12
ESPACE-TEMPS
Le chaos intérieur ne voulait pas s’apaiser.
Il essaya de se distraire l’esprit. Il reprit des activités qui lui plaisaient naguère. Mais même les aventures virtuelles les plus extravagantes lui semblaient creuses, visiblement artificielles, prévisibles, lassantes.
Il avait besoin des gens, même s’il fuyait ceux qui l’entouraient. Il était comme un papillon de nuit qui se brûle à la flamme d’une bougie, incapable de supporter l’intensité des émotions qui l’assaillaient. Il acceptait des invitations qu’il aurait ignorées avant, parlait à des gens avec lesquels il n’avait jamais eu aucune affinité jusque-là.
Le travail lui était d’un grand secours, avec son besoin constant et rassurant de concentration, sa logique implacable de rencontres et de rendez-vous, et ses répartitions.
Il y avait énormément à faire. Les nouveaux frontaux virtuels Œilmental sortaient à peine des bancs d’essai, et la production allait bientôt commencer. Les équipes d’ingénieurs venaient de résoudre la dernière difficulté technique : une tendance que les frontaux avaient à causer à leur utilisateur un certain degré de synesthésie, une confusion des influx sensoriels provoquée par un phénomène de diaphonie touchant les centres cérébraux. C’était une occasion à célébrer. Ils n’ignoraient pas que le fameux labo de recherche Watson, chez IBM, travaillait exactement sur la même question. Celui qui résoudrait le premier le problème de synesthésie aurait la clé du marché et s’assurerait une avance confortable pour de nombreuses années à venir. Et cette course-là, il semblait bien, à présent, que c’était OurWorld qui l’avait gagnée.
Bobby avait du pain sur la planche, mais il ne pouvait tout de même pas travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ni dormir pendant tous ses loisirs. Cependant, quand il était éveillé sans rien faire, son esprit libéré ne tenait plus en place.
L’Autopic de son véhicule le conduisit sans heurt jusqu’à Technivers, mais il était mort de peur tant la circulation était dense et les vitesses élevées. Un article banal sur des faits divers – meurtres et viols en série – survenus au voisinage de la mer d’Aral, où la guerre de l’eau menaçait d’éclater, lui tira des sanglots amers. Le coucher de soleil sur le Puget Sound, entrevu à travers une déchirure de la couverture de gros nuages noirs, l’emplit d’extase à la simple idée d’être en vie.
Quand il se trouva en présence de son père, la terreur, le mépris, l’amour et l’admiration le bouleversèrent, sur un fond de lien indissoluble.
Mais, au moins, il était capable de lui faire face. Ce n’était pas comme avec Kate. Le besoin de plus en plus fort qu’il ressentait de la chérir, de la posséder, de la dévorer, en quelque sorte, était trop intense pour lui. En sa compagnie, il devenait paralysé, incapable de contrôler ni son esprit ni son corps.
Elle comprenait ce qu’il ressentait, et le laissait tranquille. Il savait qu’elle serait là quand il serait prêt à lui faire face et à reprendre leur relation interrompue.
Avec elle comme avec Hiram, il avait au moins conscience des raisons pour lesquelles il réagissait comme il le faisait. Il pouvait mettre une étiquette sur les émotions violentes qui l’assaillaient. Mais il était surtout désarçonné par les soudains changements d’humeur dont il était le siège, sans la moindre raison apparente.
Il lui arrivait de se réveiller en pleurant sans savoir pourquoi. Au milieu d’une journée comme les autres, il se trouvait tout à coup envahi par une joie indescriptible, comme si tout prenait subitement un sens.
Son existence antérieure lui semblait lointaine, dénuée de texture, comme une esquisse terne au crayon. Alors que, maintenant, il se sentait immergé dans un nouveau monde en couleurs, plein de lumière et de consistance, où les choses les plus simples – l’enroulement d’une jeune feuille de printemps, l’éclat d’un rayon de soleil sur l’eau, la courbe tendre de la joue de Kate – pouvaient avoir une beauté dont il n’avait jamais soupçonné l’existence auparavant.
Et Bobby – ou le fragile ego flottant à la surface de ce noir océan interne – allait devoir apprendre à vivre avec le personnage nouveau, complexe et déroutant qu’il était soudain devenu.
C’est pour cette raison qu’il avait rendu visite à son frère.
Il retirait un grand réconfort de la présence solide et patiente de David à ses côtés. Avec sa stature d’ours et ses cheveux blonds en broussaille, penché sur ses Écransouples, immergé dans son travail, satisfait de la logique et de la consistance interne de ce qu’il faisait, griffonnant ses notes avec une légèreté surprenante, David donnait une impression de personnalité massive aussi solide que son physique. À côté de lui, Bobby se sentait futile, frêle comme une brindille, et pourtant subtilement apaisé.
Par cet après-midi particulièrement froid pour la saison, ils étaient assis, leur café à la main, attendant le résultat de la dernière série d’essais visant à ouvrir un trou de ver dans l’écume quantique, plus loin qu’ils ne l’avaient jamais fait auparavant.
— Je comprends qu’un théoricien veuille étudier les limites de sa technologie, déclara Bobby. Il faut toujours pousser le bouchon aussi loin qu’on peut. Mais la percée principale a déjà été réalisée, et il me paraît plus important, à présent, de songer aux applications.
— Naturellement, reconnut David avec un petit sourire. Les applications, c’est ce qui compte par-dessus tout. Mais l’objectif de Hiram est de remplacer la production des trous de ver à partir de manipulations des hautes énergies, uniquement à la portée des gouvernements et des grosses entreprises, par quelque chose de plus petit, moins coûteux et plus accessible. Plus simple à fabriquer, aussi.
— Comme la miniaturisation des ordinateurs.
— Exactement. Ce n’est qu’à partir de l’apparition des PC que la planète a été envahie par les ordinateurs. Ce qui a permis de découvrir de nouvelles applications, de créer de nouveaux marchés, et de transformer notre mode de vie tout entier, en fait. Hiram sait très bien que nous ne conserverons pas longtemps notre monopole. Tôt ou tard, quelqu’un va découvrir un procédé légèrement différent pour obtenir une Camver. Il sera peut-être supérieur au nôtre. Et la miniaturisation et la réduction des coûts ne tarderont pas à suivre.
— La vocation de OurWorld est d’être toujours premier sur le marché, murmura Bobby. Je vois d’ici tous les petits générateurs de trous de ver que nous allons fabriquer.
— C’est la stratégie de Hiram, en tout cas. Selon sa vision des choses, la Camver est destinée à prendre la place de tout un tas d’instruments collecteurs de données : caméras, microphones, sondes médicales, même. Bien que l’idée d’un endoscope trou de ver ne me paraisse pas très ragoûtante a priori.
« Quoi qu’il en soit, comme je te l’ai déjà dit, j’ai fait quelques études de marketing, moi aussi, Bobby. Avec une Camver fabriquée en série, nous pourrions inonder le marché, nous aurions suffisamment d’avance pour écraser la concurrence. Mais j’ai la ferme conviction que nous pouvons aller beaucoup plus loin. Découvrir des applications que personne d’autre n’est capable d’offrir au public. Et c’est pour cela que ces recherches m’intéressent. (Il sourit.) En tout cas, je m’efforce de convaincre Hiram que c’est pour atteindre cet objectif qu’il dépense tout cet argent dans ce labo.
Bobby le dévisagea curieusement. Il essayait de se concentrer sur le visage de son frère, sur Hiram, sur la Camver, dans l’espoir d’y comprendre quelque chose.
— Ce que tu veux, c’est savoir, n’est-ce pas ? Il n’y a rien d’autre qui t’intéresse vraiment.
David hocha la tête.
— Tu peux l’exprimer ainsi, si ça te plaît. Mais la science, la plupart du temps, c’est un pur travail de patience, bon pour la piétaille. De la bouillie répétitive, des vérifications et des revérifications sans fin. Et, dans la mesure où les fausses hypothèses doivent être sérieusement élaguées, une grande partie du boulot est en fait plus destructrice que constructive. Occasionnellement, cependant, mais ça n’arrive que de très rares fois dans une vie, et encore si on a de la chance, il y a des moments de transcendance.
— Transcendance ?
— Tout le monde ne l’exprimerait pas ainsi. Mais c’est la manière dont je ressens personnellement la chose.
— Et ça t’est égal de savoir qu’il n’y aura plus personne pour lire tes articles dans cinq cents ans ?
— J’aimerais mieux que ça ne se passe pas ainsi. Ce ne sera peut-être pas le cas. Mais ce qui importe, c’est la révélation, Bobby. Il en a toujours été ainsi.
Sur l’écran derrière lui, il y eut une explosion étoilée de pixels, et une faible sonnerie se fit entendre dans le grave.
— Je ne crois pas que ce sera pour aujourd’hui, soupira David.
Bobby regarda l’écran par-dessus l’épaule de son frère. Des nombres étaient en train de défiler.
— Encore une instabilité ? demanda-t-il. On se croirait revenu au début des trous de ver.
David enfonça une touche pour donner le départ à un nouvel essai.
— Nous sommes un peu plus ambitieux que cela, dit-il. Nos Camvers peuvent déjà toucher la Terre entière, même à des distances de plusieurs milliers de kilomètres. Ce que j’essaie de faire à présent, c’est créer et stabiliser un trou de ver qui couvre des intervalles significatifs de l’espace-temps de Minkowski. Plusieurs dizaines de minutes-lumière, en fait.
Bobby leva la main.
— Attends, j’avoue que je suis un peu largué. Une minute-lumière, c’est la distance que parcourt la lumière en une minute, exact ?
— Oui. Par exemple, la planète Saturne se trouve à environ un milliard et demi de kilomètres de nous. Ce qui représente à peu près quatre-vingts minutes-lumière.
— Et nous avons envie de voir Saturne.
— Évidemment. Ne serait-ce pas formidable d’avoir une Camver qui pourrait explorer l’espace ? Finies les sondes qui tombent en panne, les missions qui durent des années… Mais la difficulté est que les trous de ver couvrant de si grands intervalles sont extrêmement rares dans l’écume quantique probabiliste, et le seul fait de les stabiliser représente un défi mille fois plus complexe que jusqu’à présent. Néanmoins, c’est théoriquement faisable.
— Pourquoi parles-tu d’« intervalles » et non de distances ?
— Jargon de physicien. Désolé. Un intervalle, c’est comme une distance, mais dans l’espace-temps. C’est à-dire l’espace plus le temps. Prends le théorème de Pythagore. (Il sortit un petit carnet jaune sur lequel il se mit à griffonner.) Mettons que tu te rendes en ville. Tu te déplaces vers l’est de quelques rues, puis vers le nord de quelques rues encore. Si tu veux savoir quelle distance tu as parcourue, voilà ce qu’il faut faire.
Il tourna le carnet vers lui.
(distance)2 = (est)2 + (nord)2
— Tu a parcouru les deux côtés d’un triangle rectangle, dit-il. Or, le carré de l’hypoténuse est égal au carré de…
— Ça, je le sais. Je l’ai appris à l’école.
— Mais, pour nous autres physiciens, l’espace et le temps constituent la même entité, et le temps est une quatrième coordonnée à ajouter aux trois coordonnées spatiales.
Il écrivit de nouveau dans son carnet.
(intervalle)2 = (différence de temps)2 – (différence d’espace)2
— Cela s’appelle la métrique d’un espace-temps de Minkowski, reprit-il. Et…
— Comment peux-tu, dans la même foulée, comparer une différence de temps et une différence d’espace ? s’étonna Bobby. Le temps se mesure en minutes, et l’espace en mètres…
David hocha la tête d’un air approbateur.
— Bonne question. Il faut utiliser une unité dans laquelle l’espace et le temps sont équivalents. (Il dévisagea Bobby pour voir s’il comprenait.) Disons que, si tu mesures le temps en minutes et l’espace en minutes-lumière, ça marchera parfaitement.
— Mais il y a autre chose qui me turlupine. Pourquoi un signe moins plutôt qu’un plus ?
David frotta son nez charnu avant de répondre.
— La carte de l’espace-temps n’est pas tout à fait comparable à celle du centre de Seattle, Bobby. La métrique est conçue de manière que le trajet d’un photon – une particule qui se déplace à la vitesse de la lumière – soit égal à un intervalle nul. Un intervalle zéro, parce que les termes espace et temps s’annulent.
— Ça, c’est la relativité. C’est en rapport avec la dilatation des durées, la contraction des longueurs et…
— Bravo ! fit David en donnant une tape sur l’épaule de Bobby. C’est exactement ça. La métrique est invariante dans la transformation de Lorentz. Mais peu importe. Ce qui compte, Bobby, c’est que je suis obligé de faire appel à ce genre d’équation quand je travaille dans un univers relativiste, et à plus forte raison si j’essaie d’ouvrir un trou de ver qui s’étende jusqu’à Saturne et au-delà.
Bobby retourna dans sa tête l’équation très simple écrite à la main. Toujours en proie à un tourbillon émotionnel, il sentit une froide logique le parcourir, nombres, équations et images s’entremêlant dans sa tête comme s’il souffrait lui aussi d’une espèce de synesthésie intellectuelle. Lentement, à voix basse, il articula :
— Si je comprends bien, David, tu es en train de m’expliquer que les distances, dans l’espace et le temps, sont en quelque sorte équivalentes. C’est bien cela ? Tes trous de ver couvrent des intervalles d’espace-temps au lieu de simples distances. Ce qui signifie que, si tu réussis vraiment à stabiliser un trou de ver assez important pour atteindre Saturne à quatre-vingts minutes-lumière d’ici…
— Oui ?
— Il aura parcouru en même temps quatre-vingts minutes. Quatre-vingts minutes de temps ! (Il ouvrit de grands yeux en regardant David.) Ou alors, c’est que je suis vraiment borné.
David demeura silencieux durant plusieurs secondes.
— Dieu du ciel, murmura-t-il enfin, je n’avais même pas considéré cette possibilité ! J’ai configuré un trou de ver couvrant un intervalle sans même tenir compte du facteur temps ! (Fiévreusement, il se mit à pianoter sur le clavier de l’Écransouple.) Je vais le reconfigurer immédiatement. Si je limite l’intervalle de genre « espace » à deux mètres, par exemple, le reste de la portée du trou de ver sera obligé de se convertir en intervalle de genre « temps » !
— Ce qui signifierait quoi, David ?
Un vibreur se fit entendre, beaucoup trop fort, désagréable à l’oreille, et le Moteur de Recherche parla :
— Hiram voudrait vous voir, Bobby.
Ce dernier jeta un coup d’œil à David. Soudain, une peur absurde l’avait envahi.
Son frère lui fit un signe de tête distrait. Il était déjà absorbé dans ses nouveaux calculs.
— Je t’appelle dès que j’ai du nouveau, Bobby. Ça pourrait être important. Très important.
Il n’avait plus de raison de s’attarder ici. Il sortit dans l’obscurité de Technivers.
Hiram marchait de long en large dans son bureau en ville. Visiblement furieux, il serrait les poings. Kate était assise à la grande table de conférences. Elle se faisait toute petite.
Bobby hésita sur le seuil. Il prit quelques inspirations rapides, incapable de se décider à entrer tant les émotions qui bouillonnaient en lui étaient puissantes. Mais Kate le regardait, et elle lui sourit.
Il s’avança dans la salle. Il choisit la relative sécurité d’un fauteuil en face d’elle.
Il tremblait, incapable de dire un mot. Hiram lui jeta un regard furibond.
— Tu m’as trahi, espèce de petit con.
— Pour l’amour du ciel, Hiram ! s’interposa Kate.
— Restez en dehors de ça, vous !
Hiram donna un coup sur la table, et un Écransouple incorporé à la surface en plastique s’éclaira devant Bobby. Des fragments de reportage commencèrent à défiler. Il y avait des images qui montraient Bobby, et d’autres Hiram, beaucoup plus jeune. On vit une jeune femme assez jolie, à l’air timide, vêtue de manière démodée, avec des couleurs ternes. Puis, tout de suite après, la même personne, environ vingt ans après, l’œil intelligent, très belle, mais l’air fatigué. Et, au coin de chaque image, il y avait le logo de Earth News Online.
— On l’a retrouvée, Bobby, fit Hiram. Grâce à toi. Parce que tu ne pouvais pas fermer ta grande gueule, c’est ça ?
— Retrouvé qui ?
— Ta mère.
Kate interrogeait déjà l’Écransouple devant elle pour avoir d’autres informations.
— Heather Mays, dit-elle. C’est son nom ? Elle s’est remariée. Et elle a une fille. Tu as une demi-sœur, Bobby.
Hiram aboya :
— Je vous ai dit de ne pas vous mêler de cette affaire, espèce d’emmerdeuse. Sans vos manigances, rien de tout ça ne serait arrivé.
Bobby, qui faisait des efforts désespérés pour se maîtriser, demanda :
— Qu’est-ce qui ne serait pas arrivé ?
— Ton implant serait resté en place et aurait continué d’accomplir son office. De te maintenir stable et heureux. Bon Dieu, j’aurais bien aimé que quelqu’un me mette un truc comme ça dans la tête quand j’avais cet âge-là. Ça m’aurait évité tout un tas d’ennuis. Et toi, ça t’aurait évité de tout déballer à ce Schirra.
— Schirra ? Dan Schirra, de l’ENO ?
— Oui, sauf qu’il ne se faisait pas appeler ainsi quand vous vous êtes rencontrés la semaine dernière. Que t’a-t-il fait ? Il t’a soûlé jusqu’à ce que tu te mettes à pleurnicher sur ta maman perdue et ton méchant papa ?
— Je me souviens, murmura Bobby. Mais il s’appelle Mervyn. Mervyn Costa. Je le connais depuis longtemps.
— Tu parles ! Il t’a cultivé patiemment, pour ENO, afin de m’atteindre, moi. Tu ignorais qui il était, mais ton implant, jusqu’à ce que tu l’enlèves, t’aidait à rester réservé et à garder la tête froide. Et maintenant, tu vois le résultat. La chasse est ouverte, on tire à vue sur Hiram Patterson. Tout ça c’est votre putain de faute, Manzoni.
Kate était toujours en train de consulter son écran, d’un hyperlien à l’autre.
— Ce n’est pas moi qui ai sauté cette pauvre fille avant de la laisser tomber il y a vingt ans ! lâcha-t-elle.
Elle tapa sur son Écransouple, et un rectangle s’illumina devant Hiram.
— Schirra a des preuves accablantes, dit-elle. Regardez.
Bobby regarda aussi, par-dessus l’épaule de son père. L’écran montrait Hiram assis à une table – celle-là même devant laquelle ils se trouvaient en ce moment, dans cette salle, vit-il avec un choc –, en train de signer une pile de papiers, en ajoutant parfois une mention à la main. L’image était instable, elle avait du grain, mais elle était suffisamment claire. Hiram prit un nouveau document, secoua la tête d’un air de dégoût, puis, le signa rapidement avant de le poser, texte en dessous, sur la pile qui se trouvait à sa droite.
Juste après, l’image repassa au ralenti, avec un zoom sur le document. En gros plan, avec reconstitution, il était possible de lire une partie du texte.
— Vous voyez ? fit Kate. On vous a pris la main dans le sac en train de signer un avenant au contrat de paiement que vous avez conclu avec Heather il y a plus de vingt ans.
Hiram se tourna vers Bobby d’un air penaud.
— C’était terminé entre nous depuis longtemps, dit-il. Nous avons signé un accord à l’amiable. Je l’ai aidée dans sa carrière. Elle fait des documentaires. Elle a bien réussi.
— Ça n’a été pour lui qu’une reproductrice, Bobby, lui dit froidement Kate. Il a continué ses paiements uniquement pour qu’elle se tienne tranquille. Et pour s’assurer qu’elle n’essaierait jamais de t’approcher.
Hiram allait et venait dans la salle, martelant les murs de ses poings, jetant des regards furibonds au plafond.
— Je fais vérifier ces bureaux trois fois par jour. Comment se sont-ils procuré ces images ? Ces cons de la sécurité ont encore merdé !
— Allons, Hiram, lui dit Kate, qui s’amusait visiblement beaucoup. Réfléchissez un peu. Les gens d’ENO n’ont pas pu implanter de caméra dans cette salle. Pas plus que vous n’avez pu le faire chez eux.
— Mais je n’en ai pas besoin, moi. J’ai la Camver… Oh !
— Bravo. Vous avez fini par comprendre, lui dit Kate avec un large sourire. ENO a une Camver comme vous. Impossible, autrement, de réaliser ce scoop. Vous avez perdu votre monopole, mon cher. Et la première chose qu’ils ont faite, quand ils ont eu cette Camver, c’est de la retourner contre vous.
Elle inclina la tête en arrière et se mit à rire de bon cœur.
— Mon Dieu ! murmura Bobby. C’est une vraie catastrophe.
— Foutaise ! s’insurgea Kate. Allons, Bobby, bientôt le monde entier saura que la Camver existe. Il ne sera plus possible de maintenir longtemps le couvercle baissé. Et ce ne sera pas forcément un mal que le monopole saute des mains de ce couple malsain que forment le gouvernement fédéral et Hiram Patterson, crois-moi !
Froidement, Hiram articula :
— Si Earth News s’est emparé de la technologie Camver, je sais qui l’a aidé.
Elle lui jeta un regard perplexe.
— Vous n’insinuez pas que c’est moi qui…
— Et qui d’autre ?
— Je suis une journaliste ! explosa-t-elle. Je ne suis pas une espionne ! Allez au diable, Hiram Patterson ! Ce qui est arrivé est clair comme de l’eau de roche. ENO est parvenu sans peine à la conclusion que vous aviez réussi à modifier vos trous de ver pour en faire des visionneuses. Sachant que la chose était possible, ils ont demandé à leurs chercheurs de suivre le même cheminement que vous. Ça ne présente aucun gros problème. Toutes les informations dont ils avaient besoin sont du domaine public. Votre monopole a toujours été fragile. Ce qui a été découvert par une personne peut l’être par d’autres.
Mais Hiram ne semblait pas entendre ce qu’elle disait.
— Vous avez été pardonnée. On vous a engagée. Vous avez accepté mon argent, et vous avez trahi ma confiance. Vous avez endommagé puis empoisonné le cerveau de mon fils, vous l’avez retourné contre son père.
Kate se dressa comme une furie pour lui faire face.
— Si vous croyez vraiment à tout ce que vous dites, vous êtes encore plus taré que je ne l’imaginais !
La voix du Moteur de Recherche se fit alors entendre :
— Excusez-moi, Hiram, mais Michael Mavens est ici, il veut vous voir. Agent spécial Mavens, du…
— Qu’il attende.
— Je ne crois pas que ce soit possible, Hiram. Et j’ai aussi un appel de David. Il dit que c’est très urgent.
Bobby regardait un visage après l’autre, apeuré, bouleversé, tandis que son existence s’écroulait en miettes autour de lui.
Mavens prit un siège et ouvrit sa serviette.
— Qu’est-ce que vous voulez ? aboya Hiram. Je ne pensais pas vous revoir un jour, Mavens. Je croyais que l’accord signé était définitif.
— Je le croyais aussi, monsieur Patterson, répliqua l’agent fédéral d’un air sincèrement peiné. Le problème, c’est que vous ne l’avez pas respecté. C’est-à-dire la compagnie OurWorld. L’une des personnes qu’elle emploie, plus exactement. C’est pour cela que je suis ici. Quand cette affaire a été portée à ma connaissance, j’ai demandé à m’en occuper personnellement. Je suppose que cela m’était dû, après tout.
— Quelle affaire ? demanda impatiemment Hiram.
Mavens sortit de sa serviette un document qui ressemblait à un procès-verbal officiel.
— En clair, la compagnie OurWorld fait l’objet d’une plainte pour appropriation illicite de secret de fabrication en vertu de la loi de 1996 sur l’espionnage industriel. Cette plainte a été déposée par IBM, plus précisément par Thomas J. Watson, directeur du laboratoire de recherche. Monsieur Patterson, nous avons de bonnes raisons de penser que la Camver a été utilisée clandestinement pour accéder à des résultats de recherches menées dans le secret des locaux d’IBM. Un truc qu’ils appellent « programme de suppression des effets de synesthésie associés aux technologies de réalité virtuelle ». (Il releva la tête.) Ça ne vous dit rien ?
Hiram regarda Bobby.
Ce dernier semblait accablé, crucifié par des émotions contradictoires, incapable de réagir ou de dire un mot.
— Et vous soupçonnez quelqu’un de chez nous en particulier, disiez-vous, agent spécial ? demanda Kate.
L’agent fédéral la regarda d’un air triste.
— Je crois que vous connaissez la réponse, mademoiselle Manzoni.
Kate prit un air perplexe.
— Elle ? demanda Bobby, choqué. C’est ridicule !
Hiram fit claquer son poing dans le creux de l’autre main.
— Je le savais. Je savais qu’elle nous causerait des emmerdements. Mais je ne pensais pas qu’elle irait si loin !
Mavens soupira.
— J’ai bien peur qu’il n’y ait toute une série de preuves accablantes contre vous, mademoiselle Manzoni.
Kate se dressa comme une tigresse.
— S’il y en a, elles ont été fabriquées de toutes pièces !
— Vous allez être mise en état d’arrestation, lui dit Mavens. J’espère que tout se passera bien. Si vous ne faites pas d’histoires, le Moteur de Recherche va vous lire vos droits.
Kate tressaillit. Une voix, inaudible pour les autres, se fit entendre à son oreille.
Hiram s’était rapproché de son fils.
— Ne t’inquiète pas, dit-il. Nous surmonterons cette crise ensemble. Qu’est-ce que vous avez cherché à faire, Manzoni ? Foutre la merde ? Trouver un nouveau moyen de vous en prendre à Bobby ?
Son visage tendu était vide de toute émotion. Il n’y avait aucune trace de colère, ni de pitié, ni de soulagement, ni même de triomphe.
Soudain, la porte s’ouvrit à la volée. David était là, un grand sourire aux lèvres, son corps massif occupant tout l’encadrement. Il tenait dans une main un Écransouple déployé.
— J’ai réussi ! dit-il. Bon Dieu, j’y suis arrivé ! Mais qu’est-ce qui se passe ici ?
— Docteur Curzon, fit Mavens, il vaudrait peut-être mieux que vous…
— Je m’en fiche. Quoi que vous soyez en train de faire, ce n’est rien, comparé à… ça !
Il posa l’Écransouple sur la table.
— Dès que c’est arrivé, je suis venu, dit-il. Regardez un peu ça !
L’écran affichait ce qui ressemblait, à première vue, à un arc-en-ciel réduit à des bandes de lumière irrégulières de différents niveaux de gris qui s’incurvaient, déformées, sur un fond noir.
— Il y a pas mal de grain, naturellement, reprit David, mais la qualité est déjà la même que celle des images reçues par la NASA de ses premières sondes dans les années 1970.
— C’est Saturne, murmura Mavens, songeur. La planète Saturne.
— Exact. Vous êtes en train de regarder les anneaux. J’ai réussi à établir un point de vue Camver à un milliard et demi de kilomètres de nous. Fabuleux, hein ? On aperçoit même, avec un peu d’attention, deux lunes, à cet endroit, dans le plan des anneaux.
Hiram serra David contre lui avec un grand rire.
— C’est génial, mon fils ! dit-il.
— Oui, oui. Mais ce n’est rien. Ça ne compte pas à côté du reste.
— Hein ? Ça ne compte pas ? Tu plaisantes !
Fiévreusement, David se mit à pianoter sur l’Écransouple. L’image des anneaux disparut.
— Je peux le reconfigurer à volonté, dit-il. Ce n’est pas plus difficile que ça. C’est Bobby qui m’a mis sur la voie. Je n’avais pas le même recul que lui. Si je réduis l’intervalle de genre « espace » de deux mètres, le reste de la portée du trou de ver se transforme en genre « temps » !
Bobby se pencha en avant pour mieux voir. L’écran affichait maintenant, avec tout autant de grain, une image beaucoup plus prosaïque. Bobby identifia aussitôt le lieu. C’était le labo où travaillait David à Technivers. Il était assis le dos au point de vue, et Bobby, à côté de lui, regardait ce qu’il faisait par-dessus son épaule.
— Pas plus difficile que ça, déclara David d’une toute petite voix. Naturellement, il faudra faire une longue série d’essais pour nous assurer que le phénomène est répétable et le calibrer correcte…
— C’est Technivers, l’interrompit Hiram. Et alors ?
— Tu n’as pas compris ? Ce nouveau trou de ver a la même… euh… longueur que le précédent.
— Celui qui allait jusqu’à Saturne ?
— Oui. Mais au lieu d’avoir une portée de quatre-vingts minutes-lumière…
Mavens acheva sa phrase à sa place.
— J’ai saisi. Celui-ci a une portée de quatre-vingts minutes.
— Exactement, lui dit David. Quatre-vingts minutes dans le passé. Regarde bien cette image, papa. Ce que tu es en train de voir, c’est Bobby et moi juste avant que tu le fasses venir ici.
Hiram avait la mâchoire qui pendait.
Bobby sentait tout tourner autour de lui. L’univers se reconfigurait d’une manière qui lui était inconnue, incompréhensible, comme si une nouvelle pastille venait de s’éteindre dans sa tête. Il regarda Kate, qui semblait recroquevillée sur elle-même, terrifiée, en état de choc.
Hiram, une fois passé le moment de confusion, avait saisi immédiatement les implications de la chose. Il leva les yeux, songeur, vers le ciel, en murmurant :
— Je me demande combien ils sont à nous observer en ce moment.
— De qui parlez-vous ? demanda Mavens.
— De ceux du futur. Vous ne voyez pas ? Si David ne se trompe pas, nous sommes en train de vivre un moment historique. L’invention de ce… cette visionneuse du passé. Autour de nous, l’air doit grouiller de spectateurs, d’historiens, de touristes, de biographes, d’hagiographes, venus voir avec leur Camver comment ça s’est passé. (Il découvrit ses dents en un large sourire et redressa la tête.) Hé ! ho ! Vous me voyez ? Vous savez qui je suis ? Hiram Patterson, bande de cons ! Vous voyez ce que j’ai réussi à faire ?
Et, dans les vastes corridors du futur, d’innombrables observateurs croisèrent son regard de défi.