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Gowan Kilbride, âgé de seize ans, n’avait jamais été un lève-tôt. Lorsqu’il vivait à la ferme, chez ses parents, il s’extrayait tous les matins du lit avec force récriminations et grognements furibonds destinés à exprimer à qui voulait bien l’entendre son peu d’enthousiasme pour cette vie de labeur paysan. Aussi, lorsque Francesca Gerrard, propriétaire depuis son récent veuvage du plus vaste domaine de la région, avait décidé de transformer sa grande demeure écossaise en hôtel pour alléger les droits de succession, Gowan s’était-il présenté à elle en homme providentiel – celui-là même qu’elle attendait pour servir à table, officier derrière le bar, et surveiller la cohorte de créatures nubiles qui ne manqueraient pas de se présenter comme femmes de chambre.

Les rêves de Gowan s’étaient bien vite envolés en fumée. Une semaine à peine à Westerbrae avait suffi à lui faire comprendre qu’un contingent de quatre personnes, pas une de plus, allait assumer tous les travaux nécessaires à l’entretien de l’immense maison de granit : Mrs Gerrard en personne, une cuisinière mûrissante à la lèvre supérieure ornée d’une moustache, Gowan, et une jeune fille de dix-sept ans débarquée d’Inverness, Mary Agnes Campbell.

Le rôle de Gowan se parait de tout l’éclat correspondant à sa position dans la hiérarchie de l’hôtel, à savoir virtuellement aucun. Il n’était qu’un factotum, un homme de peine, à qui il incombait de bêcher les plates-bandes, balayer, repeindre, réparer la vieille chaudière deux fois par semaine, ou poser du papier peint dans les chambres des futurs hôtes. Dur apprentissage de l’humilité pour un garçon qui s’était toujours vu dans la peau d’un nouveau James Bond. Seule la délicieuse présence de Mary Agnes Campbell, engagée pour préparer la maison, rachetait les contrariétés de la vie à Westerbrae.

Moins d’un mois après avoir commencé à travailler aux côtés de Mary Agnes, le lever matinal n’était déjà plus une corvée. Plus tôt il jaillissait de sa chambre, plus tôt Gowan pouvait voir Mary Agnes, lui parler, humer l’espace d’un instant son parfum troublant. En trois mois à peine, ses vieux fantasmes – dégustation de martini-vodka et nette préférence pour les pistolets italiens à crosse moulée – s’étaient évanouis, remplacés par l’espoir de se voir récompensé d’un sourire radieux de Mary Agnes, de la vue de ses jolies jambes, par l’espoir fou et adolescent de frôler la courbe de ses seins magnifiques dans un corridor.

Tout cela avait paru ressortir du domaine du possible, jusqu’à l’arrivée la veille des tout premiers hôtes sérieux de Westerbrae : un groupe de comédiens de Londres venus répéter leur nouvelle pièce en compagnie du producteur, du metteur en scène et de quelques autres personnes. La présence de ces sommités londoniennes, à laquelle s’ajoutait ce que Gowan venait de dénicher ce matin dans la bibliothèque, portait un rude coup à son rêve de bonheur éternel aux côtés de Mary Agnes. Aussi, dès qu’il eut retiré la boule de papier froissé aux armes de Westerbrae de la corbeille de la bibliothèque, se mit-il à la recherche de la jeune fille, qu’il trouva seule dans la cuisine, occupée à préparer les plateaux du petit déjeuner pour les monter ensuite dans les chambres.

La cuisine avait toujours été un des repaires favoris de Gowan, essentiellement parce qu’à l’inverse du reste de la maison, elle n’avait subi aucune transformation. Les futurs hôtes n’étaient guère susceptibles de passer par là pour goûter la sauce ou discuter de la cuisson de la viande, aussi était-il inutile d’accommoder la pièce à leur goût.

Elle était demeurée telle que Gowan l’avait connue dans son enfance. Le vieux carrelage aux tons mats rouge et crème ressemblait toujours à un gigantesque damier. Des rangées de casseroles de cuivre rutilantes suspendues aux entraits de chêne égayaient l’un des murs. Un dressoir de pin à quatre étagères contenait la vaisselle de tous les jours, tandis qu’au-dessous, un séchoir triangulaire croulait sous le poids des torchons et des serviettes à thé. Sur les appuis des fenêtres étaient posées des vasques de terre cuite dans lesquelles s’épanouissaient d’étranges plantes tropicales aux larges feuilles palmées que les rigueurs du glacial hiver écossais auraient dû faire dépérir, mais qui fleurissaient dans la chaleur de la pièce.

À l’instant où Gowan y pénétra, pourtant, il était loin d’y faire chaud. Il n’était pas tout à fait sept heures, et l’énorme cuisinière installée contre l’un des murs n’était pas encore venue à bout du froid matinal. Un jet de vapeur s’échappait d’une grosse bouilloire posée sur l’un des feux. S’il avait été d’humeur à admirer le paysage, Gowan aurait pu constater, à travers les fenêtres à meneaux, que l’importante chute de neige de la nuit précédente avait doucement sculpté les pelouses se déroulant en contrebas jusqu’au loch Achiemore. Mais la vertueuse indignation qui l’habitait l’empêcha de distinguer quoi que ce soit d’autre que la sylphide au teint de lys qui ornait de napperons les plateaux disposés sur la grande table de ferme au centre de la pièce.

— Explique-moi donc ça, Mary Agnes Campbell, dit-il en tendant le papier à lettres froissé sur lequel son pouce large et calleux recouvrait les armoiries de Westerbrae.

Son visage était devenu quasiment aussi écarlate que sa chevelure, et ses taches de rousseur s’étaient assombries.

Les yeux bleus de Mary Agnes jetèrent un regard rapide au papier incriminé. Puis, sans manifester la moindre gêne, elle alla sortir de l’office théières, tasses et soucoupes, tout comme si celle qui avait griffonné sur toute la page d’une écriture malhabile, Mrs Jeremy Irons, Mary Agnes Irons, Mary Irons, Mary et Jeremy Irons, Mary et Jeremy Irons et leurs enfants, était une étrangère.

— Qu’est-ce qu’il y a ? répliqua-t-elle, rejetant en arrière la masse de ses cheveux ébène.

Le geste, qui se voulait défensif, fit glisser la coiffe blanche crânement perchée sur ses boucles, et lui donna l’air d’un charmant pirate.

C’était bien là que résidait le problème. Jamais, pour aucune femme, le sang de Gowan n’avait battu dans ses veines avec autant de force que pour Mary Agnes Campbell. Il avait grandi à Hillview Farm, l’une des fermes du domaine de Westerbrae, et rien, dans cette vie de grand air, emplie uniquement de moutons, de cinq frères et sœurs, et de promenades en barque sur le loch, ne l’avait préparé à l’effet que produisait sur lui Mary Agnes chaque fois qu’il se trouvait en sa présence. Une chose, une seule – le rêve qu’elle puisse un jour devenir sienne – l’avait jusqu’à présent empêché de perdre la raison.

Ce rêve n’avait jamais paru complètement fou, en dépit de l’existence de Jeremy Irons, dont le beau visage et le regard expressif, arrachés aux pages d’innombrables magazines de cinéma, ornaient les murs de la chambre de Mary Agnes, dans le corridor nord-ouest du rez-de-chaussée. Après tout, l’adoration d’une idole inaccessible était un phénomène assez répandu chez les jeunes filles, non ? En tout cas, c’était ce que Mrs Gerrard s’évertuait à expliquer quotidiennement à Gowan qui soulageait auprès d’elle son cœur lourd tandis qu’elle surveillait ses progrès dans l’art de servir le vin sans en renverser les trois quarts sur la nappe.

Tout cela était bel et bon, tant que l’idole inaccessible demeurait inaccessible. Mais avec une maisonnée pleine d’acteurs londoniens, Gowan savait très bien que Mary Agnes voyait aujourd’hui Jeremy Irons à sa portée. Un de ces visiteurs devait connaître l’acteur, pourrait le lui présenter, et laisser ensuite la nature suivre son cours. Le papier que tenait Gowan attestait de tout cela, et signifiait sans aucun doute que Mary Agnes était sûre de ce que l’avenir lui réservait.

— Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-il, incrédule. T’as laissé traîner ça dans la bibliothèque, voilà c’qu’il y a !

Mary Agnes lui arracha le papier des mains et le fourra dans la poche de son tablier.

— T’es gentil d’me le rendre, mon gars, dit-elle sans sourciller, ce qui le mit hors de lui.

— Tu me donnes donc pas d’explication ?

— C’est juste de l’entraînement, Gowan.

— De l’entraînement ? (Le feu qui le dévorait faisait bouillir son sang.) Et pour quel genre d’entraînement est-ce que Jeremy Irons peut bien t’aider ? Sur ce fichu papier ! Et un homme marié, encore !

Mary Agnes pâlit.

— Marié ?

Elle posa brusquement deux soucoupes l’une sur l’autre, et la porcelaine tinta.

Gowan regretta sur-le-champ sa déclaration impulsive. Que Jeremy Irons soit marié, il n’en avait pas la moindre idée, mais le désespoir le gagnait à la pensée que Mary Agnes rêvait tous les soirs de l’acteur dans son lit, tandis que lui, Gowan, se mourait dans la chambre voisine de ne pas avoir le droit d’effleurer ses lèvres. C’était injuste, et elle méritait bien de souffrir, elle aussi.

Mais lorsqu’il vit sa bouche trembler, il se reprocha de se conduire comme un imbécile. S’il n’y prenait pas garde, c’était lui qu’elle finirait par détester – et pas Jeremy Irons. Et ça, il ne pourrait pas le supporter.

— Ah, Mary, j’suis pas sûr de ça, qu’il est marié, reconnut-il.

Mary Agnes renifla, rassembla sa vaisselle et regagna la cuisine, Gowan sur ses talons, comme un chien battu. L’ignorant avec superbe, elle aligna les théières sur les plateaux, et les garnit d’une cuiller de thé, redressa les napperons, arrangea l’argenterie. Châtié de si belle manière, Gowan chercha quelque chose à dire qui le ferait rentrer dans ses bonnes grâces, tout en observant la jeune fille qui se penchait pour chercher le lait et le sucre. Ses seins fermes tendaient sa robe de laine, et la gorge de Gowan se dessécha.

— J’t’ai raconté quand j’ai ramé jusqu’à Tomb’s Isle ?

Le sujet n’était pas des plus prometteurs. Tomb’s Isle, petit monticule parsemé d’arbres au milieu du loch Achiemore, coiffé d’une structure étrange qui ressemblait de loin à une folie victorienne, était la dernière demeure de Phillip Gerrard, l’époux récemment décédé de la propriétaire de Westerbrae. Pour un garçon comme Gowan, habitué aux travaux de force, ramer jusque-là ne constituait pas une prouesse athlétique exceptionnelle, susceptible d’impressionner Mary Agnes, sans aucun doute tout aussi capable du même exploit. Il chercha donc un moyen de rendre son histoire intéressante.

— T’étais pas au courant, pour l’île ?

Elle haussa les épaules, tout en plaçant les tasses, mais un éclair traversa ses yeux brillants, et l’encouragement suffit à laisser libre cours à l’éloquence de Gowan.

— T’as pas entendu ? Tout le village sait qu’à la pleine lune, la Mrs Francesca Gerrard, elle s’tient toute nue à la f’nêtre de sa chambre, et qu’elle supplie m’sieur Phillip pour qu’y lui r’vienne. Pour qu’y r’vienne de Tomb’s Isle, là où qu’il est enterré.

L’attention de Mary Agnes fut à coup sûr retenue par ce discours. Elle interrompit son travail et se pencha sur la table, les bras croisés, attendant d’en entendre davantage.

— J’crois pas un mot d’tout ça, affirma-t-elle en préambule, mais son intonation suggérait le contraire et elle ne prenait pas la peine de dissimuler un sourire malicieux.

— Et moi non plus, j’y croyais pas, ma belle. C’est pour ça qu’à la dernière lune, j’ai ramé tout seul jusque là-bas. (Gowan attendit sa réaction avec impatience. Le sourire de Mary Agnes s’élargit, ses yeux étincelèrent, et il continua :) Ah, ça, c’était un spectacle, Mary ! Mrs Gerrard toute nue à sa f’nêtre ! Les bras tendus ! Et bon Dieu, ses nichons qui lui pendaient jusqu’à la taille ! C’était horrible ! (Il eut un frisson dramatique.) Moi, ça m’étonne pas que l’vieux m’sieur Phillip y bouge pas plus qu’ça ! (Gowan glissa un regard brûlant aux appas de Mary.) Evidemment, c’est sûr qu’la vue d’une belle poitrine, ça, c’est quéque chose qui f’rait faire n’importe quoi à un homme !

Mary Agnes ignora le sous-entendu rien moins que subtil, et retourna à ses plateaux, coupant court aux efforts de narration du jeune homme.

— R’tourne donc à ton travail, Gowan. T’étais pas chargé d’t’occuper d’la chaudière, ce matin ? Elle crachotait autant que ma grand-mère, hier au soir.

La réponse froide et indifférente fit sombrer le cœur de Gowan. L’histoire de Mrs Gerrard aurait dû stimuler l’imagination de Mary un peu plus que ça, peut-être même l’encourager à lui demander de la conduire sur le loch à la prochaine pleine lune. L’échine basse et traînant les pieds, il se dirigea vers l’arrière-cuisine, refuge de la chaudière crachotante.

Mary Agnes reprit cependant la parole, comme si elle avait pitié de lui.

— Mais même si Mrs Gerrard le veut, y lui r’viendra pas, m’sieur Gerrard, tu sais, mon gars.

Gowan s’arrêta net.

— Et pourquoi ça ?

— « Et que mon corps ne repose jamais sur cette terre maudite de Westerbrae », cita la jeune fille. C’est c’qui disait dans son testament, m’sieur Phillip. C’est Mrs Gerrard qui m’l’a dit. Alors si ton histoire elle est vraie, elle peut bien rester à sa f’nêtre jusqu’à perpète, parce qu’y r’viendra pas comme Jésus, en marchant sur l’eau. Nichons ou pas nichons, Gowan Kilbride.

Et, achevant son discours d’un rire étouffé, elle alla chercher la bouilloire sur le feu. Lorsqu’elle revint verser l’eau sur le thé, elle passa si près de lui qu’il sentit de nouveau le sang lui monter à la tête.

Mary Agnes avait dix plateaux de petit déjeuner à servir, y compris celui de Mrs Gerrard, et elle était bien décidée à s’acquitter de sa tâche sans trébucher ni renverser une goutte, et sans se ridiculiser en pénétrant dans une chambre à l’instant où l’un des messieurs serait en train de s’habiller. Ou pire encore.

Elle avait répété son entrée pour ses débuts de femme de chambre un nombre incalculable de fois. « Bonjour. Quelle belle journée ! » suivi de quelques pas vifs pour poser le plateau sur la table, les yeux soigneusement baissés en évitant de regarder le lit. « Au cas où », disait Gowan en riant.

Elle passa devant les dressoirs de l’office, traversa la salle à manger aux rideaux fermés, puis déboucha dans le vaste hall d’entrée, au sol nu et aux murs lambrissés de chêne noirci par la fumée. Les pendeloques d’un lustre dix-huitième absorbaient et diffractaient le doux rayon de lumière de la lampe de la réception, que Gowan allumait le matin de bonne heure, et des effluves de sciure et d’huile de térébenthine rappelaient les efforts accomplis par Mrs Gerrard pour transformer sa vieille demeure en hôtel.

Pourtant, un parfum plus particulier, conséquence de l’inexplicable et soudain éclat de passion de la veille au soir, surmontait ces odeurs. Il avait fallu en effet que Gowan pénètre dans le grand hall avec un plateau chargé de verres et de cinq bouteilles d’alcool au moment précis où Mrs Gerrard jaillissait en trombe de son petit salon, sanglotant comme une enfant. La collision avait projeté Gowan à terre, au milieu de débris de cristal de Waterford et d’une épaisse flaque qui s’était répandue à travers tout le hall jusqu’au comptoir de la réception. Pendant l’heure que Gowan avait passée à réparer le gâchis – sans se priver de jurer d’un ton tragique chaque fois que Mary Agnes passait dans les parages –, les portes n’avaient cessé de claquer, les escaliers et les couloirs de résonner de cavalcades, de pleurs et de cris.

Mary Agnes n’avait pas vraiment saisi la signification de toute cette agitation. Tout ce qu’elle savait, c’est que les comédiens étaient allés s’installer avec Mrs Gerrard dans le salon, pour lire une pièce, et que, un quart d’heure plus tard, la réunion s’était transformée en une furieuse altercation, dont témoignait une vitrine de bibelots brisée, en sus des verres et des alcools renversés.

Mary Agnes monta l’escalier avec précaution, prenant garde à ne pas faire grincer les marches de bois nu. Toutes les clés de la maison, réunies en trousseau, cliquetaient solennellement sur sa hanche droite, et renforçaient son assurance.

— D’abord, frappez doucement, lui avait appris Mrs Gerrard. S’il n’y a pas de réponse, ouvrez la porte – avec le passe, si besoin est –, et déposez le plateau sur la table. Écartez les rideaux, et dites : « Quelle belle journée, aujourd’hui ! »

— Et s’il ne fait pas beau ? avait demandé Mary Agnes avec espièglerie.

— Faites comme si.

La jeune fille atteignit le palier, inspira à fond pour assurer son équilibre, puis considéra la rangée de portes fermées. La première était celle de lady Helen Clyde et, bien que Mary Agnes ait vu celle-ci porter secours à Gowan de façon tout à fait aimable lors de l’incident de la veille, sa confiance en elle n’allait pas jusqu’à servir le premier plateau de petit déjeuner de sa vie à la fille d’un comte. Une maladresse était trop vite arrivée. Elle poursuivit donc son chemin vers la seconde chambre, dont l’occupant serait bien moins susceptible de remarquer quelques gouttes de thé renversées sur sa serviette de lin.

Personne ne répondit au coup qu’elle frappa au battant. La porte était fermée à clé. Fronçant les sourcils, Mary Agnes équilibra le plateau sur sa hanche gauche et tâtonna pour trouver le passe. Cela fait, elle déverrouilla la porte, et pénétra dans la pièce, répétant encore une fois intérieurement son entrée en scène.

Un froid terrible régnait dans la chambre, plongée dans l’obscurité et dans un silence que le doux sifflement du radiateur ne déchirait même pas. Peut-être l’unique occupante avait-elle décidé de se coucher sans allumer celui-ci, ou bien, se dit Mary Agnes en souriant, peut-être n’était-elle pas seule dans son lit, mais blottie contre un des messieurs sous l’édredon. Et même plus que blottie, pourquoi pas. Mary Agnes étouffa un petit rire.

Elle alla poser le plateau sur la table devant la fenêtre, puis tira les rideaux, comme Mrs Gerrard le lui avait enseigné. Le jour venait à peine de se lever, et le soleil n’était encore qu’un disque incandescent au-dessus des collines embrumées au-delà du loch Achiemore, dont le chatoiement argenté renvoyait l’image exacte de ces mêmes collines, du ciel et de la forêt avoisinante. Quelques nuages semblables à des volutes de fumée s’étiraient çà et là. La journée promettait d’être belle, contrairement à la veille, qui avait vu souffler la tempête.

— Bonjour. Quelle belle journée ! commenta-t-elle d’un ton léger.

Elle se détourna, redressa les épaules pour regagner la porte, et s’arrêta.

Quelque chose n’allait pas. L’air, peut-être, un air trop feutré, comme si la pièce elle-même venait de retenir son souffle. Ou bien le parfum qui y flottait, un parfum lourd et écœurant, qui lui rappelait l’odeur qui s’élevait lorsque sa mère attendrissait la viande. Ou bien les couvertures, qui paraissaient avoir été relevées à la hâte puis abandonnées telles quelles. Ou bien peut-être était-ce l’immobilité absolue de ces couvertures qui était anormale. Comme si personne ne bougeait. Comme si personne ne respirait…

Pétrifiée sur place, Mary Agnes sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque.

— Miss ? murmura-t-elle dans un souffle.

Peut-être la femme dormait-elle très profondément, aussi répéta-t-elle un peu plus fort :

— Miss ?

Pas de réponse.

Mary Agnes avança d’un pas hésitant, les mains froides et les doigts gourds, et se força à tendre le bras pour secouer le bord du lit.

— Miss ?

Cette troisième tentative ne provoqua pas plus de réaction que les deux précédentes.

Comme doués d’une vie propre, ses doigts agrippèrent l’édredon et entreprirent de dévoiler la silhouette qu’il recouvrait. La couverture, au contact froid et humide, de ce froid glaçant jusqu’aux os que font naître les fortes tempêtes de neige, résista un instant, puis glissa, et Mary Agnes sut alors quel était le visage de l’horreur.

La femme gisait sur le côté droit, comme prise dans les glaces, et, dans le sang qui baignait d’écarlate sa tête et ses épaules, sa bouche n’était plus qu’un rictus. Paume ouverte vers le ciel, l’un de ses bras était tendu en un geste de supplication, et l’autre replié entre ses jambes, comme pour y trouver un peu de chaleur. Sa longue chevelure noire inondait le lit, s’étendait en travers de l’oreiller comme les ailes d’un corbeau, s’enroulait le long de son bras. Le sang auquel elle se mêlait en une masse pulpeuse avait commencé à se coaguler, et les gouttelettes cramoisies frangées de noir étaient semblables aux bulles pétrifiées d’un bouillon de sorcière. La femme était clouée au centre de ce tableau comme un insecte épinglé dans une vitrine, empalée sur la dague au manche de corne qui lui avait traversé le côté gauche du cou pour se ficher dans le matelas sur lequel elle reposait.