8

Il n’y avait pas assez de place dans l’arrière-cuisine, aussi l’inspecteur Macaskin faisait-il les cent pas dans la cuisine. De la main gauche, il frôlait toute la longueur de la table de travail placée au centre de la pièce, tandis qu’il se rongeait les ongles de la main droite avec une furieuse concentration. Son regard allait des fenêtres qui ne lui renvoyaient que son propre reflet à la porte fermée qui menait à la salle à manger. De là s’élevaient une plainte féminine et une voix masculine rauque de colère. Les parents de Gowan Kilbride, venus de Hillview Farm, qui infligeaient sans répit à Lynley la violence de leur chagrin. Au-dessus de leurs têtes, à l’étage, les suspects attendaient d’être convoqués par la police derrière des portes closes et gardées. Encore une fois, pensa Macaskin. Il se maudit copieusement, déchiré par la certitude que, s’il n’avait pas suggéré de laisser sortir tout le monde de la bibliothèque pour le dîner, Gowan Kilbride serait peut-être encore en vie.

Il se retourna lorsque la porte de l’arrière-cuisine s’ouvrit, et que Saint-James sortit en compagnie du médecin légiste de Strathclyde. Derrière eux, il vit deux hommes encore au travail dans la petite pièce, s’efforçant de recueillir le peu d’indices laissés par l’eau et la vapeur.

— En attendant un examen post mortem complet, je dirais la branche droite de l’artère pulmonaire, murmura le médecin à Macaskin en ôtant une paire de gants qu’il fourra dans la poche de sa veste.

Macaskin jeta un regard inquisiteur à Saint-James.

— Il est possible que ce soit le même assassin, dit celui-ci avec un hochement de tête. Droitier. Un seul coup.

— Homme ou femme ?

Saint-James réfléchit.

— Je dirais un homme, mais sans écarter totalement l’éventualité d’une femme.

— Mais il a fallu faire preuve d’une force considérable !

— Ou obéir à une poussée d’adrénaline. Une femme en serait capable si la pulsion était suffisamment forte.

— La pulsion ?

— La rage, la panique, la peur.

Macaskin se mordit l’ongle jusqu’au sang, dont le goût lui inonda la bouche.

— Mais qui ? Qui ? demanda-t-il à la cantonade.

Lorsque Lynley déverrouilla la porte de la chambre de Robert Gabriel, il trouva celui-ci assis comme un prisonnier dans sa cellule, sur le siège le moins confortable, penché en avant, les bras sur les cuisses, ses mains soigneusement manucurées pendant devant lui.

Lynley avait vu Gabriel sur scène quatre ans auparavant dans Hamlet, mais l’homme de près était très différent de l’acteur qui subjuguait le public et lui faisait partager les tourments du prince danois. Bien qu’il ait dépassé de peu la quarantaine, Gabriel commençait à avoir l’air usé. Il avait des poches sous les yeux, et sa taille s’était assurément épaissie. Ses cheveux étaient bien coupés et parfaitement peignés, mais malgré le gel qui tentait de les coiffer à la mode, ils se faisaient rares sur le sommet du crâne, suffisant à peine à masquer une calvitie avancée, et leur couleur paraissait artificiellement rehaussée. Il arborait un pantalon et une chemise dont la coupe, la couleur et le matériau paraissaient plus appropriés à un été à Miami Beach qu’à un hiver en Écosse, et qui révélaient une certaine instabilité chez cet homme dont on aurait pu croire qu’il débordait d’assurance et d’aisance.

Lynley indiqua une chaise à Havers d’un signe de tête, et demeura debout près d’une magnifique commode en bois dur, d’où il distinguait parfaitement le visage de Gabriel.

— Parlez-moi de Gowan, dit-il tandis que le sergent feuilletait son calepin.

— J’ai toujours pensé que ma mère parlait comme un policier, répondit Gabriel d’un ton las. Je vois que j’avais raison.

Il se frotta la nuque, comme pour se détendre, se redressa sur son siège et attrapa le réveil de voyage posé sur la table de chevet.

— C’est mon fils qui me l’a donné. Regardez ce truc idiot. Il ne donne même plus l’heure exacte depuis longtemps, mais je n’ai pas encore réussi à le flanquer à la poubelle. Moi, j’appelle ça de l’amour paternel, ma mère dirait que c’est de la culpabilité.

— Vous vous êtes battus cet après-midi dans la bibliothèque.

— Effectivement, dit-il avec un grognement. Gowan était visiblement persuadé que j’avais goûté à quelques-uns des avantages de Mary Agnes, et il n’appréciait pas beaucoup.

— Etait-ce le cas ?

— Seigneur, maintenant vous parlez comme mon ex-femme.

— Vraiment ? Mais cela ne répond pas à ma question.

— J’avais parlé à la gamine, jeta Gabriel d’un ton brusque. C’est tout.

— Quand ?

— Je ne sais pas. Hier, probablement peu de temps après mon arrivée. Je défaisais mes bagages, et elle a frappé, pour m’apporter des serviettes propres dont je n’avais nul besoin. Elle est restée à bavarder, suffisamment longtemps pour savoir si je connaissais toute une série d’acteurs qui paraissaient se trouver au sommet de sa liste de maris potentiels. (Il s’interrompit mais, lorsque aucune question supplémentaire ne vint, il ajouta d’un air belliqueux :) D’accord, d’accord ! Je l’ai peut-être un peu caressée. Je l’ai probablement embrassée, je ne sais pas.

— Vous l’avez peut-être caressée ? Vous ne savez pas si vous l’avez embrassée ?

— Je ne faisais pas attention, inspecteur. Je ne savais pas que j’aurais à rendre compte de chaque seconde de mon emploi du temps à la police de Londres.

— Vous parlez comme si embrasser et caresser étaient des réflexes physiques, souligna Lynley avec une courtoisie impassible. Que vous faut-il pour que vous vous souveniez de votre comportement ? Une séduction complète ? Une tentative de viol ?

— D’accord ! Elle était plus que consentante ! Et je n’ai pas tué ce gamin pour ça !

— Ça quoi ?

Il restait tout de même à Gabriel suffisamment de conscience pour avoir l’air mal à l’aise.

— Bon Dieu, juste un peu de tripotage. Je lui ai peut-être mis la main sous la jupe, mais je n’ai pas couché avec.

— Tout au moins, pas à ce moment-là.

— À aucun moment ! Demandez-lui, elle vous dira la même chose ! (Il pressa ses doigts contre ses tempes, le visage tiré par la fatigue.) Écoutez, je ne savais même pas que Gowan avait des vues sur la fille. Je ne l’avais même pas encore rencontré à ce moment-là. Je ne savais pas qu’il existait. Pour moi, elle était libre, et par Dieu, elle n’a guère protesté.

— Parlez-moi de la nuit dernière.

— Il n’y a rien à dire. J’ai pris un verre dans la bibliothèque. J’ai parlé à Irene, puis je suis allé me coucher.

— Seul ?

— Oui. Aussi difficile à croire que cela puisse vous paraître, j’étais seul. Sans Mary Agnes. Sans qui que ce soit d’autre.

— Voilà qui vous prive d’un alibi, pourtant ?

— Et pourquoi diable aurais-je besoin d’un alibi, inspecteur ? Pourquoi aurais-je voulu tuer Joy ? D’accord, j’avais eu une liaison avec elle. Je reconnais que cela a brisé mon mariage. Mais si j’avais voulu la tuer, je l’aurais fait l’année dernière, quand Irene a tout découvert et a divorcé. Pourquoi attendre maintenant ?

— Joy avait refusé de coopérer à votre plan pour reconquérir votre femme, non ? Peut-être saviez-vous qu’Irene vous reviendrait si Joy lui disait qu’elle n’avait couché avec vous qu’une fois. Mais Joy n’avait pas l’intention de mentir pour vous.

— Et je l’ai tuée à cause de cela ? Quand ? Comment ? Il n’y a pas une personne dans cette maison qui ne sache que sa porte était fermée à clé. Qu’est-ce que j’ai fait ? Je me suis caché dans le placard en attendant qu’elle s’endorme ? Ou mieux encore, j’ai traversé la chambre d’Helen Clyde sur la pointe des pieds en espérant qu’elle ne me verrait pas ?

Lynley refusa de se laisser entraîner dans la querelle.

— Où êtes-vous allé après avoir quitté la bibliothèque, ce soir ?

— Je suis venu ici.

— Immédiatement ?

— Bien sûr. Je voulais me laver. J’étais dans un état épouvantable.

— Quel escalier avez-vous emprunté ?

Gabriel battit des paupières.

— Que voulez-vous dire ? Il y a un autre escalier ? J’ai pris celui du hall.

— Vous n’avez pas pris celui qui se trouve juste à côté de cette pièce ? L’escalier de service, qui mène à l’arrière-cuisine ?

— Je ne savais même pas qu’il y en avait un. Il n’est pas dans mes habitudes de rôder dans les maisons où je suis reçu à la recherche d’un deuxième accès à ma chambre, inspecteur.

La réponse était judicieuse, impossible à vérifier si personne ne l’avait aperçu dans la cuisine ou l’arrière-cuisine au cours des dernières vingt-quatre heures. Et pourtant, Mary Agnes avait certainement utilisé l’escalier pour travailler à l’étage. Il n’était pas sourd, et les murs n’étaient pas si épais qu’il n’ait pu entendre ses pas.

Lynley eut le sentiment que Robert Gabriel venait de commettre sa première erreur, et il se demanda à quel autre moment il avait pu mentir.

L’inspecteur Macaskin passa la tête par la porte entrouverte, pour annoncer d’un ton calme, mais néanmoins triomphant :

— Nous avons trouvé le collier de perles.

— C’est Mrs Gerrard qui les avait depuis le début, expliqua Macaskin. Elle n’a fait aucune difficulté pour les donner quand un de mes hommes est allé fouiller sa chambre. Je l’ai installée dans le salon.

Depuis leur dernière rencontre, Francesca Gerrard avait à un moment quelconque décidé de se parer d’un ensemble discordant de bijoux fantaisie. Sept rangs de perles de couleurs différentes, de l’ivoire à l’onyx, avaient rejoint le collier couleur puce, et elle exhibait une rangée de bracelets métalliques qui, au moindre de ses gestes, donnaient l’impression qu’elle était enchaînée. Deux disques de plastique rayés noir et violet lui ornaient les oreilles. Pourtant, cet étalage tapageur ne semblait pas le résultat d’une quelconque excentricité. Il apparaissait plutôt comme le substitut des cendres que des femmes d’une autre culture se répandent sur la tête pour pleurer les morts.

S’il y avait une chose évidente, c’est que Francesca Gerrard était accablée de chagrin. Assise à la table au centre de la pièce, un bras pressé contre sa taille et le poing serré contre le front, se balançant lentement d’avant en arrière, elle pleurait. Et Lynley avait été témoin de suffisamment de deuils pour savoir que ses larmes n’étaient pas feintes.

— Apportez-lui quelque chose à boire, demanda-t-il à Havers. Du whisky ou du cognac. N’importe quoi. Dans la bibliothèque.

Havers revint au bout de quelques instants avec une bouteille et des verres. Elle versa quelques gorgées de whisky, et l’odeur fumée de l’alcool déchira l’air.

Avec une bonté inhabituelle, Havers pressa le verre dans la main de Francesca.

— Buvez un peu. S’il vous plaît. Juste pour vous calmer.

— Non ! Je ne peux pas !

Francesca Gerrard laissa pourtant le sergent Havers lever le verre à ses lèvres, avala une gorgée avec une grimace, toussa, but encore une fois, puis dit d’une voix brisée :

— Il était… Je m’imaginais quelquefois qu’il était mon fils. Je n’ai pas d’enfants. Gowan… C’est ma faute s’il est mort. Je lui ai demandé de travailler pour moi. Il n’en avait pas vraiment envie. Il voulait aller à Londres, il voulait jouer les James Bond. Il avait des rêves. Il est mort, et je suis coupable.

— Le sentiment de culpabilité fait partie intégrante de la mort, dit doucement Lynley. Je suis tout aussi responsable de ce qui est arrivé à Gowan, et je ne suis pas prêt de l’oublier.

Francesca leva les yeux, surprise. Elle ne s’attendait apparemment pas à ce que la police reconnaisse une telle chose.

— Une partie de moi se sent perdue. Comme si… Non, je ne peux pas expliquer… dit-elle d’une voix tremblante.

La mort d’un seul homme m’amoindrit, car je suis lié à l’humanité tout entière. Confronté depuis des années à la mort, sous mille et une formes plus horribles les unes que les autres, Lynley comprenait mieux encore que Francesca Gerrard n’aurait jamais pu l’imaginer. Mais il se contenta de dire :

— Vous découvrirez que, dans un cas comme celui-ci, le chagrin ne s’atténue que lorsque la justice est rendue. Pas tout de suite, bien entendu, mais plus tard.

— Et vous avez besoin de moi pour cela. Oui, je comprends.

Elle se redressa, se moucha maladroitement avec un Kleenex froissé tiré de sa poche, puis avala une autre gorgée de whisky avec hésitation. Ses yeux s’emplirent de nouveau de larmes, qui coulèrent le long de ses joues jusqu’à ses lèvres.

— Comment se fait-il que le collier de perles se soit trouvé dans votre chambre ? demanda Lynley tandis que Havers sortait son crayon.

Francesca hésita, et elle referma deux fois de suite la bouche avant d’articuler :

— Je l’ai repris la nuit dernière. Je vous l’aurais dit, tout à l’heure dans le salon de musique, je voulais vous le dire, mais quand Elizabeth et Mr Vinney ont commencé… Je ne savais plus quoi faire. Tout s’est passé tellement vite. Et puis Gowan… dit-elle en trébuchant sur le nom.

— Je vois. Vous vous êtes rendue dans la chambre de Joy, pour le collier, ou bien elle vous l’a rapporté ?

— Je suis allée dans sa chambre. Il se trouvait sur la commode près de la porte. Je… j’avais changé d’avis.

— Vous l’avez repris aussi facilement ? Il n’y a pas eu de discussion ?

— Il ne pouvait pas y en avoir, dit-elle en secouant la tête. Elle dormait.

— Vous l’avez vue ? Vous êtes entrée dans la chambre ? La porte n’était pas fermée à clé ?

— Si. Je n’avais pas pris mon trousseau, parce que j’ai d’abord pensé que la porte ne serait pas fermée. Après tout, tout le monde se connaissait. Il n’y avait aucune raison de verrouiller. Mais la sienne l’était, alors je suis allée chercher le passe dans le bureau.

— La clé ne se trouvait pas dans la serrure à l’intérieur ?

— Non… dit-elle en fronçant les sourcils. Elle ne pouvait pas y être, sinon je n’aurais pas pu ouvrir avec la mienne, non ?

— Racontez-nous exactement ce que vous avez fait, Mrs Gerrard.

Sans hésiter, Francesca retraça son itinéraire, de sa propre chambre jusqu’à celle de Joy, dont elle avait trouvé la porte fermée en manœuvrant la poignée ; de la chambre de Joy à la sienne, où elle avait pris dans sa commode la clé de son bureau ; de sa chambre à la pièce où elle avait récupéré le passe dans le tiroir de son bureau, et de là à la chambre de Joy, dont elle avait déverrouillé la porte sans bruit, où elle avait vu le collier dans la lumière du couloir, avait pris celui-ci, puis refermé la porte à clé ; et enfin, de la chambre de Joy à son bureau, dans lequel elle avait replacé le passe, avant de regagner sa propre chambre, où elle avait rangé le collier dans sa boîte à bijoux.

— Quelle heure était-il ? demanda Lynley.

— Trois heures et quart.

— Précisément ?

Elle acquiesça d’un hochement de tête et expliqua :

— Je ne sais si vous avez jamais cédé à une impulsion que vous avez ensuite déplorée, inspecteur, mais à peine Elizabeth était-elle partie les offrir à Joy que j’ai regretté de m’être séparée de ces perles. Etendue dans mon lit, j’ai longuement hésité. Je ne voulais pas d’une confrontation avec Joy, et je ne voulais pas encombrer mon frère Stuart d’un fardeau supplémentaire. Alors, j’ai… eh bien, je suppose qu’on peut dire que je les ai volées, n’est-ce pas ? Et je sais qu’il était trois heures et quart parce que je suis restée éveillée à regarder la pendule, et que c’est à ce moment-là que je me suis enfin décidée à agir pour récupérer mon collier.

— Joy dormait, dites-vous. Vous l’avez vue ? Vous l’avez entendue respirer ?

— L’obscurité était totale. J’ai… j’ai supposé qu’elle était endormie. Elle n’a pas bougé, n’a rien dit. Elle… (Ses yeux s’agrandirent.) Vous voulez dire qu’elle était peut-être morte ?

— L’avez-vous réellement vue dans cette pièce ?

— Dans le lit ? Non, je ne voyais pas celui-ci. La porte me le cachait, et je n’ai ouvert le battant que de quelques centimètres. J’ai simplement pensé…

— Et votre bureau ? Etait-il fermé à clé ?

— Oh oui. Il est toujours fermé.

— Qui en possède les clés ?

— J’en ai une, et Mary Agnes a la seconde.

— Quelqu’un a-t-il pu vous voir lorsque vous vous êtes rendue chez Joy ? Ou dans votre bureau ?

— Je n’ai remarqué personne, mais je suppose… Je ne sais vraiment pas, dit-elle en hochant la tête.

— Mais vous avez dû passer devant plusieurs pièces, durant ces allers et retours, non ?

— Bien sûr, n’importe qui a pu me voir dans le corridor central, mais je l’aurais sûrement remarqué, ou j’aurais entendu une porte s’ouvrir.

Lynley rejoignit Macaskin, qui s’était déjà levé pour examiner le plan des lieux toujours étalé sur la table depuis leur entrevue avec David Sydeham. En plus des chambres de lady Helen et Joy Sinclair, quatre autres donnaient directement sur le couloir : celle de Joanna Ellacourt et David Sydeham, celle de lord Stinhurst et sa femme, celle de Rhys Davies-Jones, demeurée vide, et celle d’Irene Sinclair, à l’angle du corridor et de l’aile ouest.

— Ce qu’elle raconte doit être vrai, marmonna Macaskin. Elle aurait sûrement entendu ou vu quelque chose, elle n’aurait pas manqué de sentir qu’on l’observait.

— Mrs Gerrard, demanda Lynley par-dessus son épaule, vous êtes absolument certaine que la porte de Joy était fermée à clé la nuit dernière ?

— Bien sûr, répliqua-t-elle. J’ai pensé lui adresser un mot avec son petit déjeuner, ce matin, pour l’avertir que j’avais repris le collier. J’aurais peut-être dû le faire, mais…

— Et vous avez remis les clés dans votre bureau ?

— Oui. Pourquoi toutes ces questions à propos de la porte ?

— Et vous avez fermé votre bureau à clé ?

— Oui, j’en suis certaine. Je le fais toujours.

Lynley se retourna et regarda Mrs Gerrard.

— Pouvez-vous m’expliquer pourquoi la chambre voisine de celle de Joy Sinclair a été attribuée à Helen Clyde ? S’agissait-il d’une coïncidence ?

— Helen Clyde ? répéta-t-elle en portant la main à son collier d’un geste automatique. Peut-être Stuart a-t-il suggéré… Non, non, ce n’est pas cela. C’est Mary Agnes qui a pris le coup de téléphone de Londres. Je m’en souviens parce que son orthographe est plutôt phonétique, et le nom qu’elle avait inscrit ne m’était pas familier. J’ai dû le lui faire dire à haute voix.

— Le nom ?

— Oui. Elle avait écrit Joyce Encare, ce qui bien entendu ne m’évoquait rien, jusqu’au moment où elle l’a dit. Joy Sinclair.

— Joy vous avait téléphoné ?

— Oui. Je l’ai donc rappelée. C’était… ce devait être lundi dernier, dans la soirée. Elle m’a demandé si Helen Clyde pouvait avoir la chambre voisine de la sienne.

— Joy a demandé Helen ? s’enquit Lynley d’un ton vif. Par son nom ?

Francesca hésita. Elle baissa les yeux sur le plan, puis regarda de nouveau Lynley.

— Non. Pas exactement par son nom. Elle a simplement dit que son cousin amenait une invitée, et a demandé si on pouvait attribuer à celle-ci la chambre voisine de la sienne. Je suppose que j’ai cru qu’elle la connaissait… acheva-t-elle d’une voix hésitante tandis que Lynley s’écartait de la table.

Il regarda successivement Macaskin, Havers puis Saint-James. Inutile de reculer davantage.

— Je vais voir Davies-Jones, maintenant, annonça-t-il.

Bien qu’escorté par l’agent Lonan, qui l’avait suivi comme une mauvaise réputation depuis la porte de sa chambre jusqu’à celle du salon, en passant par les escaliers, Rhys Davies-Jones ne paraissait pas intimidé par la présence de la police. Le Gallois considéra Saint-James, Macaskin, Lynley et Havers d’un regard franc, le regard réfléchi d’un homme décidé à montrer qu’il n’avait rien à cacher. D’un signe de tête, Lynley lui indiqua un siège à la table.

— Parlez-moi de la nuit dernière, dit-il.

Davies-Jones ne parut pas réagir à la question autrement qu’en déplaçant la bouteille d’alcool qui se trouvait dans son champ de vision. Il joua du bout des doigts avec un paquet de Players sorti de sa poche, mais sans allumer de cigarette.

— Que voulez-vous savoir de la nuit dernière ?

— Parlez-moi de vos empreintes sur la clé de la porte qui communique entre la chambre d’Helen et celle de Joy, du cognac que vous avez apporté à Helen, de l’endroit où vous vous trouviez avant une heure du matin, lorsque vous vous êtes présenté chez elle.

Davies-Jones ne réagit pas davantage, ni aux mots en eux-mêmes ni à leur hostilité sous-jacente, et dit avec franchise :

— J’ai monté du cognac à Helen parce que je voulais la voir, inspecteur. C’était stupide de ma part, un prétexte un peu adolescent pour entrer chez elle quelques instants.

— Cela semble vous avoir réussi.

Davies-Jones ne répondit pas. Lynley comprit qu’il était déterminé à en dire le moins possible, tout comme lui se sentait immédiatement résolu à lui extorquer le moindre détail.

— Et vos empreintes sur la clé ?

— J’ai fermé la porte à clé. Les deux portes, en fait. Nous voulions être tranquilles.

— Vous êtes entré avec une bouteille de cognac et vous avez fermé les deux portes ? C’était une façon très claire de faire connaître vos intentions, n’est-ce pas ?

Davies-Jones se tendit imperceptiblement.

— Les choses ne se sont pas passées ainsi.

— Alors dites-moi comment elles se sont passées.

— Nous avons discuté un moment de la lecture de la pièce. Celle-ci devait inaugurer ma rentrée au théâtre après ma… mes ennuis, et j’étais donc inquiet de l’évolution de la situation. Il me paraissait évident que, quelles qu’aient pu être les intentions de ma cousine en nous réunissant tous ici, la production d’une pièce de théâtre n’avait pas grand-chose à voir là-dedans. J’étais furieux d’avoir été manipulé, dans ce qui était de toute évidence une vengeance de Joy vis-à-vis de Stinhurst. Helen et moi avons donc parlé de tout cela : de la séance de lecture, de ce que je pourrais bien faire. Puis, au moment où j’allais partir, Helen m’a demandé de passer la nuit avec elle. J’ai donc fermé les portes. (Il regarda Lynley droit dans les yeux, un léger sourire aux lèvres.) Vous ne vous attendiez pas à cela, n’est-ce pas, inspecteur ?

Celui-ci ne répondit pas. Au lieu de quoi, il attira à lui la bouteille de whisky, dévissa le bouchon et se versa un verre. L’alcool qui se répandit dans ses veines lui fit du bien. D’un geste délibéré, il posa sur la table entre eux deux le verre encore plein. Davies-Jones détourna le regard, mais Lynley saisit la raideur de ses mouvements, la tension de sa nuque, qui trahissaient son besoin. Davies-Jones alluma une cigarette d’une main tremblante.

— J’ai cru comprendre que vous vous étiez volatilisé après la lecture, et que vous n’étiez reparu qu’à une heure du matin. Qu’avez-vous fait pendant ce laps de temps ? Pendant quatre-vingt-dix minutes, presque deux heures ?

— Je suis allé me promener.

Lynley n’aurait pas été plus étonné s’il avait annoncé qu’il était allé piquer une tête dans le loch.

— Dans la tempête de neige ? Avec une température à Dieu sait combien au-dessous de zéro, vous êtes allé vous promener ?

— La marche est un parfait substitut à l’alcool, inspecteur, se contenta de répondre Davies-Jones. Très franchement, hier soir, j’aurais préféré l’alcool, mais la marche m’est apparue comme une alternative plus intelligente.

— Où êtes-vous allé ?

— J’ai suivi la route qui mène à Hillview Farm.

— Vous avez vu quelqu’un ? Parlé à quelqu’un ?

— Non. Personne ne peut donc confirmer ce que je viens de vous dire. Je le réalise très bien. Néanmoins, c’est ce que j’ai fait.

— Vous réalisez donc également qu’en ce qui me concerne, vous pouvez avoir fait à peu près n’importe quoi pendant ce temps-là ?

— C’est-à-dire ? demanda Davies-Jones en mordant à l’hameçon.

— C’est-à-dire vous procurer ce dont vous aviez besoin pour tuer votre cousine.

Le Gallois eut un sourire méprisant.

— Oui. J’aurais pu. J’aurais pu emprunter l’escalier de service pour descendre dans l’arrière-cuisine, traverser la cuisine puis la salle à manger et m’emparer de la dague sans que personne ne me voie. Le gant de Sydeham pose un problème, mais vous pouvez sans aucun doute me dire comment je me suis débrouillé pour le subtiliser sans qu’il s’en aperçoive.

— Vous semblez bien connaître les lieux, souligna Lynley.

— C’est exact. J’ai passé une partie de l’après-midi à visiter la maison. Mais mon intérêt pour l’architecture n’est pas d’ordre criminel.

Lynley fit tournoyer d’un air pensif son verre de whisky.

— Combien de temps êtes-vous resté en clinique ? demanda-t-il.

— Ceci ne sort-il pas un peu du cadre de vos attributions, inspecteur Lynley ?

— Tout ce qui touche à cette affaire est dans le cadre de mes attributions. Combien de temps êtes-vous resté en clinique pour soigner votre alcoolisme ?

— Quatre mois, dit Davies-Jones, impassible.

— En clinique privée ?

— Oui.

— Séjour coûteux.

— Qu’est-ce que vous insinuez ? Que j’ai poignardé ma cousine pour son argent ? Pour payer mes factures ?

— Joy avait de l’argent ?

— Bien sûr, elle avait de l’argent. Beaucoup d’argent. Et je peux vous assurer qu’elle ne m’en a pas laissé un sou.

— Vous connaissez donc ses dispositions testamentaires ?

Davies-Jones réagit à la pression, à la proximité de l’alcool, au fait d’avoir été si habilement piégé. Il écrasa violemment sa cigarette.

— Oui, bon Dieu ! Et elle a tout laissé à Irene et ses enfants. Mais ce n’est pas ce que vous vouliez savoir, n’est-ce pas, inspecteur ?

Lynley saisit l’opportunité que lui offrait la colère de son adversaire.

— Lundi dernier, Joy a demandé à Francesca Gerrard d’attribuer à Helen Clyde la chambre voisine de la sienne. Vous pouvez m’éclairer là-dessus ?

— À Helen… (Il ramassa son paquet de cigarettes, puis le repoussa.) Non. Je ne vois pas pourquoi.

— Pouvez-vous expliquer comment elle savait qu’Helen vous accompagnerait ce week-end ?

— J’avais dû lui dire. Je lui ai probablement dit.

— Vous avez peut-être suggéré qu’elle pourrait faire plus ample connaissance avec Helen ? Et quel meilleur moyen pour cela que de demander des chambres communicantes ?

— Comme deux écolières ? Un peu simpliste, comme stratagème, non ?

— Je suis disposé à accepter toutes vos explications.

— Bon Dieu, je n’en ai pas, inspecteur. Mais je dirais que Joy voulait faire jouer à Helen le rôle de tampon. Helen n’avait rien à voir avec la pièce de Joy. Elle n’allait pas venir frapper à sa porte pour discuter d’une réplique ou d’une modification de scène. Les acteurs sont comme ça, vous savez. Ils laissent rarement l’auteur en paix.

— Alors, vous lui avez parlé d’Helen. Vous lui avez mis l’idée dans la tête.

— Je n’ai jamais rien fait de la sorte. Vous m’avez demandé une explication. C’est la meilleure que j’aie trouvée.

— Oui, bien sûr. Sauf que celle-ci ne tient pas, au regard du fait que l’autre chambre adjacente à celle de Joy était occupée par Joanna Ellacourt. Là, pas de tampon. Comment expliquez-vous cela ?

— Je ne l’explique pas. Je n’ai aucune idée de ce que pouvait bien penser Joy. Peut-être elle-même n’en avait-elle aucune idée. Peut-être cherchez-vous à toute force un sens caché là où il n’y en a pas.

Lynley hocha la tête, imperméable à la colère contenue dans le sous-entendu.

— Où êtes-vous allé, lorsque nous avons laissé sortir tout le monde de la bibliothèque, ce soir ?

— Dans ma chambre.

— Qu’y avez-vous fait ?

— Je me suis douché et changé.

— Puis ?

Le regard de Davies-Jones trouva la bouteille de whisky. Le silence régnait, à l’exception d’un froissement, celui de Macaskin sortant un rouleau de pastilles de menthe de sa poche.

— Je suis allé voir Helen.

— Encore ? demanda Lynley d’un ton narquois.

Il releva brusquement la tête.

— Que diable insinuez-vous ?

— Je pensais que c’était évident. Elle vous a fourni plusieurs bons alibis, non ? D’abord la nuit dernière, et maintenant ce soir.

Davies-Jones le fixa avec incrédulité avant d’éclater de rire.

— Mon Dieu, c’est invraisemblable ! Vous prenez donc Helen pour une imbécile ? Vous la croyez naïve au point d’accepter qu’un homme lui fasse une chose pareille ? Et pas une fois, mais deux ? En vingt-quatre heures ? Quelle sorte de femme croyez-vous donc qu’elle soit ?

— Je sais exactement quelle sorte de femme est Helen, répondit Lynley. Une femme complètement vulnérable face à un homme qui prétend faire preuve d’une faiblesse qu’elle est la seule à pouvoir guérir. Et c’est ce coup-là que vous lui avez fait, non ? Tout droit jusque dans son lit. Si je la fais descendre maintenant, je parie que je découvrirai que cette entrevue ce soir dans sa chambre n’a été qu’une variation du thème sentimental de la nuit dernière.

— Et c’est bien cette idée que vous ne pouvez pas supporter, hein, bon Dieu ? Vous êtes tellement malade de jalousie que vous avez cessé d’y voir clair du moment où vous avez compris que j’avais couché avec elle. Regardez les choses en face, inspecteur. Ne déformez pas la réalité pour me mettre quelque chose sur le dos, simplement parce que vous avez bien trop peur de m’affronter sur un autre terrain.

Lynley eut un mouvement vif sur sa chaise, mais Macaskin et Havers étaient déjà debout. Il retrouva ses esprits.

— Faites-le sortir, dit-il.

Barbara Havers attendit que Macaskin ait lui-même raccompagné Davies-Jones, et s’assura qu’ils demeuraient bien seuls avant de jeter un long regard suppliant à Saint-James. Celui-ci vint les rejoindre à la table où Lynley, qui venait de mettre ses lunettes, parcourait les notes de Barbara. La pièce, parsemée de verres, d’assiettes à moitié pleines, de cendriers débordants et de papiers, avait perdu de sa solennité, et l’atmosphère était chargée d’une odeur de maladie contagieuse.

— Monsieur…

Lynley leva la tête, et Barbara constata avec un serrement de cœur qu’il avait l’air défait, épuisé par la torture qu’il s’était inventée.

— Passons en revue les éléments dont nous disposons, suggéra-t-elle.

Par-dessus ses lunettes, Lynley regarda successivement Barbara puis Saint-James.

— Nous avons une porte close, répliqua-t-il d’une voix mesurée. Nous avons Francesca Gerrard, qui la ferme avec la seule clé disponible en plus de celle qui se trouve là devant la fenêtre. Dans la pièce voisine, nous avons un homme avec un moyen d’accès évident. Nous cherchons maintenant un motif.

Non, pensa faiblement Barbara, qui s’exprima d’un ton calme et impartial :

— Vous devez admettre que c’est pure coïncidence si la chambre d’Helen et celle de Joy sont voisines. Il ne pouvait pas le savoir à l’avance.

— Vraiment ? Un homme qui reconnaît lui-même s’intéresser à l’architecture ? Des demeures avec des pièces communicantes, il y en a dans tout le pays. Il n’était pas nécessaire d’être diplômé pour deviner qu’il y en aurait deux ici, et qu’on en attribuerait une à Joy, si elle insistait pour se trouver à côté d’Helen. Je ne pense pas que quelqu’un d’autre se soit amusé à téléphoner à Francesca Gerrard avec une requête de cette nature.

Barbara refusa de s’incliner.

— D’après ce que nous savons maintenant, Francesca elle-même aurait pu tuer Joy, monsieur. Elle se trouvait dans la pièce, elle le reconnaît. Ou bien elle aurait pu donner la clé à son frère, et le laisser faire le travail.

— Avec vous, on en revient toujours à lord Stinhurst, n’est-ce pas ?

— Non, ce n’est pas le cas.

— Si vous voulez aller par là, que faites-vous de la mort de Gowan ? Pourquoi Stinhurst l’a-t-il tué ?

— Je ne vous dis pas qu’il s’agit de Stinhurst, monsieur, reprit-elle en tentant de conserver son calme, et de réprimer son envie de hurler le motif de Stinhurst jusqu’à ce que Lynley soit en mesure de l’accepter par lui-même. Irene Sinclair pourrait tout aussi bien être coupable. Ou Sydeham, ou Ellacourt, puisqu’ils étaient tous les deux seuls. Ou bien encore Jeremy Vinney. Joy était chez lui un peu plus tôt, Elizabeth nous l’a dit. On peut aussi supposer qu’il désirait Joy, qu’il s’est fait envoyer sur les roses, qu’il s’est rendu dans sa chambre et qu’il l’a tuée dans un accès de colère.

— Et comment a-t-il fermé la porte à clé en partant ?

— Je ne sais pas. Il est peut-être sorti par la fenêtre.

— Dans la tempête, Havers ? Votre théorie est encore plus tirée par les cheveux que la mienne.

Il laissa tomber ses notes sur la table, ôta ses lunettes et se frotta les yeux.

— Je sais que Davies-Jones avait les moyens de pénétrer dans la chambre, inspecteur. Je sais également qu’il en avait l’occasion. Mais la pièce de Joy Sinclair devait relancer sa carrière, non ? Et il n’avait aucun moyen de savoir avec certitude si le spectacle tombait vraiment à l’eau simplement parce que Stinhurst se retirait. Quelqu’un d’autre aurait pu le financer. Il me semble donc qu’il est ici la seule personne à avoir eu intérêt à garder Joy en vie.

La voix de Saint-James s’éleva.

— Il n’est pas le seul. Nous avons quelqu’un d’autre, en matière de come back, non ? Irene Sinclair, sa sœur.

— Je me demandais quand vous alliez venir.

Irene Sinclair recula pour les laisser entrer, puis alla s’asseoir sur son lit, les épaules voûtées. L’heure tardive expliquait qu’elle soit en vêtements de nuit, et leur sobriété était à son image. Des chaussons plats, une robe de chambre de flanelle bleu marine sous laquelle le col fermé d’une chemise de nuit blanche montait et descendait au rythme régulier de sa respiration. Il y avait pourtant là quelque chose de bizarrement impersonnel. C’étaient des vêtements pratiques, certes, mais tellement aux normes de la bienséance qu’ils en donnaient le frisson, comme s’ils avaient été conçus et portés dans le but de maintenir toute vie à distance. Lynley se demanda si cette femme traînait jamais chez elle en vieux jean et pull-over. Il en doutait.

La ressemblance avec sa sœur était frappante. Bien qu’il n’ait pas vu Joy autrement que sur les photos de sa mort, Lynley reconnaissait chez Irene les traits qu’elles avaient eu en commun, et que les cinq ou six ans de différence n’atténuaient pas : les pommettes saillantes, le large front, la mâchoire légèrement carrée. Sculpturale, dotée du corps que toutes les femmes regrettent de ne pas avoir, et que tous les hommes rêvent de mettre dans leur lit, elle devait être âgée d’une quarantaine d’années. Elle avait un visage de Médée, et des cheveux noirs qu’une mèche grise partant de la tempe gauche zébrait de façon spectaculaire. Toute autre femme manquant un tant soit peu d’assurance l’aurait teinte depuis longtemps, mais Lynley se demanda si l’idée lui en avait même jamais effleuré l’esprit. Il l’observa sans un mot. Comment diable Robert Gabriel avait-il jamais éprouvé le besoin d’aller courir le jupon ailleurs ?

— Quelqu’un vous a probablement déjà dit que ma sœur et mon mari avaient eu une liaison l’année dernière, inspecteur, commença-t-elle d’une voix étouffée. Ce n’est pas vraiment un secret. Je ne pleure donc pas sa mort autant que je le devrais, et autant que je finirai sans doute par le faire. Mais, lorsque deux personnes que vous aimez ont dévasté votre vie, il est toujours difficile de pardonner et d’oublier. Joy n’avait pas besoin de Robert, comprenez-vous ? Moi, si. Mais elle l’a pris quand même, et j’en souffre toujours lorsque j’y pense, même maintenant.

— Leur liaison était-elle terminée ? demanda Lynley.

Irene détourna son attention du crayon de Havers pour fixer le sol.

— Oui.

Ce seul mot résonna comme un mensonge, et elle s’empressa de continuer, comme pour dissimuler celui-ci.

— Je sais même précisément comment cela a commencé. Lors d’une de ces soirées où les gens boivent trop et disent des choses qu’ils ne diraient jamais en temps normal. Ce soir-là, Joy a claironné qu’elle n’avait jamais rencontré l’homme capable de la satisfaire en une seule fois. Bien entendu, c’était le genre de chose que Robert prenait comme un défi personnel à régler sans délai. Ce dont je souffre le plus, quelquefois, c’est de savoir que Joy n’aimait pas Robert. Elle n’a jamais aimé personne après la mort d’Alec Rintoul.

— On n’a cessé de parler de Rintoul, ce soir. Se sont-ils jamais fiancés ?

— De façon informelle. La mort d’Alec a changé Joy.

— Comment cela ?

— Comment l’expliquer ? Ce fut comme un incendie qui ravage tout sur son passage. Comme si, une fois Alec disparu, elle avait décidé de ne plus vivre que pour la vengeance. Mais pas pour satisfaire celle-ci, plutôt pour s’autodétruire, et entraîner avec elle le plus grand nombre d’entre nous. C’était une maladie. Elle est passée d’homme en homme, les dévorant l’un après l’autre avec haine et avidité. Comme si elle défiait chacun d’eux de lui faire oublier Alec, sans qu’ils aient jamais la moindre chance.

Lynley s’approcha du lit, et y déposa le contenu du sac de Joy. Irene considéra les objets avec indifférence.

— C’est à elle ? demanda-t-elle.

Il lui tendit d’abord l’agenda de Joy, qu’elle parut prendre à contrecœur, comme si elle allait y découvrir des informations dont elle préférait se passer. Elle interpréta pourtant ce qu’elle pouvait : des rendez-vous avec un éditeur dans Upper Grosvenor Street, l’anniversaire de la fille d’Irene, Sally, le délai que Joy s’était elle-même imposé pour l’écriture de trois chapitres d’un livre.

Lynley souligna le nom inscrit sur une semaine entière : P. Green.

— Quelqu’un de nouveau dans sa vie ?

— Peter, Paul, Phillip ? Je ne sais pas, inspecteur. Elle partait peut-être en vacances avec quelqu’un, mais je ne peux rien vous assurer. Nous ne nous parlions pas très souvent. Et lorsque nous le faisions, nos conversations étaient d’ordre professionnel. Elle ne m’aurait probablement pas mentionné un nouvel homme dans sa vie. Mais cela ne me surprendrait guère d’apprendre qu’elle en avait un. Cela lui aurait tout à fait ressemblé. Vraiment.

Elle joua du bout des doigts avec quelques objets, le portefeuille, la pochette d’allumettes, le paquet de chewing-gum, les clés. Elle demeura silencieuse, inconsolable.

Tout en l’observant, Lynley appuya sur le bouton du petit magnétophone. Irene se contracta imperceptiblement lorsque la voix de sa sœur s’éleva. Il laissa défiler la bande, se dérouler les commentaires enjoués, l’enthousiasme, les projets d’avenir. En écoutant de nouveau Joy Sinclair, il ne put s’empêcher de penser qu’elle n’avait pas du tout l’air d’une femme acharnée à détruire qui que ce soit. À la moitié de la bande, Irene porta une main à ses yeux, et baissa la tête.

— Ceci a une signification pour vous ? demanda Lynley.

Elle eut un violent mouvement de dénégation, un second mensonge patent.

Lynley patienta. Elle semblait s’efforcer de s’éloigner de lui, de rentrer en elle-même, corps et âme, par sa seule volonté.

— Vous ne pouvez pas l’enterrer de cette façon, Irene, dit-il doucement. Je sais que c’est ce que vous voulez, et je comprends pourquoi. Mais si vous faites cela, elle vous hantera pour le restant de vos jours.

Il vit ses doigts se presser contre ses tempes, ses ongles s’enfoncer dans la chair.

— Vous n’avez pas à lui pardonner, reprit-il. Mais ne vous mettez pas en situation de faire quelque chose que vous ne vous pardonnerez pas.

— Je ne peux pas, dit-elle, éperdue. La mort de ma sœur ne me touche pas. Je ne peux même pas m’aider, moi. Comment pourrais-je vous aider ?

— Vous pouvez me dire tout ce que vous savez sur cette bande.

Et impitoyablement, il remit le magnétophone en marche, se détestant d’agir de la sorte tout en sachant que c’était inévitable, que cela faisait partie de son travail. Pourtant Irene ne réagit pas. Alors, il rembobina la bande, et la remit une troisième fois. Puis une autre.

La voix de Joy donnait vie à une quatrième personne dans la pièce. Elle cajolait, riait, tourmentait, plaidait. Et la cinquième fois, elle brisa la résistance de sa sœur, sur les mots : « Par pitié, empêcher maman d’oublier encore Sally cette année. »

Irene s’empara du magnétophone, ses doigts tâtonnèrent pour trouver le bouton d’arrêt, et elle le rejeta sur le lit comme si ce simple contact l’avait contaminée.

— La seule raison pour laquelle ma mère s’est jamais souvenue de l’anniversaire de ma fille, c’est que Joy le lui rappelait ! cria-t-elle, le visage douloureux mais les yeux secs. Et pourtant je la détestais ! Il n’y a pas une seconde où je ne l’ai détestée, et où je n’ai prié pour qu’elle meure ! Mais pas comme ça, mon Dieu, pas comme ça ! Savez-vous ce que c’est, de désirer la mort de quelqu’un plus que tout au monde, et de voir son vœu s’exaucer, comme si un dieu moqueur vous écoutait, et ne réalisait que vos désirs les plus odieux ?

Seigneur, le simple pouvoir des mots. Il le connaissait. Bien sûr, il le connaissait. Dans le décès opportun de l’amant de sa propre mère, en Cornouailles, de bien des façons qu’Irene Sinclair ne comprendrait jamais.

— Certaines de ses paroles semblent faire référence à un nouvel ouvrage. Vous reconnaissez l’endroit qu’elle décrit ? Les légumes en décomposition, le bruit des grenouilles, la terre plate ?

— Non.

— La tempête d’hiver ?

— Non !

— L’homme qu’elle mentionne, John Darrow ?

Irene détourna la tête d’un mouvement brusque, et ses cheveux se déployèrent.

— John Darrow, reprit Lynley. Vous reconnaissez le nom.

— Joy a parlé de lui, hier soir au dîner. Elle a parlé d’un repas bien arrosé avec un homme ennuyeux qui s’appelle John Darrow.

— Quelqu’un avec qui elle a une nouvelle liaison ?

— Non, non, je ne crois pas. Quelqu’un – je crois qu’il s’agit de lady Stinhurst – lui a posé des questions sur son nouveau livre. John Darrow a fait son apparition à ce moment-là. Joy riait comme elle se rit toujours des difficultés qu’elle éprouvait à écrire, a parlé d’informations dont elle avait besoin, et qu’elle recherchait, ce qui impliquait John Darrow. Je pense donc qu’il a un rapport avec le livre.

— Le livre ? Vous voulez dire une nouvelle pièce ?

Le visage d’Irene s’assombrit.

— Une pièce ? Non, vous faites erreur, inspecteur. À l’exception d’une pièce il y a six ans, et de la nouvelle pour lord Stinhurst, ma sœur n’était pas auteur dramatique. Elle écrivait des livres. Après avoir été journaliste, elle s’est consacrée à l’écriture de documents. Ses livres ont tous un rapport avec le crime. Des affaires criminelles réelles, surtout des meurtres. Vous ne le saviez pas ?

Surtout des meurtres. Des affaires réelles. Bien sûr. Lynley fixa le petit magnétophone, ayant peine à croire que la pièce manquante du puzzle triangulaire, motif-moyens-circonstances favorables, puisse lui être donnée si facilement. Mais ce qu’il avait cherché, ce qu’il savait d’instinct qu’il allait trouver, était bien là. Une raison de tuer. Encore obscure, mais n’attendant que les détails pour s’étoffer, et former une explication cohérente. Et le lien qu’il cherchait se trouvait là également, sur la bande, dans les derniers mots de Joy Sinclair : « Demander à Rhys comment l’aborder. Il sait s’y prendre avec les gens. »

Lynley entreprit de ranger les affaires de Joy dans le sac, à la fois rasséréné et empli d’une colère froide à l’idée de ce qui s’était passé là la nuit précédente, et du prix qu’il allait devoir payer personnellement pour veiller à ce que justice soit faite.

Sur le seuil de la porte, alors que Havers se trouvait déjà dans le couloir, les derniers mots d’Irene Sinclair l’arrêtèrent. Elle se tenait près du lit, sur l’arrière-plan d’inoffensif papier peint, dans cette chambre confortable. Une chambre qui ne demandait rien, n’offrait aucun défi, et dans laquelle pourtant elle paraissait prise au piège.

— Ces allumettes, inspecteur. Joy ne fumait pas.

Marguerite Rintoul, comtesse de Stinhurst, éteignit sa lampe de chevet. Pas parce qu’elle avait sommeil ; elle savait qu’il lui serait impossible de dormir. Son geste était plutôt un dernier vestige de vanité féminine. L’obscurité dissimulait le réseau de rides qui sillonnait et fripait sa peau. Au cœur de l’ombre, elle se sentait protégée, elle n’était plus la dame grassouillette dont les seins autrefois magnifiques pendaient maintenant jusqu’à la taille, dont la chevelure brune brillante était le produit des teintures orchestrées d’une main experte par le meilleur coiffeur de Knightsbridge, dont les mains manucurées aux ongles doucement polis portaient les taches de l’âge, et ne caressaient plus rien depuis longtemps.

Elle posa son roman sur la table de chevet, de façon à ce que sa couverture aux couleurs criardes s’aligne précisément sur la délicate incrustation de cuivre du plateau en bois de rose. Même dans le noir, le titre s’imposait à elle. Une sauvage passion d’été. Un étalage tellement pathétique, se dit-elle. Et tellement inutile.

Elle regarda son mari assis dans un fauteuil de l’autre côté de la pièce, absorbé par la nuit, par la faible lueur des étoiles filtrant à travers les nuages, les ombres et les formes indécises dessinées sur la neige. Lord Stinhurst était tout habillé. Elle aussi, adossée à la tête du lit, une couverture de laine jetée sur ses jambes. Elle n’était qu’à quelques mètres de lui, et pourtant un abîme de vingt-cinq ans de secrets et de sentiments refoulés les séparait. Il était temps de le combler.

Cette simple idée paralysait lady Stinhurst. Chaque fois qu’elle se persuadait que le souffle qu’elle prenait était enfin celui qui allait lui permettre de parler, son éducation, son passé, son milieu social se conjuguaient pour étrangler les mots dans sa gorge. Jamais rien dans sa vie ne l’avait préparée à une confrontation.

Elle savait que parler maintenant à son mari, c’était tout jouer, mettre un pied dans l’inconnu, risquer de se heurter à l’insurmontable mur des années de silence de lord Stinhurst. Pour avoir déjà périodiquement éprouvé ce terrain de la communication, elle savait combien elle avait peu à y gagner, et de quel poids encore plus horrible pèserait son échec. Il était temps, pourtant.

Elle posa les pieds par terre. Lorsqu’elle se leva, un léger vertige la saisit, mais il disparut rapidement. Elle se dirigea vers la fenêtre à pas feutrés, intensément consciente du froid qui régnait dans la pièce et du nœud qui lui tordait l’estomac. Un goût amer s’était répandu dans sa bouche.

— Stuart.

Lord Stinhurst demeura immobile. Sa femme choisit soigneusement ses mots.

— Tu dois parler à Elizabeth. Tu dois tout lui révéler. Il le faut.

— À en croire Joy, elle sait déjà. Comme Alec le savait aussi.

Comme toujours, ces trois derniers mots tombèrent lourdement entre eux, comme autant de coups assénés au cœur de lady Stinhurst. Elle le voyait encore si distinctement – plein de vie, sensible et douloureusement jeune, affrontant la mort terrifiante d’Icare. Mais brûlant dans le ciel au lieu de s’y fondre. Notre destin n’est pas de survivre à nos enfants, pensa-t-elle. Pas Alec, pas à ce moment-là. Elle avait aimé son fils, d’un amour viscéral et ardent, mais invoquer sa mémoire – comme une blessure à vif que le temps n’avait fait qu’infecter chez tous les deux – avait toujours été pour son mari une arme destinée à mettre fin aux conversations déplaisantes.

— Elle sait pour Geoffrey, c’est vrai. Mais elle ne sait pas tout. Tu comprends, elle a entendu la dispute cette nuit-là. Stuart, Elizabeth a tout entendu. (Elle s’interrompit, quêtant une réponse, un signe qui lui indiquerait qu’elle pouvait continuer sans crainte. Mais il ne lui donna rien, et elle se jeta à l’eau.) Tu as vu Francesca, ce matin, n’est-ce pas ? Elle t’a parlé de sa conversation avec Elizabeth, hier soir ? Après la lecture de la pièce ?

— Non.

— Alors, je vais le faire. Cette nuit-là, Elizabeth t’a vu partir, Stuart. De même que Joy et Alec. Ils regardaient tous depuis une fenêtre de l’étage. (Lady Stinhurst sentit sa voix trembler, mais se força à continuer.) Tu sais comment sont les enfants. Ils ne voient qu’un fragment, n’entendent qu’un fragment, et en déduisent un tout. Chéri. Francesca dit qu’Elizabeth est persuadée que tu as tué Geoffrey. Et elle semble le croire depuis… depuis la nuit où cela s’est passé.

Stinhurst ne répondit rien. Rien ne se modifia en lui, ni son souffle régulier, ni son attitude rigide, ni son regard fixé sur les terres glacées de Westerbrae. Sa femme posa timidement les doigts sur son épaule. Il tressaillit, et elle laissa retomber sa main.

— Stuart. S’il te plaît.

Lady Stinhurst se détesta pour le tremblement qui naissait derrière ses paroles, mais il était maintenant trop tard pour les arrêter.

— Tu dois lui dire la vérité. Depuis vingt-cinq ans, elle croit que tu es un assassin ! Tu ne peux pas laisser cela continuer. Tu ne peux pas !

Stinhurst ne la regarda pas.

— Non, dit-il à voix basse.

— Tu n’as pas tué ton frère ! s’exclama-t-elle, incrédule. Tu n’étais même pas responsable de sa mort ! Tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir…

— Comment pourrais-je détruire les seuls souvenirs agréables d’Elizabeth ? Il lui en reste si peu. Par pitié, laisse-lui au moins cela.

— Au prix de son amour pour toi ? Non, je refuse de l’accepter.

— Tu l’accepteras, dit-il d’un ton implacable, chargé de cette indiscutable autorité à laquelle lady Stinhurst n’avait jamais, ne serait-ce qu’une seule fois, désobéi.

Car désobéir signifiait sortir du rôle qu’elle avait joué toute sa vie : celui de fille, d’épouse, de mère. Et rien d’autre. Au-delà des frontières étroites délimitées par ceux qui gouvernaient sa vie, il n’y avait à sa connaissance qu’un grand vide.

— Va te coucher, lui dit son mari. Tu es fatiguée. Tu as besoin de dormir.

Comme toujours, lady Stinhurst fit ce qu’on lui disait.

Il était plus de deux heures du matin lorsque l’inspecteur Macaskin quitta enfin Westerbrae, promettant de téléphoner dès que possible le résultat des autopsies et des analyses du laboratoire. Barbara Havers veilla à son départ, puis rejoignit Lynley et Saint-James dans le salon. Assis à la table, ils regardaient le contenu du sac de Joy Sinclair, étalé devant eux. Le magnétophone marchait de nouveau, et la voix de Joy s’élevait et s’effaçait au long de ces messages décousus que Barbara avait depuis longtemps mémorisés. Cette fois-ci, elle prit conscience que cet enregistrement devenait un cauchemar récurrent, et Lynley un homme en proie à une obsession. Ce n’étaient pas les éclairs d’intuition au cours desquels l’image floue de l’ensemble crime-mobile-assassin prend une forme reconnaissable qui le poussaient, mais plutôt une sorte de mécanique destinée à trouver et prouver la culpabilité là où elle ne pouvait exister qu’à l’aide d’une imagination délirante. Pour la première fois de cette interminable et déchirante journée, Barbara se sentit mal à l’aise.

Au cours de leurs longs mois d’association, elle avait fini par comprendre qu’en dépit de son vernis et de sa sophistication, en dépit de tous les ornements de la grandeur aristocratique qu’elle méprisait tant, Lynley était le meilleur inspecteur avec lequel elle ait jamais travaillé. Pourtant, Barbara sentait qu’aujourd’hui il se trompait, et que le dossier qu’il essayait de constituer reposait sur du sable. Elle s’assit, et s’empara avec nervosité de la pochette d’allumettes de Joy Sinclair.

Celle-ci portait une inscription curieuse, composée de trois mots, Wine’s the Plough, l’apostrophe représentée par une chope renversée d’où coulait de la bière. Pas bête, pensa Barbara, le genre de souvenir amusant qu’on ramasse, qu’on fourre dans un sac et qu’on oublie. Mais elle savait qu’il ne s’écoulerait pas longtemps avant que Lynley ne s’empare de cette pochette comme d’un indice supplémentaire de la culpabilité de Davies-Jones, car Irene Sinclair avait dit que sa sœur ne fumait pas, et ils savaient tous que Davies-Jones, lui, fumait.

— Nous avons besoin de preuves concrètes, Tommy, disait Saint-James. Tu sais aussi bien que moi que tout ça n’est que pure conjecture. Même les empreintes de Davies-Jones sur la clé s’expliquent avec la déposition d’Helen.

— Je sais bien, répliqua Lynley. Mais nous allons recevoir les rapports de l’expertise médicale du CID de Strathclyde.

— Pas avant plusieurs jours, au moins.

Lynley continua comme s’il ne l’avait pas entendu.

— Je suis sûr qu’ils vont trouver quelque chose. Un cheveu, des fibres. Tu sais aussi bien que moi que le crime parfait n’existe pas.

— Mais même alors, si Davies-Jones s’est trouvé dans la chambre de Joy plus tôt dans la journée – ce qui est le cas, d’après le témoignage de Gowan –, que t’apporte la présence d’un de ses cheveux, ou d’une fibre de son manteau ? De plus, tu sais comme moi que l’enlèvement du corps a chamboulé la scène du crime, et pas un avocat dans ce pays ne l’ignorera. Pour moi, on en revient encore et toujours au mobile. Les preuves concrètes sont trop faibles. Seul un mobile valable peut donner du poids à l’accusation.

— Voilà pourquoi je vais à Hampstead demain. J’ai l’impression que les pièces du puzzle sont là-bas, dans l’appartement de Joy, prêtes à êtres assemblées.

Barbara accueillit cette déclaration avec incrédulité. Il était inconcevable qu’ils quittent les lieux aussi vite.

— Et Gowan, monsieur ? Vous oubliez ce qu’il a essayé de nous dire, c’est-à-dire qu’il n’avait pas vu quelqu’un. Il m’avait confié n’avoir vu que Davies-Jones la nuit dernière. Vous ne pensez pas que cela signifie qu’il s’était souvenu de quelque chose, et tentait de modifier sa déclaration ?

— Il n’a pas fini sa phrase, Havers, répliqua-t-il. Il a articulé deux mots : pas vu. Pas vu qui ? Pas vu quoi ? Davies-Jones ? Le cognac qu’il était censé porter ? Il s’attendait à lui voir quelque chose à la main parce qu’il sortait de la bibliothèque. De l’alcool. Un livre. Mais s’il s’était trompé ? S’il a compris plus tard qu’il avait vu quelque chose de très différent, une arme potentielle ?

— Ou bien ce n’était pas du tout Davies-Jones, et c’est ce qu’il essayait de nous dire. Peut-être a-t-il vu quelqu’un qui tentait de se faire passer pour Davies-Jones, qui avait enfilé son pardessus, qui sait ? Il pouvait s’agir de n’importe qui.

Lynley se leva brusquement.

— Pourquoi êtes-vous tellement décidée à prouver que cet homme est innocent ?

Barbara comprit à son ton coupant où il voulait en venir, mais elle était prête à relever le gant.

— Pourquoi êtes-vous tellement décidé à prouver qu’il est coupable ? rétorqua-t-elle.

Lynley rassembla les affaires de Joy.

— Je cherche des preuves de culpabilité, Havers. C’est mon travail. Et je suis persuadé que celles-ci sont à Hampstead. Tenez-vous prête à partir à huit heures et demie.

Il se dirigea vers la porte. Barbara supplia du regard Saint-James d’intervenir sur un terrain où elle savait ne pas pouvoir s’aventurer, où les liens de l’amitié étaient plus forts que la logique et les lois qui régissent une investigation criminelle.

— Es-tu certain qu’il soit bien sage de rentrer à Londres demain ? demanda lentement Saint-James. N’oublie pas l’enquête du coroner…

Lynley se retourna sur le seuil, le visage plongé dans l’obscurité caverneuse du hall.

— Ni Havers ni moi ne pouvons témoigner officiellement ici en Écosse. Macaskin s’en occupera. En ce qui concerne les autres, nous allons prendre leurs adresses. Leurs vies sont liées à la scène londonienne, je ne crois pas qu’ils s’apprêtent à quitter le pays.

Sur ce, il sortit.

— Webberly ne laissera pas passer ça, dit Barbara d’une voix étranglée. Il va y laisser sa tête. Vous ne pouvez pas l’arrêter ?

— Je ne peux qu’essayer de le raisonner, Barbara. Mais Tommy n’est pas un imbécile, et il a un instinct sûr. S’il croit être sur une piste, il ne nous reste qu’à attendre de voir ce qu’il va découvrir.

Malgré l’assurance de Saint-James, Barbara avait la gorge sèche.

— Webberly peut-il le virer pour ça ?

— Je suppose que tout dépend de la façon dont l’affaire se dénouera.

Elle entrevit dans la prudence de sa déclaration tout ce qu’elle désirait savoir.

— Vous pensez qu’il se trompe, n’est-ce pas ? Vous aussi, vous pensez que c’est lord Stinhurst, hein ? Seigneur, mais qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qui lui arrive, Simon ?

— Helen, répondit simplement celui-ci en prenant la bouteille de whisky.

Lynley hésita devant la porte de la chambre de lady Helen, la clé à la main. Il était deux heures et demie. Elle était sans aucun doute endormie, et son intrusion ne serait guère bienvenue, mais il avait besoin de la voir, et ne se dissimulait pas la véritable raison de sa visite. Celle-ci n’avait rien à voir avec son travail d’enquêteur. Il frappa une fois, ouvrit la porte et entra.

Lady Helen traversait la pièce, mais s’arrêta net à sa vue. Il referma la porte, et demeura d’abord muet, se contentant de noter les détails du spectacle qui s’offrait à ses yeux pour tenter de les interpréter.

Le lit n’était pas défait, la courtepointe jaune et blanche remontée sur les oreillers, et ses fins escarpins noirs reposaient au pied. À l’exception de ses bijoux, c’était le seul effet qu’elle avait retiré : des boucles d’oreilles en or, une chaîne délicate et un mince bracelet étaient placés sur la table de chevet. Le bracelet retint son regard et, l’espace d’un instant douloureux, il pensa combien ses poignets devaient être fins pour qu’un tel objet puisse les encercler aussi facilement. Il n’y avait rien d’autre à examiner dans la pièce, sinon une commode, deux chaises et une coiffeuse.

Ils se reflétaient tous deux dans le miroir de celle-ci, se regardant avec circonspection, comme deux ennemis mortels qui se retrouvent brusquement face à face sans avoir l’énergie ou la volonté suffisante pour s’affronter de nouveau.

Lynley marcha jusqu’à la fenêtre. L’aile ouest de la maison s’étendait dans l’obscurité, parsemée de fentes de lumière brillante aux endroits où les rideaux n’étaient pas complètement tirés, là où d’autres, comme Helen, attendaient le matin. Il ferma les rideaux.

— Que fais-tu ? demanda-t-elle d’une voix prudente.

— Il règne un froid de canard, ici.

Il vérifia le soupçon de chaleur inefficace que diffusait le radiateur, et alla à la porte s’adresser au jeune agent en faction au sommet de l’escalier.

— Pourriez-vous nous trouver un radiateur électrique ? demanda-t-il.

L’homme acquiesça d’un hochement de tête. Lynley referma la porte, et fit face à Helen. La distance qui les séparait paraissait monstrueuse, et l’atmosphère était chargée d’hostilité.

— Pourquoi m’as-tu enfermée ici, Tommy ? Tu as peur que je n’attaque quelqu’un ?

— Bien sûr que non. Tout le monde est bouclé jusqu’à demain matin.

Un livre était posé par terre près de l’une des chaises. Lynley le ramassa. C’était un roman policier maintes fois lu et relu, dont les pages portaient en marge les commentaires fantasques habituels d’Helen : flèches, points d’exclamation, phrases soulignées, réflexions. Elle était décidée à ne jamais se laisser duper par un auteur, et persuadée qu’elle était capable de résoudre n’importe quelle énigme littéraire beaucoup plus tôt que lui. Depuis bientôt dix ans, il avait pour cette raison régulièrement hérité de ses livres fatigués et écornés. « Lis donc celui-là, mon petit Tommy. Tu ne trouveras jamais la solution. »

Sous la force brutale du souvenir, le chagrin le paralysa, et il se sentit désespérément seul, sachant que ce qu’il était venu dire ne ferait qu’empirer leurs relations. Mais il savait aussi qu’il devait lui parler, coûte que coûte.

— Helen, je ne peux supporter ce que tu es en train de te faire. Tu tentes de revivre ton histoire avec Saint-James en lui donnant une conclusion différente. Je ne veux pas de cela.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Tout ceci n’a aucun rapport avec Simon.

Elle demeura immobile, de l’autre côté de la pièce, comme si un simple pas dans sa direction eût été un aveu de défaite. Et jamais elle ne se rendrait.

Lynley crut distinguer un petit bleu à la base de son cou, là où l’encolure de son chemisier de soie plongeait vers ses seins. Mais lorsqu’elle bougea la tête, le bleu disparut, simple illusion d’optique, produit de son imagination malheureuse.

— Bien sûr que si. Tu n’as pas remarqué à quel point il ressemble à Saint-James ? Même son alcoolisme, qui n’est qu’une infirmité différente ? Mais cette fois-ci, tu ne le quitteras pas, n’est-ce pas ? Tu ne le quitteras pas avec reconnaissance lorsqu’il tentera de t’éloigner.

Lady Helen détourna la tête. Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Il comprit qu’elle lui accorderait ces instants de punition, mais sans se défendre d’aucune façon. Son châtiment serait de ne jamais savoir, de ne jamais comprendre complètement ce qui l’avait attirée chez le Gallois, d’être obligé de deviner ce qu’elle ne confirmerait jamais. Il l’accepta avec une angoisse grandissante, sans perdre cette envie de la toucher, ce besoin désespéré d’un instant de chaleur de sa part, d’un contact quelconque.

— Je te connais, Helen. Et je comprends de quoi se nourrit ton sentiment de culpabilité. Qui mieux que moi pourrait le comprendre ? C’est moi qui ai rendu Saint-James infirme. Mais tu t’es toujours persuadée que ton péché était pire encore, n’est-ce pas ? Parce qu’au fond de toi, tu as été soulagée, lorsqu’il a rompu vos fiançailles. Ainsi, tu n’avais pas à affronter la vie avec un homme qui ne pouvait plus faire toutes ces choses qui paraissaient alors si absurdement importantes : skier, nager, danser, se promener, s’amuser.

— Que le diable t’emporte ! dit-elle dans un chuchotement.

Elle le regarda, livide. C’était un avertissement, mais il l’ignora, poussé par quelque chose d’irrésistible.

— Pendant dix ans, tu t’es torturée parce que tu avais abandonné Saint-James. Aujourd’hui, tu entrevois la possibilité de tout racheter : le fait de l’avoir laissé partir seul en convalescence en Suisse, d’avoir accepté si facilement de t’effacer alors qu’il avait besoin de toi, de t’être dérobée à un mariage dont les responsabilités s’annonçaient bien plus lourdes que les plaisirs. Davies-Jones est ta rédemption, n’est-ce pas ? Tu vas le guérir, en faire un homme neuf, exactement comme tu aurais pu – et aurais dû – le faire avec Saint-James. Et tu pourras alors enfin te pardonner. C’est cela, n’est-ce pas ? Le jeu va se jouer de cette façon.

— Je crois que tu en as assez dit, remarqua-t-elle froidement.

— Non, répliqua-t-il.

Il chercha les mots qui l’atteindraient au plus profond, car il était impératif qu’elle comprenne.

— Il ne ressemble pas du tout à Saint-James, continua-t-il. S’il te plaît, Helen, écoute-moi. Davies-Jones n’est pas un homme avec qui tu es intime depuis l’âge de dix-huit ans. C’est plus ou moins un étranger, quelqu’un que tu ne connais pas vraiment.

— En d’autres termes, un meurtrier ?

— Oui. Si tu veux.

La facilité avec laquelle il le reconnut la fit tressaillir, mais elle puisa dans l’intensité de sa réponse une force qui tendit son corps mince, raidit les muscles de son visage et de son cou, et même ceux de ses bras, sous les manches soyeuses de son chemisier, sembla-t-il à son imagination.

— Et moi, je suis trop aveuglée par l’amour, le remords, la culpabilité, ou quoi que ce soit pour voir ce qui est si évident à tes yeux ? (Elle pointa un doigt vers la porte, vers la maison derrière, la chambre qu’elle avait occupée et ce qui s’y était déroulé.) Quand a-t-il exactement commis ce meurtre ? Il a quitté la maison après la lecture de la pièce. Il n’est pas revenu avant une heure.

— D’après ce qu’il dit.

— Tu sous-entends qu’il m’a menti, Tommy. Mais je sais qu’il ne l’a pas fait. Je sais qu’il marche beaucoup lorsqu’il éprouve le besoin de boire. Il me l’a confié à Londres. Je me suis même promenée avec lui au bord du loch après qu’il eut interrompu la scène entre Joy Sinclair et Gabriel hier après-midi.

— Et tu n’as pas compris à quel point c’était intelligent, à quel point tout cela était calculé pour que tu le croies lorsqu’il te dirait qu’il était ressorti se promener la nuit dernière ? Helen, il avait besoin de ta compassion, pour avoir accès à ta chambre. Et quel meilleur moyen de l’obtenir que de dire qu’il était sorti marcher parce qu’il avait besoin de boire. S’il était resté à traîner sur place après la séance de lecture, il n’aurait pas gagné ta sympathie de façon aussi efficace, n’est-ce pas ?

— Tu cherches vraiment à me persuader que Rhys a assassiné sa cousine pendant que je dormais, avant de revenir dans ma chambre pour me faire l’amour une seconde fois ? C’est complètement absurde.

— Pourquoi ?

— Parce que je le connais.

— Tu as couché avec lui, Helen. Tu admettras que connaître un homme est une chose un peu plus complexe que de passer quelques heures torrides avec lui dans un lit, aussi agréable que cela puisse être.

Seul son regard répercuta le mal que lui infligeaient ces mots. Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut avec une lourde ironie :

— Félicitations, tu sais choisir les termes blessants.

Le cœur de Lynley chavira.

— Je ne veux pas te blesser ! Seigneur, tu n’es pas capable de voir ça ? Tu ne vois pas que j’essaye de te protéger ? Je suis désolé de ce qui s’est passé. Je suis désolé de la façon détestable dont je t’ai traitée tout à l’heure. Mais tout cela ne change rien aux faits. Helen, Davies-Jones t’a utilisée pour avoir accès à la chambre de Joy, et il a bien l’intention de continuer, à moins que je ne l’en empêche, ce à quoi j’entends me consacrer, avec ou sans ton aide.

Elle porta une main à sa gorge, et agrippa le col de son chemisier.

— T’aider ? Mon Dieu, je préférerais mourir.

Son amertume frappa Lynley comme une gifle. L’arrivée de l’agent de police qui avait fini par dénicher un radiateur électrique qui tiendrait chaud à Helen pour la fin de la nuit lui épargna d’avoir à répondre.