LA PRINCESSE
ET LE MARRONNIER

Ça va peut-être te paraître drôle, mais je suis une petite fille qui ne voudrait pour rien au monde changer de papa ou de maman, ou même de petite sœur. C’est dire si j’ai une bonne nature, car la vie de famille n’est pas semée que de pétales de rose… D’accord, il y a de bons moments, mais il arrive aussi que ce soit injustice et compagnie, comme, par exemple, quand maman s’arrange pour nous gronder de ne pas avoir fait nos devoirs, alors que nous venons tout juste de mettre le couvert, ou bien l’inverse.

Ou alors il peut se faire que papa descende de ses nuages, c’est-à-dire de son bureau, où il s’amuse à écrire des histoires pour grandes personnes – ce qu’il appelle : “travailler comme un forçat pour nourrir sa famille avide” – et crie qu’il ne comprend pas comment j’ai pu me débrouiller pour avoir un zéro en calcul, alors qu’il m’a aidée à faire mes problèmes (il est très fort en géométrie).

Et puis, enfin, il y a ma sœur. Ah, celle-là ! Bien sûr, je sais, elle a de grands yeux bruns et un heureux caractère, mais c est aussi un vrai garçon manqué, qui ne peut pas jouer avec mes poupées sans les casser, ni lire mes livres préférés sans les déchirer, et si par malheur je lui prête ma collection de timbres, elle découpe toutes les dents sous prétexte que ça fait plus joli ! Qui garderait son sang-froid dans ces cas-là ? Certainement pas moi, et ça ne rate pas, dès que j’élève la voix (“Ah, cesse de piailler, je t’en prie”, dit maman), je me mets dans mon tort, sous prétexte qu’étant la plus grande je devrais être la plus sage… En voilà un raisonnement !

Quand ces événements intolérables et révoltants se produisent tous le même jour, ce qui n’a rien d’exceptionnel, c’en est trop, et il est temps alors que je prenne mes distances avec cette famille impossible.

J’emploie pour cela les grands moyens : je sors de la maison sans me faire voir, je cours au fond du jardin, et je me faufile par un trou de la haie dans le jardin voisin : merveilleux endroit à l’abandon, retourné à l’état sauvage, plein d’herbes folles (et de bêtes rampantes auxquelles je préfère ne pas penser). Tout en haut, sur une très ancienne terrasse, deux énormes marronniers encadrent un joli pavillon autrefois rose, à l’abandon lui aussi. Dans l’un des marronniers je grimpe aussi haut que possible. Là, à la fourche de deux branches, je m’installe à l’abri des regards. Je n’appartiens plus à personne, je suis qui je veux.

Mon imagination n’étant pas des plus originales, je me retrouve en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, sous les traits d’une (ravissante) princesse aux boucles blondes. Ah, quelles boucles ! Une masse dorée croule sur mes épaules et cascade jusqu’à mes pieds : je me venge d’un seul coup de mes courtes mèches brunes et de ma frangette à la chinoise, relevée d’un côté par un épi coquinet !

Et le roi n’est pas mon cousin, puisqu’il est mon père. Le Roi-mon-père, personnage tout-puissant mais toujours invisible, et qui n’est là que pour me protéger, me laisse tout faire à ma guise. En réalité, c’est moi qui règne, du haut de mon marronnier. Tout autour, les feuilles bruissent doucement, l’air est tiède, le soleil doux, il n’y a personne en vue pour m’embêter, je suis maîtresse et reine du monde. Je tends le cou, je renverse la tête le plus haut que je peux vers le ciel, je ferme les yeux… au-dessous de moi, la terre tourne lentement… C’est grisant !

Et brusquement, d’un seul coup, la panique me saisit. Si cet état merveilleux allait ne jamais avoir de fin ? Si j’étais victime d’un enchantement ? Si j’étais vraiment cette princesse ? Si tout cela n’était pas un jeu, mais la réalité vraie ? Si j’allais ne plus jamais retrouver ma maison, ma maman douce, mon gai papa aux yeux bleus, ma petite sœur si charmante qu’à l’école on l’appelle “Gracieuse” ? Si – comble de l’horreur – ils n’avaient jamais existé, ou que j’oublie les avoir jamais connus ?

En un éclair, je me vois transportée devant une espèce de Tribunal Suprême, où une sorte de Juge Suprême me demande d’une voix impressionnante ce que je souhaiterais avoir comme famille : tous les choix me sont permis, toutes les époques, tous les pays, même les mondes inconnus… Je me rends compte alors, avec une joie folle, que je n’en veux pas d’autre que la mienne, et que, par une chance inouïe, je suis tombée sur celle que, dans les siècles des siècles, j’aurais choisie si l’on m’en avait donné la possibilité…

Redescendre de l’arbre, retraverser la haie, c’est l’affaire d’un instant. Tout en haut de notre jardin, les fenêtres de la maison brillent sous le plus beau soleil du monde. Le vrai monde, le mien. La princesse aux boucles blondes est repartie sur sa planète lointaine, je retrouve avec bonheur mon museau pointu et mes cheveux raides.

Dans l’euphorie du moment, je me promets imprudemment de mettre tous les jours le couvert sans grogner, d’essayer de faire seule mes problèmes, et même de laisser Gracieuse torturer ma poupée préférée…

Naturellement, je ne tiens jamais parole : je suis une enfant normale, après tout !