CHAPITRE XIII
Mma Makutsi et Mr. J.L.B. Matekoni visitent la maison de
Mr. J.L.B. Matekoni
Le lendemain, Mma Makutsi s’aperçut très vite que Mma Ramotswe avait l’esprit ailleurs. Son employeur se montrait rarement maussade, mais, en certaines occasions, des problèmes extérieurs semblaient l’empêcher de consacrer toute son attention aux affaires de l’agence. Il s’agissait en général de soucis domestiques – l’un des enfants rencontrait des difficultés à l’école, ou Rose, la femme de ménage, lui avait parlé des épreuves endurées par un parent ou un ami. Il y avait tant de besoins, même dans un pays aussi heureux que le Botswana ! On eût dit que les réserves de souffrance n’étaient jamais épuisées et, en dépit des progrès accomplis, il restait toujours des individus sans travail, sans domicile ou affamés. Et lorsqu’on prenait conscience de ces problèmes, surtout s’ils touchaient des proches qui se tournaient alors vers vous, il devenait difficile de penser à autre chose.
Chacun connaissait des personnes dans le besoin. Mma Makutsi, par exemple, venait d’entendre parler d’une jeune fille dont les deux parents étaient morts. Cette jeune fille, qui vivait chez sa tante, était intelligente. Elle avait réussi tous ses examens, mais n’avait pas d’argent pour poursuivre ses études et allait devoir abandonner si elle n’en trouvait pas très vite. Que pouvait-on y faire ? Mma Makutsi n’avait pas les moyens de l’aider. Certes, elle gagnait un peu plus grâce à l’École de dactylographie pour hommes du Kalahari, mais il lui fallait s’occuper des siens, restés à Bobonong. Il n’y avait donc personne pour porter secours à cette jeune fille, qui allait perdre ses chances de faire quelque chose de sa vie.
Bien sûr, il importait de ne pas se laisser submerger par ces drames. Chacun devait continuer à vaquer à ses occupations quotidiennes. L’Agence No 1 des Dames Détectives était là pour résoudre les problèmes des gens – elle le faisait avec succès, comme le soulignait souvent Mma Ramotswe – mais les deux femmes ne pouvaient s’attaquer à tous les malheurs du monde. On était obligé de se détourner d’un grand nombre de difficultés pour lesquelles on eût aimé faire quelque chose, en espérant que la vie apporterait des solutions à ceux qui les rencontraient. On n’avait pas le choix.
En observant Mma Ramotswe, assise à son bureau à l’autre extrémité de la pièce, Mma Makutsi s’interrogeait. Fallait-il lui dire quelque chose ou garder le silence ? Après mûre réflexion, elle résolut de parler.
— Vous avez l’air préoccupé, Mma Ramotswe, hasarda-t-elle. Est-ce que vous vous sentez bien ?
Pendant un long moment, Mma Ramotswe ne dit rien et la question resta étrangement suspendue dans l’air.
Enfin, Mma Ramotswe prit la parole.
— J’ai un souci, Mma, avoua-t-elle. Mais je ne souhaite pas vous ennuyer avec ça. C’est une affaire privée.
Mma Makutsi la dévisagea. Au Botswana, il y avait très peu de choses que l’on pouvait présenter comme des affaires privées. Dans cette société, chacun connaissait les problèmes d’autrui.
— Je n’ai aucune intention de me mêler de ce qui ne me regarde pas, affirma-t-elle. Mais si cette chose-là vous donne du souci, il faut que vous me laissiez m’occuper du reste. Ce sera ma façon de vous aider.
Mma Ramotswe soupira.
— Je ne vois pas de quels soucis je pourrais me décharger sur vous. Il y a tellement…
Mma Makutsi ne la laissa pas achever.
— Eh bien, pour commencer, il y a Charlie, lança-t-elle avec vivacité. Ça, c’est un gros souci. Laissez-moi m’occuper de ce garçon. Ainsi, vous pourrez déjà cesser de vous en faire pour lui.
Pendant quelques instants, Mma Ramotswe chercha le moyen de décliner cette proposition. Charlie était un problème propre au garage et son bien-être concernait donc Mr. J.L.B. Matekoni, et elle-même indirectement, puisqu’elle était sa femme. Mr. J.L.B. Matekoni et elle s’étaient toujours occupés des apprentis et il semblait naturel qu’ils continuent ainsi. Cependant, la proposition de Mma Makutsi était bien tentante. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pouvait faire pour Charlie – à supposer que l’on pût faire quelque chose. Mma Makutsi était une femme intelligente et pleine de ressource, parfaitement apte à secouer les jeunes gens. Elle avait déjà pris les apprentis en main par le passé, avec un indéniable succès, aussi était-il peut-être judicieux de la laisser réessayer.
— Mais pouvez-vous faire quoi que ce soit pour Charlie ? interrogea-t-elle. Pouvons-nous, autant que nous sommes, faire quoi que ce soit pour lui ?
Mma Makutsi sourit.
— Je peux tenter de découvrir ce qui se passe exactement, répondit-elle. Ensuite, je chercherai le moyen de régler le problème.
— Mais nous savons très bien ce qui se passe, protesta Mma Ramotswe. Il fréquente une dame très riche qui roule en Mercedes-Benz. Tout le monde le sait. Voilà ce qui se passe.
Mma Makutsi ne pouvait qu’acquiescer. Pour elle toutefois, il y avait toujours d’autres choses à découvrir sous la surface et, bien sûr, elles avaient vu la dame et l’apprenti s’engager dans l’allée de la maison de Mr. J.L.B. Matekoni. Voilà un mystère qu’il fallait élucider.
— Il reste encore des détails à examiner, expliqua-t-elle à Mma Ramotswe. J’ai pensé que Mr. J.L.B. Matekoni et moi-même devrions aller y regarder de plus près. Voilà ce que j’ai pensé.
— Il faut faire attention à Mr. J.L.B. Matekoni, prévint Mma Ramotswe. C’est un excellent mécanicien, mais je ne crois pas qu’il soit très bon détective. À vrai dire, je suis même sûre du contraire.
— C’est moi qui tiendrai les commandes, garantit Mma Makutsi. Je veillerai à ce qu’il n’arrive rien à Mr. J.L.B. Matekoni.
— Bon, fit Mma Ramotswe. Parce que c’est le seul mari que…
Elle s’interrompit. Elle était sur le point de dire qu’elle n’avait pas d’autre mari, mais, saisie d’un sombre pressentiment, elle s’était tout à coup souvenue que ce n’était pas rigoureusement exact.
Lorsque Mma Makutsi suggéra à Mr. J.L.B. Matekoni de rendre visite avec elle à son nouveau locataire, il regarda sa montre et se gratta la tête.
— J’ai beaucoup de travail, vous savez, Mma, objecta-t-il. Il y a cette voiture, là-bas, qui n’a plus de plaquettes de frein et ce minibus qui brait comme un âne. J’ai beaucoup de véhicules mal en point et je ne peux pas les abandonner.
— Ils ne vont pas mourir, rétorqua Mma Makutsi avec fermeté. Ils seront encore là à notre retour.
Mr. J.L.B. Matekoni poussa un soupir.
— Je ne vois pas pourquoi nous devrions aller là-bas. Ces gens paient leur loyer. La maison n’a pas brûlé…
— Mais il y a Charlie, fit remarquer Mma Makutsi. Nous devons découvrir ce qu’il est allé faire dans votre maison. Imaginez qu’il se soit laissé embarquer dans des activités criminelles, avec cette belle dame et sa Mercedes-Benz…
À l’évocation d’activités criminelles, Mr. J.L.B. Matekoni tressaillit. Il avait pris ces garçons sous son aile quelques années auparavant et il se doutait qu’ils fréquentaient toutes sortes de filles. Il ne posait jamais aucune question à ce sujet : au fond, c’étaient leurs affaires et il n’avait pas à s’en mêler. Des activités criminelles, en revanche, c’était une tout autre histoire. Que se passerait-il si les journaux publiaient des articles racontant qu’un employé du Tlokweng Road Speedy Motors avait été arrêté par la police pour racket ? La honte serait trop dure à supporter. Il dirigeait un garage qui se consacrait jour après jour aux clients et à leurs voitures, et qui s’y consacrait en toute honnêteté. Mr. J.L.B. Matekoni n’employait jamais des pièces bas de gamme ou inadaptées en les facturant au prix fort. Jamais il n’avait versé ni accepté de pots-de-vin. Il avait fait de son mieux pour instiller son sens de la morale – cette morale commerciale, voire mécanique – aux deux garçons, mais il doutait d’y être parvenu. Il soupira de nouveau. Ces femmes le poussaient toujours à faire des choses contre sa volonté. Il ne souhaitait pas s’immiscer dans la vie de son locataire. Il n’avait pas envie de retourner à son ancien domicile, maintenant qu’il était si paisiblement installé dans la maison de Zebra Drive. Pourtant, il était clair qu’il n’avait guère le choix, aussi accepta-t-il. Ils pourraient y aller ce soir-là, concéda-t-il, peu après cinq heures. Jusque-là, il entendait se consacrer à ces malheureux véhicules sans interruption.
— Je ne viendrai pas vous déranger, promit Mma Makutsi. Mais à cinq heures tapantes, je serai là, prête à partir.
À cinq heures très exactement, après avoir adressé un signe d’au revoir à Mma Ramotswe, qui repartait chez elle au volant de sa petite fourgonnette blanche, elle alla informer Mr. J.L.B. Matekoni qu’il était temps de quitter le garage. Il venait d’achever un travail sur une voiture et il était de bonne humeur, car tout s’était bien passé.
— J’espère que ce ne sera pas trop long, déclara-t-il en s’essuyant les mains sur un chiffon. Je n’ai pas grand-chose à dire à ce monsieur qui m’a loué la maison. En fait, je n’ai rien à lui dire du tout.
— Nous pourrons prétendre que nous sommes venus voir si tout allait bien, suggéra Mma Makutsi. Et ensuite, nous lui parlerons de Charlie. Nous lui demanderons s’il l’a vu.
— Je n’en vois pas l’intérêt, répondit Mr. J.L.B. Matekoni. S’il l’a vu, il dira oui, et s’il ne l’a pas vu, il dira non. À quoi cela nous avancera-t-il de lui poser cette question ?
Mma Makutsi sourit.
— Vous n’êtes pas détective, Rra. Ça se voit.
— C’est évident que je ne suis pas détective, répliqua Mr. J.L.B. Matekoni. D’ailleurs, je n’ai aucune envie de l’être. Je suis garagiste.
— Mais vous êtes marié à une détective, souligna Mma Makutsi d’un ton bienveillant. Quand on épouse une personne, on apprend parfois de petites choses sur son métier. Regardez la femme du Président : elle est obligée de tout savoir sur les ouvertures d’écoles ou les signatures…
— Mais moi, je n’ai jamais demandé à Mma Ramotswe de réparer des voitures, objecta Mr. J.L.B. Matekoni. Alors qu’elle ne vienne pas me demander de faire le détective.
Mma Makutsi décida de ne pas répondre à cette remarque. Jetant un coup d’œil à sa montre, elle déclara qu’il était temps de partir s’ils ne voulaient pas arriver à l’heure où toute la famille du locataire se trouverait à table pour le dîner, ce qui serait très impoli. À contrecœur, Mr. J.L.B. Matekoni retira son bleu de travail et saisit son chapeau, accroché à sa patère habituelle. Puis tous deux montèrent dans la camionnette pour parcourir le court trajet sur la route de l’ancien terrain d’aviation militaire.
En arrivant aux abords de la maison, Mr. J.L.B. Matekoni commença à ralentir et observa les alentours.
— Ça fait drôle, Mma, lança-t-il. Ça fait toujours drôle de revenir dans un lieu où l’on a vécu.
Mma Makutsi hocha la tête. C’était vrai. Elle n’était retournée que de rares fois à Bobonong depuis son installation à Gaborone et cela avait toujours représenté une expérience déroutante. Tout était familier, c’était vrai, curieusement, tout semblait différent. D’abord, il y avait la petitesse, et aussi la pauvreté. À l’époque où elle vivait là, les maisons lui paraissaient parfaitement normales, et celle où elle habitait avec sa famille était très confortable. Mais considérée avec des yeux qui avaient vu Gaborone et les grands bâtiments de cette ville, la maison était devenue minuscule et délabrée. Quant à la pauvreté, elle ne l’avait jamais remarquée du temps où elle vivait là. Jamais elle ne s’était rendu compte qu’avec une couche de peinture Bobonong aurait pu être transfiguré. Lorsqu’on avait connu Gaborone, où tout était si bien entretenu, il était impossible de ne pas voir la saleté des murs.
Les gens eux aussi lui avaient paru diminués. Sa tante préférée restait bien sûr sa tante préférée, mais alors que Mma Makutsi avait toujours admiré la sagesse de ses paroles, celles-ci lui apparaissaient à présent comme des lieux communs. Pis encore, Mma Makutsi avait même éprouvé de l’embarras en l’écoutant parfois, songeant qu’à Gaborone de telles observations seraient passées pour désuètes. Elle s’était alors sentie coupable et avait tenté d’esquisser un sourire approbateur, mais cela lui avait réclamé un effort immense. Ce n’était pas bien, elle le savait : il importait de ne pas oublier tout ce que l’on devait à ses origines, à sa famille et aux lieux qui nous avaient nourris, mais il se révélait parfois difficile d’appliquer ce principe.
Mma Ramotswe, pour sa part, semblait très à l’aise avec ce qu’elle était et le lieu d’où elle venait, et cela avait toujours impressionné Mma Makutsi. De toute évidence, elle était restée très attachée à Mochudi et elle parlait de son enfance avec une immanquable tendresse. C’était une grande chance d’aimer l’endroit où l’on avait été élevé. Tout le monde n’en était pas capable. Et c’était une chance encore plus grande d’avoir eu un père comme Obed Ramotswe, dont Mma Ramotswe avait tant parlé à Mma Makutsi. Cette dernière avait presque l’impression de le connaître désormais, comme si à tout moment elle pouvait citer des remarques qu’il avait faites, alors que, bien sûr, elle ne l’avait jamais rencontré. C’étaient des choses qu’elle imaginait. Plus d’une fois, elle avait dit à Mma Ramotswe : « Comme le disait votre père, Mma… ». Alors, Mma Ramotswe souriait et répondait : « C’est vrai, il disait toujours ça, n’est-ce pas ? »
Bien entendu, elle n’était pas la seule à faire cela. Mma Ramotswe parlait très souvent de Seretse Khama en citant des paroles qu’il avait prononcées, mais Mma Makutsi était un peu sceptique à ce sujet. Non que Seretse Khama n’ait pas fait un grand nombre de remarques très sages, mais il lui semblait que Mma Ramotswe avait une légère tendance à exprimer des points de vue – des points de vue personnels – en les attribuant à Seretse Khama, même si ce dernier ne s’était jamais prononcé sur le sujet en question. Il y avait eu récemment un exemple de ce phénomène lorsque Mma Ramotswe avait affirmé qu’il ne fallait jamais faire traverser un cours d’eau à une chèvre et que Seretse Khama lui-même avait dit quelque chose là-dessus. Mma Makutsi éprouvait des doutes à ce propos : si sa mémoire était bonne, Seretse Khama n’avait jamais parlé de chèvres – et elle avait étudié tous ses discours à l’école. Pour elle, Mma Ramotswe cherchait simplement à donner du poids à un point de vue qui lui était propre.
— Quand a-t-il dit cela ? avait-elle demandé pour l’éprouver.
Mma Ramotswe avait eu un geste vague.
— Il y a longtemps, je crois. J’ai lu ça quelque part…
Cette réponse n’avait pas convaincu Mma Makutsi, qui avait alors été tentée de dire à son employeur : « Mma Ramotswe, vous devez vous souvenir que vous n’êtes pas Seretse Khama ! » Toutefois, elle n’en avait rien fait, heureusement, car cela eût semblé impoli, et Mma Ramotswe n’avait pas de mauvaises intentions quand elle évoquait Seretse Khama, même si elle ne disait pas toujours la stricte vérité. Le vrai problème, songeait Mma Makutsi, c’était que Mma Ramotswe n’avait pas étudié à l’Institut de secrétariat du Botswana. Si elle y était allée, elle se serait peut-être montrée un peu plus précise sur certaines de ses affirmations. Car l’intuition et l’expérience pouvaient certes mener quelqu’un très loin, mais on avait malgré tout besoin d’un peu plus que cela pour parachever les choses. Et si Mma Ramotswe avait eu la chance d’étudier à l’Institut de secrétariat du Botswana, se demandait Mma Makutsi, quelle note aurait-elle obtenue à l’examen final ? C’était là une question fascinante. Il ne faisait aucun doute qu’elle s’en serait très bien sortie et aurait même pu atteindre un… disons un 75 sur 100. Un résultat très honorable, même à vingt-deux points sous celui qu’elle-même avait atteint. Le problème, lorsqu’on avait obtenu un 97 sur 100, c’était que cela plaçait la barre à une hauteur surélevée pour les autres.
Les pensées de Mma Makutsi furent interrompues par Mr. J.L.B. Matekoni, qui lui tapa légèrement sur l’épaule.
— Faut-il que je m’engage dans l’allée, Mma ?
Mma Makutsi réfléchit.
— Ce serait préférable, Rra. N’oubliez pas que vous n’avez rien à cacher. Vous rendez juste visite à cet homme pour vous assurer que tout va bien.
— Et vous ? interrogea Mr. J.L.B. Matekoni en faisant franchir la grille familière à la camionnette. Qu’est-ce qu’ils vont penser en vous voyant ?
— Je pourrais être votre nièce, suggéra Mma Makutsi. Il y a beaucoup d’hommes de votre âge qui ont des nièces et qui les emmènent avec eux dans leur camionnette. Vous n’avez jamais remarqué, Rra ?
Mr. J.L.B. Matekoni lui décocha un regard perplexe. Il ne savait jamais très bien comment prendre Mma Makutsi et cette remarque un peu ambiguë était caractéristique du genre de choses qu’elle disait. Il ne répondit pas et se concentra sur la conduite, s’appliquant à garer le camion à côté des deux voitures déjà stationnées devant la maison.
Ensemble, ils marchèrent jusqu’à la porte d’entrée. Mr. J.L.B. Matekoni frappa fort, tout en appelant.
— Le jardin n’est pas très bien entretenu, fit remarquer Mma Makutsi à mi-voix en désignant discrètement plusieurs boîtes de paraffine retournées que l’on avait utilisées pour une raison ou pour une autre et laissées là ensuite.
— Ces gens travaillent beaucoup, je crois, répondit Mr. J.L.B. Matekoni. Peut-être n’ont-ils pas le temps de s’en occuper. On ne peut pas leur en vouloir.
— Si, rétorqua Mma Makutsi d’une voix plus forte.
— Chut ! fit Mr. J.L.B. Matekoni. Quelqu’un vient…
La porte fut ouverte par une femme d’environ quarante-cinq ans, vêtue d’un chemisier rouge bariolé et d’une longue jupe verte. Elle les détailla de la tête aux pieds et leur fit signe d’entrer.
— Il n’y a pas beaucoup de monde, déclara-t-elle sans leur laisser le temps de se présenter. Mais je peux vous servir quelque chose si vous allez vous asseoir au fond. J’ai du rhum, mais vous pouvez aussi vous contenter d’une bière. Alors, qu’est-ce que ce sera ?
Mr. J.L.B. Matekoni se tourna à demi vers Mma Makutsi, stupéfait. Il ne s’attendait pas à un accueil aussi énergique et il lui semblait plutôt étrange d’offrir à boire à des inconnus avant même qu’un seul mot n’eût été prononcé. Comment cette dame savait-elle qui il était ? Peut-être était-ce la femme du locataire : il n’avait eu affaire qu’au locataire lui-même et n’avait pas vu les autres membres de sa famille.
Si Mr. J.L.B. Matekoni fut pris au dépourvu, tel ne fut pas le cas de Mma Makutsi. Elle sourit à la femme et accepta aussitôt une bière pour Mr. J.L.B. Matekoni. Quant à elle, elle prendrait une boisson sans alcool, dit-elle, quelque chose de bien frais. La femme hocha la tête et disparut dans la cuisine, laissant les visiteurs pénétrer dans ce qui avait été la salle à manger de Mr. J.L.B. Matekoni.
C’était la pièce préférée de Mr. J.L.B. Matekoni lorsqu’il habitait là, car elle avait une belle vue sur le jardin arrière planté de papayers et, au-delà, sur une colline qui se profilait au loin. À présent, la vue n’existait plus, car d’épais rideaux masquaient la fenêtre. Le seul éclairage était fourni par deux petites lampes rouges placées sur une table basse devant les rideaux. Mr. J.L.B. Matekoni regarda autour de lui avec étonnement. Il savait que les gens pouvaient avoir des goûts particuliers, mais il lui semblait extraordinaire que l’on pût préférer plonger une pièce dans l’obscurité et gaspiller l’électricité quand une lumière naturelle de qualité était disponible gratuitement à l’extérieur.
Il se tourna de nouveau vers Mma Makutsi. Peut-être avait-elle déjà vu ce genre de chose et n’était-elle pas surprise. Il l’interrogea du regard, mais elle se contentait de lui sourire d’une drôle de façon.
— Qu’ont-ils fait de ma salle à manger ? chuchota-t-il. C’est très bizarre.
Mma Makutsi continua de sourire.
— C’est très intéressant, répondit-elle à voix basse. Bien sûr, vous savez que…
Elle n’acheva pas sa phrase. Déjà, la femme au chemisier rouge revenait avec un plateau chargé d’une bière et d’un verre de Coca. Elle posa le plateau sur la table et désigna un grand canapé de cuir adossé contre un mur.
— Vous pouvez vous asseoir, dit-elle. Je vais mettre de la musique si vous voulez.
Mma Makutsi saisit son verre de Coca.
— Joignez-vous à nous, Mma. Il a fait très chaud aujourd’hui et vous devez avoir soif. Prenez une bière et mettez-la sur notre note. Nous vous l’offrons.
La femme ne se fit pas prier.
— C’est gentil à vous, Mma. Je vais la chercher et je reviens.
Dès qu’elle eut quitté la pièce, Mr. J.L.B. Matekoni se tourna vers Mma Makutsi.
— Est-ce que… commença-t-il.
— Oui, coupa Mma Makutsi. C’est un shebeen. Votre maison, Mr. J.L.B. Matekoni, a été transformée en débit de boissons clandestin.
Mr. J.L.B. Matekoni se laissa choir lourdement sur le canapé.
— C’est affreux, gémit-il. Tout le monde va croire que je suis impliqué là-dedans. Les gens vont dire que je tiens un shebeen tout en cherchant à me faire passer pour une personne respectable. Et que va penser Mma Ramotswe ?
— Elle comprendra que vous n’avez rien à voir avec ça, affirma Mma Makutsi. Et je suis sûre que les autres penseront la même chose.
— Je n’aime pas ce genre d’endroits, déclara Mr. J.L.B. Matekoni en secouant la tête. Ils font crédit aux clients, qui finissent par se ruiner.
Mma Makutsi acquiesça. Elle était amusée par cette découverte, à laquelle elle ne s’attendait pas, mais savait qu’il n’y avait rien de drôle dans les shebeen. Les gens pouvaient fréquenter les bars légaux, mais certains avaient besoin de boire à crédit, et les shebeen en profitaient. Ils encourageaient les gens à boire beaucoup et, à la fin du mois, ils leur soutiraient une part toujours plus importante de leur salaire. Plus grave encore, ces bars clandestins étaient associés aux jeux d’argent et, là aussi, ils exploitaient la faiblesse humaine.
La femme revint avec une bouteille de bière, qu’elle leva pour trinquer. Mr. J.L.B. Matekoni l’imita à contrecœur, mais la réaction de Mma Makutsi fut plus convaincante.
— Alors, Mma, lança-t-elle d’une voix forte, c’est un bien bel établissement que vous avez là ! Très agréable !
La femme se mit à rire.
— Oh non, Mma, ce n’est pas à moi ! Je ne suis qu’une employée. C’est une autre dame qui tient cet endroit.
Mma Makutsi réfléchit. Bien sûr : une femme comme cela, qui roulait dans une puissante Mercedes-Benz, ne se rendrait pas dans un shebeen en simple cliente. C’était la reine des lieux, la reine en personne !
— Ah, mais oui ! s’exclama Mma Makutsi. Je la connais. C’est celle qui conduit cette grosse Mercedes-Benz et qui est avec un garçon tout jeune, son nouvel ami. Je crois qu’il s’appelle Charlie.
— Oui, c’est elle, répondit la femme. Charlie est son petit ami. Il vient parfois ici avec elle. Mais elle a aussi un mari, qui vit à Johannesburg. C’est un monsieur important là-bas. Il possède plusieurs bars, je crois.
— Oui, acquiesça Mma Makutsi. Je le connais très bien.
Elle marqua un temps d’arrêt, avant d’ajouter :
— Croyez-vous qu’il soit au courant, pour Charlie ?
La femme but une gorgée de bière et s’essuya la bouche d’un revers de main.
— Hum ! À mon avis, il ne sait rien. Et si j’étais Charlie, je ferais très attention. Ce monsieur revient au Botswana tous les quelques mois pour la voir, et le week-end où il sera là, Charlie a intérêt à déguerpir ! Ah, ah ! Si j’étais lui, je filerais tout droit à Francistown ou à Maun à ce moment-là ! Plus il sera loin, mieux ça vaudra pour lui.
Mma Makutsi jeta un coup d’œil à Mr. J.L.B. Matekoni, qui suivait la conversation avec une vive attention. Puis elle s’adressa de nouveau à la femme.
— Est-ce que cet homme, ce mari, l’aide parfois à tenir ce bar ? Est-ce qu’il lui arrive de venir ici ?
— Oui, quelquefois, répondit la femme. Et de temps en temps, il nous téléphone pour lui laisser des messages.
Mma Makutsi prit une profonde inspiration. Mma Ramotswe lui avait enseigné que lorsqu’on posait la question importante – la question sur laquelle pouvait reposer l’élucidation d’une enquête –, il fallait veiller à paraître calme, comme si la réponse n’avait pas grande importance. Or, le moment était venu de poser une question de ce type ; Mma Makutsi sentait son cœur cogner dans sa poitrine et elle était certaine que la femme l’entendait.
— Alors il téléphone ? Et vous n’auriez pas son numéro ici, par hasard ? J’ai besoin de lui parler au sujet d’un ami que nous avons à Johannesburg et qui voudrait le rencontrer pour une affaire. J’avais son numéro, mais…
— Si, répondit la femme. Il est à la cuisine, sur un morceau de papier. Je peux aller vous le chercher.
— C’est très gentil, répondit Mma Makutsi. Et quand vous serez à la cuisine, prenez une deuxième bière, Mma. C’est Mr. J.L.B. Matekoni qui vous l’offre.