lonan se tenait près d’un chariot à boissons dans le coin le plus reculé de la pièce, surveillant la compagnie d’un œil acéré, comme s’il attendait que l’un ou l’autre d’entre eux se livre à un nouvel acte de violence. Lynley et Saint-James le rejoignirent.

— Où sont les autres ? demanda Lynley.

— Pas encore descendus. Et cette dame-là vient juste d’arriver.

La dame en question était la fille de lord Stinhurst, Elizabeth Rintoul, qui approchait du chariot à boissons comme une femme marchant à la potence. À l’inverse de Joanna Ellacourt, qui s’était habillée pour le dîner de satin moulant comme si l’occasion était exceptionnelle, Elizabeth portait une jupe de tweed marron et un gros pull vert – à la fois vieux et peu seyants –, ce dernier décoré de trois trous de mites qui dessinaient un triangle isocèle sur son épaule gauche.

Lynley savait qu’elle avait trente-cinq ans, mais elle paraissait bien plus âgée, comme une vieille fille approchant l’âge mûr de la pire façon. La teinture marron choisie pour ses cheveux, peut-être dans une tentative de blond vénitien, avait pris des reflets cuivrés, et une frange rigide formait un écran derrière lequel elle pouvait observer le monde. La couleur et le style de sa coiffure suggéraient la copie malheureuse d’une photo de magazine et non une réflexion en fonction de son teint ou de la forme de son visage, un visage creux aux traits tirés, dont la lèvre supérieure commençait à se rider.

L’inquiétude se lisait dans son attitude, et elle triturait d’une main le tissu de sa jupe. Elle ne prit même pas la peine de les saluer, ou d’exprimer une quelconque formule de politesse. Il paraissait évident qu’elle attendait de poser sa question depuis plus de douze heures, et qu’elle n’attendrait pas plus longtemps. Pourtant, lorsqu’elle parla, ce fut sans réellement regarder Lynley. Ses yeux, qu’une ombre de maquillage bleu-vert mal appliqué soulignait, effleurèrent à peine son visage pour établir le contact, et demeurèrent ensuite obstinément rivés sur le mur derrière lui, comme si elle s’adressait au tableau suspendu là.

— Vous avez le collier ? demanda-t-elle sèchement.

— Je vous demande pardon ?

Les mains d’Elizabeth s’aplatirent contre sa jupe.

— Le collier de perles de ma tante. Je l’ai donné à Joy hier soir. Il est dans sa chambre ?

Un murmure s’éleva du groupe, et Francesca Gerrard se leva. Elle vint prendre sa nièce par le coude, et tenta de la ramener vers les autres, évitant de regarder les policiers.

— Ce n’est pas grave, Elizabeth, dit-elle à voix basse. Je t’assure. Pas grave du tout.

Elizabeth se dégagea.

— Si, c’est grave, tante Francie. Je n’étais pas d’accord pour le donner à Joy. Je savais que ça ne marcherait pas. Maintenant qu’elle est morte, je veux que tu le récupères, dit-elle en continuant de ne regarder personne en particulier.

Ses yeux étaient injectés de sang, ce que son maquillage ne faisait qu’accentuer.

Lynley s’adressa à Saint-James :

— Il y avait un collier de perles dans la chambre ?

Saint-James secoua la tête.

— Mais je le lui ai apporté. Elle n’était pas revenue dans sa chambre. Elle était dans la… Alors je lui ai demandé, à lui… (Elle s’interrompit, ses yeux cherchèrent et trouvèrent Jeremy Vinney.) Vous ne lui avez pas donné, hein ? Vous aviez dit que vous le feriez, mais non. Qu’avez-vous fait du collier ?

Le verre de gin-tonic de Vinney s’arrêta à mi-chemin de ses lèvres, et ses doigts boudinés et poilus se resserrèrent dessus. L’accusation le prenait visiblement par surprise.

— Moi ? Bien sûr que si, je le lui ai donné. Ne soyez pas stupide.

— Vous mentez ! s’écria-t-elle d’une voix perçante. Vous m’avez dit qu’elle ne voulait parler à personne ! Et vous l’avez mis dans votre poche ! Je vous ai entendus tous les deux dans votre chambre ! Je sais ce que vous cherchiez ! Mais quand elle n’a pas voulu, vous l’avez suivie dans sa chambre, hein ? Vous étiez furieux ! Vous l’avez tuée, et puis vous avez pris les perles !

Vinney bondit avec vivacité, malgré son poids. Il tenta d’écarter David Sydeham, qui l’avait agrippé par le bras.

— Espèce de sale mégère desséchée ! explosa-t-il. Vous étiez tellement jalouse que c’est probablement vous qui l’avez tuée ! Toujours en train d’espionner et d’écouter aux portes. Vous n’avez sûrement jamais tâté de la chose de plus près, hein ?

— Bon Dieu, Vinney…

— Et vous, qu’est-ce que vous faisiez avec elle ? (La colère avait fait naître des taches rouges sur les joues d’Elizabeth, et un rictus de mépris tordit sa bouche.) Vous espériez stimuler votre imagination créatrice en lui pompant la sienne ? Ou vous étiez à lui renifler les jupes comme tous les hommes ici ?

— Elizabeth ! supplia faiblement Francesca Gerrard.

— Parce que je sais pourquoi vous êtes venu ! Je sais ce que vous cherchiez !

— Elle est folle ! marmonna Joanna Ellacourt avec dégoût.

Sur ces mots, lady Stinhurst éclata, et cracha en réponse à la comédienne :

— Je vous interdis de dire ça ! Comment osez-vous ! Alors que vous vous pavanez comme une Cléopâtre mûrissante qui a besoin des hommes pour…

— Marguerite ! tonna la voix de son mari, qui réduisit tout le monde au silence.

Des pas qui résonnaient dans les escaliers puis le hall brisèrent la tension. Quelques secondes plus tard, les derniers convives pénétrèrent dans la pièce : le sergent Havers, lady Helen, Rhys Davies-Jones. Robert Gabriel fit son apparition derrière eux moins d’une minute plus tard.

Ses yeux naviguèrent du groupe tendu assis devant la cheminée à celui debout près du chariot à boissons, en passant par Elizabeth et Vinney remâchant leur colère. Instant rêvé pour un acteur, dont il savait parfaitement tirer parti.

— Ah, fit-il avec un sourire enjoué. Nous sommes tous en train de nous rouler dans la fange, si je ne m’abuse ? Qui d’entre nous lèvera donc le regard vers les étoiles ?

— Sûrement pas Elizabeth, en tout cas, rétorqua Joanna Ellacourt avant de replonger dans son verre.

Du coin de l’œil, Lynley vit Davies-Jones tirer lady Helen vers le chariot à boissons et lui servir un sherry. Il connaît même ses goûts, pensa-t-il d’un air sombre, avant de décider qu’il en avait assez de tout ce petit monde.

— Parlez-moi du collier de perles, demanda-t-il.

Francesca Gerrard palpa le collier bon marché qu’elle portait autour du cou, et dont les perles couleur puce juraient affreusement avec son chemisier vert. Elle baissa la tête et porta à sa bouche une main nerveuse, comme pour dissimuler ses dents proéminentes.

— Je… C’est ma faute, inspecteur. J’ai… J’ai bien demandé à Elizabeth d’offrir les perles à Joy. Elles ne sont pas inestimables, bien sûr, mais j’ai pensé que, si elle avait besoin d’argent…

— Ah, je vois. Un pot-de-vin.

Francesca Gerrard regarda lord Stinhurst.

— Stuart, tu ne veux pas… ? hésita-t-elle, mais son frère ne répondit pas. Oui. J’ai pensé qu’elle accepterait peut-être de renoncer à la pièce.

— Dis-lui combien valent les perles, insista brutalement Elizabeth. Dis-le-lui !

Francesca eut une délicate moue de dégoût, visiblement peu habituée à débattre de tels sujets en public.

— C’était un cadeau de mariage de Phillip. Mon mari. Elles étaient… parfaitement assorties, et…

— Elles valaient plus de huit mille livres ! jeta Elizabeth.

— Bien sûr, j’ai toujours eu l’intention de les transmettre à ma propre fille. Mais étant donné que je n’ai pas d’enfant…

— C’est notre petite Elizabeth qui les aurait récupérées ! acheva Vinney d’un ton triomphant. Alors qui d’autre aurait pu les piquer dans la chambre de Joy ? Espèce de petite salope, c’est astucieux de m’accuser !

Elizabeth bondit, mais son père se leva et l’intercepta. À cet instant, Mary Agnes apparut sur le seuil, hésitante, les yeux écarquillés, tripotant l’extrémité de ses cheveux. Pour tenter d’apaiser la vague de passions, Francesca s’adressa à elle.

— Le dîner est prêt, Mary Agnes ? demanda-t-elle stupidement.

La jeune fille parcourut le salon des yeux.

— Où est Gowan ? Il est pas avec vous ? Ni avec la police ? La cuisinière le réclame… Vous l’avez pas vu…

Lynley regarda Saint-James, puis Havers. L’impensable leur traversa l’esprit à tous trois. Ils bondirent en même temps.

— Veillez à ce que personne ne sorte d’ici, ordonna Lynley à l’agent Lonan.

Ils se séparèrent. Havers prit l’escalier, Saint-James le corridor nord-est, et Lynley traversa la salle à manger, puis les deux pièces précédant la cuisine, avant de débouler dans celle-ci. La cuisinière sursauta, une bouilloire fumante à la main. De l’eau se renversa. À l’étage au-dessus, Lynley entendait Havers dévaler le corridor ouest, ouvrir des portes à la volée, appeler le garçon par son nom.

En sept enjambées, Lynley était à la porte de l’arrière-cuisine. La poignée tourna dans sa main, mais le battant refusa de s’ouvrir. Quelque chose bloquait le passage.

— Havers ! hurla-t-il. Havers, bon Dieu ! répéta-t-il avec une inquiétude grandissante devant l’absence de réponse.

Puis il l’entendit dévaler l’escalier de service, s’arrêter. Il entendit son exclamation incrédule, le bruit invraisemblable de l’eau, le clapotement, comme un enfant qui patauge dans une mare. De précieuses secondes s’écoulèrent. Puis la voix de Barbara s’éleva, nouée comme celle de quelqu’un qui espère ne pas avoir à avaler un médicament amer :

— Seigneur ! Gowan !

— Havers, bon Dieu…

Il perçut un mouvement, quelque chose qu’on tirait. La porte s’entrouvrit, laissant Lynley pénétrer au cœur de la chaleur et de la vapeur, au cœur du mal. Le dos souillé et gluant d’écarlate, Gowan gisait sur le ventre, sur la dernière marche donnant accès à la cuisine. Il avait apparemment essayé de sortir et d’échapper à l’eau bouillante qui jaillissait de la chaudière et se mêlait à la flaque qui refroidissait sur le sol sur quelques centimètres de profondeur. Havers retourna à la chaudière, et chercha la valve de sécurité pour arrêter la machine. Lorsqu’elle la manœuvra, un silence lugubre s’abattit.

La voix de la cuisinière s’éleva de l’autre côté du battant.

— C’est Gowan ? C’est le gamin ?

Elle se lança alors dans une lamentation qui résonna dans la cuisine comme une étrange musique.

Mais, lorsqu’elle s’interrompit, un autre son troubla l’air chaud. Gowan respirait. Il était vivant.

Lynley retourna le corps du garçon. Son visage et sa gorge n’étaient plus qu’une masse rouge de chair ébouillantée. Sa chemise et son pantalon s’étaient incrustés dans son corps.

— Gowan ! cria Lynley. Havers, appelez une ambulance ! Allez chercher Saint-James !

Elle ne bougea pas.

— Bon sang, Havers ! Faites ce que je vous dis !

Mais les yeux de Havers demeuraient cloués sur le visage du garçon. Lynley se retourna, vit le regard vitreux de Gowan, sut ce qu’il signifiait.

— Non ! Gowan !

L’espace d’un instant, le garçon parut tenter désespérément de réagir à l’appel, d’accepter de répondre au cri qui l’arrachait aux ténèbres. Il eut un souffle rauque, embarrassé de flegme sanguinolent.

— Pas… vu…

— Quoi ? le pressa Lynley. Pas vu quoi ?

Havers se pencha.

— Qui, Gowan, qui ?

Dans un effort démesuré, ses yeux cherchèrent Barbara. Mais il ne dit plus rien. Un frisson le parcourut, et il ne bougea plus.

Lynley s’aperçut qu’il avait agrippé la chemise de Gowan dans une tentative effrénée d’insuffler la vie à son corps torturé. Il la relâcha, et le laissa reposer sur les marches. Une monstrueuse indignation s’empara de lui, de ses muscles, de ses organes, comme un hurlement prêt à éclater. Il pensa à cette vie gâchée – à ces générations de vies détruites sans pitié — dans cet unique garçon qui avait fait… quoi ? Qu’avait-il fait ? Pour quel crime avait-il payé ? Quelle remarque ? Quelle information ?

Les yeux brûlants, le cœur battant, il choisit un instant d’ignorer le fait que le sergent Havers lui parlait, mais la voix de celle-ci se brisa pitoyablement.

— Il avait réussi à enlever ce fichu truc ! Mon Dieu, inspecteur, il a dû l’arracher tout seul !

Elle était retournée près de la chaudière dans le coin de la pièce. Agenouillée sur le sol, sans souci de l’eau, elle utilisa un morceau de torchon déchiré pour sortir quelque chose de la mare. Lynley vit qu’il s’agissait d’un couteau de cuisine, un couteau identique à celui qu’il avait aperçu dans les mains de la cuisinière de Westerbrae quelques heures auparavant.