11

Porthill Green était un village qui semblait jaillir comme une excroissance anormale de la terre tourbeuse des Fens, les plaines marécageuses de l’est de l’Angleterre. Proche du centre d’un triangle formé par les villes du Suffolk et du Cambridgeshire qui avaient nom Brandon, Mildenhall et Ely, il se trouvait à l’intersection de trois routes étroites qui serpentaient à travers des champs de betterave à sucre et enjambaient grâce à des ponts à peine plus larges qu’une voiture des canaux d’un brun terreux. Il se nichait dans un paysage qui n’était qu’une déclinaison de gris, bruns et verts – du ciel d’hiver sinistre aux champs gras parsemés çà et là de plaques de neige, en passant par l’abondante végétation qui bordait les chemins.

Le village n’avait rien de bien attrayant. Neuf maisons à la façade de pierre et quatre au revêtement de plâtre, avec des colombages comme dressés à la hâte, s’alignaient le long de la rue principale. Des enseignes à la peinture sale et écaillée signalaient la présence de commerces. Une station-service solitaire, dont les pompes étaient apparemment faites de rouille et de verre, montait la garde à la lisière du village, et tout au bout de la rue, autour d’une croix celtique polie par le temps, s’étendait un cercle de neige sale sous lequel poussait sans nul doute l’herbe qui donnait son nom au village.

Lynley constata qu’à l’origine le pub s’appelait simplement The Plough, et qu’on avait placé de chaque côté les mots Wines et Liquors. Ce dernier avait dû tomber en des temps reculés, ne laissant qu’une tache sombre sur laquelle la forme des lettres était encore lisible. Plutôt que de le replacer, ou de repeindre, on avait ajouté une apostrophe au premier mot, sous la forme d’une chope d’étain clouée à la façade. Ainsi l’établissement avait-il été rebaptisé, sans doute au grand amusement de quelqu’un.

— C’est le même village, sergent, remarqua-t-il après avoir jeté un coup d’œil rapide à travers le pare-brise.

À l’exception d’un bâtard au poil jaunâtre qui reniflait une haie, l’endroit paraissait totalement abandonné.

— Le même que quoi, monsieur ?

— Que sur le dessin affiché au mur du bureau de Joy Sinclair. La station-service, les commerces. Et voilà le cottage derrière l’église. Elle a séjourné ici assez longtemps pour se familiariser avec les lieux. Je suis sûr que quelqu’un se souviendra d’elle. Occupez-vous de la grand-rue pendant que je vais dire un mot à John Darrow.

Havers agrippa la poignée de la portière avec un soupir de résignation.

— Le sale boulot est toujours pour moi, ronchonna-t-elle.

— Un peu de marche vous éclaircira les idées après la soirée d’hier.

— La soirée d’hier ? répéta-t-elle, le regard vide.

— Le dîner, le cinéma ? Le type du supermarché ?

— Oh, ça, dit Havers en s’agitant sur son siège. C’était quelconque, vous pouvez me croire.

Elle sortit, laissant pénétrer dans la voiture une bouffée d’air chargée d’une vague odeur de mer, de poisson mort et d’ordures en décomposition, puis marcha jusqu’à la première maison, et disparut derrière la porte noire en mauvais état.

Le trajet depuis Londres leur avait pris moins de deux heures, et il était encore tôt, aussi Lynley ne fut-il guère surpris de trouver fermée la porte du Wine’s The Plough. Il recula, examina ce qui lui sembla être un appartement, à l’étage, en vain. Des rideaux informes empêchaient de distinguer quoi que ce soit, il n’y avait personne, ni véhicule ni moto qui indique la présence d’un quelconque propriétaire. Lynley tenta néanmoins de scruter l’intérieur du pub lui-même, et distingua à travers une lame de volet brisée une faible lueur provenant d’une porte tout au fond, qui semblait mener à la cave.

Il retourna à l’entrée et frappa à coups redoublés. Des pas lourds résonnèrent bientôt, et traînèrent jusqu’à la porte.

— C’est pas ouvert, annonça une voix d’homme rocailleuse.

— Mr Darrow ?

— Ouais.

— Vous pouvez ouvrir la porte, s’il vous plaît ?

— C’est pour quoi ?

— Scotland Yard.

Ces deux mots provoquèrent une légère réaction. La porte fut déverrouillée et entrebâillée de quelques centimètres.

— Tout est en ordre, ici.

De petits yeux en forme d’amande, couleur brun délavé, examinèrent la plaque d’identité de Lynley.

— Je peux entrer ?

Darrow considéra la requête et le peu de réponses qui s’offraient à lui sans lever le regard.

— C’est pas à propos de Teddy, hein ?

— Votre fils ? Non, cela n’a rien à voir avec lui.

Apparemment satisfait, l’homme ouvrit la porte plus largement, recula, et laissa pénétrer Lynley. Le pub était modeste, à l’image du village. Un assortiment de néons éteints identifiant les alcools disponibles, suspendus au-dessus du comptoir en Formica, constituait la seule et unique décoration. Le mobilier était réduit : une demi-douzaine de petites tables entourées de tabourets, et un banc rembourré qui courait sous les fenêtres de la façade. Le coussin qui avait dû être rouge n’était plus que d’un rose passé par le soleil, et constellé de taches. Une forte odeur de brûlé imprégnait l’atmosphère, mélange de fumée de cigarette, de feu éteint dans une cheminée noircie, et de fenêtres demeurées trop longtemps fermées pour se protéger des rigueurs de l’hiver.

Darrow s’installa derrière le bar, peut-être dans l’intention de traiter Lynley comme un client, malgré l’heure matinale et son appartenance à la police. Lynley, pour sa part, choisit de rester devant le comptoir, bien que cela l’oblige à être debout, alors qu’il aurait préféré procéder à l’entrevue installé à une des tables.

Darrow était un homme d’apparence fruste, sans doute âgé d’une quarantaine d’années, qui donnait une impression très nette d’agressivité rentrée. Bâti comme un boxeur, ramassé, avec des membres longs et puissants et un torse de taureau, il avait des oreilles incongrues, petites et bien dessinées, plaquées contre son crâne. Ses vêtements, une chemise de laine aux manches retroussées sur des bras poilus et des pantalons larges laissant une grande aisance de mouvement, lui allaient parfaitement, et dénotaient un homme capable de passer du rôle de patron de bistrot à celui de bagarreur patenté en moins de temps qu’il n’en faut pour fermer le poing. À moins d’être provoquées par Darrow lui-même, il ne devait pas éclater beaucoup de rixes au Wine’s The Plough, pensa Lynley.

Dans sa poche, il avait la couverture de Mort dans l’obscurité, prise dans le bureau de Joy Sinclair. Il la plia de façon à montrer la photo de l’auteur, souriante.

— Connaissez-vous cette femme ? demanda-t-il.

Une lueur s’alluma indubitablement dans l’œil de Darrow.

— Je la connais. Et alors ?

— Elle a été assassinée il y a trois jours, dans la soirée.

— J’étais là, il y a trois jours, répliqua Darrow d’un ton revêche. Le samedi, c’est le soir où il y a le plus de monde. N’importe qui dans le village vous le dira.

La réaction n’était pas du tout celle qu’avait escomptée Lynley. Il avait attendu de la surprise, peut-être, un certain trouble, ou de la réserve. Mais une protestation d’innocence aussi spontanée, voilà qui était pour le moins inhabituel.

— Elle est venue vous voir, dit-il. Elle a téléphoné ici dix fois le mois dernier.

— Et qu’est-ce que ça fait ?

— J’attends que vous m’expliquiez pourquoi.

Le patron du pub parut soupeser le ton égal de Lynley, visiblement déconcerté par l’absence de réaction engendrée par sa démonstration de non-coopération agressive.

— Je voulais pas la voir, dit-il. Elle voulait écrire un foutu bouquin.

— Sur Hannah ?

Darrow serra les mâchoires, et chaque muscle de son visage se tendit.

— Ouais. Hannah.

Il se tourna vers une bouteille de Bushmill’s Black Label et se servit un verre. Il avala le whisky en deux ou trois longues goulées, le dos tourné.

— Vous en voulez un ? demanda-t-il en s’en versant un second.

— Non.

Il hocha la tête, but de nouveau.

— Elle est sortie de nulle part, avec un paquet de coupures de journaux sur ci et ça, un bouquin qu’elle avait écrit, des prix qu’elle avait reçus… Et je sais pas quoi d’autre. Et elle attendait tout bonnement que je lui donne Hannah et que je lui dise merci, en plus. Eh bien, je ne voulais pas. Il n’en était pas question. Et il était pas question que mon Teddy se retrouve dans toutes ces saletés. Que sa maman se tue en donnant de quoi papoter aux commères du coin jusqu’à ses dix ans, c’était déjà suffisant. Je voulais pas que ça recommence. Je voulais pas qu’on remue tout ça à nouveau, qu’on bouleverse le gamin.

— Hannah était votre femme ?

— Ouais. Ma femme.

— Comment Joy Sinclair en a-t-elle entendu parler ?

— Elle disait que ça faisait neuf ou dix mois qu’elle étudiait les suicides pour en trouver un d’intéressant, et elle a lu quelque chose à propos d’Hannah. Ça lui a tiré l’œil, elle a dit. Vous vous rendez compte, mon vieux, continua-t-il avec amertume. « Tiré l’œil. » Pour elle, Han n’était pas une personne, c’était juste un morceau de viande. Alors, je lui ai dit d’aller se faire foutre. Comme je vous l’dis.

— Dix coups de fil laissent à penser qu’elle a insisté.

Darrow eut un grognement.

— Aucune différence. Elle arrivait à rien. Teddy était trop jeune pour savoir ce qui s’était passé, alors elle pouvait rien en tirer. Et elle ne tirait rien de moi.

— Est-ce que je peux en déduire que, sans votre coopération, il ne pouvait pas y avoir de livre ?

— Ouais. Pas de livre, rien. C’était comme ça, et pas autrement.

— Elle était seule quand elle est venue vous voir ?

— Ouais.

— Il n’y a jamais eu personne avec elle ? Quelqu’un qui attendait dans la voiture, peut-être ?

Darrow plissa les yeux d’un air soupçonneux, et jeta un coup d’œil rapide en direction des fenêtres.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

La question avait paru directe à Lynley, et il se demanda si Darrow ne cherchait pas à temporiser.

— Est-elle venue accompagnée ?

— Elle était toujours seule.

— Votre femme s’est suicidée en 1973, n’est-ce pas ? Joy Sinclair vous a-t-elle jamais laissé entendre pourquoi un suicide qui remontait aussi loin l’intéressait ?

Le visage de Darrow s’assombrit, et il eut un rictus de mépris.

— La chaise lui plaisait, inspecteur. Elle a été assez bonne pour me dire ça. Cette foutue chaise lui plaisait.

— La chaise ?

— Exactement. Han a perdu une chaussure lorsqu’elle a renversé la chaise. Et ça lui plaisait, à cette bonne femme. Elle disait que c’était… « poignant ». Vous m’en voudrez pas si je vous dis que je me fiche pas mal que quelqu’un ait assassiné cette salope, conclut-il en se retournant vers la bouteille de whisky.

Saint-James et sa femme travaillaient tous deux dans leurs domaines respectifs au dernier étage de leur maison, lui dans son laboratoire de criminalistique et Deborah dans son laboratoire photo, qui lui était contigu. La porte de communication était ouverte et, levant les yeux du rapport qu’il mettait au point pour la défense dans un procès imminent, Saint-James s’accorda un moment de plaisir simple à contempler sa femme, les sourcils froncés sur une série de photos, un crayon derrière l’oreille et sa masse de cheveux bouclés maintenus en arrière par des peignes. La lumière tombante lui encerclait la tête d’un halo. Le reste de son corps se trouvait plongé dans l’ombre.

— Nul. Minable, murmura-t-elle en griffonnant au dos d’une photo et en en jetant une autre dans la poubelle à ses pieds. Foutue lumière… Seigneur, Deborah, où as-tu appris les règles élémentaires de la composition ?… Dieu tout-puissant, celle-ci est encore pire !

Saint-James eut un rire, et Deborah leva les yeux.

— Désolée, dit-elle. Je te distrais ?

— Tu me distrais toujours, mon amour. Et bien plus qu’il ne faudrait, j’en ai peur. Surtout lorsque nous avons été séparés, ne serait-ce que vingt-quatre heures.

Les joues de Deborah rosirent.

— Eh bien, je suis ravie d’apprendre qu’au bout d’un an, le romantisme n’est pas encore mort entre nous… Je… C’est idiot, non ? Tu n’es vraiment parti qu’une nuit en Écosse ? Tu m’as manqué, Simon. Je n’aime plus du tout aller me coucher sans toi.

Elle rougit de plus belle lorsque Saint-James descendit de son haut tabouret et traversa le laboratoire pour venir la rejoindre dans la pénombre de la chambre noire.

— Non, mon amour… Je ne voulais pas dire… Simon, ce n’est pas comme cela que le travail va se faire, protesta-t-elle de mauvaise foi lorsqu’il la prit dans ses bras.

Il eut un rire silencieux :

— Eh bien, nous allons faire d’autres choses, non ? dit-il en l’embrassant.

Un long moment plus tard, il murmura avec délectation contre sa bouche :

— Mon Dieu, oui… Des choses beaucoup plus importantes.

Ils s’écartèrent d’un air coupable au son de la voix de Cotter, qui montait bruyamment l’escalier en parlant beaucoup plus fort que d’habitude.

— Ils sont là-haut tous les deux, tonna-t-il. Ils doivent travailler, je pense. Deb développe ses photos et Mr Saint-James a un rapport à faire. C’est juste au-dessus. Ce n’est pas très haut, on y sera dans une seconde.

Cette dernière information fut claironnée encore plus fort que les précédentes. Deborah se mit à rire.

— Je ne sais jamais si mon père doit me consterner ou m’amuser, chuchota-t-elle. Comment diable peut-il toujours savoir ce que nous faisons ?

— Il voit bien la façon dont je te regarde, cela lui suffit. Crois-moi, ton père sait exactement ce que j’ai en tête.

Saint-James retourna pieusement à son laboratoire, et rédigeait son rapport lorsque Cotter apparut à la porte, suivi de Jeremy Vinney.

— Voilà, on y est, annonça Cotter, tonitruant. Ça fait une petite grimpette, hein ? ajouta-t-il en passant la pièce en revue comme pour s’assurer qu’il n’avait pas pris sa fille et son mari in flagrante delicto.

Vinney demeura de marbre devant la façon bruyante dont Cotter avait annoncé leur arrivée, et s’avança, une chemise de papier bulle à la main. Son visage rebondi portait les traces de la fatigue, et sur sa mâchoire se dessinait une ombre de barbe qu’il avait oublié de raser. Il portait encore son pardessus.

— Je crois avoir ce que vous cherchiez, dit-il à Saint-James tandis que Cotter, avant de s’éclipser, répondait au sourire malicieux de sa fille par un grognement affectueux. Peut-être même un peu plus. Le type qui a suivi l’enquête sur la mort de Geoffrey Rintoul en 1963 est aujourd’hui un de nos rédacteurs en chef. Nous avons épluché ses archives ce matin, et déniché trois photos et un paquet de notes. Elles ont été écrites au crayon, et sont à peine lisibles aujourd’hui, mais nous pouvons peut-être en tirer quelque chose. (Il lança à Saint-James un regard pénétrant.) Stinhurst a tué Joy ? C’est ça que vous voulez prouver ?

La question constituait la conclusion logique de tout ce qui s’était produit, et n’était pas déraisonnable dans la bouche du journaliste. Mais Saint-James savait parfaitement ce qu’elle impliquait. Vinney jouait un triple rôle dans la tragédie de Westerbrae, celui de journaliste, d’ami de la victime, et de suspect. Que la police reporte entièrement ses soupçons sur quelqu’un d’autre ne pouvait que l’avantager. Et après avoir montré sa bonne volonté en coopérant pleinement, qui mieux que Saint-James, dont tout le monde savait qu’il était l’ami de Lynley, pouvait le dédouaner pleinement ? Saint-James répondit donc avec précaution.

— La mort de Geoffrey Rintoul présente simplement une petite bizarrerie qui nous a intrigués.

Si le journaliste fut désappointé par le caractère détourné de la réplique, il n’en montra rien.

— Je vois.

Il ôta son pardessus, fut présenté à la femme de Saint-James, et, étalant le dossier sur la table, en sortit une liasse de papiers et trois photos en mauvais état.

Il reprit la parole sur un ton tout à fait professionnel.

— Les notes sur l’enquête sont très complètes. Notre homme espérait faire un long papier, étant donné le passé glorieux de Geoffrey Rintoul, aussi avait-il soigneusement relevé tous les détails. Je crois que vous pouvez vous fier à sa précision.

Le papier jaune sur lequel elles avaient été prises ne faisait que rendre plus difficile encore la lecture des notes au crayon plus ou moins effacées.

— Il mentionne une querelle, remarqua Saint-James après les avoir parcourues.

Vinney tira un tabouret près de la table.

— Le témoignage de la famille a été très honnête à l’enquête du coroner. Le vieux lord Stinhurst – Francis Rintoul, le père du comte actuel – a raconté qu’une violente dispute s’était produite avant le départ de Geoffrey.

— À quel propos, cette dispute ?

Saint-James chercha les détails tandis que Vinney les lui confiait.

— À ce qu’il semble, une simple prise de bec provoquée par l’alcool qui a dégénéré en déballage d’histoires familiales.

Voilà qui ressemblait beaucoup à ce que Lynley avait rapporté de sa conversation avec le présent comte Rintoul. Mais Saint-James éprouvait du mal à croire que le vieux lord Stinhurst ait discuté du triangle amoureux de ses deux fils devant le jury du coroner. Les liens familiaux ne pouvaient que l’en empêcher.

— Il a été plus explicite ?

— Oui, dit Vinney en désignant du doigt un paragraphe. Geoffrey voulait à tout prix rentrer à Londres, et a décidé de partir cette nuit-là malgré la tempête. Son père a témoigné qu’il s’était opposé à ce départ. À cause du temps ; mais aussi parce qu’il n’avait guère vu Geoffrey au cours des six derniers mois, et tenait à le garder sur place encore un moment. Leurs relations n’étaient pas au beau fixe, semble-t-il, et le vieux comte voyait dans cette réunion de Nouvel An une façon de combler le fossé qui s’était creusé entre eux.

— Quelle sorte de fossé ?

— J’ai cru comprendre que le vieux lord reprochait beaucoup à Geoffrey de ne pas se marier. Il voulait sans doute que celui-ci se sente obligé de consolider l’arbre généalogique. En tout cas, c’était là le cœur de leur différend.

Vinney étudia les notes avant de reprendre avec prudence, comme s’il avait compris combien il était important qu’il fasse montre d’impartialité dans toute discussion concernant la famille Rintoul :

— J’ai le sentiment que le vieil homme était habitué à ce qu’on lui obéisse. Lorsque Geoffrey a décidé de rentrer à Londres, il s’est donc mis en colère, et c’est de là qu’est née la querelle.

— A-t-on une idée de la raison pour laquelle Geoffrey voulait à toute force rentrer à Londres ? Une liaison féminine que son père n’approuvait pas ? Ou peut-être une relation avec un homme qu’il voulait garder cachée ?

Vinney eut une hésitation curieuse et inexplicable, comme s’il cherchait un sens supplémentaire aux paroles de Saint-James. Il s’éclaircit la gorge.

— Rien ne l’indique. Personne n’a jamais débarqué pour se vanter d’une liaison clandestine. Pensez aux journaux populaires. Si quelqu’un avait eu une relation cachée avec Geoffrey Rintoul, il ou elle serait probablement sorti de l’ombre à sa mort et aurait vendu son histoire à prix d’or. Dieu sait qu’au début des années soixante, c’était la grande mode. La moitié des ministres du gouvernement paraissait impliquée avec des call-girls. Rappelez-vous Christine Keeler et John Profumo. Le scandale a sérieusement éclaboussé les conservateurs. Il me semble que si quelqu’un qui avait été lié à Geoffrey Rintoul avait eu besoin d’argent, il ou elle se serait contenté de suivre les traces de Christine Keeler.

— Vous n’avez pas tort, réfléchit Saint-James. Il y a peut-être là plus de choses que nous le pensons. John Profumo était ministre de la Défense. Geoffrey Rintoul travaillait au ministère de la Défense. La mort de Rintoul et l’enquête du coroner datent de janvier, et c’est exactement au même moment que la liaison de Profumo avec Christine Keeler s’étalait dans la presse. Existerait-il une relation que nous ne distinguons pas entre ces gens et Geoffrey Rintoul ?

L’emploi du « nous » parut détendre Vinney.

— C’est ce que je voulais croire. Mais si une call-girl avait été en relation avec Rintoul, pourquoi aurait-elle tenu sa langue alors que les journaux populaires étaient prêts à payer une fortune pour n’importe quelle histoire juteuse impliquant un membre du gouvernement ?

— Peut-être n’était-ce pas une call-girl. Peut-être Rintoul était-il lié à quelqu’un qui n’avait pas besoin d’argent, et qui n’aurait retiré aucun bénéfice de la révélation de leur liaison.

— Une femme mariée ?

Une fois encore, ils revenaient à l’histoire de lord Stinhurst sur son frère et sa femme. Saint-James continua :

— Et les autres témoignages ?

— Ils ont tous confirmé la version du vieux lord, Geoffrey dans une rage folle, et l’accident dans le virage. Il y a eu quelque chose de curieux, tout de même. Le corps a été carbonisé, aussi ont-ils dû faire venir de Londres des radios et des tableaux dentaires pour une identification formelle. Le médecin de Geoffrey, un certain sir Andrew Higgins, les a apportés en personne, et a procédé à l’autopsie avec le médecin légiste de Strathclyde.

— Inhabituel, mais pas impossible.

— La bizarrerie n’est pas là, dit Vinney avec un hochement de tête. Sir Andrew était un vieux camarade de classe du père de Geoffrey. Ils avaient été à Harrow et Cambridge ensemble. Ils appartenaient au même club londonien. Il est mort en 1970.

Saint-James fournit sa propre conclusion à ces révélations. Sir Andrew aurait pu dissimuler ce qu’il y avait à dissimuler. Il aurait pu ne dévoiler que le strict nécessaire. Pourtant, de toutes les informations éparses recueillies, c’était la date – janvier 1963 – qui paraissait à Saint-James l’élément le plus significatif, sans qu’il puisse dire pourquoi. Il ramassa les photographies.

La première représentait un groupe de gens vêtus de noir s’apprêtant à monter dans une série de limousines. Saint-James reconnut la plupart d’entre eux. Francesca Gerrard agrippée au bras d’un homme d’âge moyen, probablement son mari, Phillip Gerrard ; Stuart et Marguerite Rintoul penchés sur deux enfants abasourdis, de toute évidence Elizabeth et son frère aîné Alec ; plusieurs personnes aux visages flous en conversation sur les marches d’un bâtiment en arrière-plan. La seconde photo représentait le lieu de l’accident, avec sa tache de terre brûlée, près de laquelle se tenait un fermier vêtu simplement, un colley écossais à ses côtés. Sans doute Hugh Kilbride, le père de Gowan, supposa Saint-James, le premier arrivé sur le lieu de l’accident. Sur la dernière photo, un groupe quittait un bâtiment qui devait abriter les bureaux du coroner. Saint-James y reconnut de nouveau les gens qu’il avait rencontrés à Westerbrae, mais il y avait également plusieurs visages inconnus.

— Vous savez qui sont ces gens ?

Vinney les désigna à tour de rôle :

— Sir Andrew Higgins, juste derrière le vieux lord Stinhurst. À côté de lui, l’avoué de la famille. Vous devez connaître les autres.

— À l’exception de cet homme. Qui est-ce ?

L’homme en question se trouvait derrière, à la droite du vieux lord Stinhurst, la tête tournée, en conversation avec Stuart Rintoul, qui l’écoutait les sourcils froncés, une main sur le menton.

— Aucune idée. Le type qui a pris les notes le sait peut-être, mais je n’ai pas pensé à lui demander. Vous voulez que je reprenne la photo et que je lui pose la question ?

Saint-James réfléchit.

— Peut-être, dit-il enfin lentement. Deborah, appela-t-il en se retournant, tu peux venir jeter un coup d’œil, s’il te plaît ?

Elle les rejoignit à la table, et regarda les photos par-dessus l’épaule de Saint-James. Celui-ci lui laissa le temps de les examiner, puis demanda :

— Est-ce que tu peux faire une série d’agrandissements de celle-ci ? Des portraits de chacun des gens, essentiellement les visages ?

Elle acquiesça.

— Le grain sera un peu gros, bien sûr, sûrement pas de très bonne qualité, mais ils seront reconnaissables. Je m’y mets maintenant ?

— S’il te plaît. Nous verrons ce que l’actuel lord Stinhurst peut nous en dire, ajouta Saint-James en regardant Vinney.

C’était la police de Mildenhall qui avait procédé à l’enquête sur le suicide d’Hannah Darrow, et Raymond Plater, l’officier responsable à l’époque, était devenu le chef de la police de la ville. Son autorité lui seyait comme un vêtement dans lequel il s’était senti de plus en plus confortable au fil du temps, aussi l’arrivée inopinée de Scotland Yard, venant parler d’une affaire classée depuis quinze ans, ne le troubla pas plus que cela.

— Je m’en souviens très bien, dit-il en guidant Lynley et Havers dans son bureau ordonné.

Il régla le store vénitien beige avec un air de propriétaire, décrocha un téléphone, composa un numéro à trois chiffres et dit :

— Plater. Vous pouvez m’apporter le dossier Hannah Darrow ? D-a-r-r-o-w. En 73… Une affaire classée… Oui.

Il manœuvra son fauteuil tournant en direction d’une table située derrière son bureau et jeta par-dessus son épaule :

— Un café ?

Lorsqu’ils eurent accepté son offre, Plater fit les honneurs à l’aide d’une cafetière à l’air efficace, et leur tendit des tasses fumantes avec du lait et du sucre. Lui-même savoura son breuvage avec une délicatesse remarquable de la part d’un homme aux traits si puissants et énergiques. Son visage à la mâchoire implacable et aux yeux clairs nordiques ne pouvait manquer de rappeler les sauvages guerriers vikings dont le sang battait sans doute dans ses veines.

— Vous n’êtes pas les premiers à vous renseigner sur la femme de Darrow, dit-il en s’enfonçant dans son fauteuil.

— L’écrivain Joy Sinclair est venue, répondit Lynley, qui ajouta lorsque Plater pencha vivement la tête : Elle a été assassinée ce week-end en Écosse.

Le chef de la police manifesta son intérêt en se redressant.

— Il y a un lien ?

— Rien qu’une intuition, pour l’instant. Sinclair est-elle venue vous voir seule ?

— Oui. Et elle a insisté. Elle est arrivée sans rendez-vous, et comme elle n’était pas membre de la police, elle a un peu attendu, dit-il avec un sourire. Deux heures à peu près, si je me souviens bien. Comme elle est restée, j’ai fini par la recevoir. C’était… au début du mois dernier.

— Que voulait-elle ?

— Essentiellement discuter. Jeter un coup d’œil à ce que nous avions sur la femme de Darrow. En temps normal, je ne lui aurais rien montré, mais elle avait deux lettres d’introduction, une d’un chef de la police du pays de Galles avec qui elle avait travaillé sur un livre, et une autre d’un superintendant quelque part dans le sud, le Devon, peut-être. Elle avait en plus des références impressionnantes – au moins deux prix littéraires, si je me souviens bien – qu’elle n’a pas hésité à brandir pour me convaincre qu’elle ne traînait pas dans le hall juste pour une petite conversation.

On frappa à la porte avec déférence, un jeune agent tendit à son chef un épais dossier, et se retira promptement. Plater ouvrit la chemise et en retira un paquet de photographies.

Lynley constata qu’il s’agissait des photos de police officielles prises sur les lieux. D’un noir et blanc austère, elles montraient pourtant la mort avec un luxe de détails qui allait jusqu’à inclure l’ombre démesurée portée sur le mur par le corps suspendu d’Hannah Darrow. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à voir. La pièce était quasiment nue, avec un plafond aux poutres apparentes, un plancher aux larges lames abîmées, et des murs de bois brut d’aspect cintré, décorés uniquement de petites fenêtres à carreaux. Une simple chaise cannée était renversée près du corps, et une des chaussures de la victime reposait contre un des barreaux. Elle n’avait pas utilisé de corde, mais une sorte d’écharpe noire nouée à un crochet fixé à une poutre, et sa tête pendait en avant, sa longue chevelure blonde dissimulait l’effroyable distorsion de ses traits.

Lynley examina attentivement les clichés l’un après l’autre avec un pincement d’incertitude.

— Où ces photos ont-elles été prises ? demanda-t-il.

— On l’a retrouvée dans un moulin dans les marais de Mildenhall, à plus d’un kilomètre du village.

— Le moulin existe toujours ?

— Non, je crois qu’on l’a démoli il y a trois ou quatre ans, dit Plater avec un hochement de tête. Ça ne vous aurait pas avancé à grand-chose de le voir. Pourtant, ajouta-t-il d’un ton pensif, Joy Sinclair a aussi demandé à le visiter.

— Ah bon ?

Lynley s’interrogea sur la signification de cette requête, et repensa à ce que lui avait confié John Darrow : Joy avait mis dix mois à découvrir la mort violente sur laquelle elle désirait écrire.

— Vous êtes absolument certain qu’il s’agissait d’un suicide ?

Pour toute réponse, Plater parcourut le dossier, et en sortit une seule feuille de papier. Tirée d’un cahier, déchirée en plusieurs endroits, elle avait été de toute évidence froissée puis dépliée et placée entre plusieurs autres papiers pour l’aplanir. Lynley parcourut les quelques mots tracés d’une large écriture enfantine aux lettres rondes et aux cercles minuscules représentant les points.

« Je dois partir, il est temps… Voilà un arbre mort, mais il continue à se balancer dans le vent avec les autres. Alors il me semble que si je meurs, d’une façon ou d’une autre, j’aurai encore mon rôle dans cette vie. Adieu, mon aimé. »

— C’est assez clair, ça, commenta Plater.

— Où a-t-on retrouvé ce mot ?

— Chez elle, sur la table de la cuisine, avec le crayon juste à côté, inspecteur.

— Qui l’a trouvé ?

— Son mari. Elle était censée l’aider au pub, ce soir-là. Ne la voyant pas, il est monté à l’appartement. Il a trouvé le mot, paniqué, est sorti en courant à sa recherche, en vain. Il est revenu, a fermé le pub, et a rassemblé quelques hommes pour procéder à une fouille en règle. On l’a retrouvée au moulin peu après minuit, dit-il en consultant le dossier.

— Qui l’a découverte ?

— Son mari. Accompagné, s’empressa-t-il d’ajouter avant que Lynley ait pu parler, de deux types du village avec lesquels il n’était pas particulièrement ami. Je suppose que vous pensez ce que nous avons tous immédiatement pensé, ajouta-t-il avec un sourire affable. Que Darrow avait attiré sa femme au moulin, l’avait pendue, et avait fabriqué le mot. Mais nous avons vérifié. Le mot est authentique, nos experts l’ont assuré. Et bien qu’on ait trouvé les empreintes d’Hannah et de son mari dessus, celles de Darrow s’expliquent assez facilement. Il a ramassé le papier sur la table de la cuisine où elle l’avait laissé, réflexe tout ce qu’il y a de plus normal, dans les circonstances. De plus, Hannah Darrow était bien lestée, ce soir-là, pour être sûre que le travail serait bien fait : elle portait deux gros chandails et deux manteaux de laine. Vous n’allez pas me dire que son mari avait réussi à la persuader d’aller faire une petite promenade accoutrée comme ça.

L’Azincourt se trouvait coincé entre deux édifices beaucoup plus impressionnants, dans une rue étroite non loin de Shaftesbury Avenue. À sa gauche se dressait le Royal Standard Hotel, avec un portier en uniforme qui manifestait sa mauvaise humeur aux automobiles tout autant qu’aux passants. À sa droite, le musée de l’Histoire du théâtre, dont les vitrines faisaient un étalage éblouissant de costumes élisabéthains, d’armes et d’accessoires. Pris en sandwich entre les deux, l’Azincourt apparaissait décrépit et négligé, apparence qui se révélait trompeuse dès que l’on en franchissait les portes.

Lorsque lady Helen y pénétra peu avant midi, la surprise l’arrêta net. La dernière fois qu’elle avait assisté à une représentation ici, le théâtre était encore aux mains d’un autre propriétaire, et bien que le précédent décor victorien sinistre n’ait pas manqué d’un certain charme, la rénovation effectuée par lord Stinhurst était saisissante. Rien, pas même les articles de journaux, ne l’avait préparée à une telle métamorphose. Stinhurst avait donné carte blanche aux architectes et aux décorateurs, qui avaient eu pour principe : « Ne reculons devant aucun sacrifice. » Ils avaient donc entièrement vidé l’intérieur du bâtiment, créant lumière et espace grâce à une entrée qui s’ouvrait sur trois étages de balcons, et grâce à une utilisation des couleurs qui contrastait vivement avec la façade couverte de suie. En admiration devant le flux de créativité qui avait transformé les lieux, lady Helen s’accorda le loisir d’oublier un peu l’excitation avec laquelle elle allait au-devant de son rendez-vous.

Elle avait passé le moindre détail en revue jusqu’à près de minuit avec Saint-James et le sergent Havers. Tous les trois, ils avaient étudié toutes les approches possibles pour cette visite à l’Azincourt. Havers se trouvant dans l’impossibilité de se rendre là-bas sans que Lynley le sache et de faire le travail correctement sous l’égide de la police, il incombait à lady Helen ou Saint-James d’encourager la secrétaire de lord Stinhurst à parler des coups de téléphone que son employeur prétendait qu’elle avait passés pour lui le matin de la découverte du corps de Joy Sinclair.

Leur discussion tardive s’était achevée sur un consensus : lady Helen était la plus douée pour extorquer des confidences à n’importe qui. Tout ce qui avait paru fort raisonnable à minuit — et même flatteur, si on le prenait sous cet angle – était maintenant loin d’être rassurant, à dix pas des bureaux du théâtre, où la secrétaire de Stinhurst attendait sans le savoir.

— Helen ? Tu es venue participer au nouveau combat ?

Rhys Davies-Jones se tenait à la porte de la salle, une tasse à la main. Lady Helen lui sourit et le rejoignit au bar où du café chauffait bruyamment, répandant une odeur âcre qui était en grande partie une odeur de chicorée.

— Le café le plus mauvais de la planète, remarqua Davies-Jones. Mais on y prend goût. Tu en veux ?

Elle déclina l’offre, et il se remplit une nouvelle tasse du liquide noir qui ressemblait à de l’huile de vidange.

— Quel nouveau combat ? demanda-t-elle.

— « Combat » n’est peut-être pas le terme approprié, reconnut-il. Il s’agit plutôt de manœuvres de fine politique de la part de nos charmants comédiens pour obtenir de Stinhurst le meilleur rôle dans sa nouvelle production. La seule difficulté résidant dans le fait que le choix de la pièce n’est pas encore fait. Tu peux imaginer les intrigues qui se nouent depuis deux heures.

— La nouvelle production ? Tu veux dire que Stinhurst a l’intention de continuer après ce qui est arrivé à Joy et Gowan ?

— Il n’a pas le choix, Helen. Nous sommes tous sous contrat. Le théâtre doit ouvrir dans moins de huit semaines. C’est ça, ou il y perd sa chemise. Je dois avouer qu’il n’est pas particulièrement ravi de tout ça, pourtant. Et il sera encore moins ravi quand la presse va lui tomber dessus à propos de ce qui est arrivé à Joy. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi les médias ne se sont pas encore déchaînés sur cette histoire. (Il caressa doucement la main d’Helen posée sur le bar.) C’est pour ça que tu es là, non ?

Il ne lui était pas venu à l’idée qu’elle pourrait le rencontrer ici, n’avait pas réfléchi à ce qu’elle lui dirait. Prise au dépourvu, elle répondit la première chose qui lui traversa l’esprit, sans même penser à la raison pour laquelle elle mentait.

— Non, pas du tout. Je me trouvais dans le quartier, j’ai pensé que tu serais peut-être là, alors j’ai fait un saut.

Il demeura imperturbable, mais son regard lui fit comprendre combien son prétexte paraissait ridicule. Il n’était pas le genre d’homme dont l’amour-propre se flattait qu’une jolie femme vienne à sa recherche. Elle n’était pas non plus le genre de femme à agir de la sorte, et il le savait parfaitement.

— Je vois.

Il étudia son café, passa sa tasse d’une main dans l’autre. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut sur un ton différent, délibérément léger et naturel.

— Eh bien, viens dans la salle. Il n’y a pas grand-chose à voir, puisque nous n’avons pratiquement rien fait, mais il y a eu pas mal d’étincelles. Joanna a passé la matinée à harceler David Sydeham avec une interminable liste de doléances, et Gabriel a fait de son mieux pour verser de l’huile sur leurs eaux troublées. Il a réussi à se mettre tout le monde à dos, et plus particulièrement Irene. Tout cela va peut-être finir par une bagarre, mais ne manque pas de piquant, d’une certaine façon. Tu veux te joindre à nous ?

Le prétexte trouvé pour expliquer sa présence empêchait lady Helen de refuser, aussi le suivit-elle dans la salle plongée dans l’obscurité, pour s’asseoir au tout dernier rang. Il lui adressa un sourire poli et se dirigea vers la scène brillamment éclairée, où les comédiens, lord Stinhurst et plusieurs autres personnes étaient réunis autour d’une table en grande discussion.

— Rhys, je peux te voir ce soir ? demanda-t-elle, et il se retourna.

Sa question était née d’un mélange de contrition et de désir sincère, mais elle n’aurait su dire quel était le sentiment qui l’emportait. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle ne pouvait l’abandonner ce jour-là sur un mensonge.

— Désolé, mais je ne peux pas, Helen. J’ai une réunion avec Stuart… lord Stinhurst, pour la nouvelle mise en scène.

— Ah. Oui, bien sûr. Peut-être une autre fois…

— Demain soir ? Pour dîner, si tu es libre. Si tu en as envie.

— Je… Oui. Oui, j’en ai envie. Vraiment.

Elle ne voyait pas son visage, plongé dans l’ombre, n’entendait que sa voix, et la tendresse fragile derrière ses paroles. Son timbre lui révéla combien il lui en coûtait de parler.

— Helen, je me suis réveillé ce matin en sachant avec certitude que je t’aime. Tellement. Mais, Seigneur, je ne comprends pas pourquoi je n’ai jamais vécu de moment aussi effrayant.

— Rhys…

— Non, s’il te plaît. Tu me diras demain.

Il se détourna et descendit l’allée d’un pas décidé pour rejoindre les autres.

Lady Helen s’obligea à garder les yeux fixés sur la scène, mais ses pensées s’y refusaient. Celles-ci revenaient obstinément à une réflexion sur la loyauté. Si cette rencontre avec Rhys avait été destinée à éprouver sa fidélité envers lui, elle avait lamentablement échoué. Et elle se demandait si cette défaillance momentanée signifiait le pire, si au fond d’elle-même elle ne se demandait pas maintenant ce que Rhys avait réellement fait alors qu’elle dormait à Westerbrae, deux nuits auparavant. Cette simple pensée l’accabla, et elle se méprisa.

Elle se leva, retourna dans le hall et se dirigea vers les bureaux administratifs. Renonçant à échafauder un prétexte élaboré, elle décida de dire la vérité à la secrétaire de Stinhurst.

Ce choix de la franchise allait en l’occurrence se révéler une sage décision.

— C’est à cause de la chaise, Havers, répéta Lynley pour la quatrième ou cinquième fois.

L’après-midi, le froid était devenu insupportable. Un vent glacial balayait les Fens, sans rencontrer le moindre obstacle. Lynley fît demi-tour en direction de Porthill Green au moment où Barbara examinait pour la troisième fois les photos du suicide et les replaçait dans le dossier Darrow, que le chef de la police leur avait prêté.

Elle hocha la tête. À son avis, l’hypothèse qu’échafaudait Lynley était plus que ténue, et ne reposait quasiment sur rien.

— Je ne vois pas comment vous pouvez aboutir à une conclusion valable simplement en regardant la photo d’une chaise, dit-elle.

— Regardez-la de nouveau. Si elle s’est vraiment pendue, comment a-t-elle pu renverser la chaise sur le côté ? C’est impossible. Elle peut avoir donné un coup de pied dans le dossier, ou même avoir mis la chaise de côté et donné quand même un coup de pied dans le dossier. Mais dans les deux cas, la chaise serait tombée sur le dossier, et pas sur le côté. Pour que la chaise atterrisse dans cette position sous l’impulsion d’Hannah, il n’y aurait qu’un moyen : qu’elle ait introduit le pied entre le siège et le dossier et réellement essayé de projeter la chaise.

— Cela aurait pu se produire. Il lui manquait une chaussure, lui rappela Barbara.

— Oui, mais la chaussure droite, Havers. Et si vous examinez la photo, vous verrez que la chaise était renversée à sa gauche.

Barbara comprit qu’il était déterminé à la gagner à son raisonnement. Il ne servait à rien de protester davantage, mais elle se sentit obligée de discuter.

— Vous suggérez donc que Joy Sinclair, en faisant innocemment des recherches sur un suicide, a découvert un meurtre. Comment ? Comment est-il possible que, de tous les suicides qui se produisent dans le pays, elle soit justement tombée sur celui qui était un meurtre ? Seigneur, vous vous rendez compte des probabilités ?

— Mais réfléchissez à la raison pour laquelle la mort d’Hannah Darrow l’a séduite à l’origine. Regardez toutes les particularités qui font que ce suicide-là lui a sauté aux yeux en comparaison de tous les autres. Le décor, d’abord : les Fens. Un système de canaux, d’inondations périodiques, de terre gagnée sur la mer. Toutes les caractéristiques naturelles qui les ont tous inspirés, de Dickens à Dorothy Sayers. Comment l’a-t-elle décrit ? « Le bruit des grenouilles et des pompes, la terre plate à perte de vue. » Ensuite, le lieu du suicide : un vieux moulin abandonné. Son accoutrement bizarre : deux gros chandails et deux gros manteaux de lainage. Puis l’anomalie qui a dû frapper Joy au moment où elle a vu ces photos : la position de la chaise.

— Si c’est une anomalie, comment expliquez-vous que Plater lui-même ne l’ait pas vue au cours de l’enquête ? Il n’a pas l’air du genre gaffeur.

— Quand Plater est intervenu, tous les hommes du pub avaient passé la soirée à chercher Hannah, tous convaincus qu’ils cherchaient une suicidée. Après l’avoir trouvée ils ont téléphoné à la police et ont signalé un suicide. Plater était prédisposé à croire qu’il ne s’agissait pas d’autre chose lorsqu’il a mis le pied au moulin. Il avait perdu toute objectivité avant même de voir le corps. Et il avait une preuve assez convaincante du fait qu’Hannah Darrow avait effectivement l’intention de se tuer en quittant son appartement. Le mot.

— Mais vous avez entendu Plater : celui-ci est authentique.

— Bien sûr, qu’il l’est. Je suis certain que c’est l’écriture d’Hannah.

— Alors comment expliquez-vous…

— Bon sang, Havers, regardez ce truc. Y a-t-il un seul mot mal orthographié ? Une seule virgule mal placée ?

Barbara sortit le papier, y jeta un coup d’œil et se tourna vers Lynley.

— Vous voulez dire que c’est quelque chose qu’elle a copié ? Pourquoi ? Elle faisait des essais de calligraphie ? Elle s’ennuyait ? La vie à Porthill Green n’a pas l’air bien folichonne, mais je ne vois pas une fille de la campagne passer le temps à faire des exercices d’écriture. Et même si c’était le cas, vous allez prétendre que Darrow a trouvé ce mot quelque part et a réalisé l’usage qu’il pouvait en faire ? Qu’il a eu la prévoyance de le mettre de côté en attendant le moment opportun ? Qu’il l’a posé sur la table de la cuisine ? Et puis que… quoi ? Qu’il a tué sa femme ? Comment ? Où ? Comment s’est-il débrouillé pour lui faire enfiler tous ces vêtements ? Et même s’il a réussi à faire tout ça sans éveiller les soupçons, où diable allez-vous chercher le lien avec Westerbrae et la mort de Joy Sinclair ?

— Dans les coups de téléphone, dit Lynley. Encore et toujours le pays de Galles et le Suffolk. Joy Sinclair qui confie en toute innocence à son cousin Rhys Davies-Jones ses difficultés à communiquer avec John Darrow, sans parler de ses soupçons naissants sur la mort d’Hannah. Et Davies-Jones attendant le moment d’agir, suggérant que Joy se débrouille pour avoir une chambre près d’Helen, puis l’achevant à l’instant opportun.

Barbara l’écouta, incrédule. Une fois encore, il manipulait et interprétait les faits adroitement, n’utilisant que ce qui servait à le rapprocher d’une arrestation de Davies-Jones.

— Mais pourquoi ? demanda-t-elle exaspérée.

— Parce qu’il existe un lien entre Darrow et Davies-Jones. Je ne sais pas encore lequel. Peut-être une ancienne relation. Peut-être une dette à payer. Des connaissances communes. En tout cas, quoi que ce puisse être, nous ne sommes plus loin de le découvrir.