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Barbara Havers ferma son calepin d’un geste très étudié, qui lui donnait le temps de réfléchir. En face d’elle, de l’autre côté de la table, Lynley plongea la main dans la poche de poitrine de sa veste. Sa joue était encore marbrée de rouge, à l’endroit où lady Helen l’avait frappé, mais ses mains ne tremblaient pas. Il sortit son étui à cigarettes et son briquet, puis les tendit à Barbara après s’en être servi. Celle-ci, avec une grimace, écrasa sa cigarette après la première bouffée.

Barbara n’était pas femme à analyser longuement ses émotions, et c’est pourtant ce qu’elle fit, comprenant avec un certain trouble qu’elle aurait désiré intervenir dans ce qui venait de se passer. Aucune des questions de Lynley n’était sortie du cadre strict de la procédure, mais la façon dont il les avait posées et les sous-entendus qu’il impliquait avaient donné envie à Barbara d’entrer en lice pour se faire le champion de lady Helen. Elle ne comprenait pas pourquoi, raison pour laquelle elle se pencha sur la question après le départ de la jeune femme, et trouva une réponse dans la myriade d’attentions dont celle-ci avait fait preuve à son égard depuis que Barbara travaillait en équipe avec Lynley.

— Je crois, dit-elle en lissant du pouce un pli sur la couverture de son calepin, que vous venez de dépasser un peu les bornes, inspecteur.

— L’heure n’est pas à discuter de la procédure, répliqua-t-il d’une voix froide dans laquelle elle perçut pourtant la tension.

— Ceci n’a rien à voir avec la procédure, mais avec la correction, non ? Vous avez traité Helen comme une putain, inspecteur, et si vous vous apprêtez à me répondre qu’elle a agi comme telle, je vous suggère de vous souvenir d’un ou deux détails de votre propre passé, et de vous demander sous quel jour ils pourraient apparaître si on les soumettait à l’examen que vous lui avez fait subir.

Lynley tira sur sa cigarette, puis l’écrasa dans le cendrier d’un geste dégoûté. Il eut un mouvement maladroit, et des cendres se répandirent sur le poignet de sa chemise. Tous deux fixèrent le contraste du noir sale sur le blanc immaculé.

— Helen a eu le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, répliqua-t-il. Il était impossible d’ignorer cela, Havers. Je ne peux pas lui appliquer un traitement de faveur sous prétexte qu’elle est mon amie.

— Vraiment ? Eh bien, vous voir respecter ce principe lorsque deux vieux amis vont se retrouver pour une petite conversation confidentielle va me fasciner.

— De quoi parlez-vous ?

— Des lords Asherton et Stinhurst et de leur entretien. J’attends avec impatience de vous voir traiter Stuart Rintoul avec la dureté dont vous avez usé à l’égard d’Helen Clyde. De pair à pair, d’égal à égal, d’Etonien à Etonien. C’est comme ça que ça marche, non ? Mais comme vous venez de le dire, tout ceci ne viendra certes pas se mettre en travers du fait que lord Stinhurst a eu le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.

Elle le connaissait assez pour s’apercevoir que la colère s’emparait rapidement de lui.

— Et que voulez-vous donc que je fasse, sergent ? Que j’ignore les faits ? dit-il avant de les énumérer froidement : La porte de la chambre de Joy Sinclair donnant sur le couloir est fermée à clé. Le passe n’est pas disponible. Les empreintes de Davies-Jones se trouvent sur la clé de l’unique porte qui donne accès à la pièce. Nous avons un laps de temps injustifié parce qu’Helen dormait. Et nous ne nous sommes même pas encore penchés sur le problème de savoir où se trouvait Davies-Jones avant une heure du matin, heure à laquelle il est apparu chez Helen, ni pourquoi c’est à Helen en particulier que cette chambre a été dévolue. Pratique, n’est-ce pas, cet homme qui comme par hasard vient ici séduire Helen au milieu de la nuit, tandis que sa cousine se fait assassiner dans la pièce voisine ?

— Voilà le hic, hein ? souligna Barbara. La séduction, pas le meurtre.

Lynley ramassa son étui à cigarettes et son briquet, les rangea et se leva sans répondre. Mais Barbara ne lui demandait pas de réponse. Celle-ci était inutile, car elle savait très bien qu’en cas de crise personnelle, il avait tendance à ne plus maîtriser l’art d’apparaître impassible en toute circonstance, résultat de son éducation. Le cœur du problème était qu’à l’instant où elle avait aperçu lady Helen dans la bibliothèque, à l’instant où elle avait vu l’expression de Lynley lorsque lady Helen avait traversé la pièce dans ce ridicule pardessus trop grand, elle avait compris que la situation pouvait prendre pour Lynley des proportions de crise.

L’inspecteur Macaskin apparut à la porte de la chambre, le visage crispé de fureur, le teint écarlate et les yeux brillants.

— Il n’y a pas un seul manuscrit dans la maison, inspecteur, annonça-t-il. Il semble que notre bon lord Stinhurst les ait brûlés jusqu’au dernier.

— Tiens, tiens, tiens, murmura Barbara à l’adresse du plafond.

Une porte donnant sur l’extérieur s’ouvrait dans le corridor nord du rez-de-chaussée. Ce corridor formait l’un des côtés d’un quadrilatère entourant une cour où la couche de neige vierge atteignait le rebord des fenêtres aux vitres plombées. Près de la porte, Francesca Gerrard avait aménagé une sorte de vestiaire où s’accumulaient vieilles bottes en caoutchouc, matériel de pêche, outils de jardin rouillés, imperméables, chapeaux, manteaux et écharpes. Lady Helen s’agenouilla devant ce bazar, écartant les bottes les unes après les autres avec frénésie, à la recherche du pendant de celle qu’elle avait déjà enfilée. Elle perçut l’écho caractéristique des pas maladroits de Saint-James, qui descendait l’escalier, et redoubla d’ardeur dans ses recherches, décidée à sortir de la maison avant qu’il ne la retrouve.

Mais l’acuité perverse qui avait toujours permis à Saint-James de connaître la plupart de ses pensées avant qu’elle n’en soit elle-même consciente le guida directement vers elle. Elle entendit sa respiration saccadée, consécutive à sa descente rapide, et n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir que l’irritation qu’il éprouvait à l’encontre de ses faiblesses physiques se lisait sur son visage. Elle sentit la main hésitante qui se posait sur son épaule, et s’écarta d’un geste brusque.

— Je sors.

— Tu ne peux pas, dit-il. Il fait trop froid. En plus, j’aurais beaucoup trop de mal à te suivre dans l’obscurité, Helen, et je veux te parler.

— Je crois que nous n’avons rien à nous dire. Tu as eu ta séance de voyeurisme, cela devrait te suffire, non ?

Elle leva le regard, et vit s’assombrir d’un seul coup ses yeux bleu-gris. Plutôt que de se réjouir à l’idée qu’elle était capable de le blesser, lady Helen se sentit désarmée. Elle se leva, une botte à la main et l’autre au pied. Il tendit le bras, et ses doigts froids et minces se refermèrent sur les siens.

— J’ai eu l’impression d’être une putain, murmura-t-elle, les yeux secs et brûlants. Je ne lui pardonnerai jamais.

— Je ne te le demande pas. Je ne suis pas venu excuser Tommy, mais simplement dire qu’aujourd’hui quelques vérités fondamentales lui ont été assénées de plein fouet. Il n’était malheureusement pas préparé à les supporter. Mais c’est lui qui devra t’expliquer tout cela. Lorsqu’il en sera capable.

Lady Helen tripotait d’un air malheureux la botte qu’elle tenait à la main, gluante sous ses doigts.

— Aurais-tu répondu à sa question ? demanda-t-elle abruptement.

Saint-James sourit, et la chaleur de son sourire transforma son visage anguleux, d’ordinaire peu séduisant.

— Tu sais, j’ai toujours envié ta capacité à dormir quelles que soient les circonstances, incendie, inondation, orage. Il m’est arrivé de rester éveillé des heures à tes côtés, et de te maudire pour avoir la conscience si nette que rien ne venait jamais entraver ton sommeil. J’ai souvent pensé que j’aurais pu faire défiler le régiment de cavalerie de la reine dans la chambre sans que tu bouges un cil. Mais je n’aurais pas répondu à sa question. En dépit de tout ce qui s’est passé, il y a des choses qui restent privées, et franchement, celle-ci en fait partie.

C’est alors que les larmes se pressèrent sous les paupières de lady Helen en un flot brûlant qu’elle contint en clignant des paupières. Elle détourna le regard et tenta de retrouver la voix, mais Saint-James, sans attendre, la conduisit vers un banc étroit aux pieds fendus placé le long d’un mur. Des manteaux étaient suspendus au-dessus. Il en prit deux, un qu’il drapa autour des épaules d’Helen, et l’autre dont il s’enveloppa pour combattre le froid qui avait envahi le vestiaire.

— À l’exception des modifications apportées à la pièce, as-tu remarqué autre chose, susceptible d’avoir provoqué la dispute d’hier soir ? demanda-t-il.

Elle réfléchit aux heures qui avaient précédé la tempête dans le salon.

— Rien de précis, mais je crois que tout le monde était sur les nerfs.

— Qui, plus particulièrement ?

— D’abord, Joanna Ellacourt. D’après ce que j’ai compris à l’heure de l’apéritif, l’idée que Joy était peut-être en train d’écrire une pièce destinée à relancer la carrière de sa sœur commençait à la travailler.

— Voilà qui l’aurait certainement ennuyée, non ?

Lady Helen hocha la tête.

— Cette production n’était pas seulement destinée à inaugurer le nouvel Azincourt, elle devait célébrer les vingt ans de théâtre de Joanna. Tout devait donc être centré sur elle, pas sur Irene Sinclair. Mais j’ai eu l’impression qu’elle était persuadée qu’il allait en être différemment.

Lady Helen rapporta la brève scène dont elle avait été témoin dans le salon de musique, lorsqu’ils s’étaient tous réunis pour le dîner. Lord Stinhurst se trouvait près du piano en compagnie de Rhys Davies-Jones. Tous deux examinaient des projets de costumes lorsque Joanna Ellacourt les avait rejoints d’une démarche ondoyante, dans une robe scintillante au décolleté vertigineux qui donnait une nouvelle signification à l’expression « s’habiller pour dîner ». Elle avait pris les croquis pour y jeter un coup d’œil, et ce qu’elle en pensait s’était instantanément lu sur son visage.

— Elle n’a pas apprécié les costumes, devina Saint-James.

— Elle a prétendu qu’ils mettaient tous Irene en valeur… comme une vamp, je crois qu’elle a employé ce mot. Elle a chiffonné les dessins, et les a jetés au feu en avertissant lord Stinhurst qu’il avait intérêt à en faire concevoir de nouveaux s’il tenait à ce qu’elle, Joanna, joue dans cette pièce. Elle était livide. Je crois que, lorsqu’elle a commencé à lire la pièce dans le salon, ses pressentiments à propos des modifications de Joy se sont révélés exacts, voilà pourquoi elle a jeté le script et a quitté la pièce. Quant à Joy… Eh bien, j’ai senti qu’elle se délectait d’avoir semé le trouble et la perturbation.

— Comment était-elle ?

La question n’était pas facile. Joy Sinclair était physiquement saisissante. Pas belle, expliqua lady Helen, mais elle ressemblait à une gitane, le teint olivâtre et les yeux noirs, avec des traits semblables à ceux des profils de médaille romains, finement ciselés, empreints de force et d’intelligence. Elle rayonnait de vie et de sensualité, et même un simple geste pour ôter une boucle d’oreille pouvait paraître chargé de promesses.

— À l’adresse de qui ? demanda Saint-James.

— Difficile à dire, mais je pense que le plus intéressé était Jeremy Vinney. Il a bondi pour la rejoindre dès qu’elle s’est montrée dans le salon de musique – elle était la dernière à descendre – et il est resté collé à ses basques tout au long du dîner également.

— Ils étaient amants ?

— Son attitude à elle n’indiquait rien de plus que de l’amitié. Lorsqu’il a raconté avoir essayé de la joindre par téléphone toute la semaine précédente en laissant des dizaines de messages sur son répondeur, elle s’est contentée de rire et de s’excuser en disant qu’elle n’écoutait même plus son répondeur parce qu’elle avait six mois de retard pour un livre qui lui avait été commandé par son éditeur, et qu’elle ne voulait pas se sentir coupable en écoutant ses rappels à l’ordre.

— Un livre ? Elle écrivait à la fois un livre et une pièce de théâtre ?

Lady Helen rit à contrecœur.

— Incroyable, hein ? Quand je pense que je suis fière de moi lorsque j’arrive à répondre à une lettre dans les cinq mois qui suivent sa réception.

— Ta description laisse à penser que c’était le genre de femme qui pouvait inspirer la jalousie.

— Peut-être. Mais je crois plutôt qu’inconsciemment elle se mettait les gens à dos.

Elle lui raconta comment Joy Sinclair avait eu pendant l’apéritif des commentaires enjoués sur un tableau de Reingale placé au-dessus de la cheminée, qui représentait une femme de l’époque Régence en robe blanche, entourée de ses deux enfants et d’un petit terrier qui jouait avec une balle.

— Elle a dit qu’elle n’avait jamais oublié ce tableau, et que, lorsqu’elle était venue à Westerbrae enfant, elle s’était imaginée à la place de cette femme, menant une vie préservée, en toute sécurité, admirée, avec deux enfants parfaits en adoration devant elle. Elle a ajouté quelque chose du style « que demander de plus », et « les détours de l’existence ne sont-ils pas curieux ». Sa sœur était assise juste au-dessous du tableau, et je me souviens qu’elle a horriblement rougi.

— Pourquoi ?

— Eh bien, Irene avait eu tout cela, non ? Une vie préservée, un mari et deux enfants. Et Joy avait tout détruit.

Saint-James eut une moue sceptique.

— Comment peux-tu être sûre que cette réaction était due aux paroles de sa sœur ?

— Je ne peux pas, bien sûr. Mais au dîner, tandis que Joy et Jeremy Vinney discutaient, et que Joy parlait avec humour de son nouveau livre, faisant rire toute la table avec des anecdotes au sujet d’un homme qu’elle essayait d’interviewer dans la région des Fens, Irene… (Elle hésita. Décrire le frisson qu’avait fait naître chez elle la conduite d’Irene Sinclair s’avérait difficile.) Elle était assise sans bouger, le regard fixé sur les bougies sur la table et elle… c’était affreux, Simon. Elle s’est enfoncé la fourchette dans le pouce, et je ne crois pas qu’elle ait ressenti quoi que ce soit.

Saint-James réfléchit en regardant l’extrémité de ses chaussures. Celle-ci était maculée de boue séchée, et il se pencha pour les essuyer.

— Alors, Joanna Ellacourt a dû se tromper sur le rôle d’Irene dans la nouvelle version de la pièce. Pourquoi Joy Sinclair aurait-elle écrit pour sa sœur si elle continuait de se l’aliéner à la moindre occasion ?

— Je te l’ai dit, je crois que c’était inconscient, chez elle. Quant à la pièce, peut-être Joy se sentait-elle coupable. Après tout, elle avait détruit le mariage de sa sœur. Cela, elle ne pouvait rien y faire, mais elle pouvait peut-être l’aider dans sa carrière.

— Dans une pièce avec Robert Gabriel ? Après un divorce pénible auquel elle avait contribué ? Ça ne te paraît pas un peu sadique ?

— Pas si personne d’autre à Londres n’était prêt à laisser une chance à Irene. Il y a bien longtemps qu’elle n’a pas reparu sur scène, c’était peut-être une occasion unique pour elle.

— Parle-moi de la pièce.

D’après les souvenirs de lady Helen, la première description de la nouvelle version faite par Joy Sinclair – avant la lecture effective des acteurs – avait été délibérément provocante. Lorsque Francesca Gerrard l’avait interrogée, elle avait eu un sourire à l’adresse de toute la table, avant d’expliquer : « Elle se déroule dans une maison tout à fait semblable à celle-ci, en plein cœur de l’hiver. La route est verglacée, il n’y a pas âme qui vive à des kilomètres, et aucun moyen de quitter la maison. Elle parle d’une famille. D’un homme qui meurt. Des gens qui ont été obligés de le tuer, et pourquoi. Surtout pourquoi. »

Lady Helen n’attendait plus que le hurlement des loups pour compléter le tableau.

— On dirait un message adressé à quelqu’un.

— Tu trouves aussi, n’est-ce pas ? Lorsque nous nous sommes réunis dans le salon, et qu’elle a commencé à passer en revue les modifications, elle a répété à peu près la même chose.

L’intrigue tournait autour d’une famille, au cours d’un réveillon de Nouvel An raté. D’après ce qu’en disait Joy, le frère aîné était détenteur d’un terrible secret, un secret qui allait ébranler les fondements de l’existence de tous les membres de la famille.

— Ils ont alors commencé à lire, dit-elle. Je regrette de ne pas avoir prêté suffisamment attention au texte, mais l’atmosphère était étouffante – on se serait cru dans une marmite bouillante – et je n’ai pas vraiment suivi ce qui se disait. Ce dont je suis sûre, c’est que juste avant que Francesca Gerrard ne fasse son éclat, le frère aîné – lord Stinhurst lisait le rôle, qui n’avait pas encore été distribué – venait de recevoir un coup de téléphone. Il avait décidé de partir immédiatement, en disant qu’après vingt-sept ans, il n’était pas prêt à se transformer en un autre vassal. Je suis pratiquement sûre qu’il s’agissait de ces mots-là. C’est à ce moment que Francesca Gerrard a bondi, et que la soirée a mal tourné.

— Un vassal ? répéta Saint-James sans comprendre.

Elle hocha la tête.

— Bizarre, hein ? Bien entendu, comme la pièce n’avait rien à voir avec la féodalité, j’ai pensé qu’il devait s’agir d’une expression d’avant-garde que mon esprit obtus était incapable de saisir.

— Mais eux ont compris ?

— Lord Stinhurst, sa femme, Francesca Gerrard, et Elizabeth, sans aucun doute. Mais je crois que, mise à part l’irritation provoquée par les changements de dernière minute, les autres n’ont pas plus compris que moi. En fin de compte, j’ai eu l’impression que cette pièce se montait dans un but très noble pour tout le monde, mais que ce but était raté. Elle devait servir à rendre hommage à lord Stinhurst pour son travail à l’Azincourt, célébrer la carrière théâtrale de Joanna Ellacourt, relancer celle d’Irene Sinclair, permettre à Rhys de diriger de nouveau une grosse production à Londres. Joy avait même peut-être en vue un rôle pour Jeremy Vinney. Quelqu’un a remarqué qu’il avait commencé comme comédien avant de se tourner vers la critique dramatique, et en toute franchise, il ne semble pas qu’il ait eu de véritable raison de venir. Tu vois, conclut-elle d’un ton dont elle ne put lui dissimuler l’anxiété, il n’est pas logique que l’un d’entre eux ait pu assassiner Joy, non ?

Il eut un sourire affectueux.

— Et surtout pas Rhys, dit-il d’une voix particulièrement douce.

Elle croisa son regard, y lut bonté et compassion, et détourna les yeux, incapable de le supporter. Pourtant, elle savait qu’il était le seul à pouvoir comprendre, aussi parla-t-elle.

— La nuit dernière, avec Rhys, c’était… la première fois depuis des années que je me suis sentie aimée à ce point, Simon. Aimée pour moi-même, pour mes défauts et mes qualités, mon passé et mon futur. Je n’ai pas eu ce genre d’expérience avec un homme depuis… (Elle hésita, puis acheva ce qui avait besoin d’être dit.) Ce que j’ai vécu avec toi. Et je ne pensais pas le revivre un jour. Je considérais cela comme une punition, comprends-tu ? Pour ce qui s’était passé entre nous tous il y a des années. Je le méritais.

Saint-James secoua vivement la tête sans répondre. Au bout de quelques instants, il demanda :

— Si tu te concentres, es-tu certaine de n’avoir rien entendu la nuit dernière ?

Elle lui répondit par une autre question.

— La première fois que tu as fait l’amour à Deborah, as-tu remarqué quelque chose d’autre qu’elle ?

— Tu as raison. La maison aurait pu s’écrouler sans que je m’en aperçoive. Ou même sans que j’y attache une quelconque importance.

Il se leva, raccrocha son manteau, et lui tendit la main.

Il fronça les sourcils lorsqu’elle la prit dans la sienne.

— Seigneur, qu’est-ce que tu t’es fait ? demanda-t-il.

— Fait ?

— Ta main.

Elle baissa les yeux, et s’aperçut que ses doigts étaient entrelacés d’un ruban de sang, qui paraissait noir sous ses ongles. Elle sursauta.

— Où… Je ne…

Une tramée de sang devenu brun en séchant sur la laine maculait le côté de sa jupe. Elle chercha la source de celui-ci, ramassa la botte qu’elle avait tenue à la main, et examina la substance poisseuse qui en couvrait le rebord, noire sur noir dans la pénombre du vestiaire. Sans un mot, elle la tendit à Saint-James.

Il renversa la botte sur le banc, frappa avec force contre le bois, et délogea un gant de grande taille, accessoire de cuir et de fourrure qui n’était plus qu’une masse de sang. Le sang de Joy Sinclair, encore frais.

Le salon de Westerbrae, situé à gauche du large escalier seigneurial, et deux fois plus petit que la bibliothèque, parut à Lynley un choix curieux pour réunir une nombreuse assistance. Pourtant, il était encore aménagé pour la lecture de la pièce de Joy Sinclair, les chaises disposées en cercle pour les acteurs, et des postes d’observation périphériques installés le long des murs pour tous les autres. Même les odeurs qui régnaient dans la pièce témoignaient de la malheureuse réunion de la veille : odeurs de tabac, d’allumettes brûlées, de café et de brandy.

Lorsque lord Stinhurst entra sous l’œil vigilant du sergent Havers, Lynley lui indiqua une chaise à haut dossier d’aspect peu confortable près de la cheminée. Un feu de charbon brûlait dans le petit foyer, et dissipait un peu le froid. Derrière la porte close, les hommes du CID de Strathclyde chargés d’examiner la scène du crime effectuaient une arrivée anormalement bruyante.

Stinhurst prit le siège désigné sans rechigner, croisa des jambes de pantalon impeccablement coupé et refusa une cigarette. Sa tenue incarnait à la perfection le week-end-à-la-campagne. Pourtant, en dépit de ses mouvements qui trahissaient l’assurance d’un homme habitué à la scène, habitué à évoluer sous les yeux de centaines de gens, il paraissait physiquement vidé. Etait-ce l’épuisement, ou l’effort qu’il avait dû fournir pour empêcher les femmes de sa famille de s’écrouler au cours de cette crise, Lynley n’en savait rien. Mais il profita de l’occasion pour l’observer tandis que le sergent Havers parcourait son calepin.

Cary Grant. Ainsi Lynley résuma-t-il l’apparence de Stinhurst, satisfait de sa comparaison. Stinhurst était âgé de plus de soixante-dix ans, mais son visage n’avait rien perdu de la belle vigueur de sa jeunesse, soulignée par des mâchoires bien dessinées, et sa chevelure, toujours aussi riche, baignée par la douce lumière de la pièce, n’était que reflets argentés. Doté d’un corps dépourvu d’une once de graisse, il démentait le terme de vieillard, preuve vivante de ce qu’un travail acharné était la clé de la jeunesse.

Et pourtant, sous cette agréable perfection de surface, Lynley pressentit que se dissimulaient de fortes pulsions, et que, pour comprendre cet homme, il fallait tenir compte de la maîtrise de lui-même à laquelle il excellait : il contrôlait son corps, ses émotions, son esprit. Celui-ci était particulièrement vif, et parfaitement capable, pour autant que Lynley pouvait en juger, de décider de la meilleure façon d’effacer une montagne d’indices. Lord Stinhurst ne trahissait pour l’instant qu’un seul signe d’agitation à la perspective de l’entretien : d’un mouvement saccadé et répétitif, il pressait l’un contre l’autre le pouce et l’index de sa main droite. Sous les ongles, la peau blanchissait puis rougissait alternativement au rythme de l’interruption de la circulation sanguine. Lynley trouva le geste intéressant, et se demanda si son corps allait continuer à révéler ainsi la montée de la tension.

— Vous ressemblez beaucoup à votre père, dit Stinhurst. Mais je suppose qu’on vous le dit souvent.

Havers releva vivement la tête, et Lynley s’en aperçut.

— Pas dans mon travail, non, répliqua-t-il. J’aimerais que vous m’expliquiez pourquoi vous avez brûlé les scripts de Joy Sinclair.

Si Stinhurst fut déconcerté par le refus affiché par Lynley de reconnaître entre eux un quelconque lien, il ne le montra pas.

— Pas en présence du sergent, s’il vous plaît, rétorqua-t-il.

Serrant son crayon avec force, Havers répondit à ce congé exprimé à la façon du seigneur du château par un regard chargé de mépris. Elle attendit la réplique de Lynley et eut un bref sourire satisfait lorsqu’il répondit avec fermeté :

— C’est impossible.

Stinhurst demeura immobile. Il n’avait d’ailleurs même pas jeté un coup d’œil au sergent Havers avant de demander son éviction.

— Je me vois dans l’obligation d’insister, Thomas.

L’emploi du prénom agit sur Lynley comme un stimulant, qui lui rappela, non seulement que Havers l’avait mis au défi de traiter lord Stinhurst avec la même dureté qu’Helen, mais également le frisson qu’il avait ressenti lorsqu’il avait été désigné sur cette affaire. Tous les signaux d’alarme clignotèrent.

— J’ai bien peur que ceci ne rentre pas dans le cadre de vos droits.

— Mes… droits ? dit Stinhurst avec le sourire d’un joueur de cartes qui a tous les atouts en main. Cette fiction qui veut que je sois obligé de vous parler n’est rien d’autre qu’une fiction, Thomas. Nous n’avons pas ce type de système juridique, et nous le savons très bien tous les deux. Le sergent quitte cette pièce, ou bien nous attendons mon avocat. De Londres, conclut-il comme s’il réprimandait un enfant hargneux.

Mais il disait vrai et, dans le temps où il avait parlé, Lynley avait vu l’alternative : un ballet légal avec l’avocat, ou bien un compromis momentané qui pouvait peut-être acheter une parcelle de vérité. Il n’avait pas le choix.

— Sortez, sergent, enjoignit-il à Havers sans quitter l’autre homme des yeux.

— Inspecteur… dit celle-ci d’une voix tendue.

— Interrogez Gowan Kilbride et Mary Agnes Campbell. Nous gagnerons du temps.

Havers prit une profonde inspiration.

— Puis-je vous parler en privé, monsieur ?

Lynley céda sur ce point, et la suivit dans le grand hall, fermant la porte derrière lui. Havers jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour s’assurer que personne n’écoutait.

— Qu’est-ce que vous fabriquez, inspecteur ? dit-elle dans un murmure furieux. Vous ne pouvez pas l’interroger seul. Si on discutait un peu de cette foutue procédure que vous n’avez pas cessé de me flanquer à la figure ces quinze derniers mois ?

Son éclat de passion n’entama pas Lynley.

— En ce qui me concerne, sergent, Webberly a expédié la procédure aux orties dès l’instant où il nous a envoyés sur cette affaire sans qu’il y ait eu demande formelle du CID de Strathclyde. Ce n’est pas maintenant que je vais perdre mon temps à me torturer l’esprit là-dessus.

— Mais vous devez avoir un témoin ! Des notes ! À quoi ça rime de l’interroger si vous n’avez rien d’écrit à utiliser contre… (La révélation se fit jour sur son visage.) À moins, bien sûr, que vous ne sachiez dès maintenant que vous allez croire le moindre mot de ce que va vous raconter Sa Seigneurie !

Lynley travaillait avec le sergent depuis suffisamment longtemps pour savoir à quel moment une escarmouche verbale allait se transformer en guerre des mots. Il l’interrompit :

— Barbara, il faudra bien un jour ou l’autre que vous vous décidiez à savoir si un facteur aussi incontrôlable que la naissance de quelqu’un est un élément suffisant pour ne pas lui faire confiance.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Je suis censée faire confiance à Stinhurst ? Il a détruit des indices, il est jusqu’au cou dans une affaire de meurtre, il refuse de coopérer, et je dois lui faire confiance ?

— Je ne parlais pas de Stinhurst, mais de moi.

Elle le regarda bouche bée. Il retourna vers le salon, et s’arrêta un instant, la main sur la poignée de la porte.

— Voyez Gowan et Mary Agnes. Je veux des notes, précises. Prenez l’agent Lonan pour vous assister. C’est clair ?

Elle lui lança un regard meurtrier.

— Parfaitement… monsieur.

Et refermant son calepin avec un claquement, elle s’éloigna d’un pas raide.

De retour dans le salon, Lynley constata que Stinhurst s’était adapté aux nouvelles conditions de la conversation. Le dos et les épaules moins crispés, il paraissait soudain plus vulnérable. Il fixa sur Lynley des yeux couleur de brouillard à l’expression indéchiffrable.

— Merci, Thomas.

Ce changement de personnalité plein d’aisance, ce passage de l’arrogance à la gratitude en l’espace d’un instant, rappelèrent avec éclat à Lynley que la vitalité de Stinhurst naissait du théâtre et non du sang qui coulait dans ses veines.

— Revenons aux scripts, dit-il.

— Ce meurtre n’a rien à voir avec la pièce de Joy Sinclair.

L’attention de lord Stinhurst s’était fixée sur le panneau brisé de la vitrine de bibelots placée près de la porte. Il abandonna son siège, alla retirer, du tas de porcelaine en miettes qui gisait sur l’étagère inférieure, la tête arrachée d’une bergère de Dresde, puis retourna s’asseoir.

— Je crois que Francie ne sait même pas encore qu’elle a cassé cette figurine, remarqua-t-il. Ce sera un choc. Notre frère aîné la lui avait donnée. Ils étaient très proches.

Lynley n’était guère disposé à entendre l’histoire familiale de lord Stinhurst.

— Si Mary Agnes Campbell a découvert le corps ce matin à six heures cinquante, pourquoi la police n’a-t-elle enregistré votre appel qu’à sept heures dix ? Pourquoi vous a-t-il fallu vingt minutes pour la contacter ?

— Je n’avais même pas encore réalisé que vingt minutes s’étaient écoulées, rétorqua Stinhurst.

Lynley se demanda combien de temps il avait répété sa réplique. Réponse qui n’en était pas une, à laquelle on ne pouvait rien ajouter, qui désarmait toute accusation, elle était parfaite.

— Alors, pourquoi ne me racontez-vous pas dans le détail ce qui s’est produit ce matin ? demanda-t-il avec une courtoisie délibérée. Peut-être pourrons-nous ainsi meubler ces vingt minutes.

— Mary Agnes a trouvé le… Joy. Elle s’est précipitée chez ma sœur, Francesca. Qui est venue me trouver. (Il parut anticiper la réflexion suivante de Lynley, car il continua :) Ma sœur était terrifiée, prise de panique. Je ne crois pas qu’il lui soit venu à l’idée d’appeler elle-même la police. Elle s’est toujours déchargée sur son mari Phillip de toutes les situations déplaisantes. Aujourd’hui, veuve, elle s’est tournée vers moi. Sa conduite n’était pas anormale, Thomas.

— Et c’est tout ?

Stinhurst fixait la tête de porcelaine qu’il tenait avec précaution.

— J’ai demandé à Mary Agnes de réunir tout le monde dans le salon de musique.

— Ils ont coopéré ?

— Ils étaient bouleversés, dit-il en levant les yeux. Personne ne s’attendait vraiment à ce que l’un d’entre nous soit assassiné cette nuit d’un coup de poignard dans la nuque. (Lynley haussa un sourcil, et il expliqua :) J’ai regardé le corps ce matin avant de fermer la chambre à clé.

— Pour un homme qui vient de voir son premier cadavre, vous avez fait preuve de sang-froid.

— Je crois qu’il faut savoir faire preuve de sang-froid lorsqu’un assassin se trouve parmi nous.

— Vous êtes certain de cela ? Vous n’avez jamais envisagé que le meurtrier puisse venir de l’extérieur ?

— Le village le plus proche se trouve à sept kilomètres. La police a mis quasiment deux heures à arriver ce matin. Vous croyez vraiment que quelqu’un a pu venir à skis dans la nuit pour se débarrasser de Joy ?

— D’où avez-vous téléphoné à la police ?

— Du bureau de ma sœur.

— Combien de temps y êtes-vous resté ?

— Cinq minutes. Peut-être même moins.

— Vous n’avez pas donné d’autre coup de fil ?

La question prit visiblement Stinhurst au dépourvu, et son visage se ferma.

— Si. J’ai appelé ma secrétaire à Londres. Chez elle.

— Pourquoi ?

— Je voulais qu’elle soit au courant de… la situation. Je voulais qu’elle décommande mes rendez-vous de dimanche soir et lundi.

— Quelle prévoyance. Mais tout bien considéré, vous ne trouvez pas un peu étrange d’avoir pensé à vos engagements personnels immédiatement après avoir découvert qu’un des membres de votre troupe avait été assassiné ?

— Je n’y peux rien. Je l’ai fait, c’est tout.

— Et quels étaient ces rendez-vous que vous deviez annuler ?

— Je n’en ai aucune idée. Ma secrétaire conserve par-devers elle mon agenda. Je ne fais que me conformer à l’emploi du temps qu’elle me donne. Je suis souvent absent du bureau, conclut-il avec impatience, comme s’il se défendait. C’est plus facile.

Pourtant, pensa Lynley, Stinhurst n’était pas le genre d’homme à avoir besoin que sa vie soit agencée en fonction d’éléments qui la rendent plus facile et vivable. Ses deux dernières déclarations ne servaient donc qu’à biaiser. Lynley se demanda pourquoi il avait même pris la peine de les faire.

— Quel est le rôle de Jeremy Vinney dans ce week-end ?

Stinhurst fut de nouveau pris de court. Mais cette fois-ci, son hésitation porta la marque de la réflexion plutôt que de la dérobade.

— Joy voulait qu’il vienne, dit-il enfin. Elle lui avait parlé de cette première lecture. Il avait couvert la rénovation de l’Azincourt dans une série d’articles pour le Times. Ce week-end devait paraître la suite logique de ces reportages. Il m’a téléphoné pour me demander de venir. La perspective d’un peu de bonne presse avant l’ouverture ne pouvait pas faire de mal. Et puis, Joy et lui semblaient bien se connaître. Elle a insisté.

— Pour quelle raison pouvait-elle désirer sa présence ? Il est critique dramatique, n’est-ce pas ? Pourquoi aurait-elle pu avoir envie de lui faire découvrir sa pièce à un stade aussi peu avancé ? Etait-il son amant ?

— Peut-être. Les hommes ont toujours trouvé Joy extrêmement séduisante. Jeremy Vinney n’aurait pas été le premier.

— Ou bien peut-être son intérêt se bornait-il uniquement au texte de la pièce. Pourquoi l’avez-vous brûlé ?

Lynley fit en sorte que la question paraisse inévitable, et le visage de Stinhurst refléta qu’il l’avait parfaitement compris.

— Le fait que j’aie brûlé les scripts n’a rien à voir avec la mort de Joy, Thomas. La pièce telle qu’elle était n’aurait jamais été montée. Une fois que je me retirais de l’affaire – ce que j’ai fait hier soir –, elle mourait d’elle-même.

— Intéressante façon d’exprimer les choses. Alors pourquoi brûler les scripts ?

Stinhurst ne répondit pas. Le regard fixé sur le feu, il était évident qu’il débattait intérieurement d’une décision. Mais quelles étaient les forces qui s’opposaient en lui, et quel était l’enjeu de la lutte, voilà qui demeurait obscur.

— Les scripts, répéta Lynley, implacable.

Stinhurst eut un mouvement semblable à un frisson.

— Je les ai brûlés à cause du thème que Joy entendait privilégier, dit-il. La pièce avait pour sujet ma femme, Marguerite. Ainsi que sa liaison avec mon frère aîné, et l’enfant qu’ils ont eu il y a trente-six ans. Elizabeth.