CHAPITRE PREMIER

L’honnêteté, le thé, et la place des choses dans la cuisine

 

Mma Ramotswe était installée à une table de son café favori, en bordure du centre commercial de Gaborone, au bout de Tlokweng Road. On était samedi, son jour préféré, celui qu’à sa guise on remplissait ou laissait s’écouler sans rien faire, où l’on pouvait par exemple déjeuner avec un ami à l’Hôtel Président ou, comme à présent, rester seule pour réfléchir aux événements de la semaine et à l’état du monde. Ce café était un lieu idéal, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la vue : la terrasse donnait sur une rangée d’eucalyptus dont le feuillage, d’une teinte vert foncé très apaisante, produisait le bruit de la mer quand le vent soufflait. Enfin, il produisait le bruit que devait faire la mer, de l’avis de Mma Ramotswe. Parce que, à vrai dire, elle n’avait jamais vu l’océan, qui se trouvait bien loin de ce pays cerné de terres qu’était le Botswana. Bien loin, au-delà des déserts de Namibie, au-delà du sable rouge et des montagnes arides. Malgré tout, Mma Ramotswe parvenait à l’imaginer, cette mer, lorsqu’elle écoutait les eucalyptus répondre au vent et qu’elle fermait les yeux. Peut-être la verrait-elle un jour, peut-être marcherait-elle sur une plage en laissant les vagues lui mouiller les pieds. Peut-être, qui sait ?

L’autre avantage de ce café, c’était que les tables étaient disposées sur une véranda découverte et qu’il y avait toujours quelque chose à regarder. Ce matin-là, par exemple, Mma Ramotswe avait assisté à une dispute entre une adolescente et son petit ami – elle n’avait pas distingué leurs paroles, mais le sens de l’échange ne laissait aucun doute – et vu une femme rayer la carrosserie d’une voiture stationnée en cherchant à se garer. La conductrice s’était arrêtée, était descendue, avait rapidement constaté les dégâts, puis avait redémarré et quitté les lieux. Mma Ramotswe avait suivi la scène avec incrédulité et s’était à demi levée pour protester, mais trop tard : la voiture avait déjà tourné au coin de la rue et disparu sans même lui laisser le temps de relever le numéro d’immatriculation.

Mma Ramotswe s’était rassise et avait repris du thé. Certes, il eût été faux d’affirmer qu’un tel incident ne serait jamais arrivé dans le Botswana d’autrefois, mais, indubitablement, il avait plus de chances de se produire de nos jours. On rencontrait beaucoup plus d’égoïstes qu’auparavant, des gens que cela ne semblait pas perturber le moins du monde d’érafler les voitures des autres ou de bousculer des passants en marchant dans la rue. C’était fatal – Mma Ramotswe en avait conscience – dans des villes de plus en plus étendues dont les habitants devenaient étrangers les uns aux autres. Elle savait aussi que c’était la conséquence d’une prospérité croissante qui, assez bizarrement, ne semblait apporter que convoitise et égoïsme. Toutefois, même si elle comprenait les raisons du phénomène, celui-ci n’en restait pas moins difficile à tolérer. Le reste du monde pouvait bien devenir aussi discourtois qu’il le voulait, ce n’étaient pas là les façons de faire du Botswana et, pour sa part, Mma Ramotswe défendrait toujours les façons de faire du Botswana de son enfance.

La vie était bien plus belle, pensait Mma Ramotswe, quand on savait qui l’on était. À l’époque où elle était écolière à Mochudi, le village de son enfance, tout le monde savait exactement qui vous étiez, qui étaient vos parents et qui avaient été les parents de vos parents. Aujourd’hui, lorsqu’elle retournait à Mochudi, les gens l’accueillaient comme si elle n’était jamais partie. Sa présence ne nécessitait aucune explication. Et même ici, à Gaborone, où tout était devenu si grand, les gens savaient encore précisément qui elle était. Ils savaient qu’elle était Precious Ramotswe, fondatrice de l’Agence No 1 des Dames Détectives, fille du défunt Obed Ramotswe et désormais épouse (après des fiançailles prolongées) du plus bienveillant des garagistes, Mr. J.L.B. Matekoni, propriétaire du Tlokweng Road Speedy Motors. Et certains d’entre eux au moins savaient aussi qu’elle vivait dans Zebra Drive, possédait une petite fourgonnette blanche et employait une certaine Grace Makutsi comme assistante. Et les ramifications de ces liens et relations pouvaient s’étendre plus loin, et le nombre des choses connues s’accroître encore. Quelques-uns savaient ainsi que Mma Makutsi avait un frère, Richard, aujourd’hui décédé ; qu’elle avait obtenu la note jusque-là inégalée de 97 sur 100 à l’examen final de l’Institut de secrétariat du Botswana ; et qu’à la suite du succès de l’École de dactylographie pour hommes du Kalahari, elle avait emménagé dans une maison plus confortable du quartier d’Extension Two. Cette sorte de savoir – un savoir quotidien, humain – contribuait à maintenir la cohésion de la société et rendait difficile d’érafler la voiture d’une tierce personne sans se sentir coupable et sans tenter de signaler le fait au propriétaire. De toute évidence, pourtant, cela importait peu à cette conductrice égoïste, qui avait filé. Et qui, visiblement, ne s’en souciait pas le moins du monde.

Mais se lamenter ne servait à rien. Les gens le faisaient depuis toujours – soupirer, lever les bras au ciel – mais cela ne les menait nulle part. Si, sous certains aspects, le monde avait empiré, il était devenu bien plus vivable sous beaucoup d’autres, et il était important de s’en souvenir. Les lumières s’éteignaient en certains lieux, mais elles s’allumaient ailleurs. Regardez l’Afrique : on avait eu une infinité de motifs de désespoir – la corruption, les guerres civiles et le reste –, mais tant de choses allaient mieux désormais ! Il y avait eu l’esclavage, et le lot de souffrances qu’il avait générées, et il y avait eu les cruautés de l’apartheid, à quelques dizaines de kilomètres à peine, derrière la frontière, mais tout cela était terminé aujourd’hui. Il y avait eu l’ignorance, mais, à présent, de plus en plus de gens apprenaient à écrire et obtenaient des diplômes universitaires. Les femmes, maintenues si longtemps dans la servitude, pouvaient désormais voter et s’exprimer, et revendiquer le droit à une existence propre, même s’il restait encore beaucoup d’hommes qui ne voulaient pas en entendre parler. Autant de bonnes choses qui arrivaient et qu’il ne fallait pas perdre de vue.

Mma Ramotswe porta sa tasse à ses lèvres et leva les yeux. En bordure du parking, juste en face du café, un petit marché était installé, avec des étals et des plateaux chargés d’objets en tout genre. Elle observa un vendeur qui cherchait à convaincre une cliente d’acheter des lunettes de soleil. La femme essayait une paire après l’autre sans jamais paraître satisfaite. Elle finit par passer à l’étal voisin. Là, elle désigna un bijou en argent, un bracelet, et le commerçant, petit homme portant un chapeau de feutre à large bord, le lui tendit pour qu’elle l’essaie. Mma Ramotswe regarda la femme présenter son poignet pour obtenir l’approbation du vendeur, qui hocha la tête en signe d’encouragement. Elle parut toutefois désapprouver ce verdict et lui rendit le bijou, avant d’en désigner un autre, au fond du stand. Soudain, tandis que le marchand se retournait pour attraper l’objet qu’elle avait repéré, la femme prit un bracelet et le glissa en hâte dans la poche de sa veste.

Mma Ramotswe étouffa une exclamation. Cette fois, elle ne pouvait rester sans réagir et laisser un méfait se commettre sous ses yeux. Si personne ne faisait rien, il n’était pas étonnant que les choses aillent de mal en pis. Elle se leva donc d’un bond et se dirigea résolument vers le marché, où la femme était désormais engagée dans une vive conversation avec le vendeur sur les mérites de la marchandise qu’il lui présentait.

— Excusez-moi, Mma.

La voix venait de derrière elle et Mma Ramotswe se retourna pour voir qui s’adressait à elle. C’était la serveuse, une jeune femme que Mma Ramotswe n’avait encore jamais vue au café.

— Oui, Mma, qu’y a-t-il ?

La serveuse pointa sur elle un doigt accusateur.

— Vous ne pouvez pas vous sauver comme ça, dit-elle. Je vous ai vue. Vous essayez de partir sans payer l’addition. Je vous ai vue.

Mma Ramotswe demeura sans voix. L’accusation était terrible, et tellement injustifiée ! Mais non, elle n’avait pas voulu partir sans payer l’addition ; jamais elle ne ferait une chose pareille ! Tout ce qu’elle avait souhaité, c’était empêcher un méfait d’être commis sous ses yeux.

— Je ne cherche pas à me sauver, Mma, déclara-t-elle quand elle eut recouvré ses esprits. J’essaie juste d’empêcher cette femme qui est là-bas de commettre un vol. Ensuite, je serais revenue.

La serveuse esquissa un sourire entendu.

— Il y a toujours une excuse, dit-elle. Des gens comme vous, on en voit tout le temps. Ils viennent, ils mangent ce qu’on leur sert, et puis ils se sauvent et ils vont se cacher. Vous autres, vous êtes tous les mêmes !

Mma Ramotswe se tourna vers l’étal. La femme était en train de s’éloigner, sans doute avec le bracelet dans sa poche. Il serait désormais trop tard pour tenter quoi que ce soit, tout cela à cause de cette petite serveuse imbécile qui n’avait rien compris.

Elle retourna à sa table et se rassit.

— Apportez-moi l’addition, commanda-t-elle. Je vais payer tout de suite.

La serveuse la regarda droit dans les yeux.

— D’accord, rétorqua-t-elle. Seulement, je vais être obligée d’y ajouter un petit quelque chose pour moi. Je vais être obligée d’y ajouter un petit quelque chose si vous ne voulez pas que j’appelle la police et que je lui raconte que vous avez voulu partir sans payer.

Tandis que la jeune femme s’éloignait, Mma Ramotswe jeta un coup d’œil autour d’elle pour voir si les autres consommateurs avaient été témoins de la scène. Juste à côté, elle remarqua une femme accompagnée de ses deux enfants, qui sirotaient un milk-shake avec un plaisir évident. La femme sourit à Mma Ramotswe, puis reporta son attention sur les enfants. Elle n’a rien vu, pensa Mma Ramotswe. Mais, soudain, la femme se pencha vers elle.

— Pas de chance, Mma, lui glissa-t-elle. Ils sont très rapides ici. C’est plus facile dans les hôtels.

Pendant quelques minutes, Mma Ramotswe demeura immobile, à songer à ce qu’elle avait vu. C’était remarquable. En l’espace d’un très court laps de temps, elle avait assisté à un vol éhonté, dû affronter une serveuse qui n’avait d’autre préoccupation qu’extorquer de l’argent par tous les moyens et, pour couronner le tout, la femme de la table voisine avait exprimé une vision du monde extraordinairement malhonnête. Mma Ramotswe était tout bonnement stupéfaite. Elle réfléchit à ce que son père, le défunt Obed Ramotswe, un fin juge en matière de bétail, mais aussi un être de la plus stricte rectitude, eût pensé de cela. Lui qui avait élevé sa fille unique dans le respect d’une honnêteté scrupuleuse eût été mortifié devant de tels agissements. Mma Ramotswe se souvenait du jour où, tandis qu’elle marchait avec lui à Mochudi étant petite, elle avait trouvé une pièce de monnaie sur le bord de la route. Elle l’avait ramassée avec ravissement et s’était mise à la polir à l’aide de son mouchoir lorsque, remarquant ce qui se passait, son père était intervenu.

— Ce n’est pas à nous, avait-il dit. Cet argent appartient à quelqu’un d’autre.

À contrecœur, elle lui avait tendu la pièce, qui avait aussitôt été apportée à un sergent fort surpris, au poste de police de Mochudi. Mais la leçon avait été mémorable. Il était donc difficile à Mma Ramotswe d’imaginer comment une personne pouvait voler une autre personne, ou lui faire toutes ces choses qu’on lisait dans les comptes rendus d’audiences du Botswana Daily News. Il n’existait qu’une seule explication : les gens qui se rendaient coupables de ce genre de méfaits ne comprenaient rien aux sentiments d’autrui ; ils ne comprenaient pas, voilà tout. Quand on était capable de se mettre à la place d’autrui, comment pouvait-on accomplir une action susceptible de faire souffrir ?

Le problème était que, chez certains individus, cette capacité d’imagination faisait défaut. Peut-être ces gens-là étaient-ils nés ainsi – avec une case du cerveau en moins – ou peut-être l’étaient-ils devenus parce que leurs parents ne leur avaient jamais enseigné la compassion. C’était là l’explication la plus plausible, pensait Mma Ramotswe. Toute une génération de personnes, non seulement en Afrique mais partout ailleurs, n’avaient pas appris à ressentir de la compassion parce que leurs parents n’avaient simplement pas pris la peine de la leur enseigner.

Elle continua de réfléchir à cela en repartant au volant de sa petite fourgonnette blanche, à travers cette partie de la ville appelée le Village, puis devant les bâtiments de l’université, de plus en plus nombreux, et enfin Zebra Drive, l’avenue où elle habitait. Ce qu’elle avait vu l’avait tant perturbée qu’elle en avait oublié de faire ses courses, mais ce ne fut qu’après avoir franchi la grille du jardin et s’être arrêtée dans l’allée qu’elle s’aperçut qu’elle n’avait aucun des ingrédients nécessaires à la préparation du dîner. Il manquait des haricots, par exemple, de sorte qu’aucun légume vert n’accompagnerait le ragoût. Et il n’y avait pas de crème anglaise pour le gâteau qu’elle comptait confectionner pour les enfants. Toujours assise au volant de la fourgonnette, elle songea un instant à retourner au centre-ville, mais l’énergie lui manqua. Il faisait une chaleur étouffante et la maison paraissait fraîche et engageante. Elle avait envie de rentrer, de se préparer du thé rouge, puis de se retirer dans sa chambre pour faire la sieste. Mr. J.L.B. Matekoni et les enfants étaient partis rendre visite à une tante à Mojadite, un petit village sur la route de Lobatse, et ils ne seraient pas de retour avant six ou sept heures du soir. Mma Ramotswe aurait donc la maison pour elle toute seule pendant plusieurs heures, l’occasion idéale de s’accorder un petit somme. Il y avait bien assez de provisions dans le garde-manger, même si celles-ci ne convenaient pas pour le repas prévu à l’origine, mais qu’importait ? Elle servirait du potiron au lieu des haricots verts en accompagnement du ragoût et les enfants se contenteraient avec joie d’une boîte de pêches au sirop en remplacement du gâteau à la crème anglaise. Il n’y avait aucune raison de repartir.

Mma Ramotswe sortit de la petite fourgonnette blanche et contourna la maison pour gagner la cuisine, située à l’arrière. Elle sortit la clé de son sac, ouvrit et entra. Elle avait connu une époque où personne ne verrouillait ses portes au Botswana et où, d’ailleurs, beaucoup d’entre elles n’étaient pas munies de serrure. Désormais, il fallait fermer à clé, et il y avait même des gens qui verrouillaient aussi la grille de leur jardin. Mma Ramotswe songea à la scène à laquelle elle avait assisté un peu plus tôt, à cette femme qui avait volé le commerçant au chapeau de feutre. Elle vivait sans doute dans une chambre qu’elle prenait soin de verrouiller lorsqu’elle s’absentait, et, cependant, elle était prête à voler un pauvre homme. Mma Ramotswe secoua la tête en soupirant. Il existait tant de choses en ce monde devant lesquelles on était tenté de secouer la tête. En fait, il était possible, de nos jours, de traverser la vie avec la tête en constant mouvement, telle une marionnette entre les mains d’un marionnettiste agité de tremblements perpétuels.

La cuisine était fraîche et Mma Ramotswe retira ses chaussures, qui commençaient à la faire souffrir depuis quelque temps (se pouvait-il que les pieds grossissent, eux aussi ?). Elle trouva le contact du sol de béton ciré agréable tandis qu’elle se dirigeait vers l’évier pour se servir un verre d’eau. Rose, la femme de ménage, était absente le week-end, mais elle avait rangé la cuisine avant son départ, vendredi soir. Rose était consciencieuse et elle tenait toutes les surfaces scrupuleusement propres. Elle habitait à l’extrémité de Tlokweng, une petite maison qu’elle entretenait avec la même rigueur qu’elle vouait à son travail chez Mma Ramotswe. C’était l’une de ces femmes, estimait Mma Ramotswe, chez lesquelles semblait exister une capacité inusable aux travaux les plus rudes. Elle avait élevé – et bien élevé – sa famille sans grande aide de la part des différents pères. Elle avait subvenu aux besoins de ses enfants grâce au maigre salaire gagné comme femme de ménage et au peu d’argent que lui rapportaient les travaux de couture dont elle se chargeait. L’Afrique était pleine de femmes comme elle, semblait-il, et s’il devait y avoir le moindre espoir pour ce continent, ce serait sans doute à elles qu’on le devrait.

Mma Ramotswe remplit la bouilloire au robinet et la plaça sur la gazinière. Ces gestes lui étaient familiers et elle les accomplissait sans réfléchir. Ce fut seulement à ce moment qu’elle remarqua qu’elle n’avait pas pris la bouilloire à son emplacement habituel. Rose la mettait toujours sur la planche à découper, près de l’évier, et les enfants, Motholeli et Puso, savaient eux aussi qu’il fallait la laisser là. C’était la place de la bouilloire et il ne serait venu à l’esprit de personne de la poser sur la petite desserte en bois, de l’autre côté de la cuisine. Même Mr. J.L.B. Matekoni n’aurait pas fait une chose pareille – sans doute, quoique, à bien y réfléchir, Mma Ramotswe ne l’eût jamais vu toucher à la bouilloire en six mois de vie commune, depuis leur mariage et son installation à Zebra Drive. Mr. J.L.B. Matekoni appréciait le thé, bien sûr – il eût été difficile d’épouser un homme qui n’aimait pas le thé –, mais il était très rarement amené à s’en préparer lui-même. Elle n’y avait jamais réfléchi, mais maintenant qu’elle y songeait, n’était-il pas intéressant qu’une personne pût croire que le thé surgissait ainsi, tout seul ? Mr. J.L.B. Matekoni n’était pas paresseux, ce qui rendait d’autant plus remarquable cette façon qu’avaient la plupart des hommes d’imaginer que des choses comme le thé ou la nourriture finissaient tôt ou tard par apparaître, pour peu que l’on attendît assez longtemps. Il y avait toujours une femme, quelque part – une mère, une amoureuse, une épouse –, pour s’assurer que leurs besoins étaient satisfaits. Il faudrait que cela change, bien entendu, et que les hommes apprennent à s’occuper d’eux-mêmes, mais très peu d’entre eux semblaient y songer à l’heure actuelle. Et il ne fallait pas trop compter sur la nouvelle génération, vu les deux apprentis et leur façon de se comporter. Ils attendaient encore que les femmes prennent soin d’eux, et, malheureusement, il semblait qu’il y eût toujours assez de jeunes filles disposées à le faire.

Mma Ramotswe méditait sur ce problème lorsqu’elle s’aperçut que l’un des tiroirs du buffet n’était pas tel qu’elle l’avait laissé le matin. Il n’était pas grand ouvert, certes, mais il n’avait pas été bien refermé. Elle fronça les sourcils. C’était très étrange. Là encore, Rose prenait garde à tout refermer après utilisation, et la seule personne à être entrée à la cuisine depuis que la femme de ménage l’avait quittée la veille était Mma Ramotswe elle-même. Elle y était venue tôt le matin, à son réveil, préparer le petit déjeuner de Mr. J.L.B. Matekoni et des enfants avant leur départ pour Mojadite. Puis elle les avait regardés s’en aller et était revenue à la cuisine y mettre de l’ordre. Elle n’avait rien pris dans ce tiroir, qui contenait des ciseaux, de la ficelle et des objets que l’on n’utilisait pas souvent. Quelqu’un d’autre l’avait donc ouvert.

Elle se dirigea vers cette partie de la cuisine et tira le tiroir pour en inspecter le contenu. Tout semblait s’y trouver, sauf… Elle remarqua soudain la pelote de ficelle posée sur le buffet. Elle la saisit et l’examina. C’était la sienne, cela ne faisait aucun doute ; elle avait été sortie du tiroir et laissée à l’extérieur par celui ou celle qui l’avait ouvert et qui, elle le supposait, avait aussi changé la bouilloire de place.

Mma Ramotswe se tint immobile. Il devenait clair à présent qu’il y avait eu un intrus et que celui-ci, quel qu’il fût, avait été dérangé par son retour. Il avait dû s’enfuir vers l’une des pièces situées à l’avant lorsqu’elle avait pénétré dans la cuisine, mais la porte d’entrée, qui fournissait la seule issue de ce côté-là de la maison, était fermée à clé. Ce qui signifiait que le visiteur se trouvait toujours à l’intérieur.

Pendant quelques instants, elle se demanda que faire. Elle pouvait appeler la police et expliquer qu’elle soupçonnait que quelqu’un était entré chez elle, mais que se passerait-il si l’on envoyait des hommes et qu’on ne trouvait personne ? Les agents ne seraient guère ravis d’avoir été dérangés sans raison et ils marmonneraient des commentaires sur les femmes trop nerveuses qui n’avaient rien de mieux à faire que de gaspiller le temps des forces de l’ordre pendant que de vrais crimes réclamaient leur attention. Dans ces conditions, il était peut-être prématuré d’appeler la police. Mieux valait qu’elle inspecte elle-même la maison, en allant de pièce en pièce pour voir si elle trouvait quelqu’un. Bien sûr, c’était risqué. Même dans le pacifique Botswana, on avait vu des gens attaqués par des cambrioleurs surpris en pleine action. Certains de ces individus étaient dangereux. Et pourtant, on était à Gaborone, un samedi midi, avec le soleil qui décrivait sa course haut dans le ciel et des passants qui se promenaient dans Zebra Drive. Ce n’était pas une heure pleine d’ombres et de bruits inexpliqués, une heure de ténèbres. Il n’y avait aucune raison d’avoir peur.