NOËL

— La barbe ! dit papa. J’ai oublié ma pipe dans mon bureau. Quelle est la plus gentille des petites filles qui va aller me la chercher ?

— Sûrement pas moi ! La plus gentille des petites filles est déjà allée te la chercher hier et avant-hier. Ça fait deux étages à monter chaque fois. Aujourd’hui, ce n’est pas mon tour !

— Le mien non plus, s’empresse de protester ma sœur. Ce matin, tu m’as obligée à monter deux fois, d’abord pour t’apporter un mouchoir, et puis ton stylo que tu avais laissé dans la salle à manger !

Alors, papa a pris un air très triste, et il a soupiré qu’il était bien malheureux d’avoir des filles qui l’aimaient si peu qu’elles ne consentaient même pas à faire le plus petit effort pour lui rendre service.

Il s’est mis à nous raconter l’histoire d’un vieux roi qui était devenu fou à cause de ses filles. Elles étaient tellement méchantes que ce pauvre roi en avait perdu la raison, et qu’il était parti courir en tous sens sur une lande balayée par la tempête, en poussant des gémissements affreux et en tordant sa longue barbe blanche. Est-ce que vraiment nous lui souhaitions un sort pareil ?

— Oh là là, a répondu ma sœur, avant que tu puisses tordre ta longue barbe blanche, nous aurons eu le temps d’user nos jambes à aller te chercher toutes les pipes que tu auras oubliées, ça c’est sûr !

Quant à moi, j’ai fait observer avec bon sens que, ne voyant dans le voisinage ni lande ni tempête, je me demandais où il pourrait aller courir en poussant des cris.

— C’est bien ce que je pensais, a dit papa : vous êtes deux sans-cœur. Mais ce que j’ai omis d’ajouter tout à l’heure, c’est que ce pauvre vieux roi avait TROIS filles : deux étaient d’horribles mégères, ingrates et mauvaises comme des teignes. Tout votre portrait. Désormais, je vous appellerai de leurs noms : Goneril et Régane. Heureusement pour lui, il en avait une troisième, et celle-là possédait toutes les qualités qui manquaient si cruellement à ses sœurs : elle était bonne, douce, attentionnée envers ses vieux parents, et surtout très obéissante. Ce n’est pas elle qui aurait rechigné quand son papa lui demandait quelque chose. De plus, elle avait un très joli nom : elle s’appelait Cordélia. Et c’est comme ça que dorénavant j’appellerai Fine, qui est bien plus gentille que vous, et c’est elle qui aura l’héritage, parce qu’elle va aller me chercher ma pipe, sans faire d’histoires comme vous deux.

Mais Fine-Cordélia a refusé catégoriquement l’héritage et la corvée :

— Ah non, alors, merci bien ! Sans façon. Je viens de vous monter deux seaux de charbon pour votre poêle, y a pas une heure, et j’ai grimpé les étages une troisième fois pour le courrier. Mes vieilles jambes ne me soutiennent plus. Et puis, j’aimerais pas trop m’appeler Cornélia, c’est le nom de l’ânesse de M’sieu Kakoun et je le lui laisse bien volontiers.

— O jour amer, ô sort cruel, ô ingratitude humaine, a déclamé papa en reprenant du chou farci. Abandonné de tous les miens, que vais-je devenir ?”

C’est alors que s’est élevée la petite voix de maman, qui n’avait rien dit jusque-là :

— Si j’osais, Sire, je suggérerais bien une solution : c’est que Votre Majesté, sans se prendre les pieds dans Sa longue barbe, porte elle-même Ses augustes pas jusque dans Son bureau, où l’attend Sa pipe bien-aimée – et cependant si régulièrement oubliée –, ou alors qu’Elle s’abstienne, pour une fois, d’enfumer après le repas Ses humbles sujettes, qui lui en seraient infiniment reconnaissantes.

De stupéfaction, j’ai cru que papa allait tomber de sa chaise. C’est vrai qu’il ne lui arrive guère de se déplacer lui-même pour aller chercher ce qu’il oublie à droite et à gauche, et que nous sommes toutes à virevolter dans la maison pour lui apporter ce qui lui manque. Les jours de rébellion sont rares. Il faut dire qu’il a mille manières de nous manœuvrer gentiment et que nous nous laissons généralement faire.

Il existe toutefois dans l’année une période où papa ne laisse à personne le soin d’aller chercher quoi que ce soit dans son bureau. C’est ce que nous appelons : “la trêve de la pipe”, et elle commence toujours à peu près au moment où nous plantons nos Jardins d’Osiris, ce qui doit se faire obligatoirement le jour de la Sainte-Barbe, c’est-à-dire le 5 décembre.

J’ignore totalement ce que Sainte-Barbe a à voir avec Osiris ; quant aux Jardins, papa nous l’a expliqué, ils viennent d’une très ancienne coutume égyptienne. Cela consiste à répartir une mince couche de grains de blé ou de lentilles dans des assiettes et des soucoupes pleines d’eau, et à les laisser germer et pousser bien au chaud, près du poêle de la cuisine. Les anciens Égyptiens représentaient ainsi, paraît-il, le renouveau de la nature au milieu de l’hiver. En tout cas, quand Noël arrive, blé et lentilles sont devenus hauts, verts et drus. Et plus ils sont hauts, verts et drus, plus l’année sera prospère. Pensez si on les surveille et si on les chouchoute… Et puis, c’est si joli ces minuscules prairies d’un vert tendre !

Les Jardins d’Osiris sont donc le premier signe qui nous indique que Noël est proche et que nous pouvons commencer à y rêver.

Le second nous est fourni par Fine. Un beau jour, elle déclare : “J’ai les pieds à la neige, les enfants. Ça va bientôt être le moment de mettre vos souliers dans la chiméneille.”

C’est vrai qu’il fait de plus en plus froid. Le matin, quand nous partons pour l’école, le sentier derrière la maison est entièrement gelé et on peut faire des glissades dessus. Les arbustes sont couverts de givre, et sur notre terrasse les rouges-gorges, les moineaux et les mésanges à tête noire se disputent les gros kakis dodus en piaillant à tue-tête.

Nous n’avons pas attendu si tard pour échanger avec le Père Noël une véritable correspondance. Il paraît que nos souhaits seront exaucés : moi, j’ai demandé une poupée avec tous ses habits, et Gracieuse, qui est un vrai brise-fer, un manteau de fourrure… Un manteau de fourrure pour une petite fille, il n’y a que ma sœur pour avoir des idées pareilles !

C’est à peu près à partir de ce moment-là que la conduite de papa devient des plus étranges ; comme il adore faire des cadeaux lui-même, je me demande chaque fois s’il ne serait pas vexé de ce que nous nous adressions à plus haut placé que lui.

Quoi qu’il en soit, le voilà avec un air plein de mystère, comme s’il était constamment sur le point de nous faire des confidences qu’il garde pour lui, à regret, au dernier moment. On le dirait au courant de quelque chose qu’il n’a pas le droit de nous révéler. C’est très excitant !

Mais le plus curieux de tout, c’est son bureau : alors que d’habitude on y entre comme dans un moulin, le voilà devenu un véritable coffre-fort, fermé à double tour dès que papa en sort.

Et quand il travaille et que nous avons à lui parler, la consigne est de frapper trois coups à la porte et d’attendre. La porte s’entrebâille alors de dix centimètres, apparaissent un œil et la moitié de la bouche de papa, laquelle demande, d’un ton peu aimable, ce qu’il peut bien y avoir encore pour qu’on se permette de déranger à tout bout de champ quelqu’un qui travaille aussi dur que lui !

Un jour que, par étourderie, j’avais mangé la consigne et pénétré en coup de vent dans le bureau, quelle histoire !

J’avais à peine eu le temps de voir plein de paquets répandus un peu partout, que papa – plongé à mon arrivée dans un album illustré, sans doute de la documentation pour son travail – s’était levé d’un bond et m’avait poussée dehors en criant : “Quoi, quoi, quoi, quoi, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est ?”

Et avant qu’il ne claque la porte derrière mon dos, je l’avais entendu grommeler : “C’est tout de même insensé qu’on ne puisse jamais me laisser travailler en paix !”

On ne me fera jamais croire que cette conduite est normale. Ma sœur et moi nous nous permettrions le quart de la moitié de ces bizarreries que nous serions promptement remises dans le droit chemin. Enfin, le seul avantage que nous retirions de la situation, c’est que nous ne montons plus du tout chercher quoi que ce soit dans le bureau. Papa tient à s’en charger lui-même, de sorte qu’il oublie beaucoup moins de choses.

Quand Noël approche, alors il devient fébrile. Il descend vingt fois par jour et tournicote dans nos jambes, et maman, je ne sais pourquoi, le regarde d’un air indulgent. Pourtant, il est bien plus fatigant que nous, qui nous occupons sagement de décorer la maison et la crèche avec du papier d’argent, des étoiles, de la fausse neige et de la mousse. C’est beau !

À mon sens, la veille de Noël est, de tous, le jour le plus intéressant : la maison est bourdonnante d’activités, tout se prépare, tout s’ordonne et s’organise en vue du lendemain.

Maman a terminé la cuisson des pâtés, et la délicieuse “florentine” va aller dormir dans sa gelée, bien au frais dans la bibliothèque. La garniture du vol-au-vent repose déjà au frais dans le placard sous l’escalier. La dinde s’imprègne de l’odeur des truffes, au frais dans le couloir, et la bûche, recouverte de crème et des traces de nos doigts, attend au frais sur le piano de l’entrée. Aucun risque que toutes ces bonnes choses ne s’altèrent : notre maison est admirablement pourvue en endroits frais de toutes sortes…

La porte d’entrée ne cesse de s’ouvrir et de se fermer. Ce ne sont que visites, exclamations et remerciements. Demain est le jour des enfants, et le Père Noël se consacre à notre service personnel. Mais aujourd’hui, c’est fête pour tout le monde, et tout le monde échange des cadeaux. Et il faut toujours être content de ce qu’on vous offre – maman nous l’a bien répété – même s’il s’agit d’une douzaine de mouchoirs pur fil pour notre futur trousseau ou des œuvres complètes de la Comtesse de Ségur.

La secrétaire de papa, qui est une personne timide, a déposé devant la porte un bouquet de perce-neige et un gros paquet de bonbons.

Notre maçon (qui construit solide, mais ignore l’usage du fil à plomb, ce qui explique pourquoi les pièces de notre robuste maison sont toutes un peu de guingois) nous apporte un immense plat d’exquis raviolis préparés tout spécialement par sa femme.

Notre Kakoun s’apporte lui-même, ce qui est en soi un cadeau.

Les voisins viennent nous faire goûter leur piquette (c’est vrai qu’elle pique !) et la maman de mon amie dépose sur la table de la cuisine des bâtons de pâte de coings et des pommes de son verger.

Nous offrons à notre tour des présents à la ronde. On boit, on rit, on se remercie, on s’embrasse.

Aujourd’hui, dans l’attente du grand jour, et pour nous y préparer, nous faisons maigre : nous mangeons du gratin d’épinards aux sardines et des cardons en sauce. Ils mettent sur la langue juste le piquant nécessaire pour répondre à l’excitation de notre esprit, sans peser sur l’estomac. C’est que tout doit être parfait à Noël !

Papa disparaît. On ne le voit plus. Il s’enferme. Dans la soirée, il ne tient plus en place par contre, et nous tarabuste pour que nous allions nous coucher de bonne heure. Le mieux est de faire comme maman et d’être indulgentes : l’autre jour, je l’ai entendue dire à Fine que c’était un véritable enfant. Il espère peut-être que le Père Noël lui apportera quelque chose à lui aussi. Le voilà qui emporte nos chaussures pour aller les déposer lui-même devant la cheminée de son bureau, dont il referme la porte à clé derrière lui, bien entendu.

Quel plus grand bonheur que de s’endormir la veille d’une nuit magique ? Le doute ne nous effleure pas : demain, nos souliers déborderont de cadeaux, mais pas forcément ceux que nous avons demandés… Une délicieuse petite angoisse nous pince le cœur, sans nous empêcher de nous enfoncer dans des rêves bleus.

Dès le réveil, une inquiétude me saisit, chaque fois la même : ma chère sœur n’aurait-elle pas sauté hors du lit avant moi pour courir plus vite vers la cheminée ? Elle est plus matinale que moi, et le cas s’est déjà produit : rien de tel pour vous gâcher la plus belle journée de Noël ! C’est que je tiens aux rites, moi. Je me rappelle alors avec soulagement que la porte du bureau est restée fermée toute la nuit… merci, papa ! Mais très vite la pointe aiguë de la curiosité me jette en bas du lit en même temps que Gracieuse.

Vite, la clé, papa ! Le moment qui suit l’ouverture de la porte du bureau est fait de joie pure : la cheminée disparaît derrière les paquets et les boîtes de toutes sortes. Nos chaussures sont quelque part sous cette avalanche. Gracieuse s’élance vers l’endroit où elle juge que doivent se trouver les siennes et commence à faire un vrai massacre de ficelles, de rubans arrachés et de papiers déchirés. Quand je pense que ce garçon manqué, qui use ses vêtements en un rien de temps, a demandé un manteau de fourrure, je frémis. Le Père Noël aura peut-être été assez raisonnable pour ne pas le lui apporter, espérons-le, afin de ne pas la rendre ridicule.

Moi, j’ouvre mes propres cadeaux avec délicatesse : je savoure d’abord des yeux, j’attendrais bien jusqu’au soir avant de défaire soigneusement les nœuds et écarter les papiers de soie… Mais toute la famille est là qui attend, papa piaffe d’impatience, et puis quoi, j’ai bien envie de savoir, moi aussi !

Il y a de tout en quantité : des livres, des albums, des jeux, et puis, et puis, deux très grands cartons, un pour moi, un pour Gracieuse…

Ça y est, elle l’a, son manteau ! Et superbe en plus, tout en boucles blanches courtes et mousseuses, avec un joli col rond, et des poches, et de gros boutons en même fourrure. Il y a même le bonnet assorti, dont le ruban s’attache sous le cou par une pression. C’est ravissant. Elle se pavane. Je n’ose penser au gâchis qu’elle va faire de tout ça…

Mais je n’ai pas le temps de m’attrister davantage, car dans mon carton à moi, je découvre la plus belle des poupées.

Jamais je n’aurais imaginé qu’il en existait une aussi exactement faite pour moi : elle est juste à la dimension de mes bras, son visage a l’air vrai, ses joues sont douces, rondes, un peu pâles. Elle a une fossette au menton. Ses yeux bordés de longs cils s’ouvrent et se ferment, avec un regard clair et sage. Ses cheveux ressembleraient aux miens, raides et coupés courts, s’ils n’étaient couleur de sable. Son expression est tendre, rêveuse, un peu mélancolique. Elle ne ressemble à aucune autre poupée. Quand je la regarde, mon cœur fond. Comme je l’aime !

Son trousseau est une merveille : tout est si finement cousu à la main qu’on le dirait fait pour une princesse : robes, manteaux, cape, bonnets, combinaisons, culottes, chaussettes, chaussures, chemises de nuit, pyjama, burnous, et jusqu’à des gants à enfiler sur ses doigts délicats…

Du coin de l’œil, je vois Gracieuse lorgner de mon côté. Bien entendu, elle ne doit avoir qu’une envie : s’emparer de ma précieuse fille pour jouer avec et me la casser. Ah mais non !

Je lui permettrai – peut-être – de temps en temps, de la prendre sur ses genoux, et seulement en ma présence, pour éviter une catastrophe.

Je me sens parfaitement satisfaite de mon sort. Le Père Noël m’a comblée. C’est vrai, que pourrais-je désirer d’autre ?

L’année prochaine, quand je lui écrirai à nouveau, je sais déjà ce que je lui demanderai : un manteau de fourrure blanche, avec un joli col rond, et des poches, et de gros boutons… et un bonnet assorti qui s’attache sous le cou. Car moi, je suis soigneuse !