15

Lady Helen avait passé la journée à se répéter qu’elle aurait dû être transportée de joie. Après tout, ils avaient réussi. Ils avaient prouvé que Tommy s’était trompé. En explorant le passé de lord Stinhurst, ils avaient démontré que presque tous les soupçons dirigés contre Rhys Davies-Jones étaient sans fondement, et l’affaire s’était ainsi orientée dans une tout autre direction. Lorsque le sergent Havers avait téléphoné à midi chez Saint-James pour les informer que Stinhurst avait été convoqué pour un interrogatoire, et qu’il avait reconnu la vérité sur les rapports de son frère avec les Soviétiques, lady Helen s’était dit qu’une vague de jubilation aurait dû l’emporter.

Peu après deux heures, elle avait quitté Saint-James, et passé le reste de l’après-midi à se préparer à la soirée avec Rhys, une soirée de célébration amoureuse. Elle avait écumé les rues de Knightsbridge pendant des heures, à la recherche de l’accessoire vestimentaire accordé à son humeur, avant de s’apercevoir qu’elle n’était pas du tout sûre de son humeur. Elle n’était sûre de rien.

Elle pensa d’abord que son égarement venait du fait que Stinhurst n’avait rien reconnu de son implication dans les meurtres de Joy Sinclair et Gowan Kilbride. Mais elle savait qu’elle ne pourrait se raccrocher très longtemps à ce mensonge. Si le CID de Strathclyde était capable de dénicher un cheveu, une tache de sang ou une empreinte liant Stinhurst à ces meurtres, alors elle devrait affronter ce qui se trouvait réellement au cœur de son trouble. Et au cœur de celui-ci, ce n’était pas un débat sur la culpabilité ou l’innocence d’un homme qu’elle voyait, mais Tommy et son visage défait, Tommy et les derniers mots qu’il lui avait adressés la veille au soir.

Pourtant, elle savait également que, quelle que soit la douleur de Tommy, celle-ci ne devait pas lui importer. Car Rhys était innocent. Innocent. Elle s’était accrochée avec une telle ténacité à cette conviction ces quatre derniers jours qu’elle ne pouvait se permettre de penser à autre chose, de se laisser détourner de Rhys. Elle voulait le voir totalement innocenté aux yeux de tous ; voulait que chacun le voie réellement tel qu’il était – et pas seulement elle.

Il était sept heures passées lorsque son taxi s’arrêta devant son appartement d’Onslow Square. La neige tombait en abondance, vague après vague silencieuse, venant s’amonceler en tas moelleux contre la grille du square au centre de la place. Quand elle sortit dans l’air glacé et sentit le doux picotement des flocons sur ses joues et ses cils, elle admira un instant le changement que la neige fraîche amenait sur la ville. Puis elle ramassa ses paquets avec un frisson et franchit en courant les marches du perron de l’immeuble. Elle fouilla son sac à la recherche de ses clés, mais avant d’avoir pu les trouver, la porte s’ouvrit devant sa femme de chambre, qui la tira vivement à l’intérieur.

Caroline Shepherd était au service de lady Helen depuis trois ans, et bien que de cinq ans plus jeune, elle était passionnément dévouée à lady Helen, aussi ne mâcha-t-elle pas ses mots lorsqu’elle claqua la porte de la maison, et que l’air froid souleva sa chevelure brune.

— Enfin, Dieu merci ! J’étais morte d’inquiétude. Vous savez qu’il est plus de sept heures et que lord Asherton n’a pas cessé de téléphoner sans interruption depuis une heure ? De même que Mr Saint-James, et cette dame sergent de Scotland Yard. Et Mr Davies-Jones vous attend depuis trois quarts d’heure dans le salon.

Lady Helen entendit vaguement le tout mais ne comprit que cette dernière phrase. Elle tendit ses paquets à la jeune femme tandis qu’elles grimpaient l’escalier en hâte.

— Mon Dieu, je suis tellement en retard ? Rhys doit se demander où je suis passée. Et c’est votre soir de sortie, non ? Je suis désolée, Caroline, vous devez être affreusement en retard vous aussi ? Vous sortez avec Denton ce soir ? Il me pardonnera ?

— Il a intérêt, dit Caroline avec un sourire. Je vais déposer ça dans votre chambre, puis je disparais.

Lady Helen et Caroline occupaient l’appartement le plus spacieux de l’immeuble, qui comprenait sept pièces au premier étage, avec un salon donnant sur le square. Là, les rideaux n’étaient pas tirés, et Rhys Davies-Jones se tenait devant les portes-fenêtres qui déversaient leur lumière sur un petit balcon couvert de neige. À l’arrivée de lady Helen, il se retourna.

— Ils ont gardé Stinhurst à Scotland Yard presque toute la journée, dit-il les sourcils froncés.

— Oui, je sais, répondit-elle en hésitant sur le seuil.

— Est-ce qu’ils pensent vraiment… ? Je ne peux pas y croire, Helen. Je connais Stuart depuis des années. Il ne peut pas…

Elle traversa vivement la pièce.

— Tu les connais tous depuis des années, n’est-ce pas, Rhys ? Et pourtant, l’un d’eux a tué Joy. Et Gowan.

— Mais Stuart ? Non. Je ne peux pas… Pourquoi, grands dieux ? demanda-t-il d’un ton farouche.

L’éclairage de la pièce le plongeait en partie dans l’ombre, aussi ne le voyait-elle pas distinctement, mais elle perçut dans sa voix un appel à la confiance. Et elle lui faisait effectivement entièrement confiance, sans aucun doute, mais ne pouvait se résoudre à lui dévoiler les détails de l’histoire de la famille Stinhurst. Pourquoi ? Parce qu’elle révélerait ainsi l’humiliation de Lynley, les erreurs de jugement qu’il avait commises ces derniers jours, et au nom de la longue amitié partagée avec lui – même si celle-ci était peut-être bien morte aujourd’hui – elle s’aperçut qu’elle ne pouvait supporter de l’exposer à la risée de qui que ce soit, qu’il le mérite ou non.

— J’ai pensé à toi toute la journée, se contenta-t-elle de répondre en posant une main sur son bras. Tommy sait que tu es innocent. Je l’ai toujours su. Et nous sommes réunis ici maintenant. Rien d’autre n’a vraiment d’importance, non ?

Elle sentit sa tension se relâcher, s’évanouir. Son visage s’éclaira d’un merveilleux sourire.

— Non, rien. Rien du tout, Helen. Rien que toi et moi.

Il la serra dans ses bras, l’embrassa, murmurant des mots d’amour. Peu importaient les horreurs de ces derniers jours, elles étaient finies, il était temps de passer à autre chose. Ils se dirigèrent vers le canapé disposé devant le feu à l’autre extrémité de la pièce. Il s’assit et, l’attirant à lui, l’embrassa de nouveau, avec plus d’assurance, avec une passion montante qui éveilla la sienne. Au bout d’un long moment, il releva la tête et caressa légèrement de ses doigts la ligne de son visage et de son cou.

— Helen, c’est de la folie. Je suis venu pour t’emmener dîner et je ne pense qu’à une chose, t’emmener au lit, à ma grande honte, je dois le reconnaître. Nous devrions partir avant que je ne perde tout intérêt pour le dîner.

Elle lui frôla la joue, et sourit tendrement.

Il chuchota, se pencha de nouveau, et déboutonna son chemisier. Puis sa bouche se posa sur ses épaules et sa gorge nues, et ses doigts frôlèrent ses seins.

— Je t’aime, murmura-t-il en cherchant de nouveau sa bouche.

La sonnerie du téléphone déchira le silence.

Ils se séparèrent d’un bond, comme devant un intrus, et se regardèrent d’un air coupable tandis que le téléphone continuait de retentir. Lady Helen ne réalisa qu’au bout de quatre sonneries déchirantes que Caroline, déjà en retard de deux heures sur sa soirée de liberté, avait quitté les lieux. Ils étaient entièrement seuls.

Le cœur encore battant, elle se rendit dans le vestibule et décrocha le récepteur au bout de la neuvième sonnerie.

— Helen, Dieu merci ! Est-ce que Davies-Jones est avec toi ?

C’était Lynley.

Une telle angoisse étreignait sa voix que lady Helen se figea, l’esprit vide.

— Que se passe-t-il ? Où es-tu ?

Elle savait qu’elle avait involontairement baissé la voix.

— Dans une cabine téléphonique près de Bishop’s Stortford. Il y a un foutu accident qui bloque l’autoroute, et toutes les petites routes que j’ai essayées sont impraticables à cause de la neige. Je ne sais pas combien de temps je vais mettre à rentrer à Londres. Est-ce que Havers t’a parlé ? Tu as eu Saint-James ? Bon sang, tu ne m’as pas répondu ! Est-ce que Davies-Jones est avec toi ?

— Je viens de rentrer. Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ?

— Réponds-moi. Il est avec toi ?

Dans le salon, Rhys était toujours assis sur le canapé, mais se penchait vers le feu, regardant mourir les dernières flammes. Lady Helen voyait l’ombre et la lumière jouer sur son visage et ses cheveux bouclés. Mais elle demeurait muette. Quelque chose dans la voix de Lynley l’empêchait de parler.

Il se lança dans un discours pressant, insistant sur les mots avec la force d’une conviction passionnée et terrifiante.

— Écoute-moi, Helen. Il y avait une jeune femme, Hannah Darrow. Il l’a rencontrée lorsqu’il jouait Les Trois Sœurs à Norwich à la fin janvier 1973. Ils ont eu une liaison. Elle était pourtant mariée, avec un bébé. Elle voulait quitter son mari et son enfant pour vivre avec Davies-Jones. Il l’a persuadée qu’elle allait passer une audition et lui a fait répéter un rôle qu’il lui a choisi. Elle croyait qu’après son audition elle s’enfuirait avec lui. Mais la nuit où ils devaient s’enfuir, il l’a assassinée, Helen. Et il l’a pendue à un crochet au plafond d’un moulin. Sa mort est passée pour un suicide.

Seul un murmure sortit de ses lèvres.

— Non, Stinhurst…

— La mort de Joy n’avait rien à voir avec Stinhurst ! Elle voulait écrire sur Hannah Darrow. C’était le sujet de son nouveau livre. Mais elle a commis l’erreur d’en parler à Davies-Jones. Elle l’a appelé au pays de Galles. Il y avait même un message sur le magnétophone dans son sac, Helen, où elle se rappelait de demander à Davies-Jones comment manœuvrer John Darrow, le mari d’Hannah. Tu comprends ? Il a toujours su que Joy écrivait ce livre. Il le sait depuis le mois dernier. Alors il a suggéré à Joy de te faire attribuer la chambre voisine de la sienne, pour être certain de pouvoir y accéder. Maintenant, pour l’amour de Dieu, j’ai des hommes qui le cherchent partout depuis six heures. Dis-moi s’il est avec toi, Helen !

Tout en elle se ligua pour l’empêcher de parler. Elle avait les yeux brûlants, la gorge serrée, l’estomac noué. Et bien qu’elle tente d’en repousser le souvenir bien vivace, elle entendit parfaitement la voix de Rhys, les mots qu’il lui avait si facilement dits à Westerbrae : « Je venais de faire une tournée d’hiver dans le Norfolk et le Suffolk… lorsque je suis rentré à Londres, elle était partie. »

— Hannah Darrow a laissé un journal, disait désespérément Lynley. Elle a laissé le programme de la pièce. Je les ai vus, j’ai tout lu. Helen, s’il te plaît, ma chérie, je te dis la vérité !

Lady Helen entrevit Rhys se lever, aller à la cheminée, prendre le tisonnier. Il jeta un coup d’œil dans sa direction, le visage grave. Non ! C’était impossible, absurde. Elle ne courait aucun danger. Pas de la part de Rhys, jamais. Il n’était pas un assassin. Il n’avait pas tué sa cousine. Il était incapable de tuer qui que ce soit. Mais Tommy continuait à parler :

— Il s’est arrangé pour lui faire recopier à la main une scène de la pièce, et il a utilisé une partie de ce qu’elle avait écrit comme lettre d’adieu. Mais les mots provenaient d’une de ses répliques à lui. Il jouait Tousenbach. Il a tué trois personnes, Helen. Gowan est mort dans mes bras. Pour l’amour de Dieu, réponds-moi ! Dis-moi !

Malgré sa résolution, ses lèvres articulèrent le mot odieux, et elle s’entendit dire :

— Oui.

— Il est là ?

De nouveau :

— Oui.

— Tu es seule ?

— Oui.

— Mon Dieu, Caroline est sortie ?

C’était simple, tellement simple. Il suffisait d’un seul mot.

— Oui.

Tandis que Lynley continuait de parler, Rhys s’occupa du feu, ajouta une nouvelle bûche, puis retourna s’asseoir. Elle le regarda, et comprit la signification de ce qu’elle venait de faire, du choix qu’elle venait d’accomplir, elle sentit les larmes lui brûler les paupières et sa gorge se serrer. Elle sut qu’elle était perdue.

— Helen, écoute-moi attentivement. Je veux le faire suivre, jusqu’à ce que nous ayons un rapport du labo du CID de Strathclyde. Je pourrais l’interroger avant, mais ça ne nous avancerait à rien. Je vais téléphoner, on va envoyer un agent, mais cela peut prendre une vingtaine de minutes. Tu peux le garder là un moment ? Tu te sens suffisamment en sécurité avec lui pour ça ?

Elle lutta contre le désespoir, incapable de parler.

— Helen ! dit Lynley d’une voix déchirante. Réponds-moi ! Tu peux te débrouiller vingt minutes avec lui ? Tu peux ? Bon sang…

Ses lèvres étaient sèches et figées.

— Je peux me débrouiller. Très facilement.

Il y eut un silence, comme si Lynley évaluait la nature exacte de sa réponse. Puis il demanda brusquement :

— Qu’attend-il de toi ce soir ?

Elle ne répondit pas.

— Dis-moi ! Il est venu coucher avec toi ? Helen ! S’il te plaît ! s’exclama-t-il lorsqu’elle ne dit rien.

Elle s’entendit chuchoter d’un ton désespéré :

— Eh bien, cela devrait occuper agréablement ces vingt minutes, non ?

— Non ! Helen ! Ne… criait-il lorsqu’elle raccrocha.

Tête baissée, elle tentait de reprendre son sang-froid. En ce moment même, Lynley téléphonait à Scotland Yard. Les vingt minutes étaient déjà entamées.

Elle n’éprouvait aucune peur, songea-t-elle curieusement. Son cœur battait à se rompre dans ses oreilles, sa gorge était sèche, mais elle n’avait pas peur. Elle était seule dans l’appartement avec un assassin, Tommy à des kilomètres de là, et une tempête de neige empêchant toute fuite. Mais elle n’avait absolument pas peur. Et tandis qu’elle retenait les larmes brûlantes qui ne demandaient qu’à jaillir, elle comprit qu’elle n’avait pas peur parce qu’elle ne se souciait plus de rien. Plus rien n’avait d’importance, pas même le fait qu’elle vive ou meure.

Barbara Havers décrocha le téléphone dans le bureau de Lynley à la seconde sonnerie. Il était sept heures et quart, et elle était assise à son bureau depuis deux heures, fumant avec une telle régularité qu’elle avait la gorge à vif et les nerfs à fleur de peau. Elle fut tellement soulagée d’entendre la voix de Lynley que son anxiété se mua sur-le-champ en colère. Mais l’intensité de la voix de Lynley lui fit interrompre ses imprécations.

— Havers, où est Nkata ?

— Nkata ? répéta-t-elle stupidement. Rentré chez lui.

— Mettez-lui la main dessus. Je veux qu’il aille à Onslow Square. Séance tenante.

Elle écrasa sa cigarette et prit une feuille de papier.

— Vous avez trouvé Davies-Jones ?

— Il se trouve dans l’appartement d’Helen. Je veux une filature, Havers. Mais s’il faut en arriver là, on l’embarquera.

— Comment ? Pourquoi ? demanda-t-elle, incrédule. Nous ne disposons quasiment de rien, malgré cette histoire d’Hannah Darrow, dont Dieu sait qu’elle est à peu près aussi ténue que ce que nous avons contre Stinhurst. Vous m’avez dit vous-même qu’à l’exception d’Irene Sinclair, ils étaient tous impliqués dans cette pièce à Norwich en 73. Ce qui inclut aussi Stinhurst. En plus, Macaskin…

— Havers, pas de discussion, je n’ai pas le temps. Faites ce que je vous dis. Et une fois que vous l’avez fait, appelez Helen, et débrouillez-vous pour parler avec elle au moins une demi-heure, plus si vous le pouvez. Compris ?

— Une demi-heure ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Que je lui raconte ma vie ?

Lynley eut une exclamation exaspérée.

— Bon Dieu, pour une fois, faites ce que je vous dis ! Tout de suite ! Et attendez-moi au Yard !

Il coupa la communication.

Havers appela l’agent Nkata, l’expédia chez Helen, raccrocha violemment, et fixa d’un air maussade les papiers sur le bureau de Lynley. Ceux-ci regroupaient les dernières informations en provenance du CID de Strathclyde – le rapport sur les empreintes, l’examen des fibres, l’analyse des taches de sang, l’étude de quatre cheveux trouvés près du lit, l’analyse du cognac que Rhys Davies-Jones avait emporté dans la chambre d’Helen. Et de tout cela il ne ressortait rien. Pas la moindre petite parcelle de preuve qui ne puisse être rejetée par le moins doué des avocats.

Barbara affronta un fait dont Lynley n’était pas encore au courant. Si jamais ils parvenaient à faire comparaître Davies-Jones – ou qui que ce soit d’autre – en justice, ce ne serait pas en s’appuyant sur des preuves fournies par l’inspecteur Macaskin, en Écosse.

Elle s’appelait Lynette. Mais tandis que, vautrée sous lui, elle se contorsionnait violemment et poussait des gémissements appréciateurs à chacun de ses coups de reins, Robert Gabriel devait faire des efforts pour s’en souvenir, et se retenir de ne pas l’appeler autrement. Il est vrai qu’il y en avait eu tellement tous ces derniers mois. Qui diable aurait pu se souvenir de toutes ? Mais au moment approprié, il se souvint : c’était l’apprentie décoratrice de l’Azincourt, âgée de dix-neuf ans, dont les jeans étroits et le fin tricot jaune gisaient par terre dans l’obscurité de la loge. Il avait très rapidement découvert, et avec joie, qu’elle ne portait absolument rien en dessous.

Elle lui griffa le dos de ses ongles et émit un bruit ravi, mais il aurait très nettement préféré qu’elle utilise une autre méthode pour signaler l’approche de son plaisir. Il continua à s’activer de la façon qu’elle semblait apprécier le plus – brutalement – et tâcha de son mieux d’éviter de respirer le lourd parfum qu’elle portait et la vague odeur d’oléagineux qui émanait de ses cheveux. Il murmura des encouragements discrets, s’occupant l’esprit à autre chose en attendant qu’elle atteigne l’extase pour pouvoir se consacrer à son plaisir. Il aimait ainsi à penser qu’il était attentionné, plus doué que la plupart des hommes, plus disposé à satisfaire les femmes.

— Oooh ! Vas-y ! Vas-y ! Je n’en peux plus ! gémit Lynette.

Moi non plus, pensa Gabriel tandis que les ongles de la fille dansaient le long de sa colonne vertébrale. Il s’était aux trois quarts récité le monologue d’Hamlet lorsque ses sanglots extatiques atteignirent leur apogée. Son corps s’arqua, et elle poussa des cris frénétiques tout en lui enfonçant ses ongles dans les fesses. Gabriel prit note intérieurement d’éviter à l’avenir les jeunesses.

L’attitude de Lynette ne fit que renforcer cette décision : son plaisir pris elle s’était transformée en un objet inerte qui attendait passivement et pas si patiemment que ça que lui en finisse avec le sien. Ce qu’il fit rapidement, grognant son nom avec un ravissement feint au moment opportun et tout aussi impatient qu’elle semblait l’être de voir s’achever cette rencontre. Peut-être la costumière serait-elle préférable pour le lendemain, pensa-t-il.

— Ohh, c’était le pied, hein ? dit Lynette avec un bâillement lorsque ce fut fini.

Elle s’assit, posa les pieds par terre, et se mit à la recherche de ses vêtements.

— Tu as l’heure ?

Il jeta un coup d’œil au cadran lumineux de sa montre.

— Neuf heures et quart, répondit-il, et malgré son désir de la voir partir pour pouvoir se laver, il lui caressa le dos de la main et murmura, juste au cas où la costumière demeurerait inaccessible : On recommence demain soir, Lyn ? Tu me rends dingue.

Elle gloussa, prit sa main, et la plaça sur son sein. Celui-ci, de la taille d’un melon, commençait à s’affaisser, malgré son âge, à cause de l’absence de soutien-gorge.

— Je peux pas, chéri. Mon mari est sur la route, ce soir, mais il sera de retour demain.

Gabriel se redressa avec un sursaut.

— Ton mari ? Bon Dieu ! Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais mariée ?

Lynette gloussa de nouveau en se glissant dans son jean.

— Tu m’as rien demandé, pas vrai ? C’est un routier, et il est pas là trois soirs par semaine. Alors…

Seigneur, un routier ! Quatre-vingts kilos de muscles et le QI d’une courge.

— Écoute, Lynette, s’empressa-t-il, on devrait peut-être laisser tomber, non ? Je ne veux pas m’immiscer entre toi et ton mari.

Il sentit plutôt qu’il ne vit son haussement d’épaules. Elle enfila son tricot et rejeta ses cheveux en arrière. De nouveau, son odeur lui parvint, et de nouveau il tenta de retenir son souffle.

— Il est pas très malin, lui confia-t-elle. Il saura rien. Pourvu que je sois là quand il a envie de moi, y a pas à s’inquiéter.

— Quand même, dit Gabriel, peu convaincu.

Elle lui tapota la joue.

— Eh bien, tu me fais signe si tu veux une autre petite partie de jambes en l’air. Tu n’es pas mauvais. Un peu lent, peut-être, mais je suppose que ça doit être ton âge, non ?

— Mon âge ? répéta-t-il.

— Oui, dit-elle gaiement, quand un type vieillit, il faut un moment pour que ça se mette en train, hein ? Je comprends ça, moi. (Elle se leva.) Tu as pas vu mon sac ? Oh, le voilà. Bon, j’y vais. Peut-être qu’on peut se voir dimanche ? Mon Jim sera sur la route.

Et sur cet unique adieu, elle le quitta et le laissa dans l’obscurité.

Mon âge, songea-t-il, et il crut entendre le ricanement ironique de sa mère. Elle allumerait une de ses affreuses cigarettes turques, et l’observerait en gardant un visage dénué de toute expression. C’était son visage de psychanalyste. Il la détestait quand elle l’arborait, et se maudissait d’être le rejeton d’une freudienne. Ton problème est le problème caractéristique d’un homme de ton âge, Robert, lui dirait-elle. La crise de l’âge mûr, la réalisation de l’approche de la vieillesse, la remise en question. Tout cela, associé à ta libido hyperactive, te pousse à chercher de nouveaux moyens de te déterminer. Toujours des moyens sexuels, j’en ai peur. Voilà où paraît résider ton dilemme. Ce qui est malheureux pour ta femme, qui me paraît être le seul facteur d’équilibre autour de toi. Mais tu as peur d’Irene, n’est-ce pas ? Elle a toujours été beaucoup trop femme pour que tu puisses l’affronter. Elle a exigé beaucoup trop de toi, n’est-ce pas ? Elle a exigé que tu grandisses, ce dont tu es tout simplement incapable. Alors, tu as couru après sa sœur – pour punir Irene et continuer à te sentir jeune. Mais tu ne pouvais pas tout avoir, mon petit. Les gens qui veulent tout finissent généralement sans rien.

Et le plus dur à accepter, c’est que tout cela était vrai. Du début à la fin. Gabriel grommela, s’assit, et se mit à chercher ses vêtements. La porte de la loge s’ouvrit.

Il n’eut que le temps de regarder dans cette direction, et de voir une forme épaisse dans l’ombre du couloir. Il n’eut qu’un instant pour penser : « Quelqu’un a éteint toutes les lumières du couloir », avant qu’une silhouette ne déboule dans la pièce.

Il sentit une odeur de whisky et de cigarettes, et la senteur âcre de la sueur. Puis une grêle de coups s’abattit sur son visage et sa poitrine, lui défonçant sauvagement les côtes. Sans le ressentir, il entendit le craquement des os. Il sentit par contre le goût du sang et de la muqueuse déchirée là où sa joue s’écrasa sur ses dents.

Son agresseur grognait sous l’effort, postillonnait de rage, et au quatrième coup asséné entre les jambes de Gabriel, grinça :

— À partir de maintenant, tu as intérêt à les garder bien au chaud dans ton pantalon, mon vieux.

Décidément, plus jamais de jeunesse, eut le temps de penser Gabriel avant de sombrer dans l’inconscience.

Lynley raccrocha et regarda Barbara.

— Pas de réponse.

Elle vit un muscle tressaillir sur sa joue.

— À quelle heure Nkata a-t-il téléphoné ? demanda-t-il.

— Huit heures et quart.

— Où se trouvait Davies-Jones ?

— Il était rentré chez un marchand de vins près de Kensington Station. Nkata se trouvait dans une cabine téléphonique devant.

— Et il était vraiment seul ? Il n’avait pas emmené Helen ? Vous êtes sûre ?

— Il était seul, monsieur.

— Mais vous lui avez parlé, Havers ? Vous avez parlé à Helen après que Davies-Jones a quitté l’appartement ?

Barbara hocha la tête, envahie d’inquiétude à son égard, ce dont elle se serait bien passée. Il avait l’air complètement épuisé.

— Elle m’a appelée, monsieur. Juste après qu’il est parti.

— Pour dire ?

Barbara répéta patiemment ce qu’elle lui avait déjà raconté une fois.

— Simplement qu’il était parti. J’ai essayé de la garder au téléphone une demi-heure la première fois, comme vous me l’aviez demandé. Mais elle n’a pas marché. Elle m’a simplement dit qu’elle avait de la visite, et qu’elle rappellerait plus tard. C’est tout. Très franchement, je crois qu’elle ne voulait pas de mon aide. (Elle observa son expression d’anxiété, et conclut :) Je crois qu’elle voulait se débrouiller seule, monsieur. Peut-être… eh bien, peut-être ne le voit-elle pas encore sous les traits d’un meurtrier.

Lynley s’éclaircit la gorge.

— Si. Elle a compris.

Il tira à lui les notes de Barbara. Elles contenaient deux sortes d’informations, les résultats de l’interrogatoire de Stinhurst, et les derniers rapports de Macaskin. Il mit ses lunettes et se consacra à leur lecture. À l’extérieur de son bureau, la nuit atténuait les rumeurs habituelles du service. De temps en temps, cependant, une sonnerie de téléphone, un éclat de voix ou un rire leur rappelaient qu’ils n’étaient pas seuls. Dehors, la neige étouffait les bruits de la ville.

Barbara était assise en face de lui, le journal d’Hannah Darrow dans une main et le programme des Trois Sœurs dans l’autre. Elle les avait lus tous les deux, mais attendait sa réaction au matériau qu’elle avait préparé durant son absence.

Il fronçait les sourcils en lisant, et les journées écoulées lui avaient imposé des épreuves qui semblaient l’avoir marqué dans sa chair. Elle détourna les yeux et transforma en exercice l’examen du bureau, méditant sur la façon dont celui-ci révélait la dichotomie du caractère de Lynley. Le contenu des étagères de livres s’accordait à son travail. Ouvrages de droit, de médecine légale, commentaires d’arrêts, et plusieurs volumes de l’institut d’études politiques sur l’efficacité de la police métropolitaine. Tout ceci composait un échantillon classique pour un homme dont le métier était un des principaux centres d’intérêt. Mais les murs du bureau entamaient sans le vouloir cette image de professionnalisme, et révélaient un second Lynley, dont la nature recélait d’autres circonvolutions. Peu de choses y étaient accrochées : deux lithographies représentant les plaines américaines du Midwest, qui dénotaient un amour certain de la tranquillité, et une unique photo, qui révélait ce qui habitait depuis longtemps le cœur de cet homme.

C’était une vieille photo de Saint-James, prise avant l’accident qui lui avait coûté l’usage de sa jambe. Barbara nota les détails en apparence banals : l’attitude de Saint-James, les bras croisés, appuyé contre une batte de cricket ; la large déchirure de son pantalon de flanelle blanche au genou gauche ; la tache d’herbe qui mettait une ombre sur sa hanche ; son rire aux éclats et sa joie parfaite. Un été fini depuis longtemps. Un été mort à tout jamais. Elle savait parfaitement pourquoi le cliché était accroché là. Elle détourna les yeux.

Lynley penchait la tête, appuyé sur sa main, et se frottait le front avec trois doigts. Il ne leva les yeux qu’au bout de quelques minutes, ôta ses lunettes, et rencontra son regard.

— Nous n’avons rien là qui puisse justifier une arrestation, dit-il en désignant les rapports de Macaskin.

Barbara hésita. La passion qu’il avait montrée plus tôt au téléphone l’avait tellement convaincue qu’elle se trompait en cherchant à incriminer lord Stinhurst que, même maintenant, elle réfléchit à deux fois avant de souligner l’évidence, ce qui lui fut épargné, car il continua de lui-même :

— Dieu sait que nous ne pouvons arrêter Davies-Jones sur la foi d’un nom dans un programme de théâtre vieux de quinze ans. Si c’est tout ce que nous avons, nous pouvons aussi bien arrêter n’importe lequel d’entre eux.

— Mais lord Stinhurst a brûlé les scripts à Westerbrae, remarqua-t-elle. Il nous reste cela.

— Si vous voulez considérer qu’il a tué Joy pour l’empêcher de parler de son frère, oui, il nous reste cela, reconnut-il. Mais je ne vois pas ça comme ça, Havers. Si toute l’histoire de Geoffrey Rintoul se trouvait révélée à travers la pièce de Joy, le pire que Rintoul avait à affronter, c’était l’humiliation de sa famille. Mais l’assassin d’Hannah Darrow, lui, risquait d’être découvert, risquait un procès et la prison, si elle écrivait son livre. Quel est le mobile qui vous paraît le plus logique des deux ?

— Peut-être… hésita Barbara, qui savait que sa suggestion devait être énoncée prudemment, peut-être avons-nous un double mobile, et un seul assassin.

— Toujours Stinhurst ?

— Il a mis en scène Les Trois Sœurs à Norwich, inspecteur. Il aurait pu être l’homme qu’a rencontré Hannah Darrow. Et il aurait pu obtenir la clé de la chambre de Joy par Francesca.

— Considérez les faits que vous avez oubliés, Havers. Tout ce qui concernait Geoffrey Rintoul a disparu du bureau de Joy. Mais tout ce qui avait un rapport avec Hannah Darrow – tout ce qui nous a directement menés à sa mort en 1973 – était étalé à la vue.

— Bien sûr, Stinhurst aurait difficilement pu demander aux types du MI-5 de ramasser tout ce qui concernait Hannah Darrow. Le gouvernement ne s’inquiétait pas de ça, ce n’était pas un secret d’Etat. De plus, comment aurait-il pu savoir ce qu’elle avait découvert sur Hannah Darrow ? Elle s’est contentée de mentionner John Darrow au dîner ce soir-là. À moins que Stinhurst – d’accord, notre meurtrier – n’ait visité le bureau de Joy avant ce week-end, comment aurait-il pu être sûr des informations qu’elle avait recueillies ? Ou pas recueillies, en l’occurrence.

Lynley fixa un point derrière elle. Elle comprit qu’une pensée soudaine venait de lui traverser l’esprit.

— Vous venez de me donner une idée, Havers, dit-il en pianotant sur le rebord de son bureau.

Son regard tomba sur le journal que tenait Barbara.

— Je crois que nous détenons un moyen de tout débrouiller sans l’aide du CID de Strathclyde. Mais nous avons besoin d’Irene Sinclair.

— Irene Sinclair ?

Il hocha la tête d’un air pensif.

— Notre seul espoir. Elle est la seule à ne pas avoir joué dans Les Trois Sœurs en 1973.

Renseignés par une voisine qui s’était laissé persuader de rester en compagnie de ses enfants et de les calmer, ils trouvèrent Irene Sinclair dans la salle d’attente des urgences de l’hôpital universitaire, non loin de Bloomsbury où elle habitait. Elle bondit à leur entrée.

— Il ne voulait pas de la police ! cria-t-elle, hors d’elle. Comment avez-vous… qu’est-ce que… C’est le médecin qui vous a téléphoné ?

— Nous sommes allés chez vous.

Lynley la tira vers l’un des sièges alignés contre les murs. La pièce était exceptionnellement encombrée, pleine d’un éventail de maladies et d’accidents qui se manifestaient en cris et gémissements divers. L’odeur de médicament caractéristique des hôpitaux flottait dans l’air.

— Que s’est-il passé ?

Elle secoua la tête comme une aveugle, et se tassa sur le siège.

— Robert a été passé à tabac. Au théâtre.

— À cette heure de la soirée ? Que faisait-il là-bas ?

— Il répétait son rôle. Nous avons une seconde lecture demain matin, et il voulait savoir comment son texte sonnait sur scène.

Lynley constata qu’elle-même ne croyait pas à ce prétexte.

— Il a été agressé sur scène ?

— Non, il était allé chercher à boire dans sa loge. Quelqu’un a éteint les lumières et lui a sauté dessus. Il a réussi ensuite à attraper un téléphone. Mon numéro était le seul dont il se souvenait, conclut-elle comme si cela excusait sa présence.

— Il ne se souvenait pas de celui de la police ?

— Il ne voulait pas de la police. (Elle les regarda avec inquiétude.) Mais moi, je suis contente que vous soyez venus. Peut-être pourrez-vous le raisonner. Il est clair qu’il devait être la prochaine victime !

Lynley tira une chaise en plastique inconfortable pour dissimuler Irene Sinclair aux regards des curieux, et Havers fit de même.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

La question parut la dérouter, mais quelque chose soufflait à Lynley que cela faisait partie d’une mise en scène spontanée qui lui était spécifiquement destinée.

— Que voulez-vous dire ? De quoi pourrait-il s’agir d’autre ? Il a été sauvagement battu. Il a deux côtes cassées, les yeux au beurre noir, et il a perdu une dent. Qui pourrait être responsable de ça ?

— Notre assassin ne travaille pas de cette manière, pourtant, souligna Lynley. C’est un homme, ou une femme, qui se sert d’un couteau, et non de ses poings. Je n’ai pas vraiment l’impression que quelqu’un ait voulu le tuer.

— Alors de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que vous insinuez ? demanda-t-elle en se redressant, comme si elle venait de subir un affront qu’aucune protestation ne saurait effacer.

— Je crois que vous connaissez la réponse. Je pense que vous ne m’avez pas tout dit. Vous le protégez. Pourquoi ? Qu’a-t-il donc bien pu faire qui mérite une telle dévotion ? Il vous a fait souffrir de toutes les façons possibles et imaginables. Il vous a traitée avec un mépris qu’il n’a même pas pris la peine de dissimuler. Irene, écoutez-moi…

Elle leva la main, et sa voix déchirée lui dit que sa brève représentation était terminée.

— Je vous en prie. D’accord. Cela suffit. Il venait de coucher avec une femme. Je ne sais pas qui, il n’a pas voulu le dire. Quand je suis arrivée, il était encore… il n’avait pas… (Elle buta sur les mots.) Il n’avait pas réussi à se rhabiller.

Lynley l’écouta avec incrédulité. Quelle épreuve cela avait dû être pour elle, obligée d’aller le secourir, d’apaiser sa peur, de sentir cette odeur reconnaissable entre toutes des rapports sexuels, de le vêtir des mêmes vêtements qu’il avait ôtés à la hâte pour faire l’amour à une autre femme…

— J’essaye de comprendre pourquoi vous êtes encore fidèle à un tel homme, un homme qui est allé jusqu’à vous tromper avec votre propre sœur.

Tout en parlant, il réfléchit à la façon dont elle avait essayé de le protéger ce soir, repensa à ce qui avait été dit à propos de la nuit où Joy Sinclair était morte, et comprit un certain nombre de choses.

— Vous ne m’avez pas tout dit non plus sur la nuit où votre sœur a été assassinée. Même là, vous le protégez. Pourquoi, Irene ?

Elle ferma les yeux un instant.

— C’est le père de mes enfants, répondit-elle avec une dignité tranquille.

— Et en le protégeant vous les protégez ?

— Au bout du compte, oui.

John Darrow n’aurait pu mieux l’exprimer. Mais Lynley savait comment orienter la conversation, grâce à Teddy Darrow.

— Les enfants découvrent généralement le pire en ce qui concerne leurs parents, quels que soient les efforts que l’on fournit pour les protéger. Votre silence ne sert à rien, sinon à protéger l’assassin de votre sœur.

— Il ne l’a pas tuée. Il en est incapable ! Je ne peux pas croire ça de Robert ! Dieu sait que je pourrais croire n’importe quoi de lui, mais pas ça.

Lynley se pencha et couvrit ses mains froides des siennes.

— Vous avez cru qu’il avait tué votre sœur. Et vous avez protégé vos enfants en taisant vos soupçons, pour que leur soit épargnée l’humiliation publique d’avoir pour père un assassin.

— Il ne pourrait pas. Pas ça.

— Et pourtant, vous le croyez coupable. Pourquoi ?

Le sergent Havers intervint :

— Si Gabriel n’a pas tué votre sœur, ce que vous nous direz ne pourra que l’aider.

Irene secoua la tête. Ses yeux n’étaient plus que des abîmes de frayeur épouvantable.

— Pas ça. Je ne peux pas.

Elle les regarda tour à tour, les doigts crispés sur le cuir usé de son sac à main, semblable à une fugitive décidée à s’échapper, mais consciente de l’inutilité de sa fuite. Lorsqu’elle parla enfin, son corps frissonna, comme si la maladie s’emparait d’elle. Ce qui, d’une certaine façon, était le cas.

— Ma sœur était cette nuit-là dans la chambre de Robert. Je les ai entendus. J’étais allée le retrouver, comme une imbécile. Mon Dieu, pourquoi suis-je tellement idiote ? Lui et moi nous étions rencontrés dans la bibliothèque, un peu plus tôt, après la lecture, et il y avait eu un moment où j’avais réellement cru pouvoir retrouver ce qu’il y avait eu entre nous. Nous avions parlé de nos enfants, de… notre vie, avant. Seigneur, je ne sais pas ce que je voulais. (Elle passa une main dans ses cheveux bruns, les tirant comme si la douleur lui était nécessaire.) Quelle sorte de folie puis-je encore commettre en l’espace d’une vie ? Pour la seconde fois, j’ai failli tomber sur ma sœur et Robert, et le plus drôle – il y a de quoi se rouler par terre, en y pensant –, c’est qu’il disait exactement la même chose que ce jour-là à Hampstead quand je les avais surpris ensemble. « Vas-y, ma belle. Vas-y, Joy. Vas-y ! Vas-y ! » en grondant et grognant comme un taureau.

Lynley distingua d’un seul coup l’effet de kaléidoscope que ses paroles projetaient sur l’affaire. Tout se trouvait éclairé sous un nouveau jour.

— Quelle heure était-il ?

— Tard. Bien après une heure. Peut-être près de deux, je ne sais pas.

— Mais vous l’avez entendu ? Vous en êtes certaine ?

— Oh oui, je l’ai entendu, dit-elle en baissant la tête pour dissimuler sa honte.

Et pourtant, même après cela, elle cherchait à le protéger, songea Lynley. Cette sorte de dévotion aveugle et imméritée était au-delà de sa compréhension. Il évita de s’appesantir sur le sujet en lui posant une question totalement différente.

— Vous souvenez-vous de l’endroit où vous vous trouviez en mars 1973 ?

Elle ne comprit pas tout de suite.

— En 1973 ? J’étais… sûrement à Londres, à la maison. Je m’occupais de James, notre fils. Il était né en janvier, et j’avais pris un peu de congé.

— Mais Gabriel n’était pas à la maison ?

— Non, je ne pense pas, dit-elle après un instant de réflexion. Je crois qu’il était en tournée, à ce moment-là. Pourquoi ? Quel rapport avec tout ceci ?

Un rapport étroit, pensa Lynley. Il fit de son mieux pour l’obliger à l’écouter et à comprendre ses paroles.

— Votre sœur s’apprêtait à écrire un livre sur un meurtre commis en mars 1973. Le responsable de ce meurtre a également tué Joy et Gowan Kilbride, mais nous n’avons pratiquement aucune preuve, Irene. Et je crois que nous avons besoin de vous si nous désirons que justice soit faite d’une quelconque façon.

Elle l’implora du regard.

— C’est Robert ?

— Je ne crois pas. Malgré tout ce que vous nous avez confié, je ne vois tout simplement pas comment il aurait pu se débrouiller pour se procurer la clé.

— Mais s’il était avec elle, elle a très bien pu lui donner !

Lynley reconnut que c’était possible. Mais comment l’expliquer ? Et comment expliquer alors ce que révélait le rapport du laboratoire sur Joy Sinclair ? Et comment dire à Irene que, même si, en aidant la police, elle parvenait à innocenter son mari, elle ne ferait alors qu’accuser son cousin Rhys ?

— Voulez-vous nous aider ? demanda-t-il.

Lynley la vit lutter, affronter le dilemme qui lui était imposé. Le choix était simple : continuer à protéger Gabriel pour le bien de leurs enfants, ou s’impliquer activement dans un plan qui pourrait dévoiler l’assassin de sa sœur. Si elle choisissait Gabriel, elle ne saurait jamais si elle protégeait un innocent ou un coupable. Si elle choisissait Joy, elle s’engageait sur le chemin du pardon, sur le chemin de l’absolution posthume du péché que sa sœur avait commis contre elle.

C’était donc un choix entre les vivants et les morts, où celui des vivants ne promettait qu’une longue succession de mensonges, et où celui des morts promettait la paix qui naît de l’apaisement de la rancœur, et permet de continuer à vivre. Le choix pouvait paraître simple, mais Lynley savait trop bien que les décisions gouvernées par le cœur peuvent être totalement irrationnelles. Il espérait simplement qu’Irene finirait par voir que son mariage avec Gabriel avait été pourri par ses infidélités, et que sa sœur n’avait joué qu’un malheureux petit rôle dans une tragédie qui se perpétuait depuis des années.

Irene remua. Ses doigts laissèrent des traces humides sur son sac de cuir. Sa voix trembla, puis s’affermit.

— Je vous aiderai. Que dois-je faire ?

— Passer la nuit dans la maison de votre sœur à Hampstead. Le sergent Havers vous accompagnera.