Visite à Godenholm
I
La mer était si paisiblement lisse qu'à peine ourlait-elle les falaises d'un friselis d'écume. Des oiseaux marins reposaient par groupes sur les ondes. On eût dit que la mélancolie, la déréliction du rivage prenaient au spectacle de ces rêveuses escadres une profondeur nouvelle — comme si le vide se fût noué en elles. Par instants, il élevait sa voix dans le cri d'une mouette.
À chacun de ces appels perçants et plaintifs, un frisson courait sur le visage de Moltner. De longs jeûnes l'avaient émacié, et sa peau bronzée par des soleils plus méridionaux avait pris maintenant une teinte verdâtre. Les oiseaux gris aux yeux rouges l'emplissaient de dégoût ; il voyait en eux des incarnations de l'élément spirituel, exsangue, dont la pureté l'effrayait d'autant plus qu'il y discernait le danger, la fatalité de son existence. Et la terre, elle aussi, semblait taillée dans la matière grise de quelque cerveau, lorsqu'elle apparaissait confusément aux pâles clartés électriques de minuit.
Les criaillements des oiseaux s'achevaient par des éclats de rire railleurs et discordants. Ils semblaient annoncer une naissance solennelle — clameurs prophétiques de bêtes augurales, qui précèdent la marée des images. Ils évoquaient les douleurs de la gésine, auxquelles Moltner résistait de toute sa force — bientôt, les visions allaient monter de l'abîme.
Lorsqu'il suivait la frange du rivage, il arrivait qu'il fît s'envoler par instants une bande d'oiseaux gris. Il voyait alors, tandis qu'ils battaient des ailes, stridents, autour de sa tête, le poisson qui les avait assemblés, fantôme argenté, aux yeux exorbités, au ventre ouvert à coups de bec. Ses entrailles blêmes avaient été traînées à travers la plage. Cette image l'obsédait lorsqu'il entendait leurs cris, mais, en vertu d'une étrange inversion, il y trouvait le présage d'un éventrement.
Un frisson de fièvre le secoua ; il se tapit frileusement dans son manteau. Le temps était venu de mettre fin à tout cela. Il partirait dès demain. Il se le dit à lui-même, tout bas ; ces monologues devenaient fréquents.
« Mieux eût valu le Sahara; on aurait au moins vu le soleil. Mais c'est ma faute, si je me suis tant attardé — après tout, j'aurais dû savoir ce qui me convient. »
Un ricanement grinçant déchira de nouveau la solitude. Moltner sursauta :
« Je me signerai trois fois, quand j'aurais passé le Brenner. En venir là, après de telles attentes ! Je connais d'autres manières, et de plus agréables, de se démolir le système nerveux. »
Ejnar, Ulma et Gaspard semblaient indifférents à ses soliloques ; ils en avaient pris l'habitude. Ils cherchaient des yeux les contours de l'île, qui commençait à émerger de la brume, et à laquelle Moltner tournait le dos. Dans ce temps de l'année, le soleil ne s'élevait guère qu'une heure durant au-dessus de l'horizon. Mais il demeurait invisible, car son disque blafard ne montait pas plus haut que les montagnes. Sa lueur ne faisait qu'aviver les ombres grises qui donnaient à la terre et à la mer une allure abstraite. Le silence de la nuit se prolongeait, si bien qu'on entendait au loin le claquement des avirons.
Moltner était assis, la tête nue, sur le banc de proue. L'effet de son crâne énorme était souligné par sa calvitie, qui n'avait épargné qu'une ligne de cheveux au sommet de sa tête. Le reste recouvrait en collerette noire ses tempes et sa nuque. Son corps paraissait menu, comparé à un tel crâne, et Ejnar l'avait un jour, par plaisanterie, traité de géant cul-de-jatte. Une volonté de fer s'unissait en lui à une passion de la recherche, toujours en quête de frontières à traverser. Mais il était trop versatile pour jamais atteindre un but lointain. Il errait aux confins des choses, changeait de maîtres, d'idées et de problèmes, et était prompt à se laisser décevoir.
Ejnar et Ulma occupaient le banc du milieu. Ils regardaient droit devant eux. Ejnar portait encore des traces visibles de l'héritage qu'il tenait de ses aïeux flamands. Son visage carré aux yeux placides, bleus, un peu fixes, était de coupe paysanne. Ses cheveux blonds lui pendaient en désordre sur le front. Il était vêtu d'une blouse de toile comme en portent les pêcheurs ; entre sa culotte et ses grosses bottes de mer, la chair de ses jambes luisait, rougie par l'air salin. Il tenait une ligne dans sa main.
Ses traits dénotaient l'un de ces tempéraments opiniâtres, insensibles à tout ce qui ne les attire pas, mais qui s'accrochent à l'objet, une fois qu'ils l'ont saisi, et qui poursuivent leur avance dans cette unique direction. De telles natures sont de bonnes fondations pour les écoles, car ce qu'ils ont connu leur entre dans la chair et le sang. Moltner ne voyait en tout cela qu'un manque de sens critique.
Ejnar se consacrait à la préhistoire, bien qu'il n'admît pas ce terme. Il voulait qu'on parlât de protohistoire. Après la fin de ses études, dans des universités allemandes, il avait mené une vie errante. Moltner savait qu'il s'était mis en quête des autels au soleil dans les lieux les plus divers de l'Europe et de sa frange d'îles. Il existait, paraît-il, certains tertres, reconnaissables à des signes particuliers, au sommet desquels on découvrait de tels blocs. Ils avaient la forme de disques coupés par les bras d'une croix, et avaient dû jadis servir d'observatoires, ou pour quelque autre fin. Une rupture avait dû se produire dans l'Histoire, et c'est ainsi qu'on les avait ensevelis. Sur certains de ces tertres, à date fixe, on allumait encore des bûchers et l'on faisait rouler des roues enflammées tout le long de la pente. Les recherches et les fouilles d'Ejnar l'avaient sans doute mis en rapport avec Schwarzenberg. Celui-ci affirmait que toutes les religions du monde dérivent de très anciens cultes solaires. Il avait décidé Ejnar à suspendre ses investigations : ces pierres étaient semblables à des semences ; elles aussi attendaient que temps fût venu. Elles remonteraient alors d'elles-mêmes.
Au fond, Schwarzenberg n'était point adversaire de la science. Il ne la tenait pas pour une forme tardive de la vie spirituelle, et des termes tels que « le siècle des Lumières » avaient pour lui un sens élogieux. Elle devait seulement, en conquérant les matières les plus hautes, préparer l'épiphanie d'illuminations aveuglantes. Celles-ci seraient précédées de périodes d'incendies. Il ne voulait voir que montées d'astres, là où les esprits subtils s'accordaient presque tous à proclamer le déclin. Vue séduisante, comme l'est toute prévision favorable. Devant les catastrophes, on pouvait se demander si cet optimisme n'était pas simplement, pour dire le moins, le fruit d'un instinct du bonheur. Mais on se sentait bien auprès de lui.
Ejnar lança sa ligne et la laissa se dévider le long du doris. L'appât était taillé dans du fer-blanc, peint de rouge à son extrémité supérieure. La spirale menue tournoyait sur l'eau, dans le miroir de laquelle elle traçait un sillage. Elle mettait une tache unique de rouge dans ce désert gris. Le crépuscule tombait déjà.
Ulma s'était penchée pour suivre le déplacement de l'appât. Elle portait la même blouse bleue qu'Ejnar, vêtement ordinaire des femmes, dans ce pays, lorsqu'elles travaillaient à la ferme ou aux alpages. Sous cette blouse, un chandail de laine moulait son corps mince. Ses yeux bruns et ses cheveux noirs lui venaient du type humain qui peuplait les baies. Mais le frémissement nerveux et la mobilité de ses traits ne s'accordaient guère avec la vie paysanne. Il est vrai que dans ces hautes latitudes, l'étrange était chose courante ; les longues nuits donnaient à l'Esprit la maîtrise des hommes, et non pas seulement du pays. Chaque ferme possédait ses livres. Il n'était pas rare non plus de voir les filles, leurs études achevées, revenir à la ferme. On ne pouvait savoir, lorsqu'on les voyait occupées à la fenaison, ou à traire les vaches, si elles n'avaient pas passé quelques années à l'Université ou dans les instituts. Elles étaient libres et souveraines, plus vives d'intelligence, au reste, que les hommes, sur qui semblaient peser la masse des montagnes et la monotonie de la mer. On le voyait aussi à Sandnes, où Ulma incarnait le principe du mouvement. Son père, le fermier Hersen, y avait offert le gîte à Ejnar et à Moltner, sur la demande de Schwarzenberg, Les jeunes gens et la fille du logis s'étaient vite liés d'amitié ; Ulma suivait Ejnar à la pêche, et Moltner dans ses promenades sur la côte ou à travers les montagnes. Elle les accompagnait souvent aussi, lorsqu'ils allaient retrouver Schwarzenberg à Godenholm, et y prenait part à leurs entretiens. Elle le connaissait de longue date, car, du temps qu'elle était petite fille, il lui arrivait déjà de séjourner à Godenholm. Il y avait plus longtemps encore qu'il s'y était fait bâtir maison. L'île n'était séparée de Sandnes que par un pertuis étroit, et les deux fermes entretenaient depuis toujours, dans cette contrée désertique, des relations de bon voisinage.
Moltner était surpris de voir Hersen laisser sa fille en faire à sa tête. Il en avait parlé à Ejnar qui, par ses voyages, connaissait mieux que lui la région, et qui avait protesté :
« Vous êtes trop porté à regarder ces choses avec les yeux d'un homme habitué aux pays du soleil. Sans cela, un caractère comme celui d'Hersen ne vous surprendrait nullement : il n'a rien que de très ordinaire. »
Ce n'était pas tout à fait faux. Les paysans, vivant disséminés sur les franges des baies ou dans les vallées, étaient semblables par leur caractère, parents dans la songerie. On les voyait presque toujours seuls à leur travail, soit en mer, soit près du hangar à bateaux, soit dans les bois des montagnes. Quand les dimensions de leur labeur les contraignaient à s'assembler, on n'entendait jamais un rire, et rarement une parole.
On n'avait pas l'impression que ces hommes se résignaient à la solitude, comme à un mal inévitable dans leur pays. Elle leur était familière, et ils la chérissaient. Ils l'avaient peut-être dans le sang avec l'héritage de leurs pères, les premiers navigateurs et occupants du sol. Quelles étaient ces forces qui les avaient attirés vers les côtes lointaines de la mer du Nord et du Midi ? Conquêtes, pillages, aventures, pêches miraculeuses ? Tout cela certes, aussi — mais avant tout l'urgence qui les poussait vers les frontières et par-delà, jusqu'à l'orée de la solitude. Tant qu'elle était restée vivante en eux, ils avaient régné sur le monde, où qu'ils descendissent, sur ses plages, ne fussent-ils qu'une poignée, au port d'une ville populeuse. La richesse et la puissance, avec toutes leurs images, ne semblaient être que les intérêts, le profit terrestre issus d'un capital invisible. Celui-ci ne s'épuisait jamais, et recommençait à ruisseler comme une source, en tous lieux où survenaient leurs princes, leurs poètes et leurs découvreurs. Une clarté d'Islande baignait encore les agencements du monde mécanique. L'une des idées de Schwarzenberg était qu'il fallait replonger de la surface aux abîmes ancestraux, si l'on voulait établir une authentique souveraineté.
« Malheureusement, songeait Moltner, ce sont là des lieux communs. Qui, de nos jours, ne prétend pas cultiver sa part d'âme ? »
Ici, les femmes devaient souvent tenir seules les rênes du pouvoir, tout le temps que les hommes restaient absents de leur ferme, partis à la pêche ou bien au cabotage et au pillage, qui se confondaient aisément, ou encore aux ripailles, qui parfois se prolongeaient des semaines entières. Même en ces âges nouveaux, une absence de quelques années n'avait rien d'insolite. On allait chasser la baleine, on naviguait sur des flottes étrangères, on abattait le bois au Canada.
Les femmes, en attendant, tenaient le gouvernail d'une poigne énergique. L'homme revenu, il en résultait un partage de toutes choses, un équilibre qui n'avait pas besoin de vaines paroles. Les deux partenaires donnaient l'impression d'être prêts à tout, bien qu'au fond il n'arrivât pas grand-chose. Cela venait peut-être de ce que la vie d'ici était semblable au sommeil, comme l'attestait du reste la toute-présence du gris. Et pourtant, de même que le gris dissimule en lui toutes les couleurs, cette existence crépusculaire semblait envelopper comme de voiles la possibilité du violent réveil et des actions bariolées. On le sentait à la qualité du silence, lourd, souvent irritant.
En fait, on vivait ici hors de l'Histoire, ou bien on y faisait irruption. Les temps d'essaimage étaient toujours revenus, où la jeunesse prenait la mer à la suite d'un prince. Ces incursions avaient changé la face du monde, mais n'avaient que rarement abouti à des fondations durables. Tout en elles demeurait éphémère, lorsqu'on les comparait à la permanence des villes magiques. Là, on thésaurisait la matière ; mais dans ce pays, on gaspillait la force, jusqu'au point où l'univers entier risquait de se transmuer en force pure, comme le voulait le modèle légendaire des incendies cosmiques.
La surface, toutefois, semblait terne, protestante, mercantile. Elle suait l'ennui, comme la lecture d'un roman scandinave. Et malgré cela, l'étrangeté profonde demeurait immuable. Il suffisait d'abriter ses yeux de sa main pour voir à travers le miroir gris, et l'on découvrait alors la vie foisonnante dont les fjords étaient inondés. Les hautes tourbières contenaient les archives de couleurs inconnues, attendant qu'un grand peintre les dévoilât. Il soufflait alentour des pics et des glaciers un vent de sournoiserie, plus fort que toute l'astuce du Midi. Seulement, toute cette contrée ressemblait à un échiquier désert ; l'ennui, la lassitude s'y attachaient comme des rideaux. C'est ainsi que la somnolence précède les songes.
On sentait une menace présente en germe. La coque de l'œuf était sans couleur ; de légers remous décelaient une vie secrète. Peut-être le jaune de l'œuf du phénix sommeillait-il sous cette enveloppe, ou l'embryon de Léviathan. En tout cas, il était dangereux de l'égratigner. C'est pourquoi les moindres bruits faisaient souvent jaillir en vous l'angoisse, celle de Moltner quand les mouettes poussaient leur cri, comme s'ils pouvaient déchaîner des avalanches,
Moltner n'en était pas moins dans l'erreur, lorsqu'il estimait ce pays incapable de préparer aux descentes dans les cryptes de l'esprit. À cet égard Schwarzenberg avait bien choisi. En réalité, Moltner demeurait captif du souci de la peau dont il s'était naguère dépouillé. Il savait que le naufrage avait eu lieu, et qu'on flottait sur un radeau bâti de bois d'épave. La sécurité y était moindre, et les valeurs provisoires, mais, malgré tout, on vivait encore de l'héritage, et il subsistait encore bien des obligations, et bien des moments aussi où l'on continuait à jouir de la vie. Certes, la durée de ce radeau était bien plus limitée que jadis celle du navire. La dislocation était prévisible, Tout était charpenté vaille que vaille. Si les cordes cédaient, il ne restait plus que l'abîme sans fond des éléments — et qui oserait le braver ? Telle était la question qui, pour l'instant, préoccupait les hommes. Tous vivaient à la dérive, dans l'attente de la catastrophe — non plus dans l'exubérance, comme autrefois, mais dans les affres de l'angoisse apocalyptique.
Examiner par petits groupes la situation, en tâter les frontières, d'expérience en expérience — ce comportement n'était pas absurde. Il n'y avait là rien de nouveau ; on l'avait toujours fait lors des grandes mutations — dans les déserts, les couvents, les ermitages, dans les sectes de stoïciens et de gnostiques, rassemblées autour des philosophes, des prophètes et des initiés. Il y avait toujours une conscience, une sapience supérieure à la contrainte de l'Histoire. Elle ne pouvait d'abord s'épanouir qu'en peu d'esprits et, pourtant, c'était la limite à partir de laquelle le pendule inversait son battement. Mais il fallait que pour commencer, quelqu'un eût pris sur lui le risque spirituel d'arrêter le pendule.
Tel était l'acte que Moltner avait attendu de Schwarzenberg, et sa désillusion était à la mesure des espérances qu'il avait nourries. Son tempérament en était cause, unissant les principes solaire et sanguin au scepticisme, de sorte que, sous ces latitudes, il était frappé d'abattement. Tout au contraire, Ejnar, neptunien et flegmatique, comme on eût pu le définir, prospérait autant que Moltner déclinait, et Ulma était ici chez elle.