CHAPITRE XX
Note
Le lendemain du retour de la petite fourgonnette blanche – que Mr. J.L.B. Matekoni était allé chercher sur la route de Lobatse et qu’il avait remorquée avec l’aide de l’apprenti – fut une journée de réflexion. Mr. J.L.B. Matekoni devait décider du sort de la fourgonnette, dont le moteur, comme on l’avait redouté, était grippé. Son instinct le poussait à envoyer le véhicule à la casse sans délai, en expliquant à Mma Ramotswe que cela ne valait pas la peine de mettre de l’argent dans une voiture aussi âgée, mais il savait d’avance quelle réaction provoquerait une telle opinion, aussi résolut-il de passer en revue les problèmes, afin d’évaluer la durée des réparations. Mr. Polopetsi, de son côté, se sentait très fier, et à juste titre. Il avait expliqué à une audience attentive, composée de Mma Ramotswe et de Mma Makutsi, comment il avait suivi les empreintes à travers le bush et intimidé le voleur en mentionnant des détectives en chef. Mma Ramotswe avait souri.
— Je suppose que je suis bel et bien détective en chef, avait-elle commenté. D’une certaine façon, au moins. De sorte qu’au sens strict vous n’avez pas vraiment menti…
Pour Mma Ramotswe, les choses avaient connu une nette amélioration. Peu de temps auparavant, la situation se présentait sous un jour très sombre, avec la disparition de la fourgonnette, l’absence de progrès dans l’enquête sur le Zambien et les exigences de Note, qui planaient comme une menace au-dessus de sa tête. À présent, la fourgonnette était de retour, confiée aux mains expertes de Mr. J.L.B. Matekoni ; l’agence pouvait s’enorgueillir d’une certaine réussite dans l’affaire du Zambien ; et elle-même attendait dans un état d’esprit très positif la rencontre avec Note, qu’elle affronterait sans crainte grâce à l’information reçue de sa mère.
Peu lui importait désormais que Note vienne à la maison ou à l’agence. Elle n’avait rien à cacher à Mr. J.L.B. Matekoni – elle n’avait jamais été mariée et l’union consacrée par Trevor Mwamba sous le grand arbre de la ferme des orphelins était on ne peut plus valide. En effet, si Note était déjà marié au moment où il l’avait épousée, son mariage avec lui était nul et non avenu, de sorte que Note n’avait jamais été son époux. C’était là une pensée libératrice qui avait un effet curieux sur les sentiments que cet homme lui inspirait. Elle ne le craignait plus du tout. Il n’avait jamais été son mari. Elle se sentait dégagée de lui, parfaitement libre.
Note choisit cet après-midi-là pour se présenter au garage. Elle était prête à le recevoir. Ce fut Mr. J.L.B. Matekoni qui lui parla d’abord et qui vint annoncer son arrivée à Mma Ramotswe.
— Veux-tu que je le chasse ? proposa-t-il à voix basse. Je peux lui dire de déguerpir. Tu veux que je fasse ça ?
Mma Makutsi observait la scène depuis son bureau, feignant l’indifférence, mais excitée au plus haut point. Elle se serait fait une joie d’ordonner à Note de décamper. Ils n’avaient qu’un mot à dire et elle s’occuperait de ce malotru de la manière la plus efficace qui soit.
Mma Ramotswe se leva.
— Non, répondit-elle. Je veux lui parler. J’ai des choses à lui dire.
— Veux-tu que je vienne avec toi ? demanda encore Mr. J.L.B. Matekoni.
Mma Ramotswe secoua la tête.
— Je tiens à faire cela toute seule, affirma-t-elle.
Au ton de sa voix, Mr. J.L.B. Matekoni perçut sa détermination. Il faudrait que Note soit très fort pour tenir tête à Mma Ramotswe. Il jeta un coup d’œil à Mma Makutsi, qui haussa les sourcils et passa lentement l’ongle du pouce en travers de sa gorge. Elle aussi savait quel péril attendait le visiteur.
Mma Ramotswe sortit du bureau et vit Note. Debout près d’une voiture, il faisait courir sa main sur la carrosserie reluisante.
— Belle machine ! lança-t-il. Les gens ont de plus en plus d’argent ici. On voit beaucoup de voitures comme celle-là.
— Ne mets pas de traces de doigts, s’il te plaît, commanda Mma Ramotswe. L’apprenti a passé des heures à l’astiquer.
Note leva vers elle un regard stupéfait. Il ouvrit la bouche pour parler, mais Mma Ramotswe ne le laissa pas articuler un son et passa à l’attaque.
— J’ai vu ta mère, lança-t-elle. J’étais chez toi avant-hier soir. Elle te l’a dit ?
Note secoua la tête.
— Je n’y suis pas allé ces jours-ci.
— Pauvre femme ! reprit Mma Ramotswe. Elle doit avoir bien honte de toi.
Les yeux de Note s’élargirent de surprise.
— Occupe-toi de tes affaires ! siffla-t-il. Je te défends d’aller la voir.
— Oh, je n’ai aucune intention d’y retourner, rétorqua Mma Ramotswe. D’ailleurs, je ne veux plus te revoir, toi non plus.
Note ricana.
— Tu deviens effrontée maintenant ? Tu sais ce que je leur fais, moi, aux insolentes ?
Mma Ramotswe ferma les yeux, mais un court instant seulement. Elle se souvenait de la violence, oui, mais désormais, celle-ci lui paraissait moins terrifiante.
— Écoute-moi, dit-elle. Si tu es venu pour l’argent, la réponse est non : je ne te donnerai pas un thebe, pas un seul. Parce que je n’ai jamais été ta femme et que je ne te dois rien. Rien du tout.
Note s’approcha d’elle avec lenteur.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi dis-tu ça ?
— Parce que tu étais déjà marié quand tu m’as épousée, répliqua-t-elle. Du coup, c’est toi le bigame, pas moi. Ce n’est pas moi qui risque d’être dénoncée à la police, mais toi. Tu étais marié à une autre fille et tu as eu un enfant d’elle, n’est-ce pas ? Je le sais maintenant.
Note s’arrêta. Elle vit ses lèvres frémir, ses doigts remuer de cette manière particulière qu’il avait, comme s’il s’exerçait à la trompette. L’espace d’un instant, elle se demanda s’il allait la frapper, comme il la frappait autrefois, mais elle comprit qu’il n’en ferait rien. Derrière elle, Mr. J.L.B. Matekoni toussa et laissa bruyamment tomber une clé à molette, façon de lui signaler qu’il se tenait à sa disposition, prêt à intervenir au besoin. Il y avait aussi Mr. Polopetsi qui, debout à l’entrée du garage, faisait mine de balayer le sol, mais qui les surveillait avec attention. Deux amis, deux hommes de qualité, si différents de Note : son époux (son véritable époux) et ce bon et serviable Mr. Polopetsi étaient là, n’attendant qu’un signe pour voler à son secours. Note ne représentait pas une menace en leur présence. La cruauté appartenait à l’ombre et aux lieux cachés : elle ne fleurissait pas sous les yeux d’hommes comme ceux-là.
Note la regarda, avec une haine intense, et Mma Ramotswe eut peur de nouveau, mais elle se maîtrisa. Elle inspira profondément, puis fit un pas vers lui. Ils se trouvaient face à face à présent et, lorsqu’elle prit la parole, elle n’eut pas besoin d’élever la voix.
— Je t’ai aimé, déclara-t-elle en s’assurant qu’il entendait bien chaque mot. Tu n’as pas été bon avec moi. Mais maintenant, c’est terminé. Je n’éprouve aucune haine envers toi, Note Mokoti, et je suis…
Elle s’interrompit. Prononcer ces paroles était difficile, mais elle savait qu’elle devait le faire.
— Je veux que tu ailles en paix. C’est tout.
Puis elle ajouta en setswana ces deux mots simples qui signifiaient Va en paix, Va lentement.
Alors, elle fouilla dans la poche de sa jupe et en sortit une enveloppe. À l’intérieur, il y avait de l’argent : non pas dix mille pula, mais une petite somme pour lui venir en aide.
— Je ne te hais pas, Note Mokoti, répéta-t-elle. Ça, c’est un cadeau que je te fais. C’est pour t’aider. Et maintenant, pars, s’il te plaît.
Note regarda l’enveloppe qu’on lui tendait. Il hésita un instant, puis la saisit. Il releva les yeux.
— Merci, dit-il.
Il fit aussitôt volte-face et commença à s’éloigner. Toutefois, il s’arrêta au bout de quelques pas et se retourna. Elle crut qu’il allait parler, et il y avait des choses qu’elle eût aimé entendre en cet instant ; mais il demeura silencieux et repartit, la laissant là, debout devant le garage, avec le soleil de l’après-midi qui illuminait son visage. Alors elle revint sur ses pas et découvrit Mr. J.L.B. Matekoni qui arrivait lentement à sa rencontre en s’essuyant les mains sur un chiffon graisseux. Mr. Polopetsi était toujours là, son balai à la main, immobile cette fois, ne cherchant plus à donner le change. Elle avait envie de pleurer, mais il ne lui restait plus de larmes : elles avaient toutes été versées bien des années auparavant. Désormais, elle ne pleurerait plus sur cette partie de sa vie ni sur cette souffrance particulière. Elle pourrait pleurer pour la petite fourgonnette blanche, mais plus sur l’homme à qui elle venait de faire des adieux définitifs.
— Et voilà ! s’exclama Mma Ramotswe en portant une tasse de thé rouge à ses lèvres. Le problème est réglé. Plus de Note Mokoti ! Plus besoin non plus de rechercher notre ami zambien. Tout est arrangé. Tout, sauf une chose.
— Quelle chose, Mma ? s’enquit Mma Makutsi.
— Charlie, répondit Mma Ramotswe. Qu’allons-nous faire pour Charlie ?
Mma Makutsi souleva sa propre tasse et considéra Mma Ramotswe par-dessus le bord.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que ce problème n’a pas été réglé ? interrogea-t-elle.
— Eh bien, il n’est toujours pas là ! rétorqua Mma Ramotswe. Il n’est pas revenu travailler. Il doit être encore avec cette femme.
Mma Makutsi reposa sa tasse et examina ses ongles.
— Charlie reviendra très bientôt, affirma-t-elle. Si ce n’est pas demain, ce sera en début de semaine prochaine. Je me suis occupée personnellement de son cas, parce que je me suis dit que vous aviez assez de problèmes de votre côté.
Mma Ramotswe fronça les sourcils. Les méthodes de Mma Makutsi se révélaient parfois peu conventionnelles et elle se demandait à quelles mesures elle avait jugé bon de recourir pour s’occuper de Charlie.
— Ne craignez rien, reprit Mma Makutsi, qui avait perçu l’inquiétude de son employeur. J’ai fait cela avec beaucoup de délicatesse. Et je pense qu’il sera de retour ici dès qu’il aura quitté cette femme, c’est-à-dire, à mon avis, très bientôt.
Mma Ramotswe se mit à rire.
— Et comment savez-vous qu’il va la quitter ? interrogea-t-elle. Êtes-vous certaine que vous n’êtes pas en train de prendre vos désirs pour des réalités ? Vous croyez vraiment qu’il va revenir à la raison ?
— De la raison, ce garçon n’en a jamais eu beaucoup, fit remarquer Mma Makutsi. Non, je pense qu’il va très bientôt se laisser convaincre de revenir au garage par le mari de la dame. Je lui ai téléphoné, voyez-vous. J’avais réussi à obtenir son numéro de téléphone grâce à la tenancière du bar clandestin installé chez Mr. J.L.B. Matekoni. Je l’ai donc appelé à Johannesburg pour lui dire que je pensais qu’il était de mon devoir de l’informer que sa femme entretenait un jeune homme. Je lui ai demandé de ne pas faire de mal à Charlie, mais de lui ordonner simplement de retourner travailler. Il n’était pas très chaud pour me faire cette promesse, bien sûr, alors je lui ai expliqué que, s’il refusait, il devrait bientôt chercher une autre femme. J’ai dit que s’il me promettait de ne pas s’en prendre à Charlie, je ferais moi-même en sorte que Charlie cesse de fréquenter sa femme.
Mma Ramotswe demeura perplexe.
— Oui, poursuivit Mma Makutsi. Je lui ai raconté que sa femme était sur le point de s’enfuir avec le garçon. Et que le seul moyen d’éviter cela, c’était de convaincre le jeune homme de la quitter de son propre chef.
— Mais… comment ? s’enquit Mma Ramotswe.
Elle connaissait le caractère buté de Charlie et ne parvenait pas à imaginer ce dernier venant solliciter les conseils de Mma Makutsi, ni de toute autre personne d’ailleurs.
— J’ai alors mis la main sur Charlie et je lui ai dit que je venais d’apprendre que le mari de son amie était en route pour Gaborone et qu’il entendait s’occuper de lui. Il a eu l’air effrayé et il m’a demandé comment je le savais. C’est à ce moment-là que j’ai dû mentir un petit peu, mais pour son bien. J’ai prétendu que j’avais un cousin dans la police, et que ce cousin m’avait révélé que cet homme était soupçonné d’avoir supprimé le précédent amant de sa femme. On n’avait pas encore réussi à le prouver, mais on était sûr que c’était lui.
— Ce n’était pas un mensonge énorme, observa Mma Ramotswe. C’est peut-être même vrai.
— En effet, approuva Mma Makutsi. Je dois dire que cet homme m’a parlé de Charlie sur un ton très menaçant.
— Charlie a donc très, très peur maintenant, non ?
— Oui. Et il m’a demandé si Mr. J.L.B. Matekoni serait d’accord pour le reprendre. J’ai répondu que je pensais que oui, à condition qu’il promette de beaucoup travailler et de ne plus passer son temps à regarder les filles.
— Et qu’a-t-il répondu à cela ?
— Il a dit qu’il avait toujours beaucoup travaillé et que, de toute façon, il commençait à en avoir assez des femmes. Apparemment, cette dame à la Mercedes-Benz était assez exigeante. Elle lui réclamait énormément d’attention.
— J’ai toujours pensé que les gens qui roulent en voiture de luxe étaient exigeants, déclara Mma Ramotswe. Contrairement aux dames qui se déplacent en fourgonnette.
Elles se mirent à rire, puis chacune d’elles se resservit du thé.