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SOUS LES
FEUX DE LA RAMPE
Rome, 2041
Tenant Heather par la main, David fendait la foule dense de la Ville éternelle. Le ciel nocturne, au-dessus d’eux, avec ses différentes couches de smog, était du même orange que les nuages de Titan.
Même à cette heure tardive, la ville était bondée de touristes. Beaucoup, comme Heather, se promenaient avec leur frontal Œilmental ou leurs Lunettes-Gants.
Quatre ans après la première commercialisation de masse de la Camver, le passe-temps à la mode consistait à faire du tourisme dans un certain nombre de sites antiques de l’humanité, et à y explorer les couches profondes du passé. David avait l’intention de faire de la plongée pour voir Venise avant de quitter l’Italie. Cela l’excitait, et c’était bien compréhensible. Le passé était devenu un endroit confortable, familier, dont l’exploration, en toute sécurité, était la meilleure des aventures factices, la manière la plus parfaite de détourner les yeux du mur blanc de la comète où l’avenir allait s’arrêter. Quelle ironie, se disait-il, qu’un monde auquel on allait bientôt voler son futur reçoive soudain son passé en cadeau !
Il était si tentant de s’échapper d’un univers où même le présent transformé était devenu un endroit étrange et déroutant.
Presque tout le monde, aujourd’hui, portait sur lui une Camver d’un genre ou d’un autre, en général une version bracelet-montre miniaturisée alimentée par la technologie de compression du vide. La Camver personnelle constituait un lien avec le reste de l’humanité, avec les gloires et les horreurs du passé et, surtout, représentait un gadget utile pour regarder ce qui se passait au prochain coin de rue.
Tout le monde était transformé sous le regard impitoyable de la Camver.
Les gens ne s’habillaient plus comme avant. Certaines personnes âgées, dans les rues encombrées de Rome, portaient encore des vêtements démodés de quelques années, et des touristes arboraient, par manière de défi, des tee-shirts et des shorts aux couleurs voyantes, comme avant. Il y avait même une femme qui affichait ce message agressif en lettres fluorescentes sur son corsage :
EH, VOUS, LÀ-HAUT, DU FUTUR
DÉGAGEZ VOTRE MÉMÉ DU MILIEU !
Mais la grande majorité des gens se camouflaient sous des combinaisons une pièce, zippées jusqu’au menton, avec des manches longues et des jambes de pantalon prolongées de mitaines et de bottes. Il y avait même des costumes intégralement couvrants, importés du monde islamique : des sarraus souples et des tuniques traînant par terre, avec des capuches qui dissimulaient tout le visage à l’exception des yeux, généralement hagards ou sur le qui-vive.
D’autres réagissaient de manière diamétralement opposée. Il y avait un couple de nudistes, deux hommes qui marchaient la main dans la main, précédés dignement, avec un air de défi, par un gros ventre aux replis surplombant des organes génitaux ratatinés de sexagénaires.
Cependant, qu’ils soient sur leurs gardes ou agressifs, les vieux – au nombre desquels David, avec réticence, se comptait – faisaient montre d’une méfiance continuelle envers le regard invisible et omniprésent de la Camver.
Les jeunes, qui grandissaient avec, n’avaient pas la même attitude. Beaucoup sortaient nus, à l’exception d’objets utilitaires comme des sandales ou un sac. Mais ils ne semblaient pas avoir la même timidité ni la même gêne que leurs aînés, comme s’ils avaient fait leur choix simplement en tenant compte du côté pratique ou d’un simple désir de marquer leur personnalité plutôt qu’en fonction de leur modestie ou de tabous quelconques.
Quelques adolescents en groupe se cachaient derrière des masques représentant en projection le visage épanoui d’un jeune homme. Garçons et filles avaient le même, qui affichait toute une gamme d’émotions et d’états – fouetté par la pluie, inondé de soleil, barbu, glabre, riant aux éclats, en larmes, et même paisiblement endormi – sans rapport avec les activités du moment de celui qui le portait. C’était un spectacle déconcertant. On avait l’impression de voir un groupe de clones déambuler dans la nuit romaine.
Ces masques représentaient Romulus, et c’était le dernier accessoire de mode en date issu des fabriques de OurWorld. Romulus, le fondateur de la Ville éternelle, était devenu une idole pour les jeunes Romains depuis que la Camver avait prouvé qu’il avait réellement existé, même si l’histoire de son frère et des loups était un mythe. Ces masques étaient constitués de simples versions d’Écransouples adaptées à la forme du visage, avec une liaison Camver incorporée, et ils étaient l’exacte reproduction du visage de Romulus à l’âge du porteur, à la minute près. OurWorld était en train de cibler différents marchés sur la planète avec des variantes locales de cette trouvaille.
C’était une opération commerciale formidable, mais David savait qu’il n’aurait pas assez de toute une vie pour s’habituer au spectacle du visage d’un jeune mâle de l’âge de fer surmontant une paire de nénés coquins.
Ils traversèrent une place où poussait de la verdure fatiguée, entourée par de hauts bâtiments antiques. Sur un banc, David remarqua la présence d’un jeune couple, garçon et fille, tous deux nus. Ils devaient avoir seize ans. La fille était sur les genoux du garçon, et ils s’embrassaient fougueusement. La main du garçon pétrissait le sein menu de la fille, qui avait glissé la main entre leurs deux corps, autour de son érection.
David savait que certains commentateurs (plus âgés) décrivaient ce genre de spectacle comme une manifestation d’hédonisme, une danse de folie désespérée des jeunes avant l’embrasement final. C’était le pendant irréfléchi, juvénile, des horribles philosophies nihilistes du désespoir qui avaient récemment fleuri en réponse à l’existence menaçante d’Absinthe : des philosophies où l’univers était considéré comme un poing géant prêt à s’abattre sur toute vie, toute pensée et tout objet de beauté, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Il n’avait jamais existé de moyen de résister au lent déclin entropique de l’univers, bien entendu, mais Absinthe avait rendu ce terminus cosmique affreusement réel, et il n’y avait plus rien d’autre à faire que danser, forniquer et pleurer.
Ces notions possédaient un attrait morbide. Mais l’explication quant au comportement de la jeunesse était sûrement bien plus simple, se disait David. C’était probablement une conséquence de la Camver à ajouter aux autres : la mise en pièces systématique, déconcertante, de tous les tabous dans un monde qui s’écroulait.
Un petit attroupement s’était formé autour du couple. Un homme, également nu, se masturbait lentement.
Techniquement, la loi interdisait encore ce genre de chose. Mais personne n’essayait de l’appliquer. Après tout, cet homme esseulé pouvait rentrer dans sa chambre d’hôtel et pointer sa Camver sur qui il voulait, de jour comme de nuit. Les gens l’utilisaient ainsi depuis le début, et avant il y avait les films et les magazines pour cet usage. Au moins, la Camver avait le mérite de bannir toute hypocrisie.
Mais cette sorte d’incident, à vrai dire, devenait de plus en plus rare. Un nouveau code social commençait à émerger.
Le monde, pour David, ressemblait un peu à un restaurant bondé. On pouvait y écouter la conversation des tables voisines, mais c’était impoli, et un tel comportement, quand les autres s’en apercevaient, était sévèrement blâmé. Cependant, beaucoup de gens aimaient la foule et ne pouvaient se passer de fréquenter les endroits publics. L’excitation, le mouvement et le sentiment de faire partie d’un groupe pouvaient être plus forts que le besoin d’intimité.
Sous les yeux de David, la fille se dégagea, souriant à son amant, et se laissa glisser le long de son corps, lisse comme une otarie, pour prendre son sexe en érection dans sa bouche. Et…
David détourna la tête, les joues en feu.
C’étaient des amateurs dans leur manière de faire l’amour. Trop pressés, peut-être. Leurs jeunes corps n’étaient pas spécialement beaux, mais ce n’était nullement de l’art, ni même de la pornographie, c’était la vie humaine, dans toute sa beauté maladroite et animale. Il essaya d’imaginer ce que ce garçon devait ressentir, libéré des tabous, dans toute la vigueur de son corps et de celui de sa partenaire.
Heather, elle, n’avait rien vu de tout cela. Elle marchait à côté de lui, les yeux brillants, immergée dans un passé reculé, et il se dit qu’il était peut-être temps qu’il l’y rejoigne. Avec un sentiment de soulagement et un ordre bref au Moteur de Recherche pour qu’il le guide, il mit son frontal en place et s’introduisit, furtif, dans une autre époque.
Il s’avança dans la lumière du jour. Mais la rue grouillante de monde, bordée de hauts immeubles, était plongée dans la pénombre. Limités par la topographie particulière du site – les fameuses sept collines –, les Romains, déjà forts de leur million d’habitants, avaient dû construire en masse.
Sous bien des aspects, la cité avait pris une allure étonnamment moderne. Mais on n’était pas au XXIe siècle. Il avait sous les yeux la capitale italienne vibrante, grouillante, par un brillant après-midi ensoleillé, telle qu’elle se présentait cinq ans à peine après le supplice cruel du Christ. Il n’y avait pas de véhicules à moteur dans les rues, naturellement. Seulement quelques charrettes tirées par des bêtes. Le mode de transport le plus courant, en dehors de la marche, était la litière de location ou la chaise à porteurs. Même ainsi, les rues étaient si encombrées que les piétons ne pouvaient avancer qu’au ralenti.
Tout autour d’eux se pressait une humanité disparate – citoyens romains, soldats, pauvres ou esclaves. David et Heather les dominaient pour la plupart. De plus, ils avançaient sur la chaussée moderne, qui était au-dessus des pavés de la cité ancienne. Les pauvres et les esclaves avaient l’air chétifs, en proie à la malnutrition et à la maladie. Ils se pressaient, comme des rats, autour des fontaines publiques. Mais les citoyens, certains vêtus de toges d’un blanc étincelant, cousues d’or, bénéficiant de plusieurs générations de prospérité datant de l’expansion de l’Empire, étaient aussi grands et aussi bien nourris que David. Habillés autrement, ils n’auraient sans doute pas paru déplacés dans les rues de n’importe quelle ville du XXIe siècle.
David n’arrivait pas à s’habituer à la manière dont cette foule dense passait à travers lui. Il était difficile d’admettre que, pour ces Romains absorbés dans leurs propres préoccupations, il n’était rien de plus qu’un fantôme sans substance. Il aurait voulu être réellement parmi eux, avoir un rôle à jouer.
Ils arrivèrent en un lieu plus découvert. C’était le Forum Romanum, une cour pavée rectangulaire entourée de grands bâtiments à deux niveaux, avec en façade des rangées d’étroites colonnes de marbre. Un alignement de colonnes triomphales, surmontées de statues dorées à la feuille d’or, s’avançait hardiment jusqu’au milieu de la cour. Plus loin, derrière un enchevêtrement de toitures en tuiles rouges caractéristiques de Rome, il apercevait la masse impressionnante du Colisée.
Dans un coin, il remarqua un groupe de citoyens somptueusement vêtus, des sénateurs, peut-être, en train de discuter de manière véhémente et d’écrire sur des tablettes sans paraître s’apercevoir de la beauté et des merveilles qui les entouraient. Ils étaient la preuve que cette cité n’était pas un musée mais, visiblement, la capitale opérationnelle d’un empire énorme, complexe et parfaitement bien géré. Le Washington de l’époque. Son caractère vivant, ancré dans la réalité mondaine, était exaltant, si différent des reconstitutions brillantes et aseptisées des musées d’avant la Camver, des livres et des films.
Mais cette cité impériale, déjà ancienne, n’avait plus que quelques siècles de vie devant elle. Les aqueducs géants allaient s’écrouler, les fontaines publiques se tarir, et les Romains en seraient réduits, pendant les mille ans qui suivraient, à puiser leur eau à la main dans le Tibre.
Quelqu’un lui donna une tape sur l’épaule.
Il se retourna en sursautant. Un homme était là, vêtu d’un costume terne, gris anthracite, avec cravate, totalement déplacé dans ce contexte. Il avait des cheveux blonds coupés court et tenait un badge à la main. Comme David et Heather, il flottait à quelque distance du sol de la Rome impériale.
C’était l’agent spécial du FBI Michael Mavens.
— Vous ? demanda David. Qu’est-ce que vous me voulez encore ? Vous croyez que vous n’avez pas fait assez de mal comme ça à ma famille ?
— Je n’ai jamais cherché à vous nuire, monsieur.
— Et aujourd’hui…
— Et aujourd’hui, j’ai besoin de votre aide.
Réprimant un soupir, David porta la main à son frontal Œilmental. Il sentit le picotement indéfinissable qui accompagnait chaque fois la rupture du lien entre la machinerie et son cortex par l’intermédiaire de l’émetteur-récepteur.
Soudain, il fut plongé dans la nuit chaude de Rome.
Autour de lui, le Forum Romanum avait rétréci. De gros blocs de marbre gisaient par terre, leur surface brunie et piquetée par l’air pollué de la ville. Des bâtiments majestueux, il ne restait qu’une poignée de colonnes et de traverses qui jonchaient le sol comme des ossements au milieu de l’herbe urbaine empoisonnée qui poussait jusque dans les interstices de la pierre.
Curieusement, parmi la foule bigarrée des touristes du XXIe siècle, Mavens, avec son complet gris, semblait encore plus déplacé que dans la Rome antique.
Il se tourna pour étudier Heather, dont les pupilles se dilatèrent vivement, éclairées par la lueur perlée typique des points de vue Camver créés par les minigénérateurs implantés dans ses rétines. David lui prit la main, et elle exerça une douce pression sur la sienne.
Mavens croisa le regard de David. Il hocha la tête pour montrer qu’il comprenait, mais insista tout de même.
— Il faut que je vous parle. C’est important.
— Mon frère ?
— Oui.
— Très bien. Voulez-vous rentrer avec nous à l’hôtel ? Ce n’est pas loin.
— Avec plaisir.
David commença donc à s’éloigner du Forum Romanum en guidant gentiment Heather pour contourner les blocs épars. Elle tournait la tête comme si c’était une caméra sur un pied articulé, toujours immergée dans les gloires éclatantes d’une cité depuis longtemps morte, et les distorsions de l’espace-temps luisaient dans son regard.
Ils arrivèrent à l’hôtel.
Heather n’avait pratiquement pas ouvert la bouche depuis le Forum Romanum. Elle laissa David l’embrasser sur la joue avant de gagner sa chambre. Là, elle demeura étendue dans le noir, fixant le plafond, ses yeux Camver miroitants, et David s’avisa, mal à l’aise, qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle était en train de regarder.
Quand il retourna dans sa chambre, Mavens l’attendait. David alla au minibar servir deux verres : un single malt pour lui, un bourbon pour Mavens.
Ce dernier commença à parler de choses et d’autres.
— Vous savez, dit-il, la portée des technologies de Hiram Patterson est impressionnante. Dans votre salle de bains, je viens d’utiliser un miroir Camver pour me curer les dents. Ma femme possède une Camver familiale à la maison. Mon frère et ma belle-sœur en ont une pour surveiller leur fille de treize ans, qui a un comportement bizarre à leur avis. Et ainsi de suite. Quand je pense que c’est la technologie miracle de notre époque et que nous nous en servons d’une manière si terre à terre !
— Tant que les ventes marchent bien, Hiram se soucie peu de ce que nous en faisons. Mais si vous m’exposiez les raisons pour lesquelles vous avez pris la peine de venir me chercher si loin, agent Mavens ?
Ce dernier mit la main dans la poche de sa veste froissée et en sortit un minidisque de la taillé d’un ongle. Il le retourna comme une pièce de monnaie, et David vit apparaître à sa surface des miroitements d’hologrammes. Il le posa délicatement sur la petite table à côté de son verre.
— Je suis à la recherche de Kate Manzoni, dit-il. Et aussi de Bobby Patterson et de Marie Mays. À cause de moi, ils se cachent. Je veux les faire revenir, les aider à reprendre une existence normale.
— Qu’y puis-je ? demanda David d’une voix amère. Mais vous, vous avez derrière vous toutes les ressources du FBI.
— Pas dans le cas présent. Si vous voulez savoir, l’Agence a renoncé à retrouver ces trois personnes. Mais pas moi.
— Pour quelle raison ? Vous voulez les faire payer encore plus ?
— Pas du tout, déclara Mavens, mal à l’aise. Le cas Manzoni a été la première affaire d’importance à reposer sur la technologie Camver. Et nous nous sommes plantés. (Il sourit d’un air las.) J’ai revérifié. C’est ce qu’il y a de plus extraordinaire dans cette procédure. Elle permet de revoir les choses autant de fois qu’on le désire. Et aujourd’hui, nous avons accès à de nouveaux types d’informations. Par exemple, le contenu des mémoires d’ordinateur et des périphériques de stockage. J’ai passé en revue le matériel utilisé par Kate Manzoni au moment de son supposé délit. Et, finalement, j’ai découvert que ce qu’elle a clamé depuis le début était vrai.
— C’est-à-dire ?
— C’est Hiram Patterson qui est responsable de tout. Mais il sera difficile d’en apporter la preuve formelle, même avec la Camver. Il s’agit d’une machination contre Manzoni. (Il secoua la tête.) Je connaissais et j’admirais son travail de journaliste bien avant que cette affaire éclate. La manière dont elle a révélé la vérité qu’ils voulaient étouffer sur Absinthe était…
— Vous n’avez rien à vous reprocher, lui dit David d’une voix sans intonation. Vous n’avez fait que votre boulot.
— J’ai échoué lamentablement. Et ce n’est pas la première fois. Mais les victimes – Bobby et Kate – ont disparu de la circulation à cause de ça, et ils ne sont pas les seuls.
— Ils se sont mis à l’abri de la Camver.
— Bien sûr. Elle change la vie de tout le monde.
Ce qu’il disait était vrai. Avec les nouvelles règles du jeu, les affaires étaient florissantes. Les taux de criminalité atteignaient leur niveau irréductible le plus bas, un résidu attribuable uniquement aux troubles mentaux. Les politiciens, cauteleux, avaient trouvé le moyen de continuer à exercer leurs activités dans un monde aux parois de verre où chacune de leurs actions était visible par des citoyens attentifs, en temps réel et rétrospectivement. Au-delà du côté tapageur du tourisme dans le temps, une nouvelle conception de l’histoire, nettoyée de ses mythes et de ses contrevérités, mais non moins fascinante, voyait le jour dans la conscience collective de l’espèce. Nations, religions et entreprises semblaient avoir dépassé le stade de leurs excuses générales ou particulières. Les religions survivantes, refondues, nettoyées, purifiées, débarrassées de leur corruption et de leur cupidité, émergeaient de nouveau au grand jour, et commençaient, semblait-il, à remplir leur véritable mission, qui était la recherche du transcendant par l’humanité.
À tous les niveaux, du plus haut au plus bas, les mœurs avaient totalement changé. Les gens faisaient montre de plus de tolérance envers leurs semblables, ils acceptaient mieux leurs différences et leurs défauts, car chacun avait conscience de se trouver soumis au regard critique des autres.
— Vous savez, était en train de dire Mavens, tout se passe comme si nous étions tous sous le feu d’un projecteur au milieu d’une scène plongée dans le noir. À présent, les lumières se sont allumées dans la salle, et nous voyons les coulisses, que cela nous plaise ou non. Vous avez entendu parler de SAM ? Surveillance Assurée Mutuellement. Une conséquence du fait que tout le monde possède aujourd’hui une Camver. Tout le monde épie tout le monde. D’un seul coup, le pays s’est rempli de citoyens courtois, attentionnés, circonspects. Mais ce n’est pas forcément une bonne chose. Il y a des gens qui sont en train de devenir obsédés par la surveillance dont ils sont l’objet. Ils refusent de faire quoi que ce soit qui les distingue de la masse. C’est comme si nous vivions dans un village où les commérages font la loi.
— Mais, dans l’ensemble, on peut quand même dire que le bilan de la Camver est plutôt positif, vous ne croyez pas ? Prenez l’opération « ciel ouvert », par exemple.
Ciel ouvert, c’était le vieux rêve de transparence internationale du président Eisenhower. Avant même l’apparition de la Camver, il y avait eu une réalisation partielle de cette vision, avec reconnaissance aérienne, satellites de surveillance et inspection des armements. Mais le système était limité. Les inspecteurs pouvaient être expulsés, et les silos à missiles camouflés sous des bâches.
— Aujourd’hui, répliqua Mavens, sous le merveilleux signe de la Camver, nous les épions et nous savons qu’ils nous épient. Plus rien ne peut être dissimulé. Les accords de réduction des armements peuvent être vérifiés. Un grand nombre de conflits armés sont dans l’impasse. Chaque camp sait d’avance ce que l’autre va faire. De plus, n’importe quel citoyen peut suivre ce qui se passe. Sur toute la planète…
Les régimes dictatoriaux et répressifs, exposés au grand jour, s’écroulaient. Bien que certains gouvernements totalitaires aient cherché à utiliser la nouvelle technologie comme instrument d’oppression, l’invasion (délibérée) de ces pays par les Camvers des démocraties avait provoqué l’instauration d’une transparence totale et responsable dans les affaires publiques. C’était le prolongement de l’action passée de groupes comme le Witness Program, qui, pendant des décennies, avait fourni du matériel vidéo aux groupes d’action humanitaire, avec pour devise : « Que la vérité mène le combat. »
— Croyez-moi, poursuivit Mavens. Les États-Unis ne s’en tirent pas trop mal. Le plus gros scandale qui ait éclaté récemment est celui des planqués de l’Absinthe.
Une armée pathétique, minable, quelques collines excavées, des mines reconverties, prévues comme refuge pour les riches et les puissants – ou, tout au moins, leur descendance, dans l’attente du Jour d’Absinthe. On soupçonnait depuis quelque temps l’existence de ces installations. Quand elles avaient été découvertes, leur futilité en tant qu’abri n’avait pas tardé à être démontrée par les spécialistes, et les responsables du projet avaient été couverts de ridicule.
— À bien voir, continua Mavens, le scandale était bien plus grand, dans le passé, quand on démasquait un truc comme ça. Nous sommes tous en train de devenir plus moraux. Certains disent même que nous sommes enfin à la veille de l’instauration d’un gouvernement mondial consensuel. La réalisation d’une utopie.
— Vous y croyez ?
Mavens eut un sourire amer.
— Pas une seconde. J’ai plutôt l’impression que la Camver va nous conduire à quelque chose que j’ignore, mais qui sera beaucoup plus étrange.
— C’est possible. En tout cas, nous vivons à une époque de grands changements, c’est le moins qu’on puisse dire. La génération qui nous a précédés a été la première à admirer la Terre tout entière vue de l’espace. Et la nôtre est la première à avoir une perspective authentique de l’histoire, et à pouvoir connaître la vérité sur elle-même. Vous savez, je me sens parfaitement capable d’assumer tous ces changements. (Il eut un sourire forcé.) Croyez-en la parole d’un catholique, agent Mavens. J’ai grandi dans la croyance que j’étais déjà en permanence sous l’œil d’une espèce de Camver, qui était le regard omniscient de Dieu. Nous devons tous apprendre à vivre sans honte et sans subterfuge. Je sais que c’est dur pour tout le monde – pour moi aussi –, mais, grâce à la Camver, j’ai l’impression que cela rend plutôt les gens un peu plus raisonnables.
« Le plus remarquable, c’était que tout avait découlé de l’apparition d’un gadget que Hiram, son promoteur, jugeait aussi inoffensif qu’une caméra un peu plus perfectionnée que les autres. Et l’ironie du sort voulait que ledit Hiram, aujourd’hui réduit à se cacher comme un malfaiteur, soit, dans la lignée des grands innovateurs qui remontait à Frankenstein, en grand danger d’être détruit par sa création.
— Peut-être que, dans une génération ou deux, nous en sortirons purifiés, déclara Mavens, mais tout le monde, pour le moment, ne supporte pas d’être exposé aux regards. Les statistiques des suicides demeurent élevées. Vous seriez surpris si vous aviez les chiffres sous les yeux. Et il y a beaucoup de gens, comme Bobby, qui disparaissent des registres : listes électorales, recensements, etc. Certains se font enlever leurs implants d’identité dans le bras. Nous pouvons toujours les voir, naturellement, mais nous ne pouvons pas les identifier. (Il regarda David.) Nous pensons que Bobby et Kate ont rejoint un groupe de ce genre. Un groupe qui s’appelle Les Réfugiés. Et que nous devons retrouver si nous voulons contacter Bobby.
David fronça les sourcils.
— Il a fait son choix. Il est peut-être heureux comme ça.
— Il est en fuite. Il n’est pas en mesure de faire un choix, pour le moment.
— Si vous les retrouvez, Kate devra subir la sentence…
— Je vous garantis que non, l’interrompit Mavens en secouant la tête. Je vous l’ai dit, j’ai la preuve de son innocence. Je suis en train de préparer un dossier pour qu’elle puisse faire appel. (Il saisit le minidisque et en donna plusieurs petits coups sur la table.) Alors, qu’en pensez-vous ? Vous voulez lancer une bouée de sauvetage à votre frère ?
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Nous pouvons suivre les gens à la trace avec la Camver en les surveillant visuellement. Ce n’est pas une tâche aisée, et elle demande beaucoup de personnel et de temps. Mais c’est possible. Cependant, il existe des moyens de tromper une surveillance visuelle. Et la Camver ne peut pas encore être couplée de manière efficace à un indicateur externe, ni même à un implant. Les implants peuvent être retirés, modifiés, reprogrammés ou détruits. Les laboratoires de recherche du FBI ont donc travaillé à mettre au point une méthode plus fiable.
— Basée sur ?
— L’ADN. Nous pensons qu’il deviendra possible de partir d’un fragment organique analysable – une lamelle de peau, une rognure d’ongle, n’importe quoi qui permette de relever l’empreinte génétique ADN d’un individu – pour remonter jusqu’au sujet et, grâce à cette clé, le suivre en arrière et en avant dans le temps, aussi loin que nécessaire. Ce minidisque contient un logiciel de poursuite. Ce que nous vous demandons, c’est de le coupler à une Camver opérationnelle. Vous autres, à OurWorld, et vous en particulier, docteur Curzon, vous êtes toujours à la pointe dans ce jeu-là. Nous pensons qu’il sera possible un jour d’établir une base de données globale des séquences ADN. Les enfants seraient séquencés et enregistrés à la naissance. Cela permettrait, à terme, de retrouver n’importe qui sans avoir à disposer de fragment organique.
— Vous pourrez alors, déclara lentement David, rester tranquillement assis dans votre bureau du FBI, en laissant vos espions automatiques écumer la planète à la recherche de qui vous voudrez, même dans l’obscurité complète. Cela mettra un terme définitif à toute vie privée, n’est-ce pas ?
— Allons, docteur Curzon. De quelle vie privée s’agit-il ? Regardez autour de vous. Les ados baisent déjà dans la rue. Dans dix ans, il faudra leur expliquer ce que cette expression signifiait jadis. Les enfants d’aujourd’hui ne sont plus comme nous. Ce sont les sociologues qui le disent. Et vous pouvez le constater partout. Ils grandissent avec l’habitude de tout faire à découvert, en pleine lumière. Et ils communiquent tout le temps ensemble. Vous n’avez pas entendu parler d’Arènes ? Il y a des forums géants de discussions permanentes, transmises par des liaisons Camver, sur la planète entière, qui peuvent toucher des milliers de personnes à la fois. Et aucune n’a plus de vingt-cinq ans. Les jeunes commencent à définir leurs propres valeurs, sans se référer au monde que nous avons bâti. Comparés à eux, c’est nous qui sommes tarés, pas vrai ?
Malgré lui, David dut admettre qu’il avait raison. Et les choses n’allaient pas s’arrêter là. Peut-être allait-il devenir nécessaire, pour la vieille génération corrompue dont il faisait partie, de céder la place, en emportant avec elle ses complexes et ses tabous, pour que les jeunes puissent hériter de ce monde nouveau qu’ils étaient les seuls à comprendre vraiment.
— Possible, grogna Mavens quand David lui fit part de cette pensée, mais je ne suis pas encore prêt à baisser les bras. En attendant…
— En attendant, je pourrais chercher mon frère c’est ça ?
Mavens garda quelques instants le silence, contemplant le fond de son verre.
— Écoutez, ça ne me regarde pas, mais Heather est une vercamée, n’est-ce pas ?
Les vercamés étaient la toute dernière génération des accros à la Camver. Depuis qu’elle utilisait des implants rétiniens, Heather passait sa vie plongée dans un rêve virtuel. Bien entendu, elle pouvait choisir de voir le présent, ou tout au moins le passé très récent, comme si ses yeux étaient toujours les originaux organiques, mais David savait qu’elle faisait rarement ce choix.
En général, elle errait dans un univers éclairé par la faible lueur d’un passé très lointain. Parfois, elle était avec son moi plus jeune, regardant à travers ses yeux, revivant sans cesse certains événements. Et David était sûr qu’elle était, la plupart du temps, avec Marie, le bébé qu’elle tenait dans ses bras, la petite fille qui accourait vers elle, incapable, et de toute façon peu désireuse de changer le moindre détail.
Si la situation dans laquelle se trouvait Heather n’avait rien à voir avec Mavens, elle avait encore moins de rapport avec David. Peut-être son désir instinctif de la protéger venait-il de sa propre rencontre avec le pouvoir séducteur du passé.
— Il y a des commentateurs, fit observer lentement David, qui prétendent que c’est ce que l’avenir nous réserve à tous. Des trous de ver à la place des yeux et des oreilles. Nous apprendrons à nous servir de perceptions nouvelles, où les différentes couches du passé nous seront aussi visibles que le présent. Ce sera une nouvelle manière de penser, de faire partie de l’univers. Mais pour le moment…
— Pour le moment, murmura Mavens d’une voix douce, Heather a besoin qu’on l’aide.
— Oui. Elle a très mal accepté la perte de sa fille.
— Faites quelque chose, alors. Aidez-moi. Écoutez, cette histoire de poursuite par l’ADN n’est pas juste un gadget policier. (Il se pencha en avant.) Songez à tout ce que cela permettrait de réaliser. Éradiquer des maladies, par exemple. On pourrait remonter aux origines d’une épidémie à travers ses vecteurs, aériens, aquatiques ou je ne sais quoi. On remplacerait des mois et des mois de recherche laborieuse et dangereuse par un simple coup d’œil. Les centres internationaux d’étude et de prévention des maladies n’attendent que ça. Et n’oubliez pas l’intérêt historique de la chose. On pourrait remonter dans la vie d’un individu jusqu’au stade fœtal, vous ne croyez pas ? Il suffirait d’une simple adaptation du logiciel pour que la poursuite permette une remontée continue jusqu’à l’ADN de chacun des parents, et de leurs parents avant eux. On pourrait ainsi élaborer des arbres généalogiques complets. Cela marcherait aussi dans l’autre sens, naturellement. On retrouverait tous les descendants vivants des grands hommes. Vous êtes un scientifique, David. La Camver a déjà bouleversé la science et l’histoire. Réfléchissez à tout ce que vous pourriez faire avec ça…
Il brandit le minidisque sous le nez de David, en le tenant entre le pouce et l’index, comme si c’était, se disait David, une hostie de communion.