XIII
Comme bien souvent déjà, les jours de fête et de congé, il entra par la porte de la maison paternelle. Il n'y venait que pour une brève visite. Le jour commençait à peine; il lui fallait réveiller ses parents. Ils partageaient de nouveau la même chambre, comme ils l'avaient fait en leur jeunesse.
Tous ensuite, assis de compagnie à la table servie, prirent leur déjeuner. Tous les gestes, tous les propos, tous les joyeux devis lui étaient familiers. C'était le retour d'innombrables heures matinales qu'ils avaient passées de cette même manière.
Sa mère se retira dans la cuisine, tandis que son père discutait avec lui des choses d'autrefois. Ils s'approchèrent de la fenêtre et jetèrent un regard sur la mer. Bien que le temps fût calme, la houle était forte, et Ejnar demanda à son père s'il avait jamais vu de vagues aussi hautes. Des flocons d'écume s'écrasaient contre le rebord de la fenêtre. Le père fit un pas en arrière et dit :
« Nous avons gros temps. C'est la grande marée. Ta mère devrait décrocher sa lessive. »
Ils revinrent aux histoires de jadis. Les heures s'envolaient vite dans cette maison, bien que les pendules fussent arrêtées. Avant qu'il n'y eût pris garde, le moment du départ survint. Il se rendit dans la cuisine pour faire ses adieux à sa mère. Le feu brûlait dans l'âtre. Il en montait des lueurs rougeâtres.
« Je viens te dire au revoir, maman. Je suis heureux d'avoir vu papa en si bonne santé. Il m'a paru changé. »
Sa mère le regarda comme si elle n'en croyait pas ses oreilles. Elle lui demanda :
« Ton père, dis-tu ? Qu'est-ce que cela veut dire, mon petit ? »
« Que veux-tu que cela signifie, puisque nous avons passé la matinée ensemble ? »
Les traits de sa mère se pétrifièrent. Elle le dévisageait, comme si elle guettait en lui quelque chose d'inconnu. Une connivence terrible s'étalait entre eux. Le reflet des flammes dansait plus violemment sur le mur blanc.
« Mais voyons, mon enfant, réfléchis un peu. Toi et moi, nous sommes restés seuls toute cette journée. »
Il voulut la contredire ; ce n'était pas possible. Elle répliqua :
« Voilà bien des années que ton père est mort. »
Ils échangèrent un nouveau regard. Il lui sembla qu'un second corps se détachait du sien. Des étincelles craquetèrent autour de lui, tout doucement, comme jaillies de morceaux d'ambre. C'était juste; on avait enterré son père, il y avait bien longtemps déjà — il était inconcevable qu'il eût été si proche, si présent. Il sentait maintenant ces pétillements d'ambre sur tout son corps; ils tissaient autour de lui comme une peau.
Il avait dû faire peur à sa mère. Il allait la serrer dans ses bras, mais une force l'en retint. Cette cuisine avait quelque chose d'inquiétant. Puis il restait un autre point qu'il avait oublié, une circonstance d'une extrême gravité. Il tenta de s'en souvenir — et, soudain, elle lui revint à l'esprit : il avait oublié que sa mère était morte, elle aussi, et depuis longtemps couchée dans la tombe à côté de son père.
Mais si c'était un songe — qu'était-ce alors que la réalité ? Une rencontre dans la nuit où les dés sont jetés, une vision du destin. Il ne ressentait nulle crainte. Il faisait très froid et, en même temps, tout bouillonnait autour de lui, comme de l'air liquide. Et ce n'étaient pas seulement ses parents, mais ses aïeux qu'il sentait proches, dans ces fossés, au pied de la muraille. L'une de leurs grandes nuits était venue — une fête des morts. Ils sortaient à flots pressés du creux de la montagne.
L'horizon s'était éclairci ; la nuit était traversée, tout autour de lui, de lueurs vacillantes.
Une vive inquiétude régnait. Étaient-ce des chariots, du bétail et des chevaux qu'il entrevoyait dans ces lueurs mouvantes, étaient-ce des machines de fer, ou des objets dont la nature lui était entièrement inconnue ? Le vent sifflait par-dessus les vastes plaines. Les incendies flamboyaient. On entendait au loin les hurlements des loups. Le vent glacé soufflait du pays des loups. Il faisait cliqueter les herbes au bord du fossé.
Partout régnait le désespoir qui revient sans cesse sur terre. Le sol était poussière, théâtre de la fin du monde et de ses épouvantes ; il avait soif du sang des sacrifices. Les hordes se rapprochaient et rôdaient autour de l'enceinte ; par endroits, elles pénétraient déjà dans le fossé. Les flammes bondissaient jusqu'à la voûte céleste ; châteaux et villes, récoltes et plaines fertiles étaient dévorés par leurs tourbillons. Les tilleuls, près des fontaines, s'embrasaient ; les bois sacrés de chênes, où le gui attendait la faucille d'or, flambaient comme des torches à travers la nuit.
Puis, à un bruit nouveau, on comprit que ces loups n'étaient que des rabatteurs ; leurs hurlements annonçaient l'approche du maître gris de la tribu, visible tout d'un coup derrière ses meutes, de même que le destin se découvrait dans la mer de flammes. Les chaînes se rompirent, les loups se répandirent en liberté. C'étaient les flamboiements qu'on apercevait en de telles nuits, annonciatrices des grands embrasements, d'Islande aux routes du Nord, des châteaux de Westphalie aux donjons dont l'aigle du Tyrol cerne de son vol les poivrières.
De loin, il entendit Schwarzenberg dire à Moltner :
« Vous en savez plus, n'est-ce pas ? »
Il les aperçut, assis là-bas, séparés de lui par des distances plus vastes que les pays et les mers, et pourtant saisis, durant une brève seconde, comme à travers un télescope. Puis le rêve prophétique le reprit.
Les flammes touchaient maintenant au firmament. Elles révélaient l'impasse de la destinée humaine, le naufrage. Mais, fait étrange, le spectacle semblait se métamorphoser, au moment où l'esprit l'admettait et renonçait à lui échapper, à s'enfuir. Ne semblait-il pas que le feu se teignait, non seulement des rougeurs des grands embrasements, mais aussi des clartés, des signes avant-coureurs d'une lumière nouvelle ? Et des accents d'autre nature ne se mêlaient-ils pas aux sifflements et aux hurlements de l'ère des loups et des vents ?
Il sentait toujours alentour de lui ces pétillements qui l'avaient assailli et tiré insensiblement hors de son corps. Mais l'effroi ne tissait-il pas en même temps un vêtement invulnérable ? Un pressentiment revivait en lui, la certitude que les flammes ne pouvaient rien lui faire. Il leva la tête, encore incertain, tendit l'oreille vers le tumulte. Certes : d'autres thèmes, familiers, commençaient à s'y mêler. N'était-ce pas un chant de triomphe qui s'élevait ainsi, comme si s'ouvraient lentement les noirs battants d'une porte dont sortait son image, sa forme intemporelle ? Elle avait été éprouvée par les remous du temps, lavée dans l'assiette des chercheurs d'or.
Le rayonnement devint plus paisible, et d'un or plus pur. De toutes les collines montaient des appels, comme des hymnes. Lorsque, après la révolte des éléments où bâillent les gouffres, la paix s'élève, les oreilles ne peuvent croire à cette métamorphose. Les ouragans y laissent un écho, comme une vibration de harpe.
Après de telles tempêtes, les hommes s'interrogent du regard, comme si chacun d'eux voulait lire au visage de l'autre qu'il peut se fier à ses sens, qu'il a touché la rive. Ce fut ainsi qu'Ejnar contempla Ulma. Ils étaient toujours au fond du fossé, et on ne pouvait dire encore ce qui s'y défiait et s'y heurtait. La jeune fille était captive d'une vision : elle le regardait sans le voir. Elle se penchait en avant, comme une figure de proue ou quelqu'un qui marche contre la tempête.
Il vit, aux cheveux d'Ulma, qu'elle était au coeur de remous violents. Un fait, dont il ne prit conscience que plus tard, le troubla : ces cheveux étaient d'or, alors qu'il ne les avait jamais vus que sombres. Et leur rayonnement croissait toujours.
Il lui sembla que les frôlements, les pétillements prenaient de la force; ils s'enflaient en tempête. Il eut l'impression de devoir détourner les yeux de la lumière, et, pourtant, elle n'avait rien d'aveuglant. Elle parvenait à travers une zone interdite à la vie — comme si la terre s'était muée en une coulée de métal ardent, et celle-ci en pur éclat. Y voyait-on se fondre ce qui, d'habitude, séparait la vie de la vie — ou les substances séparées se dépassaient-elles dans ce mystère ? Sur toutes les montagnes, on voyait maintenant flamboyer les boucliers, se parfaire les harmonies, s'étendre la paix éternelle.
Oui — il comprenait ce qui s'enseignait ici. On verrait toujours revenir le moment où l'Un s'élèverait au-dessus des séparations pour se revêtir de splendeur. Ce secret était indicible: mais tous les mystères rituels l'ébauchaient et parlaient de lui, rien que de lui. Les voies de l'histoire et ses ruses, qui semblaient si tortueuses, menaient à cette vérité. S'en rapprochait toute vie humaine, chaque jour, à chaque pas. Cette unité était seule le sujet de tous les arts, et assignait son rang à chaque pensée. C'était là le triomphe qui couronnait tous les êtres et arrachait à la défaite son aiguillon. Le grain de poussière, le ver, l'assassin y prenaient part. Il n'y avait rien de mort dans cette lumière, ni aucune ténèbres.
Un silence, une paix, sans défaut étaient descendus sur le palais. La Mère des origines y avait fait son entrée. Frigga était présente. Mais qu'elle avait rajeuni, ruisselante de rosée où se jouaient les feux de l'arc-en-ciel, rayonnante comme le serpent de Midgard après la fin du monde ! Ce ne pouvait être une jeunesse qui se fane — ce devait être l'éternelle jeunesse. Aïeule et descendante lointaine, tout à la fois : la Terre était de même nature que le soleil. Ils se trouvaient maintenant au centre immobile du moyeu — là où se rejoignent les faucilles dont est armée la roue. Être un jour entré dans ce cercle, avoir un jour été convié à cette table, c'était ne plus pouvoir jamais retomber entièrement au pouvoir des heures, sous l'illusion du temps.
La vieille Mère était toujours là, dans un silence paisible, dans la haute lumière de midi. C'était là le grand entrepôt où se fournissaient tous les greniers et toutes les resserres. Comment se pouvait-il que tant de richesse fût supportable ? C'était sans doute qu'elle ramenait l'enfance, le temps des contes.
Ce n'était pas un temps qui s'écoulait, ni qui fuyait ni qui bondissait. Mais un temps qui reposait en lui-même, qui se berçait dans l'instant éternel. La Mère d'autrefois se mirait dans son image, puis elle y pénétrait, pour devenir tout à la fois le modèle et le reflet. Mais elle demeurait toujours présente, sans aucun symbole pour la voiler, gaie dans sa solennité, solennelle dans sa gaieté.
Ce fut l'instant où Moltner vit les murailles d'or vaciller et se transmuer au sein de l'immuable. Ejnar, lui aussi, sentit que la frontière était atteinte.
Le charme était désormais rompu; ils se retrouvèrent assis dans la tour de Godenholm. Les chandelles s'étaient presque entièrement consumées. Un tertre de cendres argentées recouvrait les braises du bois. Les temps et les mesures reprenaient leur empire ; les horloges se remettaient à tourner.