La chasse au sanglier
Les tireurs s'étaient apostés le long de la ligne. La coupe de sapins s'étendait dans leur dos, en noires dentelures; ses branches touchaient juste le sol. Des herbes forestières, toutes jaunies, s'y étaient emmêlées et les attachaient à la terre. On eût dit des tentes dressées, refuges contre la tempête et le gel, dans la campagne enneigée. Une ceinture de joncs blafards trahissait le cours du fossé enfoui sous la neige.
Le bois était d'une splendeur presque princière. L'air, en été, y était lourd et poisseux, et des essaims de taons passaient au bord des clairières. En automne, quand dérivaient les fils de la Vierge, des légions de bolets recouvraient le sol moussu. Les baies luisaient comme des perles de corail dans les zones d'abattis.
La neige venait de cesser. L'air était exquis, comme passé au filtre des flocons ; on l'aspirait plus facilement, et il portait la voix au loin, vous faisant chuchoter sans y songer. La couche fraîche semblait défier toute imagination de la blancheur ; on entrevoyait la présence de mystères splendides, mais intangibles.
Les meilleurs postes d'affût étaient ceux où une pépinière bordait les lignes. C'est à peine si ses cimes vertes sortaient de la neige. Le champ de tir y était parfait. Richard se tenait auprès de Breyer, l'élève-forestier, dans une traverse où les branches se rejoignaient presque, de sorte qu'on y voyait à peine à trois pas devant soi. Mauvaise place, affût pour legs novices. Mais son attente était si exaltée qu'il ne pensait plus aux détails, que son chagrin même fondait en lui. Il avait espéré, jusqu'au dernier moment, que son père lui donnerait une carabine ; c'était l'exaucement vers lequel tout son être s'élançait. Il n'avait pas connu de plus brûlant, de plus impérieux désir. Il voyait en rêve l'acier bleu de l'arme, son fût de noyer, les feuilles de houx gravées dans le métal. Qu'elle était donc légère, douce à la main, et plus merveilleuse que tous les jouets ! Dans l'obscurité de son canon, les rainures brillaient en spirales d'argent. Lorsqu'on l'armait, elle claquait sèchement, comme si la certitude même eût pris la parole pour emplir le coeur de joie. On pouvait affiner la détente au moyen d'un déclic — et alors, il semblait qu'une pensée suffît à déclencher le coup. Que ce joyau, que cette merveille contînt aussi la destinée et la mort : c'était là, certes, ce qui passait toute imagination. Richard sentait que sa possession donnerait à son être l'achèvement, lui ferait subir une métamorphose totale. Avant de s'endormir, à la manière des songes lucides, il se voyait parfois dans la forêt, avec elle — non qu'il voulût tirer, ce n'était pas la question, mais rien que pour se promenait dans la nature en sa compagnie, comme avec une amante. Il lui revenait alors en mémoire un dicton qu'il avait lu au flanc d'une vieille cruche dont son père se servait parfois :
C'est assez pour être heureux.
Et même après que ses paupières s'étaient fermées, les images continuaient à se tisser. Elles l'amenaient quelquefois à des angoisses : il avait armé l'arme et voulu tirer, mais un envoûtement faisait rater le coup. Il s'y appliquait alors de toute sa volonté, mais, chose étrange, plus il l'armait, plus il y mettait de violence, et plus la carabine s'obstinait à lui refuser son office. Il voulait crier, mais le son lui restait dans la gorge. Puis il se réveillait en sursaut de son cauchemar, tout heureux de constater qu'il avait été le jouet d'un songe.
Le miracle s'accomplirait pour son seizième anniversaire. Il avait bien du mal à prendre patience, quand il voyait de jeunes chasseurs, ou des élèves-forestiers comme ce Breyer, qui n'avait que deux ans à peine de plus que Richard, et n'était guère plus grand. Mais, aujourd'hui, la forêt baignait dans un tel silence et une telle limpidité que ce désir rongeur et impétueux s'éteignait en lui. Le monde était ouaté de solennité.
Des piaillements légers parcoururent la sapinière et se perdirent au loin. C'étaient les roitelets, les nabots à la huppe d'or; ils se sentaient comme chez eux dans ces coupes obscures, où ils picoraient les pommes de pin. Puis, venu de loin, un appel de cor courut à travers ce monde de blancheur. Le cœur se mettait à palpiter : la chasse commençait.
Une agitation se rapprochait à travers les fourrés. À mesure que le vacarme s'enflait, les battements du coeur, eux aussi se précipitaient. Les rabatteurs aux pesants tabliers de cuir fonçaient à travers les branchages, cognant les troncs du manche de leur hache ; on entendait entre les coups leurs clameurs : « hou-hou, hou-hou, hou-hou ». La traque avait d'abord, tout au loin, un son de gaieté ; puis les voix se chargèrent de rudesse et de menaces. Leur accent rappelait la fumée des pipes, les alcools de fruit, les querelles au cabaret, et elles violaient le mystère des bois.
Maintenant, les froissements et les appels résonnaient tout proches, et puis un bruit de branches cassées les suivit, différent à l'oreille. Une ombre fila à travers les joncs et gagna le couvert de l'autre côté, juste entre Richard et l'élève-forestier. Bien qu'elle eût traversé le découvert, comme le fantôme d'un rêve, Richard saisit au vol tous les détails : les rabatteurs avaient forcé dans sa bauge un vieux sanglier mâle. Il le vit sauter la ligne d'un bond, comme projeté par la corde d'un arc. L'avant-train, au poitrail massif, s'abaissait de la hure à la croupe comme le côté d'un triangle. Les soies raides du dos, la crête, comme disent les chasseurs, se hérissait. Richard eut l'impression que les petits yeux le frôlaient ; dressés devant eux, les crocs luisaient, robustes et recourbés. Il aperçut aussi les dents dénudées par le retroussis des babines, qui donnaient à cette hure une expression de mépris rageur. Tout cet être avait quelque chose de sauvage et de sombrement hirsute, mais taché de rouge, comme de feu. Le groin noirâtre était bizarrement retroussé, et presque tordu ; il faisait sentir le dégoût qu'inspirait à ce libre seigneur des bois la présence de ses tourmenteurs humains, avec leur odeur insolite. Au moment où il aperçut les deux garçons, il poussa un grognement ronflant, mais sans dévier de sa course.
L'image disparut en un clin d'œil, mais elle s'imprima dans l'esprit de Richard avec la netteté sèche du songe. Elle se grava pour toujours dans sa mémoire : atmosphère de force et de terreur, mais aussi de magnificence. Il sentit ses genoux flageoler, et qu'il avait ouvert la bouche, sans qu'un cri en sortît.
L'élève-forestier semblait également ébaubi ; il était devenu tout pâle et suivait le solitaire d'yeux écarquillés. Le monstre l'eût, pour un peu, frôlé au passage. Il avait de nouveau plongé dans la verdure, lorsque le garçon leva sa carabine et lui tira une balle de derrière, visant l'endroit où les branches vibraient encore.
Sous les fourrés épais, le coup retentit assourdissant, comme un entrechoc de cymbales. Les deux jeunes gens se dévisagèrent en silence. Entre les pins, le lourd fumet du sanglier flottait encore, mêlé au parfum de la résine et à l'odeur de la poudre, qui se dissipait peu à peu. Un second appel de cor leur parvint ; il sonnait l'arrêt de la battue. On n'avait entendu que ce seul coup de feu.
Moosbrugger, le garde-forestier, survint, courant dans la ligne, le cor brinquebalant au bout d'un ruban vert. Son nez brillait comme une escarboucle, et il lui fallut reprendre haleine avant qu'il ne se mît à sacrer. Il examina les traces et constata, dépité, que le solitaire n'avait pas déboulé en suivant la ligne, comme on s'y était attendu, mais l'avait traversée ici, en ce lieu perdu. Le conservateur des forêts et ses invités s'en reviendraient bredouilles. Moosbrugger en était vexé dans son honneur professionnel, et Richard eut l'impression qu'il devait se tenir à quatre pour ne pas calotter le jeune tireur. S'il s'était agi d'un de ses valets de chasse, il l'eût sans doute fait. Il se contenta de grincer des dents et de demander à l'élève :
« Vous savez ce que vous venez de faire ? »
Et comme le gamin, gêné, haussait les épaules :
« Je vais vous le dire : vous avez fait chou blanc. »
Sur quoi il éclata d'un rire diabolique et se remit à l'examen des traces. Richard se sentit heureux de s'en être tenu au rôle de spectateur. L'élève malchanceux avait rougi jusqu'au blanc des yeux ; il semblait mal à l'aise dans sa peau. Il grommela pour lui-même :
« Il n'est jamais content, celui-là. Si je n'avais pas tiré, il aurait aussi rouspété. »
Néanmoins, il se sentait coupable. D'abord, il s'était laissé effaroucher par le solitaire; et puis il avait tiré sa poudre aux moineaux. Avec la même ferveur qu'au moment où il souhaitait de voir la bête déboucher près de lui, il la maudissait maintenant de lui être passée sous le nez. Il voyait déjà le conservateur des forêts, et derrière lui toute la chasse, qui s'en venaient de son côté, quittant la ligne. Sa confusion était telle qu'elle gagna Richard. Encore heureux, malgré tout, que le terrible Moosbrugger eût disparu parmi les broussailles.
Au moment où le maître de chasse arrivait à leur hauteur, la voix puissante du garde-forestier beugla dans les fourrés :
« Hallali ! Hallali ! »
Puis il sonna l'hallali, dont les notes emplirent la forêt. La chasse entière, à laquelle s'étaient joints les rabatteurs, suivit le son du cor et parvint dans une clairière qui s'étendait derrière la zone des pins. Moosbrugger y était planté devant le solitaire, qui venait d'expirer dans la neige molle. Il ne se tenait pas d'orgueil, après cette heureuse issue, et répéta son rapport au conservateur, le visage fendu d'une oreille à l'autre par un rire féroce. Il l'avait su tout de suite, bien entendu — rien que deux, trois poils roussis et le sang des poumons — tudieu, les jeunes gens n'avaient pas perdu leur temps à son école !
Tous se regroupèrent en ovale autour de la bête, les tireurs avec leur fusil en bandoulière, les rabatteurs la hache sur l'épaule. Le sanglier était renversé dans le lit de blancheur comme s'il dormait ; les petits yeux dévisageaient ses vainqueurs avec une expression presque ironique. Les hommes admirèrent la hure énorme, posée comme sur un coussin. Les défenses tranchantes luisaient, cruellement recourbées, comme du vieil ivoire. Près de l'attache du col massif, les pattes, les honneurs d'avant, comme les appelait Moosbrugger, pointaient en l'air, raidies. La toison aux soies sombres était nuancée de rouille ; le dos seul souligné d'une bande d'un noir pur. Et toujours s'étalait, pâlissant par les bords, une grande tache de sang.
À cette vue, Richard se sentit le cœur serré ; il lui paraissait presque indécent qu'on pût ici se repaître du spectacle de la proie. Jamais une main ne l'avait touchée. Et maintenant, la première surprise passée, on l'empoignait par les oreilles et les pattes, on la retournait en tous sens. Le garçon cherchait à étouffer le sentiment qui montait en lui : qu'en cet instant, le sanglier lui était plus proche, plus familier que ses poursuivants et ses chasseurs.
Après avoir bien admiré et bien manié la bête, ils se souvinrent de l'heureux tireur qui l'avait abattue. Le conservateur des forêts cueillit un rameau de pin qu'il plongea dans la blessure ; puis il présenta, sur le plat de la crosse de son fusil, cette offrande emperlée de sang, cependant que Moosbrugger sonnait l'hallali. Le jeune homme se laissa entourer, avec un orgueil timide, et fixa la branche à son chapeau. Tous les yeux étaient fixés sur lui, rayonnants de bienveillance. À la cour, à la guerre et entre chasseurs, on fait grand cas du hasard heureux et le porte au crédit de son bénéficiaire. C'est, dans une carrière, un auspice favorable.
Une gourde pleine d'alcool de fruit passa de main en main ; le conservateur des forêts y but la première gorgée, puis, s'étant secoué, il la tendit à l'élève-forestier, avant tous les autres. Chacun cherchait à échanger un mot avec lui, et il ne se lassait pas de raconter comment le solitaire avait débouché devant lui. Un coup de maître — les envieux mêmes devaient l'avouer. Il décrivait comment il avait aperçu la bête, et comment elle avait bondi vers lui. Comment aussi il ne l'avait pas tirée de face, mais d'un peu en arrière, obliquement, alors qu'elle plongeait sous le couvert des arbres. Mais il l'avait vue distinctement marquer le coup. Moosbrugger ne tarissait pas d'éloges sur son compte.
Seul, Richard arborait une mine contrainte ; il croyait être le seul à se sentir dépassé par l'événement. Il apprenait avec surprise que Breyer l'avait perçu tout autrement que lui, et il fallait bien lui donner raison, puisque le sanglier était là, renversé, pour confirmer son récit. Il apprit ici, pour la première fois, que les faits modifient les circonstances qui les ont amenés — ce qui ébranlait le monde de ses idées. Les cris rudes des chasseurs lui étaient pénibles. Et, de nouveau, il lui sembla que le sanglier était bien au-dessus d'eux tous.
Moosbrugger tira posément son coutelas de sa gaine et en éprouva le fil sur son pouce. Malgré l'âpre gel, on ne pouvait laisser le sanglier dans sa peau : il était bien trop échauffé. Le visage du chasseur prit un air ancestral, illuminé d'une sorte de ricanement solennel, qui étirait de haut en bas les rides profondes de sa face. Il s'agenouilla sur l'une des pattes de derrière et empoigna l'autre de la main gauche. Puis il trancha de sa lame la peau tendue, et la fendit jusqu'au sternum. Il commença par l'amputer de deux objets semblables à des oeufs d'oie, d'un bleu scintillant, et les jeta derrière lui, tandis que les rabatteurs ricanaient d'un air servile :
« Attrape, renard, voilà ton dîner ! »
Puis il suivit soigneusement un cordon de muscles. L'âcre fumet qui baignait la bête devint piquant ; les chasseurs reculèrent, poussant des jurons. Moosbrugger enfonça ses deux mains dans le ventre béant et remonta entre les côtes, en tira des viscères bleus et rouges, en réservant les parties nobles. Le coeur était déchiqueté par la balle ; malgré cette blessure, le sanglier avait couru près de quatre-vingt-dix pas. Un élève-garde ouvrit la panse, pour la rincer dans la neige ; elle était toute gonflée de faines broyées. Bientôt, le corps profané se fut changé en auge rouge, dont la vapeur sanglante continuait à s'élever dans l'air glacial.
Moosbrugger passa un tour de corde autour de la mâchoire supérieure, derrière les crocs ; les rabatteurs s'y attelèrent et partirent en traînant l'avant-train hirsute. Les chasseurs allumèrent leurs pipes et, devisant gaillardement, ils se joignirent au cortège. La chasse était finie.
Ce fut le premier soir où Richard s'endormit sans avoir songé au fusil ; mais ce fut le sanglier qui en prit la place dans ses rêves.
- scan, OCR, transcription, relecture par Alouette.
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