II
L'appât, qui traçait sa fêlure sur le miroir de l'eau, disparut tout à coup, comme happé par les profondeurs, et Ejnar hala sur sa ligne. La résistance montra qu'un poisson avait mordu. Il attira lentement sa proie, qui trahissait sa présence par des mouvements onduleux. Un poisson noir, presque aussi long que le bras, apparut et, un moment après, il dansait sur les membrures du bateau, les martelant de ses soubresauts. Cette prise n'avait rien d'inhabituel, car le poisson, une morue noire, qu'on appelait « le charbonnier » dans le pays, passait en bandes dans cette saison, en pleine mer et à travers les baies, et se laissait facilement prendre à la ligne traînante.
Gaspard lâcha la godille dans son encoche et sauta de son banc pour vider l'animal au fil du couteau qu'il avait toujours sous la main. Il le piqua à la hauteur des ouïes, qui s'épanouissaient, rouges de sang, et le tira jusqu'à la nageoire caudale. Puis il jeta les entrailles par-dessus bord, en réservant le foie, et rinça le poisson dans l'eau de mer. Un tel arrêt se produisait généralement un certain nombre de fois à chaque traversée, sauf les jours où les poissons, comme de connivence, refusaient de mordre. Mais, le plus souvent, la fringale les tenait, surtout en une journée comme celle-ci, où la mer avait le poli d'un miroir, et où la lune était dans son dernier quartier.
Puis Gaspard se rassit à l'arrière et se remit à godiller. Moltner le dévisagea d'un air maussade. Gaspard servait de factotum à Schwarzenberg, qui l'avait ramené d'un de ses voyages et pris à son service. Il se trouvait certainement dans son passé bien des périodes obscures, et sa langue maternelle restait douteuse. Il parlait l'allemand et le français avec une égale aisance, mais c'était l'argot de la pègre. Il les entrelardait, non seulement de phrases arabes, mais aussi de bribes de langues inconnues ou baroques, et l'on pouvait en conclure qu'il avait passé des années dans des pays exotiques. Sa face rappelait une tête de mort ; ses joues se creusaient brusquement sous les pommettes. Il avait dit à Ejnar, dont il se méfiait moins que de Moltner, qu'il devait sans doute ces cavités à l'habitude de sucer l'embouchure des pipes d'opium. Inspiration naïve, mais, de fait, durant de longues années, perdu parmi les rizières et les marécages où pousse le bambou, il avait presque uniquement vécu de fumée d'opium. Il arrive d'ailleurs que des efforts énormes, et aussi des vices démesurés, sculptent une telle physionomie. Et lors même que les forces reviennent, le visage en demeure marqué, miroir d'une âme aveuglée par des flammes trop vives. Il fallait pourtant reconnaître que les yeux de Gaspard piquaient dans cette tête de mort deux fleurs merveilleuses. Ils étaient d'un bleu de gentiane, et il gardait encore des cheveux châtains plantés dru. Il avait dû voir de drôles de choses, et en gardait les stigmates des passions sans compromis.
Ejnar croyait savoir que Gaspard était né dans un village lorrain. À peine au sortir de l'enfance, il s'en était échappé pour mener une vie nomade et aventureuse dont il dévoilait à demi certains détails. Comme le faisait Schwarzenberg en esprit, Gaspard avait erré corporellement à travers le monde. Il en payait le prix de sa chair — en travaux, en fatigues, en danger. On ne le voyait jamais inoccupé, et la tâche qu'il abattait était surprenante. Son labeur semblait celui d'un automate ; on eût dit qu'il lui trempait les muscles plutôt qu'il ne les épuisait. Il travaillait au rythme des marches dans le désert, lorsqu'on se hâte vers de lointains points d'eau. Le curieux était que Gaspard avait l'air d'en éprouver du bien-être. Le travail à la limite de l'effondrement le mettait dans l'humeur qui lui convenait. C'était sans doute cette raison qui l'avait mis en quête d'un tel labeur, dans des situations que d'autres préfèrent éviter — dans les carrières et les mines, chez les mercenaires, aux colonies, et dans les bagnes et les maisons d'arrêt. Il eût constitué une excellente réalisation du mouvement perpétuel, s'il n'avait toujours fallu craindre l'inattendu, une sorte de nonchaloir absurde. Moltner le dévisagea en hochant la tête.
« Voilà un gaillard avec lequel il faut s'attendre à tout. Et cette Erdmuthe est son pendant féminin. Que dire d'un maître qui se fait servir par de tels esprits ? »
Et, derechef, il songea : « Il est grand temps de mettre le point final à toute cette histoire. »