5
PARADIS
VIRTUEL
Bobby arriva en retard à RevelationLand. Kate l’attendait encore sur le parking tandis que les groupes de fidèles d’un certain âge franchissaient en masse les grilles de la cathédrale géante de Billybob Meeks, toute de verre et de béton.
Cette « cathédrale » avait été naguère un stade de football. Ils durent s’asseoir sur les gradins derrière l’une des tribunes, à un endroit où la visibilité était réduite par des piliers. Des vendeurs ambulants de hot dogs, cacahuètes, sodas et drogues récréatives parcouraient la foule, et les haut-parleurs diffusaient de la muzak à tue-tête. Elle reconnut Jérusalem, le morceau inspiré du célèbre poème de Blake sur la visite légendaire du Christ en Angleterre, devenu l’hymne national après l’éclatement du Royaume-Uni.
Le sol du stade était un miroir géant qui reflétait le ciel bleu parsemé de gros nuages de décembre. Au centre était dressé un gigantesque trône, couvert de pierres brillantes aux éclats bleu et vert. Sans doute du quartz impur, se dit-elle. Des jets d’eau montaient dans le ciel, des lampes à arc créaient un arc-en-ciel spectaculaire. D’autres projecteurs étaient suspendus dans les airs au-dessus du trône, portés par des drones. Tout autour du trône géant, des sièges plus petits étaient occupés par les doyens et doyennes, vêtus de blanc, au visage décharné et à la tête chenue couronnée d’un cercle doré.
Il y avait aussi des bêtes de la taille d’un camion-benne qui allaient et venaient sur le terrain. Elles étaient grotesques, avec des yeux qui clignaient sans cesse sur toutes les parties du corps. L’une d’elles, à un moment, déploya de grandes ailes et vola comme un lourd rapace sur quelques mètres.
Les bêtes rugissaient de temps à autre, tournées vers la foule, leurs hurlements amplifiés par les haut-parleurs. La foule se dressait chaque fois pour pousser une grande clameur, comme si un but venait d’être marqué.
Bobby semblait étrangement nerveux. Il portait une combinaison rouge vif, avec un foulard chromorphé autour du cou. C’était le vrai dandy du XXIe siècle dans toute sa splendeur, se disait-elle, aussi déplacé parmi cette multitude de vieux à la mise uniforme qu’un diamant dans la collection de galets d’un enfant.
Elle lui toucha la main.
— Ça va ?
— Je ne m’étais pas rendu compte qu’ils étaient si vieux.
Il avait raison, bien sûr. Ce rassemblement était une frappante illustration du vieillissement croissant de l’Amérique. Nombreux étaient ceux qui, dans la foule, avaient une pastille d’amélioration de la cognition visible au milieu de la nuque, dont le rôle était de lutter contre l’apparition des maladies liées au vieillissement, comme le syndrome d’Alzheimer, en stimulant la production des neurotransmetteurs et des molécules d’adhérence intercellulaire.
— Allez dans n’importe quelle église du pays et vous verrez la même chose, Bobby. C’est triste, mais les gens sont généralement attirés par la religion quand ils sentent approcher la mort. Et il y a le vieillissement de la population. Sans compter que l’ombre d’Absinthe se profile maintenant sur nous tous. Billybob a beau jeu de surfer sur la vague démographique. Ce qui est sûr, c’est que tous ces gens ne mordent pas.
— Sans doute, mais ils sentent. Vous n’avez pas remarqué ?
Elle se mit à rire.
— « Ne mets jamais ton pantalon du dimanche pour aller livrer la bataille de la liberté et de la vérité. »
— Hein ?
— Henrik Ibsen.
Au même moment, un homme se leva du grand trône central. Il était petit et gros, et son visage luisait de transpiration. Sa voix amplifiée par les haut-parleurs résonna :
— Bienvenue à RevelationLand ! Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? (Il fendit l’air d’un doigt.) Le savez-vous ? Le savez-vous vraiment ? Écoutez mes paroles. Je fus ravi en esprit au jour du Seigneur ; et j’entendis derrière moi une voix tonnante, comme une trompette, qui disait : Ce que tu vois, écris-le sur un parchemin…
Et il brandit un morceau de parchemin luisant.
Kate se pencha vers Bobby.
— Je vous présente Billybob Meeks. Saisissant, n’est-ce pas ? Applaudissez en même temps que tout le monde. Camouflage stratégique.
— Qu’est-ce qui se passe ici, Kate ?
— Je vois que vous n’avez jamais lu l’Apocalypse de saint Jean. Le mot de la fin complètement fou de la Bible. (Elle fit un geste du bras englobant tout ce qu’ils voyaient.) Les sept lampes ardentes, les vingt-quatre petits trônes entourant le gros. Le livre de l’Apocalypse est plein de nombres magiques. Trois, sept, douze… Et sa description de la fin des temps est très littérale. Au moins, Billybob se sert des versions traditionnelles, et non des éditions récentes où le texte est remanié pour démontrer que la date fatidique d’Absinthe était 2534 depuis le début… (Elle soupira.) Les astronomes qui l’ont découvert n’ont rendu service à personne en le baptisant ainsi. Chapitre huit, verset dix : Le troisième ange sonna de la trompette. Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau ; et elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux. Le nom de cette étoile est Absinthe…
— Je ne comprends pas très bien pourquoi vous m’avez fait venir ici aujourd’hui. En fait, je ne comprends pas comment vous avez pu me faire passer votre message. Après que mon père vous a congédiée de cette façon…
— Hiram n’est pas encore tout-puissant, Bobby. Pas même en ce qui vous concerne. Quant à la raison… levez la tête.
Un drone-robot était en suspens au-dessus de la foule, affichant un simple mot : GRAINS. Il descendit vers la foule, en réponse à la commande de certains membres de la congrégation.
— Grains ? L’accélérateur mental ?
— Oui. La spécialité de Billybob. Vous avez lu Blake ? Voir un univers dans un grain de sable, et un paradis dans une fleur sauvage. Tenir l’infini dans la paume de la main et l’éternité dans une heure. L’argument, c’est que, si vous absorbez du Grains, votre perception du temps s’amplifiera. Subjectivement, vous multiplierez vos pensées, votre expérience, dans le même laps de temps. Un prolongateur de vie… distribué exclusivement par Billybob Meeks.
Bob hocha la tête.
— D’accord, mais je ne vois pas ce qu’il y a de mal à ça.
— Regardez donc autour de vous, Bobby. Les personnes âgées ont peur de la mort. Cela les rend particulièrement vulnérables à ce genre d’arnaque.
— Quelle arnaque ? Vous dites que Grains ne marche pas ?
— D’une certaine manière, peut-être. L’horloge interne du cerveau fonctionne plus lentement chez les gens âgés, c’est vrai. Et c’est ce mécanisme que Billybob est en train de fausser.
— Où se situe le problème ?
— Dans les effets secondaires. Grains stimule la production de dopamine, le principal messager chimique du cerveau. Le produit cherche à faire fonctionner le cerveau d’un vieillard aussi vite que celui d’un enfant.
— Et c’est mal, fit Bob d’une voix hésitante. C’est ça ?
Elle fronça les sourcils, déroutée par sa remarque. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait l’impression qu’il manquait quelque chose à Bobby.
— Bien sûr que c’est mal. C’est une ingérence malveillante dans le cerveau humain, Bobby. La dopamine joue un rôle fondamental dans plusieurs fonctions cérébrales. Si son niveau est trop faible, cela peut provoquer des tremblements, l’incapacité d’effectuer un mouvement volontaire – la maladie de Parkinson, par exemple –, jusqu’à la catatonie. Au contraire, un excès de dopamine provoque agitation anormale, troubles obsessionnels compulsifs, paroles et mouvements incontrôlés, tendance à la toxicomanie, euphorie. Les membres de la congrégation de Billybob – ses victimes, devrais-je dire – ne vont pas accéder à l’éternité à l’heure de sa mort. Billybob est en train de leur brûler cyniquement le cerveau. Certains membres des professions médicales commencent à se douter de quelque chose, mais personne n’a rien pu prouver jusqu’à présent. Ce dont j’aurais vraiment besoin, c’est d’une preuve, venant de ses propres labos, qu’il agit en parfaite connaissance de cause. De même que pour ses autres arnaques.
— Qui sont ?
— Détournement de millions de dollars au détriment des compagnies d’assurances à qui il vend des listes bidons de membres de sa congrégation. Il a également empoché une donation considérable faite par la Ligue antidiffamation. Il pratique toujours l’escroquerie à la petite semaine, bien qu’il ait fait du chemin depuis le baptême des billets verts. Jamais entendu parler de ça ? Vous prenez un billet dans le creux de la main pendant un baptême. Ainsi, la bénédiction divine est détournée du cher marmot vers le billet de banque, que vous mettez ensuite en circulation. Il est censé vous revenir très vite avec des petits. Et pour être encore plus sûr que ça va marcher, naturellement, il vaut mieux le refiler à votre pasteur. On dit que Billybob a contracté cette charmante habitude en Colombie, où il était passeur de drogue.
Bobby prit un air choqué.
— Vous n’avez aucune preuve de tout ce que vous avancez.
— Pas pour le moment, dit-elle avec un sourire sarcastique. Mais j’en trouverai.
— Comment ?
— C’est justement ce dont je voulais vous parler.
Il semblait de plus en plus ébahi.
— Désolée, reprit-elle. Je vous bouscule un peu, hein ?
— Un peu.
— Je fais ça quand la moutarde me monte au nez.
— Ça vous arrive souvent, Kate.
— À juste titre, je pense. Je suis sur la piste de cet individu depuis des mois.
Un drone-robot flottait au-dessus d’eux, chargé de panoplies de Lunettes-Gants virtuels.
— Ces ensembles Lunettes-Gants ont été réalisés par RevelationLand Inc. en association avec la compagnie OurWorld. Ils vous feront apprécier davantage votre expérience à RevelationLand. Votre carte de crédit ou compte personnel sera débité automatiquement par tranche de connexion d’une minute. Ces ensembles Lunettes-Gants…
Kate prit deux ensembles au passage.
— Le spectacle commence.
Bobby secoua la tête.
— J’ai mes implants. Je n’ai pas besoin de…
— Billybob a sa manière de neutraliser les technologies rivales. (Elle mit les lunettes.) Vous êtes prêt ?
— Je pense…
Elle sentit quelque chose d’humide autour de ses yeux tandis que les Lunettes extrudaient des membranes pour opérer avec sa peau une jonction étanche à la lumière. On aurait dit que des lèvres froides et gluantes s’étaient soudain collées comme des ventouses à son visage.
Elle se trouva aussitôt en train de flotter dans un silence obscur.
Bobby se matérialisa à côté d’elle. Il flottait lui aussi dans l’espace, en lui tenant la main. Ses Lunettes-Gants, naturellement, étaient invisibles.
La vision de Kate ne tarda pas à s’éclaircir. Les gens flottaient tout autour d’eux, à perte de vue, comme une nuée de grains de poussière. Ils étaient tous vêtus, comme eux, d’une longue robe blanche, et tenaient à la main de grosses palmes éclatantes. Elle vit que Bobby et elle étaient baignés d’une lumière radieuse issue d’un objet en suspens devant eux.
C’était un cube énorme, parfait, aussi éclatant qu’un soleil, qui faisait paraître la foule minuscule en comparaison.
— Ouah ! s’écria Bobby.
— Apocalypse, chapitre vingt et un, murmura Kate. Bienvenue dans la nouvelle Jérusalem.
Elle essaya de se débarrasser de sa palme, mais dès qu’elle la lâcha une autre se matérialisa dans sa main.
— N’oubliez pas une chose, dit-elle à Bobby. La seule réalité, ici, c’est le flot constant de l’argent qui passe de votre poche à celle de Billybob.
Ensemble, ils tombèrent vers la lumière.
Le mur devant elle était percé de fenêtres, avec un alignement de trois entrées en arcade. Elle voyait une lumière à l’intérieur, qui brillait encore plus que la façade. À l’échelle de la construction, les murs paraissaient fins comme du papier.
Ils tombaient toujours en direction du cube, jusqu’au moment où il se dressa devant eux, gigantesque, comme un énorme paquebot sur l’océan.
— Quelle est la taille de ce truc-là ? demanda Bobby.
— D’après saint Jean, c’est un cube de douze mille stades de côté.
— Et douze mille stades, ça fait…
— Environ deux mille kilomètres, Bobby. Cette Cité de Dieu est de la taille d’une petite lune. Il va lui falloir longtemps pour tomber. Et chaque seconde sera débitée sur notre compte, naturellement.
— Dans ce cas, je crois que je vais m’acheter un hot dog. Vous savez, mon père ne cesse de parler de vous.
— Il m’en veut.
— Disons qu’il est… changeant. D’un côté, il vous trouve stimulante.
— Je suppose que je dois considérer cela comme un compliment.
— Il a beaucoup aimé votre expression : anesthésie électronique. Pour ma part, je dois avouer que je n’ai pas très bien compris.
Elle fronça de nouveau les sourcils tandis qu’ils flottaient ensemble vers la pâle lumière grise.
— Vous avez été couvé toute votre vie, n’est-ce pas, Bobby ?
— La plupart des trucs que vous considérez comme une agression contre le cerveau ont des effets bénéfiques, j’en suis sûr. Comme les pastilles anti-Alzheimer. (Il lui jeta un coup d’œil oblique.) Je ne suis peut-être pas aussi ignorant que vous le pensez. Il y a deux ans, j’ai inauguré une salle d’hôpital financée par OurWorld. On y aidait les malades obsessionnels compulsifs à se débarrasser d’une boucle de rétroaction destructrice entre deux zones du cerveau…
— Le noyau caudé et le noyau amygdalien. (Elle sourit.) Étonnant, n’est-ce pas, comme nous sommes tous devenus experts en anatomie cérébrale ! Je n’ai jamais dit qu’il n’y avait que des effets négatifs. Mais c’est une incitation à intervenir. Les toxicomanies sont annulées par les modifications apportées aux circuits de récompense du cerveau. Des gens qui ont tendance à s’emporter se calment lorsque certaines parties de leur noyau amygdalien, indispensables aux émotions, sont détruites. Les boulot-maniaques, les joueurs et même les gens qui ont tendance à s’endetter sont « diagnostiqués » et guéris. Même l’agressivité est liée à une anomalie du cortex.
— Qu’y a-t-il de si terrible à tout ça ?
— Ces charlatans, ces docteurs en reprogrammation ne comprennent rien à la machine qu’ils tripotent. C’est comme si vous tentiez de connaître le fonctionnement d’un logiciel en détruisant les puces de l’ordinateur sur lequel il tourne. Il y a toujours des effets secondaires. Pourquoi, à votre avis, Billybob a-t-il eu si peu de mal à trouver un stade pour le reconvertir ? C’est parce que les spectacles sportifs sont sur le déclin depuis 2015. Les joueurs n’étaient plus assez combatifs.
Bobby sourit.
— Je ne trouve pas ça très sérieux.
— Alors, écoutez bien. En qualité et en quantité, la recherche scientifique est en chute libre depuis deux décennies. En « guérissant » les autistes marginaux, les médecins ont étouffé l’aptitude de nos éléments les plus brillants à se consacrer à des disciplines difficiles. Et l’aire du cerveau liée à la dépression, le cortex du sous-genou du corps calleux, est également associée à la créativité – la perception de la signification. La plupart des critiques s’accordent pour dire que les arts sont en régression. Pourquoi, à votre avis, les groupes de rock virtuels de votre père sont-ils si populaires, soixante-dix ans après la période de gloire des originaux ?
— Mais quelle solution de rechange pourrions-nous avoir ? Sans cette reprogrammation, le monde serait livré à la violence et à la barbarie !
Elle exerça une pression sur la main de Bobby.
— Ce n’est peut-être pas évident pour vous, dans votre cage dorée, mais la planète est déjà livrée à la violence et à la barbarie. Ce qu’il nous faut, c’est une machine qui nous permette de comprendre le point de vue de celui qui est en face de nous. Si nous sommes incapables d’y arriver, toute la reprogrammation du monde sera absolument inutile.
— Encore fâchée ? demanda Bobby en souriant.
— Fâchée ? Contre un charlatan comme Billybob ? Contre les phrénologues attardés, les lobotomiseurs et les docteurs nazis qui jouent avec notre tête et menacent peut-être l’avenir de notre espèce pendant que le monde s’écroule autour de nous ? J’ai des raisons de l’être, vous ne croyez pas ? Ça ne vous met pas en rogne, vous ?
Il lui rendit son regard, dérouté.
— Il faut que je réfléchisse à tout ça, sans doute. Hé ! Ça s’accélère !
La Cité de Dieu se profilait devant eux. La muraille formait maintenant face à Kate une grande plaine oblique, avec des portes comme des cratères rectangulaires. La foule s’engouffrait en plusieurs courants séparés dans les grandes ouvertures en arcade, comme s’il y avait derrière un tourbillon puissant qui happait tout le monde. Bobby et Kate étaient attirés vers la porte centrale. Kate ressentait une excitation enivrée, mais elle n’avait aucune impression de mouvement. Quand elle y pensait très fort, elle sentait son corps, toujours assis tranquillement sur les gradins du stade.
C’était quand même une drôle de balade.
En un clin d’œil, ils se retrouvèrent de l’autre côté. Ils étaient maintenant dans une galerie illuminée d’un éclat gris-blanc, et ils glissaient sur une surface dorée, brillante.
Kate regarda autour d’elle, cherchant des murailles qui devaient se trouver à des centaines de kilomètres de là. Mais il y avait quelque chose d’artistique dans ce paysage inattendu. L’atmosphère était brumeuse. Il y avait même quelques nuages qui flottaient au-dessus d’elle, épars, reflétant l’éclat doré du sol. Et elle n’y voyait qu’à quelques kilomètres de distance sur la plaine.
Soudain, levant la tête, elle distingua les murs illuminés de la Cité qui émergeaient de la couche d’atmosphère à ses pieds. La plaine et les contours géométriques formaient, en se rencontrant, un rectangle lointain, incroyablement net, qui flottait haut dans les airs.
Un plafond au-dessus de l’atmosphère.
— Ouah ! s’écria-t-elle. C’est le paquet-cadeau dans lequel ils ont livré la Lune !
La main de Bobby sur la sienne était douce et chaude.
— Avouez que vous êtes impressionnée, dit-il.
— Billybob est quand même un escroc.
— Mais un escroc artistique.
La gravité commençait à se faire sentir. Autour d’eux, les gens tombaient comme des flocons, et Kate se sentait tomber avec eux. Elle aperçut au-dessous d’elle une rivière d’un bleu vif coulant sur la plaine dorée. Ses rives étaient bordées d’une épaisse forêt verte. Il y avait du monde partout, sur les rives, dans les clairières et à proximité des bâtiments. Des milliers de personnes tombaient du ciel autour d’elle. La foule était bien plus nombreuse que celle du stade. Il devait y avoir des projections virtuelles ajoutées.
Les détails se cristallisaient à mesure qu’elle tombait : les arbres, les gens, et même les reflets de lumière à la surface de l’eau. Les cimes des arbres les plus hauts l’entouraient déjà.
Dans un tourbillon flou de mouvement, elle atterrit en douceur. Levant la tête, elle vit un blizzard de personnes en robe blanche qui tombaient comme elle en douceur, sans aucune peur apparente.
Il y avait de l’or partout. Sous ses pieds, sur les murs des bâtiments les plus proches… Elle étudia les visages qui l’entouraient. Ils avaient l’air excités, heureux, comme s’ils attendaient quelque chose avec ravissement. Mais la lumière dorée dont ils étaient baignés leur donnait un teint quelque peu anémié. Et les sourires béats qu’ils arboraient devaient être une surimpression virtuelle se substituant à une expression médusée.
Bobby s’avança vers un arbre proche. Elle remarqua que ses pieds nus s’enfonçaient dans l’herbe de quelques centimètres.
— Les arbres portent plusieurs sortes de fruits à la fois, dit-il. Regardez. Des pommes, des oranges, des citrons…
— Sur les deux bords du fleuve, il y avait un arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les feuilles servaient à la guérison des nations…
— Je suis impressionné par le souci des détails.
— Il n’y a pas de raison. (Elle se baissa pour toucher le sol. Elle ne sentit ni herbe, ni rosée, ni terre, mais seulement la surface lisse du plastique.) Billybob a le sens de la mise en scène, mais à bon marché. (Elle se redressa.) Ce n’est même pas une vraie religion qu’il a fondée. Les gens qui travaillent pour lui sont des hommes d’affaires et des analystes de marché, ce ne sont pas des religieux. L’évangile qu’il prêche est un évangile de prospérité, qui fait l’apologie de la cupidité et de l’appropriation par tous les moyens. Parlez-en un peu à votre frère. Il s’agit de fétichisme opportuniste, descendant en ligne droite de l’arnaque au baptême des billets de banque.
— On dirait que vous voulez défendre la religion.
— Ce n’est pas du tout ma pensée, croyez-moi, protesta Kate avec véhémence. La race humaine pourrait s’en passer sans problème. Mais j’en veux surtout à Billybob et à ses pareils. Si je vous ai amené ici, Bobby, c’est pour vous montrer à quel point il est puissant. Nous devons l’arrêter à tout prix.
— En quoi suis-je censé vous aider ?
Elle se rapprocha de lui.
— Je sais ce que votre père essaie de mettre au point en ce moment. Une extension de sa technologie Dataflux. Un système de visionnement à distance et en temps réel.
Bobby demeura silencieux.
— Je n’attends pas de vous que vous confirmiez ou infirmiez cette information, reprit-elle. Et je ne vous dirai pas non plus d’où elle me vient. Ce que je veux que vous fassiez, c’est réfléchir aux différents usages possibles d’une telle technologie.
Il plissa le front.
— Accès instantané à l’événement, où qu’il se produise…
Elle écarta cela d’un geste.
— Beaucoup plus, Bobby. Réfléchissez. Si l’on pouvait ouvrir un trou de ver n’importe où, toutes les barrières disparaîtraient d’un coup. Il n’y aurait plus de murs. On pourrait épier n’importe qui, à tout moment. Et les escrocs comme Billybob n’auraient plus nulle part où se cacher.
Les rides du front de Billybob se creusèrent.
— Vous pensez aux activités d’espionnage ?
Elle éclata de rire.
— Allons, Bobby, nous sommes déjà tous les deux sous surveillance constante. Vous êtes une célébrité depuis l’âge de vingt et un ans, vous devez savoir ce que c’est que d’être surveillé !
— Ce n’est pas pareil.
Elle lui agrippa le bras.
— Si Billybob n’a rien à cacher, il n’a rien à craindre. Considérez les choses de cette manière.
— Parfois, vous parlez exactement comme mon père, dit-il d’une voix sans intonation.
Troublée, elle garda le silence.
Ils avancèrent au milieu de la foule. Ils étaient maintenant en vue du grand trône entouré de sept globes lumineux en suspens et de vingt-quatre autres trônes plus petits, version agrandie du décor réel installé par Billybob au milieu du stade.
Devant le grand trône central se tenait Billybob Meeks.
Mais ce n’était pas le personnage gras, en sueur, qu’elle avait vu sur le terrain de football. Ce Billybob-là était plus grand, plus jeune, plus mince, beaucoup plus beau, un vrai Charlton Heston jeune. Il devait se trouver à plus d’un kilomètre d’elle, mais il dominait toute la congrégation. Et il semblait grandir encore.
Il se pencha sur la foule, les mains sur les hanches. Et sa voix résonna comme le tonnerre :
— La Cité n’a besoin ni de la lune ni du soleil pour l’éclairer, car la gloire de Dieu s’illumine, et l’Agneau est son flambeau…
Billybob grandissait toujours. Ses bras étaient devenus comme des troncs d’arbres, son visage était un disque radieux qui perçait déjà le plancher des nuages. Kate vit la foule courir comme autant de fourmis pour échapper à ses pieds géants.
Et Billybob pointa soudain un index démesuré dans sa direction. Ses immenses yeux gris lançaient des éclairs, son front était plissé de rides furieuses qui ressemblaient aux canaux de Mars.
— Il n’y entrera rien de souillé, ni personne qui se livre à l’abomination et au mensonge ; il n’y entrera que ceux dont le nom est écrit dans le livre de vie de l’Agneau. Votre nom figure-t-il dans ce livre ? Y figure-t-il ? En êtes-vous digne ?
Kate poussa un cri perçant, soudain subjuguée.
Et une main invisible la cueillit pour la soulever dans les airs.
Elle ressentait une impression de succion dans ses yeux et dans ses oreilles. La lumière, le bruit et l’odeur bassement matérielle des hot dogs affluaient à ses sens.
Bobby était à genoux devant elle. Elle vit les marques que les Lunettes avaient laissées autour de ses yeux.
— Il vous a agressée, hein ?
— Billybob a une manière bien à lui de faire passer ses messages.
Elle haletait, encore désorientée.
Sur les gradins du vieux stade, les gens oscillaient d’avant en arrière, gémissant, les larmes suintant aux joints noirs de leurs Lunettes. Quelques aides-soignants, dans un coin, prodiguaient des secours à des personnes évanouies, victimes de crises de faiblesse, d’épilepsie, peut-être, ou même d’infarctus. Kate avait dû signer une décharge en achetant leurs billets. Apparemment, la santé de ses ouailles n’était pas la première priorité de Billybob Meeks.
Avec curiosité, elle dévisagea Bobby, qui paraissait indifférent à tout cela.
— Mais, et vous ?
Il haussa les épaules.
— J’ai joué à des jeux d’aventures bien plus intéressants. (Il leva la tête vers le ciel gris de décembre.) Je sais que vous cherchez à vous servir de moi pour vous attaquer à mon père, Kate. Mais vous me plaisez quand même. Et je me demande si ça ne me ferait pas du bien de tordre un peu le nez à Hiram, qu’en pensez-vous ?
Elle retint un instant sa respiration. Puis :
— Je pense que c’est la chose la plus humaine que je vous aie jamais entendu dire, murmura-t-elle.
— On fonce dans le tas, alors.
Elle se força à sourire. Elle avait eu ce qu’elle voulait.
Mais le monde autour d’elle semblait encore irréel, comparé à la clarté de ces derniers moments passés dans la tête de Billybob.
Elle ne doutait pas – si les bruits qui couraient sur le dispositif que Hiram était en train de mettre au point étaient tant soit peu fondés, et si elle y avait accès – de pouvoir détruire Billybob Meeks. Ce serait son plus grand scoop, une formidable victoire personnelle.
Mais elle savait très bien qu’une partie d’elle-même, quels que soient ses efforts pour refouler la chose, regretterait toujours d’avoir eu à en arriver là. Une partie d’elle-même qui aurait la nostalgie de cette cité dorée dont les murs grimpaient à mi-chemin de la Lune et où une foule radieuse, illuminée, attendait de l’accueillir.
Billybob avait percé son armure. Sa tactique de choc avait payé, même sur elle. Mais là était, justement, la question. La raison pour laquelle il fallait l’arrêter coûte que coûte.
— Oui, dit-elle. On fonce dans le tas.