9

Barbara Havers s’arrêta un instant dans l’allée avant de regagner la maison. La neige était de nouveau tombée durant la nuit, pas assez pour que la route soit condamnée, mais suffisamment pour rendre désagréable la marche sur un terrain froid et humide. Et pourtant, peu après l’aube, elle s’était levée, au terme d’une abominable nuit blanche, et s’était enfoncée dans la neige, décidée à se dépêtrer des sentiments contradictoires de loyauté qui la harcelaient.

La raison lui disait qu’elle se devait d’abord à New Scotland Yard. Qu’elle se conforme à la procédure, aux règlements de la police, voilà qui ne pouvait que renforcer l’éventualité de sa promotion dès qu’un poste d’inspecteur serait vacant. Après tout, elle avait passé l’examen le mois dernier – elle pouvait jurer qu’elle l’avait réussi, cette fois-ci – et les quatre derniers cours suivis au centre de formation lui avaient valu les meilleures notes. Le moment était propice, et même presque idéal, si elle jouait sa partie judicieusement dans cette affaire.

Le problème venait de Thomas Lynley. Au cours des quinze derniers mois, Barbara avait passé quasiment toutes ses heures de travail en sa compagnie, aussi était-elle parfaitement consciente des qualités qui faisaient de cet homme – qui s’était élevé du grade de sergent à celui d’officier puis d’inspecteur en cinq ans –, un élément exceptionnel des forces de police. Esprit vif et intuitif, plein de compassion et d’humour, il était apprécié de ses collègues, et le superintendant Webberly avait toute confiance en lui. Barbara savait que travailler avec Lynley était une chance pour elle, et qu’il méritait sa confiance absolue. Il s’accommodait de ses sautes d’humeur, l’écoutait délirer avec stoïcisme, même lorsque ses accès de fureur étaient dirigés contre lui, et l’encourageait à penser en toute liberté, à s’exprimer sans restriction, à le contredire ouvertement. Il ne ressemblait à aucun des officiers de police qu’elle avait connus et elle avait contracté à son égard des dettes qui allaient bien au-delà de sa réintégration au CID après quinze mois à la circulation en uniforme.

À cet instant, il lui fallait prendre une décision, savoir si c’était à Lynley ou à sa carrière qu’elle devait fidélité. En effet, ce matin-là, au cours de sa marche forcée à travers les bois, elle était tombée sur un élément d’information dont il était indéniable qu’il faisait partie du puzzle. Que faire de cet élément ? Elle devait choisir, et plus encore, quoi qu’elle fasse, il lui fallait en comprendre la signification.

La pureté glacée de l’air le rendait piquant et lui transperçait le nez, la gorge, les yeux et les oreilles. Pourtant, elle inspira cinq ou six fois à grandes goulées, les yeux plissés par la réverbération du soleil sur la neige. Puis, elle traversa l’allée, battit des semelles sur les marches de pierre, et pénétra dans le grand hall de Westerbrae.

Il était presque huit heures. La maison résonnait de pas dans le couloir de l’étage, de cliquetis de clés dans les serrures. Une odeur de bacon mêlée à l’arôme puissant du café rendait à la matinée une atmosphère quotidienne – comme si les événements des dernières trente-deux heures n’avaient été qu’un cauchemar prolongé – et un agréable murmure de voix s’élevait du salon de musique. Barbara y trouva lady Helen et Saint-James installés dans une flaque de soleil à l’extrémité de la pièce, occupés à converser en prenant le café. Ils étaient seuls. Tandis que Barbara les observait, Saint-James hocha la tête, tendit la main et la posa un instant sur l’épaule de lady Helen, en un geste d’une infinie douceur mêlée de compréhension, expression muette d’une amitié qui les rendait ensemble plus forts et plus sûrs qu’ils n’auraient pu l’être chacun de leur côté.

À leur vue, Barbara réalisa combien il était facile de prendre une décision à la lumière de l’amitié. En fait, elle n’avait pas le choix entre Lynley et sa carrière, car sans lui elle n’avait pas de carrière. Elle traversa la pièce pour se joindre à eux.

Tous deux paraissaient avoir également connu une nuit sans sommeil. Les traits de Saint-James étaient plus accusés qu’à l’habitude, et la peau de lady Helen semblait délicatement flétrie comme un pétale de gardénia qu’on a froissé. Lorsque Saint-James ébaucha un mouvement pour se lever, Barbara écarta d’un geste les civilités.

— Pouvez-vous sortir avec moi ? demanda-t-elle. J’ai trouvé dans les bois quelque chose que vous devriez voir, je pense.

Le visage de Saint-James exprima son incapacité à se déplacer dans la neige, mais Barbara le rassura :

— Les trois quarts du chemin sont pavés de briques, et j’ai damé le reste sous le bois.

— De quoi s’agit-il ? demanda lady Helen.

— D’une tombe, répliqua Barbara.

La forêt qui s’élevait au sud d’une allée qui encerclait la demeure n’était guère de celles qui surgissent naturellement dans cette région de landes écossaises. Un étroit sentier balisé de petits cercles jaunes peints sur les fûts serpentait à travers les plantations de chênes, noyers, hêtres et sycomores mêlés de pins.

L’endroit résonnait de ce silence irréel qui naît de l’épaisseur de la couche de neige sur les arbres et le sol. Il n’y avait pas un souffle de vent, et si un raté d’automobile déchira momentanément la quiétude, le bruit mourut rapidement, ne laissant dans son sillage que le clapotis incessant des eaux du loch situé sur leur gauche, une vingtaine de mètres plus bas. Bien que le sergent Havers ait en effet ébauché un sentier à travers les bois, la couche de neige et le sol irrégulier rendaient la progression pénible, surtout pour un homme qui éprouvait déjà des difficultés à se déplacer sur une surface plane et sèche.

Une marche de cinq minutes leur prit un quart d’heure et, malgré le bras secourable de lady Helen, le visage de Saint-James ruisselait de sueur lorsque Havers leur fit enfin quitter le chemin principal pour emprunter une bifurcation qui s’élevait doucement à travers les taillis en direction d’un tertre. En été, les noisetiers et les hortensias chargés de grappes bleues et roses auraient formé un écran de verdure protecteur le dissimulant à la vue de celui qui se trouvait sur le chemin de la maison, mais au cœur de l’hiver, dans leur nudité, ils laissaient libre accès au sommet du terre-plein, une esplanade d’environ sept mètres sur sept. La neige dissimulait la rouille qui mangeait depuis longtemps la balustrade de fer qui clôturait cette esplanade.

Lady Helen fut la première à intervenir :

— Un cimetière, ici ? Y a-t-il une église dans les parages ?

Havers désigna l’allée principale s’éloignant vers le sud.

— Il y a une chapelle, fermée, et un caveau de famille un peu plus loin par là. Et un vieux débarcadère sur le loch, juste en dessous. On dirait que les enterrements se faisaient par bateau.

— Comme chez les Vikings, remarqua distraitement Saint-James. Qu’est-ce que c’est que ça, Barbara ?

Il ouvrit la grille, et le grincement du métal rouillé le fit grimacer. Des empreintes de pas se distinguaient sur la neige.

— J’ai regardé, expliqua Havers. J’avais déjà jeté un coup d’œil à la chapelle, et quand j’ai aperçu ça, sur le chemin du retour, ma curiosité a été éveillée. Allez donc voir. Dites-moi ce que vous en pensez.

Et tandis que Havers patientait à la grille, Saint-James et lady Helen s’avancèrent jusqu’à l’unique pierre tombale grise émergeant de la neige qui crissait sous leurs pas, griffée par une branche d’orme qui s’appesantissait sur son sommet. La pierre n’était pas très ancienne, en tout cas sûrement pas autant que celles qui ornent les cimetières en ruine du pays. Pourtant, le résidu de lichen noir qui mangeait la maigre inscription manifestait l’abandon dans lequel elle était tenue, et Saint-James se douta qu’au printemps les mauvaises herbes et le cerfeuil sauvage devaient envahir le terre-plein. Malgré cela, l’inscription en partie effacée par le temps et la négligence demeurait lisible :

Geoffrey Rintoul, vicomte Corleagh 1914-1963 Ils observèrent en silence la sépulture solitaire. Un épais paquet de neige tomba d’une branche et se désintégra sur la pierre.

— C’est le frère aîné de lord Stinhurst ? demanda lady Helen.

— On le dirait bien, répondit Havers. Vous ne trouvez pas ça curieux ?

— Pourquoi ? dit Saint-James en cherchant d’autres tombes du regard, sans en trouver aucune.

— Parce que le berceau de la famille se trouve dans le Somerset, non ?

— C’est exact.

Saint-James savait que Havers l’observait, savait qu’elle tentait de déterminer l’étendue de ce que Lynley lui avait rapporté de sa conversation en tête à tête avec lord Stinhurst. Il s’efforça de paraître totalement détaché.

— Alors, pourquoi Geoffrey est-il enterré ici, et pas dans le Somerset ? demanda-t-elle.

— Je crois qu’il est mort ici, répliqua Saint-James.

— Simon, vous savez aussi bien que moi que les aristos de ce genre enterrent tous les leurs au même endroit. Pourquoi celui-ci en particulier n’a-t-il pas été ramené chez lui ? Ou bien, continua-t-elle avant qu’il ait pu répondre, si vous alliez me rétorquer que c’était impossible, alors pourquoi n’a-t-il pas été inhumé dans le caveau des Gerrard, qui se trouve à quelques centaines de mètres plus bas ?

Saint-James chercha ses mots avec soin.

— Peut-être était-ce l’un de ses endroits favoris, Barbara. C’est paisible, et sans doute magnifique en été, avec le loch juste en dessous. Je ne crois pas que cela signifie grand-chose.

— Même quand vous réfléchissez au fait que cet homme, Geoffrey Rintoul, était le frère aîné de Stinhurst, et donc le véritable lord Stinhurst ?

Saint-James haussa les sourcils d’un air narquois.

— Vous suggérez que lord Stinhurst a tué son frère pour hériter du titre ? Si c’était le cas, n’aurait-il pas été beaucoup plus judicieux, pour brouiller les pistes, de rapatrier le corps et de l’enterrer dans le Somerset en grande pompe ?

Lady Helen avait assisté à leur échange en silence, mais la mention d’enterrement la fit intervenir.

— Simon, c’est vrai qu’il y a là quelque chose d’étrange. Phillip Gerrard, le mari de Francesca, n’est pas enterré non plus avec le reste de la famille. Il repose sur une petite île, sur le loch, à peu de distance du rivage. Je l’ai vue de ma fenêtre en arrivant, et lorsque j’en ai fait la remarque à Mary Agnes – la tombe est curieuse, elle fait plutôt penser à une folie – elle m’a raconté que Phillip Gerrard avait insisté – insisté, entends-tu, il l’avait spécifié dans son testament – pour être enterré là. Je suppose que cela fait partie des curiosités locales, car Gowan m’a raconté exactement la même chose un quart d’heure plus tard lorsqu’il a monté les bagages.

— Voilà, intervint Havers. Il se passe quelque chose de très bizarre dans ces deux familles. Et vous n’allez pas me dire que ça, c’est un cimetière Rintoul, il n’y a pas d’autres sépultures. En plus, les Rintoul ne sont même pas écossais ! Pourquoi viendraient-ils enterrer ici un des leurs, à moins…

— À moins d’y être obligés, murmura lady Helen.

— Ou d’y tenir particulièrement, conclut Havers d’un ton triomphant. (Elle traversa le petit terre-plein et fît face à Saint-James.) L’inspecteur Lynley vous a parlé de son entretien avec lord Stinhurst, n’est-ce pas ? Il vous a tout raconté. Que se passe-t-il ?

L’espace d’un instant, Saint-James envisagea de mentir à Havers. Il envisagea également de lui dire tout bonnement la vérité, qui était que ce que lui avait confié Lynley en confidence ne la regardait pas. Mais il sentait qu’elle ne les avait pas fait venir jusque-là pour tenter de jeter la responsabilité des morts de ces deux derniers jours sur Stuart Rintoul. Pour cela, il lui aurait été plus facile d’insister pour que ce soit Lynley lui-même qui vienne découvrir cette tombe solitaire, pour souligner devant lui sa particularité. Qu’elle ne l’ait pas fait suggérait autre chose à Saint-James : soit elle recueillait ses propres indices pour se faire valoir et rabaisser Lynley aux yeux de leurs supérieurs hiérarchiques, soit elle recherchait son aide à lui, Saint-James, pour empêcher Lynley de commettre une monstrueuse erreur.

Havers tourna les talons et s’éloigna.

— D’accord. Je n’aurais pas dû vous poser la question. Vous êtes son ami, Simon, il est naturel qu’il vous ait parlé.

Elle enfonça son bonnet de laine d’un geste si décidé qu’il lui recouvrit le front et les oreilles, et demeura à contempler le loch d’un air morne.

Saint-James, la regardant, décida qu’elle méritait la vérité. Elle méritait que quelqu’un lui fasse confiance, pour avoir l’occasion de prouver qu’elle en était digne. Il lui raconta l’histoire de lord Stinhurst telle que Lynley la lui avait rapportée.

Havers l’écouta, se contentant de tripoter les mauvaises herbes le long de la balustrade tandis qu’il dévidait l’écheveau compliqué des amours et des trahisons qui avaient abouti à la mort de Geoffrey Rintoul. Les yeux plissés contre le soleil brûlant sur la neige, son regard s’attarda sur la pierre tombale. Lorsque Saint-James en eut fini, elle ne posa qu’une question.

— Vous croyez à cette histoire ?

— Je ne vois pas pour quelle raison un homme dans la position de lord Stinhurst irait diffamer sa femme auprès de qui que ce soit. Même pour sauver sa propre peau, ajouta-t-il alors qu’elle s’apprêtait à parler.

— Il est bien trop noble pour ça ? suggéra-t-elle d’un ton coupant.

— Oh non, pas du tout. Bien trop orgueilleux.

— Alors, si c’est une question d’orgueil, d’apparences à sauvegarder, pourquoi ne pas les sauvegarder jusqu’au bout ?

— Que voulez-vous dire ?

— Simon, intervint lady Helen, si lord Stinhurst avait voulu feindre de tout ignorer, n’aurait-il pas, outre continuer à sauvegarder un mariage de façade, fait inhumer Geoffrey dans le Somerset ? Il me semble qu’en tout état de cause il était à long terme moins douloureux de ramener le corps que de rester marié trente-six ans à une femme qui l’avait trompé avec son propre frère.

La remarque était frappée au coin du bon sens, caractéristique d’Helen, et Saint-James fut bien obligé de l’admettre intérieurement, même s’il n’en dit rien. Le sergent Havers lut néanmoins en lui à livre ouvert.

— S’il vous plaît, dit-elle d’un ton désespéré, aidez-moi à trouver ce qui se cache chez les Rintoul. Simon, je jurerais que Stinhurst a quelque chose à occulter, et je crois qu’on a fourni — peut-être le Yard, je n’en sais rien – à l’inspecteur Lynley les armes pour le dissimuler.

Saint-James hésita, réfléchissant aux difficultés qu’il allait se créer s’il acceptait de l’aider, tiraillé qu’il serait entre la confiance que Lynley mettait en lui et la conviction qu’avait Havers de la culpabilité de Stinhurst.

— Ce ne sera pas facile. Si Tommy découvre que vous avez fait votre propre enquête de votre côté, les représailles seront terribles. C’est de l’insubordination.

— C’en sera fini du CID pour vous, ajouta doucement lady Helen. Vous vous retrouverez à la circulation.

— Vous croyez que je ne le sais pas ? rétorqua-t-elle, le visage pâle mais résolu et stoïque. Mais qui sera fini si on cherche vraiment à étouffer l’affaire ? Et si cela se découvre grâce aux efforts d’un journaliste – bon Dieu, un type du genre de Jeremy Vinney – qui aura fouiné de son côté ? Au moins, de cette façon, si je suis impliquée dans les recherches à propos de Stinhurst, l’inspecteur, lui, est protégé. Pour ce qu’on en saura, j’aurai obéi à ses ordres.

— Vous avez de l’affection pour Tommy, n’est-ce pas ?

Havers se rétracta immédiatement devant la question abrupte de lady Helen.

— Les trois quarts du temps, je déteste ce sale dandy ! répliqua-t-elle. Mais si on le vire, je veillerai à ce que ce ne soit pas à cause d’un salopard comme Stinhurst.

Sa férocité fit sourire Saint-James.

— Je vous aiderai, dit-il.

Bien que la large desserte de noyer fût chargée d’une quantité de chauffe-plats exsudant des fumets de petit déjeuner qui variaient des harengs aux œufs, la salle à manger n’abritait qu’un seul convive lorsque Lynley y pénétra. Elizabeth Rintoul était assise le dos tourné à la porte et, apparemment indifférente à l’écho de son pas, ne tourna pas la tête pour voir qui venait se joindre à elle. Elle continua de jouer avec la saucisse dans son assiette, la faisant rouler avec sa fourchette, étudiant avec application la traînée de graisse brillante qu’elle laissait dans son sillage, comme un escargot. Lynley vint s’installer près d’elle avec une tasse de café et un unique toast froid.

Il supposa qu’elle était habillée en prévision du voyage de retour à Londres en compagnie de ses parents. Mais, comme la veille au soir, sa jupe noire et son pull gris étaient trop grands, et le petit accroc à la cheville de ses bas noirs assortis promettait de s’agrandir au fil de la journée. Une curieuse cape longue, de couleur bleu nuit, était drapée sur le dossier de sa chaise. Ce vêtement, plutôt destiné à prendre des poses dramatiques dans le style Maîtresse du lieutenant français, ne paraissait guère cadrer avec la personnalité d’Elizabeth.

Dès l’instant où il s’assit en face d’elle, il apparut évident qu’elle ne tenait pas à rester en sa présence. Le visage fermé, elle repoussa sa chaise et entreprit de se lever.

— J’ai cru comprendre que Joy Sinclair avait été fiancée à votre frère Alec, remarqua Lynley comme si elle n’avait pas bougé.

Elle garda les yeux fixés sur son assiette, mais se rassit et se mit à découper sa saucisse en fines rondelles, sans en manger aucune. Même pour une femme de sa taille, elle avait des mains extraordinairement grandes, aux jointures noueuses et laides. Lynley remarqua qu’elles étaient couvertes de profondes égratignures, vieilles de plusieurs jours.

— Les chats, dit-elle d’une voix rien moins que maussade.

Lynley choisit de ne pas réagir à cette déclaration quasi monosyllabique, et elle continua :

— Vous regardez mes mains. Les égratignures viennent de mes chats. Ils n’aiment pas tellement qu’on interrompe leur copulation. Mais il y a des activités dont je préfère très franchement qu’elles ne s’exercent pas sur mon lit.

La remarque, à double sens, était révélatrice dans ce qu’elle reconnaissait par inadvertance. Lynley se dit qu’elle ferait les délices d’un psychanalyste.

— Aviez-vous envie que Joy épouse votre frère ?

— Quelle importance, maintenant ? Alec est mort depuis longtemps.

— Comment l’a-t-elle rencontré ?

— Joy et moi allions à l’école ensemble. Elle venait de temps en temps à la maison pour les vacances trimestrielles. Alec était là aussi.

— Et ils s’entendaient bien ?

Elizabeth leva la tête. Lynley s’émerveilla de ce qu’un visage féminin puisse être aussi totalement dénué d’expression. Il ressemblait à un masque peint d’une main malhabile.

— Joy s’entendait bien avec tous les hommes, inspecteur. C’était là son don particulier. Mon frère n’était qu’un autre de sa longue suite de soupirants.

— J’ai pourtant l’impression qu’elle l’a pris bien plus au sérieux que les autres.

— Bien sûr. Pourquoi pas ? Alec faisait suffisamment profession de son amour pour avoir l’air de la parfaite poire tout en flattant son ego. Et combien d’autres pouvaient lui offrir la perspective de devenir comtesse de Stinhurst une fois que papa aurait passé l’arme à gauche ?

Elle entreprit de disposer les morceaux de sa saucisse suivant un motif précis.

— Sa liaison avec votre frère a-t-elle mis en péril votre amitié ?

Son éclat de rire nasal résonna comme une rafale de vent mauvais.

— Notre amitié n’existait que par l’intermédiaire d’Alec, inspecteur. Lui mort, je n’avais plus aucune utilité pour Joy Sinclair. D’ailleurs, je ne l’ai revue qu’une fois après les funérailles d’Alec, et elle a disparu ensuite sans jamais me faire signe.

— Jusqu’à ce week-end.

— Oui, jusqu’à ce week-end. C’était cela, notre amitié.

— Vous avez l’habitude de voyager avec vos parents pour des réunions professionnelles comme celles-ci ?

— Pas du tout. Mais j’aime beaucoup ma tante. C’était une occasion de la voir, aussi suis-je venue. (Un sourire déplaisant se joua sur sa bouche, fit palpiter ses narines, puis disparut.) Bien entendu, maman avait également échafaudé pour moi une aventure torride avec Jeremy Vinney. Et je ne pouvais pas la décevoir, elle qui espérait tellement que ce week-end verrait enfin cueillir ma fleur, si la métaphore n’est pas trop poussée pour vous.

Lynley ignora le sous-entendu.

— Vinney connaît votre famille depuis très longtemps, conclut-il.

— Longtemps ? Il connaît papa depuis toujours, et des deux côtés des feux de la rampe. Il y a des années de cela, en tournée, il se prenait pour le nouveau Laurence Olivier, mais papa y a mis bon ordre. Alors il s’est rabattu sur la critique dramatique, qu’il n’a jamais abandonnée depuis, et il s’amuse comme un petit fou à descendre autant de spectacles qu’il lui est possible en une année. Mais cette nouvelle pièce… eh bien, mon père y tenait beaucoup. Vous savez, la réouverture de l’Azincourt, tout ça. Je suppose donc que mes parents voulaient que je sois là pour s’assurer de bonnes critiques. Au cas où Vinney déciderait d’accepter un… pot-de-vin bien peu ragoûtant, vous voyez ce que je veux dire ? ajouta-t-elle en balayant grossièrement son corps de sa main. Moi, en échange d’une critique favorable dans le Times. De quoi satisfaire les envies de mes deux parents, vous comprenez ? L’envie de ma mère de voir enfin quelqu’un « s’occuper » de moi, et celle de mon père de triompher à Londres.

Elle était de nouveau délibérément revenue à son thème précédent, malgré l’offre de Lynley de changer de sujet de conversation. Il décida donc de coopérer.

— Est-ce la raison pour laquelle vous vous êtes rendue dans la chambre de Jeremy Vinney la nuit où Joy est morte ?

Elle leva brusquement la tête.

— Bien sûr que non ! Ce petit lèche-bottes, avec des doigts comme des saucisses poilues. (Elle enfonça sa fourchette dans un restant de saucisse sur son assiette.) Pour ce qui me concerne, Joy pouvait bien faire ce qu’elle voulait de ce porc. Je le trouve pathétique, à se frotter aux gens de théâtre dans l’espoir qu’il drainera un peu du talent qui lui a manqué il y a des années. Pathétique !

Cet éclat de passion soudaine parut la déconcerter et, comme pour l’effacer, elle détourna le regard, et ajouta :

— Qui sait, c’est peut-être pour cela que maman le considérait comme un candidat idéal pour moi. Deux petites bulles de pathos s’éloignant ensemble vers le soleil couchant… Seigneur, quelle vision romantique !

— Mais vous êtes allée dans sa chambre…

— Je cherchais Joy. À cause de tante Francie et de son fichu collier de perles. Même si, maintenant que j’y réfléchis, je parie que maman et tante Francie avaient tout prévu à l’avance. Joy se serait précipitée en salivant à la pensée de sa nouvelle acquisition, me laissant seule avec Vinney. Maman s’était déjà sûrement rendue dans sa chambre avec des pétales de rose et de l’eau bénite, il ne restait plus qu’à consommer. Quel dommage, tous ces efforts gâchés, qui n’ont profité qu’à Joy.

— Vous paraissez bien sûre de ce qui se passait entre eux dans la chambre de Vinney. Je me pose des questions à ce sujet. Avez-vous vu Joy ? Etes-vous certaine qu’elle se trouvait avec lui ? Qu’il ne s’agissait pas de quelqu’un d’autre ?

— Je… (Elizabeth s’interrompit, jouant avec son couteau et sa fourchette.) Bien sûr, c’était Joy. Je les ai entendus, non ?

— Mais elle, vous ne l’avez pas vue ?

— J’ai entendu sa voix !

— Un chuchotement ? Un murmure ? Il était tard, elle devait parler bas, non ?

— C’était Joy ! Qui d’autre cela aurait-il pu être ? Et qu’aurait-il pu se passer entre eux après minuit, inspecteur ? Vous croyez qu’ils lisaient des poèmes ? Faites-moi confiance, quand Joy se rendait dans la chambre d’un homme, elle n’avait qu’une chose en tête, je le sais.

— C’est ce qu’elle faisait avec Alec quand elle venait vous rendre visite ?

Elizabeth serra les lèvres, et retourna à son assiette.

— Racontez-moi ce que vous avez fait lorsque vous avez quitté la séance de lecture de la pièce l’autre soir.

Elle dessina un petit triangle bien net avec ses rondelles de saucisse, puis se mit à les couper l’une après l’autre avec méticulosité et concentration. Il s’écoula un moment avant qu’elle ne réponde :

— Je me suis occupée de ma tante. Elle était bouleversée. Je voulais l’aider.

— Vous l’aimez beaucoup.

— Cela paraît vous surprendre, comme s’il était extraordinaire que je puisse aimer quelque chose. Non ?

Il refusa de mordre à l’hameçon. Elle posa alors son couteau et sa fourchette, repoussa complètement son siège et le regarda droit dans les yeux.

— J’ai emmené tante Francie dans sa chambre. Je lui ai posé une compresse sur le front. Nous avons parlé.

— De quoi ?

Elizabeth sourit une dernière fois, mais ce sourire semblait mêler de façon inexplicable l’amusement et le sentiment d’avoir triomphé d’un adversaire.

— Du livre de Kenneth Grahame, Le Vent dans les saules, si vous voulez tout savoir. Vous connaissez l’histoire, non ? Le crapaud, le blaireau, le rat et la taupe. (Elle se leva, ramassa sa cape et la posa sur ses épaules.) Maintenant, inspecteur, si vous n’avez plus rien à me demander, j’ai à faire ce matin.

Elle le quitta sur ces mots, et l’écho de son éclat de rire résonna dans le hall.

Irene Sinclair venait tout juste d’apprendre elle-même la nouvelle lorsque Robert Gabriel la trouva dans ce que Francesca Gerrard avait baptisé avec optimisme la salle de jeu. La pièce était totalement isolée, à l’abri derrière la dernière porte du corridor nord-est du rez-de-chaussée, presque entièrement dissimulée derrière une pile de vêtements chauds abandonnés. Irene Sinclair accueillit avec plaisir l’odeur de moisissure et de bois en décomposition, mêlée à l’accumulation de poussière et de crasse, qui régnait à l’intérieur. De toute évidence, l’entreprise de rénovation de la demeure n’avait pas encore atteint ce coin reculé, ce dont elle se réjouit.

Une vieille table de billard recouverte d’une couverture de serge mal tirée, et dont les filets constituant les poches étaient déchirés ou bien avaient totalement disparu, trônait au centre. Irene tripota distraitement les queues fixées au râtelier contre le mur en se dirigeant vers la fenêtre dépourvue de rideaux, ce qui ne faisait qu’accentuer l’absence de chaleur paralysante. Irene ne portait pas de veste. Se raidissant, elle se frotta vigoureusement les bras à travers les manches de lainage de sa robe, au point de se faire presque mal.

Il n’y avait pas grand-chose à voir de la fenêtre, sinon un bosquet d’aulnes dénudés par l’hiver au-delà duquel le toit d’ardoise d’un hangar à bateaux semblait jaillir d’une petite butte comme une excroissance triangulaire. Mais ce n’était qu’une illusion d’optique née de la combinaison de l’orientation de la fenêtre et de la hauteur de la colline. Irene s’attarda sur cette idée, remâchant avec amertume l’importance que les illusions semblaient tenir dans sa vie.

— Bon sang, Renie, je t’ai cherchée partout. Qu’est-ce que tu fabriques ici ?

Robert Gabriel la rejoignit. Il était entré sans bruit, et s’était débrouillé pour refermer en silence la porte gauchie. Il portait son pardessus, et expliqua :

— J’allais sortir, partir à ta recherche.

Il lui entoura les épaules de son manteau. Lorsqu’il l’effleura, en ce geste pourtant anodin, un sentiment d’aversion très net s’empara d’Irene. Il était si près qu’elle pouvait sentir son eau de toilette et, dans son souffle, un dernier parfum de café mêlé au dentifrice. Elle en eut la nausée.

Si Gabriel le remarqua, il n’en montra rien.

— Ils nous laissent partir. Ils ont arrêté quelqu’un ? Tu sais quelque chose ?

Elle ne put se forcer à le regarder.

— Non, dit-elle. Il n’y a pas eu d’arrestation. Pas encore.

— Bien sûr, nous devons rester disponibles pour l’enquête du coroner. Bon Dieu, quel embêtement d’avoir à faire des allers et retours entre Londres et ici. Enfin, c’est tout de même mieux que de rester dans cette glacière. Il n’y a plus du tout d’eau chaude, tu sais, et la vieille chaudière ne sera pas réparée avant au moins trois jours. C’est pousser le troisième degré un peu loin, non ?

— Je t’ai entendu, dit-elle dans un chuchotement désespéré.

Elle sentit qu’il la regardait.

— Entendu ?

— Oui, Robert, entendu. Je t’ai entendu avec elle l’autre soir.

— Irene, qu’est-ce que tu…

— Oh, ne t’inquiète pas, je n’ai rien dit à la police. Je ne ferais pas ce genre de chose, n’est-ce pas ? Mais je suppose que c’est pour cela que tu me cherchais. Pour t’assurer que mon amour-propre te garantirait le silence.

— Non ! je ne sais même pas de quoi tu parles. Je suis là parce que je veux te ramener à Londres, je ne veux pas que tu repartes seule de ton côté. On ne sait jamais…

— Tu veux entendre le plus drôle de l’histoire ? l’interrompit-elle d’un ton mordant. J’étais vraiment venue te voir de mon propre chef. Seigneur, je crois que j’étais prête à te reprendre, et j’avais même… (À sa grande honte, sa voix se brisa, et elle s’écarta de lui comme pour reprendre son sang-froid.) J’avais même apporté une photo de notre James. Tu sais qu’il a joué Mercutio cette année à l’école ? J’ai fait faire deux portraits dans un double cadre, un de James et un de toi. Tu te souviens de cette photo de toi dans le rôle de Mercutio, il y a des années de cela ? Bien sûr, vous ne vous ressemblez pas tant que ça, James a mon teint, mais je pensais que tu aimerais les avoir. Surtout à cause de James. Non, je me raconte des mensonges, et j’ai juré hier soir de cesser de m’aveugler. Je voulais te donner ces photos parce que je te détestais, que je t’aimais, et que l’espace d’un instant, l’autre soir, quand nous étions ensemble dans la bibliothèque, j’ai cru qu’il y avait une chance…

— Renie, pour l’amour de Dieu…

— Non ! Je t’ai entendu ! Je me suis crue à Hampstead, de nouveau ! Tout recommençait, exactement de la même façon ! Et on dit que la vie ne se répète pas ? Quelle rigolade ! Il ne me restait plus qu’à ouvrir la porte pour te retrouver une seconde fois en train de coucher avec ma sœur. Comme l’année dernière. La seule différence, c’est que j’étais seule, et qu’au moins une nouvelle vision de leur père suant, ahanant et gémissant sur leur charmante tante Joy aurait été épargnée à nos enfants.

— Ce n’était pas…

— Ce que je croyais ?

Irene sentit son visage trembler sous les larmes qui montaient, et la colère la saisit – parce qu’il était encore capable de la réduire à cela.

— Je ne veux rien entendre, Robert. Je ne veux plus de mensonges, de « Ça ne s’est produit qu’une fois ». Je ne veux plus rien.

Il lui agrippa le bras.

— Tu crois que j’ai tué ta sœur ? demanda-t-il les traits tirés, soit par le manque de sommeil, soit par la culpabilité.

Elle eut un rire rauque, et le repoussa.

— La tuer ? Non, ça n’est pas du tout ton genre. Une fois morte, Joy ne te servait plus à rien, non ? Ça ne t’intéresse pas le moins du monde de baiser un cadavre.

— Il ne s’est rien passé !

— Alors, qu’est-ce que j’ai entendu ?

— Je ne sais pas ! Je ne sais pas qui tu as entendu. Ce pouvait être n’importe qui.

— Dans ta chambre ?

La panique envahit les yeux de Gabriel.

— Dans ma… Renie, Seigneur, ce n’est pas ce que tu crois !

D’un mouvement d’épaules, elle rejeta son manteau, qui fit monter un nuage de poussière en tombant à terre.

— C’est pire que de savoir que tu as toujours été un sale menteur, Robert, parce que maintenant je réalise que moi aussi, je le suis devenue. Mon Dieu ! J’ai toujours pensé que si Joy mourait, je serais délivrée de la souffrance. Aujourd’hui, je crois que je ne serai libre que le jour où toi aussi tu seras mort.

— Comment peux-tu dire cela ? Est-ce vraiment ce que tu désires ?

— De tout mon cœur, dit-elle avec un sourire amer. Seigneur ! De toutes mes forces !

Il recula, livide, s’écarta du manteau qui reposait entre eux sur le sol.

— Qu’il en soit donc ainsi, mon amour, murmura-t-il.

Lynley découvrit Jeremy Vinney à l’extérieur, dans l’allée, en train de ranger sa valise dans le coffre d’une Morris de location. Emmitouflé dans son manteau, ses gants et son écharpe, il embuait l’air de son souffle. Son front haut avait des reflets rosés sous le soleil, et bizarrement il avait l’air de transpirer. Il était également, remarqua Lynley, le premier à partir. Curieuse réaction, de la part d’un journaliste. Lynley traversa l’allée, et ses chaussures grincèrent sur le gravier gelé. Vinney leva la tête.

— Vous partez bien tôt, remarqua Lynley.

Le journaliste eut un hochement de tête en direction de la maison et de ses murs de pierre sur lesquels les ombres matinales dessinaient des taches d’encre.

— Ce n’est pas le genre d’endroit où on a envie de s’attarder, non ?

Il claqua le coffre et s’assura qu’il était bien fermé. Il laissa maladroitement tomber ses clés et se pencha pour ramasser le porte-clés de cuir usé en s’éclaircissant la gorge. Lorsqu’il regarda enfin Lynley, son visage portait la marque indéfinissable du chagrin telle qu’elle apparaît souvent lorsque le choc initial est passé et que l’étendue de la perte que l’on vient de subir se mesure face à l’infinité du temps.

— J’aurais cru qu’un journaliste serait le dernier à partir, dit Lynley.

Vinney eut un petit rire abrupt et cruel qui parut dirigé contre lui-même, et destiné à le punir.

— Impatient d’avoir des détails croustillants sur les lieux du crime ? De torcher trois colonnes à la une ? Sans compter ma signature en toutes lettres et un titre de chevalier pour avoir résolu l’affaire à moi tout seul ? C’est comme ça que vous voyez les choses, inspecteur ?

Lynley répondit par une autre question.

— Quelle était réellement la raison de votre présence ici ce week-end, Mr Vinney ? D’une certaine façon, toutes les autres peuvent s’expliquer, mais la vôtre demeure un peu un mystère. Pouvez-vous m’éclairer là-dessus ?

— Comment, le tableau que vous a peint la séduisante Elizabeth ne vous a pas suffi ? Je mourais d’envie de mettre Joy dans mon lit. Ou mieux encore, je cherchais à lui extorquer de la documentation pour servir ma carrière. Vous avez le choix.

— Très franchement, je préférerais la vérité.

Vinney déglutit. Il paraissait déconfit, comme s’il avait attendu autre chose que de la sérénité de la part de la police. Une insistance belliqueuse, peut-être, ou bien un doigt agressif pointé sur sa poitrine.

— C’était mon amie, inspecteur. Sans doute ma meilleure amie. Il m’est arrivé de penser aussi qu’elle était mon unique amie. Et elle n’est plus là.

Il posa un regard las sur la surface paisible du loch.

— Mais les gens ne comprennent pas ce genre d’amitié entre un homme et une femme. Ils veulent toujours la salir, la déprécier.

Sa détresse ne laissa pas Lynley insensible, mais il observa que Vinney avait esquivé sa question.

— C’est Joy qui a arrangé votre venue ? Je sais que vous avez téléphoné à Stinhurst, mais vous a-t-elle facilité les choses ? L’idée venait-elle d’elle ? Pourquoi ? ajouta-t-il lorsque Vinney acquiesça d’un hochement de tête.

— Elle m’a dit qu’elle s’inquiétait de la réaction de Stinhurst et des acteurs aux modifications qu’elle avait apportées à la pièce. Elle voulait la compagnie d’un ami, si jamais la situation se retournait contre elle. Je suivais la rénovation de l’Azincourt depuis des mois, il était tout à fait normal que je demande à être invité à la préparation de la pièce. Je suis donc venu. Pour la soutenir, comme elle me l’avait demandé. Et en fin de compte, je n’ai servi à rien, n’est-ce pas ? Elle aurait tout aussi bien pu être seule ici.

— J’ai vu votre nom dans son carnet de rendez-vous.

— Cela ne m’étonne pas. Nous déjeunions ensemble régulièrement, depuis des années.

— Vous avait-elle parlé de ce week-end ? De ce à quoi il ressemblerait ? Ce à quoi vous alliez assister ?

— Elle m’a simplement dit qu’il s’agissait d’une première lecture, et que je pourrais trouver ça intéressant.

— La pièce en elle-même ?

Vinney ne répondit pas tout de suite, et demeura un moment le regard vide. Lorsqu’il parla enfin, ce fut d’une voix songeuse, comme si une idée qui ne lui avait jamais traversé l’esprit venait de le frapper.

— Joy voulait que je réfléchisse à un article en avant-première, un papier sur les acteurs, l’intrigue, la forme qu’elle allait donner à la pièce. Ici, je pourrais me faire une idée de la mise en scène. Mais… je… j’aurais pu très facilement obtenir toutes ces informations à Londres, n’est-ce pas ? Je la vois… la voyais suffisamment souvent. Vous… vous croyez qu’elle avait peur qu’il ne lui arrive quelque chose, inspecteur ? Mon Dieu, elle espérait peut-être que je veillerais à ce que la vérité éclate !

Vinney paraissait convaincu de l’incapacité de la police à élucider l’affaire, en même temps que de sa propre capacité, lui, unique journaliste, à le faire à leur place. Lynley s’abstint de tout commentaire, mais retint néanmoins le fait que la remarque de Vinney rejoignait de façon étonnante l’interprétation que lord Stinhurst avait donnée de sa présence.

— Vous voulez dire qu’elle craignait pour sa sécurité ?

— Elle n’a rien dit de la sorte, reconnut le journaliste avec franchise. Et elle n’avait pas l’air préoccupée.

— Pourquoi se trouvait-elle dans votre chambre l’autre soir ?

— Elle était trop agitée pour dormir, m’a-t-elle dit. Après sa scène avec Stinhurst, elle était remontée dans sa chambre, mais se sentait nerveuse. Elle est donc venue chez moi. Pour parler.

— Quelle heure était-il ?

— Un peu après minuit. Peut-être minuit un quart.

— De quoi a-t-elle parlé ?

— D’abord de la pièce. Combien elle était décidée à voir celle-ci mise en scène, avec ou sans Stinhurst. Puis d’Alec Rintoul, et de Robert Gabriel. Et d’Irene. Tout ce qui était arrivé à Irene la perturbait beaucoup, vous savez. Elle… elle voulait à toute force que sa sœur revienne à Gabriel. C’est pour cela qu’elle voulait lui donner un rôle. Elle pensait que, s’ils se côtoyaient assez, la nature reprendrait ses droits. Elle voulait le pardon d’Irene, tout en sachant que c’était impossible. Mais plus encore, je crois qu’elle voulait être capable de se pardonner à elle-même, et cela, elle ne le pouvait pas tant que Gabriel et sa sœur restaient séparés.

Le récit était suffisamment désinvolte et apparemment direct, mais l’instinct de Lynley lui soufflait qu’il y avait plus à dire sur la visite nocturne de Joy à Vinney.

— À vous entendre, elle a l’air d’une sainte.

— Ce n’était pas une sainte, fit Vinney en hochant la tête. Mais c’était une amie fidèle.

— À quelle heure Elizabeth Rintoul est-elle venue dans votre chambre avec les perles ?

Le journaliste débarrassa le toit de la Morris de la neige qui le recouvrait avant de répondre :

— Peu après l’arrivée de Joy. Je… Joy ne voulait pas lui parler, ne voulait pas d’une autre scène à propos de la pièce. Alors, j’ai empêché Elizabeth d’entrer. Je n’ai fait qu’entrebâiller la porte, elle ne pouvait pas distinguer l’intérieur de la chambre. Bien entendu, quand elle a vu que je ne voulais pas la laisser entrer, elle en a conclu que Joy était dans mon lit. C’est tout à fait dans son genre. Elizabeth ne peut pas concevoir que des gens de sexe opposé puissent être amis, sans plus. Pour elle, une conversation avec un homme n’est qu’un prélude à une rencontre de type sexuel. Je trouve ça plutôt triste.

— Quand Joy a-t-elle quitté votre chambre ?

— Peu avant une heure.

— Quelqu’un l’a-t-il vue sortir ?

— Il n’y avait personne. Je ne crois pas que quiconque l’ait vue, à moins qu’Elizabeth n’ait espionné de sa porte. Ou peut-être Gabriel. Ma chambre se trouvait entre les deux.

— Avez-vous raccompagné Joy ?

— Non, pourquoi ?

— Alors, peut-être n’est-elle pas retournée chez elle tout de suite si, comme vous l’avez dit, elle ne pensait pas être en état de dormir.

— Et où aurait-elle pu se rendre ? Vous pensez qu’elle aurait pu aller retrouver quelqu’un ? dit-il après un instant d’incompréhension. Non. Aucun de ces gens-là ne l’intéressait.

— Si Joy Sinclair n’était que votre amie, comme vous le prétendez, comment pouvez-vous être certain qu’elle ne partageait pas plus que de l’amitié avec quelqu’un d’autre ? L’un des autres hommes présents ici ce week-end. Ou l’une des femmes, qui sait ?

Le visage de Vinney s’assombrit à la seconde hypothèse. Il cligna des yeux et détourna le regard.

— Le mensonge n’existait pas entre nous, inspecteur. Elle savait tout, et je savais tout. Elle me l’aurait certainement dit si…

Il s’interrompit, soupira, et se frotta le front d’un air las du revers de son gant.

— Je peux partir ? Il n’y a rien d’autre à dire. Joy était mon amie, et elle est morte, conclut-il comme s’il y avait une relation entre ces deux faits.

Lynley ne put s’empêcher de se demander s’il y en avait effectivement une. Intrigué par le lien qui existait entre cet homme et Joy Sinclair, il choisit d’aborder un autre sujet.

— Que savez-vous d’un certain John Darrow ?

Vinney laissa retomber sa main.

— Darrow ? répéta-t-il faiblement. Rien. Je devrais le connaître ?

— Joy le connaissait, de toute évidence. Irene dit qu’elle l’a même mentionné au cours du dîner, peut-être à propos de son nouveau livre. Que pouvez-vous m’en dire ?

Il observa le visage du journaliste, à l’affût d’une réaction dans le regard de cet homme avec qui Joy avait en apparence tout partagé.

— Rien.

Visiblement embarrassé par ce qui semblait contredire ses précédentes déclarations, il ajouta :

— Elle ne parlait pas de son travail. Je ne suis pas au courant.

— Je vois, dit Lynley avec un hochement de tête songeur.

Vinney se balançait d’un pied sur l’autre, jouant avec ses clés.

— Joy transportait un magnétophone dans son sac, reprit Lynley. Vous le saviez ?

— Elle l’utilisait à chaque fois qu’une idée lui traversait l’esprit. Je le savais.

— Elle parlait de vous sur la bande, se demandait pourquoi elle se torturait à votre propos. Pourquoi aurait-elle dit une chose pareille ?

— Se torturer à mon propos ? dit-il d’une voix incrédule.

— « Jeremy. Jeremy. Seigneur, pourquoi se torturer à son propos ? Ce n’est pas pour toute la vie. » Voilà ce qu’elle disait. Vous pouvez m’expliquer cela ?

Vinney garda un visage serein, mais le trouble de son regard le trahit.

— Non. Je ne peux pas. Je ne vois pas du tout ce qu’elle voulait dire. Notre amitié n’était pas de ce genre. En tout cas pas de ma part. Pas du tout.

Six dénégations. Lynley le connaissait maintenant suffisamment pour distinguer le fait que ses dernières remarques n’avaient pour objet que de détourner la conversation.

Vinney mentait mal, mais il savait saisir l’opportunité et l’utiliser intelligemment, ce qu’il venait de faire. Dans quel but ?

— Je ne vous retiendrai pas plus longtemps, Mr Vinney, conclut Lynley. Vous êtes sans doute impatient de regagner Londres.

L’autre parut vouloir ajouter quelque chose, puis grimpa dans la Morris et actionna le démarreur. La voiture commença par émettre le bruit caractéristique du moteur qui renâcle, avant de tousser puis de se mettre en marche en lâchant des gaz d’échappement dyspeptiques. Vinney baissa la vitre de sa portière tandis que les essuie-glaces débarrassaient le pare-brise chargé de neige.

— Elle était mon amie, inspecteur. C’est tout. Rien de plus.

Il effectua une marche arrière, les pneus patinèrent furieusement sur une plaque de glace avant de trouver le gravier, et il remonta l’allée en trombe en direction de la route.

Lynley le regarda s’éloigner, intrigué par ce besoin qu’il avait éprouvé de répéter sa dernière remarque, comme si elle recelait une signification cachée que le regard attentif d’un policier ne manquerait pas de mettre à jour. Dieu sait pour quelle raison – peut-être la présence d’Inverness au loin – il se trouva transporté des années en arrière, en classe à Eton, au cours d’un débat passionné sur les obsessions et les pulsions mises en évidence par Macbeth, un Macbeth torturé cherchant le sommeil une fois l’action accomplie, et aiguillonné par le remords. « Quel est donc le besoin qui demeure inassouvi chez cet homme, alors qu’il a mené à bien l’acte dont il pensait retirer satisfaction ? » Son professeur de littérature avait posé et reposé la question en arpentant l’estrade, interrogeant un garçon après l’autre, exigeant jugements, spéculations, arguments. « Les besoins engendrent les pulsions. Quel est donc ce besoin ? Quel est-il ? » C’était là une très bonne question, décréta Lynley.

Il chercha son étui à cigarettes et rebroussait chemin lorsque le sergent Havers et Saint-James débouchèrent à l’angle de la maison. De la neige collait à leurs jambes de pantalon, comme s’ils avaient longuement piétiné dedans. Lady Helen apparut à leur suite.

Un instant gênés, ils se regardèrent tous les quatre sans un mot. Puis Lynley parla :

— Havers, appelez le Yard, s’il vous plaît. Dites à Webberly que nous repartons pour Londres ce matin.

Havers acquiesça, et disparut par la porte d’entrée. Saint-James l’imita, après un bref coup d’œil à l’adresse de lady Helen et de Lynley.

— Tu rentres avec nous, Helen ? demanda Lynley une fois qu’ils se retrouvèrent seuls, tout en rangeant son étui à cigarettes auquel il n’avait pas touché. Le voyage sera plus rapide. Un hélicoptère nous attend près d’Oban.

— Je ne peux pas, Tommy. Tu le sais bien.

Sa réponse ne s’exprimait pas en termes cruels. Mais elle était définitive et impitoyable. Ils n’avaient, semblait-il, plus rien à se dire, et pourtant Lynley fit un effort pour briser à tout prix la réserve d’Helen. Il était inconcevable qu’il se sépare d’elle ainsi. Et ce fut là ce qu’il lui dit, avant que le bon sens, l’orgueil ou les convenances ne l’en empêchent.

— Je ne supporterai pas que tu t’éloignes de moi comme cela, Helen.

Elle fut prise sous ses yeux dans un rayon de soleil qui caressa sa chevelure et lui donna un beau reflet cuivré. L’espace d’un instant, une émotion impénétrable traversa son beau regard sombre, puis s’évanouit.

— Je dois y aller, dit-elle calmement.

Elle passa devant lui et pénétra dans la maison.

C’est comme une mort, pensa Lynley. Une mort sans enterrement approprié, sans période de deuil, sans terme aux lamentations.

À Londres, dans son bureau en désordre, le superintendant Malcolm Webberly raccrocha le récepteur du téléphone.

— C’était Havers, annonça-t-il.

D’un geste familier, il passa sa main droite dans ses cheveux blond roux clairsemés, et tira dessus brutalement, comme pour encourager sa calvitie précoce.

Sir David Hillier, le superintendant en chef, ne bougea pas de la fenêtre devant laquelle il était planté depuis un quart d’heure, observant d’un regard placide l’ensemble compact d’immeubles qui formait l’horizon de la ville. Impeccablement vêtu, comme à l’habitude, son attitude reflétait la personnalité d’un homme habitué au succès, et parfaitement à l’aise dans les traîtres méandres du pouvoir politique.

— Et alors ? demanda-t-il.

— Ils prennent le chemin du retour.

— C’est tout ?

— Non. D’après Havers, ils vont suivre une piste à Hampstead. Sinclair travaillait apparemment sur un livre, là-bas. Chez elle.

Hillier tourna lentement la tête mais, placé à contre-jour, son visage demeura dans l’ombre.

— Un livre ? En plus de la pièce ?

— Havers n’a pas été très claire. J’ai cependant eu l’impression que c’était quelque chose qui avait frappé Lynley, une piste qu’il se sentait obligé de suivre.

Hillier eut un sourire froid.

— Remercions le Seigneur pour l’intuition remarquablement créatrice de Lynley.

— C’est mon meilleur homme, David, souligna Webberly avec amertume.

— Et il obéira aux ordres, bien sûr. Comme vous, dit Hillier en retournant à sa contemplation de la ville.