V

La pièce où ils pénétrèrent était également de plain-pied et occupait l'intérieur de la tour. Elle était octogonale, spacieuse, lambrissée de boiseries sombres, ce qui lui donnait un air d'austérité. Des rideaux verts dissimulaient deux fenêtres. Des stalles munies de hauts dossiers couraient autour des murs ; les sièges étaient séparés, deux à deux, par des appuis. Ils pouvaient servir d'accoudoirs, mais étaient assez larges pour qu'on y déposât des livres ou de la vaisselle. La chambre n'avait pas d'autre mobilier. Il était permis de la considérer comme un cercle qui se prêtait aux entretiens d'un petit nombre d'êtres humains. Elle avait, en même temps, une allure nautique, comme si l'on entrait dans une cabine de navire.

Le mouvement et la paix semblaient s'entre-pénétrer et s'harmoniser en ce lieu. Ils se croisaient peut-être en un point où dorment les tempêtes, comme des animaux que l'on surprend au gîte. De même, les songes et leurs vols rapides suivent le glissement dans le sommeil.

Un feu brûlait à découvert dans une cheminée de brique. La flamme montait toute droite, sans fumée. Elle dévorait des branches sèches de genévrier, qui exhalaient une odeur amère. Son dessus portait un chandelier dont les bougies répandaient une lumière douce.

Schwarzenberg était assis face à l'entrée ; il avait posé ses deux bras sur les appuis d'une stalle. Il était vêtu d'une robe de chambre agrafée à la gorge, et dont les manches s'évasaient autour des poignets. L'étoffe tombait si bas qu'on voyait à peine ses chaussures.

Lorsqu'ils entrèrent, le maître de maison salua ses hôtes d'un sourire et les invita à prendre place. Ils s'assirent et attendirent qu'il se mît à parler. Ils avaient déjà observé de tels rites, durant bien des après-midi et bien des nuits. Schwarzenberg aimait le silence et le cultivait comme un art. Il leur avait indiqué les traits minimes qui aident à le distinguer de la simple vacuité, le rendent fécond et sont connus en tout lieu où se pratique la méditation. Il attribuait au vieux proverbe selon lequel le silence est d'or plus de profondeur que l'esprit n'en saisit habituellement. Il avait, au nombre de ses qualités, l'art de retourner la monnaie courante des mots : on apercevait alors, au lieu du chiffre, la vieille image héraldique, qui parlait en figures.

Comme toujours, Ejnar fut sensible à la paix qui rayonnait de sa présence. Il s'était souvent demandé à quoi elle pouvait bien tenir — peut-être aux corpuscules subtils qui se détachaient de cet esprit et chargeaient la pièce de fécondité ? La métaphore était sans doute trop visiblement issue du monde habité et mouvant. On eût dit bien plutôt que Schwarzenberg s'entendait à conjurer des images qui vous frôlaient de tout près, bien qu'invisibles aux yeux charnels. Ou bien, à l'inverse, entraînait-il ses disciples dans un monde lointain? Différence toute relative, et pourtant importante.

Ejnar le dévisagea, comme il l'avait fait si fréquemment. Schwarzenberg avait croisé les mains et les avait enfouies dans ses manches : on eût dit qu'il grelottait. Sa tête était un peu penchée ; les lueurs de la flamme et des bougies se jouaient sur ses traits, les revêtant de mobilité. Il avait l'air de sourire. Mais était-ce bien un sourire, ce qui brillait sur ce visage ? Ou le reflet d'une effrayante sérénité ? Ejnar en avait souvent douté. L'effet était celui d'une théophanie.

La physionomie de Schwarzenberg se signalait, au premier regard, par un dessin ferme et sûr. Des têtes comme la sienne pouvaient être gravées sur une médaille, ou taillées dans la pierre, et frappaient de face autant que de profil. Un visage tel qu'Ejnar en avait admiré, dans leurs multiples variations, sur les bas-reliefs du forum de Trajan —, un visage qui évoquait l'image du patriciat, un pouvoir nettement délimité et soustrait au doute. Là-haut, dans le Nord, il n'était pas rare qu'on rencontrât de telles faces ; dans les fermes perdues, dans les montagnes, ou sur la passerelle des petits chalutiers qui partaient pêcher le poisson. C'était là le type originel : ceux qui passaient ailleurs pour les maîtres de l'heure, les chefs des États, des flottes et des fabriques, en avaient gardé l'empreinte. Mais ils étaient déjà contraints de cultiver leur apparence et d'y ajouter un grain de cabotinage.

Pourtant, cette résolution tournée vers le monde ne représentait qu'un côté de sa nature. Sous elle, derrière elle, il se cachait autre chose, un aspect qui parfois se montrait également à découvert : circonspection, attente, et sans doute aussi sapience. La face apparente de ce caractère agissait fortement et impérieusement. Lorsqu'on s'attardait à contempler Schwarzenberg, elle se changeait en un rideau, derrière lequel on entrevoyait les mouvements d'une nature différente. Son sourire prenait alors une acuité particulière, et provoquait même une vague inquiétude.

Ejnar avait l'impression qu'à l'approche de Schwarzenberg, les sciences s'éclairaient. Une expression sèche du langage des spécialistes en tirait un rayonnement nouveau, et jusqu'alors insoupçonné. Celui qui portait en lui ces couches profondes devait, que ce fût par leur tension ou par leurs brusques intermittences, établir des contacts dont jaillissait la paix, le bonheur, surtout en un temps saisi tout entier par le mouvement. Il semblait en mesure de conjurer l'inquiétude qui accélère le rythme de notre monde —, l'oscillation de balancier fondamentale, qui se transmet à des légions de rouages, de machines et de véhicules.

Rares, à vrai dire, étaient ceux qui eussent pu en rendre témoignage — et tout d'abord pour la simple raison que Schwarzenberg tolérait autour de lui, comme en ce moment, dans cette île, une poignée d'êtres humains, tout au plus. Il semblait les prendre tels qu'ils se présentaient, sans égard à leur rang. Et c'est pourquoi il ne flottait pas autour de lui ces rumeurs qui mettent de tels esprits à la mode. Il dépendait du hasard qu'on le rencontrât.

Mais que devenait la part du hasard, lorsqu'on envisageait de pareilles rencontres ? On trouvait toujours aussi des points où se nouait le filet. L'un de ces points était, selon Ejnar, les autels solaires. Il était tombé, à l'intérieur de sa science, sur un secret, une énigme du passé. Au moment même où il le méditait, Schwarzenberg l'avait abordé — ce qui, à son sens, confirmait que la découverte avait été nécessaire.

Ejnar se souvenait de la lettre que Schwarzenberg lui avait adressée en ce temps-là. Elle n'était guère différente du courrier scientifique qui lui arrivait tous les jours, depuis qu'il menait ses recherches personnelles. Toutes ces reliques du passé, dolmens, allées couvertes, alignements de pierres, exercent quotidiennement la subtilité, la vigilance de certains esprits. Mais ce qui, dans la question de Schwarzenberg, avait surpris et même irrité Ejnar, c'était qu'elle se rapportât à des fouilles qu'il avait entreprises seul et croyait être son secret. Chaque savant ne connaît pas de temps plus beau que celui qu'il partage avec quelque trouvaille. Il n'aime pas qu'on le dérange en de tels moments.

Comme Schwarzenberg se trouvait à Berlin, lui aussi, Ejnar alla le voir dès le lendemain matin. Ce fut Gaspard qui lui ouvrit la porte. À peine avaient-ils échangé quelques phrases qu'Ejnar reconnut que Schwarzenberg avait mieux à lui donner que des vues originales sur la sphère des tombeaux. Ce sujet devint bientôt un thème entre beaucoup.

La première visite en entraîna d'autres. Elles se succédèrent à intervalles de plus en plus brefs, et ne tardèrent pas à devenir pour Ejnar une habitude, voire un besoin de chaque jour. Schwarzenberg habitait une villa devant la porte de Silésie. C'était avant l'anéantissement de cette capitale, ruine qui pourtant s'annonçait déjà aux sens aiguisés, car elle proliférait à la manière des champignons, dans les charpentes, le mortier, et surtout dans les physionomies des habitants. La force en vertu de laquelle l'ensemble maintient la cohésion des parties s'amenuisait. En même temps, un optimisme de surface célébrait ses fêtes, on bâtissait comme en vue d'une ère nouvelle. Apparemment, Schwarzenberg n'était troublé ni par l'un ni par l'autre de ces courants, encore qu'il les examinât tous deux avec un égal intérêt. Il poursuivait le cours de ses occupations. Ce furent d'autres raisons qui l'amenèrent à changer de résidence. L'une de ses règles prescrivait de s'orienter, non pas tant selon les catastrophes que d'après le baromètre de ses humeurs secrètes. On pouvait faire naufrage par temps calme sur des écueils cachés, et demeurer tranquille dans sa cabine au centre même du typhon.

Ce qu'Ejnar avait appris sur Schwarzenberg, il le devait à des rencontres de ce temps-là. Les faits restaient rares, et peut-être, sur bien des points, les avait-on grossis. On savait qu'il descendait d'une famille balte ; sa mère était originaire de la Westphalie. Dès sa prime jeunesse, il avait vécu en voyages perpétuels, d'abord avec des précepteurs, puis, plus tard, en puisant dans la fortune considérable qui lui était revenue à la mort de ses parents. S'intercalaient, entre ces deux époques, quelques années à Saint-Pétersbourg, où il avait été officier dans un régiment de la garde. C'étaient celles au sujet desquelles on était le mieux renseigné. On l'avait vu chez Tolstoï. Puis vinrent, de nouveau, de vastes voyages, qu'il avait entrepris en compagnie de Sternberg, un camarade lié à lui par une affinité de goûts. Ils avaient traversé des régions d'Asie, qui, à ce moment, restaient quasi inconnues, à pied, sur une monture, sous des déguisements de toute sorte. Dans la Mongolie du Nord, près de Tehurin, on avait perdu la trace de Schwarzenberg ; il avait longtemps passé pour disparu et n'était revenu à la surface qu'au temps de Kérensky. Après la chute de ce dernier, il avait quitté le pays par l'une des grandes voies qu'empruntaient alors les fugitifs : Constantinople, et de là Paris. Bien qu'il eût perdu ses terres des pays baltes, il passait pour avoir gardé de la fortune, venue de ses ancêtres maternels. Sans beaucoup dépenser pour sa personne, il menait l'existence d'un homme qui se consacre entièrement à ses études.

C'étaient des renseignements qu'Ejnar avait glanés en regagnant le centre de la ville, où l'un ou l'autre des invités de Schwarzenberg le raccompagnait parfois — relations anciennes ou récentes de l'amphitryon, avec lesquelles il avait partagé la soirée. La conversation tournait presque inévitablement autour de leur hôte. Mais il restait de grandes lacunes dans la mosaïque qui se dessinait de cette manière. Il s'agissait là d'une biographie que l'on pouvait qualifier d'insolite, mais qui, garantie par un fonds d'esprit et de biens matériels, suffisait à compenser ce qu'elle avait de saugrenu, d'aventureux, et à l'intégrer au bon plaisir d'un grand seigneur. Il avait accepté son destin, mais pour lui donner un sens, pour le modeler. Une telle liberté se rencontrait plus souvent au XVIIIe siècle ; elle avait survécu dans les régions dont Schwarzenberg tirait son origine. De là, aussi, la coexistence de penchants rationnels, et d'autres qui ne l'étaient en aucune manière.

On aurait pu dire que la carte de sa vie contenait des blancs, mais qu'avec un peu d'imagination, elle se laisserait compléter sans trop de peine. Les catastrophes avaient fait dévier brutalement bien des vies. La plupart des hommes avaient vu et subi des scènes surprenantes. Symptôme, entre d'autres, que l'ère de la bourgeoisie était bien révolue. Mais quant à Schwarzenberg, il s'y ajoutait des rumeurs qui n'avaient rien de commun avec l'aboutissement de telles destinées dans l'espace de l'élémentaire, et, tout à l'opposé, troublaient pour d'autres raisons. Cependant, pour être ainsi troublé, à peine avait-on besoin des rumeurs. Sa présence émettait une tension, tantôt moindre et tantôt plus forte, mais qui vous envahissait impérieusement. Elle ne pouvait provenir de ses propos, puisqu'elle avait de plus puissants effets lorsqu'il se cantonnait dans le silence.

En soi, déjà, la manière dont on s'entretenait de cet aspect de son être était curieuse. Les voix changeaient alors de ton. Il semblait qu'on ne pouvait, ou ne voulait point appeler les choses par leur nom — et probablement l'un et l'autre. Les chuchotements, les allusions faisaient songer à des domaines soumis à un interdit, à quelque tabou intangible.

Voulait-il produire de tels effets, ou étaient-ils fondés sur une force soustraite à sa volonté ? Ejnar n'avait pas d'opinion sur ce point, mais il lui semblait que la fascination par cet esprit naissait plutôt de ses souffrances, et supposait d'immenses et douloureux efforts d'enfantement. Parfois, elles se trahissaient dans une atmosphère étrange. Ou s'agissait-il d'instants favorables, marqués par l'horoscope, qui s'épaississaient en pure matière de destin ? On marchait à travers des contrées sans routes. Le langage temporel, modelé par la volonté, était incapable de saisir de tels phénomènes ; ce serait plutôt la musique qui y parviendrait.

Quoi qu'il en fût, il devait survenir des phases au cours desquelles ce pouvoir immédiat devenait plus dense, signe avant-coureur d'une crise, et perceptible de lui-même. C'était peut-être la raison pour laquelle Schwarzenberg appréciait la solitude. Il arrivait qu'en des lieux étrangers, alors qu'il était en train, par exemple, de lire un livre, il attirât sur lui l'attention. Les entretiens s'interrompaient ; un cercle se formait, comme autour d'une lumière qui se met à briller d'un éclat toujours plus vif, jusqu'aux limites du tolérable, puis, peu à peu, s'estompe et s'éteint.

Les relations de tels moments ressemblaient aux textes simples que leurs copistes ont rendus confus. Ejnar avait, au lieu d'eux, leur source à sa portée, c'est-à-dire Schwarzenberg lui-même, mais rien que pour un peu de temps. Car les remous qui précédèrent la seconde des grandes guerres les avaient séparés. Schwarzenberg partit pour la Finlande, et Ejnar le perdit de vue. Quant à lui, il connut les expéditions guerrières en pays lointain, puis, comme tant d'autres, des années de misère et de cruelle captivité. Il avait éprouvé, au sein des ruines, la souffrance qui condamne à mort tout espoir. Un regret de tous ceux qui étaient tombés s'emparait de lui, lorsqu'il voyait sa patrie renversée dans la poudre comme une femme, comme une mère. C'est alors que la lettre de Schwarzenberg lui était parvenue, semblable à une colombe en plein déluge. Il puisait dans cette invitation à Godenholm une nouvelle santé, une assurance neuve.