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VÉRITÉ À
RETARDEMENT
Six mois après son arrestation, l’affaire de Kate n’était pas encore jugée.
Bobby appelait tous les jours l’agent spécial du FBI Michael Mavens pour demander à le voir. Il refusait systématiquement de le rencontrer.
Un jour, à la grande surprise de Bobby, ce fut Mavens qui appela pour lui demander de passer au QG du FBI à Washington. Bobby réserva aussitôt son billet d’avion pour le prochain vol.
Il trouva Mavens dans son bureau, une toute petite pièce anonyme, sans fenêtre, sans aération. Il était assis derrière sa table de travail encombrée de paperasses, les pieds sur une pile de cartons d’archives, la veste tombée, la cravate desserrée. Il regardait une émission d’actualités sur un petit Écransouple. Quand Bobby entra, il lui fit signe de ne pas parler.
Le reportage avait pour sujet l’extension des activités des escadrons de la vérité constitués par les citoyens pour explorer les recoins les plus obscurs du passé maintenant que, sous la pression acharnée du public, les capacités de visionnement temporel de la Camver avaient enfin été rendues accessibles aux particuliers.
Entre deux séances de voyeurisme de leurs glauques passés respectifs ou de leur jeunesse parfois surprenante, parfois honteuse, les gens avaient braqué le regard sans merci de la Camver sur les puissants et les nantis. Ce qui avait causé une nouvelle avalanche de démissions de fonctionnaires publics et de dirigeants d’associations et d’organisations en vue, à mesure que leurs crimes passés étaient exhumés. Toute une série de scandales étouffés remontait à la surface. Les braises d’anciennes controverses, comme les études faites par les compagnies de tabac sur les effets toxiques et d’accoutumance de leurs produits furent, une fois de plus, ravivées. L’implication des plus grandes entreprises de la planète – dont certaines, américaines qui plus est, étaient encore en activité – dans les affaires de l’Allemagne nazie allait beaucoup plus loin qu’on ne l’imaginait généralement. Les tentatives de justifications selon lesquelles la dénazification était restée volontairement incomplète afin de faciliter la reconstruction à la fin de la guerre paraissaient aujourd’hui, avec le recul, on ne peut plus douteuses. La plupart des fabricants d’ordinateurs n’avaient pas pris les mesures qu’il fallait pour protéger leurs clients lorsque les micropuces hyperfréquences avaient été lancées sur le marché pendant la première décennie du siècle, causant une vague de cancers.
— Autant pour les prévisions alarmistes de ceux qui disaient que les gens du commun n’auraient jamais la maturité nécessaire pour manipuler une technologie aussi puissante que la visionneuse du passé, déclara Bobby. Tous ces exemples me semblent apporter la preuve, au contraire, d’un sens des responsabilités bien établi.
Mavens laissa entendre un grognement.
— Vous avez peut-être raison. Mais cela ne nous empêche pas d’utiliser également la Camver dans des buts pervers. En tout cas, je suis heureux de constater que ces citoyens en croisade ne s’en prennent pas seulement au gouvernement. J’ai toujours pensé que les grandes entreprises représentaient une menace plus grande envers nos libertés que tout ce que nous pouvions accomplir ici. En fait, les gens comme moi, au gouvernement, les ont toujours plus ou moins tenues en laisse.
Bobby sourit.
— En ce qui nous concerne, chez OurWorld, nous avons été victimes du scandale des micropuces, et nos avocats étudient les demandes de dommages et intérêts.
— Tout le monde a des excuses à présenter à tout le monde. Dans quel univers vivons-nous ! Il faut que je vous dise, Bobby, que nous n’avançons pas dans l’affaire de Kate Manzoni. Mais on peut en parler quand même, si vous voulez.
Mavens avait les traits tirés. Ses yeux étaient cernés, comme s’il manquait de sommeil.
— Dans ce cas, pourquoi m’avez-vous fait venir ? demanda Bobby.
Mavens prit un air malheureux, comme s’il était mal dans sa peau. Il avait perdu l’assurance de la jeunesse que Bobby lui connaissait.
— C’est parce que j’ai du temps, tout d’un coup. N’allez pas croire qu’ils m’ont suspendu. Non, disons que je me suis mis en congé sabbatique. Une de mes anciennes affaires a été rouverte. (Il jeta un coup d’œil furtif à Bobby.) Et…
— Quoi ?
— Je voulais vous montrer ce que votre Camver est en train de nous faire à tous. Juste un exemple parmi tant d’autres. Vous vous souvenez du cas Wilson ?
— Wilson ? Quel Wilson ?
— New York. Une histoire de meurtre, il y a deux ans environ. Un adolescent originaire du Bangladesh. Il avait perdu son père et sa mère dans les inondations de 2033.
— Je me souviens, oui.
— Il s’appelait Mian Sharif. Le bureau de placement de l’ONU lui avait trouvé un foyer adoptif à New York. Un couple d’âge moyen, sans enfant, qui avait déjà adopté une gamine dans le passé, Barbara, et l’avait élevée sans encombre, apparemment. L’histoire paraissait très simple, au début. Mian se fait tuer chez lui. Il porte d’horribles traces de mutilations, avant et après la mort. Apparemment, il s’est fait violer. Le père est le suspect numéro un. (Il fit la grimace.) Ce sont toujours les proches que l’on soupçonne en premier lieu dans ces cas-là.
« J’ai travaillé sur cette affaire. Les légistes avaient une position ambiguë, et rien dans le profil mental du père n’indiquait la moindre tendance à la violence, sexuelle ou autre. Mais nous avions assez d’éléments pour le faire condamner. Philip George Wilson a été exécuté par injection létale le 27 novembre 2034.
— Et aujourd’hui…
— En raison de la très forte demande de temps de Camver pour des affaires récentes et non résolues, le cas Wilson, comme beaucoup d’autres, ne bénéficiait pas d’une très haute priorité. Mais le public a de plus en plus accès à des Camvers en ligne. Les gens se livrent à leurs propres recherches, et ils font pression pour que soient révisées les vieilles affaires concernant leurs amis, leur famille et parfois eux-mêmes.
— Et l’affaire Wilson a été rouverte.
— Oui, fit Mavens avec un sourire jaune. Je ne sais pas si vous comprenez bien ce que je ressens. Avant la Camver, je ne pouvais jamais être sûr de la vérité dans aucune affaire. Il n’existe pas de témoin fiable à cent pour cent. Les criminels ont l’art de tromper nos experts légaux. Pour savoir ce qui s’était passé en réalité, il aurait fallu se trouver sur les lieux du crime.
« Wilson a été le premier condamné à être exécuté à la suite de mon intervention. Je savais que j’avais fait de mon mieux pour établir la vérité, mais ce n’est que maintenant, des années après l’événement, que j’ai pu pour la première fois assister au prétendu crime de Wilson. Et j’ai ainsi découvert la vérité sur cet homme que j’ai envoyé à la mort.
— Vous êtes sûr que vous voulez me montrer ça ?
— Ce sera bientôt du domaine public.
Mavens fit pivoter l’Écransouple pour que Bobby puisse bien voir et commença à programmer la lecture d’un enregistrement. L’écran s’éclaira sur une chambre à coucher. Elle était meublée d’un grand lit, d’une armoire et d’une commode. Au mur, des posters animés représentaient des stars du rock et du sport. Il y avait aussi quelques icônes de films. Un adolescent était couché sur le lit, à plat ventre. Il était mince, vêtu d’un tee-shirt et de jeans, et regardait, appuyé sur un coude, un Écransouple à couleurs primaires en suçant le bout d’un crayon. Il y avait quelques livres autour de lui sur le lit. Son teint était foncé, et ses cheveux très bruns formaient une masse fournie.
— C’est Mian ? demanda Bobby.
— Oui. Un garçon brillant, tranquille, bûcheur. Il est en train de faire ses devoirs. Il étudie Shakespeare, en ce moment. Il fait plus jeune que son âge, mais il a treize ans. Et il n’en aura jamais plus. Dites-moi si vous voulez que j’arrête.
Bobby haussa les épaules. Il était résolu à voir la suite. Pour lui, c’était un test. Un test de son humanité nouvelle.
La porte s’ouvrit sur le couloir, livrant passage à un gros homme entre deux âges.
— C’est son père, Philip George Wilson, dit Mavens.
Wilson avait à la main une bouteille de soda. Il la décapsula et la posa sur la table de nuit. L’ado tourna la tête et lui dit quelques mots.
— Nous savons ce qu’ils se sont dit, expliqua Mavens. Sur quoi travailles-tu, à quelle heure rentrera maman, bla bla bla. Rien d’important. Des propos tout à fait ordinaires.
Wilson ébouriffa les cheveux de son fils adoptif et quitta la chambre. Mian remit ses cheveux en place et reprit son travail. Mavens figea l’image. Le jeune garçon fut transformé en statue qui scintillait légèrement.
— Je vais vous dire ce que nous avons cru qu’il s’était passé ensuite, d’après notre reconstitution de 2034, murmura Mavens. Wilson revient dans la chambre quelques instants plus tard. Il fait des avances au jeune garçon, qui l’envoie paître. Wilson l’agresse. L’ado se défend peut-être, mais Wilson n’en porte pas trace par la suite. Wilson a un couteau à la main, mais je signale que nous n’en retrouvons pas trace non plus. Il déchire les vêtements de Mian. Il le mutile. Après sa mort, la gorge tranchée, il a peut-être un rapport sexuel avec le cadavre, ou il se masturbe dessus. On retrouve des traces de son sperme sur le corps. Ensuite, tenant le gamin mort ensanglanté dans ses bras, il appelle la police.
— Vous voulez rire ?
Mavens haussa les épaules.
— Les gens ont parfois d’étranges comportements. Le fait est qu’il n’y avait aucun autre accès à l’appartement en dehors de deux ou trois fenêtres et d’une porte, fermées. Aucune n’a été forcée. Les caméras de sécurité du couloir n’ont rien montré d’inhabituel.
« Notre seul suspect était Wilson. Les preuves contre lui étaient accablantes. Il n’a jamais nié. Je pense qu’il était persuadé d’avoir réellement commis ce forfait, même s’il n’en gardait aucun souvenir.
« Nos experts étaient partagés. Il y a des psychanalystes qui disent que la mémoire de son acte atroce était trop pour son ego et qu’il a refoulé entièrement l’épisode, en essayant de retourner à l’état normal. Il y a aussi les cyniques qui affirment qu’il mentait, qu’il savait exactement ce qu’il faisait, et que, quand il s’est aperçu qu’il ne pouvait plus s’en tirer, il a simulé des problèmes mentaux pour obtenir des circonstances atténuantes. Nous avons aussi des neurologues qui disent qu’il souffrait probablement d’une forme d’épilepsie.
— Et, à présent, murmura Bobby, vous connaissez la vérité.
— Oui. La vérité toute crue.
Mavens donna une tape sur l’Écransouple, et la lecture de l’enregistrement reprit.
Il y avait une grille de climatisation dans un coin de la chambre. Elle s’ouvrit. Mian se leva d’un bond, l’air surpris, et se réfugia dans un angle de la pièce.
— Il n’a pas crié, fit Mavens. S’il l’avait fait…
Une silhouette rampa à l’extérieur de la grille défaite. C’était une fille, qui portait une combinaison de ski moulante en tissu extensible. Elle faisait dans les seize ans, mais était peut-être un peu plus âgée. Elle tenait un couteau à la main.
Mavens figea de nouveau l’image. Bobby fronça les sourcils.
— Qui est-ce, bon Dieu ?
— Le premier enfant adoptif des Wilson. Barbara. Je vous en ai parlé. Elle a dix-huit ans, et elle a quitté la maison depuis deux ans.
— Mais elle avait le code pour pénétrer dans l’immeuble.
— Exactement. Elle est entrée sous un déguisement, puis elle s’est introduite dans les conduits d’aération, que l’on faisait énormes à l’époque où l’immeuble a été construit. C’est comme cela qu’elle a eu accès à l’appartement.
« Avec la Camver, nous sommes remontés de deux ans dans le passé pour l’observer. Sa relation avec son père était un peu plus complexe que ce qu’on aurait pu penser. Ils ne s’entendaient pas trop mal quand elle vivait chez ses parents adoptifs. Mais quand elle est partie à l’université, elle a eu quelques ennuis. Elle voulait retourner à la maison. Ses parents, après réflexion, l’ont encouragée à rester seule, à devenir indépendante. Ils ont peut-être eu tort, ou peut-être raison, mais ils ne voulaient que son bien.
« Elle est rentrée quand même, un soir, pendant que sa mère n’était pas là. Elle s’est glissée dans le lit de son père endormi et s’est livrée sur lui à une fellation. C’est elle qui a commencé, mais il ne l’a pas arrêtée. Par la suite, il s’est senti coupable. Le jeune garçon, Mian, dormait dans la chambre à côté.
— Ils se sont disputés.
— Non. Wilson était désemparé, honteux, mais il s’est efforcé d’agir de manière rationnelle. Il l’a renvoyée à l’université, en disant qu’ils ne devaient plus en parler, que cela ne se reproduirait plus jamais. Il pensait peut-être que le temps effacerait tout. Mais il se trompait.
Il n’avait pas compris que Barbara était jalouse. Elle était convaincue que Mian l’avait supplantée dans le cœur de ses parents, et que c’était pour cela qu’ils ne voulaient plus d’elle à la maison.
— Donc, elle essaie de séduire son père, de rentrer par ce biais dans son…
— Pas tout à fait, déclara Mavens en donnant une tape sur l’Écransouple.
Le drame, une fois de plus, se déroula sous leurs yeux.
Mian, en reconnaissant sa sœur adoptive, une fois passé le choc, s’avança vers elle.
Avec une rapidité surprenante, Barbara sauta sur lui et lui donna un coup de coude à la gorge. Il s’agrippa le cou à deux mains, le souffle coupé.
— Pas bête, commenta Mavens en professionnel. Comme ça, il ne pouvait plus crier.
Barbara fit tomber Mian à la renverse sur le dos et s’assit à califourchon sur lui. Elle lui saisit les mains, les immobilisa au-dessus de sa tête, et commença à lui lacérer les vêtements.
— Elle n’a pourtant pas l’air assez costaud pour faire tout ça, murmura Bobby.
— Ce n’est pas la force physique qui compte, c’est la détermination. Mian ne pouvait pas croire, même alors, qu’une fille qu’il considérait comme sa sœur puisse lui faire vraiment du mal. N’est-ce pas la réaction que vous auriez eue à sa place ?
Le torse du jeune garçon était maintenant à nu. Barbara leva son couteau…
— Ça suffit ! dit Bobby. Arrêtez ça !
Mavens enfonça une touche, et l’écran s’éteignit, au grand soulagement de Bobby.
— Le reste, ce sont des détails, déclara Mavens. Quand Mian fut mort, elle cala le corps contre la porte et appela son père. Il arriva en courant. Quand il ouvrit, le cadavre encore chaud de son fils lui tomba dans les bras. Et il prévint la police.
— Mais son sperme…
— Elle en avait conservé, la nuit où elle lui avait taillé une pipe, dans un ingénieux cryotube piqué dans un labo. Vous voyez que le coup était prémédité depuis longtemps. (Il haussa les épaules.) Tout a parfaitement bien marché. Vengeance, destruction du père qui l’avait repoussée, de son point de vue. Tout a fonctionné à merveille, jusqu’à, l’apparition de la Camver. Mais…
— Mais on avait déjà condamné un innocent.
— Condamné et exécuté.
Mavens donna une nouvelle tape sur l’Écransouple. Une autre image apparut. Celle d’une femme blonde âgée d’une quarantaine d’années, assise dans un bureau aux murs crasseux, le visage ridé de chagrin.
— Mae Wilson, déclara Mavens. La femme de Philip, la mère adoptive des deux enfants. Elle s’était résignée à la mort de son fils et à ce qu’elle avait fini par considérer comme le crime atroce de son mari. Elle s’était même rapprochée de Barbara, qui lui apportait un réconfort dont elle avait besoin. Et il a fallu, récemment, qu’elle affronte une vérité encore plus atroce que tout ce qu’elle avait vécu.
Bobby était horriblement mal à l’aise. Il supportait difficilement d’être confronté à toutes ces horreurs, à toute cette souffrance brutale. Mais Mavens figea, une fois de plus, l’image.
— Regardez, murmura-t-il. Voilà ce qui m’a brisé le cœur. Et c’est moi qui porte la responsabilité de tout ça.
— Vous avez fait ce que vous avez pu.
— Non. Je me suis mal débrouillé. La fille, Barbara, avait un alibi, mais après coup je m’aperçois que c’est un alibi que j’aurais pu démolir facilement. Il y avait tout un tas de petits détails qui ne collaient pas dans la chronologie, dans la répartition des traces de sang. Mais je n’ai rien vu. (Il se tourna vers Bobby, les yeux brillants.) Je n’ai rien vu de tout ça. Voilà en quoi votre machine de vérité est impitoyable.
Bobby secoua la tête.
— Une vérité à retardement, dit-il.
— C’est sans doute un bien, de faire la lumière sur ce qui s’est passé. J’en suis toujours convaincu, naturellement. Mais il y a des cas où la vérité est incroyablement corrosive. Regardez cette pauvre Mae Wilson. Voulez-vous que je vous dise ? Je ne crois pas que la vérité lui ait fait le moindre bien. Elle n’a rendu la vie ni à Mian ni à son mari. Et elle lui a enlevé sa fille.
— Nous allons tous en passer par là, d’une manière ou d’une autre. Nous allons tous être confrontés à toutes les erreurs que nous avons commises dans notre vie.
— Peut-être, déclara Mavens d’une voix douce en faisant glisser un doigt sur le bord de son bureau, un petit sourire aux lèvres. Voyez comment la Camver a changé ma vie. Mon travail n’a plus rien d’un exercice intellectuel. Je n’ai plus d’énigmes à résoudre comme Sherlock Holmes. Je reste maintenant assis chaque jour devant cet écran, à contempler des gens qui agissent avec une détermination sauvage, calculée. Nous ne sommes que des animaux, Bobby. Des bêtes sauvages, sous nos vêtements distingués.
Il secoua la tête, sans cesser de sourire, et continua de passer le doigt, en un mouvement de va-et-vient inlassable, sur le bord du bureau.