CHAPITRE XXI
Visite du père de Mr. Phuti Radiphuti, Mr. Radiphuti
senior
Au cours des jours et des semaines qui suivirent, la vie reprit son cours habituel à l’Agence No 1 des Dames Détectives et au Tlokweng Road Speedy Motors.
— Pour ma part, confia Mma Ramotswe à Mma Makutsi, j’ai eu bien assez d’émotions comme ça. D’abord, cette sombre histoire avec Note. Ensuite cette chose affreuse qui est arrivée à la petite fourgonnette blanche. Et puis, ce charivari avec Charlie… Je ne crois pas que j’aurais pu en supporter beaucoup plus.
— Vous avez raison, Mma, répondit Mma Makutsi. Jamais autant d’événements ne s’étaient produits en même temps. Il vaut mieux que les choses arrivent séparément. Je l’ai toujours dit.
Elle réfléchit un instant, puis poursuivit :
— À l’Institut de secrétariat du Botswana, on nous apprenait à faire les choses l’une après l’autre. C’est ce qu’on nous disait : ne faites qu’une chose à la fois.
Mma Ramotswe hocha la tête.
— C’est très judicieux.
Elle se demandait si tous les principes que Mma Makutsi attribuait à l’Institut de secrétariat du Botswana pouvaient réellement avoir été appris là-bas. Après tout, les professeurs devaient avoir d’autres choses à enseigner que des aphorismes. Et de son côté, bien sûr, Mma Makutsi éprouvait ces doutes au sujet des maximes et des opinions que son employeur attribuait à Seretse Khama. Mais ni l’une ni l’autre ne se serait hasardée à exprimer son scepticisme, respectant par là les préceptes de la civilité.
Mais c’était vrai, trop de péripéties s’étaient succédé en quelques jours. Désormais, Mma Ramotswe et Mma Makutsi aspiraient au calme et à la stabilité. Cela ne signifiait pas qu’elles seraient hostiles à l’idée de voir apparaître à l’agence un client intéressant venu leur soumettre un problème épineux : ce genre de visite restait toujours bienvenue – voire nécessaire –, mais il serait salutaire qu’une telle personne ne franchisse pas leur seuil avant une semaine ou deux.
Mma Ramotswe était convaincue que Mr. J.L.B. Matekoni partageait son point de vue. Il s’était occupé de la réparation de la petite fourgonnette blanche – tâche qui avait réclamé plusieurs journées de travail –, mais il avait terminé à présent et elle pouvait de nouveau s’asseoir au volant du véhicule qu’elle aimait tant.
— Cette fourgonnette ne roulera pas indéfiniment, avait prévenu Mr. J.L.B. Matekoni. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Mma Ramotswe l’avait reconnu, comme en de nombreuses occasions déjà.
— Quelques années encore me suffiront, avait-elle dit. Cinq ou six peut-être. Ensuite, je lui dirai adieu.
— Cinq ou six ? avait répété Mr. J.L.B. Matekoni. Ah, non, non, non ! C’est trop long. Il ne faut pas en espérer tant. Les machines sont comme les hommes, elles finissent par se fatiguer.
— Nous verrons bien, avait conclu Mma Ramotswe. On ne sait jamais. J’ai vu des véhicules beaucoup plus vieux que ma fourgonnette qui roulaient encore.
Ils en étaient restés là, car Mr. J.L.B. Matekoni avait du travail. Charlie était revenu, comme Mr. Polopetsi le redoutait, et il avait demandé à reprendre son poste. Mma Makutsi avait assisté à la scène de la porte du bureau, en se plaçant de façon à ne pas être vue de l’apprenti châtié, mais en bonne position tout de même pour ne pas perdre un mot de la conversation. Par la suite, elle relata l’échange à Mma Ramotswe avec une intense satisfaction.
— Si vous aviez vu sa tête, Mma ! s’exclama-t-elle en souriant à ce souvenir. Il était comme ça…
Elle étira les commissures de ses lèvres vers le bas et baissa la tête d’un air contrit.
Mma Ramotswe sourit. Elle ne prenait pas de plaisir particulier à l’humiliation du jeune homme, mais ce dernier avait des leçons à apprendre et elle voyait une certaine justice dans ce qui s’était passé.
— Il se balançait d’un pied sur l’autre, poursuivit Mma Makutsi. Comme ça… Et Mr. J.L.B. Matekoni était là, les mains sur les hanches, comme un maître d’école faisant la morale à un gamin qui n’a pas été sage.
— Que lui a-t-il dit ? s’enquit Mma Ramotswe.
— J’ai tout entendu, jubila Mma Makutsi. Charlie a dit : « Je suis revenu, patron. Je n’étais parti que quelques jours. J’ai pris un peu de vacances. Mais maintenant, je suis là. » Mr. J.L.B. Matekoni a répondu : « Tiens donc, des vacances ! J’avais cru comprendre que tu me donnais ta démission. Il m’a semblé t’avoir entendu dire que tu n’avais plus besoin de travailler. Ce n’est pas ce que tu as dit ? » Alors, Charlie a répondu qu’il se trompait, qu’il n’était pas sérieux quand il avait prétendu qu’il ne viendrait plus travailler, et qu’en fait il avait juste voulu dire qu’il partait en vacances.
Mma Ramotswe soupira.
— Ce garçon n’a rien appris du tout, constata-t-elle. Pensait-il vraiment que Mr. J.L.B. Matekoni allait croire ces sornettes ?
— Je pense que oui, répondit Mma Makutsi. Mais vous savez bien comment est Charlie. Il n’a pas un cerveau de première qualité. Il serait plutôt du genre 42 sur 100, maximum. C’est la note qu’il aurait à un examen. 42 sur 100. J’en suis à peu près sûre, Mma.
Le regard de Mma Ramotswe s’aventura un moment vers le diplôme affiché au mur, derrière la tête de Mma Makutsi, le diplôme de l’Institut de secrétariat du Botswana, fièrement encadré, avec la maxime de l’établissement inscrite en lettres d’or : Soyez précis. Et, au-dessous, le remarquable résultat, écrit d’une main qui avait dû s’émerveiller devant les chiffres qu’elle avait l’honneur de calligraphier : 97 sur 100.
— Quoi qu’il en soit, continua Mma Makutsi, Mr. J.L.B. Matekoni a écouté tout ça, puis il s’est penché en avant en agitant l’index sous le nez de Charlie, comme il l’avait fait l’autre jour, quand Charlie s’était mis à crier contre moi et m’avait lancé son insulte.
Phacochère, songea Mma Ramotswe. Oui, il vous a traitée de phacochère, et je crois que vous lui aviez envoyé la même insulte, si je me souviens bien. Tout en se remémorant l’épisode, elle s’efforça de ne pas sourire quand, pendant un bref instant, lui apparut l’image d’un phacochère équipé de grosses lunettes et de chaussures vertes à doublure bleue.
— Mr. J.L.B. Matekoni lui a dit qu’il était vraiment trop bête, enchaîna Mma Makutsi. Il a dit que les jeunes gens ne devaient pas courir après des dames plus âgées qu’eux. Il a dit que c’était chercher les ennuis. Il lui a aussi conseillé de se comporter de façon plus responsable à l’avenir et de trouver une gentille jeune fille de son âge, qu’il pourrait épouser. Il a dit que c’était ce que le gouvernement conseillait aux hommes, et que Charlie devrait écouter ce que le gouvernement avait à conseiller sur ce sujet.
« Et pendant tout ce temps, Charlie regardait par terre en se tordant les mains, comme ça… J’avais presque de la peine pour lui. En fait peut-être que j’avais vraiment de la peine, même s’il s’est attiré tout seul ces ennuis et qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même.
« Et puis ensuite, je l’ai entendu promettre à Mr. J.L.B. Matekoni de mieux se comporter à l’avenir et affirmer qu’il avait conscience d’avoir été stupide et qu’il ne le serait plus. Ce sont les mots qu’il a prononcés, Mma, et je les ai notés sur un morceau de papier que nous pourrons garder au bureau pour le ressortir et le lui montrer, au besoin.
Mma Ramotswe regarda la feuille que son assistante venait de produire. Oui, ce papier pouvait se révéler utile, mais il ne fallait pas oublier, souligna-t-elle, que Charlie était encore très jeune et que les jeunes gens avaient tendance à faire des choses stupides et qu’ils devaient sans doute tirer des enseignements de leurs erreurs. Mma Makutsi se montra légèrement réticente devant une telle indulgence, mais elle finit par admettre que Charlie avait sans doute assez souffert et qu’il fallait lui donner une nouvelle chance. Peut-être finirait-il en effet par rencontrer une gentille fille, de sorte que les choses changeraient du tout au tout, mais elle avouait éprouver quelques réserves sur ce point.
— Mais Charlie a dit autre chose, ajouta Mma Makutsi. Il a parlé d’un potiron.
Mma Ramotswe releva vivement la tête.
— D’un potiron ?
— Oui. Il a dit que Mr. J.L.B. Matekoni ne devait pas croire qu’il était entièrement mauvais et qu’il devait se souvenir qu’il vous avait offert un potiron.
— Je vois, murmura Mma Ramotswe. Je vois…
Elle regarda par la fenêtre. Ainsi, c’était Charlie qui avait apporté ce potiron, ce qui signifiait que l’homme caché sous le lit n’était pas celui qui avait déposé le légume devant chez elle, ce qui, à son tour, signifiait qu’elle ignorait toujours l’identité de l’intrus. Ce n’était certainement pas Charlie, car elle l’aurait reconnu, donc… Elle s’arrêta. Une idée venait de l’effleurer, une idée qui lui glaçait le sang. Et si c’était Note Mokoti qui s’était réfugié sous le lit ? Elle chassa vite cette pensée de son esprit, car il n’y avait aucun intérêt à se faire peur maintenant.
— Bon, eh bien, pensez-y ! s’exclama-t-elle. Charlie m’a offert un potiron ! Ne trouvez-vous pas que les jeunes gens font parfois de drôles de choses, Mma Makutsi ?
Et que chacun d’entre nous peut montrer un bon fond, ajouta-t-elle en son for intérieur, même un garçon comme Charlie, avec son obsession des femmes, sa vanité et tout le reste.
— C’est vrai, acquiesça Mma Makutsi. Surtout celui-ci.
Elle se garda d’évoquer encore l’épisode de la théière, mais elle ne l’avait pas oublié.
Bien sûr, le retour de Charlie avait soulevé le problème de l’avenir de Mr. Polopetsi. Celui-ci était resté silencieux lorsque Charlie avait été réengagé. Il avait continué à travailler consciencieusement, non sans remarquer les coups d’œil hostiles du jeune homme. Il avait vu aussi les deux apprentis chuchoter entre eux en regardant dans sa direction. Il avait conclu que le retour de l’apprenti signifiait la perte de son emploi et l’on avait constaté, ce jour-là et le suivant, une certaine résignation dans ses manières. Enfin, guettant le moment opportun, il s’était glissé dans le bureau pour parler à Mma Ramotswe.
— Je viens vous remercier, Mma, lâcha-t-il. Maintenant que mon travail est terminé, je viens vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi. J’ai été heureux ici. Vous avez été très gentille avec moi.
Mma Ramotswe leva les yeux de son bureau.
— Je ne comprends pas ce que vous dites, Rra, répondit-elle. Qu’est-ce qui est terminé ? De quoi parlez-vous ?
— De mon emploi. L’apprenti est revenu. Désormais, il n’y a plus de travail pour moi.
Mma Ramotswe, qui était en train d’additionner des factures pour le garage, reposa son crayon et considéra Mr. Polopetsi.
— Je crois que vous vous trompez, déclara-t-elle. Mr. J.L.B. Matekoni vous a-t-il dit quelque chose ?
Mr. Polopetsi secoua la tête.
— C’est quelqu’un de très gentil, expliqua-t-il. Je ne crois pas qu’il ait envie de me l’annoncer. Mais je sais que le moment est venu, de toute façon. Je pense que je vais devoir repartir très bientôt. Peut-être demain. Je ne sais pas.
Mma Ramotswe se leva.
— Il faut aller lui parler, résolut-elle. Venez avec moi, Rra.
Mr. Polopetsi leva la main.
— Non, Mma, non, s’il vous plaît. Je ne veux pas faire d’histoires.
Cependant, Mma Ramotswe balaya ses objections d’un geste et le poussa hors du bureau en direction du garage, où Mr. J.L.B. Matekoni se tenait devant une magnifique voiture rouge, plongé dans la méditation face au moteur mis à nu.
— Les gens qui fabriquent ces voitures cherchent vraiment à nous compliquer la vie, soupira-t-il. Ils fourrent des ordinateurs partout. Alors qu’est-ce qu’on doit faire, nous autres, quand leurs machines se déglinguent ? Ils essaient de transformer les voitures en vaisseaux spatiaux, voilà ce qu’ils font. Mais nous, au Botswana, nous n’avons aucun besoin de vaisseaux spatiaux. Il nous faut juste de bonnes voitures, avec des moteurs qui ne craignent pas la poussière. C’est tout.
— Tu devrais écrire à ces gens, suggéra Mma Ramotswe. Pour leur expliquer.
— Ils ne m’écouteraient pas, affirma Mr. J.L.B. Matekoni. Je ne suis qu’un individu isolé. Je ne suis que Mr. J.L.B. Matekoni, du Tlokweng Road Speedy Motors. Ils regarderaient ma lettre, là-bas, au Japon ou en Amérique, et ils demanderaient : « Mais qui est ce Mr. J.L.B. Matekoni ? Est-ce que nous le connaissons ? Et de quoi parle-t-il ? » Et puis, ils la jetteraient à la poubelle. Voilà ce qui se passerait. Je ne suis pas quelqu’un d’important.
— Ah, mais si ! protesta Mma Ramotswe. Tu es quelqu’un de très important. Tu es le meilleur mécanicien du Botswana.
— Oui, renchérit Mr. Polopetsi. C’est vrai, Rra, vous êtes le meilleur, de loin. J’ai été très fier de travailler avec vous.
Mr. J.L.B. Matekoni se retourna pour les considérer l’un après l’autre, en commençant par Mma Ramotswe.
— Vous êtes un bon mécanicien vous aussi, déclara-t-il à Mr. Polopetsi. J’ai vu de quelle façon vous manipulez les moteurs. Vous respectez la machinerie. C’est parce que vous avez travaillé dans un hôpital. Vous agissez comme un médecin avec ses patients.
Mma Ramotswe jeta un coup d’œil à Mr. Polopetsi, puis se tourna vers Mr. J.L.B. Matekoni.
— Et c’est également un très bon détective, ajouta-t-elle. C’est lui qui a suivi la piste de la fourgonnette. C’était du beau travail d’investigation. Nous pourrions avoir recours à lui de temps à autre, comme à une sorte d’assistant. Peut-être pourrait-il être l’assistant de l’assistante-détective Mma Makutsi. Elle aimerait beaucoup cela.
Mr. J.L.B. Matekoni parut réfléchir.
— Oui, dit-il enfin. Ce serait une bonne idée.
Il s’interrompit, les sourcils froncés.
— Vous ne pensiez tout de même pas que nous n’avions plus besoin de vos services, Rra ? Sous prétexte que Charlie est de retour ?
Mr. Polopetsi hocha la tête.
— Si, Rra, je le croyais. Et il n’y a pas de problème, je comprends très bien. On ne peut pas vous demander de fournir du travail à tout le monde !
Mr. J.L.B. Matekoni se mit à rire.
— Mais je n’ai jamais pensé que vous deviez partir, Rra ! J’aurais dû vous en parler. Je n’ai jamais pensé que vous deviez partir. Que se passera-t-il dans ce garage le jour où ces garçons termineront leur apprentissage – s’ils le terminent un jour ? Comment ferai-je, moi, sans quelqu’un comme vous pour m’aider ? Et vous avez entendu ce qu’a dit Mma Ramotswe sur le travail qui vous sera réclamé à l’agence de temps en temps ? Vous allez être un homme très occupé, Rra.
Cet après-midi-là, Mma Ramotswe était sur le point de suggérer que l’on ferme l’agence une heure plus tôt que de coutume, car elle devait aller chercher de la viande chez le boucher pour le repas du soir, lorsque Mr. Polopetsi pénétra dans le bureau pour annoncer qu’un homme demandait à la voir. C’était un monsieur d’un certain âge, expliqua-t-il, qui était arrivé dans une voiture conduite par un chauffeur et qui ne souhaitait pas entrer. Mma Ramotswe pouvait-elle venir lui parler dehors, sous l’arbre ?
Mma Ramotswe sourit. C’était là ce qu’une personne âgée, une personne attachée aux traditions, préférait toujours : parler sous un arbre, comme on le faisait depuis toujours. Elle sortit et constata que le visiteur se tenait déjà sous l’arbre, son chapeau à la main. Il ressemble à mon père, pensa-t-elle avec un serrement au cœur. Ce dernier aimait bavarder sous les arbres, assis ou debout, en regardant paître le bétail, ou en levant simplement les yeux pour contempler le ciel ou les montagnes de ce pays qu’il avait tant aimé.
— Dumela4, Mma Ramotswe, vous vous souvenez de moi, n’est-ce pas ?
Ils échangèrent une poignée de main.
— Je me souviens très bien de vous, Rra. Vous étiez l’ami de mon père. Cela fait longtemps que je ne vous ai pas vu, mais je ne vous ai pas oublié. Vous allez bien, Rra ?
Du bout de l’index, il se tapota le crâne.
— Ma tête commence à prendre de l’âge, répondit-il en souriant. Alors j’oublie beaucoup de choses. Mais je n’ai pas oublié Obed Ramotswe. Nous avons grandi ensemble. Ce ne sont pas des choses qu’on oublie.
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Vous étiez un bon ami, dit-elle.
— Votre père était quelqu’un de bien.
Il y eut un silence. Elle se demanda si elle devait l’inviter à venir prendre un thé dans le bureau, mais comprit qu’il ne le souhaitait pas. Que souhaitait-il au juste ? Parfois, les personnes âgées avaient juste envie de parler du passé, rien de plus ; peut-être était-ce pour cela qu’il était passé la voir.
Mais non, il y avait autre chose.
— J’ai un fils, reprit-il. Un fils qui s’appelle Phuti. C’est un homme de valeur, mais il n’a pas encore trouvé à se marier, parce qu’il est très timide ; il l’a toujours été. Il n’arrive pas à parler normalement, les mots ont du mal à venir. Cela le rend très timide avec les femmes. Je suis sûr que les filles se moquaient de lui quand il était plus jeune.
— Les gens sont parfois très cruels, acquiesça Mma Ramotswe.
— Oui, répondit Mr. Radiphuti. Mais ça y est, il a rencontré une femme très gentille.
Voilà, pensa Mma Ramotswe. Voilà pourquoi il vient me voir. Il vient me demander d’enquêter sur la dame en question. Ce n’était pas la première fois qu’on lui réclamait ce genre de services : fournir des renseignements sur un conjoint potentiel. Cela faisait partie du métier de détective, et Clovis Andersen y consacrait d’ailleurs tout un chapitre de son livre.
— Qui est cette dame ? s’enquit Mma Ramotswe. Donnez-moi son nom et je verrai si je peux me renseigner sur elle. Je vous dirai si elle ferait oui ou non une bonne épouse pour votre fils.
Mr. Radiphuti tripota son chapeau, visiblement mal à l’aise.
— Oh, je suis sûr qu’elle fera une bonne épouse pour mon fils, affirma-t-il. Et je pense que vous devez le savoir, vous aussi.
Mma Ramotswe le dévisagea sans comprendre et il sourit.
— Voyez-vous, Mma, reprit-il, cette dame travaille dans ce bureau, là, juste derrière vous. Alors vous devez bien la connaître…
Pendant quelques instants, Mma Ramotswe fut incapable d’articuler le moindre son. Puis, tout doucement, elle dit :
— Je vois.
Elle se tut de nouveau, et répéta :
— Je vois.
— Oui, expliqua Mr. Radiphuti, mon fils fréquente votre assistante. Elle a été très gentille avec lui et, grâce à elle, il danse de mieux en mieux. Elle l’a aussi aidé à mieux s’exprimer, parce qu’elle lui a donné confiance en lui. J’en suis très content. Seulement il y a un problème.
Mma Ramotswe sentit un brutal découragement la gagner. Elle s’était laissée aller à espérer pour Mma Makutsi, mais il semblait qu’une difficulté se présentait. Ce serait toujours la même histoire, la même déception, dont Mma Makutsi était familière. Cela paraissait inévitable désormais.
Mr. Radiphuti prit une lente inspiration, puis chassa l’air de ses poumons en un souffle épais et sifflant.
— Je sais que mon fils a très envie d’épouser cette dame, dit-il, j’en suis certain. Mais je suis tout aussi certain qu’il ne se résoudra jamais à la demander en mariage. Il est trop timide. En fait, il me l’a dit lui-même : il ne peut pas lui demander sa main, parce qu’il ne ferait que bafouiller et bafouiller sans qu’aucun mot ne sorte. Il ne se croit pas capable de poser cette importante question.
Il s’arrêta et implora Mma Ramotswe du regard.
— Que pouvons-nous faire, Mma ? Vous êtes une femme intelligente. Peut-être trouverez-vous une solution ?
Mma Ramotswe regarda le ciel à travers les branches de l’acacia. Le soleil était bas à présent ce qui donnait toujours l’impression d’un ciel vide. C’était un moment de la journée qui la rendait un peu triste. Une heure où les ombres étaient minces et la lumière déclinante.
— C’est un problème peu banal, déclara-t-elle. Toutefois, il me semble qu’il n’y a pas de raison pour qu’une tierce personne ne joue pas le rôle de messager dans un cas comme celui-ci. Vous connaissez ces messages d’amour que les femmes zouloues fabriquaient autrefois avec des perles et qu’elles envoyaient ? Ces messages contenaient parfois des demandes en mariage. Alors pourquoi ne pas utiliser un messager dans un cas comme celui-ci ? Rien ne nous en empêche.
Les doigts noueux de Mr. Radiphuti redoublèrent d’activité sur le bord du chapeau.
— Vous voulez dire qu’il faut que j’aille lui poser moi-même la question, Mma ? C’est cela que vous me demandez de faire ? Croyez-vous que…
Elle l’interrompit d’un geste.
— Non, Rra. Rassurez-vous. Dans une telle affaire, mieux vaut que le messager soit une femme. Mais il faut d’abord que je vous pose une question : êtes-vous vraiment sûr que votre fils souhaite épouser cette dame ? Sûr à cent pour cent ?
— Oui, répondit-il. Il me l’a dit. Et, mieux encore, il sait que je suis ici en ce moment pour vous en parler.
Mma Ramotswe écouta ces paroles avec attention. Puis elle lui demanda de l’attendre là où il était et retourna au bureau, où son assistante triait une pile de documents. Mma Makutsi leva les yeux lorsqu’elle pénétra dans la pièce.
— Que voulait-il ? interrogea-t-elle. C’est un client ?
Mma Ramotswe ne répondit pas et demeura immobile, souriante.
— Il y a quelque chose de drôle ? reprit Mma Makutsi. On dirait que vous venez d’entendre une bonne blague.
— Non, répondit Mma Ramotswe. Ce n’est pas une blague. Pas du tout. C’est quelque chose de très important.
Mma Makutsi reposa une feuille de papier et regarda son employeur d’un air perplexe. Il y avait des fois où Mma Ramotswe se montrait opaque, des fois où elle semblait vouloir que Mma Makutsi devine les choses toute seule, et il s’agissait apparemment d’une de ces occasions.
— Je ne vois pas, Mma, lança-t-elle. Je ne vois pas. Il va falloir que vous m’expliquiez ce qu’il se passe.
Mma Ramotswe prit une inspiration.
— Aimeriez-vous vous marier un jour, Mma ? s’enquit-elle.
Mma Makutsi regarda ses chaussures.
— Oui, répondit-elle. J’aimerais me marier un jour. Mais je ne sais pas si ce jour arrivera.
— Il y a un homme qui souhaite vous épouser, expliqua Mma Ramotswe. Il paraît que c’est quelqu’un de très gentil. Seulement, il est trop timide pour vous le dire lui-même, parce qu’il a peur de bégayer…
Elle se tut. Mma Makutsi la considérait fixement, les yeux agrandis par la stupéfaction.
— Il a envoyé son père vous demander si vous voulez bien l’épouser, continua Mma Ramotswe. Et moi, je suis la messagère du père. Il faut maintenant que vous réfléchissiez bien. Cet homme vous plaît-il ? L’aimez-vous assez pour l’épouser ? Est-ce ce que vous voulez ? Ne dites pas oui avant d’en être bien sûre. Faites très attention, Mma. C’est une décision importante.
Lorsqu’elle termina sa phrase, elle eut l’impression que Mma Makutsi avait perdu l’usage de la parole. Celle-ci ouvrit la bouche, mais la referma. Mma Ramotswe patienta. Une mouche s’était posée sur son épaule et la chatouillait, mais elle ne la chassa pas.
Mma Makutsi se leva soudain et considéra Mma Ramotswe. Puis elle se rassit lourdement, manquant presque sa chaise. Elle retira ses lunettes, ses grosses lunettes rondes, les essuya très vite sur son mouchoir en dentelle, ce mouchoir qu’elle conservait précieusement depuis tant d’années et qui, tout comme la petite fourgonnette blanche, approchait de la fin de sa vie.
Lorsqu’elle se mit à parler, sa voix était lointaine, presque un murmure. Mais Mma Ramotswe entendit ses paroles, qui étaient :
— Je vais l’épouser, Mma. Vous pouvez le dire à son père. Je vais épouser Phuti Radiphuti. Ma réponse est oui.
Mma Ramotswe applaudit, ravie.
— Oh, comme je suis contente, Mma Makutsi ! s’écria-t-elle d’une voix stridente. Je suis contente, contente, contente ! Son père dit que Phuti est sûr à cent pour cent de vouloir vous épouser. Cent pour cent, Mma ! Pas quatre-vingt-dix-sept pour cent, cent pour cent !
Elles sortirent ensemble et se dirigèrent vers l’endroit où se tenait Mr. Radiphuti. Il les regarda approcher avec anxiété, mais devina, à leur expression, la réponse qu’elles lui apportaient. Puis tous trois bavardèrent un moment, mais seulement un moment, car Mr. Radiphuti avait hâte d’aller transmettre à son fils le oui de Mma Makutsi.
De retour dans le bureau, Mma Ramotswe, pleine de tact garda le silence. Mma Makutsi rassemblait ses idées, debout devant la fenêtre, le regard fixé sur les arbres, au loin, et sur le soleil du soir au-dessus des montagnes gris-vert, par-delà les arbres. Tant de pensées se bousculaient dans son esprit : son passé et le lieu d’où elle venait ; sa famille, qui allait être si heureuse d’apprendre la nouvelle, là-bas, à Bobonong ; et son défunt frère, Richard, qui ne saurait jamais, sauf, bien sûr, s’il la regardait de quelque part, ce qui était possible, pour autant qu’elle sache. Elle aimait ce pays, qui était un bel endroit et elle aimait aussi ceux avec qui elle vivait et travaillait. Elle avait tant d’amour à offrir – elle l’avait toujours senti – et, à présent, il y aurait quelqu’un à qui le donner, et cela, elle le savait, serait bon. Car c’est cela qui nous sauve, cela qui rend la douleur et le chagrin supportables : cet amour que l’on donne, ce partage du cœur.
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