LA ROLLS
Chez nous, on n’a pas de voiture. Nous nous déplaçons à pied ; quand papa veut aller faire une balade, il se sert de son vélo, et pour voyager, nous prenons le train. C’est dire qu’on n’a pas tellement l’habitude des marques d’automobiles. Mais papa nous a expliqué que, dans la hiérarchie de ces machines, tout en haut, tout en haut, il y a ce qu’on appelle une “Rolls”. Son nom complet est “Rolls-Royce”, ce qui est celui des deux messieurs anglais qui l’ont inventée. Comme ce n’est pas facile à prononcer, on dit tout simplement : une Rolls.
C’est, paraît-il, la merveille des voitures, la plus belle, la plus chère, la plus confortable, la plus distinguée, la plus chic ! C’est elle, d’ailleurs, qui sert à promener les rois et les reines – là où il y en a encore. Elle est si parfaite que sa carrosserie n’a même pas besoin d’être très moderne. Papa nous a fait un dessin pour nous montrer de quoi elle avait l’air.
Mais si mon papa raconte admirablement les histoires, en revanche, il ne sait pas trop bien dessiner. Ce qu’il a griffonné ressemblait à une espèce de roulotte carrée, perchée sur d’énormes roues, avec un long museau raide à l’avant et surtout de grands marchepieds. D’après papa, le confort de la Rolls commence aux marchepieds.
Cela ne nous a pas donné une très haute idée de cette voiture, mais nous allions bien voir comment elle était en réalité, puisqu’il y en avait une qui devait venir jusque devant chez nous.
Voilà pourquoi : il y a quelques années, papa a prêté une toute petite maison des champs à de jeunes artistes sans argent. Au bout d’un temps, ils sont partis. De leur séjour dans la petite maison qu’ils avaient si bien arrangée ne restent que des rideaux fanés aux fenêtres, un tableau ancien un peu sombre, un pot de faïence bleue, un air joli sous la poussière.
Or il se trouve qu’ils sont devenus très riches. Ils ont aujourd’hui un château, un parc et une Rolls. La même qui doit venir demain chercher papa pour l’emmener jusqu’au château.
Bien sûr, c’est un engin trop volumineux pour qu’il puisse passer par notre petit chemin. Il est donc convenu qu’il arrivera par la route que domine le jardin, et que papa l’attendra là.
Au jour dit, papa, qui déteste être en retard, se met très tôt en sentinelle près du portail. Pour ne pas perdre une miette du spectacle, ma sœur et moi nous grimpons près de lui sur la balustrade, en lui recommandant de monter très lentement dans la voiture, en nous envoyant des baisers avec la main, pour que nos petites voisines voient bien que c’est notre papa que vient chercher la Rolls. Papa dit “oui, oui” distraitement, préoccupé surtout de ne pas faire attendre le chauffeur. Quelques minutes passent, puis il s’exclame : “Ah, le voilà !” et sort en oubliant de refermer la grille et de nous embrasser.
Vite, nous nous penchons toutes les deux, et là, je dois avouer que cette fameuse auto nous a un peu déçues. À mon avis, même celle du laitier est plus jolie. Au moins, elle a l’air neuve. Tandis que celle-là…
C’est bien vrai qu’elle est raide et carrée comme sur le dessin de papa, avec de gros pare-chocs, de gros phares, de grosses portières, mais elle a l’air si sale, si branlante, si minable… Le moteur qui ronfle la fait tressauter et hoqueter péniblement. Pauvre vieille Rolls ! Un monsieur en descend, vêtu d’une salopette pleine de taches (il vient peut-être de réparer la voiture : elle semble en avoir bien besoin). Sur la tête, il porte un béret de teinte indéfinissable, à sa lèvre pend un mégot qui lui donne un air dégoûté.
Papa s’approche de lui et lui dit :
— Me voilà. Vous venez me chercher, je crois ?
— Moi ? Je vous connais pas, répond le monsieur au mégot.
— C’est juste, dit papa. Il se présente alors et ajoute : Maintenant, vous me connaissez .
— Ah oui, dit le monsieur. Et alors ?
— Alors, vous venez me chercher.
— Moi ? Je vous connais pas.
Ils en étaient au même point, et le dialogue risquait de durer longtemps. Peut-être que le monsieur au mégot était anglais, livré avec la voiture, et qu’il ne comprenait pas bien le français.
… Et c’est à ce moment précis qu’ELLE a fait son apparition. Nous avons entendu un bruit comme de la soie qu’on froisse, et nous avons vu surgir, sous nos yeux éblouis une voiture de rêve, une luxueuse automobile blanche, qui est venue s’arrêter, avec une majestueuse douceur, à quelques centimètres de la première. Il en est sorti un chauffeur, impeccable celui-là, tout de gris habillé, casquette sous le bras, veste pleine de boutons dorés, qui s’est incliné devant papa (il était encore plus courbé que nous sur notre balustrade), en le priant respectueusement de “bien vouloir prendre place” dans son carrosse de conte de fées.
Quelle surprise ! C’était ça la vraie Rolls et le vrai chauffeur !
Papa a consenti à bien vouloir prendre place, mais auparavant il a absolument tenu à aller serrer la main de l’autre monsieur et à s’excuser auprès de lui d’avoir confondu les deux voitures et de l’avoir dérangé pour rien. Et puis il est parti dans son carrosse.
L’autre monsieur semblait changé en statue. Il s’est laissé serrer la main sans réagir, et il est resté là, les bras ballants, la bouche ouverte, le mégot prêt à tomber. Dans un silence stupéfait, il a regardé glisser hors de sa vue cette somptuosité immaculée. Je pense qu’il n’en revenait pas de ne pas s’être aperçu plus tôt à quel point sa guimbarde ressemblait à une Rolls… C’est papa qui lui avait ouvert les yeux, et je suis sûre qu’au fond de sa stupéfaction il en était flatté, et bien content.
Quant à papa, au retour, il nous a dit qu’une Rolls, après tout, ce n’était pas aussi formidable que ça. C’est vrai qu’il a toujours un peu mal au cœur en auto, et surtout dans les grosses.
Alors, c’est décidé : quand on aura de l’argent, ce n’est pas une Rolls qu’on achètera, mais une grande calèche, tirée par un tas de chevaux tout luisants.
Ce sera bien plus épatant, et personne ne pourra jamais confondre notre équipage avec un vieux tacot.