13
L’étendue de l’implication des paroles de Jeremy Vinney n’échappa à aucun des assistants. MI-5 : Military Intelligence, section cinq. Le contre-espionnage britannique. Ils comprenaient maintenant pourquoi Jeremy Vinney avait déboulé ainsi, certain d’être bien accueilli, assuré de détenir une information cruciale. Des soupçons avaient peut-être pesé sur lui mais cette nouvelle péripétie l’écartait entièrement du cercle des suspects. Du moins en paraissait-il convaincu, et il continua :
— Il y a plus. Intrigué par notre conversation ce matin sur l’affaire Profumo, en 1963, je suis allé aux archives, voir si je trouvais un article faisant allusion à un lien éventuel entre cette affaire et la mort de Geoffrey Rintoul. Je pensais que Rintoul avait peut-être effectivement été en relation avec une call-girl, et qu’il rentrait la voir à Londres la nuit où il a été tué.
— Mais c’est vraiment de l’histoire ancienne, l’affaire Profumo, remarqua Deborah. Ce genre de scandale ne pourrait pas affecter aujourd’hui la réputation d’une famille.
Lady Helen acquiesça, quoique avec réticence :
— Ce n’est pas faux, Simon. Assassiner Joy, détruire les scripts, assassiner Gowan, tout ça parce que Geoffrey Rintoul a eu une liaison avec une call-girl il y a vingt-cinq ans ? Comment voir là un mobile crédible ?
— Tout dépend de l’importance qu’on attache à la situation de cet homme, répondit Saint-James. Regarde l’affaire Profumo, par exemple. Il était ministre de la Défense, et entretenait une liaison avec Christine Keeler, une call-girl qui comme par hasard sortait également avec un certain Evgueni Ivanov.
— Attaché à l’ambassade soviétique mais on disait qu’il était espion, ajouta Vinney, qui reprit doucement : Au cours d’un entretien avec la police, sur un tout autre sujet, Christine Keeler reconnut spontanément qu’on lui avait demandé de soutirer à John Profumo la date à laquelle certains secrets nucléaires étaient transmis à l’Allemagne de l’Ouest par les Américains.
— Charmante personne, commenta lady Helen.
— L’information filtra dans la presse – ce sur quoi elle avait peut-être compté – et la situation de Profumo devint explosive.
— Celle du gouvernement aussi, intervint Havers.
Vinney hocha la tête.
— Le parti travailliste exigea que la liaison de Profumo avec Keeler soit portée devant la Chambre des communes, tandis que le parti libéral réclamait la démission du Premier ministre.
— Pourquoi ? demanda Deborah.
— Ils soutinrent qu’en tant que responsable de la sécurité du pays, le Premier ministre était, soit au courant des faits pour Profumo et les avait dissimulés, soit coupable de négligence et donc incompétent. La vérité, conclut Vinney, c’est peut-être que le Premier ministre avait eu le sentiment qu’il ne se relèverait jamais d’une nouvelle affaire aboutissant à la démission d’un de ses ministres, ce qui ne pouvait manquer d’arriver si on étudiait d’un peu près les agissements de Profumo. Il paria donc sur le fait que rien ne filtrerait contre Profumo. Si l’affaire Profumo éclatait si tôt après l’affaire Vassall, il était plus que probable qu’il serait obligé de démissionner.
— Vassall ?
Lady Helen se crispa. Livide, elle se pencha sur son siège.
Vinney la regarda, visiblement perplexe.
— William Vassall. Il a été condamné à la prison en octobre 62. C’était un employé de l’Amirauté qui espionnait pour le compte des Soviétiques.
— Mon Dieu ! s’écria lady Helen, qui bondit et se retourna vers Saint-James. Simon ! C’est la réplique de la pièce qui a fait réagir tous les Rintoul. « Un autre Vassall. » Le personnage retournait à Londres en hâte. Il disait qu’il ne deviendrait pas un autre Vassall. Et ils savaient ce que cela signifiait. Ils savaient ! Francesca, Elizabeth, lord et lady Stinhurst ! Ils savaient tous ! Ce n’était pas une histoire de call-girl, ça n’avait rien à voir !
Saint-James se mettait déjà debout.
— ÇA, ça fera bouger Tommy, Helen.
— Ça quoi ? s’écria Deborah.
— Geoffrey Rintoul, ma chérie. Un autre Vassall. Geoffrey Rintoul était sans doute une taupe soviétique. Et que Dieu les protège, mais tous les membres de sa famille et une bonne partie du gouvernement me paraissent avoir été au courant.
Lynley avait laissé les portes ouvertes entre son salon et sa salle à manger pour pouvoir écouter de la musique en dînant. Ces derniers jours, et ce soir encore, la nourriture ne le tentait guère. Il abandonna dans son assiette la tranche d’agneau entamée, et se laissa envahir par l’émotion de la symphonie de Beethoven qui montait de la pièce voisine. Il écarta sa chaise de la table et se renversa en arrière, les jambes étendues devant lui.
Au cours des dernières vingt-quatre heures, il avait soigneusement évité de penser à ce que le dossier d’accusation qu’il mettait sur pied contre Davies-Jones allait faire subir à Helen. S’obligeant à aller toujours de l’avant, de fait en fait, il avait réussi à gommer entièrement Helen de sa pensée. Mais celle-ci s’imposait maintenant.
Il comprenait son refus de croire à la culpabilité de Davies-Jones. Après tout, elle était intimement liée à lui. Mais comment réagirait-elle, confrontée à la certitude – irréfutable et corroborée par toute une série de faits – qu’elle avait été manipulée de sang-froid pour commettre un meurtre ? Et comment lui, Lynley, pouvait-il la protéger des ravages que cette certitude allait causer dans sa vie ? Sa réflexion lui fit comprendre qu’il ne pouvait plus éviter de regarder la vérité en face : Helen lui manquait atrocement, et s’il poursuivait son enquête sur Davies-Jones jusqu’à sa conclusion logique, il pourrait la perdre irrévocablement.
— Monsieur le comte ?
Son valet se tenait sur le seuil, hésitant, frottant l’extrémité de sa chaussure gauche contre son mollet droit comme pour mettre la dernière touche à son apparence déjà immaculée. Il passa une main sur ses cheveux parfaitement coiffés.
Le Beau Brummel d’Eaton Terrace, pensa Lynley, qui l’encouragea d’un « Oui, Denton ? », lorsqu’il apparut que le jeune homme allait continuer à se pomponner indéfiniment.
— Lady Helen Clyde est dans l’antichambre, monsieur le comte. Avec Mr Saint-James et le sergent Havers.
L’expression de Denton était un modèle de nonchalance qu’il pensait sans doute approprié à la circonstance. Une extrême surprise s’entendait pourtant dans sa voix, et Lynley se demanda à quel point Denton, avec cette omniscience des domestiques, était déjà au courant de la fêlure dans ses relations avec lady Helen. Après tout, il sortait depuis trois ans de façon assidue avec la Caroline de lady Helen.
— Eh bien ! ne les laissez pas dans l’entrée.
— Je les introduis dans le salon ? s’enquit Denton avec sollicitude, beaucoup trop de sollicitude au gré de Lynley.
Il se leva avec un hochement de tête, en pensant avec irritation : ils ne veulent sûrement pas me voir dans la cuisine.
Lorsqu’il les rejoignit un instant plus tard, ils se tenaient tous les trois groupés au fond de la pièce, sous le portrait du père de Lynley. Ils discutaient d’une voix étouffée et pressante, couverte par la musique, mais s’interrompirent net à son entrée. Puis, comme poussés par sa présence, et pour gagner du temps, ils entreprirent de se débarrasser de leurs manteaux, chapeaux, gants et écharpes. Lynley éteignit la chaîne stéréo, rangea le disque dans sa pochette, et les regarda avec curiosité. Ils paraissaient étrangement calmes.
— Nous sommes entrés en possession d’une information que nous devons te transmettre, Tommy, déclara Saint-James en une introduction visiblement étudiée.
— Quel genre d’information ?
— En rapport avec lord Stinhurst.
Lynley se tourna immédiatement vers Havers, qui soutint son regard sans défaillance.
— Vous avez quelque chose à voir là-dedans, Havers ?
— Oui, monsieur.
— C’est à mon instigation, Tommy, intervint Saint-James avant que Lynley puisse ajouter un mot. Barbara a trouvé la tombe de Geoffrey Rintoul sur le domaine de Westerbrae, et elle me l’a montrée. Il m’a paru nécessaire d’enquêter à ce sujet.
Lynley garda son calme au prix d’un grand effort.
— Pourquoi ?
— À cause du testament de Phillip Gerrard, jeta spontanément lady Helen. Le mari de Francesca. Il a dit qu’il ne voulait pas être enterré sur les terres de Westerbrae. À cause des coups de téléphone de lord Stinhurst le matin du crime. Ils n’étaient pas tous destinés à annuler des rendez-vous, Tommy. À cause…
C’était la personne à laquelle il s’attendait le moins qui venait de lui porter ce coup en traître. Lynley regarda Saint-James :
— Seigneur, tu leur as parlé de ma conversation avec Stinhurst.
Saint-James eut l’élégance de baisser les yeux.
— Je suis désolé. Vraiment. Mais je n’avais pas le choix.
— Pas le choix, répéta Lynley, incrédule.
Lady Helen s’avança vers lui d’un pas hésitant, la main tendue.
— Tommy, s’il te plaît. Je sais ce que tu ressens. Comme si nous nous dressions tous contre toi. Mais ce n’est pas du tout le cas. Écoute, s’il te plaît.
Lynley était pour l’heure capable de tout supporter, sauf la compassion d’Helen. Il la blessa cruellement, sans même y penser.
— Je crois que nous savons tous où va ton intérêt, Helen. Etant donné ton implication dans cette affaire, tu es bien la dernière personne à pouvoir faire preuve d’objectivité.
Lady Helen laissa retomber sa main, livide de souffrance. La voix froide d’une colère subite, Saint-James parla :
— Toi aussi, Tommy, si nous regardons la vérité en face.
Il laissa s’écouler un silence, puis reprit sur un autre ton, mais toujours aussi implacable :
— Lord Stinhurst t’a menti à propos de son frère et de sa femme. Ceci, avant toute chose. Il est très probable que Scotland Yard savait que telle était son intention, et a cautionné ce mensonge. Scotland Yard t’a délibérément choisi pour t’occuper de cette affaire, parce que tu étais la personne la plus disposée à croire ce que te dirait Stinhurst. Son frère et sa femme n’ont jamais eu de liaison, Tommy. Maintenant, es-tu disposé à écouter les faits, ou préfères-tu que nous te laissions ?
Lynley se sentit glacé jusqu’à la moelle des os.
— Au nom de Dieu, que veux-tu dire ?
Saint-James s’approcha d’un siège.
— C’est ce que nous sommes venus t’expliquer. Mais je crois d’abord qu’un cognac nous ferait du bien à tous.
Tandis que Saint-James développait ce qu’ils avaient appris sur Geoffrey Rintoul, Barbara observait Lynley, et essayait d’évaluer sa réaction. Considérant le milieu privilégié dont était issu Rintoul, et combien il ressemblait à celui de Lynley, elle savait à quel point ce dernier résisterait devant les faits. Tout ce qui faisait que Lynley appartenait à la upper class allait se liguer pour le pousser à nier ces faits et leurs conséquences. Et l’officier de police qu’était Barbara savait également combien certains de ces faits reposaient sur des bases peu solides. Geoffrey Rintoul, qui avait travaillé des années dans le secteur sensible de la défense, était une taupe soviétique, c’était là une réalité incontournable, mais le seul moyen d’en acquérir la certitude, c’était de le faire admettre par son frère Stuart.
L’idéal aurait été d’avoir accès à un ordinateur du MI-5. Même un dossier au nom de Geoffrey Rintoul classé « secret défense » suffirait à prouver que le contre-espionnage l’avait mis sous surveillance. Mais ils n’avaient pas accès à un tel ordinateur, et aucune source au sein du MI-5 pour valider leur histoire. Même la Section des opérations spéciales de Scotland Yard ne servirait de rien, si le Yard lui-même avait approuvé l’histoire inventée par lord Stinhurst sur la mort de son frère. Tout se résumait donc à cela : la capacité de Lynley à dépasser ses préjugés à l’égard de Davies-Jones, à regarder la vérité en face. Et la vérité était que lord Stinhurst, et non Davies-Jones, disposait d’un motif suffisamment puissant pour désirer la mort de Joy Sinclair. Sa propre sœur lui avait fourni les clés de la chambre de Joy, et il avait assassiné la femme dont la pièce — habilement modifiée à son insu – menaçait de révéler le plus terrible des secrets de sa famille.
— Ainsi, lorsque Stinhurst a entendu le nom de Vassall dans la pièce de Joy, il s’est trouvé dans l’obligation de découvrir ce qu’elle avait écrit, conclut Saint-James. Et regarde donc comme les antécédents de Geoffrey Rintoul plaident en faveur de son rôle d’espion, Tommy. Il était à Cambridge dans les années trente, et nous savons que les Soviétiques ont recruté à tour de bras à cette époque. Rintoul était étudiant en économie, ce qui n’a pu que le rendre plus réceptif aux arguments marxistes. Regarde sa conduite pendant la guerre : demander à être renvoyé en mission dans les Balkans l’a mis en contact avec les Russes. Je ne serais pas surpris d’apprendre que son contact se trouvait également dans les Balkans, et que c’est ainsi qu’il a reçu ses instructions les plus importantes : s’infiltrer au ministère de la Défense. Dieu sait tout ce qu’il a pu transmettre aux Soviétiques au cours des ans.
Lorsque Saint-James acheva son récit, personne ne dit rien. Ils consacrèrent toute leur attention à Lynley qui, impénétrable, leva les yeux sur le portrait de son père, sous lequel ils étaient assis, comme pour demander conseil au septième comte d’Asherton.
— Répète-moi le message de Stinhurst à Willingate, dit-il enfin.
Saint-James se pencha.
— Il a dit qu’une remontée à la surface l’obligeait à annuler Willingate une seconde fois ce mois-ci, et que celui-ci appelle Westerbrae en cas de problème.
— Une fois que nous avons découvert qui était Willingate, le message est apparu plus clair, continua Barbara, en proie au besoin pressant de convaincre. Il semblait dire à Willingate que le fait que Geoffrey avait été une taupe faisait surface pour la seconde fois, la première ayant été cette veille de Nouvel An de 1962, Willingate devait donc téléphoner pour aider à résoudre un problème, ce problème étant la mort de Joy Sinclair et la pièce qui révélait tous les détails du passé peu recommandable de Geoffrey.
Lynley hocha la tête, et Barbara continua.
— De toute évidence, lord Stinhurst ne pouvait téléphoner directement à Willingate, n’est-ce pas ? Nous aurions trouvé trace de cet appel en faisant des recherches à Westerbrae. Aussi a-t-il appelé sa secrétaire, et c’est elle qui a fait le reste. Willingate, comprenant le message, lui a effectivement téléphoné, monsieur. Deux fois, je pense. Vous vous souvenez, Mary Agnes m’a dit qu’elle avait entendu le téléphone sonner deux fois. Ce devait être Willingate, la première fois pour savoir ce qui se passait, la seconde pour avertir Stinhurst de ce qu’il avait mis au point avec Scotland Yard.
— Souviens-toi également, intervint Saint-James, que, d’après l’inspecteur Macaskin, le CID de Strathclyde n’a jamais demandé l’assistance du Yard. Ils ont simplement été informés que Scotland Yard prenait l’affaire en main. Il est plus que probable que c’est Willingate qui a arrangé tout cela. Il a téléphoné à un haut fonctionnaire du Yard, puis a recontacté Stinhurst pour lui transmettre le nom de l’inspecteur chargé de l’enquête. Stinhurst savait parfaitement que tu allais faire ton apparition, Tommy, et il a eu toute la journée pour concocter une histoire que toi, son égal, un pair du royaume, serais tout disposé à croire. Ce devait être une histoire intime, une histoire personnelle, que toi, un gentleman, tu te ferais un devoir de ne pas répéter. Et quoi de mieux qu’un enfant illégitime ? C’était diablement malin. Il n’a simplement pas pensé que tu pourrais te confier à moi. Ni que moi – loin de me conduire en gentleman, en l’occurrence –, je trahirais ta confiance, ce que je regrette. S’il avait existé un autre moyen, je n’aurais rien dit. J’espère que tu me crois.
La dernière remarque de Saint-James sonna comme une conclusion. Lynley se contenta de saisir la bouteille de cognac, de se verser un autre verre, et de la passer à son ami, le visage impassible et la main ferme. Dehors, un klaxon résonna deux fois sur Eaton Terrace. En réponse, un cri s’éleva d’une maison voisine.
Cherchant à tout prix à lui faire prendre position, Barbara parla :
— La question à laquelle nous essayions de trouver une réponse en venant, c’est pourquoi le gouvernement irait-il s’impliquer aujourd’hui dans une affaire de ce genre ? Nous en avons conclu que c’était sans doute parce qu’en 1963 ils avaient entrepris de dissimuler les activités de Rintoul – en utilisant probablement le décret sur les secrets d’Etat – pour éviter au Premier ministre d’avoir à affronter la découverte d’un espion soviétique dans les hautes sphères du gouvernement très peu de temps après l’affaire Vassall et le scandale Profumo. Une fois mort, Geoffrey Rintoul ne pouvait plus porter tort au ministère de la Défense, mais au Premier ministre, si on avait vent de ses activités. Alors, ils ont fait ce qu’il fallait, et apparemment, ils ne tiennent pas à ce qu’on découvre aujourd’hui qu’ils ont étouffé l’affaire. Ce pourrait être embarrassant. À moins qu’ils n’aient des dettes envers la famille Rintoul, qu’ils payent de cette façon. En tout cas, ils ont de nouveau étouffé les choses. Seulement…
Barbara s’interrompit, se demandant comment il allait prendre cette dernière déclaration, sachant seulement qu’en dépit de leurs disputes et de leurs divergences souvent insurmontables elle ne pouvait se résoudre à lui infliger une telle souffrance.
Mais Lynley saisit lui-même l’occasion.
— Je devais le faire pour eux, dit-il d’une voix caverneuse. Et Webberly était au courant. Depuis le début.
Barbara devina sa pensée dans l’accablement qui transparaissait dans ses paroles : cette situation prouvait qu’il n’était pour ses supérieurs qu’un objet sacrifiable, que sa carrière n’avait rien d’exceptionnel ou de valable, car si elle était réduite à néant par la révélation qu’il avait – même sans le savoir – tenté d’étouffer le rôle de Stinhurst dans une enquête criminelle, sa démission ne serait une perte pour personne. Que tout cela soit faux n’avait aucune importance. Barbara savait qu’il lui suffisait d’y croire un instant pour entamer considérablement son amour-propre.
Au cours des quinze derniers mois, elle l’avait tour à tour aimé et détesté pour finir par le comprendre. Mais elle n’avait jusqu’alors jamais perçu à quel point ses origines aristocratiques étaient pour lui une source d’angoisse, un fardeau chargé du poids du sang et de la famille qu’il assumait avec une dignité sans prétention, même s’il mourait parfois d’envie de s’en débarrasser.
— Comment Joy Sinclair pouvait-elle savoir tout cela ? demanda-t-il, les traits parfaitement maîtrisés.
— Lord Stinhurst te l’a dit. Elle se trouvait là la nuit où Geoffrey est mort.
— Et je n’ai même pas remarqué l’absence de toute référence à sa pièce dans le bureau de Joy, dit-il d’un ton lourd de reproche. Seigneur, quelle sorte de travail de police est-ce là ?
— Tommy, ces messieurs du MI-5 ne laissent pas de carte de visite lorsqu’ils fouillent une maison, dit Saint-James. Il n’y avait aucune trace, tu ne pouvais pas savoir qu’ils étaient passés par là. Et après tout, tu n’étais pas là-bas pour chercher des informations sur la pièce.
— L’absence de celle-ci n’aurait tout de même pas dû m’échapper. (Il eut un sourire lugubre à l’adresse de Barbara.) Vous avez fait du bon travail, Barbara. Je ne sais pas ce que nous serions devenus si je ne vous avais pas eue avec moi.
Le compliment ne procura aucune joie à Barbara. Le fait d’avoir raison ne l’avait jamais autant déprimée.
— Qu’allons-nous… ?
Elle hésita, se refusant à lui ôter encore un peu plus d’autorité.
Lynley se leva.
— Nous allons chercher Stinhurst demain matin. J’aimerais disposer du reste de la nuit pour réfléchir à ce qui doit être fait.
Barbara savait ce qu’il voulait dire : il devait réfléchir à la façon dont lui allait réagir sachant maintenant comment Scotland Yard l’avait manipulé. Elle aurait souhaité dire quelque chose pour amortir le coup. Dire que leur plan visant à faire de lui l’instrument pour étouffer l’affaire avait échoué ; eux s’étaient montrés les plus forts. Mais il lirait la vérité derrière ses paroles réconfortantes. C’était elle la plus forte. Elle l’avait sauvé des abîmes de sa propre folie.
Sans rien ajouter, ils revêtirent leurs manteaux, enfilèrent leurs gants, ajustèrent leurs chapeaux et leurs écharpes. L’atmosphère était lourde de paroles qui devaient être prononcées. Lynley prit son temps pour ranger la carafe de cognac, réunir les petits verres en cristal sur un plateau, éteindre les lumières de la pièce. Puis il les suivit dans le hall.
Lady Helen se tenait dans une flaque de lumière près de la porte. Pendant une heure, elle était demeurée silencieuse, et lorsqu’il les rejoignit, elle lança timidement :
— Tommy…
— Retrouvez-moi à neuf heures au théâtre, sergent, dit brutalement Lynley. Venez avec un agent pour embarquer Stinhurst.
Si elle n’avait pas encore réalisé à quel point son triomphe dans ce jeu policier était absurde, ce bref échange se chargea de le démontrer à Barbara avec une clarté rare. Elle vit s’élargir le gouffre entre lady Helen et Lynley, vit son étendue infranchissable comme une blessure physique. Elle se contenta de répondre « Oui, monsieur », et ouvrit la porte.
— Tommy, tu ne peux pas continuer à m’ignorer, insista lady Helen.
Pour la première fois depuis que Saint-James s’était mis à parler dans le salon, il la regarda.
— Je me suis trompé sur lui, Helen. Mais tu dois savoir ce qui a été le pire de ma faute. Je voulais avoir raison.
Il les salua d’un signe de tête et les abandonna.
Mercredi se leva sous un ciel plombé, et un froid pire que les jours précédents. La neige sur les trottoirs s’était transformée en une croûte mince et dure, noircie par la poussière et les gaz d’échappement.
Lorsque Lynley arrêta sa voiture en face de l’Azincourt à huit heures quarante-cinq, le sergent Havers l’attendait déjà devant, emmitouflée jusqu’aux yeux dans ses lainages marron et peu seyants, en compagnie d’un jeune agent de police. Lynley remarqua d’un air lugubre le soin que Havers avait apporté à son choix, en l’occurrence l’individu le moins susceptible d’être impressionné par le titre et la richesse de Stinhurst : Winston Nkata. Ancien meneur des Brixton Warriors – un des gangs noirs les plus violents de la ville –, le jeune Nkata, grâce à l’intercession patiente et l’amitié constante de trois officiers têtus de la section A7, était maintenant, à vingt-cinq ans, candidat aux plus hautes sphères du CID. La preuve vivante, aimait-il à dire, que, quand ils ne peuvent pas vous arrêter, ils se débrouillent pour vous convertir.
Il lança à Lynley un de ses éblouissants sourires.
— Inspecteur, pourquoi vous ne venez jamais promener ce bijou dans mon quartier ? Chez moi, on adore mettre le feu à des trucs aussi jolis.
— À la prochaine émeute, prévenez-moi, répliqua Lynley, pince-sans-rire.
— La prochaine émeute, on enverra des invitations, pour être sûr que tout le monde viendra.
— Ah oui. « On est prié d’apporter sa propre brique. »
Le jeune Noir rejeta la tête en arrière et éclata d’un large rire, tandis que Lynley les rejoignait sur le trottoir.
— Je vous aime bien, inspecteur. Vous devriez me donner votre adresse, pour que j’aille demander la main de votre sœur.
Lynley sourit.
— Vous valez bien mieux qu’elle, Nkata, sans parler du fait que vous avez quinze ans de moins. Mais si vous savez vous tenir ce matin, je suis sûr qu’on peut trouver un moyen de s’arranger. Stinhurst est arrivé ? demanda-t-il à Havers.
— Il y a dix minutes. Il ne nous a pas vus, dit-elle en réponse à sa question muette. On prenait un café de l’autre côté de la rue. Sa femme était avec lui, inspecteur.
— Ça, c’est un coup de chance. Allons-y, dit Lynley.
Le théâtre bourdonnait de l’activité préalable à toute nouvelle production. Les portes de la salle étaient ouvertes, un brouhaha de voix et de rires se mêlait au bruit d’une équipe de travail, prenant des mesures pour un décor. Des assistants de production s’affairaient, cahier de notes à la main et crayon derrière l’oreille. Dans un coin près du bar, un publicitaire et un décorateur discutaient, penchés sur une large feuille de papier, ce dernier esquissant des modèles d’affiches. L’endroit palpitait d’excitation créative, mais ce matin Lynley ne regrettait pas un instant d’être l’instrument qui allait interrompre le plaisir de tous ces gens. Ce qui ne manquerait pas d’être le cas lorsque Stinhurst serait arrêté.
Ils se dirigeaient vers la porte des bureaux de la production, à l’autre extrémité du théâtre, lorsque lord Stinhurst en sortit, suivi de sa femme. Lady Stinhurst lui parlait avec agitation, tripotant nerveusement un large anneau de diamant à son doigt. À la vue de la police, elle s’arrêta net – de tripoter sa bague, de parler, et de marcher.
Lorsque Lynley demanda à lui parler en privé, Stinhurst se montra tout à fait coopératif.
— Venez dans mon bureau. Ma femme doit-elle… ajouta-t-il avec une hésitation de circonstance.
Lynley avait déjà décidé de tirer avantage de la présence de lady Stinhurst. Une partie de lui-même – la meilleure, pensa-t-il – ne demandait qu’à la laisser partir en paix, et se dérobait à l’idée de l’utiliser comme un pion dans ce jeu de la réalité et de la fiction. Mais l’autre partie de lui-même avait besoin d’elle comme instrument de chantage. Et tout en sachant qu’il allait l’utiliser, il se détesta pour cela.
— J’aimerais également voir lady Stinhurst, dit-il brièvement.
Une fois l’agent Nkata posté devant la porte, et consigne laissée à la secrétaire d’arrêter tous les coups de fil, sauf ceux destinés à la police, Lynley et Havers rejoignirent lord Stinhurst et sa femme dans le bureau du producteur. La pièce lui ressemblait, avec sa froide décoration noir et gris, son bureau de bois dur absolument net, ses fauteuils à oreillettes luxueux et la quasi imperceptible odeur de tabac à pipe. Encadrées avec goût, les affiches d’anciens spectacles produits par Stinhurst qui ornaient les murs proclamaient plus de trente ans de succès : Henry V, Londres. Les Trois Sœurs, Norwich. Rosencrantz et Guildenstern sont morts, Keswick. Maison de poupée, Londres. Vies privées, Exeter. Equus, Brighton. Amadeus, Londres. Se refusant à accorder à lord Stinhurst le privilège d’affronter la police de l’autre côté de son bureau poli, avec tout le confort et l’autorité que cela impliquait, Lynley les guida vers la table de réunion, de l’autre côté de la pièce.
Tandis que Havers cherchait son calepin, il sortit les photos de l’enquête, ainsi que les agrandissements qu’en avait tiré Deborah Saint-James. Il les étala sur la table sans un mot. Si tout ce qu’avait raconté Saint-James était vrai, lord Stinhurst avait sans aucun doute possible téléphoné à sir Kenneth Willingate la veille au soir, et s’était préparé à cette entrevue. Au cours d’une longue nuit sans sommeil, Lynley avait soigneusement passé en revue les divers moyens de parer à une nouvelle série de mensonges soigneusement mis au point. Il avait fini par réaliser que Stinhurst avait au moins un talon d’Achille, et c’est celui-ci que Lynley visa avec sa première remarque.
— Jeremy Vinney est au courant de toute l’histoire, lord Stinhurst. Je ne sais pas s’il la rendra publique car, pour l’instant, il n’a pas de preuves solides pour l’étayer. Mais je ne doute pas un instant qu’il ait l’intention de chercher ces preuves. (Il redressa les clichés avec un soin délibéré.) Ainsi, vous pouvez me raconter un autre mensonge. Ou bien nous pouvons discuter en détail de celui que vous avez inventé à mon profit ce week-end à Westerbrae. Ou bien encore, vous pouvez me dire la vérité. Toutefois, j’aimerais souligner d’abord que si vous m’aviez tout de suite fait part de la vérité à propos de votre frère, celle-ci ne serait probablement pas allée plus loin que Saint-James, à qui je me suis confié. Mais parce que vous m’avez menti, et parce que ce mensonge ne cadrait pas avec la sépulture de votre frère en Écosse, le sergent Havers est au courant, tout comme Saint-James, tout comme lady Helen Clyde, tout comme Jeremy Vinney. Tout comme quiconque aura accès à mon rapport une fois que je l’aurai rédigé.
Lynley saisit le regard que lançait Stinhurst à sa femme.
— Alors, que choisissons-nous ? demanda-t-il en se détendant sur son siège. Allons-nous parler de cet été, il y a de cela trente-six ans, où votre frère se trouvait dans le Somerset, où vous parcouriez le pays en tournée, et où votre femme…
— Cela suffit, dit Stinhurst avec un sourire glacial. Pris à mon propre piège, inspecteur ? Bravo.
Lady Stinhurst se tordait les mains.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Stuart ? Que leur as-tu raconté ?
Elle n’aurait pu poser sa question à un meilleur moment. Lynley attendit la réponse de Stinhurst. Après avoir longuement examiné les deux policiers, celui-ci se tourna vers sa femme. Mais lorsqu’il prit la parole, ce fut pour démontrer sans l’ombre d’un doute qu’il était un maître dans l’art de décontenancer et de surprendre.
— Je lui ai dit que Geoffrey et toi étiez amants. J’ai prétendu qu’Elizabeth était ta fille illégitime, et que la pièce de Joy Sinclair dévoilait votre liaison. Je leur ai dit que Joy avait réécrit sa pièce à mon insu pour se venger de la mort d’Alec. Dieu me pardonne, mais ça, au moins, c’est vrai. Je suis désolé.
Lady Stinhurst demeura pétrifiée, dans un silence interloqué. Les mots paraissaient ne pouvoir sortir de sa bouche, et ses traits s’affaissèrent dans l’effort.
— Geoff ? parvint-elle enfin à articuler. Tu as pensé que Geoffrey et moi… Oh mon Dieu, Stuart !
Stinhurst se pencha vers sa femme, mais elle eut une exclamation involontaire et recula. Il se retira lentement, laissant sa main posée sur la table entre eux. Il plia les doigts, les recroquevilla dans sa paume.
— Non, bien sûr que non. Mais j’avais besoin de leur dire quelque chose. Je devais… j’étais obligé de les éloigner de Geoff.
— Tu étais obligé de leur dire… Mais il est mort.
Son visage trahit une répulsion grandissante tandis qu’elle réalisait l’énormité de ce qu’avait fait son mari.
— Geoff est mort. Mais pas moi. Pas moi, Stuart ! Tu as fait de moi une putain pour protéger un mort ! Tu m’as sacrifiée ! Mon Dieu ! Comment as-tu pu faire une chose pareille ?
Stinhurst secoua la tête, et répondit péniblement :
— Il n’est pas mort. Pas du tout, il est bien vivant dans cette pièce. Pardonne-moi si tu le peux. J’ai toujours été lâche, du début à la fin. Je n’ai cherché qu’à me protéger.
— Te protéger de quoi ? Tu n’as rien fait ! Stuart, pour l’amour de Dieu, tu n’as rien fait cette nuit-là ! Comment peux-tu…
— C’est faux. Je ne pouvais pas te le dire.
— Me dire quoi ? Dis-le maintenant !
Stinhurst lança un long regard à sa femme, comme pour trouver du courage dans la contemplation de ce visage.
— C’est moi qui ai dénoncé Geoff au gouvernement. Vous avez tous découvert le pire sur lui cette veille de Nouvel An. Mais moi… Seigneur, moi je savais depuis 1949 que c’était un agent soviétique.
Stinhurst se tenait parfaitement immobile. Peut-être était-il persuadé qu’un seul geste suffirait à ouvrir les vannes, et à laisser déborder l’angoisse accumulée pendant trente-neuf ans. Il parlait d’une voix neutre, sans verser de larmes, bien que ses yeux se soient petit à petit cerclés de rouge. Lynley se demanda s’il était même encore capable de pleurer après tant d’années de tromperie.
— Je savais que Geoff était marxiste lorsque nous étions à Cambridge. Il n’en faisait pas mystère, et franchement je prenais ça à la plaisanterie, comme quelque chose qui lui passerait. Et si ça ne lui passait pas, je pensais combien il serait drôle que le futur comte de Stinhurst se dévoue à la cause du prolétariat pour changer le cours de l’histoire. Ce que je ne savais pas, c’est que ses inclinations politiques avaient été remarquées et qu’il avait été séduit et poussé à espionner alors qu’il était encore étudiant.
— Séduit ? demanda Lynley.
— C’est effectivement un processus de séduction, répliqua Stinhurst. Un mélange de flatterie et de cajoleries qui fait croire à l’étudiant qu’il joue un rôle important dans le cours des choses.
— Comment l’avez-vous su ?
— Je l’ai découvert tout à fait par hasard, après la guerre, alors que nous nous trouvions tous dans le Somerset. Le week-end où mon fils Alec est né. J’étais parti directement à la recherche de Geoff après avoir vu Marguerite et le bébé. C’était… (Il sourit à sa femme pour la première et unique fois, mais le visage de celle-ci ne refléta aucune émotion.) Un fils. J’étais tellement heureux. Je voulais que Geoff sache. Alors, je suis allé à sa recherche, et je l’ai trouvé dans un de nos repaires d’enfant, un cottage abandonné dans les Quantock Hills. Il pensait visiblement qu’il n’y avait pas de danger dans le Somerset.
— Il y rencontrait quelqu’un ?
Stinhurst acquiesça.
— J’aurais sans doute pu croire qu’il ne s’agissait que d’un fermier, mais plus tôt ce week-end-là j’avais vu Geoff travailler dans le bureau sur des papiers officiels, le genre qui porte la mention « Confidentiel » en lettres gigantesques sur le dessus. Sur le moment, j’avais simplement pensé qu’il avait apporté du travail à la maison. Sa mallette se trouvait sur le bureau, et il était en train de mettre des documents dans une enveloppe bulle. Ce n’était pas une enveloppe à en-tête du domaine, ni à en-tête du ministère, je m’en souviens distinctement. Mais je n’y ai accordé aucune attention, jusqu’au moment où je l’ai vu donner cette enveloppe à l’homme qu’il rencontrait. Bien souvent, je me suis dit qu’à une minute près je serais resté persuadé que son interlocuteur était un fermier du Somerset. Mais en tout état de cause, lorsque j’ai vu l’enveloppe changer de mains, j’ai supposé le pire. Bien entendu, l’espace d’un instant, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une coïncidence, que cette enveloppe ne pouvait être la même que celle du bureau. Mais s’il ne s’agissait que d’un innocent échange d’informations, légal et au-dessus de tout soupçon, pourquoi cette rencontre dans les Quantock Hills, dans un endroit perdu ?
— Si tu les avais découverts, intervint lady Stinhurst d’une voix lasse, pourquoi n’ont-ils pas… fait quelque chose pour t’empêcher de révéler ce que tu savais ?
— Ils ne savaient pas exactement ce que j’avais vu. Et même s’ils l’avaient su, je ne risquais rien. En dépit de tout, Geoff aurait refusé d’aller jusqu’à l’élimination de son frère. Au bout du compte, mis au pied du mur, il était beaucoup plus courageux que moi.
— Ne parle pas ainsi, dit lady Stinhurst en détournant le regard.
— C’est pourtant vrai.
— A-t-il reconnu ses activités ? demanda Lynley.
— Une fois l’autre parti, je l’ai affronté, et il n’a pas hésité à les reconnaître. Il n’en avait pas honte. Il croyait à sa cause. Et moi… moi je ne sais pas à quoi je croyais. Tout ce que je savais, c’est qu’il était mon frère. Et que je l’aimais. Je l’avais toujours aimé. Et bien que ses actes m’aient révolté, je n’ai pu me forcer à le trahir. Vous comprenez, il aurait su que c’était moi qui l’avais dénoncé. Alors je n’ai rien fait. Mais cela m’a rongé pendant des années.
— Je suppose que vous avez finalement vu une occasion d’agir en 1962.
— Le gouvernement a fait comparaître William Vassall en justice en octobre. Ils avaient déjà arrêté et jugé pour espionnage en septembre un physicien italien, Giuseppe Martelli. Je me suis dit que si les activités de Geoff étaient découvertes alors, tant d’années après que j’en avais eu connaissance, jamais il ne penserait que je pouvais être celui qui l’avait donné. Aussi je… en novembre, j’ai parlé aux autorités, et la surveillance a commencé. Au fond de moi, j’espérais, je priais pour que Geoff découvre qu’il était surveillé, et pour qu’il passe à l’Est. Il a failli réussir.
— Qu’est-ce qui l’en a empêché ?
Stinhurst serra le poing. Sa main aux jointures blanchies trembla sous la pression. Dans un bureau voisin, un téléphone sonna, et un éclat de rire résonna. Le sergent Havers cessa d’écrire, et lança un regard interrogateur à Lynley.
— Qu’est-ce qui l’en a empêché ? répéta Lynley.
— Dis-leur, Stuart, murmura lady Stinhurst. Dis la vérité, cette fois-ci. Enfin.
Son mari se frotta les paupières. Sont teint était devenu grisâtre.
— Mon père, dit-il. Mon père l’a tué.
Stinhurst faisait les cent pas dans la pièce, grande et mince silhouette droite comme un if, à l’exception de sa tête, penchée, les yeux fixés sur le sol.
— Cela s’est passé quasiment comme Joy l’a décrit l’autre soir. Il y a eu un coup de téléphone pour Geoff mais, sans qu’il s’en aperçoive, mon père et moi sommes entrés dans la bibliothèque, et avons surpris une partie de la conversation. Nous l’avons entendu dire que quelqu’un devait se rendre à son appartement pour récupérer le code, sinon tout le réseau était fichu. Père a commencé à l’interroger. Geoff, hors de lui, ne voulait qu’une chose, s’en aller tout de suite. Il n’avait pas le temps de se soumettre à un interrogatoire. Lui qui était si éloquent répondait aux questions de façon incohérente, ne savait plus ce qu’il disait. Alors, père a deviné la vérité. Après ce que nous avions surpris au téléphone, ce n’était pas très difficile. Quand père a compris que le pire était vrai, quelque chose en lui a tout simplement cédé. Pour lui, il ne s’agissait pas seulement d’une trahison politique. Geoff avait trahi la famille, toute une façon de vivre. Je pense qu’en un instant il a été submergé par le besoin de tout effacer. Alors… (Stinhurst examina les belles affiches alignées sur les murs de son bureau.) Mon père lui a sauté dessus. Comme un ours. Et moi… Mon Dieu, moi j’ai tout vu. Pétrifié, inutile. Et depuis, chaque nuit, Thomas, chaque nuit je revis ce moment où j’ai entendu la nuque de Geoff se briser comme une branche.
— Le mari de votre sœur, Phillip Gerrard, a été mêlé à tout cela ?
— Oui. Il ne se trouvait pas dans la bibliothèque lorsque l’appel pour Geoff est arrivé, mais Francesca, Marguerite et lui ont entendu les cris de mon père, et se sont précipités depuis l’étage. Ils ont fait irruption dans la pièce quelques instants après… ce qui s’est passé. Bien sûr, Phillip s’est précipité sur le téléphone, en insistant pour appeler la police. Mais nous… tous les autres, nous l’en avons dissuadé. Nous avons évoqué le scandale. Le procès. Peut-être père en prison. Francesca est devenue hystérique, à cette idée. Phillip s’est d’abord montré inflexible, mais en fin de compte que pouvait-il faire, seul contre nous tous, et particulièrement Francesca ? Alors, il nous a aidés à transporter le… Geoffrey là où la route fait un embranchement, bifurque à gauche vers Hillview Farm, et continue sa descente tout droit vers le village de Kilparie. Nous n’avons pris que la voiture de Geoff, pour laisser les traces de pneus d’un seul véhicule. (Il eut un vif sourire de dérision.) Nous avons été très attentifs à ce genre de détail. La pente devient très forte à partir de la fourche, avec deux virages en épingle à cheveux successifs. Nous avons fait démarrer le moteur, et laissé partir la voiture avec le corps de Geoff sur le siège du conducteur. Elle a pris de la vitesse. Au premier virage, elle a traversé la route, enfoncé la barrière, puis franchi le talus avant de prendre feu. (Il sortit un mouchoir blanc, un carré de lin impeccable, et s’essuya les yeux. Il retourna à la table, mais ne s’assit pas.) Ensuite, nous sommes rentrés à la maison. La route était presque totalement verglacée, nous n’avons même pas laissé d’empreintes. Personne n’a jamais pensé qu’il pouvait s’agir d’autre chose que d’un accident.
Il effleura du doigt la photo de son père, qui reposait là où Lynley l’avait placée au milieu des autres.
— Dans ce cas, comment se fait-il que sir Andrew Higgins soit venu de Londres identifier le corps et témoigner à l’enquête ?
— Pour parer à toute éventualité. Au cas où quelqu’un aurait remarqué quelque chose de bizarre dans les blessures de Geoff, qui aurait pu entraîner des questions, une mise en cause de notre histoire. Sir Andrew était le plus vieil ami de mon père. Nous avions en lui une confiance absolue.
— Et quel a été le rôle de Willingate ?
— Il est arrivé à Westerbrae deux heures après l’accident. Il était en chemin pour venir chercher Geoffrey et le ramener à Londres pour interrogatoire. Le coup de téléphone que mon frère avait reçu était bien entendu destiné à l’avertir de sa venue. Père a dit la vérité à Willingate, et ils ont conclu un marché. L’affaire serait tenue secrète. Le gouvernement ne tenait pas à ce que l’on dévoile l’existence depuis des années d’une taupe au sein du ministère de la Défense, d’autant que Geoffrey était mort. Mon père ne voulait pas que l’on sache que son fils avait été un espion. Il ne voulait pas non plus être jugé pour meurtre. Aussi la version de l’accident l’a-t-elle emporté, et nous avons tous juré le silence. Nous ne l’avons jamais brisé, mais Phillip Gerrard était un homme intègre, et la pensée qu’il s’était laissé persuader d’étouffer un crime l’a consumé toute sa vie.
— Est-ce la raison pour laquelle il n’est pas enterré sur les terres de Westerbrae ?
— Il était persuadé de les avoir maudites.
— Pourquoi la tombe de votre frère se trouve-t-elle ici ?
— Père ne voulait pas qu’il soit enterré dans le Somerset. Nous avons déjà eu bien du mal à le convaincre ne serait-ce que de lui donner une sépulture. (Stinhurst regarda enfin sa femme.) La trahison de Geoffrey nous a tous brisés, n’est-ce pas, Mag ? Toi et moi encore plus que les autres. Nous avons perdu Alec. Nous avons perdu Elizabeth. Nous nous sommes perdus.
— Ainsi, c’est Geoffrey qui s’est dressé entre nous toutes ces années, dit-elle d’un ton morne. Tu t’es toujours comporté comme si c’était toi qui l’avais tué, et non ton père. Il y a même des moments où je me suis demandé si ce n’était pas effectivement toi.
Stinhurst secoua la tête, refusant d’être disculpé.
— C’est moi. Bien sûr que c’est moi. Cette nuit-là, dans la bibliothèque, il y eut cette seconde de choix, cette seconde où j’aurais pu me précipiter, où j’aurais pu arrêter père. Ils étaient à terre et… Geoff m’a regardé. Je suis la dernière personne qu’il ait vue, Maggie. Et la dernière chose dont il ait été conscient, c’est que son frère unique allait rester là sans rien faire et le regarder mourir. J’aurais tout aussi bien pu le tuer moi-même. Au bout du compte, c’est moi le responsable.
« La trahison, comme la peste, se répand dans le sang. » Lynley songea que cette phrase de Webster n’avait jamais paru si appropriée, car de la trahison de Geoffrey Rintoul avait découlé la destruction de toute sa famille. Et celle-ci, sans faiblir, continuait à se nourrir des vies qui gravitaient à la périphérie du cercle des Rintoul : celle de Joy Sinclair, celle de Gowan. Mais il était temps qu’elle cesse.
Il ne restait plus qu’un détail à régler.
— Pourquoi avez-vous mis en cause le MI-5 ce week-end ?
— Je ne savais pas quoi faire d’autre. Tout ce que je savais, c’est qu’une enquête ne pourrait manquer de tourner autour du script que nous lisions la nuit où Joy est morte. Et je pensais – j’étais persuadé – qu’un examen attentif de cette pièce révélerait tout ce que ma famille et le gouvernement avaient si soigneusement dissimulé toutes ces années. Lorsque Willingate m’a téléphoné, il est tombé d’accord sur le fait que ces textes devaient être détruits. Il a contacté la Section des opérations spéciales, qui à son tour a contacté un responsable de la police métropolitaine, qui a accepté d’envoyer quelqu’un — un spécialiste – à Westerbrae.
Ces derniers mots firent naître chez Lynley un nouvel accès d’amertume qu’il combattit en vain. Il songea que, si Helen ne s’était pas trouvée à Westerbrae, s’il n’avait pas fait la découverte accablante de sa liaison avec Rhys Davies-Jones, il aurait vu à travers le tissu de mensonges de Stinhurst, il aurait découvert lui-même la sépulture de Geoffrey Rintoul, et en aurait tiré ses propres conclusions sans le secours de ses amis. S’accrocher à cette conviction était la seule façon pour lui de garder l’estime de soi.
— Je vais vous demander de faire une déposition complète à Scotland Yard.
— Bien sûr, dit Stinhurst, qui suivit ces mots d’une dénégation aussi mécanique qu’immédiate. Je n’ai pas tué Joy Sinclair, je le jure, Thomas.
— Non, il ne l’a pas tuée, intervint lady Stinhurst d’un ton plus résigné que pressant. (Lynley demeura silencieux, et elle continua :) Je l’aurais su s’il avait quitté notre chambre cette nuit-là, inspecteur.
Lady Stinhurst n’aurait pu choisir un argument moins susceptible de convaincre Lynley. Celui-ci se tourna vers Havers.
— Emmenez lord Stinhurst pour une déposition préliminaire, sergent, et veillez à ce que lady Stinhurst rentre chez elle.
Elle acquiesça.
— Et vous, inspecteur ?
Il réfléchit à la question, au temps qui lui était nécessaire pour faire face à tout ce qui venait de se produire.
— Je viens très vite.
Le taxi de lady Stinhurst en route pour la résidence familiale de Holland Park, le sergent Havers et l’agent Nkata partis en compagnie de lord Stinhurst, Lynley revint à l’Azincourt. La perspective de tomber sur Rhys Davies-Jones ne l’enchantait guère, et il ne faisait aucun doute que celui-ci devait aujourd’hui se trouver sur les lieux. Pourtant, quelque chose le poussait à s’attarder, peut-être une forme d’expiation de la faute commise en soupçonnant Davies-Jones de meurtre, en accomplissant tout ce qui était en son pouvoir pour encourager également Helen à le soupçonner. Mené par la passion plutôt que par la raison, il avait frénétiquement cherché ce qui incriminerait le Gallois, et avait ignoré ceux qui voulaient diriger les soupçons ailleurs.
Et tout cela parce que j’étais si sottement ignorant, avant qu’il ne soit trop tard, de l’importance d’Helen dans ma vie.
— N’essaye pas de me rassurer.
Une voix féminine hésitante venait de s’élever de l’autre côté du bar, hors de la vue de Lynley.
— Je suis venue parler sur un pied d’égalité. Tu as dit : parlons sans détours. Eh bien, faisons cela ! Sans restriction, sans détours, sans honte même !
— Je… répondit David Sydeham.
— Je t’aime, et ce n’est un secret pour personne. Cela ne l’a jamais été. Je t’aime depuis toujours, depuis ce moment où je t’ai demandé de lire avec les doigts le nom de l’ange de pierre. Oui, cette maladie de l’amour m’a frappée aussi tôt que cela, et ne m’a jamais quittée depuis. Voilà toute mon histoire.
— Joanna, arrête. Tu as sauté au moins dix lignes !
— Certainement pas !
Les paroles de Sydeham et Ellacourt résonnèrent dans le crâne de Lynley. Il traversa le hall, atteignit le bar, arracha sans ménagement le script des mains de Sydeham, et sans un mot, parcourut la page des yeux pour trouver le monologue d’Alma dans Summer and Smoke. Le texte était flou, car il n’avait pas ses lunettes, mais néanmoins parfaitement lisible, et inoubliable.
« N’essaye pas de me rassurer. Je suis venue parler sur un pied d’égalité. Tu as dit, parlons sans détours. Eh bien, faisons cela ! Sans restriction, sans détours, sans honte même ! Je t’aime, et ce n’est un secret pour personne. Cela ne l’a jamais été. Je t’aime depuis toujours, depuis ce moment où je t’ai demandé de lire avec les doigts le nom de l’ange de pierre. Oui, je me souviens des longs après-midi de notre enfance… »
Et pourtant, l’espace d’un instant, Lynley avait été persuadé qu’il s’agissait des mots de Joanna Ellacourt, et non de ceux de Tennessee Williams. Tout comme le jeune agent Plater quinze ans plus tôt à Porthill Green, face au mot d’adieu d’Hannah Darrow.