26
LES
GRANDS-MÈRES
À Technivers, David avait pris place devant un grand Écransouple mural.
Le visage de Hiram s’affichait, jeune, sans rides, mais indubitablement Hiram. Le décor autour de lui était urbain, mal éclairé. Immeubles à l’abandon, réseaux routiers tentaculaires. Un endroit où les êtres humains semblaient déplacés. C’étaient les faubourgs de Birmingham, grande cité du cœur de l’Angleterre, juste avant la fin du XXe siècle, quelques années avant que Hiram décide d’abandonner son vieux pays décati pour partir à la recherche de meilleures opportunités en Amérique.
David avait réussi à combiner le logiciel de poursuite ADN de Michael Mavens avec un système de guidage Camver. Et il avait fait en sorte que cela passe automatiquement d’une génération à l’autre. Après avoir remonté la ligne de vie de Bobby, il suivait maintenant celle de son père, qui était à l’origine de son ADN.
Guidé par la curiosité, il avait l’intention de remonter encore plus loin, afin de trouver ses propres racines, qui étaient, après tout, la chose qui importait le plus pour lui.
Dans la semi-obscurité caverneuse du laboratoire, une ombre se déplaça sur le mur, apparemment sans source. Il la capta dans sa vision périphérique, et fit comme si de rien n’était.
Il savait que c’était Bobby, son frère. Il ignorait pourquoi il était là. Il savait qu’il lui parlerait quand il serait prêt.
David empoigna une petite manette de commande et la poussa en avant.
Le visage de Hiram s’arrondit, de plus en plus lisse. L’arrière-plan devint flou, tel un blizzard où se succédaient jours et nuits, bâtiments à peine visibles, tout d’un coup remplacés par des plaines gris-vert, celles de l’est de l’Angleterre, où Hiram avait grandi. Puis son visage rétrécit, devint celui d’un jeune garçon à l’air innocent, et ensuite celui d’un bébé.
Soudain, il fut remplacé par un visage de femme.
Elle souriait à David, ou plutôt à quelqu’un qui se trouvait derrière le point de vue invisible du trou de ver en suspens devant ses yeux. Il avait choisi à partir de là de suivre la ligne de l’ADN mitochondrial, transmis inchangé de mère en fille, et c’était, naturellement, sa grand-mère qu’il avait devant lui. Elle était jeune, vingt-cinq ans environ, et cela s’expliquait par le fait que la poursuite ADN était passée de Hiram à elle à l’instant de la conception de ce dernier. David n’avait d’ailleurs aucune envie de la voir vieillir. Elle avait une beauté sereine, avec un look anglais classique : pommettes hautes, yeux bleus, cheveux d’un blond vénitien noués en chignon.
La branche asiatique dont descendait Hiram se situait du côté de son père. David aurait été curieux de savoir quelles difficultés son histoire d’amour avait causées à cette jolie jeune femme compte tenu de l’endroit et de l’époque où elle vivait.
Derrière lui, dans le local de Technivers, il sentit que l’ombre se rapprochait.
Il poussa de nouveau la manette en avant, et le défilement flou des jours et des nuits reprit. Le visage devint celui d’une petite fille. Sa coiffure changeait si vite qu’on ne voyait plus rien. Puis le visage sembla perdre ses traits, noyé dans la rotondité joufflue d’un bébé.
Nouvelle transition abrupte. Son arrière-grand-mère, cette fois-ci, donc. La jeune femme se trouvait dans un bureau, le front plissé de concentration, les cheveux ridiculement sculptés en une pièce montée de tresses étroitement enroulées. À l’arrière-plan, David aperçut d’autres femmes, jeunes pour la plupart, qui travaillaient par rangées devant des machines à calculer élaborées, hérissées de leviers et de manivelles. Probablement les années 1930, avant la naissance des ordinateurs à base de silicium. Il s’agissait sans doute de l’un des centres de traitement de l’information les plus complexes de la planète. Déjà, cette partie du passé, pourtant si proche de son époque, lui était totalement étrangère.
Il libéra la jeune femme du piège du temps où il l’avait saisie, et elle implosa pour laisser place à quelqu’un d’autre.
La fille qui lui faisait maintenant face sur l’écran était vêtue d’une jupe longue et d’un corsage mal fait et mal ajusté. Elle agitait un drapeau du Royaume-Uni, et se trouvait dans les bras d’un soldat au casque plat en fer-blanc. Derrière eux, la rue était pleine de monde, les hommes en complet, casquette et pardessus, les femmes en manteau long. Il pleuvait. C’était une grise journée d’automne, mais personne ne semblait y prêter attention.
— Novembre 1918, déclara tout haut David. L’Armistice. La fin de quatre années de boucherie sanglante en Europe. Excellent moment pour être conçu. (Il se retourna.) Tu ne trouves pas, Bobby ?
L’ombre, immobile contre le mur, parut hésiter. Puis elle se décolla, se déplaça librement et prit des contours humains. Les mains et la tête apparurent, en suspens dans l’air, désincarnées.
— Salut, David.
— Viens t’asseoir à côté de moi, lui dit ce dernier.
Son frère prit place sur un siège dans un froissement de Nanopac. Il semblait mal à l’aise, comme s’il n’avait pas l’habitude d’être si près de quelqu’un à découvert. Mais c’était sans importance. David ne lui fit aucune remarque.
Le visage de la fille de l’Armistice perdit ses traits, rétrécit à la taille de celui d’un enfant. Nouvelle transition : une jeune femme avec quelques-unes des caractéristiques physiques de ses descendantes, les yeux bleus et les cheveux blond vénitien, notamment, mais plus menue, plus pâle, les joues plus creuses. Effeuillant ses années, elle traversa un décor flou, sombre et urbain, formé d’usines et d’alignements de maisons identiques, pour arriver rapidement à l’image d’un enfant, suivie d’une autre génération, une autre fille, dans le même décor sinistre.
— Elles sont si jeunes, murmura Bobby.
Sa voix était éraillée, comme celle de quelqu’un qui n’a pas parlé depuis très longtemps.
— Il faudra qu’on s’y habitue. Nous sommes presque au début du XIXe siècle. Les grandes percées de la médecine n’ont pas encore eu lieu. Les conditions d’hygiène sont rudimentaires. Les gens meurent de maladies très simples, qu’on aurait pu soigner. Naturellement, nous suivons ici une lignée de femmes qui ont vécu au moins jusqu’à l’âge d’enfanter. Nous ignorons tout de leurs sœurs mortes dans leur jeune âge, sans descendance.
Les générations continuaient de s’égrener, les visages de se dégonfler comme des baudruches, l’un après l’autre, avec de subtils changements d’une génération à l’autre, une lente dérive génétique étant à l’œuvre.
Il y avait cette fille dont le visage ravagé était marqué par les larmes au moment de son accouchement. Son bébé lui avait été enlevé, ou plutôt, dans ce mode de visionnement à rebours, lui avait été donné quelques instants après la naissance. Sa grossesse s’était déroulée dans la honte et dans la misère, jusqu’à ce qu’elle arrive au point crucial de son existence : un viol brutal commis, semblait-il, par un membre de la famille, un frère ou un oncle. Libérée de ce noir fardeau, la jeune fille devenait souriante, jolie, et son visage s’illuminait d’espoir malgré le sordide de sa vie. Elle trouvait de la beauté dans les choses simples, dans l’épanouissement d’une fleur ou la forme d’un nuage.
Le monde devait être plein de ces biographies angoissées, se disait David. Elles se déroulaient à l’envers dans le passé, les effets précédant les causes, la douleur et le désespoir s’étiolant à mesure qu’approchait la pureté de l’enfance.
Soudain, le décor changea de nouveau. À présent, autour de ce nouveau visage de grand-mère, distant de dix générations, il y avait un paysage de campagne : des champs, des cochons, des vaches, et une flopée d’enfants au visage barbouillé. La femme était usée, à moitié édentée, ridée comme une vieille, mais David savait qu’elle ne pouvait pas avoir plus de trente-cinq ou quarante ans.
— Nos ancêtres étaient des paysans, murmura Bobby.
— Tout le monde l’était, pratiquement, avant les grandes migrations vers les villes. La révolution industrielle n’a pas commencé. Ils sont probablement incapables de faire de l’acier.
Les saisons défilaient. Étés, hivers, lumière et ténèbres. Les générations de femmes, de fille en mère, déroulaient leur cycle, de parente édentée à adolescente resplendissante puis enfant aux grands yeux. Certaines de ces femmes apparaissaient brusquement sur l’Écransouple le visage tordu de douleur. C’étaient les malheureuses, de plus en plus fréquentes, mortes en couches.
L’histoire reculait. Les siècles s’égrenaient, le monde se vidait de sa population. Les Européens quittaient l’Amérique. Bientôt, l’existence même du grand continent devint inconnue. La Horde d’or – les armées de Mongols et de Tartares – se formait à partir de cadavres surgissant du sol et refluait vers l’Asie centrale.
Rien de tout cela ne touchait ces paysans anglais laborieux, qui n’avaient ni éducation ni livres et travaillaient la même parcelle de terre génération après génération. Pour eux, se disait David, le collecteur de dîmes local devait être une figure plus redoutable que Tamerlan ou Koubilaï Khan. Même si la Camver n’avait servi à rien d’autre, elle aurait au moins démontré cela avec une impitoyable clarté : l’existence de la grande majorité des humains avait été misérable et brève, sans liberté ni joie ni réconfort, et les courts moments de lumière n’avaient signé que des condamnations à endurer.
Finalement, autour du visage d’une petite fille aux cheveux noirs et en désordre, au teint jaune et à l’expression apeurée, il y avait eu un brusque flou dans le décor. Ils virent un paysage désolé, une famille de réfugiés en haillons qui marchait, marchait, interminablement, dépassant de temps à autre des bûchers où brûlaient des montagnes de cadavres.
— La peste, murmura Bobby.
— Oui. Ils sont obligés de partir, mais ils n’ont nulle part où aller.
L’image se stabilisa bientôt sur un autre lopin de terre anonyme situé au milieu d’une énorme plaine. Les générations de dur labeur, interrompues par la calamité, recommencèrent à se succéder.
À l’horizon, on voyait une cathédrale normande, un immense cube de grès rose. Si c’étaient toujours les Fens, les grandes plaines de l’est de l’Angleterre, il s’agissait peut-être de Ely. Déjà vieille de plusieurs siècles, la grande bâtisse ressemblait à un vaisseau spatial en pierre descendu du ciel, et elle avait dû dominer complètement le paysage mental de ces paysans laborieux, ce qui était, naturellement, sa raison d’être.
Mais même l’imposante cathédrale commença à se ratatiner, adoptant avec une soudaineté surprenante des formes plus réduites et plus simples avant de disparaître totalement du paysage.
La population diminuait à un rythme effarant. Les grandes marées humaines balayaient la planète. Les envahisseurs normands avaient déjà dû remballer leurs châteaux et donjons et retourner en France. Bientôt, ceux qui venaient de Scandinavie et d’Europe allaient repartir aussi. Dans d’autres contrées, à l’approche de la mort puis de la naissance de Mahomet, les musulmans se retiraient d’Afrique du Nord. Lorsque le Christ fut descendu de la Croix, il ne restait plus que cent millions d’habitants de par le globe, moins de la moitié de la population des États-Unis à l’époque de David.
Tandis que les visages de leurs ancêtres continuaient de défiler, il y eut un nouveau changement de décor, une brève migration. À présent, ces familles lointaines peinaient pour travailler une terre jonchée de ruines : murs bas, caves éventrées, blocs de marbre et pierres de taille éparpillés.
Puis les constructions surgirent comme des fleurs filmées par une caméra intermittente. Les pierres éparses se réunirent.
David marqua un temps d’arrêt. Il figea l’image sur un visage de femme, son ancêtre lointaine, séparée de lui par quelque quatre-vingts générations. Âgée peut-être d’une quarantaine d’années, elle était d’une grande beauté et avait des cheveux blond vénitien et des yeux bleus. Son nez était droit et proéminent. Très romantique.
Derrière elle, les champs désolés avaient disparu pour être remplacés par un paysage urbain bien ordonné : une place entourée de colonnades, de statues et de grands bâtiments aux toitures de tuiles rouges. La place était grouillante de monde, avec des étals et des vendeurs figés dans leurs transactions. Ils avaient l’air comique, absorbés dans leurs pathétiques occupations, ne pensant qu’à leur profit sans se douter que tout cela allait s’écrouler bientôt, et qu’ils n’allaient pas tarder à mourir.
— Un établissement romain, murmura Bobby.
— Oui, acquiesça David, pointant l’index en direction de l’écran. Ce que tu vois là, c’est le forum, avec, probablement, la basilique, la salle des assemblées municipales et les cours de justice. Ces colonnades mènent aux échoppes et aux bureaux. Et le bâtiment là-bas, c’est probablement un temple…
— Tout est si net, murmura Bobby. Moderne, même. Les rues, les bâtiments, les échoppes, les bureaux… Tout est ordonné selon une trame rectangulaire, comme Manhattan. J’ai l’impression que, si je pouvais entrer dans l’écran, je n’aurais aucun mal à trouver un bar !
Le contraste entre cet îlot de civilisation et l’océan séculaire d’ignorance et de dur labeur qui l’entourait était si frappant que David éprouvait de la réticence à quitter cet endroit.
— Tu prends un risque en venant ici, dit-il.
Le visage de Bobby, en suspens au-dessus du Nanopac, était un masque surnaturel illuminé par le sourire figé de sa lointaine ancêtre.
— Je sais, répondit-il. Et je sais aussi que tu aides le FBI. Ton traceur d’ADN…
David soupira.
— Si ça n’avait pas été moi, quelqu’un d’autre l’aurait mis au point. De cette façon, au moins, je suis au courant de ce qu’ils manigancent.
Il tapa sur le bord de l’écran. Une frange de petites images s’inscrivit autour du visage de l’ancêtre.
— Regarde. La Camver explore en permanence toutes les pièces et tous les couloirs qui nous entourent. Cette vue aérienne te montre le parking. J’ai même intégré un système de reconnaissance infrarouge. Si quelqu’un approche…
— Merci.
— Ça faisait trop longtemps, petit frère. Je n’ai jamais oublié l’aide que tu m’as apportée quand j’ai eu ma crise, que j’ai frôlé la dépendance à vie.
— On a tous des moments difficiles. Ça passe.
— Tu m’as bien aidé quand même. Mais pourquoi es-tu venu ici ?
Bobby soupira. Le mouvement, à l’intérieur de son Pac, créa un flou.
— Je savais que tu nous cherchais. Je voulais te faire savoir que je vais bien. Et Kate aussi.
— Heureux ?
Bobby sourit.
— Si je voulais juste être heureux, je n’aurais qu’à tourner le bouton dans ma tête. Mais il y a des choses, dans la vie, qui sont plus importantes que le bonheur, David. À propos, je voudrais que tu transmettes un message à Heather.
David fronça aussitôt les sourcils.
— C’est au sujet de Marie ? Il lui est arrivé quelque chose ?
— Non, non, pas exactement. (Il se frotta le visage ; il avait chaud à l’intérieur de son Pac.) Elle se Jointe. Nous allons essayer de la faire rentrer chez elle. J’ai besoin de ton aide pour ça.
La nouvelle était consternante.
— Bien sûr. Tu peux compter sur moi.
— Je sais, fit Bobby en souriant. Je ne me serais pas dérangé, autrement.
Et moi, songea David, particulièrement mal à l’aise, je n’ose pas te dire ce que j’ai découvert de monstrueux sur toi.
Il regarda en face le visage ouvert, curieux, de Bobby, éclairé par la lumière d’une journée appartenant à un passé vieux de deux mille ans. Le moment était-il bien opportun pour lui assener une nouvelle révélation sur les tripatouillages incessants de Hiram le concernant, le plus grand crime, sans doute, que ce dernier ait commis ?
Plus tard, se dit-il. Plus tard. Le moment viendra.
De plus, l’image Camver était toujours là sur l’écran, légèrement scintillante, aguichante, exotique et irrésistible. La Camver, sous toutes ses applications, avait transformé le monde. Mais tout cela n’était rien, se disait-il, en comparaison d’une chose : le pouvoir qu’avait cette technologie de révéler des événements que l’on croyait à tout jamais enfouis dans le temps.
Le moment viendrait de s’occuper de leur vie, de leurs affaires complexes, et de gérer un avenir encore informe. Pour l’heure, c’était l’histoire qui leur faisait de grands signes. Il poussa la manette de commande en avant, et les constructions romaines s’évaporèrent comme neige au soleil.
Un autre flou migrateur, et ils eurent affaire à un nouveau type d’ancêtres, toujours avec les mêmes cheveux blond vénitien et les mêmes yeux bleus, mais sans le nez romantique.
Autour des visages qui se succédaient, David pouvait apercevoir des champs, petits, rectangulaires, labourés par des charrues tirées par des bœufs ou même, en des temps plus miséreux, par des humains. Il y avait des greniers en bois, des moutons, des cochons, du bétail et des chèvres. Au-delà des champs, on distinguait des levées de terre destinées à fortifier le village ; mais brusquement, tandis qu’ils s’enfonçaient encore plus dans le passé, les fortifications furent remplacées par des palissades.
— Le monde se simplifie, murmura Bobby.
— Oui. Tu sais ce que disait Francis Bacon ? « Les bons effets entraînés par les fondateurs de cités, les législateurs, les pères des peuples, les renverseurs de tyrans et autres héros de cette trempe ne durent qu’un temps ; alors que l’œuvre de l’inventeur, bien qu’elle représente moins de pompe et d’ostentation, est ressentie partout et éternellement. » À peu près en ce moment, la guerre de Troie est en train de se livrer avec des armes de bronze. Mais le bronze casse facilement, et c’est la raison pour laquelle, en vingt ans, il y a eu relativement peu de victimes. Nous avons oublié comment on travaille le fer. Nous ne pouvons plus nous entretuer aussi efficacement qu’avant.
Le dur labeur des champs continuait, inchangé, de génération en génération. Les moutons, le bétail, bien que domestiqués, ressemblaient de plus en plus à des animaux sauvages.
Cent cinquante générations dans le passé, et les outils en bronze disparurent pour faire place à ceux en pierre. Mais les champs gardaient à peu près le même aspect. Le rythme historique était plus lent, et David accéléra. Deux cents, trois cents générations passèrent. Les visages se fondaient l’un dans l’autre, sculptés par le temps, le labeur et le mixage des gènes.
Bientôt, tout cela ne signifiera plus rien, songea David, morose. Plus rien, après Absinthe. Un beau matin noir, tous ces efforts patients, le travail de milliards d’existences infimes, seront oblitérés d’un coup. Tout ce que nous avons appris et bâti patiemment sera perdu, et il ne restera peut-être même plus un seul cerveau humain pour se souvenir, pour pleurer cette perte.
Le mur du temps était proche, très proche, beaucoup plus que le printemps romain qu’ils avaient entrevu. Le rouleau de l’histoire était arrivé à sa fin.
Soudain, cette pensée lui fut insupportable, comme si c’était la première fois que la réalité d’Absinthe pénétrait réellement son imagination. Il faut absolument que nous trouvions un moyen de détourner ce danger, se dit-il. Pour l’amour du passé, de tous ceux qui nous regardent à travers la Camver. Nous n’avons pas le droit de laisser perdre le souvenir de leurs vies disparues.
Soudain, sur l’écran, le décor devint de nouveau flou.
— On dirait que nous sommes devenus des nomades, murmura Bobby. Où sommes-nous ?
David donna une tape sur un panneau de référence.
— Europe du Nord, dit-il. Nous ne savons plus ce que c’est que l’agriculture. Les villes et les agglomérations n’existent pas. Finis les empires, finies les cités. Les humains sont des animaux plutôt rares, ils vivent en hordes nomades et en clans. Ils ne restent pas plus d’une saison ou deux au même endroit.
Douze mille ans dans le passé, il fit une pause.
Elle devait avoir quinze ans. Il y avait une espèce de sceau rond rudimentaire tatoué sur sa joue gauche. Elle paraissait robuste et saine. Elle portait un bébé emmitouflé dans une peau de bête. Un grand-oncle lointain, songea distraitement David. Elle lui caressait la joue. Elle portait des chaussures, des jambières et un lourd manteau d’herbes tressées. Le reste de ses vêtements semblait fait de peaux de bêtes cousues ensemble à l’aide de lanières de cuir. Il y avait des touffes d’herbe qui dépassaient de ses chaussures et de son chapeau, sans doute pour l’isolation.
Son bébé dans les bras, elle marchait à la suite d’un groupe de femmes, d’enfants et d’hommes. Ils avançaient prudemment sur un versant rocheux, à une allure lente indiquant qu’ils avaient de nombreux kilomètres à faire. Certains adultes brandissaient des épieux à pointe de silex, sans doute plus pour se garder des animaux que d’autres humains.
Elle arriva en haut de la crête. David et Bobby, regardant par-dessus son épaule, aperçurent ce qu’elle voyait.
— Mon Dieu ! s’écria David. Mon Dieu !
Une large plaine s’étendait devant eux. Au loin, peut-être en direction du nord, il y avait des montagnes, menaçantes et noires, rayées de glaciers d’un blanc étincelant. Le ciel était d’un bleu cristallin. Le soleil était haut sur l’horizon.
Pas la moindre fumée. Pas le moindre champ. Aucune construction ni barrière. Toute trace de présence humaine avait disparu de ce monde glacé.
Mais la vallée n’était pas déserte.
C’était comme un tapis, un tapis mouvant de dos en forme de roc, revêtus de longues fourrures brun-roux qui tombaient jusqu’au sol, comme celle du bœuf musqué.
Ils avançaient lentement, sans jamais cesser de se nourrir, par groupes épars formant un énorme troupeau. À la lisière de ce troupeau, un jeune s’écarta de sa mère, insouciant, et frappa le sol du sabot. Un loup efflanqué, à la fourrure blanche, apparut aussitôt. La mère du jeune animal fonça immédiatement, faisant briller au soleil ses défenses courbes. Le loup prit la fuite.
— Des mammouths, murmura David.
— Il y en a des dizaines de milliers. Et ça, des chevreuils ? Et là, des chameaux ? Oh, mon Dieu ! Je crois que c’est un tigre à dents de sabre.
— Des lions, des tigres et des ours, murmura David. Tu veux qu’on continue ?
— Oui, oui, continue.
La vallée de l’ère glaciaire disparut en brume fine, et seuls les visages humains demeurèrent, tombant l’un après l’autre comme les feuilles d’un calendrier.
David pensait reconnaître encore le visage de ses ancêtres : rond, incroyablement jeune au moment d’enfanter, et toujours avec des yeux bleus et des cheveux blond vénitien.
Mais le monde avait changé du tout au tout.
De violentes tempêtes ravageaient le ciel, durant parfois des années. Les ancêtres peinaient pour traverser des paysages de glace ou des étendues arides, parfois des déserts, en proie à la faim, à la soif et aux maladies.
— Nous avons eu de la chance, déclara David. Pendant des millénaires, nous avons bénéficié d’une stabilité climatique relative, suffisante pour inventer l’agriculture, bâtir des cités et conquérir la planète. Avant, voilà ce qu’il y avait.
— Un équilibre si fragile, murmura Bobby.
À plus de mille générations, les visages commencèrent à s’assombrir.
— Nous migrons vers le sud, fit Bobby. Nous perdons notre adaptation au froid. On retourne en Afrique, alors ?
— Oui, répondit David avec un sourire. On rentre au bercail.
En une douzaine de générations, cette migration-là aussi fut terminée, et les images se stabilisèrent.
C’était la pointe méridionale de l’Afrique, à l’est du cap de Bonne-Espérance. La horde des ancêtres s’était réfugiée dans une caverne à proximité d’une plage où de grosses roches sédimentaires émergeaient.
L’endroit semblait généreux : prairies et forêts, où dominaient d’épaisses broussailles et de gros arbres aux fleurs éclatantes de couleurs, qui ressemblaient à des chardons. Cela descendait jusqu’au bord de l’océan, d’un calme serein, au-dessus duquel tournoyaient des oiseaux de mer. Le rivage était jonché de riche varech, de méduses et de seiches échouées.
La forêt regorgeait de gibier. Au début, ils ne virent que des créatures connues : des élans, des springboks, des éléphants, des cochons sauvages ; mais plus loin dans le temps, il y avait des espèces moins familières : des bisons aux longues cornes, des antilopes géantes et une espèce d’équidé gigantesque, rayé comme un zèbre.
Et là, dans ces cavernes anonymes, vivaient les ancêtres, génération après génération.
Le rythme du changement était à présent d’une incroyable lenteur. Au début, les ancêtres portaient des vêtements. Mais plusieurs centaines de générations en arrière, il n’y avait plus que des peaux de bêtes rudimentaires, de simples pagnes attachés autour de la taille, et, bientôt, même pas cela. Ils chassaient à l’aide d’épieux et de haches de pierre. Les flèches avaient disparu. Même les outils de pierre devenaient terriblement simples. La chasse était moins ambitieuse. Souvent, elle se résumait à achever quelque animal blessé.
Dans les cavernes, qui étaient de plus en plus profondes, les couches successives de détritus humains disparaissaient rapidement. La relative complexité d’une société humaine, et même l’art, qui consistait à tracer sur la roche, avec des doigts trempés dans des colorants, des images d’animaux ou d’humains, disparurent au bout de douze cents générations.
David frissonna. Il avait atteint un monde sans images, ni romans, ni sculptures, ni même, sans doute, poésie ni chansons. Un monde vidé de toute activité cérébrale.
Ils continuaient à remonter les générations. Trois mille, puis quatre mille. Dans l’immense désert du temps, ils ne voyaient plus que la chaîne d’ancêtres qui se chamaillaient et se reproduisaient dans leur caverne sans ornement. La succession de grands-mères était toujours la même, mais David crut discerner dans les visages noirs un nouvel air d’effarement, d’incompréhension et de peur.
Finalement, il y eut une cassure soudaine, discordante. Cette fois-ci, ce ne fut pas le décor qui changea, mais les visages eux-mêmes.
David ralentit la descente, et les deux frères contemplèrent leur très lointaine ancêtre à l’orée d’une caverne africaine que ses descendants n’allaient pas quitter durant des milliers de générations.
Son visage était d’une largeur disproportionnée. Ses yeux étaient trop écartés, son nez aplati et ses traits exagérément étirés, comme si on lui avait tendu latéralement le visage. Elle avait les mâchoires épaisses, mais le menton était creux et fendu en arrière. Sur son front, les arcades sourcilières étaient particulièrement saillantes, avec un renflement osseux, comme une tumeur, qui repoussait tout le visage en arrière et lui faisait des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites dures. Un autre renflement, à l’occiput, formait le pendant de son front protubérant, mais lui inclinait la tête en avant, de sorte que le menton touchait presque la poitrine et que le cou massif formait une courbe en avant.
Mais le regard était clair et intelligent.
Elle était plus humaine que n’importe quel singe, et pourtant elle ne l’était pas tout à fait. C’étaient cette proximité et cette différence qui troublaient profondément David.
Indubitablement, elle était néandertalienne.
— Elle est superbe, murmura Bobby.
— Oui, souffla David. Voilà qui va renvoyer les paléontologistes à leur planche à dessin.
Il sourit. L’idée n’était pas pour lui déplaire.
Mais il se demanda subitement combien d’observateurs de son lointain futur devaient être en ce moment en train de les étudier, son frère et lui, les premiers humains à contempler leurs ancêtres reculés. Jamais, supposait-il, il ne pourrait commencer à imaginer leur aspect, leurs outils ni leurs pensées, pas plus que cette lointaine grand-mère ne pouvait imaginer l’existence, un jour, de ce labo, de ce frère à moitié invisible et des gadgets étincelants qui les entouraient.
Et derrière ces observateurs, encore plus loin dans l’avenir, il y en avait sûrement d’autres qui regardaient, et d’autres encore, aussi loin que durerait l’humanité – ou ses successeurs.
Cette pensée l’écrasait, le glaçait.
Car elle supposait qu’Absinthe épargnerait au moins une poignée d’humains.
— Oh ! s’exclama soudain Bobby.
Il avait l’air déçu.
— Quoi ?
— Ce n’est pas ta faute. J’étais au courant des risques.
David entendit un froissement de tissu, vit une ombre floue. Quand il se retourna, Bobby n’était plus là.
Mais Hiram apparut, s’engouffrant dans le labo, claquant les portes et hurlant :
— Je les ai eus. Bon Dieu, j’ai réussi à les avoir !
Il donna une tape sur le dos de David.
— Ce traceur d’ADN marche comme un charme. Manzoni et Marie, toutes les deux. (Il releva la tête.) Tu m’entends, Bobby ? Je sais que tu es là. J’ai fini par les avoir ! Et, si jamais tu veux les revoir, il faudra que tu me reviennes. Tu as bien compris ?
David regarda une dernière fois les yeux enfoncés de sa lointaine ancêtre, membre d’une espèce différente, qui avait vécu à cinq mille générations de lui. Puis il éteignit l’Écransouple.