16

Lorsque Deborah Saint-James ouvrit la porte à Lynley le lendemain matin à dix heures et demie, il comprit à sa chevelure en bataille et au tablier plein de taches qu’elle portait sur son jean usé et sa chemise à carreaux qu’il l’avait interrompue en plein travail. Son visage s’éclaira pourtant à sa vue.

— Dieu merci, une distraction ! s’exclama-t-elle. Je viens de passer deux heures dans la chambre noire en compagnie de Peach et d’Alaska. Ils sont parfaits en tant que chien et chat, mais un peu dépourvus de conversation. Simon est dans son labo, bien sûr, mais quand il se concentre sur la science, il n’a rien d’un boute-en-train. Je suis ravie que tu sois venu, tu réussiras peut-être à le faire sortir de sa tanière pour un café.

Elle attendit qu’il ait ôté son pardessus et son écharpe pour lui poser une main légère sur l’épaule et demander :

— Tu vas bien, Tommy ? Y a-t-il… Tu comprends, ils m’en ont un peu parlé, et… Tu n’as pas l’air en forme. Est-ce que tu dors, au moins ? Tu as mangé ? Tu veux que je demande à papa… Tu veux… ? Pourquoi faut-il que je bavarde comme une idiote ? conclut-elle en se mordant la lèvre.

Sa logorrhée fit naître chez Lynley un sourire affectueux, il repoussa gentiment une de ses mèches derrière l’oreille, et la suivit dans l’escalier, tandis qu’elle continuait de parler.

— Simon a eu un coup de téléphone de Jeremy Vinney, qui l’a plongé dans une de ses interminables et mystérieuses contemplations. Et puis Helen a appelé cinq minutes plus tard.

Lynley hésita.

— Helen n’est pas là aujourd’hui ?

Bien qu’il ait pris soin de s’exprimer sur un ton détaché, Deborah perça sa question à jour, et son regard vert s’adoucit.

— Non, elle n’est pas là, Tommy. C’est pour cela que tu es venu, hein ? (Elle ajouta avec bonté sans attendre sa réponse :) Viens parler à Simon. Après tout, il connaît Helen mieux que personne.

Saint-James les accueillit à la porte de son laboratoire, un vieil exemplaire de La Médecine légale dans une main, et dans l’autre un spécimen anatomique particulièrement peu ragoûtant : un doigt humain conservé dans du formol.

— Tu répètes Titus Andronicus ? demanda Deborah en riant. Voilà Tommy, mon chéri, dit-elle en lui ôtant des mains le bocal et le livre et en lui effleurant la joue d’un baiser.

Lynley parla sans préambule. Il aurait aimé que ses questions aient l’air toutes professionnelles, l’air d’une conséquence naturelle de l’affaire, mais il échoua lamentablement.

— Saint-James, où est Helen ? J’essaye de la joindre depuis hier soir. J’ai fait un saut chez elle ce matin. Que lui est-il arrivé ? Que t’a-t-elle dit ?

Il suivit son ami dans le labo et attendit impatiemment la réponse. Saint-James tapa sans rien dire une brève note sur son ordinateur. Lynley le connaissait suffisamment pour savoir qu’il était inutile d’insister tant qu’il ne dirait rien. Il refréna ses craintes, attendit, et laissa son regard errer dans cette pièce où Helen passait tellement de temps.

Le laboratoire était le sanctuaire de Saint-James depuis des années, paradis scientifique d’ordinateurs, d’imprimantes laser, de microscopes, de bacs à cultures, d’étagères de spécimens, de graphiques et de tableaux, et dans un coin un écran vidéo capable d’agrandir de microscopiques échantillons de cheveux, de sang, de peau ou de fibre. Celui-ci était le dernier ajout ultramoderne du labo, et Lynley se souvenait du rire avec lequel Helen lui avait décrit les tentatives de Saint-James pour lui en enseigner le maniement trois semaines auparavant. « Un désastre, mon petit Tommy. Une caméra vidéo couplée à un microscope ! Tu imagines ma consternation ? Seigneur, toute cette sorcellerie de l’ère informatique ! Moi qui viens à peine de comprendre comment on fait bouillir un peu d’eau dans un four à micro-ondes. » C’était faux, bien entendu, mais il avait ri quand même, libéré sur-le-champ de ses soucis de la journée. Là résidait le don d’Helen.

Il devait savoir.

— Que lui est-il arrivé ? Que t’a-t-elle dit ?

Saint-James tapa une nouvelle information sur le clavier, examina les changements que cela apportait à un tableau sur l’écran, puis éteignit la machine.

— Seulement ce que tu lui avais dit, répliqua-t-il d’un ton totalement détaché. Rien de plus.

Lynley savait comment interpréter ce ton prudent, mais il refusa de s’engager pour l’instant dans la discussion que les paroles de Saint-James visaient à provoquer. Il temporisa donc :

— Deborah m’a dit que Vinney t’avait appelé.

— Oui.

Saint-James fit pivoter son tabouret, en descendit maladroitement, et se dirigea vers une paillasse sur laquelle étaient alignés cinq microscopes, dont trois utilisés.

— Il semble qu’aucun journal n’ait parlé de la mort de Sinclair. D’après Vinney, il a proposé ce matin un article qui a été refusé par son rédacteur en chef.

— Ce n’est qu’un critique dramatique, après tout, remarqua Lynley.

— Oui, mais lorsqu’il a téléphoné pour voir si ses confrères travaillaient sur le meurtre, il a découvert que personne n’avait été mis sur cette histoire. Elle a pour l’instant été étouffée en haut lieu, lui a-t-on dit, jusqu’à ce qu’on puisse procéder à une arrestation. Tu peux imaginer l’état dans lequel il se trouvait. (Il leva les yeux d’une pile de lamelles qu’il était en train de classer.) Il court après l’histoire Geoffrey Rintoul, et après un lien entre celle-ci et la mort de Joy. Je ne crois pas qu’il ait l’intention de renoncer avant de voir publier un de ses papiers, Tommy.

— Il ne pourra jamais y arriver, pour deux raisons. La première, c’est qu’il n’y a pas la moindre trace de preuve accessible contre Geoffrey Rintoul. La seconde, c’est que les principaux intéressés sont morts. Et sans preuves solides et étayées, aucun journal de ce pays ne sortira contre une famille aussi éminente que les Stinhurst une histoire qui l’expose à des poursuites en diffamation.

Lynley éprouva soudain le besoin de bouger, traversa la pièce jusqu’à la fenêtre et regarda le jardin en contrebas. Comme tout le reste, il était recouvert de la neige de la veille, mais les plantes avaient été enveloppées de toile, et des miettes de pain répandues bien proprement sur le sommet du mur. La main attentionnée de Deborah, pensa-t-il.

— Irene Sinclair est persuadée que Joy est allée dans la chambre de Gabriel la nuit de sa mort, dit-il avant de relater ce qu’elle lui avait confié. Elle l’avait dissimulé dans l’espoir de protéger Gabriel.

— Joy a donc vu et Gabriel et Vinney ?

Lynley secoua la tête.

— Je ne vois pas comment c’est possible. Elle ne pouvait pas se trouver avec Gabriel. En tout cas pas au lit, dit-il en lui faisant part de ce que l’autopsie du CID de Strathclyde leur avait appris.

— Peut-être ont-ils commis une erreur, suggéra Saint-James.

Lynley sourit.

— Sous les ordres de Macaskin ? Tu crois que c’est vraisemblable ? Je n’en ferais pas le pari, en tout cas. Quand Irene m’a dit cela hier soir, j’ai d’abord cru qu’elle avait mal interprété ce qu’elle entendait.

— Gabriel avec quelqu’un d’autre ?

— C’est ce que je me suis dit. Qu’Irene avait supposé qu’il s’agissait de Joy. Ou qu’il s’agissait bien de Joy, mais qu’elle avait imaginé le pire, tout simplement. Et puis, j’ai pensé qu’elle pouvait très bien me mentir pour impliquer Gabriel dans la mort de Joy, tout en protestant qu’elle le protégeait pour l’amour de ses enfants.

— Voilà une belle vengeance, remarqua Deborah sur le seuil de sa chambre noire où elle écoutait, un rouleau de négatifs dans une main et une loupe dans l’autre.

Saint-James manipulait ses lamelles d’un air distrait.

— Et comment. Et c’est très intelligent. Nous savons par Elizabeth Rintoul que Joy Sinclair se trouvait dans la chambre de Vinney. Mais qui va corroborer l’affirmation d’Irene sur la présence de Joy chez son mari ? Gabriel ? Sûrement pas. Il niera avec la dernière énergie. Et personne d’autre ne l’a entendue. C’est donc à nous de décider qui croire, du mari coureur de jupons ou de l’épouse bafouée. Tu es toujours aussi sûr de toi, à propos de Davies-Jones ? ajouta-t-il en regardant Lynley.

Celui-ci se détourna vers la fenêtre. La question de Saint-James lui remettait clairement en mémoire le rapport de l’agent Nkata, qu’il avait reçu trois heures plus tôt, après que celui-ci eut passé la nuit à surveiller Davies-Jones. L’information était simple. Après avoir quitté Helen, il s’était rendu chez un marchand de vins, où il avait acheté quatre bouteilles d’alcool, Nkata était certain du nombre. Ensuite, Davies-Jones était reparti à pied, comme indifférent à la température descendue bien en dessous de zéro, et à la neige qui tombait. Il avait maintenu une cadence rapide, descendu Brompton Road, fait le tour de Hyde Park, remonté jusqu’à Baker Street, puis rejoint son appartement de st. John’s Wood. Tout ceci lui avait pris plus de deux heures. Et tout en marchant, il avait dévissé l’un après l’autre les bouchons des quatre bouteilles. Mais au lieu d’ingurgiter le liquide, il avait systématiquement et sauvagement vidé le contenu des quatre bouteilles dans la rue, avait rapporté Nkata en hochant la tête devant ce gâchis.

Lynley s’attacha maintenant à interpréter la conduite de Davies-Jones : un homme qui avait surmonté son alcoolisme, qui se battait pour retrouver une chance de remettre sur pied sa vie et sa carrière. Un homme déterminé à ne se laisser abattre par aucun obstacle, et surtout pas par son passé.

— C’est lui l’assassin, affirma-t-il.

Irene Sinclair était consciente qu’il s’agissait du rôle de sa vie, et qu’elle devrait le jouer au moment idéal sans l’aide de la moindre réplique de qui que ce soit. Il n’y aurait ni entrée ni moment d’intensité dramatique où tous les yeux seraient fixés sur elle. Elle devrait se passer de ces deux plaisirs pour se consacrer au théâtre du réel. Et celui-ci débuta après la pause-déjeuner de la troupe, lorsque Jeremy Vinney et elle arrivèrent quasi simultanément à l’Azincourt.

Elle sortait de son taxi lorsque Vinney fonça à travers la circulation, venant d’un café de l’autre côté de la rue. Un klaxon mugit, et Irene leva les yeux. Vinney portait son manteau sur le bras et, à cette vue, Irene se demanda si sa propre arrivée n’avait pas précipité le départ de Vinney du café. Les premiers mots de celui-ci, teintés d’excitation mauvaise, ne firent que confirmer cette impression.

— J’ai appris que quelqu’un avait attaqué Gabriel hier soir.

Irene s’arrêta, la main sur la porte du théâtre. Ses doigts serraient la poignée et, même à travers ses gants, elle percevait la brûlure du métal glacé. Il paraissait inutile de demander comment la nouvelle était parvenue à Vinney. Robert s’était débrouillé pour venir au théâtre ce matin-là, en dépit de ses côtes bandées, de ses yeux tuméfiés, et de cinq points de suture à la mâchoire. La nouvelle de son agression s’était répandue comme une traînée de poudre dans les cinq minutes. Et bien que tous les membres de la troupe, les décorateurs et les assistants de production aient poussé les hauts cris, n’importe lequel d’entre eux était capable d’avoir téléphoné à Vinney en cachette. Surtout s’il éprouvait le besoin de déclencher une vague de mauvaise publicité qui lui permettait de régler un différend privé avec Gabriel.

— C’est pour un article ? demanda Irene.

Se recroquevillant contre le froid, elle pénétra dans le théâtre. Il n’y avait personne, le silence régnait. Seule l’odeur persistante de tabac froid témoignait du fait que les acteurs et l’équipe s’étaient réunis là toute la matinée.

— Que vous a-t-il raconté ? Et non, ceci n’est pas destiné à la publication.

— Alors, pourquoi êtes-vous là ? demanda-t-elle en se dirigeant d’un pas vif vers la salle, Vinney accroché à ses basques.

Il lui agrippa le bras et l’arrêta juste devant les lourdes portes de chêne.

— Parce que votre sœur était mon amie. Parce que je n’arrive pas à arracher un mot à la police, malgré leur après-midi entier avec notre mélancolique lord Stinhurst. Parce que je n’ai pas réussi à joindre Stinhurst au téléphone hier soir, et que mon rédacteur en chef me dit que je ne peux pas écrire une syllabe sur tout ceci avant que ne nous arrive d’en haut une autorisation miraculeuse. Toute cette histoire pue à cent lieues à la ronde. Mais peut-être cela ne vous intéresse-t-il pas, Irene ? dit-il en lui enfonçant ses doigts dans le bras.

— Vous êtes odieux.

— C’est naturel, chez moi. Et je deviens particulièrement odieux quand les gens que j’aime sont assassinés et qu’après un simple hochement de tête navré, tout le monde continue à vivre comme par le passé.

Une colère soudaine envahit Irene Sinclair.

— Et vous croyez que ce qui est arrivé à ma sœur ne me touche pas ?

— Je crois que vous bichez, répliqua-t-il. Il ne vous aurait pas déplu de plonger vous-même la dague.

La cruauté de ces mots la bouleversa, elle sentit le sang se retirer de ses joues.

— Mon Dieu, ce n’est pas vrai, et vous le savez, dit-elle, la voix prête à se briser.

Elle se dégagea et se précipita dans la salle, à peine consciente du fait qu’il la suivait et s’installait dans l’obscurité du dernier rang comme une Némésis menaçante.

Cette confrontation avec Vinney était exactement ce qu’il lui fallait éviter avant une nouvelle rencontre avec la troupe. Elle avait espéré employer son heure de déjeuner à réfléchir au rôle qu’elle avait répété la nuit dernière avec le sergent Havers. Pour l’instant, son cœur battait à se rompre, la paume de ses mains était en sueur, et son esprit niait de toutes ses forces la dernière accusation de Vinney. Ce n’était pas vrai. Elle se le jura encore et encore en se rapprochant de la scène, mais la dénégation était un expédient trop simple, qui ne suffisait pas à calmer son agitation. Sachant combien de choses reposaient sur ses capacités d’actrice aujourd’hui, elle employa une vieille technique du cours d’art dramatique. Elle s’assit à la table placée au centre de la scène, appuya son front sur ses mains jointes, et ferma les yeux. Ainsi, elle n’éprouvait aucune difficulté à se glisser dans la peau du personnage lorsqu’un moment plus tard elle perçut un bruit de pas, et la voix de son cousin.

— Irene, tu vas bien ? demanda Davies-Jones.

Elle leva les yeux, et esquissa un sourire las.

— Oui, ça va. Je suis un peu fatiguée.

Pour l’instant, cela suffirait.

Les autres commencèrent à arriver. Irene les entendit plutôt qu’elle ne les vit, notant intérieurement l’entrée de chacun, cherchant dans leur voix les signes de tension, de culpabilité, d’inquiétude grandissante. Robert Gabriel s’assit avec précaution à côté d’elle, et tâta son visage enflé avec un sourire lugubre.

— Je n’ai pas eu l’occasion de te remercier pour hier soir, dit-il d’une voix tendre. Je… eh bien, je suis désolé pour ça, Renie. Je suis même horriblement désolé pour tout. J’aurais voulu te parler quand les médecins en ont eu fini avec moi, mais tu étais déjà partie. Je t’ai appelée, mais James m’a dit que tu étais chez Joy à Hampstead. (Il fit une pause.) Renie, je pensais… j’espérais que nous pourrions…

Elle l’interrompit net.

— Non. J’ai eu tout le temps de réfléchir hier soir, Robert. Ce que j’ai fait clairement, enfin.

Gabriel comprit, et détourna la tête.

— Je devine à quelle sorte de réflexion tu as pu te livrer chez ta sœur, dit-il avec une fermeté affligée.

L’arrivée de Joanna Ellacourt épargna à Irene de répondre. Celle-ci remontait l’allée entre son mari et lord Stinhurst alors que David Sydeham disait :

— Nous voulons que tous les costumes soient soumis à notre approbation, Stuart. Je sais que ce n’est pas dans le contrat initial. Mais étant donné tout ce qui s’est passé, je crois que nous sommes fondés à négocier cette nouvelle clause. Joanna pense…

L’intéressée n’attendit pas que son mari ait fini d’exposer ses arguments.

— Je veux que les costumes fassent exactement comprendre à qui appartient le premier rôle, jeta-t-elle d’un air entendu avec un regard froid en direction d’Irene.

Stinhurst ne leur répondit pas. Il paraissait vieillir à vue d’œil, et l’ascension des quelques marches sembla le vider de toute son énergie. Il portait le même costume, la même chemise et la même cravate que la veille, et sa veste était abominablement froissée, comme s’il avait renoncé à s’intéresser à son apparence. En le regardant, Irene se demanda avec un frisson s’il vivrait même assez longtemps pour voir l’ouverture de son théâtre. Lorsqu’il s’assit avec un hochement de tête à l’adresse de Davies-Jones, la lecture commença.

Ils avaient répété la moitié de la pièce lorsque Irene s’autorisa à s’endormir. Il faisait tellement chaud dans le théâtre, l’atmosphère sur scène était si étouffante, les voix montaient et se taisaient avec une telle régularité hypnotique qu’il lui fut plus facile qu’elle ne l’avait imaginé de se laisser aller. Elle cessa de s’inquiéter de la crédibilité de son rôle, et redevint l’actrice qu’elle avait été des années auparavant, avant que Robert Gabriel ne pénètre dans sa vie et n’ébranle sa confiance en elle, année après année d’humiliations publiques et privées.

Elle sentait même qu’elle commençait à rêver lorsque Joanna Ellacourt aboya avec colère :

— Pour l’amour de Dieu, est-ce que quelqu’un peut la réveiller ? Je n’ai pas l’intention de continuer à travailler avec elle assise là comme une petite vieille en train de baver au coin du feu.

— Renie ?

— Irene !

Elle ouvrit les yeux avec un sursaut, ravie de sentir la vague de gêne l’envahir.

— Je me suis assoupie ? Je suis désolée.

— On s’est couchée tard, ma chérie ? dit Joanna d’un ton acerbe.

— Oui, je… je… (Irene déglutit, et eut un sourire vacillant.) J’ai passé presque toute la nuit à classer les affaires de Joy à Hampstead.

La stupéfaction accueillit cette déclaration. Irene fut ravie de voir l’effet produit par ses paroles et, l’espace d’un instant, comprit la colère de Jeremy Vinney. Ils avaient si facilement oublié sa sœur, si facilement repris leur train-train quotidien. Mais il restait une pierre d’achoppement pour quelqu’un, songea-t-elle, et elle entreprit de consolider celle-ci en employant tous les moyens à sa disposition. Elle se fit monter les larmes aux yeux.

— J’ai trouvé un journal, vous savez, dit-elle d’un ton monocorde.

Comme si son instinct lui soufflait qu’elle se trouvait en présence d’une interprétation capable de rivaliser avec la sienne, Joanna Ellacourt chercha à regagner l’attention.

— Je ne doute pas que la vie de Joy constitue une lecture fascinante, intervint-elle, mais si tu es réveillée, nous pouvons peut-être rendre cette pièce tout aussi fascinante ?

Irene secoua la tête, et laissa sa voix monter d’un cran.

— Non, non, ce n’est pas cela. Ce n’était pas son journal à elle. Il était arrivé par exprès hier et, quand je l’ai ouvert, j’ai trouvé un mot du mari de la pauvre femme qui l’avait écrit…

— Seigneur, on a vraiment besoin d’écouter ça ? demanda Joanna, livide de colère.

— J’ai commencé à le lire. Je ne suis pas allée très loin, mais j’ai compris que c’était le sujet du prochain livre de Joy. Celui dont elle parlait l’autre jour en Écosse. Et d’un seul coup… d’un seul coup j’ai réalisé qu’elle était vraiment morte, et que plus jamais elle ne reviendrait.

Les larmes d’Irene se mirent à couler d’abondance, en même temps qu’elle sentait s’enfler pour la première fois un véritable chagrin. Ce qu’elle dit ensuite n’avait plus qu’un lointain rapport avec ce que le sergent Havers et elle avaient si soigneusement préparé. Elle savait qu’elle s’égarait, mais ces mots devaient être prononcés, et rien d’autre n’avait d’importance.

— Elle ne l’écrira plus jamais. Et j’ai eu l’impression… assise là chez elle avec le journal d’Hannah Darrow… j’ai eu le sentiment que je devais écrire ce livre pour elle, si je le pouvais. Pour lui dire que… qu’en fin de compte, je comprenais ce qui s’était passé entre eux. Je comprenais vraiment. Mon Dieu, quelle souffrance c’était, mais je comprenais. Et je ne crois pas… Elle n’a jamais cessé d’être ma sœur, et je ne le lui ai jamais dit. Et mon Dieu, je ne peux plus revenir en arrière !

Puis, ayant achevé sa tâche, elle se laissa aller sans retenue, comprenant enfin la source de ses larmes, pleurant la sœur qu’elle avait aimée mais pardonnée trop tard, pleurant la jeunesse qu’elle avait gâchée en se dévouant à un homme qui ne lui était finalement rien. Elle sanglota avec désespoir sur les années perdues et les mots non dits, uniquement préoccupée de cet acte de deuil.

Joanna Ellacourt reprit la parole.

— Ça, c’est le bouquet. Quelqu’un peut-il faire quelque chose ? Elle va pleurer comme un veau toute la journée ? David, insista-t-elle en se tournant vers son mari.

Mais Sydeham regardait dans la salle.

— Nous avons une visiteuse, annonça-t-il.

Ils suivirent son regard. Marguerite Rintoul, comtesse de Stinhurst, se tenait au milieu de l’allée centrale.

Elle attendit à peine d’avoir fermé la porte du bureau de son mari.

— Où étais-tu la nuit dernière, Stuart ? demanda-t-elle d’un ton impérieux, sans dissimuler l’âpreté de sa voix, tout en se débarrassant de son manteau et de ses gants et en les jetant sur un siège.

Lady Stinhurst était parfaitement consciente que, vingt-quatre heures auparavant, elle n’aurait jamais posé la question. Elle aurait accepté l’absence de son mari avec son habituelle et pathétique discrétion, blessée et redoutant de connaître la vérité. Mais elle avait dépassé ce cap. Les révélations faites la veille dans cette pièce, jointes à une longue nuit d’introspection, avaient fait naître une colère si aiguisée qu’aucun rempart d’indifférence protectrice et délibérée ne pouvait lui résister.

Stinhurst alla s’asseoir derrière son bureau, dans son lourd fauteuil de cuir.

— Assieds-toi, dit-il.

Elle ne bougea pas.

— Je t’ai posé une question. J’attends une réponse. Où étais-tu la nuit dernière ? Et ne me demande pas de croire que Scotland Yard t’a gardé jusqu’à neuf heures ce matin. Je préfère penser que je ne suis pas si sotte.

— Je suis allé à l’hôtel.

— Et pas à ton club ?

— Non. Je cherchais l’anonymat.

— Ce qui te manquait à la maison, bien sûr.

Stinhurst ne dit rien, jouant avec un long coupe-papier en argent posé sur son bureau qui accrochait la lumière.

— J’ai découvert que j’étais incapable de t’affronter.

Plus que tout autre chose, la façon dont elle réagit à cette simple phrase montra de quelle façon leurs relations avaient évolué. Il avait parlé d’une voix égale, mais crispée, comme si la moindre provocation pouvait le briser. Son teint était blême, ses yeux injectés de sang, et lorsqu’il reposa le coupe-papier, sa femme s’aperçut que ses mains tremblaient. Et pourtant, rien de tout ceci ne la troubla, car elle savait parfaitement que la cause de son bouleversement n’était pas l’inquiétude qu’il éprouvait pour elle, pour leur fille ou même pour lui-même, mais le souci de trouver comment empêcher les journaux de dévoiler la vie méprisable et la mort violente de Geoffrey Rintoul. Elle avait vu Jeremy Vinney au fond du théâtre, elle savait pourquoi il se trouvait là. Sa colère redoubla.

— J’étais à la maison, Stuart, attendant patiemment, comme je l’ai toujours fait, m’inquiétant de toi et de ce qui se passait à Scotland Yard. Heure après heure. Je pensais – ce n’est que bien plus tard que j’ai compris à quel point je me leurrais – que cette tragédie pourrait nous rapprocher, d’une façon ou d’une autre. Malgré ce que tu as raconté sur ma « liaison » avec ton frère, imagine-toi que j’ai cru que nous pourrions redonner une signification à ce mariage. Mais tu n’as même pas téléphoné. Et comme une imbécile, j’ai attendu et attendu avec obéissance. Jusqu’à ce que je comprenne enfin que tout était mort entre nous. Tout était mort depuis des années, bien sûr, mais j’avais bien trop peur de le reconnaître. Jusqu’à la nuit dernière.

Lord Stinhurst leva la main comme s’il espérait prévenir d’autres paroles.

— Tu choisis bien ton moment, n’est-ce pas ? Ce n’est guère l’heure de discuter de notre mariage. Je te croyais capable de comprendre au moins cela, dit-il d’un ton froid, sévère et sans appel.

Curieux comme celui-ci ne l’affectait plus du tout. Elle eut un sourire poli.

— Tu ne m’as pas comprise. Nous ne discutons pas de notre mariage, Stuart, car il n’y a rien à discuter.

— Alors pourquoi…

— J’ai tout dit à Elizabeth à propos de son grand-père. Je pensais que nous aurions pu le faire ensemble, hier soir. Mais lorsque j’ai vu que tu ne rentrais pas, je le lui ai dit moi-même.

Elle traversa la pièce pour se planter devant son bureau, et posa les phalanges sur le plateau poli. Il la regarda mais demeura silencieux.

— Et sais-tu ce qu’elle a dit lorsque je lui ai appris que son bien-aimé grand-père avait tué son oncle Geoffrey, qu’il avait brisé cette belle nuque ?

Stinhurst secoua la tête et baissa les yeux.

— Elle a dit : « Maman, tu peux te pousser, tu es devant la télévision ? » Et j’ai pensé, n’est-ce pas grandiose ? Toutes ces années consacrées à protéger la mémoire sacrée d’un grand-père qu’elle adorait, réduites à cela. Bien sûr, je me suis tout de suite ôtée de son chemin. Je suis comme ça, n’est-ce pas ? Toujours coopérative, anxieuse de plaire. Toujours à espérer que les choses vont finir par s’arranger si je fais semblant de ne pas les voir. Je suis un être vide, dans un mariage vide, qui déambule dans une belle maison de Holland Park, avec tous les avantages possibles et imaginables, sauf celui dont j’ai eu si désespérément besoin toutes ces années. L’amour.

Lady Stinhurst chercha une réaction sur le visage de son mari, mais ne vit rien, et continua :

— J’ai compris alors que je ne pouvais plus sauver Elizabeth. Elle a trop longtemps vécu dans une maison pleine de mensonges et de demi-vérités. Elle ne peut que se sauver seule. Comme moi.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire que je te quitte. Je ne sais pas si c’est définitif. Je n’ai pas assez de bravade pour le prétendre. Mais je pars dans le Somerset, jusqu’à ce que j’aie éclairci la situation dans mon esprit, et que je sache ce que je veux réellement. Et si cela devient définitif, tu n’as pas à t’inquiéter. Je ne demande pas grand-chose. Juste un endroit quelque part et un peu de calme. Je suis sûre que nous pouvons parvenir à nous entendre. Sinon, nos avocats respectifs…

Stinhurst fit pivoter son siège.

— Ne me fais pas ça, s’il te plaît. Pas aujourd’hui, pas maintenant, en plus de tout le reste.

Elle eut un rire amer.

— Voilà à quoi cela se résume, n’est-ce pas ? Je vais être la cause d’une migraine de plus, d’un désagrément supplémentaire. Voilà encore quelque chose à expliquer à l’inspecteur Lynley, si on en arrive là. Eh bien, j’aurais pu attendre, mais comme je devais te parler de toute façon, autant tout te dire maintenant.

— Tout ? demanda-t-il d’un ton morne.

— Oui. Encore une chose avant que je ne parte. Francesca a téléphoné ce matin. Elle ne pouvait plus le supporter, disait-elle. Pas après Gowan. Elle pensait en être capable, mais Gowan lui était très cher, et elle ne supportait plus de penser qu’elle faisait peu de cas de sa vie et de sa mort. Au début, pour toi, elle y était disposée. Mais elle a découvert qu’elle ne pouvait plus continuer à dissimuler. Elle a l’intention de tout dire à Macaskin cet après-midi.

— De quoi parles-tu ?

Lady Stinhurst enfila ses gants, ramassa son manteau, et se prépara à partir. Elle prit un bref plaisir agressif à lancer sa dernière remarque.

— Francesca a menti à la police sur ce qu’elle avait fait et vu la nuit où Joy est morte.

— J’ai apporté de la cuisine chinoise, papa, dit Barbara en passant la tête dans le salon. Mais tu ne dois pas te battre avec maman pour les crevettes, cette fois-ci. Où est-elle ?

Son père était assis devant la télévision, branchée à un volume assourdissant sur BBC 1. L’image au sommet de l’écran se déformait, et les têtes des gens coupées juste au-dessus des sourcils donnaient l’impression de regarder un film de science-fiction.

— Papa ? répéta Barbara.

Il ne répondit pas. Elle s’avança dans la pièce, baissa le son et se retourna. Il était endormi, la mâchoire pendante, les tubes qui lui fournissaient de l’oxygène plantés de travers dans ses narines. Des revues hippiques jonchaient le sol près de son siège, et un journal était ouvert sur ses genoux. Il faisait trop chaud dans la pièce, dans toute la maison, d’ailleurs, et l’odeur de renfermé de ses parents vieillissants semblait suinter des murs, du sol et des meubles, mêlée à un parfum plus fort et plus récent de nourriture trop cuite et immangeable.

Le mouvement de Barbara suffit à réveiller son père, et il sourit à sa vue, découvrant des dents noircies et de travers.

— Barbie. J’ai dû m’assoupir.

— Où est maman ?

Jimmy Havers cligna des yeux, ajusta les tubes dans ses narines, et sortit un mouchoir dans lequel il toussa abondamment. Sa respiration résonnait comme un bruit de bulles.

— À côté. Mrs Gustafson a encore un rhume, et maman lui a porté de la soupe.

Connaissant les talents culinaires douteux de sa mère, Barbara se demanda un instant si l’état de Mrs Gustafson s’améliorerait ou empirerait. Néanmoins, le fait que sa mère se soit aventurée à l’extérieur de la maison l’encouragea. C’était la première fois depuis des années.

— J’ai apporté de la cuisine chinoise, dit-elle à son père en lui montrant le sac qu’elle portait au creux du bras. Mais je ressors ce soir. Je n’ai qu’une demi-heure pour manger.

Son père fronça les sourcils.

— Maman va pas aimer ça, Barbie. Pas du tout.

— C’est pour ça que j’ai apporté à manger. Pour l’amadouer, dit-elle en se dirigeant vers la cuisine à l’arrière de la maison.

À la vue de celle-ci, le découragement s’empara d’elle. Une douzaine de boîtes de soupe encombrait l’évier. Elles étaient toutes ouvertes, avec des cuillères dans chacune d’elles, comme si sa mère les avait goûtées l’une après l’autre avant de décider laquelle offrir à la voisine. Elle en avait réchauffé trois, dans trois casseroles différentes posées sur le feu, toujours allumé, et dont le contenu avait brûlé, répandant une odeur écœurante. Un paquet de biscuits reposait dangereusement près de la flamme, le papier d’emballage déchiré à la hâte et une partie de celui-ci jetée sur le sol.

— Et merde ! dit Barbara avec lassitude en éteignant la cuisinière.

Elle posa son paquet sur la table de la cuisine, près de l’album d’informations touristiques de sa mère. Un coup d’œil lui apprit que le Brésil constituait la destination de cette semaine, mais la collection de catalogues et de photos tirées de magazines ne l’intéressait pas. Elle fourragea sous l’évier pour trouver un sac poubelle et était en train de jeter les boîtes de conserve lorsque la porte d’entrée s’ouvrit, que des pas hésitants résonnèrent dans le couloir nu, et que sa mère apparut, un plateau tout rayé à la main. Sur celui-ci, de la soupe, des biscuits et une pomme ridée.

— Ça s’est refroidi, dit Mrs Havers en tentant de fixer son regard dénué de couleur au-delà de sa propre confusion mentale.

Elle ne portait qu’un cardigan mal boutonné sur sa robe d’intérieur usée.

— J’ai pas pensé à couvrir la soupe, ma poule. Et quand je suis arrivée là-bas, sa fille était venue, et elle m’a dit que Mrs Gustafson n’en voulait pas.

Barbara regarda l’étrange mixture, et bénit la fille de Mrs Gustafson pour sa sagesse, sinon pour son tact. La soupe était un mélange peu appétissant de tout ce qui se trouvait sur la cuisinière, pois cassés, bisque de homard et tomates au riz, rapidement refroidi à l’extérieur. Il s’était formé à la surface une peau plissée qui ressemblait vaguement à du sang coagulé. L’estomac de Barbara se révulsa à cette vue.

— Ce n’est pas grave, maman. Tu as pensé à elle, et Mrs Gustafson le saura, c’est ça qui est important. Tu t’es montrée bonne voisine, n’est-ce pas ?

Sa mère eut un sourire absent.

— Oui, c’est vrai, hein ?

Elle posa le plateau sur l’extrême bord de la table. Barbara plongea pour le rattraper avant qu’il ne tombe.

— Tu as vu le Brésil, ma poule ?

Mrs Havers caressa affectueusement la couverture en simili-cuir dépenaillée de son album.

— J’ai encore travaillé dessus aujourd’hui.

— Oui, j’ai jeté un coup d’œil.

Barbara continua de mettre des choses à la poubelle. L’évier était plein de vaisselle sale. Une légère odeur de moisi en émanait, et elle en conclut que de la nourriture abandonnée était enfouie quelque part en dessous.

— J’ai rapporté des plats chinois, dit-elle à sa mère. Mais je repars dans un petit moment.

— Oh non, ma poule, répondit sa mère. Dans ce froid ? Dans le noir ? Ça n’est pas très sage, non ? Les jeunes filles ne doivent pas se promener toutes seules dans la rue la nuit.

— Travail de police, maman, répliqua Barbara.

Elle ouvrit le placard, mais il ne restait que deux assiettes propres. Tant pis, pensa-t-elle. Elle mangerait dans un des cartons une fois ses parents servis.

Elle mettait la table tandis que sa mère tournicotait en vain autour d’elle lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit. Elles se regardèrent.

Le visage de sa mère s’assombrit.

— Tu ne crois pas que c’est… Non, je sais. Tony ne reviendra pas, hein ? Il est mort, hein ?

— Il est mort, maman, dit Barbara d’un ton ferme. Mets la bouilloire pour le thé. Je vais voir.

La sonnette retentit une seconde fois avant qu’elle ait pu répondre. Elle marmonna avec impatience, alluma la lumière extérieure et tira la porte pour découvrir sur le seuil, incrédule, lady Helen Clyde. Celle-ci était vêtue de noir des pieds à la tête, ce qui aurait dû servir d’avertissement à Barbara. Mais pour l’instant, la seule et horrifiante pensée qui l’habitait, c’était qu’à moins qu’il ne s’agisse là d’un cauchemar dont elle allait se réveiller, elle allait devoir inviter lady Helen à entrer.

La fille cadette du dixième comte de Hesfield, héritière d’une des grandes maisons du Surrey, résidant dans l’un des quartiers les plus chics de Londres, ici, dans les tréfonds d’Acton ? Barbara la regarda la bouche ouverte, chercha une voiture dans la rue, et vit la Mini rouge de lady Helen garée un peu plus bas. Elle entendit le gémissement de sa mère quelque part derrière elle.

— Ma poule ? Qui c’est ? C’est pas…

— Non, maman. Tout va bien, ne t’inquiète pas, dit-elle par-dessus son épaule.

— Pardonnez-moi, Barbara, dit lady Helen. S’il y avait eu un autre moyen, je l’aurais employé.

Barbara reprit ses sens, et ouvrit la porte.

— Je vous en prie…

Lorsque lady Helen passa devant elle pour entrer Barbara regarda son intérieur comme celle-ci devait le voir, un endroit où la folie et la pauvreté marchaient de conserve. Le linoléum usé qui n’avait pas été lavé depuis des mois, parsemé de traces de pas et de flaques de neige fondue ; le papier peint fané qui se décollait dans les coins et la tache d’humidité qui s’élargissait près de la porte ; l’escalier usé avec des crochets le long du mur, auxquels étaient suspendus sans soin des vêtements difformes ; le vieux porte-parapluie en rotin où, au fil des années, les parapluies mouillés avaient ouvert de grands trous béants ; les odeurs de cuisine, de vieillesse et de saleté.

Ma chambre ne ressemble pas à ça ! eut-elle envie de crier. Mais je ne peux pas être toujours derrière eux, payer les factures, faire les repas, et veiller à ce qu’ils se lavent !

Cependant, elle ne dit rien. Elle attendit simplement que lady Helen parle, et sentit une vague de honte la submerger lorsque son père tituba jusqu’à la porte du salon dans ses pantalons déformés et sa chemise grise tachée, traînant derrière lui son chariot à oxygène.

— Voici mon père, dit-elle et, lorsque sa mère jeta un coup d’œil de la cuisine comme une souris effarouchée : Et ma mère.

Lady Helen tendit la main à Jimmy Havers.

— Je suis Helen Clyde, se présenta-t-elle et, se tournant vers la cuisine : J’ai interrompu votre dîner, n’est-ce pas, Mrs Havers ?

Jimmy Havers eut un grand sourire.

— C’est de la cuisine chinoise, ce soir. On a assez si vous voulez un morceau, hein, Barbie ?

À un autre moment, Barbara aurait peut-être savouré avec un lugubre amusement la vision de lady Helen en train de manger dans des cartons, assise à la table de la cuisine et discutant avec sa mère des voyages au Brésil, en Turquie et en Grèce qui occupaient les lointaines contrées de sa folie. Pour l’instant, elle ne ressentait que la faiblesse de l’humiliation pour avoir été découverte, en sachant que lady Helen pourrait un jour, d’une façon ou d’une autre, trahir sa situation devant Lynley.

— Merci, répondait aimablement celle-ci, mais je n’ai pas du tout faim.

Elle sourit à Barbara, mais ce ne fut au mieux qu’un effort incertain.

Barbara comprit alors que, quel que soit son propre état, celui dans lequel se trouvait lady Helen était pire. Elle lui parla donc avec bonté.

— Laissez-moi les faire commencer à dîner, Helen. Si un désordre encore plus grand ne vous gêne pas, le salon est là.

Sans attendre de voir comment lady Helen allait réagir à la vue du salon, avec son vieux mobilier grinçant et son délabrement général, Barbara poussa son père dans la cuisine. Rassurer les frayeurs agressives de sa mère à propos de la visiteuse, préparer le riz, les crevettes sautées, le poulet au sésame et le bœuf aux huîtres lui prit un moment, tandis qu’elle se demandait pourquoi lady Helen avait débarqué chez elle. Elle se refusa à penser que celle-ci était déjà au courant de la machine mise en marche pour l’arrestation de ce soir. Elle se refusa à penser que cette éventuelle arrestation puisse constituer la raison de sa visite. Et pourtant, en même temps, elle savait bien qu’il ne pouvait y avoir d’autre raison. Lady Helen et elle ne fréquentaient pas vraiment le même cercle d’amis. Il ne s’agissait pas d’une visite de courtoisie.

Lorsque Barbara la rejoignit quelques minutes plus tard, lady Helen ne la laissa pas longtemps dans l’expectative. Assise au bord du canapé défoncé, elle fixait le mur opposé, où une unique photo du jeune frère de Barbara était accrochée au milieu de dix rectangles de papier peint plus clairs, seuls témoignages restants d’une ancienne collection de souvenirs consacrés à sa mémoire. Elle bondit à son entrée.

— Je viens avec vous ce soir. (Elle eut un petit geste gêné.) J’aurais aimé le formuler plus poliment, mais cela ne sert pas à grand-chose, non ?

Il était également inutile de mentir.

— Comment l’avez-vous su ? demanda Barbara.

— J’ai téléphoné à Tommy il y a une heure. Denton m’a dit qu’il avait une opération de surveillance ce soir. Tommy ne fait généralement pas ce genre d’opération, n’est-ce pas ? Alors, j’en ai déduit le reste. (Elle eut un sourire malheureux.) Si j’avais su où celle-ci avait lieu, j’y serais allée toute seule. Mais je ne savais pas. Denton ne savait pas. Personne au Yard ne pouvait ou ne voulait me le dire. Je suis donc venue vous voir. Et je vous jure que je vous suivrai, si vous ne me laissez pas venir avec vous. Je suis désolée, dit-elle en baissant la voix. Je sais dans quelle mauvaise posture je vous mets, et combien Tommy sera furieux contre nous deux.

— Alors, pourquoi faites-vous ça ?

Le regard de lady Helen se posa de nouveau sur la photo du frère de Barbara. C’était une vieille photo de classe, pas très bonne, mais elle représentait Tony comme Barbara aimait à se souvenir de lui, riant, avec une dent en moins sur le devant, un visage de lutin constellé de taches de rousseur, une mèche de cheveux sur l’œil.

— Après… tout ce qui s’est passé, je dois être là. C’est la conclusion, et j’en ai besoin. Il semble que la seule façon dont je sois capable d’y mettre fin pour moi-même – la seule façon dont je puisse me pardonner pour m’être conduite comme une imbécile – c’est d’être là lorsque vous le prendrez.

Elle regarda de nouveau Barbara, terriblement pâle et frêle.

— Comment vous expliquer ce que je ressens lorsque je sais qu’il m’a utilisée ? Lorsque je sais que je me suis dressée contre Tommy alors qu’il ne voulait qu’une chose, me montrer la vérité ?

— Nous avons essayé de vous téléphoner hier soir. Il a essayé de vous joindre toute la journée. Il était à moitié fou d’inquiétude.

— Je suis désolée. Je ne… je ne pouvais pas lui faire face.

— Excusez-moi de vous dire cela, hésita Barbara, mais je ne crois pas que l’inspecteur ait pris le moindre plaisir à avoir raison dans cette affaire. Pas à vos dépens.

Elle ne mentionna pas sa réunion de l’après-midi avec Lynley, l’impatience de celui-ci tandis qu’il mettait sur pied son équipe, les coups de téléphone incessants à l’appartement d’Helen, à sa maison de famille dans le Surrey, chez Saint-James. Elle ne mentionna pas son humeur noire au fur et à mesure que l’après-midi s’écoulait, ses sursauts à chaque fois que le téléphone sonnait, l’indifférence qu’il maintenait dans sa voix tandis que son visage trahissait sa tension.

— Vous me laisserez venir avec vous ? demanda lady Helen.

Barbara savait que la question n’était que de pure forme.

— Je ne vois pas très bien comment je pourrais vous en empêcher, répliqua-t-elle.

Lynley se trouvait à Hampstead chez Joy Sinclair depuis quatre heures et demie. Les membres de l’équipe de surveillance étaient arrivés peu après, et s’étaient installés aux endroits prévus, deux dans une camionnette sale avec un pneu crevé garée un peu plus bas dans Flask Walk, un autre au-dessus de la librairie au coin de Back Lane, et encore un autre dans la grande rue, l’œil sur la station de métro. Lynley, lui, se trouvait dans la maison, non loin des moyens d’accès logiques, les portes-fenêtres du salon qui donnaient sur le jardin. Assis dans la pièce obscure dans l’un des sièges bas, il écoutait ce que ses hommes placés à l’extérieur lui transmettaient par radio.

Il était à peine huit heures lorsque l’équipe de la camionnette annonça :

— Havers à l’autre bout de Flask Walk, monsieur. Elle est accompagnée.

Lynley se leva, perplexe, se dirigea vers la porte d’entrée et l’entrouvrit à l’instant où le sergent Havers et lady Helen passaient sous un réverbère qui illumina leurs visages dans sa lumière ambrée. Après un bref coup d’œil aux alentours, elles se pressèrent dans le jardin de devant et entrèrent.

— Bon Dieu, qu’est-ce que… commença violemment Lynley une fois qu’il eut fermé la porte et qu’ils se retrouvèrent dans l’obscurité du hall.

— Je ne lui ai pas laissé le choix, Tommy, intervint lady Helen. Denton m’a dit que tu partais en surveillance. J’en ai déduit le reste et je suis allée chez le sergent Havers.

— Je ne veux pas de toi ici. Bon sang, il pourrait arriver n’importe quoi.

Lynley se rendit dans la salle à manger et prit l’émetteur :

— Je vais avoir besoin d’un homme ici pour…

— Non ! Ne me fais pas ça ! (Lady Helen tendit la main avec désespoir, mais ne le toucha pas.) J’ai fait ce que tu m’avais demandé hier soir. Tout ce que tu m’avais demandé. Alors laisse-moi rester, je le dois, Tommy. Je ne te gênerai pas, je te le promets. Je te le jure. Laisse-moi terminer ceci de la façon qui me convient. S’il te plaît.

Une indécision irrationnelle le saisit. Il savait où était son devoir. Il savait ce qui était bien. La place de lady Helen n’était pas plus ici que dans une bagarre de pub. Des paroles appropriées montèrent à ses lèvres, mais avant qu’il ait pu parler, ce qu’elle dit le frappa au vif.

— Laisse-moi me séparer de Rhys de la seule façon dont je sois capable. Je t’en supplie, Tommy.

— Inspecteur ? crachota une voix dans l’émetteur.

— Tout va bien, dit Lynley d’une voix dure. Restez à vos postes.

— Merci, murmura lady Helen.

Il fut incapable de répondre. Il ne pensait qu’à la remarque la plus significative qu’elle lui avait faite. « J’ai fait tout ce que tu m’avais demandé. » Et, se souvenant des derniers mots qu’elle lui avait adressés la veille au soir, il ne pouvait supporter ce qu’elle recouvrait. Passant devant elle, il se dirigea vers un coin obscur de la salle à manger, écarta à peine les rideaux pour jeter un coup d’œil dans Back Lane, ne vit rien, et revint sur ses pas. Leur longue attente commença.

Au cours des six heures qui suivirent, lady Helen tint parole, et ne bougea pas du siège sur lequel elle s’était installée dans le salon. Elle n’articula pas un mot. Lynley eut par instant la sensation qu’elle s’était endormie, mais il ne voyait pas distinctement son visage, qui n’était qu’une masse livide sous son foulard noir.

Un jeu de lumière la fit paraître irréelle, comme si elle s’évanouissait peu à peu, à l’image d’une photo qui pâlit au fil du temps. Les doux yeux bruns, l’arc des sourcils, la courbe légère de sa joue et de ses lèvres, le menton franchement têtu, tout cela devenait de moins en moins précis au fil des heures et, assis en face d’elle, le sergent Havers complétant leur triangle patient, il fut pris pour elle d’un désir qu’il n’avait jamais connu auparavant, qui n’avait rien à voir avec le sexe et tout avec l’appel d’une âme à une autre âme sœur, indispensable à sa propre plénitude. Il éprouva le sentiment d’avoir accompli un long voyage, mais de se retrouver à son point de départ, et de reconnaître véritablement l’endroit pour la première fois.

Tout en ayant également la sensation très nette d’arriver trop tard.

Une voix déchira le silence à deux heures dix.

— Voilà de la compagnie, inspecteur. Le long de Flask Walk… Il reste bien dans l’ombre… Excellente technique… L’œil en alerte… Vêtements sombres, bonnet de laine sombre, col du manteau relevé… Il s’est arrêté. À trois portes du nid.

Il y eut une pause de plusieurs minutes, puis le monologue à voix basse reprit :

— Il traverse la rue pour un nouveau coup d’œil… Continue son approche… retraverse vers Back Lane… C’est notre colis, inspecteur. Personne ne descend une rue comme ça à deux heures du matin par ce temps… Je rends l’antenne, je l’ai perdu de vue, il a tourné dans Back Lane.

Une autre voix reprit :

— Le suspect approche le mur du jardin… Tire quelque chose sur son visage… Passe une main sur les briques…

Lynley éteignit la radio, et se déplaça sans bruit dans l’obscurité de la salle à manger. Le sergent Havers le suivit, tandis que lady Helen demeurait derrière eux.

Lynley ne distingua d’abord rien au-delà des portes de la salle à manger. Puis une forme noire apparut, se détachant sur le ciel d’encre, et l’intrus se hissa sur le mur du jardin. Une jambe passa à l’intérieur, puis une autre. Un bruit sourd lorsqu’il heurta le sol. Son visage était invisible, ce qui paraissait impossible au premier abord, étant donné la lumière des étoiles et des réverbères de Back Lane qui illuminait la neige, la silhouette de l’arbre, le contraste du ciment sur la brique, et même l’intérieur de la maison, jusqu’à un certain point. C’est alors que Lynley s’aperçut que l’homme portait une cagoule de ski, et d’un seul coup il ne ressembla plus tant à un intrus qu’à un tueur.

— Helen, retourne dans le salon, souffla Lynley.

Mais elle demeura immobile. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et vit qu’elle fixait de ses yeux écarquillés la silhouette dans le jardin, qui se rapprochait furtivement de la porte. Elle pressait son poing contre ses lèvres.

L’invraisemblable se produisit alors.

L’homme montait les quatre marches, tendait la main pour trouver la poignée, lorsque Helen poussa un cri fou :

— Non ! Oh mon Dieu, Rhys !

Et ce fut le chaos.

Dehors, la silhouette ne se figea qu’un instant avant de foncer vers le mur et de le franchir d’un seul bond.

Incapable de croire à ce que venait de faire Helen, Lynley demeura pétrifié. Elle ne pouvait pas… Elle n’avait pas voulu… Elle n’aurait jamais… Elle venait vers lui dans l’obscurité.

— Tommy, s’il te plaît…

Sa voix brisée lui fit reprendre brutalement ses esprits. Il l’écarta d’un geste, se précipita sur la radio et se contenta d’annoncer :

— On l’a perdu.

Cela fait, il se précipita vers la porte d’entrée, et fonça, insensible à l’écho de la poursuite derrière lui.

— Vers la grand-rue ! cria une voix au-dessus de la librairie quand Lynley déboula.

Mais il le savait. Devant lui, il voyait courir la silhouette noire, entendait sa course effrénée. Il la vit glisser sur une plaque de glace, se redresser et continuer sans se soucier de rechercher la sécurité de l’ombre. L’homme courait au milieu de la rue, apparaissant et disparaissant dans la lumière des réverbères, et l’écho de sa fuite déchirait l’air nocturne comme un roulement de tonnerre.

Lynley entendit le sergent Havers à quelques enjambées derrière lui. Elle courait à toute vitesse, maudissant lady Helen de toutes ses forces et de toutes les insultes qu’elle connaissait.

— Police !

Les deux agents de la camionnette venaient de se précipiter au coin, et arrivaient rapidement derrière eux.

Devant, leur gibier déboucha dans Heath Street, une des plus larges artères de Hampstead Village. Les phares d’une voiture le prirent au piège comme un animal. Des pneus crissèrent, un klaxon mugit frénétiquement. Une grosse Mercedes pila en dérapant à quelques centimètres de ses cuisses. Mais au lieu de continuer sa course, il tournoya, et plongea vers la portière. Même à une cinquantaine de mètres derrière, Lynley entendit le hurlement terrifié qui résonna à l’intérieur de la voiture.

— Arrêtez-vous !

Un autre agent chargea au coin de la grand-rue, à moins de trente mètres de la Mercedes. À ce cri, la silhouette vêtue de noir pivota sur la droite et continua sa fuite en remontant la colline.

Son arrêt près de la voiture lui avait coûté du temps et de la distance, et Lynley gagnait du terrain, suffisamment près maintenant pour entendre le ronflement de ses poumons lorsque l’homme bondit vers un étroit escalier de pierre qui grimpait à flanc de colline vers un autre quartier. Il avala les marches quatre à quatre, et s’arrêta au sommet. Il attrapa dans l’ombre d’une porte voûtée un panier de métal contenant des bouteilles de lait vides et le jeta derrière lui dans l’escalier avant de reprendre sa course. Mais le verre brisé ne servit qu’à effrayer les chiens du voisinage qui se mirent à aboyer comme des fous. Des lumières s’allumèrent dans les immeubles qui longeaient les escaliers, facilitant la progression de Lynley, qui se fraya facilement un chemin parmi les éclats de verre.

En haut des marches, les hêtres et les sycomores énormes qui bordaient la rue emplissaient celle-ci d’ombres menaçantes. Là, Lynley s’arrêta, tendit l’oreille pour surprendre dans le vent et les aboiements des chiens l’écho d’une fuite, chercha un mouvement dans l’ombre. Havers le rattrapa, jurant toujours en même temps qu’elle reprenait son souffle.

— Où est-il…

Lynley l’entendit le premier, sur sa gauche. Un choc sourd contre du métal lorsque le fuyard, embarrassé par sa cagoule, tomba contre une poubelle. C’était tout ce qu’il fallait à Lynley.

— Il se dirige vers l’église !

Il fit faire demi-tour à Havers.

— Allez chercher les autres ! ordonna-t-il. Dites-leur de le prendre à rebours par Saint-John’s Wood ! Tout de suite !

Il n’attendit pas de voir si elle obéissait. L’écho des pas devant lui le relança dans la poursuite, à travers Holly Hill jusqu’à une rue étroite où il vit dans un moment de triomphe que tout l’avantageait. D’un côté, une série de hauts murs, de l’autre une grande pelouse. La rue n’offrait aucune protection.

En une seconde, il distingua l’homme à une quarantaine de mètres devant lui, qui franchissait une grille ouverte dans le mur. Lorsqu’il atteignit celle-ci, il vit les empreintes dans la neige vierge sur le chemin, qui menaient à un jardin. Là, une silhouette se battait avec une haie de houx, les vêtements pris dans les feuilles épineuses. L’homme poussa un cri de douleur. Un chien se mit à aboyer furieusement. Des projecteurs s’allumèrent. Dans la grand-rue en contrebas, des sirènes se déclenchèrent, résonnant de plus en plus fort, au fur et à mesure que les voitures de police se rapprochaient.

L’homme, mû par une poussée d’adrénaline, parvint à se libérer des buissons. Alors que Lynley se rapprochait, il jeta un regard fou dans sa direction, évalua la distance qui le séparait de lui, et s’arracha à la douloureuse étreinte de la plante. Il tomba à genoux, enfin libre, de l’autre côté de la haie, se redressa, et se remit à courir. Lynley tourna dans l’autre direction, distingua une seconde grille dans le mur, et se fraya un chemin vers celle-ci à travers la neige épaisse, perdant au moins trente secondes. Il déboula enfin dans la rue.

À sa droite, derrière un mur de briques bas, se dessinait Saint-John’s Church. Là, une ombre bougea, se baissa, bondit, et franchit le mur. Lynley fonça.

Il passa le mur sans difficulté, et atterrit dans la neige. Il entrevit une silhouette se déplaçant vivement sur sa gauche, en direction du cimetière. L’écho des sirènes se rapprochait, des crissements de pneus sur la chaussée mouillée déchiraient la nuit.

Lynley se fraya un chemin à travers un monticule de neige qui lui arrivait aux genoux, atteignit une parcelle de trottoir dégagé. Devant lui, la forme sombre se faufilait entre les tombes.

C’était le genre d’erreur que Lynley attendait. La couche de neige était plus épaisse encore dans le cimetière, et certaines tombes étaient même complètement enfouies. Il entendit bientôt l’homme se débattre frénétiquement en se heurtant aux pierres tombales invisibles, tout en cherchant à progresser vers le mur opposé et la rue au-delà.

Tout près, les sirènes se turent, les gyrophares projetèrent leur lueur bleue, et des policiers grouillèrent au sommet du mur. La lumière blanche de leurs torches dirigées sur la neige à la recherche du fugitif illuminait distinctement les tombes, et permit à celui-ci d’éviter les monuments.

Lynley demeura sur le chemin dégagé à travers les arbres, des pins plantés serrés qui répandaient leurs aiguilles sur la glace et empêchaient ses semelles de glisser. Il gagnait du temps, des secondes précieuses qui lui servirent à localiser sa proie.

L’homme se trouvait à cinq mètres du mur. À sa gauche, deux agents progressaient dans la neige. À sa droite, Lynley, courant de toutes ses forces. Il n’y avait aucune issue. Et pourtant, avec un cri sauvage qui parut marquer un dernier sursaut d’énergie, il bondit vers le haut. Mais Lynley était déjà sur lui.

L’homme pivota, lança un coup de poing à l’aveuglette. Lynley relâcha sa prise pour éviter le coup, donnant à l’autre une seconde pour grimper au mur. Il sauta, agrippa le sommet, auquel il s’accrocha farouchement, et se hissa.

Mais Lynley riposta. L’agrippant par son pull noir, il tira l’homme en arrière, noua son bras autour de son cou et le projeta dans la neige. Il se tenait au-dessus de lui, haletant, lorsque Havers arriva en courant, soufflant comme un marathonien. Les deux agents arrivèrent enfin à travers la neige, et l’un d’entre eux réussit à dire « Tu es fait, mon gars », avant d’être pris d’une quinte de toux.

Lynley tendit la main, remit l’homme sur ses pieds, lui arracha sa cagoule et le projeta dans la lumière d’une torche.

C’était David Sydeham.