X

Maintenant, les bruits avaient tous disparu. Le vieux Serpent s'était mis à couler, et s'enfuyait en silence. Ils n'étaient plus dans le temps morcelé. L'aiguille de l'horloge glissait. Elle n'avançait plus par saccades. Ejnar et Ulma avaient dressé la tête, comme pour mieux entendre une chanson. Moltner s'était relevé, et ses mains restaient étendues. Ce fut alors qu'il perçut la voix de Schwarzenberg ; elle tranchait dans les images. Son accent l'effraya, comme si on criait son nom tandis qu'il errait, somnambule, lui ravissant la sûreté de ses pas. Elle répéta, avec une douceur insistante :

« Vous en savez plus, n'est-ce pas ? »

Ejnar et Ulma, eux aussi, sentirent que ces mots s'adressaient à eux : ils mettaient fin à l'atmosphère. Ils effaçaient ce qui avait paru au tableau, vidaient les hiéroglyphes de leur magnétisme. Schwarzenberg les regarda d'un air triste et douloureux. Il se frotta de nouveau les mains comme s'il avait froid.

L'inquiétude se remit à croître. Ils entendaient le rythme d'un pesant ressac, qui battait les falaises. La tempête sifflait autour de la maison. Elle emportait des flocons d'embrun. La tourmente qui était dans l'air avait dû maintenant éclater. Ils ne s'en étaient pas aperçus.

Le temps n'était pas seul à sembler dangereux — les bruits furtifs, eux aussi, s'emplissaient de menaces. Le crépitement des branches de genévrier tonnait dans la cheminée comme une suite d'explosions. Même les langues de flamme, sur les bougies, poussaient un sifflement tel que celui d'étincelles courant le long de mèches de mineur.

Des souffrances nouvelles et plus poignantes sillonnèrent le visage de Schwarzenberg, comme s'il luttait contre les hurlements et les huées de la tempête venue du sud, contre la meute féroce, toute proche maintenant. La porte s'ouvrit soudain, comme impuissante à résister encore aux coups violents. On aperçut Erdmuthe et Gaspard ; ils restaient debout dans l'entrée. L'aide de cuisine se tenait derrière eux, et regardait par-dessus l'épaule d'Erdmuthe. Le chien de garde avait rompu son attache et se faufila entre leurs genoux. Il traînait sa chaîne derrière lui. Ils se pressaient comme des fantômes qui flairent, attendant qu'on leur verse le sang. Leurs visages avaient l'air de masques en bois, mais terrifiants.

Ejnar fut pris de panique, ne sachant pas que la même lueur figeait ses traits.

Derechef, Moltner vit apparaître sur le visage de Schwarzenberg la vive lumière qui lui fit fermer les yeux. Et, de nouveau, la vague le souleva. Mais, cette fois-ci, ce n'était plus de l'eau qui se répandait en torrents autour de lui. Des scintillements dorés l'emportaient jusqu'à des hauteurs lointaines. Il y régnait un grand silence, comme dans des jardins ou des îles situés hors du temps. Était-ce le bonheur qui pénétrait ces contrées de lumières aussi chaudes ? Ou était-ce une assurance parfaite et royale ? Il avait découvert ici son domaine héréditaire, son bien propre.

Il se tenait dans la cour intérieure d'un château baigné d'un éclat d'or pur. L'espace nu était bordé de bâtiments en or massif, de temples, de resserres aux trésors, de harems, d'étables pour les éléphants. La lumière était si crue qu'elle dévorait les formes des paons perchés sur les terrasses. Ils fondaient sous son ardeur. Des joyaux en tombaient, goutte à goutte.

Nul souffle d'air, nul mouvement ne troublaient l'immobilité épandue en ce lieu. On était loin du bercement des océans, des pétillements du monde igné. Ici régnait, transmuant le monde en or, la paix, régnait l'opulence. Elle rayonnait, sans que la substance en fût diminuée. Elle s'accroissait, au contraire, en se prodiguant, et merveilleuse était sa souveraineté dans la fécondation. Une si grande lumière était encore revêtue de déguisements ; sinon, elle eût anéanti, et tout réduit en vapeurs. Elle prenait le temps pour voile.

Maie pourquoi l'air était-il si léger dans cette cour, où tout dénotait une extrême pesanteur ? Ici, ni les poids ni les mesures n'étaient plus un destin. Une fois admis dans l'intérieur du palais, on n'était plus un sujet. Ici régnait la puissance immobile, et toute force n'avait de signification que par l'investiture de cette splendeur. Ainsi, la lumière n'avait d'autre éclat que celui d'un reflet tombé dans le temps.

Moltner sentit qu'il avait reçu une part d'une grande image, et ce don le combla. Qu'il était loin de tout ce qui lui avait pesé ! Comment avait-il pu douter de l'efficace de forces telles qu'on les avait contemplées depuis l'aube des âges ? Elles étaient voilées de lumière, et lorsqu'on vous permettait d'en approcher, un rayon tombé de ces resserres anéantissait les spectres du monde des brouillards.

C'était l'ancien soleil qui se concentrait en vue de dons nouveaux. Lorsqu'on l'appelait, de temps à autre, dieu ou déesse, ce n'était là qu'une parure éphémère à son front. Il brillait aux trônes des pharaons, sur les pyramides, sur le palais de Montezuma. L'encens s'élevait en volutes autour de taureaux d'or, les cobras balançaient leurs capuchons de lumière. Les tigres ronronnaient, les paons déployaient leur roue. Ici régnaient la paix, le grand Midi, la puissance immobile. Rien qu'une ondulation légère, comme si les murs se transmuaient d'or en lumière, puis à nouveau en or. Mais elle n'était pas liée à quelque changement : l'être et l'essence se connaissaient dans l'identité suprême.