IX
Peu à peu, les sons devinrent plus discrets, moins inexorables. Les martèlements cessèrent. Le balai donna encore quelques derniers coups, les grattements s'atténuèrent, prirent fin. L'aire était préparée, la tombe creusée, le travail achevé. Les ouvriers déposaient leurs outils.
Quel bien-être ! Une paix complète régnait dans la tour. Mais cette paix n'était plus vide, ne laissait plus entrer la grande, la terrible distance. Elle était fermée sur elle-même, et bien remplie. Les bougies avaient un rayonnement plus doux, plus doré. Gloire d'une fin de journée ? Lumière nouvelle ? Certitude que tout déclin est en même temps un lever d'astre ?
Le calme était pareil à celui d'un lieu hors du monde, une cellule taillée dans les parois rocheuses d'une planète inconnue. Ici, l'on pouvait se sentir en sûreté.
Schwarzenberg n'avait pas lâché Moltner du regard. Il répéta sa question, en se penchant vers lui :
« N'est-ce pas, vous en savez plus ? »
Et de nouveau, tous se sentirent compris dans cette interrogation. Cette fois, la voix avait un accent d'exhortation, d'encouragement. Moltner osa enfin porter les yeux sur lui. Son sourire était toujours terrible — ou « terrible » n'était peut-être pas le mot juste ? Il lui semblait avoir devant lui un grand cacique, ou le capitaine d'un navire sorti de l'ultime port connu des hommes. L'ancienne autorité subsistait ici. On aurait plutôt douté d'une montagne que de ce regard.
Tout était désormais possible. Pourtant, ce sourire fixe gardait quelque chose de familier, se consumant en quelque sorte sans rien perdre de sa substance. Moltner ressentait toujours la même crainte ancienne que s'il pénétrait dans la forêt réservée au prince. En même temps, des forces nouvelles, et néanmoins connues depuis toujours, s'élevaient en lui. Il se sentait, en ce sens, initié à un savoir, à une conjuration. Un tiers principe avait dû pénétrer dans la pièce. Sans qu'il s'en doutât, un sourire lui monta aux lèvres, réponse malicieuse.
Cette même gaieté brillait maintenant en eux tous, réfléchie comme par des miroirs. Elle gagnait même les objets. Le visage d'Ejnar ressemblait à un masque éclairé par les reflets dansants d'écus et d'armes blanches. Ulma souriait, elle aussi. Elle avait rougi et gardait la tête baissée.
La lumière se mit à pétiller ; un fil de fumée bleue s'élevait du bord des chandeliers. Moltner l'examina d'abord avec surprise, puis avec ravissement, comme si ses yeux avaient été doués d'un pouvoir nouveau. Il lui révélait les jeux de cette fumée à l'odeur de miel, qui montait comme une tige frêle et se ramifiait ensuite en délicates frondaisons. On eût dit qu'elle était née de son imagination — lys de mer, pâles fantômes, dans des profondeurs que le ressac faisait à peine vibrer. Le temps agissait dans ces formes — il les avait ornées de cannelures, de torsades et d'anneaux, comme si des monnaies imaginaires se fussent empilées rapidement. La multiplicité de l'espace se dévoilait dans les veinures, les nervures qui, affluant, se contournaient en fils et, plus haut, s'étalaient.
Un filet d'air frôla la vision et la fit souplement virevolter autour de son axe, comme une danseuse. Moltner poussa un cri de surprise. Les rayons et les croisillons de la fleur merveilleuse basculaient en direction de plans nouveaux, de champs nouveaux. Des molécules se pliaient par myriades à l'harmonie. Ici, les lois n'étaient plus à l'oeuvre sous le voile du phénomène ; la matière était si éthérée qu'elle les mirait à découvert. Quelle simplicité, quelle contrainte pour les sens en tout ceci ! Les nombres, les mesures et les poids sortaient de la masse. Ils rejetaient leurs vêtements. Nulle déesse ne pouvait se faire connaître plus audacieusement ni plus librement par l'initié. Les pyramides, avec toute leur pesanteur, n'atteignaient pas le niveau de cette révélation. C'était une splendeur pythagoricienne.
La colonne bleue dansait sur ses pieds légers — comment se pouvait-il que chaque torsion fût à la fois un soulagement et contînt un risque aussi inouï ? Ce pouvoir était tout spirituel, et pourtant identique à celui qui régissait les mers et les monts, ondoyant et amoncelant, et faisait tournoyer les nébuleuses des espaces infinis. Comment se pouvait-il qu'affranchi de ses servitudes, il se montrât à nu ici ? Il fallait, pour le saisir, la réponse d'un regard auquel s'ouvraient des contrées telles que d'habitude la musique seule y pénètre — une zone exempte de pesanteur, entre la réalité des sens et celle de l'esprit. On découvrait en ce lieu, dans le rythme des figures changeantes, ce qui touche le savant, lorsqu'il dépasse les frontières de son domaine, comme un frôlement d'aile au bord de l'abîme. Mais le spectacle était plus beau. Et plus serein.
Nul ne l'avait jamais ému à ce point. Il sentait, comme si un carcan se brisait dans son coeur, que quelque chose en lui se libérait, l'affranchissait de son être propre. Il n'avait jamais connu le bonheur.
En même temps, dans l'ombre de cette lumière, la peur se nichait en lui. Il n'osait détourner le regard vers les recoins où s'esquissaient des mouvements. Et la lumière gagnait encore en intensité. Les chandeliers commençaient déjà à étinceler ; ils se changeaient en joyaux.
De pesantes masses d'eau s'abattirent tout d'un coup. Il se sentit soulevé par une vague dans laquelle il perdait pied. Elle le culbutait ; il fallait qu'il résistât à sa pression. Le tourbillon lui fit perdre conscience, le temps d'un unique déferlement, puis l'élément nouveau le porta.
Une onde délicieuse s'enflait à perte de vue. Elle était encore argentée, écumante de légions de perles menues, puis elle s'étendit majestueusement, comme de la fumée dans un air immobile. Un battement d'ailes, un tintement de cloche l'eussent fait disparaître.
L'œil pénétrait à de grandes profondeurs, mais sans parvenir jusqu'au fond. Une ancre d'acier passa lentement à la dérive. Une bête pour laquelle l'horreur cherchait en vain des noms y était attachée. Elle fut suivie d'un squale à la peau d'un bleu ardoisé. L'idole était épouvantable, taillée par la volonté pure, la fringale tendue, brutalement dénudée. La gueule et le museau étaient colossaux, les yeux minuscules, les dents des herses de pointes de flèche. Son allure était puissante, silencieuse, presque sans un battement de nageoires. Malgré tant d'effroi, l'œil saisissait des formes d'une élégance primitive.
Le monstre bascula soudain, dans un éclair de ses mâchoires étincelantes. Ce soubresaut découvrit les poissons-pilotes qui s'étaient cachés sous ses nageoires : deux maquereaux superbes, aux écailles d'un gris argent, barré de cinq bandes de l'azur le plus tendre et le plus profond. Ils s'attachaient à la puissance, canaille colorée, principe plus subtil, mais subalterne, parasites des grandes ripailles où les déchets ne manquent pas. Ils divertissaient les regards de cette image des premiers âges.
De même qu'un cristal, une fois qu'il a pris, impose sa structure à de vastes surfaces, des myriades de poissons montaient maintenant des profondeurs. Solitaires, par couples, en grands et petits essaims, en processions interminables, ils peuplaient les flots. Bien que leurs nageoires dorsales fendissent le miroir de la mer, il gardait son poli sans fêlure, comme si c'étaient des formes tissées d'air qui s'entrepénétraient.
Le fait qui restait déconcertant, c'était que ce spectacle commençait en un certain point, et s'étalait aussitôt à perte de vue. La corne d'abondance s'était déversée. Lumière, couleurs et formes rayonnaient en se ramifiant à partir d'explosions qu'on attendait voluptueusement.
Moiter prenait conscience, dans cette vision, d'une souveraineté ; il était le seigneur de cette fête, celui à qui tout ce déploiement se dédiait. Il était debout, légèrement penché, au bord de la falaise, les bras grands ouverts. La fraîcheur s'élevait. Les ondes passaient et repassaient tout près de lui, dans les opalisations de la vie, qui tantôt le faisaient sourire et tantôt se figer, comme les enfants lorsqu'ils voient des jouets. Le carnaval glissait devant ses yeux, interminable, avec des masques, des lanternes, des déguisements. Des parades l'interrompaient; aux accents de fanfares de toute sorte, les formations se suivaient sous leurs cuirasses d'écailles, dans leurs uniformes rutilants.
En tête du cortège venaient les formes biscornues, montées des grottes sous-marines et des parterres coralliens, les hippocampes et les monstres pélagiques des forêts des Sargasses, les avortons des abîmes. Suivait un bataillon ruisselant de splendeur bariolée, sous la conduite du ptéroïs, qui voletait de ses nageoires raides comme un oiseau bat des ailes. Les essaims de joyaux scintillants qui peuplent les golfes brûlants et les récifs tropicaux traînaient derrière eux un solitaire des mers islandaises : le saumon-lune, disque d'un bleu d'acier, propulsé et guidé par sept nageoires, d'un rouge de corail.
Tout ce pêle-mêle se réduisit à un motif peint sur des tentures, lorsque surgirent des êtres unicolores, en lesquels s'unissaient l'éclat de l'émail et le rythme. Leurs nageoires étaient des cimeterres, des traînes de danseuses, les rayons de feux brûlants au-delà du monde exploré. Une merveille passa, relevant et étalant avec nonchalance un voile subtil. Les ourlets se teignirent de pourpre, lorsqu'il les serra, et s'apâlirent en s'épanouissant. On pressentait qu'on pourrait aimer, rêver, et même penser comme ce poisson. Les distinctions entre les monades fondaient.
Moltner se perdit entièrement dans cette épiphanie : il se sentait atteint jusqu'au fond de lui-même. Il lui apparaissait que ce n'était plus là un spectacle de la nature. Ce n'était plus de l'eau, ce n'étaient plus des poissons.
Ou peut-être le sens véritable du poisson et de l'eau était-il, jusqu'à présent, pour lui, recouvert d'un voile ? Ces formes semblaient de la fumée, la brume la plus impalpable d'une substance rayonnante. Était-ce la nature propre des genres et des espèces qui se mouvait ici, paradant en mesure avec l'hymne de la vie, qui inondait l'éther ? Était-ce, en eux, le principe indestructible, l'étincelle qui bondissait, à travers la chaîne des générations, du père au fils ? Ici, la chaîne tombait, et les sens pressentaient une splendeur étrangère au temps. On n'eût pu dire si c'étaient des mélodies qui se mouvaient, ou des lumières ; incroyablement fraîche, pleine d'innocence, l'onde se gonflait.
C'étaient des forces telles que même le plus léger des danseurs, la plus alerte des hirondelles ne les laissent entrevoir que comme à travers une pâte informe. Le puits était proche, et Moltner devinait qu'une coupe, et même une goutte de son eau recélait l'éternelle jeunesse. Il tendit les mains, comme celui qui, au sein du désert, rencontre soudain une source jaillissante.