12

Lorsque Lynley et Havers y pénétrèrent, le Wine’s the Plough s’apprêtait à fermer pour l’après-midi et, à leur vue, John Darrow ne dissimula guère son déplaisir.

— On ferme ! aboya-t-il.

Lynley ignora le refus implicite de leur parler contenu dans ces mots et s’approcha du comptoir. Il ouvrit le dossier, et sortit le mot d’adieu d’Hannah Darrow. À côté de lui, Havers ouvrit son calepin. Darrow les regarda faire, les lèvres serrées en une moue hostile.

— Parlez-moi de ça, suggéra Lynley en lui tendant le mot.

L’homme consacra à celui-ci quelques secondes d’attention maussade et superficielle, mais ne dit rien. Il entreprit de ramasser les verres de bière alignés sur le bar, les plongeant furieusement dans un bac d’eau trouble placé en dessous.

— Quel était le niveau d’études de votre femme, Mr Darrow ? Jusqu’à quel âge était-elle allée à l’école ? Avait-elle suivi des cours à l’université ? Etait-elle autodidacte ? C’était peut-être une grande lectrice ?

La grimace qui se peignit sur le visage de Darrow révéla qu’il cherchait le piège dans les paroles de Lynley. N’en ayant apparemment pas trouvé, il déclara brièvement :

— Les livres, c’était pas son truc, à Hannah. Elle avait quitté l’école à quinze ans.

— Je vois. Mais elle s’intéressait aux Fens, non ? À la flore, ce genre de chose ?

L’homme eut une moue de mépris.

— Qu’est-ce que vous me voulez, l’Angliche ? Crachez ce que vous avez à dire, et foutez le camp.

— Elle parle d’arbres, là. D’un arbre mort qui se balance encore dans le vent. C’est plutôt poétique, non ? Même pour un mot d’adieu. Darrow, qu’est-ce que c’est vraiment, ce mot ? Quand votre femme l’a-t-elle écrit ? Pourquoi ? Où l’avez-vous trouvé ?

Il n’y eut pas de réponse. Darrow continua de laver sans un mot ses verres qui raclaient bruyamment contre les parois métalliques du bac.

— La nuit où elle est morte, vous avez quitté le pub. Pourquoi ?

— Je suis parti à sa recherche. J’étais monté à l’appartement, j’avais trouvé ça dans la cuisine, dit-il avec un hochement de tête en direction du papier, j’étais sorti.

— Où ?

— Dans le village.

— Vous avez frappé aux portes ? Fouillé les appentis ? Les maisons ?

— Non. Elle allait pas se tuer dans la maison de quelqu’un d’autre, non ?

— Et vous étiez certain qu’elle allait vraiment se tuer ?

— C’est bien ce que dit ce foutu mot, non ?

— Effectivement. Où l’avez-vous cherchée ?

— Ici et là. Je ne me souviens pas. Il y a quinze ans de ça. Je n’y ai pas fait attention, à l’époque. Et maintenant, tout ça est enterré. Est-ce que je suis assez clair, mon vieux ? C’est enterré.

— C’était enterré, reconnut Lynley. Et très bien, je le reconnais. Mais Joy Sinclair est arrivée, et a entrepris une exhumation. Et on dirait bien que quelqu’un a eu très peur de ça. Pourquoi vous a-t-elle téléphoné si souvent, Darrow ? Que voulait-elle ?

Darrow balança les deux bras hors de l’évier, et les abattit avec colère sur le comptoir.

— Je vous l’ai dit ! Cette salope voulait parler d’Hannah, mais moi je ne voulais pas. Je ne voulais pas qu’elle fouille dans le passé et qu’elle flanque nos vies en l’air. Tout ça, c’est du passé, c’est fini, et bon Dieu, ça le restera. Maintenant, tirez-vous, ou procédez à une foutue arrestation !

Regardant calmement son interlocuteur, Lynley demeura silencieux, et l’écho des derniers mots de Darrow alla en s’amplifiant. Son visage se marbra de rouge, et les veines de ses bras se gonflèrent.

— Une arrestation, répéta enfin Lynley. Quelle curieuse suggestion, Mr Darrow. Pourquoi diable irais-je procéder à une arrestation dans un cas de suicide ? Sauf que nous savons tous les deux qu’il ne s’agissait pas d’un suicide, n’est-ce pas ? Et que Joy Sinclair a commis l’erreur de vous confier qu’elle ne croyait pas au suicide.

— Sortez ! rugit Darrow.

Lynley prit son temps pour ranger les documents dans le dossier.

— Nous reviendrons, conclut-il aimablement.

À quatre heures de l’après-midi, au bout de sept heures de débats et de manœuvres, la troupe réunie à l’Azincourt avait arrêté son choix d’un auteur dramatique pour la réouverture du théâtre. Ce serait Tennessee Williams, mais la pièce elle-même demeurait encore sujet à discussion.

Saint-James observa le groupe réuni sur la scène depuis le fond de la salle. Ils avaient réduit le champ à trois possibilités et, à ce qu’il pouvait en juger, la balance penchait en faveur de Joanna Ellacourt qui s’opposait fermement à Un tramway nommé Désir. Son aversion pour cette pièce semblait découler d’un rapide calcul du temps de scène dévolu à Irene Sinclair, au cas où, aussi incongru que cela puisse paraître, elle assumerait le rôle de Stella. Il ne semblait y avoir aucun doute sur l’interprète de Blanche Dubois, en tout cas.

Depuis un quart d’heure que Saint-James les regardait, lord Stinhurst avait fait preuve d’un remarquable degré de patience. Avec une magnanimité inhabituelle, il avait autorisé tous les comédiens, les décorateurs, le metteur en scène, les assistants à faire part de leur avis sur la crise à laquelle faisait face la compagnie et le besoin urgent de mettre une œuvre en chantier. Enfin, il se leva, et se massa les reins.

— Je vous ferai part de ma décision demain, annonça-t-il. Cette séance a assez duré. Retrouvons-nous demain matin, à neuf heures. Tenez-vous prêts à une lecture.

— Aucun indice, Stuart ? demanda Joanna Ellacourt.

Elle s’étira langoureusement en arrière sur sa chaise, et sa chevelure se répandit comme un voile doré palpitant dans la lumière. À son côté, Robert Gabriel passa affectueusement les doigts sur toute la longueur de ses cheveux.

— Non, je ne crois pas, répliqua Stuart. Je ne suis pas encore entièrement décidé.

Joanna lui sourit et se détourna pour dégager la main de Gabriel de ses épaules.

— Dis-moi ce que je dois faire pour te persuader de décider en ma faveur, chéri.

Gabriel eut un rire bas et guttural.

— Tu peux te fier à elle, notre chère Jo s’y entend en matière de persuasion, Stuart.

Bien que la remarque soit lourde de sous-entendus, personne ne dit rien, dans un premier temps. Personne ne bougea, même, à l’exception de David Sydeham qui leva lentement les yeux du manuscrit qu’il examinait et regarda fixement Gabriel, le visage implacable et hostile. Mais celui-ci n’en parut pas le moins du monde affecté.

Rhys Davies-Jones laissa tomber son script.

— Bon Dieu, tu es vraiment un sale con, dit-il d’un ton las.

— Et moi qui croyais que nous ne serions jamais d’accord sur rien, Rhys et moi, ajouta Joanna.

Irene Sinclair repoussa sa chaise, dont les pieds raclèrent la scène.

— Bon. Eh bien, je m’en vais, déclara-t-elle d’un ton léger avant de sortir en descendant l’allée centrale.

Mais lorsqu’elle passa devant lui, Saint-James put voir l’effort qu’elle faisait pour contrôler l’expression de son visage, et il se demanda comment et pourquoi elle avait pu supporter d’être mariée à Robert Gabriel.

Tandis que les autres comédiens, les assistants et les décorateurs se dirigeaient vers les coulisses, Saint-James se leva, et traversa la salle. Celle-ci ne devait pas avoir une capacité de plus de cinq cents places. Il gravit les marches qui menaient à la scène, sur laquelle flottait un brouillard gris de fumée de cigarette.

— Vous avez un moment, lord Stinhurst ?

Celui-ci était en conversation à voix basse avec un jeune homme chétif qui écrivait d’un air très concentré sur un bloc.

— Et veillez à ce que nous ayons assez d’exemplaires pour la lecture de demain matin, conclut Stinhurst.

Alors, seulement, il daigna lever la tête.

— Vous leur avez donc menti en prétendant ne pas avoir pris de décision, remarqua Saint-James.

Stinhurst ne répondit pas tout de suite.

— Nous n’avons pas besoin de toute cette lumière, Donald, intima-t-il d’une voix forte.

En réponse, la scène se trouva plongée dans l’obscurité. Seule la table demeura illuminée. Stinhurst s’installa devant celle-ci, sortit une pipe et du tabac.

— Il est quelquefois plus facile de mentir, reconnut-il. Au fil du temps, c’est le genre d’attitude dont un producteur devient coutumier. Si jamais vous vous êtes trouvé pris au milieu d’une rivalité acharnée d’egos créatifs, vous comprendrez ce que je veux dire.

— Mais ce groupe-là paraît particulièrement inflammable.

— C’est compréhensible. Ces trois derniers jours ont été infernaux.

Stinhurst bourra sa pipe. La lassitude qui se lisait dans sa voix et sur son visage contrastait avec ses épaules raides.

— J’imagine que ceci n’est pas une visite de courtoisie, Mr Saint-James.

Celui-ci lui tendit les agrandissements que Deborah avait effectués à partir de la photo de l’enquête sur le décès de Geoffrey Rintoul. Un seul visage apparaissait sur chaque cliché, parfois le haut d’un torse, mais rien d’autre. Deborah avait particulièrement veillé à ce que rien n’indique que ces gens avaient à un moment donné fait partie du même groupe.

— Pouvez-vous identifier ces personnes pour moi ? demanda-t-il.

Stinhurst les passa en revue, retournant lentement chaque photo, sa pipe oubliée sur le côté. Saint-James remarqua l’hésitation de ses gestes, et se demanda si son interlocuteur allait réellement coopérer. Stinhurst savait sans doute très bien que rien ne l’obligeait à révéler quoi que ce soit. Pourtant, il était aussi évident qu’il était conscient de la façon dont un refus serait interprété, si Lynley l’apprenait. Saint-James se contenta d’espérer que Stinhurst le croie investi d’une mission officielle. Après un examen attentif, le producteur posa toutes les photos l’une à côté de l’autre, les désignant tour à tour.

— Mon père. Le mari de ma sœur, Phillip Gerrard. Ma sœur, Francesca. L’avoué de mon père – mort il y a quelques années, et dont j’ai oublié le nom, pour l’instant. Notre médecin. Moi.

Stinhurst avait omis le seul dont l’identité leur faisait défaut. Saint-James montra la photo que Stinhurst avait posée à côté de celle de sa sœur.

— Et cet homme de profil ?

Stinhurst fronça les sourcils.

— Je ne sais pas. Je ne crois pas l’avoir jamais vu auparavant.

— Curieux, remarqua Saint-James.

— Pourquoi ?

— Parce que, sur la photo dont sont tirées toutes celles-ci, il est en conversation avec vous. Et je ne sais pas pourquoi, mais vous avez l’air de le connaître très bien.

— Vraiment ? C’était peut-être le cas à l’époque. Mais l’enquête sur le décès de mon frère remonte à vingt-cinq ans. On ne peut guère attendre de moi que je me souvienne parfaitement de tous ceux qui se trouvaient là.

— C’est vrai, admit Saint-James tout en considérant le fait extraordinaire qu’il n’avait à aucun moment mentionné que ces clichés avaient été pris lors de l’enquête en question.

Stinhurst se leva.

— À moins que vous n’ayez encore besoin de moi, Mr Saint-James, j’ai beaucoup de choses à régler avant la fin de cette journée.

Tout en parlant, ramassant sa pipe et son tabac, se préparant à prendre congé, il ne jeta pas une seule fois un coup d’œil aux photographies. C’était là une réaction tellement invraisemblable, comme s’il s’obligeait à détourner le regard de peur que son visage ne le trahisse plus que ses paroles, que Saint-James en tira une certitude absolue : lord Stinhurst savait parfaitement qui était l’homme de la photo.

Certains éclairages refusent de mentir sur le processus inéluctable et impitoyable de la vieillesse. Implacables, ils sont capables de révéler les imperfections et mettre la vérité à nu. Le grand soleil, les tubes fluorescents crus des entreprises, les projecteurs de cinéma utilisés sans filtres adoucissants – tous ceux-là savent dévoiler le pire. La table de maquillage de Joanna Ellacourt, dans sa loge, semblait faire partie du lot. Ce jour-là, en tout cas.

Il y faisait frais, comme elle le souhaitait, pour mieux conserver les fleurs envoyées par ses admirateurs avant une représentation. Mais pour l’instant, il n’y avait pas de fleurs, et l’air était chargé de ce mélange caractéristique de toutes les loges qu’elle avait connues, odeur de cold cream et de lotions de toutes sortes qui jonchaient la table. À peine consciente de ce parfum, elle fixait stoïquement son reflet dans la glace, obligeant son regard à se poser sur chaque présage révélateur de l’approche de l’âge mûr : les rides naissantes du nez au menton, les délicates pattes d’oie autour des yeux, les premières marques autour du cou, prélude aux rides plus profondes impossibles à dissimuler.

Elle esquissa un sourire moqueur à la pensée qu’elle avait échappé à presque tout ce qui avait constitué la toile de fond de son enfance. Le pavillon de cinq pièces crasseux à Nottingham ; la vision de son père, machiniste au chômage, désespéré, morne et mal rasé, assis toute la journée à sa fenêtre ; les perpétuelles lamentations de sa mère, se plaignant du froid qui s’insinuait sans relâche à travers les fenêtres mal isolées, ou de la télévision noir et blanc dont les boutons étaient cassés, laissant le son brailler à plein volume ; l’avenir que ses sœurs avaient choisi, celui d’une vie qui ne faisait que répéter l’histoire du mariage de leurs parents, une vie qui se réduisait à la production répétitive, épuisante et sans fin, d’un bébé tous les dix-huit mois, une vie sans espoir et sans joie. Elle avait échappé à tout cela. Mais elle ne pouvait se soustraire au processus de lente décomposition qui attend chacun de nous.

Comme tant de créatures égocentriques dont la beauté domine la scène, l’écran et les couvertures d’innombrables magazines, elle avait un moment pensé pouvoir échapper à celui-ci. Elle s’était même persuadée qu’elle y échapperait vraiment, car David l’y avait encouragée.

Son mari avait fait pour elle bien plus que la délivrer des misères de Nottingham. David avait été le seul et unique point de repère fidèle dans un monde inconstant où la gloire est éphémère, où la célébration par les critiques d’un nouveau talent peut signifier la chute d’une comédienne réputée qui a sacrifié sa vie au théâtre. David savait tout cela, savait combien elle avait peur, et il avait apaisé ses frayeurs grâce à un soutien et un amour sans faille – en dépit de ses crises de colère, de ses exigences, de ses flirts. Ceci jusqu’à l’apparition de la nouvelle pièce de Joy, qui avait irrémédiablement tout changé entre eux.

Fixant son reflet sans vraiment le voir, Joanna sentit la colère l’envahir de nouveau. Le brasier qui l’avait consumée samedi soir à Westerbrae, avec une intensité irrationnelle et ravageuse, s’était aujourd’hui réduit à une veilleuse incandescente capable d’embraser le cœur de sa passion à la moindre provocation.

David l’avait trahie. Elle se força à le répéter, encore et encore, de peur que la pensée de leurs années d’intimité partagée ne s’insinue dans son esprit et ne l’oblige à lui pardonner. Elle ne lui pardonnerait jamais.

Il savait parfaitement l’importance qu’elle avait attaché au fait qu’Othello soit sa dernière pièce face à Robert Gabriel. Il savait combien elle détestait les tentatives de séduction de Gabriel, nourries de frôlements intempestifs, de gestes fortuits qui lui faisaient effleurer ses seins, de baisers de scène langoureux face à un public qui finissait par y croire, de compliments à double sens faisant référence à ses prouesses sexuelles.

— Que tu le veuilles ou non, Gabriel et toi, vous faites des étincelles lorsque vous êtes ensemble sur scène, avait dit David.

Il n’était pas le moins du monde jaloux, ou même inquiet. Elle s’était toujours demandé pourquoi. Jusqu’à maintenant.

Il lui avait menti à propos de la pièce de Joy Sinclair, en lui affirmant que l’idée de la participation de Robert Gabriel venait de Stinhurst, et qu’il était impossible de l’écarter de la distribution. Bien qu’incapable d’affronter ce qu’elle signifiait, elle connaissait la vérité. Exiger le renvoi de Gabriel impliquait une baisse des recettes, et partant, du pourcentage de Joanna — en un mot, celui de David. Et David aimait l’argent. Ses chaussures Lobb, sa Rolls, sa résidence à Regent’s Park, sa maison à la campagne, ses vêtements de Savile Row. Quelle importance si sa femme devait subir encore un an les avances gluantes de Robert Gabriel, pourvu qu’il puisse maintenir ce train de vie ? Après tout, il y avait plus de dix ans qu’elle supportait cela.

Lorsque la porte de sa loge s’ouvrit, Joanna ne se donna pas la peine de se retourner, car le miroir lui en renvoyait parfaitement l’image. Et même si cela n’avait pas été le cas, elle savait qui pénétrait dans la loge. Après tout, elle les avait suffisamment entendus pendant vingt ans pour reconnaître le moindre des mouvements de son mari – son pas assuré, le craquement de l’allumette lorsqu’il s’apprêtait à fumer, le bruissement de l’étoffe contre sa peau lorsqu’il s’habillait, le lent relâchement de ses muscles lorsqu’il s’endormait. Elle pouvait tous les identifier, car en définitive ils n’appartenaient qu’à lui.

Mais à cet instant, elle n’était pas d’humeur à penser à tout cela. Elle s’empara de sa brosse, écarta sa boîte à maquillage et se consacra à sa chevelure, comptant les coups de brosse, de un à cent, comme si chacun l’éloignait toujours davantage de ces longues années partagées avec David.

Il entra sans un mot, et se dirigea vers la chaise, comme à son habitude. Cette fois-ci, il demeura debout et également silencieux jusqu’au moment où elle finit de se coiffer, laissa tomber sa brosse et se retourna pour le regarder d’un air inexpressif.

— Je crois que je dormirais bien plus tranquille si tu m’expliquais pourquoi tu as fait ça, dit-il alors.

Lady Helen arriva chez Saint-James un peu avant six heures ce soir-là, à la fois découragée et déprimée. Même la vue d’un plateau chargé de scones, de thé et de lait, servi dans le bureau, ne parut guère lui remonter le moral.

— Je crois qu’un sherry te ferait du bien, remarqua Saint-James une fois qu’elle eut ôté son manteau et ses gants.

Lady Helen chercha son calepin dans son sac en acquiesçant avec chaleur :

— C’est exactement ce qu’il me faut.

— Pas de chance ? demanda Deborah.

Assise sur l’ottomane à droite de la cheminée, elle gratifiait de temps en temps d’un morceau de scone le petit teckel ébouriffé, Peach, qui attendait patiemment à ses pieds et lui léchait régulièrement la cheville d’une délicate et affectueuse langue rose.

Non loin de là, Alaska, le chat gris, était confortablement roulé en boule sur une pile de dossiers au milieu du bureau de Saint-James. À l’entrée de lady Helen, ses yeux s’entrouvrirent en une fente, mais il ne bougea pas.

— Ce n’est pas vraiment ça, dit-elle en acceptant avec reconnaissance le verre de sherry que lui apportait Saint-James. J’ai obtenu l’information que nous cherchions. Seulement…

— Elle ne sert pas à grand-chose pour aider Rhys, devina Saint-James.

Elle lui lança un sourire qu’elle savait au mieux incertain. Ses mots la peinaient inexplicablement, et, en proie à une soudaine tristesse sans nom, elle comprit combien elle avait espéré que son entrevue avec la secrétaire de lord Stinhurst atténuerait les soupçons à l’égard de Rhys.

— Non, l’information n’aide pas Rhys. Elle ne sert même pas à grand-chose, j’en ai peur.

— Raconte, l’encouragea Saint-James.

Il y avait bien peu à dire. La secrétaire de lord Stinhurst, avec une extrême bonne volonté, avait parlé des coups de téléphone passés pour son employeur, une fois qu’elle avait compris combien ils pouvaient aider à disculper celui-ci du moindre soupçon de complicité dans la mort de Joy Sinclair. Elle était même allée jusqu’à montrer le carnet de notes sur lequel elle avait jeté le message que Stinhurst lui avait demandé de répéter pour chaque appel. Celui-ci était simple : « Suis retenu en Écosse pour cause d’accident indépendant de ma volonté. Vous contacterai dès que possible. »

Un seul appel différait de ce message, et bien que son contenu paraisse étrange, il ne présentait pas l’apparence de la culpabilité.

« Une remontée à la surface m’oblige à vous décommander une seconde fois ce mois-ci. Toutes mes excuses. Appelez-moi à Westerbrae si cela pose un problème. »

— Une remontée à la surface ? répéta Saint-James. Expression étrange. Tu es certaine de ça, Helen ?

— Absolument. La secrétaire de Stinhurst avait pris le message par écrit.

— Un terme de théâtre ? suggéra Deborah.

Saint-James s’installa maladroitement sur le siège près d’elle.

Elle se poussa pour lui laisser la place de poser sa jambe.

— Qui était le destinataire de ce message ?

Elle compulsa ses notes.

— Sir Kenneth Willingate.

— Un ami ? Un collègue ?

— Je ne sais pas.

Lady Helen hésita, cherchant comment présenter sa dernière information de façon à ce que Saint-James en voie immédiatement la singularité. Ce n’était qu’un léger détail, et elle savait qu’elle s’y cramponnait dans l’espoir qu’il les écarterait de Rhys et les aiguillerait dans une autre direction.

— Je me raccroche probablement au moindre fétu de paille, reprit-elle avec franchise, mais il y avait quelque chose d’autre à propos de ce dernier appel. Tous les autres ont servi à décommander des rendez-vous prévus dans les jours qui suivaient. Sa secrétaire s’est contentée de me lire les noms dans son carnet de rendez-vous. Mais le dernier, l’appel de Willingate, n’avait rien à voir. Il n’était pas inscrit dans son agenda. Il s’agissait donc, soit d’un rendez-vous que Stinhurst avait pris de son côté sans en parler à sa secrétaire…

— Soit il ne s’agissait pas du tout d’un rendez-vous, conclut Deborah à sa place.

— Il n’y a qu’un moyen de le savoir, remarqua Saint-James. Il faut tirer l’information de Stinhurst lui-même. Ou nous mettre sur la piste de Willingate. Mais je crois que nous ne pouvons aller plus loin sans en parler à Tommy. Nous allons être obligés de lui fournir le peu d’informations que nous avons glané et le laisser continuer sur cette lancée.

— Mais Tommy ne le fera pas, tu le sais bien ! protesta lady Helen. Il cherche à impliquer Rhys. Il ne déterrera que ce qui pourra lui servir à l’arrêter. Pour Tommy, rien d’autre n’a d’importance ! Ce week-end ne t’a pas suffi pour comprendre ça ? De plus, si tu le mets au courant, il va découvrir que Barbara a enquêté de son côté… avec notre aide, Simon. Tu ne peux pas faire ça à Barbara.

Saint-James soupira.

— Helen, tu ne peux pas tout avoir. Tu ne peux pas les protéger tous les deux. Tu vas devoir te décider. Tu prends le risque de sacrifier Barbara ? Ou bien tu sacrifies Rhys ?

— Je ne sacrifie ni l’un ni l’autre.

Il secoua la tête.

— Je comprends ce que tu ressens, mais ça ne marchera pas.

Lorsque Cotter introduisit Barbara dans le bureau, elle perçut immédiatement la tension ambiante. Un brusque silence, suivi de saluts empressés, lui révéla le malaise qui habitait les trois autres. L’atmosphère était chargée et tendue.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

Ils étaient tout sauf malhonnêtes, elle devait le reconnaître.

— Simon pense que nous ne pouvons pas continuer sans Tommy, dit lady Helen, qui exposa ensuite le coup de téléphone sibyllin que Stinhurst avait adressé à sir Kenneth Willingate.

— Nous n’avons aucune autorité pour débarquer dans la vie de ces gens et les interroger, intervint Saint-James lorsque lady Helen eut terminé. Et vous savez qu’ils ne sont pas obligés de nous répondre. Il me semble donc qu’à moins que Tommy ne reprenne le flambeau, nous sommes dans une impasse.

Barbara réfléchit. Elle savait parfaitement que Lynley n’avait aucune intention de s’écarter de la piste des Fens, bien trop séduisante à ses yeux. Il balayerait d’un geste un message téléphonique abscons à un inconnu baptisé Willingate, surtout, pensa-t-elle avec résignation, si c’était lord Stinhurst qui l’avait passé. Les autres avaient raison. Ils se trouvaient dans une impasse. Mais si elle ne parvenait pas à les persuader de continuer sans Lynley, Stinhurst s’en tirerait sans une égratignure.

— Bien sûr, nous savons que si Tommy découvre que vous avez enquêté sur une autre piste sans son autorisation…

— Je me fiche de ça, dit-elle brusquement, surprise de s’apercevoir que c’était la vérité.

— Vous pouvez vous retrouver mise à pied. Retourner à la circulation. Ou même être expulsée de la police.

— Pour l’instant, cela n’a aucune importance. Ceci en a, par contre. J’ai passé une journée merdique à poursuivre des fantômes dans l’est sans le moindre espoir d’en voir sortir quelque chose d’intéressant. Mais là, nous avons une piste, et je n’ai aucune intention de la laisser tomber pour la seule et unique raison que quelqu’un pourrait me renvoyer à la circulation. Ou me virer. Ou quoi que ce soit d’autre. Donc, si nous devons lui dire, nous lui disons. Tout. On le fait maintenant ? dit-elle en les regardant bien en face.

Malgré sa détermination, les autres hésitèrent.

— Vous ne voulez pas y réfléchir ? demanda lady Helen.

— Je n’ai pas besoin d’y réfléchir, répliqua-t-elle.

Elle parlait d’un ton dur, qu’elle ne tempéra guère en continuant :

— Écoutez, j’ai vu mourir Gowan. Il avait arraché le couteau planté dans son dos, et rampé à travers l’arrière-cuisine pour chercher de l’aide. Sa peau ressemblait à de la viande bouillie. Il avait le nez cassé, les lèvres déchirées. Je veux trouver qui a fait ça à un gamin de seize ans. Et si découvrir le tueur me coûte mon boulot, pour moi, je considère que c’est un moindre coût. Qui vient avec moi ?

Des éclats de voix dans le hall empêchèrent toute réponse. La porte s’ouvrit à la volée, et Jeremy Vinney, rouge et hors d’haleine, se rua en écartant Cotter. Son pantalon était trempé jusqu’aux genoux, et le froid avait mis à vif ses mains nues.

— Pas pu trouver de taxi, haleta-t-il. J’ai fini par venir en courant depuis Sloane Square. J’avais peur de vous manquer. (Il ôta son manteau et le jeta sur le canapé.) J’ai trouvé qui est le type sur la photo. Il fallait que je vous le dise tout de suite. Il s’appelle Willingate.

— Kenneth ?

— Exactement. (Vinney se pencha, les mains sur les genoux, tentant de reprendre son souffle.) Mais ça n’est pas tout. Ça n’est pas son nom qui le rend intéressant, mais sa fonction. (Il eut un bref sourire.) Je ne sais pas ce qu’il faisait en 1963, mais aujourd’hui, c’est le chef du MI-5.