LES TULIPES ET
LA BAGUE ÉTRUSQUE
À part Fine, qui les aime toutes, chacun, chez nous, a naturellement ses fleurs préférées : pour maman, ce sont les roses, pour ma sœur, les lis martagon, pour moi les cyclamens sauvages, pour papa, les tulipes.
Enfin, c’est ce qu’il préfère en ce moment, et quand mon papa préfère quelque chose, il y tient vraiment beaucoup.
Voilà qu’il s’est pris de passion pour les tulipes, et depuis qu’il s’est aperçu qu’il les aimait, il voudrait en mettre partout et vivre au milieu d’immenses parterres de ces fleurs.
Il a dit à maman : “Je vais en planter dans tout le jardin”, et, cet hiver, il a fait venir des catalogues de Hollande, qui est un pays spécialement créé pour les tulipes.
Les catalogues étaient plus beaux les uns que les autres, et nous avons passé des soirées entières à les admirer, à comparer les différentes espèces, et à donner notre avis sur celles que nous aimerions voir fleurir sur nos terres.
Au fil des jours, papa nous a raconté de bien curieuses histoires sur les tulipes : il paraît qu’à une époque lointaine les gens en étaient fous, et que certains se sont ruinés pour posséder les plus extraordinaires, à leurs yeux plus précieuses que des bijoux. Il paraît que la plus rare était la tulipe noire, et que celui qui arrivait à la créer avait un prix, et les félicitations du président de la République de Hollande.
De nos jours, celle qu’on présente sous ce nom dans les catalogues n’est pas vraiment noire, ce qui serait triste, mais d’un violet profond et velouté. Papa n’a pas manqué de la commander, ainsi que des dizaines et des dizaines d’autres : des frisées, des dentelées, des bigarrées, des “perroquets”, des triples, des doubles, et même des simples, que pour ma part je trouve les plus jolies. Pourvu qu’il ne se soit pas ruiné, lui aussi !
Une fois la commande faite, papa est passé à la seconde phase de l’opération, et pas la plus facile : extorquer à Fine un morceau de jardin, et lui demander de bien vouloir en enlever ses fleurs sans nom pour qu’il puisse les remplacer par ses chères tulipes. Il a usé de tout son charme – il fait ça très bien – et, parce que c’est lui, Fine a consenti à lui abandonner une large bande de terre contre le mur du hangar. Papa aurait bien voulu pouvoir disposer de tout le jardin, mais il n’a quand même pas osé aller jusque-là.
Enfin, après des semaines d’attente, la commande est arrivée, et la troisième phase de l’opération a vu papa à l’œuvre. D’ordinaire, il ne s’occupe pas beaucoup de jardinage. D’abord, c’est le domaine de Fine, et puis, en général, il préfère raconter les choses que les faire. Mais cette fois-ci, il était si passionné par ses tulipes qu’il s’est jugé le seul digne de les planter.
— Surtout, que personne n’y touche. Je ferai ça tout seul.
Toute la famille est donc descendue près du hangar, et s’est installée en rang d’oignon pour admirer papa en train de planter les siens. Maman nous a dit :
— Regardez bien votre père, mes enfants, car vous ne le verrez pas souvent dans ce genre d’exercice.
Le fait est qu’il se démenait, pas du tout comme quand il veut essayer de faire une recette de cuisine sans l’aide de personne, et que nous devons toutes rester au garde-à-vous autour de lui, à lui faire passer ceci ou cela. Il a pioché, désherbé et ratissé avec ardeur pour préparer un nid douillet à ses précieux petits oignons. Fine elle-même en était impressionnée. Après quoi, il a creusé des trous superbes – des trous de spécialiste, a-t-il dit avec satisfaction – et dans chacun il a déposé délicatement un bulbe qu’il a recouvert de terre. Il a terminé à quatre pattes, en tapotant la terre à mains nues autour de chaque trou.
Enfin, il s’est redressé, l’air fourbu mais radieux. Il a dit : “Et voilà ! Il ne reste plus qu’à arroser.” Et il s’est frotté les mains.
Et c’est à cet instant précis qu’il a poussé un cri de détresse : “Ma bague étrusque ! J’ai perdu ma bague étrusque !”
En jardinant, elle était tombée dans la terre, et ça, c’était une catastrophe, parce que mon père adore sa bague, qu’il ne quitte jamais.
Papa nous a raconté un jour que les Étrusques étaient des gens très sympathiques, qui vivaient en Italie, près de Rome, il y a très, très longtemps. Si longtemps qu’il ne reste pas grand-chose d’eux, sauf des sourires sur des statues, et des tombeaux tout à fait agréables et pas tristes du tout : chacun est arrangé comme l’intérieur d’une vraie maison et l’ensemble forme une vraie ville. Sur les murs des pièces il y a des peintures avec des chevaux bleus, des oiseaux, des fleurs et des gens qui dansent. Sur le sol sont disposés les ustensiles de tous les jours : les jarres à vin, les lampes à huile, des pots et des marmites, des bols et des cuillères, et le fait-tout pour la daube. Il ne manque que la cafetière, parce qu’ils ne connaissaient pas encore le café.
Et de temps en temps, mais c’est rare, on trouve aussi quelques bijoux.
Un jour que mon papa se promenait en Italie, il est passé par une ville où l’on vend des bijoux dans de petites échoppes qui sont rangées sur un pont. Dans l’une de ces boutiques, il est tombé sur une bague d’une forme tout à fait curieuse, avec des pointes partout, et le marchand lui a dit qu’elle était très, très vieille, et qu’on l’avait trouvée dans une tombe étrusque. Il lui a raconté l’histoire de la bague, et mon papa, qui aime beaucoup les histoires même quand ce n’est pas lui qui les raconte, a tout de suite vu que ce bijou était fait pour lui. Il l’a acheté, et depuis, ils ne se quittent plus. Je crois que papa est presque arrivé à se persuader qu’il s’agit d’une bague de famille, et qu’elle lui viendrait d’un arrière-arrière-arrière grand-père étrusque…
Alors, imaginez son désespoir de l’avoir perdue !
On ne pouvait pas le laisser dans cet état : Fine est allée chercher des passoires, et nous nous sommes mises toutes les quatre à tamiser la terre si bien travaillée par papa. Quant à lui, il était si abattu que c’est à peine s’il pouvait nous donner des conseils. Finalement, c’est ma sœur avec sa passoire à thé qui a retrouvé la bague. Papa était aux anges.
“Ah, c’est bien ce que tu as fait là, mon fiston, il a dit. Tu es la plus gentille de toutes les petites filles. C’est toi qui auras l’héritage !” Et il est parti, tout joyeux, avec sa chère bague, en abandonnant les tulipes à leur triste sort.
C’est Fine qui les a replantées le lendemain. La terre avait été tellement remuée qu’elles ont poussé de façon magnifique. Mais entre-temps, papa s’en était complètement dégoûté.
En ce moment, ce sont les iris qui l’intéressent. Il en a découvert qui portent des noms superbes et qui viennent de pays lointains. Bien entendu, il s’est empressé de les commander.
J’espère seulement que Fine consentira à les planter, et surtout que, ce jour-là, elle ne portera pas la bague de sa grand-mère étrusque.