14

À cause d’un embouteillage sur l’autoroute, il n’atteignit Porthill Green qu’après une heure. Les nuages s’étaient accumulés à l’horizon comme d’énormes écharpes de laine grise, et une tempête se préparait. Le Wine’s the Plough n’était pas encore fermé pour l’après-midi, mais plutôt que de se rendre tout de suite au pub pour affronter John Darrow, Lynley se dirigea en faisant crisser la neige sous ses pas vers une cabine téléphonique. Il appela Scotland Yard, et déduisit du bruit de fond de conversations et de vaisselle que le sergent Havers prenait la communication à la cantine.

— Bon Dieu, qu’est-ce que vous foutez ? éclata-t-elle avant d’atténuer sa question en ajoutant : Monsieur ? Où êtes-vous ? L’inspecteur Macaskin vous a demandé : ils ont terminé l’autopsie de Sinclair et Gowan. Macaskin m’a priée de vous dire qu’ils ont fixé l’heure du décès de Sinclair entre deux heures et trois heures et quart. Il a ajouté en bredouillant beaucoup qu’on n’y avait pas touché. Je suppose que c’était sa façon élégante de me dire qu’il n’y avait pas trace de viol ou de rapports sexuels. Il a précisé que l’équipe du labo n’en avait pas terminé avec tout ce qu’ils avaient recueilli dans la pièce. Il rappellera dès qu’ils auront fini.

Lynley bénit la minutie de Macaskin et sa bonne volonté assurée, maintenant qu’il ne se sentait plus menacé par Scotland Yard.

— Nous avons pris la déposition de Stinhurst, et malgré le nombre incalculable de fois où nous lui avons fait répéter son histoire, je n’ai pas réussi à lui extorquer la moindre contradiction dans son récit de la nuit de samedi à Westerbrae. (Elle eut un grognement de mépris.) Son avocat vient d’arriver – le genre ancien de Cambridge à l’air pincé, envoyé par sa femme, sans doute, étant donné que monsieur le comte ne s’est pas abaissé à demander l’usage du téléphone à des gens comme Nkata ou moi. On l’a mis dans une des salles d’interrogatoire, mais à moins que quelqu’un ne débarque en quatrième vitesse avec un indice concret ou un témoin, nous sommes dans le pétrin. Alors bon Dieu, où est-ce que vous êtes allé vous promener ?

— À Porthill Green. Écoutez, dit-il en coupant ses protestations, je ne vais pas nier que Stinhurst est impliqué dans la mort de Joy, mais je ne laisserai pas l’affaire Darrow sans solution. Ne perdons pas de vue que la porte de la chambre de Joy Sinclair était fermée à clé, Havers. Que cela vous plaise ou non, la chambre d’Helen demeure le seul moyen d’accès à cette pièce.

— Mais nous avons déjà dit que Francesca Gerrard aurait très bien pu donner…

— Et le mot d’adieu d’Hannah Darrow est un extrait d’une pièce de théâtre.

— Une pièce de théâtre ? Quelle pièce ?

Lynley regarda le pub, en face. Des volutes de fumée s’élevaient de la cheminée, dessinant comme un serpent dans le ciel.

— Je n’en ai aucune idée. Mais je crois que John Darrow le sait. Et il va me le dire.

— Et où cela va-t-il nous mener, inspecteur ? Et moi, qu’est-ce que je suis censée faire de Sa précieuse Seigneurie, pendant que vous batifolez dans les Fens ?

— Recommencez. Repassez tout en revue. En présence de son avocat, s’il insiste. Vous connaissez la routine, Havers. Mettez ça au point avec Nkata. Variez les questions.

— Et puis ?

— Relâchez-le. Ce sera tout pour aujourd’hui.

— Inspecteur…

— Vous savez aussi bien que moi que nous n’avons rien de concluant contre lui pour l’instant. Eventuellement, une destruction d’indices, avec les scripts brûlés. Mais rien d’autre, à l’exception du fait que son frère a été un espion soviétique il y a vingt-cinq ans de ça, et qu’il a fait entrave à la justice dans la mort de Geoffrey. Je ne crois pas qu’il nous serve à grand-chose d’arrêter Stinhurst pour ça maintenant. Et vous savez bien que son avocat va insister pour que nous l’inculpions ou que nous le rendions tout de suite à sa famille.

— Le labo de Strathclyde va peut-être découvrir encore quelque chose, argua-t-elle.

— Peut-être. Mais lorsque ce sera le cas, nous l’interrogerons de nouveau. Pour l’instant, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. C’est clair ?

Il perçut l’exaspération dans sa réponse.

— Et qu’est-ce que je fais une fois que j’ai envoyé Stinhurst se promener ?

— Vous allez dans mon bureau. Vous fermez la porte, vous ne voyez personne et vous attendez de mes nouvelles.

— Et si Webberly veut un rapport sur les progrès de l’enquête ?

— Vous lui dites d’aller au diable, répliqua Lynley, juste après l’avoir informé que nous sommes au courant du rôle de la Section des opérations spéciales et du MI-5 dans l’affaire.

Il sentit Havers sourire malgré elle à l’autre bout du fil.

— Avec plaisir, monsieur. Comme je le dis toujours, quand le bateau coule, pourquoi se gêner pour ne pas défoncer un peu plus la coque ?

Lorsque Lynley commanda une assiette garnie et une pinte de Guinness, John Darrow parut sur le point de refuser. La présence au bar de trois hommes à l’air austère et d’une vieille femme sommeillant sur son gin au coin du feu sembla cependant l’en dissuader. C’est ainsi que Lynley se retrouva cinq minutes plus tard attablé près de la fenêtre, devant un assortiment de stilton et de cheddar, accompagné d’oignons au vinaigre et de pain croustillant.

Il mangea paisiblement, sans que la curiosité affichée et les questions étouffées des autres clients ne le gênent. Il s’agissait sans doute de fermiers du coin, qui n’allaient pas tarder à reprendre leur labeur, et John Darrow n’aurait alors d’autre choix que d’affronter une nouvelle entrevue, qu’il semblait faire de son mieux pour éviter. À la vérité, il était devenu beaucoup plus chaleureux avec ses clients du bar depuis l’arrivée de Lynley, comme si un étalage inhabituel de bonhomie pouvait les encourager à s’éterniser plus longtemps qu’ils ne l’auraient fait autrement. Ils parlaient de sport, échangeant à voix forte des considérations sur l’équipe de football de Newcastle lorsque l’irruption d’un jeune garçon d’environ seize ans interrompit la conversation.

Lynley l’avait vu arriver de la route de Mildenhall, sur une antique motocyclette dont la boue constituait la couleur dominante. Vêtu de grosses bottes de travail, de jeans et d’un vieux blouson de cuir usé, tous visiblement maculés de graisse, le garçon s’était garé devant le pub, et avait passé quelques minutes de l’autre côté de la rue, à admirer la voiture de Lynley et effleurer la ligne élégante de son toit. Il avait la carrure robuste de son père, mais le teint clair devait venir de sa mère.

— C’est à qui, la caisse ? demanda-t-il joyeusement en entrant.

— À moi, répondit Lynley.

Le garçon s’approcha d’un pas nonchalant, rejetant en arrière une mèche de cheveux blonds, avec cette gaucherie caractéristique de la jeunesse.

— Drôlement chouette. Ça a dû vous coûter un paquet, dit-il en jetant par la fenêtre un regard de convoitise.

— Et ça continue. Elle engloutit l’essence comme si je faisais marcher BP à moi tout seul. Franchement, la plupart du temps, je pense à emprunter votre mode de transport.

— Pardon ?

— Votre moto, dit Lynley avec un hochement de tête en direction de la rue.

— Oh ça ! dit le gamin en riant. Celle-là, c’est quelque chose. Je me suis planté avec la semaine dernière, et elle a même pas pris un pain. De toute façon, même si elle en avait pris un, ça se remarquerait pas. Elle est tellement vieille que…

— Tu as des choses à faire, Teddy, intervint John Darrow d’un ton coupant. Va t’en occuper.

Son intervention mit fin à la conversation entre son fils et le policier, mais elle rappela également l’heure aux autres. Les fermiers laissèrent tomber pièces et billets sur le comptoir, la vieille femme près du feu eut un ronflement sonore et s’éveilla, et en quelques minutes, il ne resta plus dans le pub que Lynley et John Darrow. Le son étouffé d’une musique de rock et des claquements de porte à l’étage au-dessus témoignèrent que Teddy s’était attelé à ses tâches.

— Il n’est pas à l’école, remarqua Lynley.

Darrow secoua la tête.

— Il a fini. Pour ça, il ressemble à sa mère. Les livres, c’était pas son truc.

— Votre femme ne lisait pas ?

— Hannah ? Je l’ai jamais vue ouvrir un livre. Elle en possédait même pas un.

Lynley chercha ses cigarettes dans sa poche, en alluma une d’un air pensif et ouvrit le dossier sur la mort d’Hannah Darrow. Il en tira le mot d’adieu.

— Alors, c’est étrange, n’est-ce pas ? Dans quoi croyez-vous qu’elle ait copié ça ?

Darrow serra les lèvres en reconnaissant le papier que Lynley lui avait déjà montré une fois.

— Je n’ai rien de plus à dire là-dessus.

— Oh mais si, j’en ai peur.

Lynley le rejoignit au bar, le mot d’Hannah à la main.

— Parce qu’elle a été assassinée, Mr Darrow, et je pense que vous le savez depuis quinze ans. Très franchement, jusqu’à ce matin, j’étais certain que vous l’aviez tuée vous-même. Je n’en suis plus aussi sûr. Mais je n’ai pas l’intention de repartir aujourd’hui sans que vous ne m’ayez dit la vérité. Joy Sinclair est morte parce qu’elle a approché de trop près cette vérité sur le suicide de votre femme. Si vous croyez que nous allons nous désintéresser de sa mort parce que vous ne voulez pas parler de ce qui s’est passé en 1973 dans ce village, vous vous trompez. Si vous voulez, nous pouvons nous rendre à Mildenhall et bavarder avec le chef de la police, Plater. Tous les trois. Vous, Teddy et moi. Car si vous refusez de coopérer, je suis certain que votre fils, lui, conserve des souvenirs de sa mère.

— Laissez le gamin en dehors de tout ça ! Il n’a rien à voir là-dedans ! Il n’a jamais rien su ! Il ne peut pas savoir !

— Savoir quoi ? demanda Lynley.

Le patron du pub jouait avec les manettes de porcelaine des pompes à bière, toujours sur ses gardes. Lynley continua.

— Écoutez, Darrow. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais un garçon de seize ans semblable à votre fils a été sauvagement assassiné parce qu’il avait côtoyé un meurtrier de trop près. Celui-là même – je le sens, je pourrais en jurer – qui a tué votre femme. Et je sais qu’elle a été assassinée. Alors, pour l’amour de Dieu, aidez-moi avant que quelqu’un d’autre ne meure.

Darrow le regarda avec lassitude.

— Un garçon, vous dites ?

Il entendit plutôt qu’il ne vit les défenses de Darrow s’effriter, et poussa sans pitié son avantage.

— Un gamin du nom de Gowan Kilbride. Tout ce qu’il désirait dans la vie, c’était aller à Londres et devenir un nouveau James Bond. Un rêve de gamin, n’est-ce pas ? Mais il est mort sur les marches d’une arrière-cuisine, en Écosse, le visage et la poitrine brûlés et un couteau de boucher planté dans le dos. Et si le tueur vient ici, maintenant, s’inquiétant de l’étendue de ce que vous aviez confié à Joy Sinclair… Comment serez-vous capable de protéger la vie de votre fils, ou la vôtre, contre un homme ou une femme que vous ne connaissez même pas ?

Darrow luttait visiblement contre ce que Lynley exigeait de lui : remonter dans le passé, le ressusciter, le revivre, dans l’espoir que lui et son fils soient à l’abri d’un assassin qui avait si cruellement bouleversé leurs vies tant d’années auparavant.

Il passa sa langue sur ses lèvres sèches.

— C’était un homme.

Darrow ferma la porte du pub, et ils s’installèrent à une table près du feu. Il apporta une bouteille neuve d’Old Bushmill, la déboucha, et se servit un verre. Il but ainsi sans parler pendant au moins une minute, prenant des forces pour ce qui allait venir.

— Vous avez suivi Hannah lorsqu’elle a quitté l’appartement ce soir-là, devina Lynley.

Darrow s’essuya la bouche d’un revers de main.

— Ouais. Elle devait nous aider au pub, moi et une des filles du village, alors j’étais monté la chercher, et j’ai trouvé un mot sur la table de la cuisine. Seulement, ça n’était pas le même que celui que vous avez dans votre dossier. Celui-là me disait qu’elle me quittait, qu’elle partait avec un beau monsieur à Londres. Pour jouer dans une pièce.

Lynley sentit quelque chose s’affirmer en lui, une justification naissante qui lui soufflait qu’en dépit de tout ce que lui avaient dit Saint-James et Helen, Barbara Havers et Stinhurst, son instinct ne l’avait finalement pas trompé.

— C’est tout ce que disait le mot ?

Darrow secoua la tête d’un air sombre et regarda le fond de son verre. Le whisky dégageait une forte odeur de malt.

— Non. Elle s’en prenait à… ma virilité. Et faisait des comparaisons, pour que je sois bien sûr de ce qu’elle avait fait, et de la raison pour laquelle elle partait. Elle voulait un homme, un vrai, elle disait, un qui savait comment aimer une femme, comment la satisfaire au lit. Je l’avais jamais satisfaite, elle disait. Jamais. Mais ce type… Elle décrivait comment il faisait ça, pour que si jamais plus tard je voulais une autre femme, je sache comment le faire bien, pour une fois, elle disait. Comme si elle me rendait service.

— Comment avez-vous su où la trouver ?

— Je l’ai vue. Quand j’ai lu le mot, je suis allé à la fenêtre. Elle avait dû partir une ou deux minutes avant que je monte, parce que je l’ai aperçue à la sortie du village, avec une grosse valise, qui s’engageait sur le chemin du canal qui traverse le marais de Mildenhall.

— Vous avez tout de suite pensé au moulin ?

— Je n’ai pensé à rien qu’à mettre la main sur cette petite salope et lui foutre une raclée. Mais après, je me suis dit que ce serait bien mieux de la suivre, de la surprendre avec lui, et de leur tomber dessus à tous les deux. Alors je suis resté derrière.

— Elle ne s’est pas aperçue que vous la suiviez ?

— Il faisait nuit. Je marchais du côté où les buissons sont les plus épais. Elle s’est retournée deux ou trois fois, et j’ai cru qu’elle savait que j’étais là. Mais elle continuait à marcher. Elle m’a un peu distancé, à la courbe du canal, alors j’ai manqué l’embranchement du moulin, et j’ai continué pendant à peu près trois cents mètres. Quand je me suis aperçu que je l’avais perdue, je me suis bien douté d’où elle était – il n’y avait pas beaucoup d’autres endroits –, alors je suis revenu en quatrième vitesse et j’ai pris le chemin du moulin. Et à peu près trente mètres plus loin, je suis tombé sur sa valise.

— Elle l’avait abandonnée là ?

— Elle était drôlement lourde. J’ai pensé qu’elle était allée au moulin et que le type allait venir rechercher la valise. Alors j’ai décidé d’attendre et de lui sauter dessus là, sur le chemin. Ensuite, j’irais la voir, elle, au moulin.

Darrow se versa un autre verre et poussa la bouteille vers Lynley, qui refusa net.

— Mais personne n’est revenu pour la valise, continua Darrow. J’ai attendu cinq minutes, puis j’ai remonté le sentier pour jeter un coup d’œil. J’avais pas encore atteint la clairière que j’ai vu ce type sortir du moulin en courant. Il a disparu au tournant, et j’ai entendu une voiture démarrer. C’est tout.

— Vous avez vu à quoi il ressemblait ?

— Il faisait trop sombre et j’étais trop loin. Au bout de quelques minutes, je suis allé jusqu’au moulin, et je l’ai trouvée. Pendue, dit-il en posant son verre sur la table.

— Se trouvait-elle exactement dans la même position que sur les photos de la police ?

— Ouais. Sauf qu’il y avait un bout de papier qui sortait de sa poche, alors je l’ai tiré. C’était le mot que j’ai donné à la police. Quand je l’ai lu, j’ai bien compris que c’était fait pour que ça ait l’air d’un suicide.

— Oui. Mais cela n’aurait pas eu l’air d’un suicide si vous aviez laissé la valise sur le chemin. Alors vous l’avez ramenée chez vous.

— Oui. Je l’ai portée à l’étage. Puis j’ai donné l’alarme, en utilisant le mot dans sa poche. L’autre, je l’ai brûlé.

En dépit de ce que cet homme avait supporté, la colère s’empara de Lynley. Une vie avait été prise, sans pitié, de sang-froid. Et cette mort n’avait jamais été vengée.

— Mais pourquoi avez-vous fait tout cela ? demanda-t-il. Vous vouliez voir son meurtrier traîné en justice, non ?

Le regard de Darrow trahit une lassitude moqueuse.

— Vous n’avez aucune idée de ce que c’est que la vie dans un village comme celui-ci, hein ? Vous n’avez aucune idée de ce que ça peut faire à un homme, que tous ses voisins sachent que sa petite femme en chaleur a été zigouillée alors qu’elle allait le quitter pour un maquereau parce qu’il lui faisait du bien où je pense. Et pas zigouillée par son mari, hein, mais par le salopard qui la tringlait dans le dos de son mari. Vous croyez vraiment que si j’avais laissé apparaître la mort d’Hannah comme un meurtre, personne n’aurait rien dit de tout ça ? (Darrow, incrédule, continua, comme pour empêcher toute réponse.) Au moins, comme ça, Teddy n’a jamais su ce que sa mère était vraiment. Pour moi, Hannah était morte. Et la paix de Teddy valait la peine de laisser son meurtrier s’en tirer.

— Mieux vaut une mère suicidée qu’un père cocu ? s’enquit Lynley.

Darrow écrasa son poing fermé sur la table tachée entre eux deux.

— Oui ! Parce que c’est avec moi qu’il vit depuis quinze ans. C’est moi qu’il regarde tous les jours dans les yeux. Et quand il le fait, il voit un homme, bon Dieu, pas une tapette piaillante qui n’a pas su faire respecter à sa femme les liens du mariage. Mais vous croyez que ce type aurait pu mieux s’en sortir avec elle ? (Il se versa de nouveau du whisky, qu’il renversa sans y faire attention lorsque la bouteille glissa contre le verre.) Il lui avait promis des cours d’art dramatique, des professeurs, un rôle dans une pièce. Mais quand tout ça se serait envolé, comment diable…

— Un rôle dans une pièce ? Des leçons ? Comment savez-vous tout cela ? C’était dans le mot ?

Darrow se rapprocha du feu, et ne répondit pas. Mais Lynley comprit soudain la raison pour laquelle Joy Sinclair lui avait téléphoné dix fois, ce qu’elle avait cherché avec insistance à extorquer à cet homme. Dans sa colère, il avait sans aucun doute révélé par inadvertance l’existence d’une source d’information dont elle avait désespérément besoin pour son livre.

— Il existe une trace écrite, Darrow ? Des cahiers ? Un journal ?

Aucune réponse.

— Bon sang, mon vieux, vous avez réussi à me dire tout ça ! Vous connaissez le nom de son assassin ?

— Non.

— Alors que savez-vous ? Comment le savez-vous ?

Darrow continuait de regarder le feu, impassible. Mais sa poitrine se soulevait d’émotion réprimée.

— Des cahiers, dit-il. Elle était tellement pénétrée de sa propre importance, elle écrivait tout. Ils étaient dans sa valise, avec toutes ses autres affaires.

Lynley tenta un coup désespéré, sachant que s’il formulait sa phrase sous forme d’interrogation, l’homme prétendrait les avoir détruits il y a longtemps.

— Donnez-moi les cahiers, Darrow. Je ne peux pas vous promettre que Teddy n’apprendra jamais la vérité sur sa mère. Mais je vous jure que ce ne sera pas par moi.

Darrow laissa tomber son menton sur sa poitrine.

— Comment est-ce que je peux faire ça ? murmura-t-il.

Lynley le pressa.

— Je sais que Joy Sinclair a réveillé le passé. Je sais qu’elle vous a causé du chagrin. Mais bon Dieu, elle ne méritait pas de mourir toute seule, la nuque transpercée d’une dague ! Qui mérite une telle mort ? Quel crime commis dans la vie mérite une telle punition ? Et Gowan ? Il n’avait absolument rien fait, et pourtant il est mort, lui aussi. Réfléchissez, Darrow ! Vous ne pouvez pas considérer que leurs vies n’ont pas de valeur !

Il n’y avait plus rien à dire. Il n’y avait plus qu’à attendre que l’homme se décide. Le feu crépita. Une grosse braise se délogea, tomba et roula contre le pare-feu. Au-dessus de leurs têtes, le fils de Darrow s’affairait. Après un silence angoissant, l’homme leva la tête.

— Venez à l’appartement, dit-il d’une voix blanche.

Un escalier extérieur situé à l’arrière du bâtiment accédait à l’appartement. Juste en dessous, un chemin gravillonné traversait les masses de verdure enchevêtrée d’un jardin abandonné, jusqu’à une barrière au-delà de laquelle s’étendait un paysage interminable de champs, rompu de temps en temps par un arbre, un canal, la silhouette trapue d’un moulin à l’horizon. Tout était gris sous le ciel mélancolique, et l’air riche en tourbe portait en lui les siècles d’inondations et de pourrissement qui avaient servi à modeler cette partie désolée du pays. L’écho régulier des pompes de drainage résonnait au loin.

John Darrow ouvrit la porte, et fit entrer Lynley dans la cuisine où Teddy se trouvait à quatre pattes. À l’aide d’éponges métalliques, de chiffons et d’un seau d’eau, il s’acharnait sur l’intérieur d’un four encrassé qui n’était plus de la première jeunesse. Autour de lui, le sol était sale et humide. Un chanteur braillait d’une voix catarrheuse à la radio. Teddy leva les yeux de sa corvée, et eut une grimace désarmante.

— On a attendu trop longtemps pour cette saleté, papa. Je m’en sortirais mieux avec une perceuse.

Il sourit, s’essuya la main sur le visage, et laissa une trace boueuse sur toute la longueur de sa joue.

Darrow lui parla avec une affection bourrue.

— Descends, petit. Occupe-toi du pub. Le four peut attendre.

Le garçon, plus que ravi, sauta sur ses pieds et éteignit la radio.

— Je le frotterai un petit peu tous les jours, d’accord ? Comme ça, il sera peut-être propre pour le prochain Noël, ajouta-t-il avec un sourire.

Il les salua d’un geste léger et les abandonna.

Lorsque la porte se fut refermée sur lui, Darrow parla.

— Ses affaires sont dans le grenier. Je préférerais que vous les regardiez là-haut, pour que Teddy ne risque pas de venir et de vouloir les voir. Il fait froid, prenez votre manteau. Mais au moins, il y a de la lumière.

Il le guida à travers un salon pauvrement meublé, puis au long d’un couloir plongé dans la pénombre où s’ouvraient les deux chambres de l’appartement. Au bout de celui-ci, une trappe dans le plafond donnait accès au grenier. Darrow souleva la trappe et déplia un escalier métallique escamotable d’allure récente.

Comme s’il venait de lire dans l’esprit de Lynley, il expliqua :

— Je viens ici de temps en temps. Chaque fois que j’ai besoin de me souvenir.

— Vous souvenir ?

Il répondit d’un ton sec.

— Quand je sens le besoin d’une femme. Alors, je jette un œil aux cahiers d’Hannah. Il n’y a rien de mieux pour faire passer l’envie.

Il se hissa le long des marches.

Le grenier n’était pas loin de ressembler à un tombeau. Il y régnait un calme inquiétant et étouffant, et la température y était à peine plus élevée qu’à l’extérieur. Une épaisse couche de poussière recouvrait cartons et malles, et le moindre mouvement soulevait des nuages suffocants. C’était une petite pièce, pleine des odeurs du temps qui passe : un vague parfum de camphre, de vêtements moisis, de bois humide en décomposition. Un faible rayon de lumière hivernale se frayait un chemin à travers une unique fenêtre au verre complètement zébré.

Darrow tira sur un cordon suspendu au plafond, et une ampoule projeta un cône de lumière sur le sol. Il désigna d’un signe de tête deux malles situées de part et d’autre d’une chaise de bois. Lynley remarqua que les malles et la chaise ne portaient aucune trace de poussière, et se demanda à quelle fréquence Darrow rendait visite à ce sépulcre.

— Ses affaires ne sont pas rangées, dit-il, je me fichais pas mal de tout ça. La nuit où elle est morte, j’ai juste balancé le contenu de sa valise dans sa commode à toute vitesse avant de lancer les recherches. Plus tard, après l’enterrement, j’ai tout emballé dans ces deux malles.

— Pourquoi portait-elle deux manteaux et deux chandails ?

— Par cupidité, inspecteur. Elle ne pouvait plus rien mettre dans sa valise. Alors, pour les emmener, il fallait, soit les porter, soit les mettre. Je suppose que les enfiler était plus facile, et il faisait très froid.

Il sortit un trousseau de clés de sa poche et ouvrit les deux malles. Il souleva les couvercles et dit :

— Je vous laisse. Le cahier qui vous intéresse est sur le dessus de la pile.

Darrow parti, Lynley sortit ses lunettes, mais plutôt que de s’intéresser tout de suite aux cinq cahiers reliés posés sur les vêtements, il entreprit d’examiner ses autres possessions, pour se faire une idée d’Hannah Darrow.

Ses effets étaient bon marché, mais visiblement destinés à passer pour luxueux. Ils étaient voyants – des pulls ornés de perles, des jupes moulantes, des robes courtes transparentes aux décolletés plongeants, des pantalons aux jambes étroites avec des fermetures à glissière sur le devant. Lorsqu’il les examina, il s’aperçut que le tissu autour de celles-ci était distendu au voisinage des dents métalliques. Elle appréciait les vêtements extrêmement moulants.

Une grande boîte en plastique dégageait une étrange odeur de graisse animale. Elle renfermait tout un assortiment de crèmes et de produits de beauté bon marché, eux aussi : une boîte de fards à paupières, une demi-douzaine de tubes de rouge à lèvres très sombre, du mascara, trois ou quatre lotions différentes, un paquet de coton à démaquiller. Une réserve de cinq mois de pilules contraceptives était fourrée dans une pochette. Une des plaquettes était partiellement entamée.

Un sac en plastique de Norwich contenait tout un échantillon de lingerie neuve. Son choix encore une fois tapageur était sans doute l’idée que se faisait une fille sans éducation de ce qui pouvait séduire un homme. Des slips de dentelle rouge vif, noire ou mauve, accompagnés de porte-jarretelles assortis, des soutiens-gorge diaphanes très décolletés et ornés aux endroits stratégiques de petits nœuds coquets, des jupons ondulants, deux chemises de nuit identiques, au corsage uniquement formé de deux larges bandes de satin croisées de la taille aux épaules, et qui ne dissimulaient pas grand-chose.

En dessous se trouvait un paquet de photos, que Lynley parcourut. Elles représentaient toutes Hannah sous son meilleur angle, que ce soit posant sur une barrière, riant à cheval ou assise sur une plage, les cheveux au vent. Peut-être s’agissait-il de photos destinées à une future carrière artistique. À moins qu’elle n’ait éprouvé le besoin de se rassurer sur sa beauté, ou tout simplement sur son existence.

Lynley prit le cahier sur le dessus de la pile. Le temps avait craquelé la couverture, plusieurs pages étaient collées entre elles, et l’humidité avait déformé les autres. Il le feuilleta avec soin, jusqu’à la dernière inscription, située aux trois quarts du cahier. Daté du 25 mars 1973, le texte était de la même écriture enfantine que le mot d’adieu mais, contrairement à celui-ci, truffé de fautes d’orthographe et de syntaxe.

« C’es décidé. Je pars demmain. Je suis telement contente que ce soie décidé entre nous. On a parlé des heures et des heures ce soir pour tout préparer. Quand c’était décidé, j’ai voulu l’aimer, mais il adit non on a pas assez de temp, Han, et un moment j’ai pansé que peutêtre il était faché parcque il a meme repoussé ma main, mais alors il a souri avec son sourire fondant, et il a dit chérie on aura tout le temp pour ça toute les nuits quand on sera a Londres. Londres ! ! ! LONDRES ! ! ! Demain a la meme heure ! Il a dit que son apartement était pret, et qu’il avait tout preparé. Je ne sais pas coment je vais passer la journée demmain à penser à lui. Mon cher amour. Mon cher amour ! »

Lynley leva les yeux sur la fenêtre du grenier et les grains de poussière flottant dans le faible rayon de lumière. Il n’avait pas envisagé que les mots d’une femme morte depuis si longtemps puissent l’émouvoir, ne serait-ce qu’un instant, une femme qui se maquillait de couleurs criardes, qui s’habillait pour séduire, et qui se prenait de passion à l’idée d’une nouvelle vie dans une ville pour elle pleine de promesses et de rêves. Et pourtant, ses mots le touchaient. Avec son optimisme confiant, elle était comme une plante avide d’eau fraîche, palpitant pour la première fois grâce aux attentions de quelqu’un. Même dans sa sensualité maladroite, elle écrivait avec une innocence inconsciente. Ignorante du monde, Hannah Darrow était en fin de compte la victime idéale.

Il reprit le cahier au début, passant les dates en revue, cherchant l’endroit où débutait sa liaison avec l’inconnu. Il le trouva le 15 janvier 1973, et au fur et à mesure de sa lecture, sentit le feu de la certitude embraser lentement ses veines.

« Je me suis jamais autan amusé à Norwich aujourdui, meme si c’es dificile à croire après la dispute avec John. Moi et Maman on es allé là bas pour me remonter le moral, elle a dit. On s’es arrêté chez Tante Pammy, et on l’a emené aussi. (Elle sirotai depuis ce matin et puait le gin, c’était affreu.) À déjeuné, on a vu une affiche de pièce, et Pammy a dit qu’on allait se faire un plaisir, alors elle nous a amené, mais je crois que c’était surtout parcque elle voulait cuver, ce qu’elle a fait en ronflan jusqu’a ce que le type derriere lui donne un cou de pied dans le siege. J’avais jamais été à une pièce avant, vous vous rendé conte ? C’étai a propos d’une duchesse qu’épouse un homme qui meur, et elle finit étranglé, et puis tout le monde se poignarde. Et il y avai un type qui arretai pas de dire qu’il était un loup. C’était un sacré truc. Mais les costume étaient vraiment joli, j’ai jamais rien vu come ça, toute ces longue robes et ces chapos, avec les dames si joli et les homme avec des drole de collans avec des petite bourse sur le devan. Et a la fin, ils on donné à la duchesse des fleur et les gens se son levé et on aplaudi. J’ai lu dans le programe qu’il voyage partout dans le pays en faisant des pièces, vous vous rendé conte. Sa m’a doné envi de faire quelque chose aussi, moi. Je déteste être coincé ici à PGreen. Quelquefois, rien que le pub, ça me done envi de crier. Et John veut qu’on le fasse tou le temp, et moi je veux plus. Je suis pas bien depuis que j’ai eu le bébé, mais il veut pas me croire. »

Suivait une semaine où elle décrivait en détail sa vie au village : la lessive, le bébé, les conversations téléphoniques quotidiennes avec sa mère, le ménage, le travail au pub. Elle ne semblait pas avoir d’amies. Seuls le travail et la télévision l’occupaient. Au 25 janvier, Lynley trouva l’information intéressante.

« Quelque chose es arivé. Je peu pas y croire meme quand j’y pense. J’ai menti et dit à John que je saignai a nouveau, qu’il falai que je voi le docteur. Un nouveau docteur a Norwich, un spécialiste, j’ai di. J’ai di aussi que je m’arreterai chez Tante Pammy pour le diner, alors il devai pas s’inquieter si j’étai en retart. Je sais pas pourquoi j’ai été assez maline pour dire ça ! Je voulai juste voir la pièce a nouveau, et les costume ! J’ai pas eu une bonne place, j’étai au fon sans mes lunetes et c’étai une piece diférente. Drolemen enuyeuse, avec des tas de gens qui parlait de se marier ou de déménager, et ces trois femes qui détestait la feme que leur frere avai épousé. Le drole, ces que c’étai avec les meme acteurs ! Et ils étaien telement diférents, je comprend pas comment ils se melange pas. Quand ça été fini, je suis alé par deriere le théatre. Je pensai peutetre je pourai dire un mot à l’un d’eu, ou faire signé mon programe. J’ai atendu une heure. Mais ils son tous sorti en groupe ou en couple. Juste 1 type étai tou seul. Je sais pas qui y jouait parceque j’ai di j’étai tro loin et j’avai pas mes lunetes. Je voulai qu’y me signe mon programe, mais j’ai eu peur. Alors, je l’ai suivi ! ! ! Je sai pas pourquoi j’ai fai ça. Mais il es allé dans un pub manger et prendre un verre, et je l’ai regardé, et pour finir, je suis allé le voir, et je lui dit “vous etes dans la piece, hein ? Vous voulez pas me signer mon programe ?” Bon dieu, il étai beau. Il etai vraimen surpri, alors il m’a demandé de m’assoir et on a parlé du theatre, et il m’a di qu’il étai dedans depuis beaucoup d’anés. Je lui ai di come j’avai aimé la pièce avec la duchesse, et come les costume était joli. Il a dit, es ce que je voulai aller les voir au théatre, que de près ils était pas extraordinaire, et que je pourai meme suremen en essaier un si y avai persone. Alors on es retourné labas. C’es telement grand derière la sène ! Toute ces loge et ces table pleine d’aksaissoire. Et les decor ! Il son en bois et ils on lair en piere ! ! ! On ai allé dans une loge et il ma montré une rangé de costume. Ils était en velour ! J’ai jamais touché quelque chose d’aussi dou. Alors il a dit vous voulé l’essayé ? personne le saura. Et je l’ai fait ! ! ! Mais quand je l’ai enlevé, mes cheveu se son pris dedan, et il les a dégagé, et pui il a començé à embrasser mon cou et à me toucher partou avec ses main. Il y avai ce divan dans le coin, mai il a di non, non, maintenant par terre, et il a fai tomber toute les robe, et on a fai l’amour au milieu ! Après j’ai entendu une voi de feme dans le théatre, et j’ai eu vraimen peur, et il a di je me fiche de qui c’es. Mon Dieu, je m’en fiche, je m’en fiche, et il a ri tout heureu, et il a recomencé ! Et ça ne ma même pas fait mal ! J’avai chau, et puis froi, et des trucs se passaient à lintérieur de moi, et il a ri encore et di, petite idiote, c’est come ça que ça doi se passer ! Il ma demandé si je voulais revenir la semaine prochaine. Et comen ! Je suis rentré après minuit, mais John étai encore au pub, alors il n’a pas su. J’espère qu’il ne voudra pa ce soir, parcque avec lui, je suis sur ça fera encore mal. »

Les cinq jours suivants n’étaient que réflexions sur la scène d’amour de Norwich, le genre de balivernes passionnées qui tournent dans la tête d’une jeune femme la première fois qu’un homme l’éveille pleinement aux joies – plutôt qu’aux devoirs — de la chair. Le sixième jour, ses pensées prirent un autre tour. C’était le 31 janvier.

« Il ne sera pas la pour toujour. C’es une tourné, et il parte en mars ! Je ne veu pas y penser. Je le verrai demmain. J’essairai d’avoir son adresse. John demande pourquoi je vai encore a Norwich, et je lui ai di que j’allai voir le docteur. J’ai di que j’avai une douleur dedans, et que le docteur a di quil ne devait pas me toucher un moment jusqu’a ce qu’elle sen aille. Il voulai savoir, pendant combien de temp. Quel genre de douleur ? J’ai di quand tu me le fai, ça me fai mal, et le docteur a di que ça n’allai pas, alors tu ne dois pas me le faire avant que la douleur sen aille. Je lui ai di que je n’étai pas bien depuis que Teddy étai né. Je sais pas sil me croi mai il ma pas touché depui dieu merci. »

À la page suivante, elle rapportait son rendez-vous avec son amant.

« Il m’a emené chez lui ! ! ! C’est pa grand chose, juste une chambre meublé dans une vieille maison près de la catédrale. Il a pa grand chose parcque sa vraie maison est a Londres. Et je comprend pas pourquoi il a pri ça si loin du theatre. Il di qu’il aime marcher. En plus, il m’a di avec son sourire, on n’a pa besoin de beaucoup, hein ? Il m’a désabillé là près de la porte, et on l’a d’abor fait debout ! ! ! Après je lui ai di que je savai qu’y partai en mars avec le groupe du theatre. Je lui ai di que je pensai que je pouvai etre actrisse. Ca n’a pa l’air dificile. Je pourai faire aussi bien que les dames que j’ai vu. Il a dit oui, que je devrai y penser, qu’il pourrait s’ocuper que j’ai des leçons et un professeur. Et puis j’ai dit que j’avai faim et qu’on pourai sortir manger. Il m’a dit qu’il avai faim lui aussi… mais pas de nouriture ! ! ! »

Les deux semaines qui suivaient, Hannah ne semblait pas avoir eu de contact avec lui. Mais elle passait les trois quarts de son temps à organiser l’avenir. Celui-ci tournait autour du théâtre, qui représentait le moyen de se lier à cet homme et d’échapper à Porthill Green. Elle esquissait brièvement ses projets le 10 février.

« Je sui importante pour lui, il me l’a di. Maman dirai que tous les homes parle come ça quan ils tire leur coup, et qui faut pa leur faire confiance tan qu’ils on pa le pantalon remonté. Mais lui c’es diféren. Je sais qu’il es sincere. Alors j’ai reflechi, et le meilleur moyen, c’es d’aler avec la troupe. J’aurai pa un gran role au debut. Je sais pa tres bien ce qui faut faire, mais j’ai une bonne memoire. Et si je sui dans la troupe, on sera pas separe. Je ne veu pa le perdre. Je lui ai doné le numero d’ici pour qu’il mapele à l’apartement, mais il l’a pa encore fait. Je sai qu’il es occupé. Mais s’il m’apele pa demain, je retourne à Norwich pour le voir. J’atendrai pres du theatre. »

Sa visite à Norwich n’était pas notée avant le 13 février.

« Des tas de chose son arivés. J’ai été à Norwich. J’ai atendu et atendu devant le theatre, et puis il es sorti. Mais il étai pas tou seul. Il étai avec une des dames de la piece et un autre homme. Ils parlait come s’ils se disputait. Je l’ai apelé. D’abord il m’a pa entendu, alors je suis alé le voir et je lui ai touche le bras. Quand j’ai fai ça, ils se sont tous areté. Alors il a souri et il a di bonjour je ne vous avai pas vu, ça fai lontemp que vous atendez ? Excusé moi une minute. Lui, la dame et l’autre monsieur sont alés a une voiture. La dame et le monsieur sont monté dedans, mais lui es revenu vers moi. Il étai furieu, je le voyai bien. Mais j’ai di pourquoi tu m’a pa presenté ? Il a dit pourquoi tu es venu san m’avoir prevenu ? Je lui ai di et pourquoi je devrai, je te fai honte ? Ne soi pa idiote, il m’a dit. Tu ne sais pa que j’essaye de te faire entrer dans la troupe ? Mais je ne peu pa avan que tu soi prete. Ce son des profesionels, et ils ne prendron pa quelqu’un qui ne l’es pa, alors comence a te conduire come une profesionelle. Alors je me sui mis a pleuré. Il a di, oh bon dieu, Han, ne fai pa ça, alons. Alor on es alé chez lui. Seigneur, je sui resté jusqua 2 heure. Je sui retourné avanthier, et il a di qu’il préparai une audicion pour moi, mai que je devai aprendre une sène tres dure d’une piece. J’espérai que ce serai la pièce avec la duchesse, mais c’étai l’autre. Il a dit que je devai copier le role et le mémorisé. Ca avai l’air droleman long, et j’ai demandé pourquoi il falai que je l’écrive, et pourquoi il me donait pas un script. Mais il m’a dit qu’il n’y en avai pa assez, et que s’il s’aperçevai qu’il en manquai un, ils saurai, et mon audicion serai plus une surprise. Alors je l’ai recopié. Mais j’ai pas terminé, et il fau que j’y retourne demmain. On a fai l’amour. Il avai pas l’air d’en avoir envie d’abor, mais il étai content après ! ! »

Le relâchement perceptible dans cette dernière remarque n’échappa pas à Lynley, et il se demanda si la jeune femme l’avait elle-même remarqué. Mais elle avait visiblement été trop absorbée par ses projets de théâtre et de vie nouvelle avec un autre homme pour remarquer le moment où faire l’amour s’était transformé en un rituel attendu.

Les notations suivantes étaient datées du 23 février.

« Teddy a été malade cinq jours. Tres malade. John a failli me rendre fole avec ça. Mais je me sui échapé pour finir de copier ce vieu script. Je ne sai pa pourquoi je peu pa en avoir un, mais il dit qu’ils s’en aperçevrait. Il a juste di de memoriser mon role, et de pas me soucier de coment le jouer. Il dit qu’il me montrera coment faire. Ca il sait le faire ! ! C’es son travail. Enfin, c’es seulemen 8 page. Alors, je vai le surprendre, je vai le lui jouer ! Come ça, il ne se posera plu de question sur moi. Quelquefoi, je croi qu’il se pose des question. Sauf quan on va au lit. Il sai que je suis fole de lui. Je peu pa rester pres de lui san avoir envi de lui enlever ses vetemens. Il aime ça. Il di, oh bon dieu, Hannah, tu sai ce que j’aime, hein ? Tu sai vraimen t’y prendre, mieu que personne. Tu es la meilleure. Alors il oublie de quoi on parle et on le fait. »

Hannah avait consacré nombre des pages suivantes à une description détaillée de leurs ébats. Celles-ci avaient été souvent feuilletées, et c’était sans nul doute celles que John Darrow consultait lorsqu’il voulait se souvenir de sa femme de la pire des façons. Car elle était méticuleuse, n’omettait aucun détail, et comparait les attributs et les performances de son mari avec ceux de son amant. Le jugement était brutal, et un homme ne devait pas s’en remettre facilement. Cela donna à Lynley une idée de ce qu’avait dû être sa lettre d’adieu à John Darrow.

L’avant-dernier fragment du journal datait du 23 mars.

« Je me sui entrainé toute la semaine quand John es au pub en bas. Teddy me regarde de son berceau et ri de voir sa maman se pavaner come une dame russe. Mais j’ai tou copié. C’etai facile. Et dans 2 nuit, je vai à Norwich pour qu’on décide ce qu’on va faire et quan je vai avoir mon audicion. Je meur d’impatience. Il me manque. John m’a saute dessus come un por ce matin. Il a di que ça faisai 2 moi que le docteur avai di qu’il pouvai pas, et qu’il en avai marre d’atendre. Ca m’a presque fai vomir quand il a mi sa langue dan ma bouche. Il sentai la merde, je le jure. Il a di, ah c’es mieu comme ça, Han, non, et il m’a fai ça telemen fort que j’ai essayé de pas pleuré. Quand je pense qu’il y a deu moi je pensai que c’étai come ça que ça devai se passé et que je devai le suporter. Ca me fai rire, maintenan, parce que je sai. Et j’ai décidé de le dire à John avan de partir. Après ce matin, il le merite. Il se prend telemen pour un home, un VRAI, s’il savai ce qu’un vrai home et moi on se fai dans un lit, il se trouverai mal. Mon Dieu, je sai pas si je pourai encore tenir 2 jour san le voir. Il me manque telemen. JE L’AIME. »

Lynley referma le journal tandis que les remarques d’Hannah Darrow se mettaient en place dans son esprit, comme les pièces d’un puzzle. Se pavaner comme une dame russe. Une pièce de théâtre sur un homme qui se marie, et dont les sœurs détestent la femme. Des gens qui parlent sans arrêt de déménager ou de se marier. Et l’affiche grandeur nature sur le mur du bureau de lord Stinhurst. Les Trois Sœurs, Norwich. La vie et la mort d’Hannah Darrow.

Il se mit à fouiller dans le reste de ses affaires, dénichant vêtements, sacs à main, gants et bijoux. Mais il ne découvrit ce qu’il cherchait que lorsqu’il s’intéressa à la seconde malle. Là, tout au fond, sous les pulls et les chaussures, sous un album de petite fille plein de souvenirs et de coupures de journaux, se trouvait ce qu’il avait espéré trouver, le vieux programme de théâtre auquel étaient accrochées les lunettes cerclées de métal d’Hannah. Une diagonale divisait la couverture en deux, séparant ainsi les deux pièces du répertoire de la troupe, dont les titres en lettres austères se détachaient en blanc sur fond noir dans la partie supérieure, et noir sur fond blanc dans la partie inférieure : La Duchesse de Malfi et Les Trois Sœurs.

Lynley le parcourut avec impatience, à la recherche de la distribution. Mais lorsqu’il trouva celle-ci, il se figea, incrédule, incapable de croire au hasard grinçant qui avait présidé à la répartition des rôles. Car à l’exception d’Irene Sinclair et de quelques comédiens qui ne l’intéressaient pas, les autres étaient exactement les mêmes : Joanna Ellacourt, Robert Gabriel, Rhys Davies-Jones, et, pour compliquer la situation, Jeremy Vinney dans un rôle mineur, sans doute le chant du cygne d’une brève carrière dramatique.

Lynley rejeta le programme. Il se leva et fit les cent pas dans la petite pièce en se frottant le front. Il devait y avoir quelque chose qu’il n’avait pas remarqué dans ce qu’Hannah racontait de son amant. Un détail qui révélait par la bande son identité, quelque chose que Lynley avait lu sans comprendre sa signification. Il retourna à sa chaise, reprit le journal, et le recommença.

Ce n’est qu’à la quatrième relecture qu’il trouva : « Il dit qu’il me montrera coment faire. Ça, il sait le faire ! ! C’es son travail. » Ces mots offraient deux possibilités : le metteur en scène de la production ou l’acteur qui jouait dans la scène dont était tiré le « mot d’adieu » d’Hannah. Le metteur en scène pouvait montrer à une jeune fille sans expérience les rudiments de la comédie. Un acteur de cette même scène était capable de lui montrer comment jouer le rôle avec aisance, puisqu’il le pratiquait avec sa partenaire depuis plusieurs semaines.

Un rapide coup d’œil au programme apprit à Lynley que le metteur en scène était lord Stinhurst. Il tira un coup de chapeau à l’intuition du sergent Havers. Désormais, il ne lui restait plus qu’à trouver à quelle scène des Trois Sœurs appartenait le texte du « mot d’adieu » et qui jouait dans celle-ci. Car maintenant il visualisait le tout : Hannah en route pour le moulin pour retrouver son amant, avec dans sa poche les huit pages de script méticuleusement recopiées à la main pour son audition. Et l’homme qui la tuait, qui prenait ces huit pages, en déchirait la seule qui pouvait avoir l’air d’un mot d’adieu, et emportait le reste, laissant son corps suspendu au plafond.

Il referma les malles, éteignit la lumière, et ramassa la pile de cahiers accompagnés du programme. Au-dessous, dans l’appartement, il trouva Teddy dans le salon, les pieds sur une méchante table à café parsemée de nourriture, en train de manger des bâtonnets de poisson dans une assiette émaillée bleue. Une pinte de bière à demi vide était posée par terre, et une petite télévision couleur diffusait du sport, apparemment du ski. À la vue de Lynley, le garçon bondit et éteignit la télévision.

— Est-ce que vous avez des recueils de pièces de théâtre ? demanda Lynley, tout en se doutant de la réponse.

— Des pièces de théâtre ? répéta le gamin en secouant la tête. Pas une seule. Vous êtes sûr que vous voulez un livre ? On a des disques, et des magazines. (Il parut comprendre en parlant que Lynley ne cherchait pas de source de distraction.) Papa a dit que vous étiez flic. Que je devais pas vous parler.

— Ce à quoi vous ne semblez pas obéir.

Le garçon fit une grimace et eut un hochement de tête en direction des cahiers que Lynley portait sous son bras.

— C’est à propos de maman, hein ? Je les ai lus, vous comprenez. Papa a laissé les clés une nuit. Je les ai tous lus. (Il se balança sur les talons et enfouit une main dans la poche de son jean.) On n’en parle jamais. Je crois pas que papa pourrait. Mais si vous attrapez ce type, vous me le ferez savoir ?

Lynley hésita. Le garçon reprit la parole.

— C’était ma maman, vous savez. Elle n’était pas parfaite, mais c’était ma maman. Elle m’a jamais fait de mal. Et elle s’est pas tuée.

— Non, elle ne s’est pas suicidée.

Lynley se dirigea vers la porte. Il s’arrêta sur le seuil et chercha un moyen de répondre à l’attente du garçon.

— Surveille les journaux, Teddy. Quand nous mettrons la main sur l’homme qui a tué Joy Sinclair, ce sera celui-là.

— Est-ce que vous l’aurez aussi pour la mort de maman, inspecteur ?

Lynley faillit mentir. Mais face à ce visage amical et inquiet, il en fut incapable.

— Seulement s’il avoue.

Le garçon eut un hochement de tête d’une solennité enfantine, mais il serra les mâchoires.

— Pas de preuves, je suppose ? dit-il avec une négligence douloureuse et étudiée.

— Pas de preuves. Mais c’est le même homme, Teddy, tu peux me croire.

Le garçon retourna à la télévision.

— Je me souviens juste un petit peu d’elle.

Il tripota le bouton sans allumer le poste.

— Attrapez-le, dit-il à voix basse.

Plutôt que de s’arrêter à Mildenhall et risquer de perdre du temps à la recherche d’une bibliothèque municipale, Lynley se rendit à Newmarket, où il était certain d’en trouver une. Là, cependant, il perdit vingt minutes à se frayer un chemin dans les embouteillages de fin d’après-midi, et n’aboutit au bâtiment qu’il cherchait qu’à cinq heures moins le quart. Il se gara sur un stationnement interdit, laissa sa plaque de police dressée contre le volant, et s’en remit aux dieux. Inquiet de voir qu’il recommençait à neiger, et donc que chaque seconde était précieuse, il grimpa quatre à quatre les marches de la bibliothèque, le programme du théâtre de Norwich roulé dans la poche de son pardessus.

Une forte odeur de cire d’abeille, de vieux papiers et de chauffage central épuisé dominait l’endroit, où se dressaient hautes fenêtres, sombres bibliothèques, lampes de lecture en cuivre surmontées de minuscules abat-jour blancs, et un énorme bureau en forme de U derrière lequel un homme tiré à quatre épingles et aux grandes lunettes enfournait des données dans un ordinateur. L’air totalement déplacé dans cet environnement vieillot, la machine, au moins, ne faisait pas de bruit.

Lynley compulsa le fichier, à la recherche de Tchekhov. Cinq minutes plus tard, il était assis à l’une des longues tables usées, un exemplaire des Trois Sœurs ouvert devant lui. Il le parcourut des yeux, se contentant dans un premier temps de ne lire que la première ligne de chaque réplique. Parvenu à la moitié de la pièce, il réalisa cependant, d’après la longueur de celle-ci, et la façon dont avait été déchiré le mot d’Hannah, que le texte qu’elle avait recopié pouvait fort bien provenir du milieu d’un monologue. Il recommença sa lecture, de plus en plus inquiet de la neige qui retarderait son retour sur Londres, du temps qui s’écoulait et de ce qui pouvait bien se passer en ville pendant son absence. Une demi-heure lui fut nécessaire pour trouver ce qu’il cherchait, dix pages après le début de l’acte quatre. Il lut une fois, puis une seconde pour être sûr.

« Il arrive parfois que des petits détails idiots de la vie prennent de l’importance, sans que l’on sache pourquoi. On ne cesse d’en rire, comme on l’a toujours fait, et malgré cela, on continue, et on n’a pas la force de s’arrêter. Oh, ne parlons pas de ça ! Je me sens gai, je vois ces sapins, ces érables et ces bouleaux comme pour la première fois, et ils me regardent tous, moi, avec curiosité et espoir. Que ces arbres sont beaux, et d’ailleurs, comme la vie devrait être belle auprès d’eux ! Je dois partir, il est temps… Voilà un arbre mort, mais il continue à se balancer dans le vent avec les autres. Alors il me semble que si je meurs, d’une façon ou d’une autre, j’aurai encore mon rôle à jouer dans cette vie. Adieu, mon amour… Les papiers que tu m’as donnés sont sur ma table, sous le calendrier. »

Ce n’était pas une des femmes qui parlait, comme Lynley l’avait d’abord supposé, mais un des personnages masculins, le baron Tousenbach, s’adressant à Irina vers la fin de la pièce. Lynley tira de sa poche le programme de Norwich, parcourut du doigt la distribution, et découvrit ce qu’il avait tant redouté — et espéré. En cet hiver 1973, Rhys Davies-Jones avait joué Tousenbach face à Joanna Ellacourt en Irina, Jeremy Vinney en Feraponte, et Robert Gabriel en Andréï.

Il avait enfin la confirmation recherchée. Car qui mieux que celui qui les avait répétées soir après soir était susceptible d’utiliser ainsi ces quelques lignes ? L’homme en qui Helen avait toute confiance. L’homme qu’elle aimait et qu’elle croyait innocent.

Lynley reposa le livre sur son étagère et se mit en quête d’un téléphone.