LE JARDIN DE FINE

— Fine, qu’est-ce que c’est que cette petite fleur bleue qui pousse en touffes et fait de si jolies bordures ?

— Ça ? C’est une petite fleur bleue.

— Et la grosse rouge, avec des pétales dentelés ?

— C’est une grosse fleur rouge.

— Oh, et cette grande-là, qui tire un peu sur le mauve ?

— C’est une grande fleur mauve.

— Et la superbe, qui ressemble à un soleil ?

— C’est une belle fleur jaune.

Impossible de tirer autre chose de Fine. Pour elle, les fleurs n’ont pas de nom. Elles sont toutes belles, elle les aime toutes, elle les soigne comme ses enfants, mais elle se moque pas mal qu’il s’agisse de cœurs-de-Jeannette ou de boutons d’or. Et ne parlons pas des noms latins !

Si l’on veut vraiment les distinguer les unes des autres, il y a leurs couleurs. Un point, c’est tout. Il n’empêche : le jardin de Fine, c’est-à-dire le nôtre (si l’on veut) est magnifique. Sous ses gros doigts habiles, les fleurs poussent comme des folles ; elles s’étalent, elles chatoient, elles s’épanouissent, elles envahiraient tout si elles en avaient la place. Fine n’est pas amateur d’allées bien ratissées ni de massifs bien sages. Dès qu’elle dispose d’un morceau de terre grand comme un mouchoir de poche, elle y entasse ses fleurs sans nom, en leur donnant l’ordre de croître en force et en beauté (et en désordre).

Après quoi, une seule personne a le droit de les cueillir et d’en faire des bouquets : Fine elle-même. C’est son privilège absolu, et gare à qui l’oublie !

Si un invité, attiré par le fouillis éclatant, se penche sur un parterre sans penser à mal, Fine surgit de sa cuisine comme un diable de sa boîte et se précipite sur le malheureux en agitant les bras et en criant : “Mes fleurs !”

Papa rit, maman est un peu vexée, mais tout s’arrange si l’invité a le tact de dire simplement : “Excusez-moi, mais ces fleurs sont si belles que je n’ai pas pu résister au plaisir de les sentir.”

Alors là, c’est sûr, il repart avec un gros bouquet dans les bras. Car Fine ne refuse pas du tout de donner ses fleurs, elle ne réclame que le droit de choisir à qui elle les donne.

C’est ainsi qu’il y a toujours un vase bien garni dans le salon de maman. Ma sœur et moi, nous avons droit, dans nos chambres, aux fleurs roses et blanches, parce qu’elle pense sans doute que c’est ce qui convient le mieux à des petites filles. Mais ses plus beaux bouquets sont réservés à papa.

Fine a une grande admiration pour papa. Dans le pays d’où elle vient, de l’autre côté des montagnes, la vie est dure, les hommes travaillent péniblement pour gagner un peu d’argent. Quand on gagne sa vie et celle de sa famille, on a droit au respect de Fine, qu’on le fasse en bêchant la terre ou en écrivant des histoires.

Elle s’est réservée l’exclusivité de fleurir le bureau de papa, et elle ne supporte pas d’y voir d’autres bouquets que les siens. La secrétaire, lassée de retrouver ceux qu’elle apporte dans la corbeille à papier, a pris le parti de déposer ses branches de lilas ou son muguet précoce sur le seuil de la porte d’entrée. Papa les trouve en allant chercher son courrier et cela le fait rire : “Elle me prend pour une pierre tombale”, dit-il.

Il faut bien reconnaître que les bouquets de Fine sont parmi les plus beaux qu’on puisse voir. Elle les fait comme elle cultive son jardin, à la brouillonne, mais avec des résultats étonnants. Avec ses grands ciseaux, clic-clac, elle taille à droite et à gauche sans même regarder ce qu’elle cueille, puis elle entasse le tout, vlan ! tout droit dans un vase, et chaque fois c’est une merveille.

Kakoun se dépêche d’aller chercher sa palette pour en faire une aquarelle. Non, il n’essuie pas ses pinceaux ensuite sur les livres de papa, mais seulement ses mains sur les torchons de la cuisine. C’est ainsi que nous avons, chez nous, en plus des bouquets dans nos vases, des arcs-en-ciel sur nos torchons !