VI

C'est par l'intermédiaire d'Ejnar que Moltner avait fait la connaissance de Schwarzenberg. Celui-ci avait entendu Ejnar parler de son ami, et l'avait compris dans l'invitation, répondant au vif désir de Moltner, qui se promettait monts et merveilles de cette rencontre. Il était ainsi fait qu'il se trouvait sans cesse en quête de thaumaturges et d'aventures spirituelles. Sa profession de neurologue s'y prêtait ; dans ce domaine, le positivisme n'avait jamais entièrement triomphé, malgré de subtils efforts.

Durant la guerre, Moltner avait été médecin militaire, dans une formation où Ejnar, lui aussi, faisait son service. Il faut toujours un coup de chance pour qu'on découvre, en de telles circonstances, un homme aux penchants nobles, mieux encore, parents des vôtres. Tel fut le lien qui unit ces deux caractères, si différents par ailleurs, et en fit une paire d'amis. Ils aimaient se rappeler leurs longues promenades à deux, durant les heures de liberté que leur avait laissées le service, ou aussi leurs nuits bachiques dans le Midi. Ils étaient toujours ensemble lorsqu'ils abordèrent la catastrophe. Un tel commerce est capable d'édifier des palais au sein du désert d'un monde voué au travail. Il peut faire s'évanouir comme fumée les grilles de la captivité, et réduire à l'impuissance la faim elle-même.

Tandis qu'Ejnar n'était que trop enclin à la raideur, chez Moltner, ce fut une disposition à la souffrance, une rupture qui se révéla. Mais les lieux de rupture étaient, selon la maxime d'un poète cher à Ejnar, les lieux de découverte. Ni l'un ni l'autre n'étaient troublés de ce que leurs entretiens tournassent souvent au débat ; ils se sentaient bien plutôt complétés par ces différends. On ne pouvait dénier à Moltner une intelligence subtile, et du reste toujours aux aguets. Son tourment, l'inquiétude qui l'agitait consistaient en une quête incessante de choses qu'il ne possédait pas. Comme il ne les avait non plus jamais possédées, ces aspirations n'avaient rien de romantique. C'était un malaise, un sentiment confus des pertes imposées par le temps, qui l'agitait. Il ressemblait à la mouche prisonnière de la bouteille, lorsqu'il tournoyait ainsi le long du mur invisible qui le retenait captif. Bien qu'il ne le discernât pas, il ne souffrait que plus profondément de cette limite inexplicable dans l'espace de la liberté.

Comme nombre de ses contemporains, et même presque tous, Moltner était écrasé par un sentiment de privation. La pauvreté le blessait d'autant plus qu'il croyait savoir ce qu'est la richesse. Il était ce naufragé en pleine mer, tourmenté par la soif, tandis que des masses d'eau sans fin ondoient autour de lui. En outre, le sentiment imprécis qu'une libération était toute proche se jouait de lui. Il mettait toute sa ruse à tendre vers elle, mais sans jamais y parvenir. Plus il fatiguait son esprit, le bandait, l'affinait et tentait de lui arracher le miracle, et plus brusque, plus sévère était la chute dans la désillusion. Souvent, ce miracle semblait à portée de sa main, tel un papillon qui se berce sur une ombelle. Mais l'ombre de la main qui se refermait déjà pour le saisir l'effarouchait toujours. La proie et la méthode de la chasse étaient inconciliables. L'état de cet esprit était celui du chercheur de trésors dans la ballade1 (De Goethe, 1796. (N. d. T.)); il ne récoltait qu'insatisfaction.

Le pire des tourments était de voir le temps dépouillé de sa magie. Il semblait avoir perdu ses valeurs rythmiques, l'ordre cosmique, la solennité des retours. En revanche, il gagnait en dynamisme ; il s'enfuyait d'un cours toujours plus rapide et plus monotone. Les instants le piquaient durement et vite, comme dans un vent de sable. Il n'y avait plus de repos ou d'arrêt, de jour ni de nuit. Les pensées étaient bien contraintes de s'y plier. Il s'y joignait une crainte, comme s'il se fût de loin senti happé par une cataracte.

Dans un tel état, Moltner avait parcouru à la hâte une suite de systèmes philosophiques, comme l'écureuil s'agite dans sa roue, sans bénéfice et sans apaisement. Il avait dû, pour ce faire, prendre sur ses nuits. L'établissement où il pratiquait sa spécialité était bondé. Les maladies nerveuses prospéraient comme jamais encore.

Bientôt, il s'aperçut que les théories ne suffisaient pas ; il ne retrouvait jamais en elles que ce qu'il y avait mis. Il se tourna donc vers la pratique, les techniques et les méthodes telles que le yoga et les sectes ésotériques les prônaient à demi, et, à demi, les tenaient secrètes. Il chercha à se retourner l'esprit au moyen de drogues, et à l'éperonner jusqu'à la connaissance suprasensible, après s'être affaibli par de longs jeûnes. Tout cela ne faisait qu'aviver son inquiétude. L'aiguille courait plus vite, au lieu de s'arrêter.

De même que les malades cherchent sans cesse de nouveaux médecins, Moltner était à l'affût des cures miraculeuses. Habitué à tout révoquer en doute, il était également prêt à croire tout ce que lui apportait le vent. De cette manière, il suivait toujours des modèles et des guides, mais sans jamais leur garder longtemps fidélité. L'inquiétude le chassait plus avant.

Après la débâcle, il était rentré dans le giron de l'Église. Il avait pris garde, des mois durant, d'éviter les contacts impurs, soit dans ses rapports humains, soit dans l'image et l'écrit. Il avait passé ses habitudes au crible, avait même exercé sur ses pensées une stricte surveillance. Un rêve magnifique l'en avait récompensé. Il sentait un cristal se fondre dans sa poitrine. Un bonheur l'avait éveillé, qui s'infiltrait dans tous ses sens. Il lui semblait avoir frappé obstinément à une porte qui maintenant s'ouvrait, le temps d'une aumône.

De là, justement, peut-être, sa retombée. Actuellement, il cherchait en tous lieux et par tous les moyens à retrouver cet instant. Les Pères de l'Église avaient fait place sur ses rayons aux modernes, Français et Américains. Il y avait encore de la réalité chez eux, et, lui semblait-il, la seule qu'il pût désormais admettre. Le grand carnaval avait pris fin ; des masques isolés traînaient à sa suite. Les montrer, c'était assurer ses effets. Il en avait souvent parlé avec Ejnar, déconcerté par cette passion pour la pâture intellectuelle de cinq continents. Ejnar, quant à lui, tenait ces exhibitions pour de vaines parades, un signe certain d'impuissance. Il fallait en célébrer les rites de plus en plus souvent, de plus en plus crûment. La force d'images obscènes, sans rien qui les garantît, fondait aussi vite que neige, comme le papier-monnaie, ce pis-aller, qu'on imprime dans les années de famine.

Ce que Moltner apprit alors de Schwarzenberg, par des propos décousus d'Ejnar, le préoccupa fort. Des espoirs nouveaux s'éveillèrent en lui ; il pressentit qu'il était parvenu à bon port — un port dont la rumeur lui parvenait du septentrion. Aussi n'avait-il eu de cesse qu'il obtînt son invitation.

Une fois là-haut, il lui sembla d'abord que son attente allait se réaliser. Le climat était bénéfique. Les verts et les bleus dominaient. Le silence était apaisant ; l'air portait les voix des hommes et des bêtes au loin, par-dessus les détroits et les vallées de montagne. Les pâtres et les pêcheurs vivaient repliés sur eux-mêmes, comme s'ils étaient des frères convers au service d'un ordre qui leur eût imposé le voeu de silence. Le brouillard, la pluie, les longues tombées du jour ouataient toutes les impressions. La vie à Sandnes était simple, mais toute pleine d'une liberté qui rappelait un passé lointain.

La rencontre avec Schwarzenberg, elle non plus, ne l'avait point déçu. Ils traversaient le pertuis deux ou trois fois par semaine pour se rendre à Godenholm, où ils passaient aussi la nuit. Le maître de maison était souvent mal portant, mais toujours courtois et prévenant. On avait l'impression qu'il souffrait d'une sensibilité d'écorché vif aux changements du temps, et que les chutes de baromètre l'affectaient fréquemment jusqu'à la torture. Mais c'était justement dans de telles phases qu'il se montrait plus ouvert, plus disposé que jamais à s'intéresser. Schwarzenberg n'avait pas seulement vu bien des choses dans ses voyages ; il avait aussi fréquenté des esprits supérieurs et disposait d'une vaste bibliothèque. Chaque bateau qui remontait là-haut lui apportait revues et livres. Il avait le don de repérer immédiatement, dans cette masse d'imprimés, ce qui pour lui avait de l'importance.

Leurs réunions n'étaient guère différentes d'entretiens en partie littéraires, en partie scientifiques. Mais on avait l'impression que leurs signes et leurs symboles étaient les chiffres d'une réalité tout autre. Ils entraient et sortaient comme des messagers. De là venait sans doute que Schwarzenberg semblait souvent, tout à la fois, présent et absent, à la fois intéressé et distrait.

Quelle pouvait bien être l'intention de ces randonnées à travers l'art de guérir et l'ethnographie, la préhistoire, le monde des mythes ? Ils contenaient en eux un autre élément, plus captivant. Sous la maîtrise avec laquelle Schwarzenberg guidait les propos, se dissimulait un silence inquiétant. Il étalait un grand savoir sous leurs yeux, en éventail, comme un jeu de cartes. On pouvait se satisfaire de ce geste ; mais on pressentait qu'au dos des cartes étaient inscrits des gains bien supérieurs à ceux de la seule science.

Moltner avait conçu cette comparaison et avait brodé sur elle. Il disait, en effet, que dans les jeux de hasard, on expose le dos uniforme des cartes qu'on distribue, laissant à deviner les figures. Schwarzenberg procédait à inverse : il exhibait la multiplicité des figures et des chiffres, en dérobant le revers. Celui-ci était uniforme, indifférencié. C'était la marque d'un grand seigneur, qui ne s'attardait pas aux distinctions et n'avait pas besoin de se remettre aux mains de la Fortune.

Le bonheur des premières semaines avait eu pour échos de tels jugements. Certes le changement brutal de climat y contribuait pour sa part. Moltner ne se souvenait point avoir jamais vécu si librement, sauf dans sa première enfance. Il lui semblait avoir pénétré dans un cercle magique, où la responsabilité, la souffrance et la faute elle-même s'allégeaient. Le temps, avec son inquiétude, reculait, lui aussi.

Puis vint la rechute ; Schwarzenberg l'avait prédit. Sur la mer, dans les montagnes, un je ne sais quoi de torturant grandit ; des traits de fantasmagorie menaçante parurent. La terre était naguère en fleurs : maintenant, elle semblait gravide. Des aurores boréales tendaient à travers le ciel leurs rideaux électriques.

L'insomnie revenait, et plus les nuits rallongeaient, plus elle le tenait éveillé. Il dut avoir recours à des poudres ou des cachets qui lui brûlaient l'estomac et ne lui accordaient qu'un sommeil blanc, artificiel. La face d'ombre se précisait. Son état ne tarda pas à réunir tous les symptômes des malades, dans les grandes villes, dont il traitait les névroses. Lorsqu'il se regardait le matin, dans son miroir, il y découvrait un visage douloureux et mécontent. Ses yeux étaient las, sa voix devenait atone.

Cette décadence s'étendit aussi à ses rapports avec le petit cercle qui s'était formé à Sandnes et Godenholm, et qui lui avait d'abord paru harmonieux comme l'équipage d'un canot qu'un pilote éprouvé conduit vers le port. Les choses avaient désormais changé de visage. Il trouvait blessant que Schwarzenberg ne se préoccupât guère de ses souffrances. Il cherchait constamment à ramener la conversation sur ce sujet, la grande matière de ses soucis. Que Schwarzenberg négligeât d'en sonder les symptômes avec lui jusqu'en leur tréfonds, en de longues séances, cela lui semblait une erreur de méthode.

Quant à Schwarzenberg, il paraissait attacher fort peu d'importance à l'état de Moltner, pour autant qu'il s'agît des buts vers lesquels ils tendaient, sans s'être d'ailleurs concertés, mais en vertu d'un accord tacite. Moltner avait beau ne pas ménager ses plaintes : Schwarzenberg ne les relevait jamais. Il avait coutume de lui jeter en pâture des sentences générales, par exemple :

« Ce genre d'humeurs surviennent et passent à tout âge de la vie. Il faut vous laisser du temps. »

Parfois aussi, il disait, avec presque la voix d'un exorciste :

« Après tout, vous êtes sain. »

C'était sans doute un appel à la couche de l'esprit que Moltner avait baptisée le revers de la carte. Il disait encore :

« La santé peut être bonne. La maladie peut parfois être meilleure. Les maladies sont des questions posées. Ce sont aussi des tâches à remplir, et même des distinctions. Le fait décisif, c'est la manière dont on les supporte. »

Il semblait même qu'il ne fût pas mécontent des insomnies de Moltner :

« Godenholm n'est pas un sanatorium ; c'est un laboratoire. L'excès de fatigue est un symptôme favorable. »

Au fond, Moltner avait déjà souvent subi une telle déception. Il frappait ; la porte semblait s'ouvrir, pour se refermer aussitôt. Il était alors en proie à un sentiment de vide, et même de désespérance : on l'avait dévisagé du dedans, et on lui avait refusé l'entrée.

Il lui était arrivé de semblables mésaventures avec les femmes; il avait fondé sur mainte rencontre les espoirs les plus hauts. Elles goûtaient sa conversation, et c'étaient les meilleures que sa mélancolie semblait attirer. Les entretiens et les silences se succédaient, tandis que les battants d'armoires secrètes s'écartaient sans bruit.

Puis la figure de son destin apparaissait, paralysant la sympathie. Les femmes se refermaient et s'écartaient de lui. Il avait souvent admiré, parmi les récifs, les anémones de mer, les merveilleuses actinies qui berçaient leurs couronnes dans les remous des courants. Par instants, lorsqu'une ombre ou qu'un contact les frôlait, elles se rétractaient d'un coup et rentraient leurs tentacules dans le rebord de leur calice. Il en restait un moignon rouge et sans bras de chair lisse. C'était là ce qu'il ressentait lors de ses échecs dans le pays magique. Rien n'avait passé qu'un souffle, et pourtant, tout était gâché, et nul effort ne rétablissait l'harmonie — un air de glace était monté, tuant le penchant dans son germe. Il connaissait cette conséquence, et tentait de l'éviter à force de circonspection, mais le destin l'attirait toujours jusqu'à ce même point. Si multiples que fussent les mélodies qui invitaient à la danse, elles ramenaient au moment où tombent les masques. Ce moment avait empreint dans ses traits les cicatrices d'une blessure.

Malgré tout, il ne manquait ni de délicatesse ni d'intuition. Son métier, en lui-même, l'exigeait. Toutefois, son karma s'y manifestait aussi : il était fort dans le diagnostic, mais médiocre en thérapeutique, appartenant à ce genre de médecins qui bavardent à l'infini avec des malades soucieux d'éluder la guérison.

Comment se faisait-il que d'autres, d'une étoffe plus grossière, et plus brutaux, fussent les favoris de la Fortune ? Il le constatait chez Ejnar, plus pesant que lui, à coup sûr, et qui ne se laissait pas gâter l'humeur par les doutes. En compensation, il portait sur les êtres et les choses des jugements tranchés. Cette connaissance se répercutait jusqu'à lui comme un écho. Il n'y avait qu'à voir Ulma et le genre de penchant qu'il lui inspirait.

Ces rapports, eux aussi, s'étaient assombris. Tout avait commencé par une camaraderie à trois, qu'il aimait revivre en pensée. Ils avaient trouvé un clair soleil à leur arrivée. Ils passaient les heures méridiennes dans la crique où se baignait Ulma, tout près de Sandnes. La côte était, à cet endroit, de granit luisant et lisse, banc doucement incliné, qui descendait jusque sous les flots. On apercevait, en nageant, le roc nu, où les bernacles luisaient comme de l'os. Les endroits où le roc plongeait soudain dans l'obscurité offraient de bons fonds de pêche. Ils tendaient des filets, nageaient, causaient et réchauffaient sur un feu de bois sec le repas qu'ils avaient emporté.

Moiter se souvenait encore du désarroi qui s'était emparé de lui lorsqu'ils se dévêtirent pour la première fois, et qu'il vit Ulma rejeter tout ce qui la couvrait. Son pays d'origine était non seulement catholique, mais méridional. La vue de la nudité humaine avait pour lui, dans ses tâches de médecin, un aspect de nécessité gênante. En dehors du métier, elle tombait sous le coup d'un interdit héréditaire, et qui venait de loin.

C'est pourquoi ce dévoilement imprévu lui fit l'effet d'une agression subite, qui l'atteignit au vif. Certes, il ne s'était agi que d'un instant, une épreuve qu'il avait subie comme un animal qu'on jette à l'eau, et qui sait tout de suite nager sans l'avoir appris. Ejnar, au contraire, avait à peine pris garde à ce petit incident. En fait, la situation était sans équivoque : elle n'avait rien de commun avec l'exhibition nihiliste de la chair, devenue mode un peu partout. Ulma portait son corps comme un vêtement donné par la Nature.

Ces heures passées au bord de la mer avaient une vertu créatrice. Sans en avoir jamais parlé, ils possédaient un but et étaient résolus à tenter des explorations qui mèneraient par-delà les frontières du temps. Leur chair, en harmonie avec les éléments, devait se transmuer en esprit, l'esprit se réaliser dans la chair. Ils sentaient la vertu de l'eau pénétrer en eux. Lorsqu'ils se tenaient debout dans le vent, des étincelles jaillissaient de leurs cheveux et de leurs mains. La pureté et la liberté vivaient dans les ondes. Elles scintillaient d'une splendeur sans ombres. Pour pénétrer dans ces profondeurs de l'élément, il leur fallait tout d'abord avoir confiance l'un en l'autre et ne rien tolérer de secret entre eux. Ils s'étaient rencontrés comme pour un serment solennel, avant lequel on se dépouille.

Ç'avait été un temps de splendeur ; à peine le soleil plongeait-il pour une heure au-dessous de l'horizon. Les forêts, les pacages et les détroits semblaient rêver sous cette lumière ; ils reposaient sans dissimulation dans l'ancien éclat des mythes. Un mot semblait être assez pour métamorphoser le pays en une scène où le jeu pourrait prendre son cours — mais quel mot et quel jeu ? Ils se rendaient presque chaque jour à Godenholm.

Comment tout avait-il pu si vite s'obscurcir ? Peut-être parce que des questions d'autorité étaient survenues, chose presque inévitable pour des gens de leur origine ? Cela les ramena dans le monde des sens. On le vit bien chez Ejnar ; il conçut des idées qu'on eût pu qualifier de politiques, si elles étaient tombées de quelques. degrés plus bas. Non que Schwarzenberg eût exclu la politique de son cercle ; mais l'endroit était mal choisi. Ils vivaient non loin du pôle, là où se resserre le réseau des méridiens. Mais Moltner, lui aussi, avait été pris de l'orgueil des résultats. Il lui semblait qu'ils commençaient ici à saisir du regard l'agencement du jeu, et d'une manière qui leur garantissait un gain immédiat. C'était justement cette pensée qui amoindrissait leurs forces.

La différence entre leurs caractères se dessina, légèrement d'abord, puis cruellement. Moltner croyait aussi s'apercevoir qu'Ulma commençait à manifester quelque faveur à Ejnar. Il se faisait des reproches lorsqu'il voyait la direction que prenaient ses pensées. Car ces petits signes étaient à peine perceptibles, à moins que l'imagination ne les grossît. Mais, ainsi modifiés, ils revenaient agir en lui, dans le jeu qu'il avait peut-être inventé, et qui pourtant se superposait aux rapports visibles. La sympathie n'était plus libre d'arrière-pensées — peut-être pour la seule raison qu'il était lui-même sous leur emprise, et qu'il en était devenu moins digne d'affection. Il sentait qu'il perdait, même sur les falaises, la liberté d'autrefois, la belle assurance. Il ne pouvait plus affronter du regard ce corps qu'il avait tant admiré. Cela le rejeta en lui-même. Il s'isola de la communauté en commençant ses longues courses solitaires, à la lisière des flots, parmi les battements d'ailes des mouettes.

Sa souffrance revint, plus vive et plus lancinante. Au moment de s'endormir, il était assailli par le sentiment de son échec. Il lui tombait dessus, lorsqu'il se réveillait en pleine nuit, comme un incube qui lui coupait le souffle et faisait ruisseler sa sueur. L'épreuve approchait, et il n'en sortirait pas vainqueur. Il avait beau se redire qu'il se mouvait parmi des fantasmes tels qu'il en avait souvent trouvé chez ses malades, et dont le déroulement lui était aussi familier que les arrêts d'un chemin de fer. La tension s'aggravait, et le paysage se revêtait de traits fatidiques.

L'une des idées qui s'enracinaient en lui, c'était que Schwarzenberg l'avait attiré en ce lieu pour le démoraliser par ses jongleries. Sa rancune était à la mesure des espérances qu'il avait amenées avec lui. La situation lui semblait, à tous égards, intenable ; il allait repartir pour le Midi par le prochain bateau.