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LES GARDIENS
Extrait du National Intelligence Daily publié par la Central Intelligence Agency à l’intention des titulaires du statut de sécurité Top Secret et au-dessus, le 12 décembre 2036.
La nouvelle technologie Camver s’est révélée capable d’accéder à des environnements où il est peu pratique, voire impossible, d’envoyer des observateurs humains ou même des caméras robots. Par exemple, les points de vue Camver ont fourni aux scientifiques un moyen sûr à cent pour cent d’inspecter l’intérieur des dépôts de déchets radioactifs dans la réserve nucléaire de Hanford, où depuis plusieurs décennies le plutonium se répand dans le sol, l’air et la rivière. Les Camvers (sous la stricte supervision des représentants fédéraux) sont également précieuses pour inspecter les sites nucléaires profonds au large des côtes écossaises et étudier le cœur des réacteurs noyés dans des sarcophages de béton de l’époque de Tchernobyl qui, bien que mis hors service, polluent encore le sol de l’ex-Union soviétique. Ces inspections ont donné des résultats quelque peu alarmants. (Voir appendices F à H.) […]
Un groupe de scientifiques dans le secret réclame l’autorisation d’utiliser une Camver pour explorer de manière non intrusive un énorme lac gelé d’eau douce récemment découvert dans les profondeurs de la banquise antarctique. Des biotes anciens et fragiles sont restés enfouis des millions d’années au fond de ces lacs. Dans une obscurité totale, dans des eaux maintenues à l’état liquide par la formidable pression de plusieurs centaines de mètres de glace, les espèces ainsi emprisonnées ont suivi leurs propres chemins évolutionnaires entièrement distincts de ceux des formes de vie de la surface. Les arguments scientifiques avancés paraissent solides. Cette exploration, si elle est réellement non intrusive, permettra d’éviter la destruction immédiate d’espèces particulièrement fragiles tout en étudiant de près leur habitat. Ainsi pourrions-nous faire en sorte que ne se reproduise pas le désastre du début du siècle, où des scientifiques trop zélés ont persuadé les commissions internationales d’ouvrir le lac Vostok, le premier biote gelé découvert. Un groupe d’étude supervisé par le conseiller scientifique à la Maison-Blanche est en train d’étudier la manière dont ces recherches pourraient avoir lieu et dont les résultats pourraient être livrés pour examen critique à la communauté scientifique internationale sans dévoiler l’existence de la Camver en dehors de l’actuel cercle restreint d’initiés…
Le récent sauvetage du roi Harry d’Australie et de sa famille à la suite du naufrage de leur yacht causé par les tempêtes du golfe de Carpentarie a démontré à quel point la Camver était susceptible d’accroître l’efficacité des services d’urgence. Les opérations de recherche et de sauvetage en mer, par exemple, ne devraient plus exiger le déploiement d’importantes flottes d’hélicoptères au-dessus des flots déchaînés, avec une visibilité réduite, mettant en danger la vie de tous les équipages concernés. Le personnel des centres de surveillance pourra localiser en quelques minutes les victimes d’accidents et diriger sans effort les équipes de sauvetage, limitant les risques inévitables courus par les secouristes…
Cette secte d’intégristes chrétiens voulait « commémorer » le deux millième anniversaire (selon ses calculs) de l’attaque du Christ contre les marchands du Temple en faisant exploser une tête nucléaire à impulsion électromagnétique au cœur de toutes les grandes places financières de la planète, y compris New York, Londres, Francfort et Tokyo. Les analystes de l’Agence sont d’accord avec les journalistes spécialisés pour dire que, si elle avait réussi, cette attaque aurait constitué un véritable Pearl Harbor électronique. Le chaos financier qui en aurait résulté, avec la déstabilisation ou la destruction des réseaux de transfert bancaires, des marchés des valeurs et obligations, des opérations boursières, des systèmes de crédit et des lignes de communication, aurait pu, selon ces mêmes analystes, causer un choc global suffisant aux systèmes financiers interdépendants pour déclencher une véritable récession mondiale. C’est en grande partie grâce aux moyens de surveillance mis en place autour de la Camver qu’un tel désastre a pu être évité. À lui seul, ce succès d’une technique mise en œuvre dans l’intérêt public a permis d’économiser, selon certaines estimations, plusieurs billions de dollars, et d’épargner à l’humanité tout entière des souffrances sans nombre, notamment la misère et même la famine.
Extrait de : « Renvers, la Camver Patterson en tant qu’outil individuel de renseignement de précision et autres applications », par Michael Mavens, FBI, article publié dans les Comptes rendus sur le traitement poussé et l’analyse des informations par le groupe directeur (Communauté du Renseignement), Tyson Corner, Virginie, 12 au 14 décembre 2036.
Les Camvers ont d’abord été introduites pour une période d’essai dans les agences fédérales sous le parapluie d’un groupe de direction et d’évaluation interagences dont je faisais partie. Le groupe de direction comportait des représentants de la Food and Drug Administration, du FBI, de la CIA, de la Fédéral Communications Commission, de l’administration fiscale et des instituts nationaux de la Santé. Les formidables possibilités de cette technologie ont vite été démontrées, cependant, et moins de six mois plus tard, avant la fin de la période d’essai, les capacités de la Camver commencent à être mises à contribution par toutes les composantes majeures de notre entreprise de renseignement, c’est-à-dire le FBI, la CIA, la DIA, la NSA et le NRO.
Que représente au juste pour nous la Camver ?
Nous la voyons comme un instrument de contre-espionnage impossible à infiltrer ou à brouiller. Il met un terme à la surveillance et au cryptage relatifs à la course aux armements que nous menons, en gros, depuis les années 1940. Essentiellement, la Camver forme un pont directement avec son sujet à travers l’espace, et fournit des images d’une authenticité absolue, recevables, par exemple, dans une cour de justice. Pour mémoire, signalons qu’aucune image photographique, même accablante, n’a été déclarée recevable par aucun tribunal américain depuis 2010, tant les techniques de trucage ont progressé.
À l’intérieur du pays, les Camvers ont rendu d’inappréciables services dans le domaine des douanes et de l’immigration, dans le contrôle et l’inspection des produits alimentaires et médicamenteux, dans la vérification des candidatures aux postes fédéraux et dans un grand nombre d’applications diverses. En ce qui concerne les procédures de justice en matière criminelle, cependant, bien que l’établissement d’un cadre légal précisant les conditions d’utilisation de cet instrument par l’autorité publique au regard des lois sur la protection de la vie privée tarde à se réaliser, le FBI et certaines équipes de la police ont déjà mis un certain nombre de succès spectaculaires à leur actif, par exemple en dévoilant le projet de l’anarchiste solitaire Subiru F. (qui prétend, entre autres, être le clone de deuxième génération du musicien du XXe siècle Michael Jackson) de faire sauter le Washington Monument.
Qu’il me soit permis de faire remarquer ici que, en 2035, selon les estimations officielles, à peine un tiers de tous les crimes commis ont été signalés à la police, et que, sur ce tiers, un cinquième seulement ont pu être élucidés et donner lieu à l’arrestation des coupables. Le cinquième de un tiers, cela donne à peu près sept pour cent. L’équation de la dissuasion tendait vers zéro. Aujourd’hui, même si les chiffres correspondant à la période d’essai ne sont pas encore connus, on peut penser que le pourcentage des arrestations va grimper de manière spectaculaire. Mesdames et messieurs, nous sommes peut-être à la veille d’une ère où, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, on pourra affirmer sans exagération que le crime ne paie pas.
En ce qui concerne les affaires extérieures, disons simplement que, en 2035, la collecte et l’analyse des renseignements de source étrangère ont coûté à la nation la somme de 75 milliards de dollars, une grande partie de ces renseignements ne servant à rien, puisque notre système de collecte, de nature principalement électronique, récoltait l’ivraie en même temps que le bon grain. À une époque où les menaces auxquelles nous faisons face émanent en général d’États isolés ou de cellules terroristes et sont étroitement ciblées, il apparaît de plus en plus que nos renseignements ont besoin d’être également très ciblés. Le simple fait d’estimer les capacités militaires d’un ennemi, par exemple, ne nous apprend rien sur sa philosophie stratégique, et encore moins sur ses intentions.
Un grand nombre de nos adversaires, cependant, possèdent des technologies aussi sophistiquées que les nôtres, et l’expérience a montré qu’il était difficile, sinon impossible, de pénétrer par les moyens électroniques classiques jusqu’au cœur de leurs opérations. La solution adoptée consiste à faire de nouveau confiance au renseignement humain, c’est-à-dire à l’espionnage. Mais les réseaux d’espions sont, naturellement, difficiles à mettre en place, notoirement peu fiables, et particulièrement vulnérables.
Depuis que nous avons la Camver, tout a changé.
Grâce à elle, nous pouvons, essentiellement, établir une caméra (un « point de vue », selon l’appellation technique) à l’endroit de notre choix, sans aucune intervention physique. Le renseignement à base de Camver (ou Renvers, comme on l’appelle déjà dans les milieux informés) est d’une utilité si précieuse que des postes de surveillance ont déjà été établis pour observer la plupart des dirigeants politiques mondiaux, amis ou non, ainsi que ceux de divers mouvements religieux et fanatiques, ceux des principales multinationales, et ainsi de suite.
La technologie Camver est quelque chose de profondément personnel et intime. Elle permet d’observer un ennemi, si nécessaire, dans l’accomplissement d’actes de toutes sortes pouvant mener à la révélation d’activités illicites, voire au chantage, si nous l’estimons utile. Plus important encore est le tableau que nous sommes maintenant en mesure de dresser sur les intentions réelles d’un adversaire. La Camver nous fournit des renseignements sur ses contacts, par exemple ses fournisseurs d’armes, et nous pouvons disposer de facteurs d’évaluation tels que ses croyances religieuses, son niveau de culture, sa formation, ses sources d’information et les médias qu’il influence.
Mesdames et messieurs, dans le passé, la géographie du terrain était un objectif crucial pour nos services de renseignement. Avec la Camver, nous avons accès à la géographie mentale de notre adversaire.
Avant de passer à l’examen de quelques succès frappants de nos équipes Camver, je voudrais dire un mot sur l’avenir.
La technologie actuelle nous offre un outil capable d’obtenir des images en haute résolution dans tout le spectre visible. Nos chercheurs travaillent en étroite collaboration avec les spécialistes de OurWorld à perfectionner ces techniques de manière à permettre la capture de données non visuelles, en particulier dans l’infrarouge, pour le travail de nuit, et dans le spectre sonore, en rendant les points de vue Camver sensibles aux sous-produits physiques des ondes sonores, qui nous permettront de ne plus compter uniquement sur les mouvements des lèvres pour déchiffrer ce que les gens disent. De plus, nous espérons rendre les points de vue totalement mobiles, afin de pouvoir suivre un objectif en mouvement.
Les points de vue Camver sont, en principe, détectables, et nos équipes d’élite composées d’agents fédéraux et de chercheurs de OurWorld sont en train d’étudier des parades qui permettraient à un ennemi de détecter et, peut-être, d’aveugler une Camver. Ce résultat pourrait être obtenu, par exemple, en injectant des particules à hautes énergies dans un point de vue afin de provoquer l’implosion du trou de ver. Mais nous ne pensons pas que ce genre de chose puisse devenir un jour un obstacle sérieux. Souvenez-vous que la mise en place d’une Camver n’est pas un événement ponctuel, perdu lorsqu’il est dévoilé. Nous pouvons placer autant de points de vue que nous le désirons sur un site donné, indépendamment de leur détection par l’adversaire.
Au demeurant, et jusqu’à nouvel ordre, les agences US ont le monopole de cette technologie. Nos ennemis savent que nous avons accompli d’immenses progrès dans nos méthodes de collecte de renseignement, mais ils ignorent encore par quel moyen nous y parvenons. Non seulement ils ne sont pas près de trouver le moyen de contrer nos Camvers, mais ils ne savent même pas dans quelle direction chercher.
Bien entendu, notre avance en la matière ne saurait durer éternellement. Et cette technologie ne saurait demeurer longtemps secrète. Nous devons commencer à nous préparer à un avenir transformé où la Camver sera tombée dans le domaine public et où nos propres centres de pouvoir et de commandement seront ouverts à nos adversaires comme le sont pour nous les leurs aujourd’hui.
Extrait de : OurWorld International News Hour, 28 janvier 2037.
Kate Manzoni (s’adressant à la caméra) : Par une étrange répétition du scandale de Watergate il y a soixante ans, l’équipe de la Maison-Blanche, sous les ordres de la Présidente, a été publiquement accusée d’avoir cambriolé le quartier général électoral du parti républicain, considéré comme le principal adversaire de Juarez pour l’élection présidentielle de 2040.
Les républicains affirment que les révélations faites par l’entourage présidentiel, concernant le financement illicite de la campagne du Grand Old Party par différents hommes d’affaires en vue, ne peuvent être fondées que sur des renseignements obtenus par des voies illégales telles que les écoutes ou le cambriolage.
La Maison-Blanche a répliqué en mettant les républicains au défi de produire la moindre preuve concrète de ces allégations. Jusqu’à présent, le GOP n’a pas réagi…