LES TROIS LANCIERS
DU BENGALE
Nous l’avons échappé belle : nous avons tout simplement failli ne plus avoir du tout de sous pour manger, et par la faute de papa.
Hier midi, il est descendu dîner, tout content, et il nous a dit : “Si mon travail continue à marcher aussi bien, et si je ne suis pas dérangé aujourd’hui, ce soir mon chapitre est fini ! Alors, consigne générale : cet après-midi, pas de visites, je ne reçois personne. Vous entendez, Fine : per-son-ne, même si le pape lui-même venait vous supplier à genoux pour que je lui accorde quelques minutes d’entretien !”
Et il s’est resservi une bonne portion de lapin en sauce pour se fortifier dans sa résolution et être en forme pour reprendre son travail.
Le pape n’est pas venu, mais le monsieur qui achète les histoires de papa pour les publier, oui. Il est arrivé à l’improviste dans l’après-midi, il a sonné à la porte et Fine l’a flanqué dehors.
Aussi, c’est bien fait pour lui : il n’avait qu’à prévenir (ou alors, s’il l’avait fait, papa l’avait complètement oublié).
Le monsieur, pas content, a téléphoné de son hôtel, et papa est descendu en quatrième vitesse de son bureau.
— Ne vous inquiétez pas, Fine, a-t-il dit, tout agité. Ça n’a absolument aucune espèce d’importance. Mon travail ne dépend de personne, je suis un homme libre, je n’ai pas à me traîner aux pieds d’un tyran quelconque, je ne suis pas un esclave, et si ce monsieur s’imagine que je vais lui courir après comme si le sort de ma famille et le mien en dépendaient, il se trompe, et comment !
Et là-dessus il est parti, si vite qu’il en a oublié sa veste.
Quand il est revenu, un moment après, il avait l’air drôlement soulagé. Il paraît que le monsieur avait été charmant, pas fâché du tout : la preuve, c’est qu’il avait consenti à acheter les deux prochaines histoires de papa pour le prix d’une seule.
Maman a semblé étonnée par cet arrangement, mais elle n’a rien voulu dire pour ne pas gâcher le plaisir de papa, qui était si content d’avoir magistralement arrangé cette affaire qu’il avait rapporté des cornets surprises pour tout le monde.
Et pour que la fête soit complète, le soir, il nous a emmenées au cinéma.
Nous en raffolons. Enfin, surtout papa, Gracieuse et moi. Maman se déplace surtout quand on donne un film de son danseur préféré ( pour aller le voir, elle est capable de sortir même par temps d’orage). Fine aime mieux aller se coucher que “de passer deux heures rien qu’à entendre des coups de revolver” et quant au chien, il ne nous accompagne qu’en matinée. Il s’assied alors au balcon, entre les deux rangées du premier rang, la tête posée sur la rampe, et il reste jusqu’à l’entracte. Il part toujours avant le grand film, qui ne l’intéresse pas. Je crois qu’il n’aime que les actualités et les dessins animés. Quant aux soirées, il préfère, de loin, les passer vautré sur sa couverture, près du feu.
Par contre, si Kakoun est là, vous pensez s’il nous suit … il nous devancerait, plutôt !
Nous connaissons toujours le programme à l’avance, car le crieur public l’a annoncé le matin même par une joyeuse ritournelle de sa trompette. Son répertoire comprend quatre airs, deux solennels : l’un pour les avis du maire, l’autre pour les enterrements, et deux gais : l’un pour l’arrivage du poisson frais, l’autre pour le programme du cinéma, avec le titre du film et le nom des acteurs.
Aller au cinéma en soirée, c’est bien plus fête qu’en matinée ! Il faut manger plus tôt, mettre un manteau, et surtout ne pas oublier de se munir d’une lampe électrique pour éclairer le sentier derrière la maison et ne pas risquer d’écraser les escargots ou marcher par mégarde sur une famille de hérissons qui partent, à la queue leu leu, faire leur petite promenade hygiénique.
Au bout du sentier, un chemin plus large, mais tout aussi obscur, descend vers la ville. D’un côté, il est bordé par un haut mur de pierre, de l’autre, par des jardins déserts et silencieux. C’est curieux comme ce chemin nous paraît plus long que dans la journée… Il nous semble marcher longtemps, bien groupées autour de papa et du rond de lumière de sa torche avant de parvenir à quelques lampadaires auréolés d’une faible lueur jaunâtre qui signalent les premières maisons.
Par contre, juste au bas de la descente, le cinéma, lui, brille de tous ses feux. Accueillant, chaleureux, bruyant, il ouvre largement ses portes illuminées. Dans l’entrée, les gens se retrouvent, bavardent, rient, jusqu’à ce que la sonnerie aigrelette nous presse de gagner nos places.
À part les drames larmoyants, nous aimons tout : les films drôles, les films tristes, les films d’aventures, les films historiques, les films de cow-boys, les films policiers, les histoires d’amour, les danseurs, les comiques et les héros.
Papa s’étouffe de rire devant deux acteurs, un gros et un petit maigre qui font les clowns, ou un autre qui se suspend aux aiguilles d’une horloge au-dessus du vide, ou encore quand cinquante personnes s’entassent dans une cabine de bateau.
Gracieuse se repaît de Jivaros poursuivant dans la jungle les malheureux survivants d’un accident d’avion, ou bée d’admiration devant les exploits d’une espèce de sauvage qui se balance de liane en liane en poussant des cris inhumains.
Moi, j’aime que les acteurs soient beaux, que les actrices aient de grandes robes à cerceaux, qu’il leur arrive des tas d’histoires et que ça finisse bien.
Quand le film fait peur, alors le retour est terrible : c’est encore plus noir qu’à l’aller, le chemin est encore plus long, le mur plus haut, les jardins plus mystérieux et papa plus bavard que d’habitude. Je n’ai qu’une hâte, c’est de me retrouver bien à l’abri derrière les murs de ma maison, mais lui semble faire traîner les minutes à plaisir et avoir ainsi le temps de nous raconter des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, pour enjoliver et agrémenter ce que nous venons de voir. La jungle s’étend autour de nous, les bêtes sauvages rôdent, les farouches réducteurs de têtes penchent la leur par-dessus le haut mur, flèches et crocs nous menacent de toutes parts. C’est angoissant. Même Gracieuse ne fait plus tellement sa fanfaronne. Ouf, voilà le sentier, la maison est au bout. Et c’est à notre tour d’épouvanter la famille de hérissons, de retour de leur balade nocturne qui remplace pour eux le cinéma. Ils se glissent tous sous les herbes à petits pas pressés.
Le lendemain, papa nous rejoue le film. Son répertoire est très étendu. Mais son rôle favori, c’est Les Trois Lanciers du Bengale, à lui tout seul. Il le préfère encore à celui du Dernier des Fédérés, où pourtant il n’est pas mal non plus. Quand Kakoun est là, c’est à lui qu’échoient les personnages d’espions, de traîtres, et surtout de rajahs félons, ce qui lui permet de mettre un turban.
Si mon papa excelle tout particulièrement dans ce rôle, c’est qu’il a deux bonnes raisons pour cela :
D’abord, il raconte d’autant mieux les batailles qu’il déteste y participer pour de bon. Et pourtant, il a fait la guerre :
— Je n’ai fait qu’une guerre, moi, Monsieur, dit-il toujours à Kakoun, mais je l’ai gagnée !
— Je me demande bien comment, répond Kakoun, puisque tu perdais ton fusil avant les attaques.
— Ce n’est pas ça qui compte, dit papa. Ce qui est décisif, c’est d’impressionner l’ennemi. Et si l’on se précipite sur lui sans fusil, il est tellement impressionné qu’il en perd tous ses moyens.
Ensuite, il a réellement assisté, en personne, à un événement des plus stupéfiants :
Au cours de cette fameuse guerre, il s’est trouvé un jour – allez savoir comment – sur un mamelon isolé au centre d’une grande plaine, sans son fusil naturellement, et en la seule compagnie de son capitaine et d’une boîte de sardines, qu’ils ont fraternellement partagée. Tous ses autres camarades en fuite s’étaient dispersés on ne savait où. En face d’eux, couvrant la plaine, les troupes ennemies approchaient, sans se presser, et sans chercher à se cacher, tellement elles étaient sûres de la victoire, puisqu’il n’y avait plus personne pour les combattre.
C’est alors que mon papa, alerté par des hennissements et des piétinements étouffés, a eu l’idée d’aller regarder de l’autre côté de l’éminence où ils étaient réfugiés.
Et il s’est trouvé en face d’un spectacle étonnant : dissimulés derrière la colline, massés l’un contre l’autre, impressionnants et silencieux, immobiles comme des statues, les fameux lanciers du Bengale attendaient ! Les vrais de vrais, avec leur casque, leur uniforme, leur cheval, et naturellement, leur lance !
Tout un régiment de lanciers ! À droite et à gauche de chaque cheval, un Indien Ghurka, armé d’un grand couteau, et reconnaissable à son turban et à son teint bronzé, d’autant plus visible qu’ils étaient pratiquement nus, le corps entièrement recouvert d’huile…
— Qu’est-ce que c’est que les Indiens Ghurkas, papa ?
— Ce sont les plus terribles.
— Mais pourquoi est-ce qu’ils étaient couverts d’huile ?
— Pour ne pas donner prise à leurs ennemis dans le corps à corps.
Fantastique vision ! D’un côté, la plaine, avec l’armée ennemie avançant sans se douter de rien, au milieu, la colline, avec mon père et son capitaine au sommet comme seuls spectateurs, de l’autre, cette masse compacte et disciplinée d’hommes et de chevaux, qui n’attendaient qu’un ordre pour charger, comme aux plus beaux jours du Moyen Âge…
Quand l’ennemi a été suffisamment près, les lanciers se sont ébranlés : des deux côtés de la colline, superbes, redoutables, ils ont surgi, et, d’abord au pas, puis au trot, puis enfin au galop, chaque cavalier emportant deux Indiens Ghurkas accrochés au pommeau de sa selle, le couteau entre les dents, ils se sont rués sur l’ennemi, la lance pointée en avant !
Tête de l’ennemi !… papa dit qu’on l’aurait pris sous un chapeau. Quand il a compris ce qui lui arrivait, c’était déjà trop tard : les lances, les chevaux, les cavaliers, les Indiens avaient fondu sur lui (l’huile en premier) et les Ghurkas sautés à terre sabraient de droite et de gauche en poussant des cris féroces…
La déroute a été complète, et c’est peu de temps après, d’ailleurs, que la guerre s’est terminée. Ce doit être pour ça que mon père conserve une grande reconnaissance aux lanciers du Bengale.
Tout ce que raconte mon père en général est vrai, mais ça, c’est encore plus vrai que le reste.
C’est un événement historique auquel il a assisté en personne, un événement unique, “la dernière charge des temps modernes”, et si un manuel d’histoire osait essayer un jour de me prouver le contraire, eh bien, c’est lui qui aurait tort, et voilà tout.
Je me demande vraiment pourquoi je me ferais du souci en pensant que le monsieur que Fine a mis à la porte pourrait ne plus vouloir acheter les histoires de papa, car, même s’il n’en écrivait pas, on pourrait encore s’en sortir avec celles qu’il raconte de vive voix.
Notre trompettaïre municipal l’annoncerait aux quatre coins de la ville par une jolie ritournelle spéciale, après quoi, mon papa s’installerait à l’angle d’une rue ou d’une place, et rien qu’avec ses histoires vraies, il gagnerait un tas de sous, que Kakoun recueillerait à la ronde dans son turban.
Je suis sûre que, non seulement nous aurions de quoi manger tous les jours, mais qu’il nous en resterait encore assez pour retourner au cinéma revoir une fois de plus Les trois lanciers du Bengale et tous les films que nous aimons.