13

MURS DE VERRE

Kate était en détention préventive avant son procès. L’affaire était complexe, et il fallait du temps pour qu’elle soit jugée. Hiram et ses avocats avaient de toute manière obtenu, en accord avec le FBI, que le procès soit retardé jusqu’à ce que les nouvelles possibilités de la Camver en tant que visionneuse du passé soient techniquement explorées et stabilisées.

En fait, il y avait eu une telle publicité autour de ce procès que la décision allait faire figure de précédent. Avant même que les possibilités de la Camver soient bien comprises, elle allait avoir un impact immédiat sur presque toutes les affaires criminelles non résolues. Un grand nombre de procès majeurs avaient été ajournés ou suspendus dans l’attente de nouveaux éléments. De manière générale, seules les affaires mineures ou non contestées étaient traitées par les tribunaux.

Pendant quelque temps, quelle que soit l’issue de son procès, Kate ne serait en mesure d’aller nulle part.

Bobby décida, en attendant, de partir à la recherche de sa mère.

 

Heather Mays vivait dans une petite ville qui s’appelait Thomas City, près de la frontière de l’Utah et de l’Arizona. Il prit l’avion jusqu’à Cedar City et loua une voiture à l’aéroport. Arrivé à Thomas, il se gara à quelques rues de l’endroit où habitait Heather et fit le reste du chemin à pied.

Une voiture de police passa silencieusement, et un flic baraqué se pencha pour scruter Bobby. Il avait la figure ronde, hostile, tavelée de multiples cratères de carcinomes basocellulaires. Mais son regard se radoucit quand il le reconnut, et Bobby lut sur ses lèvres un respectueux : Bonjour ; monsieur Patterson.

Lorsque la voiture s’éloigna, Bobby fut parcouru par un frisson. La Camver avait fait de Hiram l’homme le plus célèbre de la planète, et aux yeux du public Bobby était toujours à ses côtés.

Il savait, en arrivant devant la maison de sa mère, que des centaines de points de vue Camver devaient flotter en ce moment à son épaule, scrutant son visage en cet instant difficile comme autant d’invisibles vampires mentaux.

Tandis qu’il s’avançait au cœur de la petite ville, il essaya de ne pas y penser. La seule défense possible contre les Camvers.

Une neige d’avril inhabituelle pour la saison tombait sur les pelouses et les toits en bardeaux des maisons plus que centenaires. Il passa devant un étang gelé où des enfants patinaient inlassablement en cercles, riant aux éclats. Malgré la pâleur du soleil d’hiver, ils portaient des lunettes de soleil et avaient le visage enduit de crème solaire luisante.

Thomas était une petite ville calme, anonyme, comme il en existait des centaines, supposait-il. On était ici au cœur de l’Amérique profonde. Trois mois plus tôt, il aurait considéré cet endroit comme particulièrement ennuyeux. S’il s’était trouvé ici par hasard, il aurait pris l’avion vite fait pour Las Vegas ou un endroit de ce genre. Au lieu de quoi il se prenait à penser, à présent, à l’effet que cela devait faire d’être né et d’avoir vécu toute sa vie ici.

Tandis que la voiture de police passait lentement dans la rue, Bobby observa dans son sillage une curieuse multiplication de délits mineurs. Un homme sortant d’une boutique de sushi-burgers froissa le papier dans lequel était enveloppée son emplette et le laissa tomber par terre, pratiquement sous le nez des flics. À un carrefour, une vieille dame traversa, hors du passage pour piétons en regardant d’un air de défi les occupants de la voiture, qui la laissèrent faire avec indulgence. Et ainsi de suite. Mais dès que le véhicule de police était passé, les citoyens, après avoir fait leur pied de nez à l’autorité, reprenaient leur existence normale, apparemment respectueuse de la loi.

C’était un phénomène assez courant. On assistait à une sorte de révolte muette mais largement répandue contre la nouvelle classe de possédants de Camvers invisibles. L’idée que la force publique détenait cet immense pouvoir de surveiller leurs faits et gestes ne semblait pas en accord avec l’instinct de nombreux Américains, et l’on observait dans tout le pays cette multiplication des délits insignifiants. Des gens habituellement respectueux des lois semblaient soudain poussés par le désir irrésistible d’accomplir quelque chose d’illégal, peut-être pour prouver qu’ils étaient toujours libres malgré la surveillance dont ils pensaient être l’objet. Et la police locale apprenait à se montrer tolérante.

Ce n’était qu’une réaction symbolique, mais Bobby trouvait cela très sain.

Il arriva dans la rue principale. Les images animées des distributeurs de tabloïdes le pressaient de télécharger leurs dernières nouvelles pour dix dollars le coup. Il regarda leurs titres séducteurs. Il y avait des nouvelles importantes, aussi bien locales que nationales ou internationales. La ville venait de surmonter une mini-épidémie de choléra due aux trop fortes ponctions sur les réserves d’eau potable, et avait quelques difficultés à assimiler son quota de réfugiés en provenance de l’île de Galverson, chassés par la montée des eaux. Mais les informations sérieuses étaient en grande partie noyées sous un flot de faits divers à sensation.

Une parlementaire locale avait été forcée de démissionner en raison d’un menu scandale sexuel dévoilé par les Camvers. Elle avait été surprise en train d’exercer des pressions sur une vedette du football universitaire de la région à qui ses prouesses sportives avaient valu un voyage à Washington, pour qu’il se livre avec elle à un autre genre de sport. Mais le garçon était majeur et, de l’avis de Bobby, le seul crime de la parlementaire était un délit de stupidité.

Mais elle n’était pas la seule, loin de là. Le bruit courait que vingt pour cent des membres du Congrès et environ un tiers du Sénat avaient annoncé qu’ils ne se représenteraient pas, ou qu’ils prendraient une retraite anticipée, ou qu’ils allaient démissionner sur-le-champ. Certains commentateurs estimaient que la moitié des personnalités officielles élues aux États-Unis seraient poussées à se démettre de leurs fonctions avant que la Camver ne soit entrée dans les mœurs nationales et individuelles.

Il y avait des gens qui disaient que c’était une bonne chose, que cela allait assainir les mœurs et faire entrer un peu de décence dans la vie des citoyens. D’autres faisaient remarquer que la plupart des humains avaient des moments qu’ils préféraient ne pas partager avec leurs semblables. Au bout de deux ou trois cycles électoraux, peut-être les rescapés de ce tir au pigeon ou ceux qui se préparaient à se présenter seraient-ils si ternes et ennuyeux dans leur vie privée que plus personne ne s’intéresserait à eux.

Sans doute la réalité se situerait-elle, comme toujours, dans une bonne moyenne.

On parlait encore dans la presse de l’affaire dévoilée la semaine précédente, concernant la tentative de certains fonctionnaires peu scrupuleux de la Maison-Blanche de jeter le discrédit sur un opposant potentiel à la présidente Juarez lors de la prochaine campagne électorale. La Camver l’avait surpris assis sur le trône, pantalon baissé, le doigt dans le nez, en train d’extraire une boulette de peluche de son nombril.

Mais ce scandale avait rejailli sur les voyeurs, sans causer de tort au sénateur Beauchamp. Après tout, tout le monde s’asseyait régulièrement sur le trône, et chacun devait se demander à présent, célèbre ou pas célèbre, s’il n’y avait pas une Camver invisible qui le filmait d’en haut (ou, pire, d’en bas !).

Bobby avait même pris l’habitude d’aller au cabinet dans le noir. Ce n’était pas facile, malgré les nouvelles robinetteries fonctionnelles, réagissant au contact d’un doigt, qui faisaient fureur en ce moment. Et il se demandait s’il y avait encore des gens, dans le monde industrialisé, qui faisaient l’amour sans éteindre la lumière.

Il doutait que cette vogue des nouveaux paparazzi subsiste encore longtemps, même dans les tabloïdes de supermarché, lorsque l’attrait de la nouveauté serait passé. Il en voyait pour preuve le fait que tous ces gros titres accrocheurs et multicolores, qui auraient choqué tout le monde quelques mois plus tôt, clamaient à présent leurs obscénités en plein centre d’une ville de mormons sans que personne s’en émeuve, ni les jeunes, ni les vieux, ni les rats d’église.

Bobby avait comme l’impression que la Camver obligeait la race humaine à se débarrasser de quelques-uns de ses tabous, à grandir enfin un peu.

Il poursuivit son chemin.

La maison des Mays fut facile à trouver. Devant cette bâtisse sans caractère, dans une rue banale qui ressemblait à toutes les autres de cette petite ville de province sans caractère, il tomba sur le symbole traditionnel de la célébrité : un attroupement autour d’une dizaine d’équipes de journalistes devant la barrière blanche qui bordait le jardin. Technologie Camver ou non, il allait falloir quelque temps pour que le public friand de nouvelles s’habitue à se passer de journalistes interposés devant l’événement.

L’arrivée de Bobby, naturellement, constituait un événement en elle-même. Il vit les journalistes se précipiter vers lui, leurs caméras drones flottant au-dessus d’eux comme des ballons anguleux, métalliques, pour le mitrailler de questions. Bobby, s’il vous plaît, Bobby, par ici… Bobby, est-ce vrai que c’est la première fois que vous voyez votre mère depuis l’âge de trois ans ? Est-il vrai que votre père vous a interdit de venir ici, ou bien ce qui s’est passé dans le bureau de OurWorld n’était-il qu’une mise en scène à l’intention des Camvers ? Bobby… Bobby…

Il sourit, aussi détendu qu’il pût. Les journalistes n’essayèrent pas de le suivre quand il ouvrit le portail et franchit la barrière. À quoi bon ? Il devait y avoir mille Camvers braquées sur lui, à quelques centimètres de son épaule.

Il savait qu’il était inutile de demander qu’on respecte sa vie privée. Il n’avait pas d’autre choix, semblait-il, que de tout supporter stoïquement. Mais tous ces regards invisibles qu’il sentait sur lui étaient comme un poids sur sa nuque.

Le plus bizarre, quand on y réfléchissait, c’était que, parmi cette foule anonyme, il devait y avoir des observateurs de quelque futur inimaginable, scrutant ce qui se passait à travers les tunnels du temps. Lui-même, un Bobby plus âgé, était peut-être là à regarder !

Mais il fallait bien qu’il vive ces moments.

Il frappa trois coups légers à la porte et attendit avec une nervosité grandissante. Aucune Camver, supposait-il, ne pouvait épier les battements de son cœur ; mais des millions de voyeurs, à coup sûr, devaient être en train d’observer la manière dont il serrait les dents, et les gouttes de transpiration qui coulaient sur son front malgré le froid glacial.

La porte s’ouvrit.

 

Il avait fallu que Bobby insiste pour réussir à persuader son père de donner sa bénédiction à cette entrevue.

Hiram était seul derrière son grand bureau imitation acajou, devant un monceau de papiers et quelques Écransouples. Il était penché en avant, comme sur la défensive. Il avait pris l’habitude de regarder sans cesse autour de lui, furtivement, à la recherche de points de vue de Camver, comme une souris qui craint un prédateur.

— Je veux absolument la voir, avait murmuré Bobby. Il faut que j’aille chez Heather Mays, ma mère. Que je la rencontre.

Hiram avait l’air plus fatigué et hésitant que jamais dans le souvenir de Bobby.

— Ce serait une grave erreur, avait-il répliqué. Quel bien crois-tu que cela te ferait ?

Bobby avait hésité à son tour.

— Je ne sais pas. J’ignore quel effet ça fait d’avoir une mère.

— Ce n’est pas ta mère. Dans aucun vrai sens du mot. Elle ne te connaît pas. Et tu ne la connais pas non plus.

— J’ai l’impression de la connaître très bien. J’ai vu sa photo dans tous les tabloïdes…

— Alors, tu sais qu’elle a une nouvelle famille. Une nouvelle vie qui n’a rien à voir avec toi. (Il jeta à son fils un regard perçant.) Et tu es au courant du suicide.

Bobby fronça les sourcils.

— Son mari.

— Il s’est tué sous la pression des médias. Tout ça parce que ta copine a livré la Camver aux journaleux les plus ignobles et les plus rapaces de la planète. C’est elle qui est responsable de…

— Papa…

— Oui, je sais. On a déjà eu cette discussion.

Hiram se leva de son siège, s’avança jusqu’à la fenêtre et commença à se masser la nuque.

— Bon Dieu ! Je suis mort de fatigue. Écoute, Bobby, si jamais l’envie te prenait de revenir travailler, tu me serais drôlement utile ici…

— Je ne me sens pas encore prêt, papa.

— Tout fout le camp depuis la perte du monopole. Ces nouvelles mesures de sécurité qu’il faut prendre, c’est chiant au possible…

Bobby savait qu’il disait la vérité. Les réactions face à l’existence de la Camver, presque toutes hostiles, émanaient d’un large éventail de contestataires, depuis les groupes de militants respectables tels que l’association de consommateurs Privacy Rights Clearinghouse jusqu’aux attaques sournoises contre le siège de Technivers ou même la résidence privée de Hiram. Un nombre incroyable de gens, des deux côtés de la légalité, s’estimaient lésés par l’attrait impitoyable de la Camver pour la vérité. Beaucoup semblaient avoir besoin d’un bouc émissaire pour canaliser leurs doléances, et qui auraient-ils pu trouver de mieux placé que Hiram ?

— Nous sommes en train de perdre pas mal de gens intéressants, Bobby. Beaucoup n’ont pas le courage de rester avec moi maintenant que je suis devenu l’ennemi public numéro un, celui qui a donné le coup de grâce à leur liberté. Je ne peux pas dire que je leur en veux, ce n’est pas leur combat. Mais même ceux qui restent ne peuvent pas éviter de toucher aux Camvers. L’usage illégal de cette technologie fait fureur. Et tu devines dans quel domaine. Pour épier les voisins, surveiller sa femme ou ses collègues de bureau. Ce sont des bagarres incessantes, des rixes, et même des coups de fusil, lorsque les gens apprennent ce que leurs amis pensent d’eux en réalité, et ce qu’ils font dans leur dos. Maintenant qu’on peut voir aussi dans le passé, on ne peut plus rien cacher. Ça devient une maladie. Et je suppose que tout cela n’est qu’un avant-goût de ce qui va arriver quand la Camver du passé deviendra accessible au grand public. On va en vendre des millions, c’est sûr, mais pour l’instant c’est un véritable emmerdement. Il a fallu que je prenne des mesures pour en limiter l’usage illicite, et que je fasse garder les terminaux jour et nuit… (Il jeta un coup d’œil rapide à son fils.) On a besoin de toi ici. Et le monde n’attendra pas que ta précieuse petite âme se cicatrise.

— Je croyais que les affaires marchaient bien, malgré la perte du monopole.

— Nous menons toujours la partie.

Sa voix était plus claire, son phrasé plus fluide. Il s’adressait, en fait, à l’auditoire invisible qu’il supposait en train de l’observer.

— Nous pouvons maintenant révéler l’existence de la Camver. Il y a toute une flopée d’applications nouvelles que nous pouvons dévoiler, en fait. Le supervisiophone, par exemple. Un trou de ver en ligne directe connectant deux personnes. Un marché fabuleux s’ouvre à nous. La production en série va commencer. Naturellement, tout cela aura un gros impact sur la technologie Dataflux, mais il y aura encore de la demande pour les systèmes de repérage et d’identification. En fait, ce n’est pas là que se situe mon problème, Bobby. Nous tenons notre assemblée générale annuelle la semaine prochaine, et il va me falloir faire face aux actionnaires.

— Ils n’ont pas trop à se plaindre. L’argent coule à flots.

— Ce n’est pas ça. (Il regarda autour de lui d’un air circonspect.) Comment dire ? Avant la Camver, les affaires se faisaient à huis clos. Personne ne savait quelles cartes j’avais en main. Ni la concurrence, ni mes employés, ni même les investisseurs et actionnaires de la compagnie, si j’en décidais ainsi. Et cela me donnait une bonne marge de manœuvre pour bluffer tout le monde.

— Pour mentir ?

— Ça, jamais, répliqua Hiram fermement. (Comme il se doit, se dit Bobby.) C’est une question de point de vue. Il s’agissait uniquement de minimiser mes points faibles, mettre les forts en valeur, surprendre la concurrence par de nouvelles stratégies, ce genre de chose. Mais aujourd’hui, les règles ont changé. Le jeu ressemble plus à une partie d’échecs, et je me casse le nez à essayer de faire du poker. À présent, en payant le prix, n’importe quel actionnaire, concurrent ou fonctionnaire d’un organisme de contrôle, peut suivre pas à pas toutes mes opérations, voir toutes mes cartes avant même que je les abatte. Et ce n’est pas drôle comme sensation, tu peux me croire.

— Oui, mais tu peux faire la même chose avec tes concurrents. J’ai lu plusieurs articles qui expliquent en quoi les nouvelles méthodes de gestion à livre ouvert peuvent être bénéfiques pour tout le monde. Si tout le monde, même tes employés, peut inspecter tes comptes à n’importe quel moment, ça signifie que tu es responsable, que tu recevras plus de critiques valables et que tu commettras moins d’erreurs.

« Les économistes disaient que la transparence faciliterait les transactions. Si les coûts véritables étaient connus, les marges bénéficiaires demeureraient raisonnables. De plus, la concurrence serait cohérente, les monopoles, cartels et autres manipulateurs de marché auraient du mal à poursuivre leurs activités. Sans compter que les opérations bancaires s’effectueraient au grand jour et que les criminels et autres terroristes ne pourraient plus blanchir leur argent. Et ainsi de suite.

— Bon Dieu ! grogna Hiram. Quand j’entends des conneries comme ça, je regrette de ne pas avoir écrit des manuels de gestion. Je ferais un tabac à l’heure actuelle. (Il agita la main en direction de la ville qui s’étendait sous sa fenêtre.) Mais la réalité, ça n’a rien à voir avec les débats des écoles de commerce. Rappelle-toi ce qui s’est passé avec les lois sur le copyright lors de l’avènement d’Internet. Tu te souviens ? Non, tu étais encore trop petit. La Global Information Infrastructure, l’organisme qui était censé prendre la place de la convention de Berne sur la propriété littéraire et artistique, s’est écroulée au début des années 2000. L’Internet s’est vu soudain inondé d’œuvres non publiées. Les maisons d’édition ont fermé leurs portes l’une après l’autre. Les auteurs se sont reconvertis dans la programmation informatique, tout ça parce que quelqu’un s’était avisé soudain de distribuer gratuitement les trucs qui leur servaient à gagner leur croûte.

« Et, aujourd’hui, nous assistons au même phénomène. Tu possèdes une technologie puissante, qui débouche sur une vraie révolution de l’information, une ouverture formidable. Mais cela entre en conflit avec les intérêts des gens qui sont à l’origine de l’information du début, ou qui lui ont donné une valeur ajoutée. Je ne peux faire de bénéfices que sur ce que fabrique OurWorld, et cette, fabrication est en majeure partie issue d’une idée. Mais les lois sur la propriété intellectuelle vont vite devenir impraticables.

— C’est valable pour tout le monde, papa.

Hiram renifla avec mépris.

— Possible. Mais ce n’est pas tout le monde qui s’en trouvera bien. Il y a en ce moment des révolutions, des luttes pour le pouvoir, qui se déroulent dans chaque conseil d’administration de cette ville. Je le sais, j’ai observé leurs réunions, de même qu’ils ont observé les miennes. Ce que je voulais te faire comprendre, c’est que le monde a changé, et que j’ai besoin que tu sois à mes côtés.

— Il faut d’abord que je mette de l’ordre dans ma tête, papa.

— Oublie Heather. J’essaie de te mettre en garde depuis un moment. Ça va faire mal.

Bobby secoua la tête.

— À ma place, tu n’aurais pas envie de la rencontrer ? tu n’aurais pas cette curiosité ?

— Non, fit son père sans hésiter. Je ne suis jamais retourné en Ouganda voir la famille de mon père. Et je ne l’ai jamais regretté. Pas un seul instant. Quel bien cela aurait-il pu me faire ? J’avais ma propre vie à bâtir. Le passé est le passé. Ce n’est pas très sain de se pencher dessus. (Il leva les yeux au plafond, d’un air de défi.) Et vous autres, les sangsues, qui voulez tout savoir sur Hiram Patterson, vous feriez bien d’en prendre de la graine, aussi.

Bobby se leva.

— Si jamais ça fait trop mal, dit-il, j’aurai toujours la ressource d’actionner l’interrupteur que tu m’as mis dans la tête, n’est-ce pas ?

Hiram prit un air lugubre.

— N’oublie pas où est ta vraie famille, mon fils.

 

Une jeune fille se tenait dans l’encadrement de la porte. Elle était frêle, lui arrivait tout juste à l’épaule, et portait une robe de chambre bleu électrique avec un motif voyant représentant une Lincoln rose. Elle fronça les sourcils en voyant Bobby.

— Je sais qui vous êtes, lui dit ce dernier. Vous vous appelez Marie.

C’était la fille de Heather de son second mariage. Une demi-sœur, cette fois-ci, dont il venait de découvrir l’existence. Elle paraissait plus jeune que ses quinze ans. Ses cheveux étaient coupés court, presque à ras, et un tatouage morphait sa joue. Elle était assez jolie avec ses pommettes hautes et ses yeux de biche. Mais son visage était plissé en une moue qui devait lui être habituelle.

Il se força à sourire.

— Votre mère est…

— Elle vous attend. Je suis au courant. (Elle regarda, par-dessus son épaule, la grappe de reporters qui attendaient dans la rue.) Vous feriez mieux d’entrer.

Il se demandait s’il devait lui parler de son père, lui exprimer sa sympathie. Mais il ne trouvait pas les mots, et elle avait le visage dur et inexpressif, ce qui fit qu’il laissa passer le moment.

Il la suivit à l’intérieur de la maison. Ils étaient dans un étroit couloir encombré de manteaux et de chaussures d’hiver. Il entrevit une cuisine à l’aspect chaleureux, puis une pièce qui ressemblait à un bureau, avec de gros Écransouples accrochés au mur. Marie lui toucha le bras.

— Regardez bien, dit-elle.

Elle se retourna vers la porte d’entrée, face aux journalistes, puis retroussa sa robe de chambre jusqu’aux épaules. Elle portait une culotte, mais sa poitrine menue était nue. Elle laissa retomber son vêtement et claqua la porte. Bobby vit qu’elle avait les joues rouges. De colère ? De honte ?

— Pourquoi avez-vous fait ça ?

— Ils m’épient tout le temps, n’importe comment.

Elle pivota sur ses talons et grimpa l’escalier en courant. Ses chaussures claquèrent sur les marches de bois. Bobby demeura seul dans le couloir.

— Désolée, elle a des problèmes.

C’était Heather, enfin. Elle s’approcha lentement de lui.

Elle était plus petite que ce qu’il avait imaginé. Elle paraissait fragile, malingre, même, quoique plus épaisse aux épaules. Son visage avait peut-être eu naguère la finesse de celui de Marie, mais ses pommettes proéminentes, à présent, dominaient des joues marquées par le soleil et l’âge, et ses yeux bruns, enfoncés dans des cratères de petites rides, étaient particulièrement las. Ses cheveux, parsemés de filets gris, étaient coupés au carré. Elle lui jeta un regard curieux.

— Vous vous sentez bien ?

L’espace de quelques battements de cœur, il n’osa pas répondre de peur que sa voix le trahisse.

— Oui… Je ne sais pas trop comment vous appeler.

Elle eut un sourire.

— Heather, ça ira très bien. Les choses sont déjà assez compliquées comme ça.

Abruptement, elle fit un pas en avant et le serra dans ses bras.

Il avait essayé de se préparer à cet instant, d’imaginer la manière dont il allait gérer les émotions qui l’assaillaient en ce moment, mais maintenant que c’était arrivé il se sentait…

Vide.

Et il avait conscience, pendant tout ce temps, que des millions de paires d’yeux étaient braquées sur lui, sur chaque geste qu’il faisait, chaque expression de son visage.

Elle se dégagea.

— Je ne t’ai pas revu depuis que tu avais cinq ans, et il faut que notre rencontre se passe comme ça. Bon, je pense qu’on s’est assez donné en spectacle.

Elle le guida à l’intérieur de la pièce qu’il avait mentalement baptisée son bureau. Sur une table de travail, il y avait un Écransouple géant, de qualité supérieure, du genre utilisé par les artistes et les concepteurs graphistes. Les murs étaient couverts de listes, de photos de personnes ou de lieux, et de bouts de papier jaune couverts d’une petite écriture fine et serrée, illisible. Il y avait des scripts et des ouvrages de référence ouverts sur chaque surface disponible, y compris au sol. D’un geste brusque, Heather ôta une masse de papiers d’un fauteuil pivotant et la jeta par terre. Il accepta l’invitation tacite et s’assit.

Elle lui sourit.

— À cinq ans, tu aimais déjà le thé.

— Vraiment ?

— Tu ne voulais rien boire d’autre. Pas même un soda. Alors… tu en veux ?

Il allait refuser, mais se dit qu’elle avait dû en acheter spécialement. Et c’est ta mère qui est en face de toi, andouille.

— Oui, merci, dit-il.

Elle partit dans la cuisine, puis revint avec une grosse théière fumante, remplie de ce qui se révéla être du thé au jasmin. Elle se pencha en avant pour lui tendre sa tasse.

— Tu ne me donnes pas le change, chuchota-t-elle, mais merci de me ménager.

Un silence pénible s’ensuivit, pendant lequel il but quelques gorgées de thé. Puis il indiqua du doigt le gros Écransouple et les piles de papiers.

— Tu fais des films, je crois ?

Elle soupira.

— Avant, oui. Des documentaires. Je me considère plutôt comme une journaliste d’investigation. (Elle sourit.) J’ai eu des récompenses. Des médailles. Tu peux être fier de ta mère. Mais personne ne s’intéresse plus à ce côté-là de mon existence. Ce n’est rien comparé au fait que j’ai couché un jour avec le grand Hiram Patterson.

— Tu travailles toujours ? demanda-t-il. Même si…

— Même si ma vie est devenue un beau merdier ? J’essaie. Que puis-je faire d’autre ? Je ne veux pas être définie en fonction de Hiram. Mais ce n’est pas facile. Les choses changent si vite !

— La Camver ?

— Bien sûr. Quoi d’autre ? Plus personne ne s’intéresse aux œuvres de réflexion. La fiction a été totalement balayée du marché. Nous sortîmes tous fascinés, à présent, par ce nouveau pouvoir qui nous est donné de nous épier les uns les autres. Il n’y a plus de travail dans aucun domaine excepté celui des séries-guimauves, qui consistent à suivre les gens en vue dans leur existence de tous les jours, avec leur consentement, bien sûr. Ironique en ce qui me concerne, tu ne trouves pas ?

Elle afficha une image sur son Écransouple, celle d’une jeune femme souriante en uniforme.

— Anna Petersen, murmura-t-elle. Fraîche émoulue de l’École de marine d’Annapolis.

Il sourit.

— Anna d’Annapolis ?

— Tu comprends pourquoi elle a été choisie. Nous avons des équipes tournantes qui la suivent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous sommes allés l’accompagner dans ses débuts, pour assister à ses triomphes et à ses échecs, ses amours et ses déceptions. On dit qu’elle va faire partie de la force d’intervention qu’ils vont envoyer au bord de la mer d’Aral, sur les points chauds de la guerre de l’eau. On peut donc s’attendre à des matériaux de choix. Naturellement, la Marine nous a donné l’autorisation de suivre Anna à la trace. (Elle leva les yeux au plafond.) N’est-ce pas, les copains ? Ce n’est donc peut-être pas tout à fait une surprise, qu’elle ait reçu cette affectation, et il faut espérer que nous assisterons à quelques jolies scènes de guerre bien-pensantes spécialement destinées aux mémés et aux cœurs tendres.

— Tu es cynique.

— J’espère que non. Mais je te répète que ce n’est pas facile. La Camver a foutu ma carrière à l’eau. Je sais, pour l’instant, il y a encore une place pour l’interprétation : les commentateurs, analystes et rédacteurs sont encore demandés. Mais ça ne durera pas. Tout ça va disparaître le jour où les masses laborieuses pourront braquer leur Camver sur qui elles voudront.

— Tu penses que c’est ce qui va se passer ?

Elle renifla.

— Bien sûr que c’est ce qui va se passer. Nous avons déjà vécu ça, avec les ordinateurs individuels. C’est juste une question de temps. Avec la concurrence et la pression sociale, les Camvers vont devenir de moins en moins chères, de plus en plus puissantes et répandues, jusqu’à ce que tout le monde en possède une.

Et peut-être même, se dit Bobby, mal à l’aise, en pensant aux expériences de David sur le décalage dans le temps, plus polyvalentes que tu ne le soupçonnes.

— Parle-moi de ta relation avec Hiram, dit-il de but en blanc.

Elle lui sourit d’un air infiniment las.

— Tu es sûr que c’est ce que tu veux ? Devant la Caméra invisible ?

— S’il te plaît.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit sur moi ?

Lentement, en balbutiant à l’occasion, il répéta ce que lui avait raconté Hiram.

Elle hocha la tête.

— S’il le dit, c’est que c’est comme ça que ça s’est passé. (Elle soutint son regard durant de longues secondes.) Écoute-moi bien, je ne suis pas juste un prolongement de Hiram, une sorte d’annexe à ton existence. Et Marie non plus. Nous sommes des êtres humains, Bobby. Sais-tu que j’ai perdu un enfant, et Marie un petit frère ?

— Non, Hiram ne m’a rien dit.

— Ça ne m’étonne pas. Cet événement n’avait rien à voir avec lui. Dieu merci, personne ne peut mater ça.

Pas encore, se dit Bobby avec amertume.

— Je voudrais que tu comprennes bien ça, Bobby, lui dit-elle en regardant en l’air. Je voudrais que tout le monde comprenne. Ma vie est en train de s’émietter sous tous ces regards. Quand j’ai perdu mon fils, je me suis cachée. J’ai fermé toutes les portes, tous les rideaux, je me suis même glissée sous le lit. Au moins, j’avais cette ressource pour ne pas être vue. Mais plus maintenant. Aujourd’hui, c’est comme si tous les murs de ma maison avaient été transformés en miroirs sans tain. Tu imagines l’effet que ça fait ?

— Je pense, murmura-t-il d’une voix douce.

— Dans quelques jours, le centre d’attention se déplacera, les regards iront brûler quelqu’un d’autre. Mais je ne saurai jamais si un obsédé, à l’autre bout du monde, n’est pas en train de m’épier dans ma chambre à coucher. Même si toutes les Camvers disparaissaient demain comme par enchantement, cela ne me ferait pas retrouver mon Desmond.

« C’est très dur pour moi. Mais, au moins, je sais que c’est à cause d’une chose que j’ai faite il y a longtemps. Mon mari et ma fille, en revanche, n’ont rien à voir avec tout ça. Pourtant, ils ont eu droit au même traitement impitoyable. Et Desmond…

— Je suis vraiment navré.

Elle baissa les yeux. Sa tasse de thé tremblait dans sa main, faisant entendre son délicat tintement de porcelaine dans sa soucoupe.

— Moi aussi, je suis navrée, dit-elle. Ce n’est pas pour te mettre mal à l’aise que j’ai accepté de te voir.

— Ne t’inquiète pas. Je l’étais déjà en arrivant. Et c’est à cause de moi que tous ces gens nous épient. Je n’ai pensé qu’à ma petite personne.

Elle fit l’effort de sourire.

— Ils étaient déjà là. (Elle agita la main dans le vide, au-dessus de sa tête.) Parfois, j’imagine que je peux les chasser comme on chasse un insecte. Mais je ne crois pas que ce soit très efficace. Je suis heureuse que tu sois venu, malgré les circonstances. Encore un peu de thé ?

 

Elle avait les yeux bruns…

Ce n’est qu’en endurant le long voyage de retour à Cedar City qu’il fut frappé par ce simple détail.

Il parla au Moteur de Recherche :

— Génétique de base. Gènes dominants et récessifs. Par exemple, les yeux bleus sont récessifs, les bruns dominants. Par conséquent, si le père a les yeux bleus et la mère marron, les enfants auront…

— Les yeux marron ? Ce n’est pas aussi simple que ça, Bobby. Si les chromosomes de la mère sont porteurs d’un gène des yeux bleus, certains de leurs enfants les auront bleus aussi.

— Bleu-bleu pour le père, bleu-brun pour la mère. Quatre combinaisons…

— Oui. Un enfant sur quatre aura statistiquement les yeux bleus.

— Hum…

J’ai les yeux bleus, songea-t-il. Et ceux de Heather sont bruns.

Le Moteur de Recherche était assez futé pour interpréter le sens véritable de sa question.

— Je n’ai aucune information sur l’hérédité de Heather, Bobby. Si vous voulez, je peux chercher à…

— Laisse tomber. Merci quand même.

Il se carra en arrière dans son fauteuil. Sans doute sa question était-elle stupide. Il devait y avoir des yeux bleus dans la famille de Heather.

C’était forcément ça.

La voiture fonça dans la nuit vaste.