VII

Sigrid avait servi le thé. Le samovar était posé sur la tablette de la cheminée, les tasses sur les larges accoudoirs, à côté des chandeliers. Le feu répandait une lueur paisible.

Schwarzenberg fit ouvrir les rideaux. La forme des fenêtres se dessinait, vaguement luisante ; le brouillard était imprégné des lueurs de l'aurore boréale. Ils virent passer un groupe de feux blancs, verts et rouges : c'était un navire qui rasait la côte.

On entendait de la cour les rumeurs d'apprêts. Gaspard débitait du bois en cotrets, puis le jetait à la pelle sous la remise. Le fer grinçait sur le sable. Sigrid balayait l'aire ; on entendait les allées et venues monotones du balai. La porte de la buanderie s'ouvrit et claqua. Le chien de garde raclait le sol de sa chaîne et jappait contre la nuit sans lune. Une inquiétude frôlait la tour.

Le maître de maison était distrait. Il tenait le regard baissé vers le sol et se frottait les mains, comme frileusement. Son visage se crispait : on eût dit des ombres de nuages passant sur une contrée. Des traits saturniens, des crevasses et des cratères s'y montraient par moments. Il semblait faire effort pour trouver ses mots ; il les tirait comme du fond d'un puits. Le baromètre était brusquement descendu ; il allait y avoir de la tempête. Il s'était entretenu avec Ansgar ; celui-ci avait trouvé dans son filet des poissons tels qu'on n'en voit que rarement. Ils avaient dû remonter des grands fonds. Ansgar était le pêcheur qui vivait dans une cabane sur le rivage de l'île, taciturne et solitaire. Schwarzenberg exposait ces détails d'une voix soucieuse, en des phrases entre lesquelles il avait l'air de tendre l'oreille. Les battements et les frôlements du balai, dans la cour, devenaient plus forts.

Ejnar lui-même sentait la présence d'un principe hostile, et l'idée que son état d'âme avait rapport au temps lui était agréable. Quand l'orage approchait, ce n'étaient pas seulement les poissons qui remontaient des abîmes. Il allait raconter que le bergilt rouge s'était pris à son hameçon, mais Moltner lui coupa aussitôt la parole, sans chercher à dissimuler son humeur maussade.

« De fait, commença-t-il, d'un ton agacé, de fait, monsieur von Schwarzenberg, le climat est insolite, par ici, et même maléfique, à tous points de vue. Je ne veux plus continuer à m'y exposer. Je viens vous dire adieu. »

Schwarzenberg ne parut pas autrement surpris de cette nouvelle. Il demanda :

« Vous voulez repartir ? C'est dommage, car je ne suis point mécontent de votre état. »

Cette réponse ne fit qu'aviver la nervosité de Moltner ; il ne se gêna plus pour transgresser les limites de la politesse.

« Vous êtes satisfait de mon état ? Voilà un optimisme qui me paraît passer les bornes de ce qu'on peut admettre. »

« Je suppose que vous n'êtes pas monté jusqu'ici pour vous reposer. S'il en était ainsi, je vous aurais donné d'autres conseils. »

« Mais je ne suis pas venu non plus pour me ruiner la santé. »

« Si la situation fâcheuse où vous vous débattez commence à vous apparaître, cela ne saurait vous faire de mal — au contraire. »

Il ajouta, en étendant la main pour couper court à la réplique de Moltner :

« Ne savez-vous pas que combattre la fièvre peut être une erreur de traitement ? »

« Que si, mais je sais également pourquoi je pars demain. »

« Justement, vous n'en savez rien. Vous partez comme quelqu'un qui commence à prendre peur — comme quelqu'un qui a frappé à une porte, tend un peu l'oreille et descend l'escalier sur la pointe des pieds, parce qu'il a cru entendre à l'intérieur des bruits qui l'inquiètent. »

Schwarzenberg avait lancé ces paroles d'un ton attristé, mais cordial. Il avait levé le visage pour examiner Moltner, et semblait en même temps prêter l'oreille aux rumeurs du dehors. Ejnar et Ulma, eux aussi, tendaient l'oreille. Moltner sentit qu'on venait de mettre une vérité en lumière, bien qu'il la repoussât. Il se dérobait à elle. Il dit d'une voix lasse :

« Ce ne sont pas des maximes qui peuvent m'aider. »

Son malaise naissant s'aggravait, et il regretta, une fois de plus, de s'être rendu à Godenholm. Schwarzenberg s'accota des deux bras aux accoudoirs et le dévisagea avec une attention croissante. Il dit :

« Ce sont justement des maximes qui peuvent vous aider. C'est la monnaie dont vous payez vos clients, et que vous-même croyez de bon aloi. »

Après un moment de silence, il ajouta : « Vous tenterez toujours de vous dérober derrière des mots, quand la situation devient sérieuse : d'où vos souffrances. »

Puis encore :

« Mais vous savez que vous souffrez — donc, vous en savez plus. C'est là qu'est le point artésien du jaillissement. »

Ils se turent. Moltner avait l'impression que tout oscillait, comme au début du mal de mer. Il souhaitait maintenant que Schwarzenberg en dît plus, car le silence devenait trop pesant pour lui. Il lui semblait sentir le foyer d'une loupe ramper le long de son corps ; il avait l'impression que les rayons se concentraient sur son diaphragme. Quelque chose s'y agitait — les efforts et les soubresauts d'une bête aux nombreux tentacules qui se débat dans le filet.

Ejnar et Ulma, eux aussi, étaient pâles. L'affairement dans la cour, comme de lutins, les grattements et raclements, les bruits du balai et les martèlements devenaient plus insistants encore. Bien au-dessus du brouillard, un essaim d'oiseaux devait passer, et ses clameurs tombaient de là-haut, plaintes rythmées d'initiés, comme si les déesses prophétiques eussent brassé les ondes de l'air.

Puis ils perçurent une musique. Était-ce un orchestre, à bord d'un vapeur qui passait parmi les bancs de brume ? Était-ce un émetteur qui jouait dans la cuisine, un tourne-disques ? Était-ce une illusion de l'ouïe ? Moltner ne put trancher la question — il songea : « Je suis désorienté. » Ses oreilles étaient devenues sensibles comme un réseau de cordes, qui vibrait avant même qu'on ne le frôlât. Il avait le sentiment d'être interpellé avec force, comme si ces notes s'appliquaient, par quelque connivence, à leur situation, leur réunion en ce lieu, cerné par les flots de la mer et de la brume. C'était une incantation du Roi des Aulnes. Les tourbillons l'attiraient à des profondeurs où il perdait pied. Une femme au visage voilé l'y attendait. Elle montrait de son bras tendu un but obscur. Puis vint un martèlement — un pur appel du destin. Il se fondit dans une ronde : l'élément dompté. Mais le martèlement avait été plus profond et plus terrible ; la fusion ne suffisait pas. Ce n'étaient que vagues tournoiements au-dessus des abîmes.

Il gémit. Toujours le retour de la même figure. Il n'en viendrait jamais à bout. Les choses commençaient à se charger de forces et à prendre vie ; elles débordaient des objets sous la forme desquels elles lui étaient apparues, pour se revêtir d'un pouvoir inquisiteur, et même judiciaire. Il pouvait encore le récuser, mais n'avait pas le droit d'entrer dans son jeu : il le sentait bien. Il n'avait surtout pas celui de regarder Schwarzenberg. C'est ainsi que le buveur perçoit la limite jusqu'à laquelle les choses s'associent encore comme à l'accoutumée, bien que le thyrse les ait déjà touchées, et qu'il tremble de franchir. Un verre de plus, et il pénètre dans des empires inconnus, se courbe sous une autre loi.

La mélodie avait perdu son caractère ; elle s'effilochait en vibrations. Il devait exister des monades sonores ; on pouvait les saisir quand le temps traînait et finissait par s'arrêter. Le chien de garde se remit à donner de la voix — plainte basse et funèbre. Dans cet intervalle de temps, une modification avait dû se produire dans toute l'atmosphère. Le hurlement venait de très loin. Il contenait clairement la faim, les menaces, l'aspect macabre du monde. Ce n'était plus une fringale temporelle. Ejnar entendit le grand gémissement éternel, le battement d'ailes du néant. Il prêta l'oreille en songeant : « À quelle distance est-il ? C'est un loup-garou qui rôde à travers des décombres, bien loin au-dehors. » Puis un frisson plus violent le secoua. C'était le loup Fenrir qui élevait la voix ; elle venait de plus loin que de la Lune, de Sirius. La voie lactée n'était que la bave qui ruisselait de sa gueule ; la terre vomissait ses entrailles. Une mesure de terreur se révélait, cachée dans le temps le plus bref, la distance la plus courte. Les choses s'avançaient jusqu'à le toucher. Il sentit qu'un rideau s'ouvrait sur un théâtre, où tout pouvait se produire. Il chercha à tâtons la main d'Ulma, posée près de lui sur l'accoudoir.