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Le message fut transmis à l’inspecteur Thomas Lynley un peu avant dix heures ce matin-là. Il s’était rendu à la ferme de Castle Sennen jeter un coup d’œil aux nouvelles têtes de bétail et revenait au volant de la Land Rover du domaine lorsque son frère, à cheval, le héla en maîtrisant sa monture aux naseaux fumants. Il faisait un froid mordant, inhabituel en Cornouailles, même à cette époque de l’année, et Lynley plissa les yeux pour l’affronter en baissant la vitre.
— Tu as un message de Londres, cria Peter Lynley, maniant les rênes d’une main experte.
La jument baie secoua la tête, et fit un écart délibéré vers le mur de pierres sèches qui séparait le champ de la route.
— Le superintendant Webberly. Quelque chose à propos du CID (Criminal Investigation Department) de Strathclyde. Il veut que tu le rappelles dès que possible.
— C’est tout ?
La jument se mit à tourner comme pour se débarrasser de son fardeau, et ce défi à son autorité fit rire Peter. Ils luttèrent un moment, l’un et l’autre déterminés à dominer l’adversaire, mais Peter tenait les rênes d’une main qui savait d’instinct quand il fallait faire sentir le mors et quand l’animal, au contraire, ne le supportait pas. Il la fit volter dans le champ comme si le jeu avait été convenu entre eux, et l’amena face au mur à la crête ornée de givre.
— C’est Hodge qui a pris la communication, reprit-il en souriant. Tu vois ce que je veux dire. « Un message de Scotland Yard pour Sa Seigneurie. Dois-je m’en charger ? » Il suintait la désapprobation par tous les pores.
— Il ne changera jamais, répondit Lynley.
Au service de la famille depuis plus de trente ans, le vieux majordome avait passé les douze dernières années à refuser obstinément d’admettre ce qu’il appelait « le caprice de Sa Seigneurie », attendant l’instant où Lynley reprendrait enfin ses sens et, touché par la grâce, adopterait une vie à laquelle Hodge espérait qu’il s’habituerait – ici, en Cornouailles, à Howenstow, aussi loin que possible de Scotland Yard.
— Qu’a-t-il dit au superintendant ?
— Probablement que tu étais occupé à recevoir les hommages serviles de tes métayers. Du genre « Sa Seigneurie est sur ses terres ». (L’imitation du ton funèbre du majordome était réussie, et les deux frères éclatèrent de rire.) Tu veux rentrer à cheval ? C’est plus rapide qu’avec la Rover.
— Non, merci ! Je tiens beaucoup trop à la vie.
Lynley passa bruyamment une vitesse. Surprise, la jument recula et fit un nouvel écart, ignorant mors, rênes et talons dans son désir de fuite. Ses sabots résonnèrent sur les cailloux, son hennissement se chargea de frayeur. Lynley regarda sans rien dire son frère lutter avec sa monture, il était inutile de lui conseiller la prudence. Ce qui avait séduit Peter dans le cheval, c’était le danger, le fait qu’un seul faux mouvement pouvait avoir pour conséquence un membre brisé.
Avec allégresse le cavalier rejeta en arrière sa tête auréolée de cheveux coupés court, dorés dans la lumière hivernale. Il avait des mains musclées par le travail, et des mois de labeur au soleil de Cornouailles lui avaient donné un teint coloré, même en hiver. Extraordinairement juvénile, il rayonnait de vitalité. Lynley se sentit en face de lui bien plus âgé que les dix années qui les séparaient.
— Ho, Safran ! cria Peter, qui fit exécuter une volte au cheval puis partit au galop après un signe de la main.
Il atteindrait effectivement Howenstow bien avant son frère.
Lorsque monture et cavalier eurent disparu à travers un rideau de sycomores au fond du champ, Lynley appuya sur l’accélérateur, avec un marmonnement exaspéré quand la boîte de vitesses de la vieille voiture sauta, et reprit sa route cahin-caha le long de l’étroit chemin.
Lynley téléphona à Londres de la petite alcôve aménagée dans le salon. C’était là son sanctuaire personnel, juste au-dessus du porche d’entrée de la maison de famille, et meublé au début du siècle par son grand-père, un homme qui avait une conception tout à fait judicieuse de ce qui rendait la vie supportable. Un petit bureau d’acajou était installé entre deux étroites fenêtres à meneaux, et des étagères soutenaient des rangées de livres distrayants et de collections reliées de Punch. Un fauteuil confortable était tiré près de la cheminée, sur laquelle une pendule égrenait son tic-tac régulier. L’endroit avait toujours été particulièrement accueillant après une dure journée.
La secrétaire de Webberly était à la recherche du superintendant et, se demandant ce que tous les deux pouvaient bien fabriquer à Scotland Yard en ce week-end d’hiver, le regard de Lynley s’attarda sur le grand jardin en contrebas. Sa mère, grande et mince silhouette vêtue d’un lourd caban, une casquette de base-ball coiffant ses cheveux blonds, était là, en grande discussion avec l’un des jardiniers, inconsciente du fait que son retriever en avait profité pour s’emparer d’un gant qu’elle avait laissé tomber et qu’il traitait comme son casse-croûte matinal. Lynley sourit lorsque sa mère vit enfin le chien, poussa un cri, et lui arracha le gant de la gueule.
La voix de Webberly résonna, et Lynley eut l’impression qu’il avait couru.
— Nous sommes dans une situation délicate, annonça-t-il sans préambule. Des théâtreux, un cadavre, et la police locale qui se conduit comme s’il s’agissait d’une épidémie de peste bubonique. Ils ont appelé leur CID local, celui de Strathclyde, mais Strathclyde ne veut pas de l’affaire. Elle est pour nous.
— Strathclyde, répéta Lynley ébahi. Mais c’est en Écosse.
Il énonçait là une évidence. L’Écosse disposait de sa propre force de police, qui faisait rarement appel à l’assistance de Scotland Yard. Et même lorsque c’était le cas, les complexités de la loi écossaise empêchaient la police métropolitaine d’effectuer un travail efficace et lui interdisaient de prendre part à une éventuelle poursuite judiciaire. Un sentiment de méfiance assaillit Lynley, mais il temporisa :
— Personne d’autre n’est disponible ce week-end ?
C’était la quatrième fois en cinq mois que Webberly le rappelait en service pendant ses heures de repos, et il savait que la remarque pousserait le superintendant à lui fournir de plus amples détails.
— Je sais, je sais, dit celui-ci avec brusquerie. Mais je n’y peux rien. Nous réglerons le problème quand tout ça sera terminé.
— Tout ça quoi ?
— Un sacré merdier.
La voix de Webberly s’éloigna, comme si quelqu’un d’autre s’était mis à discourir dans son bureau d’un ton vif. Lynley reconnut ce baryton grondant comme celui du superintendant en chef, sir David Hillier. Décidément, il se passait quelque chose d’exceptionnel. Il tendit l’oreille, s’efforça de saisir les paroles de Hillier, mais les deux hommes devaient être parvenus à une décision, car Webberly revint en ligne sur un ton confidentiel, comme s’il se méfiait des oreilles indiscrètes.
— Une affaire délicate, comme je vous l’ai dit. Stuart Rintoul, lord Stinhurst, y est mêlé. Vous le connaissez ?
— Stinhurst, le producteur ?
— Celui-là même. Le Midas de la scène.
Le surnom plus que justifié fit sourire Lynley. Lord Stinhurst avait bâti sa réputation en finançant succès après succès de la scène londonienne. Attentif au goût du public, et disposé à prendre d’énormes risques financiers, il avait une singulière capacité à flairer les nouveaux talents, à dénicher les pièces vouées à la réussite dans le lot de banalités qui s’entassait tous les jours sur son bureau.
Quiconque lisait le Times savait que son dernier défi avait été l’acquisition et la rénovation de ce qui restait de l’Azincourt, un théâtre de Londres, projet dans lequel il avait investi plus d’un million de livres. L’ouverture du nouvel Azincourt, qui se voulait un triomphe, devait avoir lieu dans deux mois, et cette perspective si proche rendait improbable le fait que Stinhurst puisse s’absenter de Londres ne serait-ce que pour quelques jours de vacances. Agé d’environ soixante-dix ans, c’était un perfectionniste obsessionnel, et qu’il n’ait pas pris de repos depuis des années faisait partie de sa légende. À quoi tenait donc sa présence en Écosse ?
Comme pour répondre à la question non formulée de Lynley, Webberly continua :
— Au premier abord, il semble qu’il ait emmené un groupe de comédiens travailler sur une pièce qui devait faire un tabac à la réouverture de l’Azincourt. Ils sont accompagnés d’un journaliste – un type du Times, un critique dramatique, je crois. Il a suivi l’aventure de l’Azincourt depuis le premier jour, mais pour l’instant il n’a qu’une idée, mettre la main sur un téléphone avant que nous n’arrivions pour le bâillonner.
— Pourquoi ? demanda Lynley, qui comprit un instant plus tard que le superintendant avait gardé le meilleur pour la fin.
— Parce que Joanna Ellacourt et Robert Gabriel sont les futures stars de la nouvelle production de lord Stinhurst, et qu’ils se trouvent également en Écosse.
Lynley ne put réprimer un léger sifflement de surprise. Joanna Ellacourt et Robert Gabriel, le couple vedette de la scène, les deux acteurs les plus recherchés du moment. Ellacourt et Gabriel, depuis leurs débuts ensemble, n’avaient cessé de galvaniser les foules, qu’ils interprètent Shakespeare, Stoppard ou O’Neill. Bien qu’ils aient joué tout aussi souvent chacun de leur côté, c’était lorsqu’ils se produisaient en couple que la magie opérait. Les comptes rendus des journaux étaient unanimes : « Le public vibre avec eux dans une atmosphère crépitante de tension sexuelle explicite. » La dernière fois, si Lynley ne se trompait pas, il s’agissait d’un Othello, qui s’était joué pendant des mois à guichets fermés et dont les représentations venaient de s’achever trois semaines auparavant.
— Qui est la victime ? demanda-t-il.
— L’auteur de la nouvelle pièce, apparemment plein d’avenir. Une femme. Elle s’appelle… (Il y eut un bruit de papiers froissés.) Joy Sinclair. (Webberly grogna, ce qui était toujours le prélude à une mauvaise nouvelle.) Je crois bien qu’ils ont déplacé le corps.
— Bon Dieu ! marmonna Lynley.
Cette modification du théâtre du crime allait rendre le travail plus difficile.
— Je sais, je sais. Mais on n’y peut rien, hein ? Enfin, le sergent Havers vous retrouvera à Heathrow. Je vous ai mis tous les deux sur le vol de une heure pour Edimbourg.
— Pas Havers, monsieur. J’ai besoin de Saint-James, s’ils ont déplacé le corps.
— Saint-James n’appartient plus au Yard, inspecteur, et je ne peux pas mettre la main dessus dans un délai aussi court. Si vous avez besoin d’un expert médico-légal, prenez un de nos hommes.
Lynley était décidé à discuter cette décision, son intuition lui ayant fait comprendre pourquoi il avait été appelé sur cette affaire, lui plutôt que n’importe quel autre inspecteur de service ce week-end. Stuart Rintoul, comte de Stinhurst, était de toute évidence suspect, mais on voulait le traiter avec des ménagements que la présence de Lynley, huitième comte d’Asherton, ne pouvait que garantir. Une discussion d’égal à égal, de pair à pair, entre gens du même monde, une enquête pleine de tact, voilà ce qu’envisageaient ses supérieurs. Tout cela était bel et bon, mais si Webberly était prêt à jouer avec le tableau de service pour orchestrer une rencontre entre les lords Stinhurst et Asherton, lui, en ce qui le concernait, n’était pas disposé à se rendre la tâche encore plus difficile en se laissant adjoindre la présence du sergent Barbara Havers, pur produit du prolétariat urbain et de l’école publique qui n’aurait qu’une hâte : passer les menottes à un comte.
Aux yeux du sergent Havers, les grands problèmes de la vie — qu’il s’agisse de la crise économique ou de la prolifération des maladies sexuellement transmissibles – trouvaient tous leur origine dans le système de classes. De fait, ce sujet, le plus douloureux des points de friction entre eux, constituait le fondement, la structure et la conclusion de tous les affrontements verbaux qui, depuis quinze mois qu’elle était devenue sa partenaire, avaient opposé Lynley au sergent Havers.
— Cette affaire ne fait pas appel aux points forts de Havers, argua-t-il d’un ton raisonnable. À l’instant où elle va apprendre que lord Stinhurst y est peut-être mêlé, elle va perdre toute objectivité.
— Elle a dépassé ce stade. Et si ce n’est pas le cas, il est temps qu’elle s’y mette si elle veut arriver à quoi que ce soit avec vous.
Lynley eut un frisson à la pensée que le superintendant sous-entendait par là qu’ils devraient former une équipe permanente, et que sa carrière allait être liée à celle de Havers de façon inéluctable. Il chercha un moyen d’utiliser la décision de son supérieur en un compromis qui lui offrirait d’autres avantages.
— Bien, puisque vous en avez décidé ainsi, monsieur, admit-il tranquillement. Mais en ce qui concerne les problèmes liés au déplacement du corps, Saint-James a plus d’expérience en la matière que n’importe qui chez nous. Vous savez mieux que moi qu’il était notre meilleur expert en médecine légale, et qu’il…
— Et qu’il l’est toujours. Je connais la rengaine, inspecteur. Mais nous avons un problème de temps. On ne peut absolument pas donner à Saint-James… (Un bref éclat de voix du superintendant en chef Hillier l’interrompit, immédiatement étouffé, sans doute par la main de Webberly sur l’écouteur. Celui-ci reprit bientôt :) Bien. D’accord pour Saint-James. Remuez-vous, mettez-vous en route, et démêlez-moi cette histoire. (Il toussa, s’éclaircit la gorge, et acheva :) Tout ça ne me ravit pas plus que vous, Thomas.
Il raccrocha aussitôt, coupant court à toute question ou discussion supplémentaire. Ce n’est que lorsqu’il se retrouva avec le combiné muet à la main que Lynley eut le temps de réfléchir à deux détails curieux de cette conversation. On ne lui avait quasiment rien dit du crime, et, pour la première fois depuis douze ans qu’ils travaillaient ensemble, le superintendant l’avait appelé par son prénom. L’incident ne valait sans doute pas la peine d’être relevé, et pourtant, l’espace d’une seconde, Lynley se demanda ce qui se dissimulait réellement derrière ce meurtre en Écosse.
C’est seulement en quittant l’alcôve, puis le salon, pour regagner ses propres appartements dans l’aile est de Howenstow que le nom de Joy Sinclair le frappa. Il l’avait lu quelque part, peu de temps auparavant. Il s’arrêta dans le corridor près d’un coffre en bois fruitier et regarda sans la voir la coupe de porcelaine posée dessus. Sinclair. Sinclair. Ce nom lui paraissait tellement familier, à portée de la main… Le délicat motif bleu et blanc de la coupe se brouilla devant ses yeux, les figures se chevauchèrent, s’intervertirent…
Intervertir. Jouer avec les mots. Il n’avait pas lu Joy Sinclair, mais Sinclair’s Joy, « La Joie de Sinclair ». Il s’agissait du titre d’un article dans un magazine, inversion peu subtile suivie de l’accroche : « Un record battu avec L’Obscurité lui ouvre la voie du succès. »
Il se souvint d’avoir pensé que ce titre évoquait une athlète aveugle sur le chemin des Olympiades. Il avait lu une partie de l’article, juste assez pour comprendre qu’elle n’était pas athlète mais auteur dramatique, que sa première pièce avait été appréciée des critiques et du public, et que la seconde devait inaugurer l’Azincourt. Il n’avait pas eu le temps d’en apprendre davantage, car un appel de Scotland Yard l’avait expédié vers Hyde Park, à la rencontre du corps nu d’une petite fille de cinq ans dissimulé dans les buissons sous le Serpentine Bridge.
Rien d’étonnant à ce qu’il ait oublié le nom de Sinclair. La vision terrible de Megan Walsham, la pensée de ce qu’elle avait subi avant de mourir avaient chassé de son esprit toute autre préoccupation pendant des semaines. Habité par la fureur, il n’avait vécu, dormi, bu et mangé que mû par un unique besoin, trouver l’assassin de Megan… Avant d’arrêter l’oncle maternel de l’enfant… Et d’avoir à révéler à la mère éperdue l’identité du responsable du viol, de la mutilation et du meurtre de la plus jeune de ses enfants.
Il sortait tout juste de cette affaire, brisé de tant de longues journées, et de nuits encore plus longues, avec une soif de repos inextinguible, un besoin d’ablutions spirituelles pour laver son âme des vices de l’humanité.
Le sort en avait décidé autrement. Pour l’instant, du moins. Il soupira, frappa le coffre d’un geste sec, et repartit faire ses préparatifs.
L’agent Kevin Lonan détestait boire son thé dans une thermos. Il se formait toujours à la surface du breuvage une pellicule répugnante qui évoquait une eau de bain sale. Lorsque les circonstances le forcèrent à prendre sa tasse de thé de l’après-midi tant attendue dans une vieille bouteille thermos ébréchée récupérée dans un coin poussiéreux du bureau du CID de Strathclyde, il se contenta donc d’en ingurgiter une goulée et jeta le reste sur la maigre piste d’envol de l’aérodrome local. Il grimaça, s’essuya la bouche d’un revers de gant, et battit des bras pour se réchauffer. Aujourd’hui, le soleil s’était montré, brillant comme l’illusion du printemps sur les monticules de neige, mais la température se maintenait bien au-dessous de zéro, et l’épais banc de nuages descendant du nord annonçait une nouvelle tempête. Si le groupe de Scotland Yard avait l’intention de se poser ici, il ferait bien de se grouiller, pensa-t-il avec morosité. Comme en réponse à sa réflexion, le battement régulier des pales d’un rotor se fit entendre à l’est, et un hélicoptère de la police royale écossaise ne tarda pas à faire son apparition. L’appareil effectua le tour d’Ardmucknish Bay pour tenter de reconnaître le terrain d’atterrissage, puis se posa doucement sur un carré qu’un chasse-neige poussif avait dégagé une demi-heure auparavant. Les pales continuèrent de tourner dans un sifflement insupportable, faisant voltiger de minuscules flocons arrachés aux tas de neige bordant la piste.
Une silhouette courte et rebondie, entortillée des pieds à la tête comme une momie dans ce qui ressemblait à un vieux tapis marron, ouvrit la porte du côté passager. Il devait s’agir du sergent Barbara Havers, pensa Lonan. Elle fît basculer le marchepied comme on jetterait une échelle de corde d’une cabane perchée au sommet d’un arbre, balança par-dessus bord trois sacs de voyage qui tombèrent à terre avec un bruit sourd, et se projeta elle-même à leur suite. Très grand, très blond, tête nue dans le froid, n’arborant comme seules concessions à la température glaciale qu’un pardessus de cashmere de bonne coupe, une écharpe et des gants, un homme sortit derrière elle. Lui, ce devait être l’inspecteur Lynley, pensa Lonan, l’objet du vif intérêt du CID de Strathclyde, étant donné les manigances dont son arrivée avait été entourée depuis le début de cette affaire. Lonan le vit échanger quelques mots avec le sergent, qui eut un geste en direction de la fourgonnette, et il attendit qu’ils se dirigent vers lui. Au lieu de quoi, ils se retournèrent vers le marchepied de l’hélicoptère, dont une troisième personne, à la jambe gauche alourdie par un appareil orthopédique, négociait la descente avec difficulté. Le nouvel arrivant non plus ne portait pas de chapeau. Son pâle visage aux traits anguleux était encadré par une chevelure noire bouclée, beaucoup trop longue et indisciplinée, qui tournoyait dans le vent.
L’agent Lonan exprima un étonnement muet, et se demanda si l’inspecteur Macaskin était au courant. Londres leur envoyait la grosse artillerie : l’expert en médecine légale Simon Allcourt-Saint-James. Il quitta la fourgonnette près de laquelle il se tenait, et se dirigea d’un pas vif vers l’hélicoptère, dont les nouveaux arrivants remontaient le marchepied avant de ramasser leurs bagages.
— Vous est-il venu à l’esprit qu’il pouvait y avoir quelque chose de fragile dans ma valise, Havers ? demanda Lynley.
— De la bibine en service ? répliqua-t-elle d’un ton acerbe. Si vous avez apporté votre propre whisky, ça vous apprendra. Autant se pointer à Newcastle avec son charbon, non ?
— Celle-là, il y a longtemps que vous deviez la garder en réserve, commenta Lynley, qui adressa un signe de remerciement au pilote de l’hélicoptère à l’instant où Lonan les rejoignait.
— Je vous ai entendu à Glasgow, lâcha celui-ci en serrant la main de Saint-James, une fois les présentations achevées. (Même à travers le gant, il sentit combien la main qui lui rendait son salut avec une force étonnante était frêle.) Votre conférence sur les meurtres Cradley.
— Ah oui. Le type qu’on a mis derrière les barreaux en s’appuyant sur ses poils pubiens, murmura le sergent Havers.
— Métaphore hasardeuse, sans parler du reste, ajouta Lynley.
Saint-James, visiblement habitué aux joutes verbales de ses deux compagnons, se contenta de sourire :
— Nous avons eu de la chance de les trouver. Dieu sait que nous n’avions rien d’autre que des empreintes dentaires en mauvais état sur le cadavre.
Lonan brûlait de discuter de toutes les circonvolutions de l’affaire avec l’homme qui, quatre ans auparavant, les avait dévoilées à un jury ébahi. Mais alors qu’il s’apprêtait à faire une réflexion d’une perspicacité confondante, il se souvint de l’inspecteur Macaskin, qui attendait leur arrivée au poste de police, avec sans aucun doute son impatience habituelle.
« Le fourgon est là » remplaça donc sa remarquable observation sur la distorsion des empreintes de dents conservées sur la chair dans le formol. Il leur désigna le véhicule d’un signe de tête, avec une grimace muette pour s’excuser. Il n’avait jamais pensé qu’ils seraient trois, ni que le troisième serait Saint-James. S’il avait su, il aurait insisté pour conduire un véhicule plus approprié, peut-être la nouvelle Volvo de l’inspecteur Macaskin qui, à défaut d’autre chose, disposait au moins de sièges avant et arrière, et d’un chauffage.
La fourgonnette vers laquelle il les guida n’était équipée que de deux sièges avant dévoilant tous deux leurs entrailles et leurs ressorts, et d’un unique strapontin coincé à l’arrière entre deux nécessaires à relever les empreintes, trois longueurs de corde, plusieurs bâches repliées, une échelle, une boîte à outils et un tas de vieux chiffons graisseux. Il y avait là de quoi se sentir confus, mais si le trio de Londres remarqua l’état du véhicule, il ne fit aucun commentaire et s’installa de la façon la plus logique, Saint-James à l’avant et les deux autres à l’arrière, Lynley prenant le strapontin sur l’insistance de Havers.
— Je ne voudrais pas que vous salissiez votre beau manteau, dit-elle en se laissant tomber sur les bâches et en déroulant cinquante bons centimètres de l’écharpe dans laquelle elle était emmitouflée.
Lonan en profita pour la détailler. Le genre pas terrible, pensa-t-il en passant en revue son nez camus, ses sourcils épais et ses joues pleines. Ce n’était sûrement pas son physique qui lui avait valu de se retrouver en compagnie de telles personnalités. Il en conclut qu’elle devait être une sorte de prodige en matière de criminologie, et envisagea fort sérieusement d’observer le moindre de ses gestes.
— Merci, Havers, répondit Lynley avec placidité. Dieu seul sait qu’une infime tache de graisse me réduirait à l’impuissance totale en moins de trente secondes.
— Bon, si on se fumait une sèche, dit le sergent avec un grognement.
Lynley lui tendit avec obligeance un étui à cigarettes en or, suivi d’un briquet en argent. Lonan défaillit. Des fumeurs, se dit-il avec désespoir avant de se résigner à endurer yeux piquants et sinus bouchés. Cependant, Havers n’alluma pas sa cigarette car Saint-James, à la suite de cet échange, venait de baisser sa vitre et de laisser pénétrer un vif courant d’air glacial qui l’atteignit en plein visage.
— D’accord, j’ai compris, pas besoin de me faire un dessin, rouspéta-t-elle en rendant son étui à Lynley, non sans avoir au préalable empoché sans vergogne cinq cigarettes. Saint-James est toujours aussi subtil ?
— Il est né comme ça, répliqua Lynley.
Lonan fit démarrer la fourgonnette dans une embardée, et ils s’acheminèrent vers le bureau du CID à Oban.
Pour l’inspecteur Ian Macaskin, du CID de Strathclyde, la fierté était le seul moteur de l’existence. Elle revêtait un certain nombre de formes distinctes et variées, et s’incarnait d’abord dans le domaine familial. Il aimait que les gens sachent qu’il avait surmonté tous les obstacles. Ayant épousé à vingt ans une jeune fille de dix-sept, il était marié depuis vingt-sept ans, avait élevé deux fils, qu’il avait guidés et soutenus tout au long de leurs études universitaires et jusqu’à ce qu’ils se lancent dans la carrière, l’un de vétérinaire, l’autre de biologiste. Sa fierté s’exerçait également dans le domaine physique. Mesurant un mètre soixante-dix, il ne pesait guère plus qu’à vingt et un ans, lorsqu’il avait débuté dans la police. La traversée aller-retour du détroit de Kerrera à la rame tous les soirs en été et l’équivalent sur un rameur mécanique dans son salon en hiver le maintenaient en forme parfaite. Sa chevelure, bien que complètement grise depuis dix ans, était encore fournie, et flamboyait comme de l’argent sous les néons du poste de police. Ce même poste de police constituait sa dernière source de fierté. Il n’avait jamais une seule fois dans toute sa carrière bouclé une affaire sans effectuer une arrestation, et il dépensait une énergie considérable à s’assurer que ses hommes puissent en dire autant. Il dirigeait une équipe d’enquêteurs dont tous les membres traquaient le moindre détail comme des chiens de chasse. Il y veillait personnellement. Il était donc omniprésent au bureau. La nervosité personnifiée, il se rongeait les ongles jusqu’à l’os, tentant de se débarrasser de cette unique mauvaise habitude en suçant des pastilles de menthe, en mâchant du chewing-gum ou en grignotant des chips à longueur de journée.
Au lieu de la recevoir dans son bureau, l’inspecteur Macaskin rencontra l’équipe de Londres dans une salle de réunion, cagibi de cinq mètres carrés au mobilier inconfortable, à l’éclairage pauvre et à la ventilation défaillante. Ce choix était délibéré.
Il n’était guère ravi de la façon dont débutait cette enquête. Macaskin aimait les choses bien ordonnées, qui se mettaient en place sans histoire. Chaque individu concerné était censé remplir son rôle. Les victimes meurent, la police interroge, les suspects répondent, et les enquêteurs procèdent à l’examen de la scène du crime. Mais en l’occurrence, à l’exception de la victime, dont l’absence de vie était tout à fait coopérative, c’étaient les suspects qui n’avaient cessé de poser des questions et la police d’y répondre. Quant aux indices, c’était une autre affaire.
— Réexpliquez-moi tout ça, dit l’inspecteur Lynley d’un ton égal, dont les inflexions sévères révélèrent néanmoins à Macaskin qu’il n’avait pas été informé des circonstances particulières qui avaient motivé son affectation sur cette enquête.
Voilà qui était très bien, et qui poussa Macaskin à apprécier sur-le-champ l’homme de Scotland Yard.
Ils s’étaient débarrassés de leurs manteaux, et s’étaient tous assis autour de la table en pin, à l’exception de Lynley, demeuré debout, les mains dans les poches, et dont le regard avait une lueur menaçante.
Macaskin ne se priva pas de répéter son histoire :
— Je n’étais pas à Westerbrae depuis une demi-heure, ce matin, quand j’ai reçu un message me demandant de contacter le CID. Le chef du CID de Strathclyde m’a informé que Scotland Yard se chargeait de l’enquête. C’est tout. Je n’ai pas pu en tirer autre chose, si ce n’est l’ordre de laisser des hommes sur place, de revenir ici et de vous y attendre. Pour moi, c’est un gros bonnet de chez vous qui a pris cette décision, qui a refilé la consigne à notre chef de la police, et pour respecter les apparences, nous avons aimablement « demandé de l’aide ». Et vous voilà.
Lynley et Saint-James échangèrent des regards impénétrables.
— Mais pourquoi avez-vous déplacé le corps ? demanda ce dernier.
— Cela faisait partie des ordres, dit Macaskin. Et c’était plutôt curieux, si vous voulez mon avis. Je devais apposer les scellés sur les chambres, ramasser le paquet et le ramener pour l’autopsie après que notre médecin légiste fut venu sur les lieux nous faire l’honneur habituel de la déclarer morte.
— Diviser pour régner, quoi, observa le sergent Havers.
— Ça m’en a tout l’air, non ? répliqua Lynley. Le CID de Strathclyde se charge des preuves matérielles, et Londres des suspects. Si quelque part quelqu’un a la chance que l’échange d’informations s’effectue mal, on s’empressera de tout enfouir au fond d’un placard.
— Oui, mais le placard de qui ?
— Toute la question est là, n’est-ce pas ? dit Lynley en fixant les taches formées par des myriades de tasses de café à la surface de la table. Que s’est-il exactement passé ? demanda-t-il à Macaskin.
— La jeune fille, Mary Agnes Campbell, a découvert le corps ce matin à six heures cinquante. On nous a appelés à sept heures dix. Nous sommes arrivés là-bas à neuf heures.
— Vous avez mis deux heures ?
— Les routes ont été fermées à cause de la tempête d’hier soir, inspecteur, expliqua Lonan. Westerbrae est à huit kilomètres du village le plus proche, et aucune des voies d’accès n’avait encore été dégagée.
— Pourquoi diable des Londoniens sont-ils venus s’installer dans un endroit aussi reculé ?
— Francesca Gerrard, la veuve propriétaire de Westerbrae, est la sœur de lord Stinhurst, dit Macaskin. Elle a apparemment entrepris de transformer son domaine en relais hôtelier huppé. Il est situé sur les bords du loch Achiemore, et je suppose qu’elle considère ça comme le dernier endroit romantique à la mode, la destination idéale pour une lune de miel, enfin, vous voyez ce que je veux dire. (Macaskin eut une grimace, et estimant sans doute qu’il ressemblait plus à un publicitaire qu’à un policier, il se hâta de conclure :) Elle a procédé à de nouveaux aménagements, et d’après ce que j’ai pu comprendre ce matin, lord Stinhurst a amené ces gens pour lui donner une chance de se faire la main avant d’ouvrir pour de bon au public.
— Et la victime, Joy Sinclair ? Que savez-vous d’elle ?
Macaskin croisa les bras, se renfrogna et regretta de ne pas avoir réussi à extorquer plus d’informations des gens de Westerbrae avant qu’on ne lui donne l’ordre de quitter les lieux.
— Peu de chose. C’était l’auteur de la pièce qu’ils venaient travailler. Une femme de lettres, d’après ce que m’en a dit Vinney.
— Vinney ?
— Le journaliste. Jeremy Vinney, critique dramatique du Times. Il paraît avoir été assez intime avec Sinclair, et plus touché par sa mort que n’importe lequel d’entre eux. Ça aussi, c’est un peu bizarre, quand on y pense.
— Pourquoi ?
— Parce que la sœur de Sinclair est également sur place. Mais alors que Vinney réclamait qu’on arrête le coupable dans la minute, Irene Sinclair n’a absolument rien trouvé à dire. Elle n’a même pas demandé comment on avait tué sa sœur. Elle s’en fichait, si vous voulez mon avis.
— Bizarre, vous avez raison, remarqua Lynley.
— Vous avez bien parlé de plus d’une chambre ? intervint Saint-James.
Macaskin hocha la tête. Il prit sur une seconde table calée contre le mur plusieurs dossiers et un rouleau de papier. Il déroula celui-ci avec précaution, révélant un plan de la maison extraordinairement détaillé, si l’on tenait compte des contraintes de temps qui lui avaient été imposées ce matin-là. Il sourit avec un plaisir sincère devant son travail et, calant chaque extrémité de la feuille avec les dossiers, il en désigna le côté droit.
— La chambre de la victime se trouve dans l’aile est. (Il ouvrit l’un des dossiers et jeta un coup d’œil à ses notes avant de continuer :) D’un côté, la chambre de Joanna Ellacourt et son mari… David Sydeham, de l’autre, celle d’une jeune femme… voilà : lady Helen Clyde. C’est la seconde chambre que nous avons scellée. (Il leva les yeux à temps pour distinguer la surprise sur les visages de ses trois auditeurs.) Vous connaissez ces gens ?
— Uniquement lady Helen Clyde. Elle travaille avec moi, répondit Saint-James, qui regarda Lynley. Tu savais qu’Helen venait en Écosse, Tommy ? Je pensais qu’elle avait prévu d’aller en Cornouailles avec toi.
— Elle a décommandé lundi dernier, je suis donc parti seul. (Lynley promena les doigts d’un air pensif sur le plan.) Pourquoi la chambre d’Helen a-t-elle été fermée ?
— Elle est contiguë à celle de la victime, répondit Macaskin.
— En voilà, une chance ! dit Saint-James avec un sourire. C’est bien de notre Helen, ça, de se faire attribuer une chambre qui communique avec celle du crime. Il faudra lui parler dès notre arrivée.
Sur ces mots, Macaskin fronça les sourcils et se pencha, se plaçant entre les deux hommes pour attirer leur attention par une intrusion physique, à laquelle succéda une intrusion verbale :
— Inspecteur, à propos de lady Helen Clyde…
Quelque chose dans sa voix suspendit la conversation des deux hommes, et ils se regardèrent avec prudence tandis que Macaskin poursuivait d’un air résolu :
— À propos de sa chambre…
— Eh bien ?
— Il semble que ce soit par là que le meurtrier s’est introduit.
Lynley tentait encore de comprendre ce que pouvait bien fabriquer Helen en Écosse avec une troupe de comédiens lorsque l’inspecteur Macaskin lui confia cette nouvelle information.
— D’où tirez-vous cette conclusion ? demanda-t-il enfin, bien que son esprit soit surtout absorbé par le souvenir de sa dernière conversation avec Helen, qui s’était déroulée moins d’une semaine auparavant dans sa bibliothèque à Londres.
Elle portait le plus ravissant des ensembles de laine couleur de jade, avait goûté son nouveau xérès, riant et bavardant avec son enjouement habituel, puis l’avait quitté à la hâte pour aller dîner avec quelqu’un. Qui ? se demandait-il maintenant. Elle ne le lui avait pas dit, et il ne le lui avait pas demandé.
Il remarqua que Macaskin le regardait comme un homme qui a beaucoup de choses à dire et qui n’attend que le moment opportun pour s’en soulager.
— Parce que la porte de la chambre de la victime donnant sur le couloir était verrouillée, répliqua-t-il. Lorsque Mary Agnes a tenté en vain de la réveiller ce matin, elle a dû utiliser le passe…
— Où celui-ci est-il rangé ?
— Dans le bureau, au rez-de-chaussée de l’aile nord-ouest, dit Macaskin en montrant le plan. Elle a déverrouillé la porte et trouvé le corps.
— Qui a accès à ce passe ? En existe-t-il un autre jeu ?
— Il n’y en a qu’un, et seules Francesca Gerrard et la jeune fille, Mary Agnes, l’utilisent. Il est enfermé dans le tiroir du bas du bureau de Mrs Gerrard, et elle est la seule avec la fille Campbell à disposer des clés pour l’ouvrir.
— Personne d’autre ? demanda Lynley.
Macaskin examina le plan d’un air pensif, son regard s’attardant sur le corridor nord-ouest du rez-de-chaussée. Celui-ci, qui longeait un des côtés d’une cour qui devait être un ajout à la construction d’origine, débouchait dans le grand hall, non loin de l’escalier. Macaskin désigna du doigt la première chambre de ce corridor.
— Il y a bien Gowan Kilbride. Une sorte d’homme à tout faire. Il a pu se procurer les clés s’il savait qu’elles se trouvaient là.
— Le savait-il ?
— C’est possible. Je crois qu’il n’a pas besoin d’un passe parce que ses tâches ne le conduisent pas dans les étages, mais il a pu savoir où le trouver si Mary Agnes le lui a dit.
— Et pourrait-elle l’avoir fait ?
— Peut-être, dit Macaskin en haussant les épaules. Ce sont des jeunes, vous savez. Les jeunes essayent quelquefois de s’impressionner de façon stupide, surtout s’ils ont un faible l’un pour l’autre.
— Mary Agnes a-t-elle dit si le passe était à sa place ce matin ? Ou si quelqu’un y avait touché ?
— Apparemment non, puisque le tiroir était comme d’habitude fermé. Mais ce n’est pas le genre de chose qu’elle est susceptible d’avoir remarqué. Elle a ouvert le bureau, pris les clés dans le tiroir. Elle ne sait pas si elles se trouvaient à l’endroit exact où elle les avait mises, puisque la dernière fois elle les y avait simplement laissées tomber sans réfléchir plus avant.
La quantité d’informations que Macaskin avait réunie dans le peu de temps qui lui avait été imparti émerveilla Lynley, qui le considéra avec un respect grandissant.
— Tous ces gens se connaissaient, n’est-ce pas ? Pourquoi la porte de Joy Sinclair était-elle donc fermée à clé ?
— Y a eu du pétard la nuit dernière, lança Lonan de sa chaise dans son coin.
— Une dispute ? De quel ordre ?
Macaskin jeta à l’agent Lonan un regard chagrin, lui reprochant visiblement de s’être laissé aller à des familiarités de langage auxquelles ses hommes n’étaient pas censés condescendre.
— C’est tout ce que nous avons pu tirer de Gowan Kilbride, dit-il en s’excusant, avant que Mrs Gerrard ne nous le retire des mains avec l’ordre d’attendre Scotland Yard. Nous savons simplement qu’ils se sont sans doute tous querellés, qu’il y a eu de la vaisselle cassée, et un incident dans le hall avec des bouteilles d’alcool. Un de mes hommes a trouvé des débris de porcelaine et de verre dans la poubelle, et du cristal de Waterford, aussi. Je pense que la bagarre a été rude.
— Helen y était impliquée ? demanda Saint-James qui, sans attendre la réponse, continua : Elle connaît bien ces gens, Tommy ?
— Je ne savais même pas qu’elle les connaissait, répondit-il en hochant la tête.
— Elle ne t’a pas dit…
— Elle s’est contentée de décommander le voyage en Cornouailles. Elle ne m’a pas dit pourquoi, et je ne le lui ai pas demandé. (Levant les yeux, il distingua un imperceptible changement sur le visage de Macaskin, un mouvement soudain des lèvres et du regard.) Qu’y a-t-il ?
Macaskin parut réfléchir un instant avant d’ouvrir un dossier et d’en tirer une feuille de papier. Il ne s’agissait pas d’un rapport, mais d’une note, de ces notes confidentielles qui se transmettent d’un professionnel à un autre.
— Les empreintes, expliqua-t-il. Sur la clé de la porte qui communique entre la chambre d’Helen Clyde et celle de la victime. (Et comme s’il avait conscience de manœuvrer sur la frontière extrêmement mince séparant la désobéissance aux ordres et le désir d’aider un confrère, il ajouta :) Je vous saurais gré de ne pas mentionner dans votre futur rapport que vous tenez ça de moi mais, lorsque nous nous sommes aperçus que le seul moyen d’accès à la chambre de la victime était cette porte, nous avons rapporté la clé ici pour procéder à un examen confidentiel et comparer les empreintes avec celles que nous avons relevées sur des verres à eau dans les autres pièces.
— Les autres pièces ? La clé ne porte donc pas les empreintes d’Helen ? demanda Lynley.
Macaskin secoua la tête et, lorsqu’il répondit, ce fut sur un ton suffisamment réservé pour être éloquent :
— Non. Ce sont celles du metteur en scène. Un Gallois, un type qui s’appelle Rhys Davies-Jones.
Lynley laissa s’écouler un instant avant de remarquer :
— Alors, Helen et Davies-Jones ont dû échanger leurs chambres.
En face de lui, il vit le sergent Havers tressaillir, mais au lieu de le regarder, elle promena un doigt boudiné sur l’arête de la table sans quitter Saint-James des yeux.
— Inspecteur… commença-t-elle d’une voix prudente.
Mais Macaskin l’interrompit.
— Non. D’après Mary Agnes Campbell, personne n’a dormi dans la chambre de Davies-Jones.
— Mais alors où diable Helen a-t-elle… (Lynley s’interrompit, sentant quelque chose de terrible s’emparer de lui, semblable à une maladie déferlant dans son organisme.) Oh, dit-il, désolé. Je ne sais pas ce qui me passait par la tête.
Et il s’absorba dans la contemplation du plan de la maison.
Il entendit le sergent Havers grommeler un juron. Elle tira de sa poche les cinq cigarettes qu’elle lui avait prises dans la fourgonnette. Elle en jeta une, cassée, dans la corbeille et en prit une autre, qu’elle lui tendit.
— Tenez, monsieur, dit-elle en soupirant.
Lynley découvrit qu’une seule cigarette n’améliorait guère la situation. Tu n’as aucun droit sur Helen, se morigéna-t-il. Ce qui vous lie, c’est l’amitié, les choses vécues en commun, des années de rires partagés. Rien d’autre. Elle était sa compagne de divertissement, sa confidente, son amie. Mais pas sa maîtresse. Ils avaient toujours été tous les deux trop prudents, trop circonspects, ils s’étaient toujours tenus suffisamment sur leurs gardes pour ne pas en arriver là.
— Vous avez commencé l’autopsie ? demanda-t-il à Macaskin.
Il était évident que l’Ecossais attendait cette question depuis leur arrivée. Avec les gestes à l’ampleur exagérée d’un prestidigitateur, il tira d’un dossier plusieurs exemplaires impeccables d’un rapport qu’il distribua en leur en soulignant l’information la plus pertinente : la victime avait été poignardée à l’aide d’une dague des Highlands de quarante centimètres de long qui lui avait traversé le cou et tranché la carotide. Elle avait été saignée à blanc.
— Nous n’avons cependant pas terminé l’examen postmortem, ajouta-t-il avec regret.
— Aurait-elle pu émettre un bruit quelconque ? demanda Lynley en se tournant vers Saint-James.
— Pas avec ce genre de blessure. Tout au plus des gargouillis, je dirais. Rien que quiconque ait pu entendre d’une autre pièce. (Il parcourut la page des yeux.) Vous avez procédé à une recherche des substances chimiques ?
— Page trois, s’empressa Macaskin. Recherche négative. Pas de barbituriques, pas d’amphétamines, aucune toxine.
— Vous avez fixé l’heure de la mort entre deux et six ?
— D’après les premières constatations. Nous n’avons pas encore analysé les intestins. Mais notre expert a trouvé des fibres dans la plaie. Du cuir et de la fourrure de lapin.
— L’assassin portait des gants ?
— C’est ce qu’il semble. Mais on ne les a pas retrouvés, et nous n’avons pas eu le temps de fouiller grand-chose avant d’être rappelés ici. Tout ce qu’il est possible de dire, c’est que la fourrure et le cuir ne proviennent pas de l’arme. D’ailleurs, à l’exception du sang de la victime, l’arme ne présentait aucune trace de quoi que ce soit. Le manche avait été essuyé.
Le sergent Havers feuilleta son exemplaire du rapport puis le jeta sur la table.
— Une dague de quarante centimètres, dit-elle lentement. Où peut-on trouver une chose pareille ?
— En Écosse ? intervint Macaskin, l’air surpris de son ignorance. Mais chez n’importe qui. Il fut un temps où pas un Ecossais ne sortait sans son poignard à la ceinture. Et ici, dans cette demeure, ajouta-t-il en pointant son doigt sur la salle à manger du plan, il y en a une panoplie sur le mur. Avec des gardes sculptées à la main, et des lames de rapières. De véritables pièces de musée. Il semble que l’arme du crime provienne de là.
— Où dort Mary Agnes, d’après votre plan ?
— Dans une chambre du corridor nord-ouest, située entre celle de Gowan et le bureau de Mrs Gerrard.
Tandis que l’inspecteur parlait, Saint-James prenait des notes dans la marge de son rapport.
— Qu’en est-il des mouvements de la victime ? demanda-t-il. La blessure n’a pas provoqué la mort instantanée. A-t-elle essayé de chercher du secours ?
— Impossible, dit Macaskin avec une moue en secouant la tête.
— Pourquoi ?
L’inspecteur ouvrit son dernier dossier et en sortit une pile de photographies.
— Le poignard l’a empalée sur le matelas, annonça-t-il sans ménagement. Elle pouvait difficilement aller où que ce soit.
Il laissa tomber sur la table les photos en couleur grand format sur papier glacé. Lynley les ramassa.
Il était habitué au spectacle de la mort. Au cours de ses années à Scotland Yard, il l’avait vue revêtir toutes les formes imaginables. Mais il ne l’avait jamais vue infligée avec une telle sauvagerie préméditée.
Le meurtrier avait enfoncé la dague jusqu’à la garde, comme mû par une rage atavique qui n’avait pu se contenter de la simple disparition de Joy Sinclair. Elle gisait les yeux ouverts, mais leur fixité dans la mort avait modifié leur couleur en les obscurcissant. En regardant cette femme, Lynley se demanda combien de temps elle avait encore vécu, une fois la gorge transpercée par la lame. Il se demanda si elle avait jamais su ce qui lui arrivait dans l’instant nécessaire à l’assassin pour plonger son arme. Le choc l’avait-il instantanément anéantie, lui offrant la bénédiction de l’oubli ? Ou était-elle demeurée étendue, impuissante, dans l’attente de l’inconscience et de la mort ?
C’était un crime horrible, un crime dont la monstruosité se lisait dans les détails accablants révélés par les clichés : le matelas qui avait bu le sang de la victime jusqu’à saturation, la main tendue vers une aide qui ne viendrait jamais, les lèvres entrouvertes en un cri muet.
Il passa les photographies à Saint-James, puis regarda Macaskin.
— Et maintenant, suggéra-t-il, si nous nous attardions un peu sur ce qui a pu se passer à Westerbrae entre six heures cinquante, heure à laquelle Mary Agnes a découvert le corps, et sept heures dix, heure à laquelle quelqu’un s’est enfin débrouillé pour appeler la police ?