CHAPITRE V
Rencontre avec une bicyclette
Une fois le problème du thé résolu avec tact, Mma Ramotswe et Mma Makutsi se remirent en quête de renseignements sur le Zambien en fuite pendant le reste de la journée. C’était la partie sédentaire du travail. Elles savaient que, dans un ou deux jours, il leur faudrait partir à la rencontre de personnes susceptibles de les mettre sur une piste, sauf, bien sûr, si l’une des lettres de Mma Makutsi ou des conversations téléphoniques de Mma Ramotswe portait ses fruits. À cinq heures moins le quart, alors que la chaleur de l’après-midi commençait à décroître et le ciel à rougir au-dessus du Kalahari, Mma Ramotswe annonça que, même s’il restait en principe quinze minutes avant la fin de la journée de travail, elles en avaient assez accompli pour pouvoir s’arrêter la conscience tranquille.
— J’ai passé tant de coups de téléphone, soupira-t-elle, que je n’ai plus de voix.
— Mais avons-nous progressé d’un pouce ? lança Mma Makutsi d’un ton dubitatif.
Mma Ramotswe n’était pas femme à se laisser abattre.
— Bien sûr que nous avons progressé ! s’exclama-t-elle. Nous n’avons rien découvert de concret, certes, mais chaque pas sur le chemin nous rapproche de la solution. Mr. Andersen le dit lui-même, non ? S’il y a cent questions à poser dans une enquête, il faut les poser toutes, l’une après l’autre, de sorte que, même si l’on n’obtient aucune réponse, on accomplit malgré tout quelque chose. C’est ce qu’il écrit.
— Il doit avoir raison, acquiesça Mma Makutsi. Mais à vrai dire, je ne suis pas sûre que nous retrouverons ce monsieur un jour. Il est trop malin. Ce n’est pas le genre d’homme à se laisser attraper facilement.
— Mais nous aussi, nous sommes malignes ! protesta Mma Ramotswe. Il a deux femmes très intelligentes à ses trousses et ce n’est qu’un homme. Aucun homme n’aurait la moindre chance de s’en tirer dans de telles conditions.
Mma Makutsi ne parut pas convaincue.
— J’espère que vous avez raison, Mma, dit-elle.
— J’ai raison, assura Mma Ramotswe d’un ton sans appel.
Sur cette conclusion, elle se leva et commença à rassembler ses affaires.
— Je peux vous emmener, dit-elle. Je vais dans votre direction.
Elles fermèrent l’agence derrière elles et se dirigèrent vers la petite fourgonnette blanche, qui les attendait sous l’acacia. Mma Makutsi prit place sur le siège du passager, à côté de Mma Ramotswe, qui boucla sa ceinture et mit le contact. Elle allait avancer quand Mma Makutsi lui agrippa le bras et désigna du doigt l’avant du garage.
Une grosse voiture gris métallisé, une Mercedes-Benz, venait de s’immobiliser au bord de la route. Elle avait des vitres légèrement teintées, mais on distinguait une femme au volant. À peine s’était-elle arrêtée que Charlie, l’aîné des apprentis, était apparu à la porte. Déjà, il traversait d’un pas nonchalant le terre-plein qui séparait le garage de la route et s’installait avec le plus grand naturel sur le siège du passager de la voiture de luxe.
Mma Ramotswe se tourna vers Mma Makutsi. À l’évidence, toutes deux pensaient la même chose : ce matin-là, Charlie avait sorti une liasse de billets de sa poche et, avec une sagacité certaine, Mma Makutsi avait suggéré qu’il fréquentait une femme riche. Eh bien, la femme riche était là, dans cette voiture de femme riche, et voilà que Charlie s’en allait avec elle au terme de sa journée de travail. Il n’existait qu’une seule interprétation possible à cela.
— Ainsi, s’écria Mma Makutsi, c’était bien ça !
Mma Ramotswe demeura immobile, le regard fixe, sous le choc.
— Qui aurait pu imaginer que cet imbécile se lierait un jour avec une femme de ce genre ? Qui aurait pu l’imaginer ?
— Il y a des femmes qui n’ont vraiment pas de scrupules ! s’exclama Mma Makutsi, une forte note réprobatrice dans la voix. Elles les prennent au berceau, c’est comme ça que l’on dit. Elles détournent les jeunes gens des filles de leur âge. Elles les volent, en quelque sorte.
— Donc, voilà une femme qui prend les hommes au berceau, murmura Mma Ramotswe, pensive. C’est très intéressant.
Elle se tut un instant, puis se tourna vers Mma Makutsi.
— J’ai l’impression qu’il va falloir se remettre au travail tout de suite, dit-elle. À mon avis, nous devons suivre cette voiture, ne serait-ce que pour savoir où ils vont.
— C’est une très bonne idée, acquiesça Mma Makutsi. Cela ne me dérange pas de faire des heures supplémentaires.
L’opulente voiture grise avait pris la direction de la ville. La petite fourgonnette blanche stationnée sur le côté du garage démarra en trombe et partit à sa suite, tout en demeurant à une distance respectable. Pour une voiture puissante, la Mercedes-Benz roulait lentement. La plupart des conducteurs de Mercedes-Benz, avait remarqué Mma Ramotswe, semblaient pressés d’arriver quelque part mais celle-ci, cette femme dont elles n’avaient fait qu’apercevoir le profil, semblait se satisfaire d’une allure paisible.
— Elle n’est pas pressée, dit Mma Ramotswe. Ils doivent bavarder.
— J’imagine très bien ce qu’ils se disent, renchérit Mma Makutsi d’un air sombre. Il lui raconte des histoires sur nous, Mma. Elle doit être en train de rire et de le pousser à poursuivre.
Lorsqu’elles atteignirent l’ancien centre commercial, la voiture grise prit soudain la direction du Village et descendit Odi Drive. La petite fourgonnette blanche attendit un peu, au cas où l’apprenti se retournerait, puis continua d’avancer à bonne distance de la proie, passant devant l’école et les nouveaux immeubles jusqu’à l’entrée de l’Université. Là, une surprise les attendait : au lieu de tourner à gauche pour gagner la ville, la voiture grise prit à droite, en direction de la prison et de l’ancien aérodrome militaire.
— C’est bizarre, commenta Mma Makutsi. Je pensais qu’ils iraient dans un endroit comme l’Hôtel du Soleil. Qu’est-ce qui peut bien les attirer dans ce quartier ?
— Peut-être qu’elle habite par là, suggéra Mma Ramotswe. De toute façon, nous serons vite fixées.
Elle se tourna vers Mma Makutsi et lui décocha un sourire de conspiratrice. Les deux femmes commençaient à s’amuser. Elles n’avaient aucune raison de suivre l’apprenti et sa compagne. En vérité, si elles avaient pris le temps de réfléchir à ce qu’elles étaient en train de faire, elles auraient été forcées d’admettre que ce n’était rien d’autre que de la curiosité pure et simple – voire malsaine – qui les motivait. De fait, l’action ne manquait pas d’intérêt sur ce plan. Si Charlie fréquentait une dame plus âgée que lui, il serait fascinant de voir à quoi elle ressemblait, même si, songeait Mma Ramotswe, on pouvait l’imaginer sans peine.
— Je me demande ce que dirait Mr. J.L.B. Matekoni s’il nous voyait en ce moment ! s’exclama Mma Makutsi avec un petit rire ravi. Croyez-vous qu’il nous approuverait ?
Mma Ramotswe secoua la tête.
— Il dirait que nous sommes deux petites fouinardes, répondit-elle. Et, à mon avis, il serait plus intéressé par la Mercedes-Benz que par ses passagers. Les mécaniciens sont comme ça. Ils estiment que…
Elle n’acheva pas sa phrase. La voiture grise, à l’approche de l’ancien aéroport militaire, ralentissait. Le clignotant se déclencha et la voiture s’engagera dans l’allée d’une maison… dans l’allée de la maison de Mr. J.L.B. Matekoni.
Au moment où Mma Ramotswe vit la voiture tourner, elle fit une soudaine embardée, si violente que Mma Makutsi poussa un cri. Un cycliste qui arrivait en sens inverse dévia brutalement de sa trajectoire et, perdant l’équilibre, fut propulsé sur le bas-côté. Mma Ramotswe freina, puis descendit de voiture en toute hâte.
— Rra ! Oh, Rra ! cria-t-elle en courant vers l’homme étendu au sol. Je suis désolée, Rra.
L’homme se redressa et essuya la poussière qui maculait son pantalon. Il procédait par gestes soigneux et délicats, comme une personne qui porterait des vêtements de prix. Pourtant, les siens étaient usés et fripés. Lorsqu’il releva la tête, Mma Ramotswe vit que des larmes brillaient dans son regard.
— Oh, Rra, dit-elle, vous vous êtes fait mal, je suis désolée ! Je vais vous conduire tout de suite chez un docteur.
L’homme secoua la tête et s’essuya les yeux d’un revers de main.
— Non, je n’ai rien, dit-il. Je suis un peu choqué, c’est tout. Je ne me suis pas fait mal.
— Je regardais ailleurs, expliqua Mma Ramotswe en lui prenant la main. C’était idiot de ma part. J’avais détourné mon attention de la route et, tout d’un coup, je vous ai vu juste devant moi.
L’homme ne répondit pas. Il considéra un instant sa bicyclette, puis la ramassa. La roue avant, qui avait dû se prendre dans une ornière, était tordue et le guidon légèrement déformé. Après avoir observé le vélo en silence, l’homme tenta sans succès de redresser le guidon.
Mma Ramotswe se retourna et fit signe à Mma Makutsi de descendre de la fourgonnette. Mue par un mélange de tact et d’embarras, l’assistante avait préféré rester en retrait, mais elle s’approcha et adressa quelques paroles réconfortantes à l’homme.
— Je vais vous conduire là où vous alliez, décida Mma Ramotswe. Nous pouvons mettre le vélo à l’arrière et je le déposerai chez vous, où que ce soit.
L’homme désigna la direction de Tlokweng.
— J’habite là-bas, dit-il. Je préfère rentrer chez moi maintenant. Je n’ai plus envie d’aller là où j’allais.
Ensemble, ils soulevèrent la bicyclette et la déposèrent à l’arrière de la fourgonnette. Puis Mma Ramotswe et Mma Makutsi montèrent dans le véhicule, se serrant l’une contre l’autre pour laisser de la place au nouveau venu. À trois sur la banquette, Mma Ramotswe n’avait plus guère d’espace, de sorte qu’elle enfonçait son coude dans les côtes de Mma Makutsi chaque fois qu’elle passait une vitesse.
— Ce n’est pas une très grande fourgonnette ! lança-t-elle avec entrain à l’intention de leur passager. Mais elle roule. Elle nous conduira à Tlokweng sans problème.
Elle jeta un bref coup d’œil à l’homme. Celui-ci semblait approcher de la cinquantaine. Il avait un bon visage, pensa-t-elle, un visage intelligent, un visage de maître d’école, peut-être, ou de commis principal dans un bureau. En outre, il s’exprimait bien, détachant clairement chaque mot comme s’il le choisissait avec soin. Tant de gens parlaient mal de nos jours, songea-t-elle, avalant la moitié des mots de sorte qu’il devenait très difficile de les comprendre. Quant aux animateurs de radio, ceux que l’on appelait les disc-jockeys, on eût dit qu’ils avaient le hoquet lorsqu’ils parlaient. Sans doute croyaient-ils qu’ils étaient dans le vent : ils devaient penser que cette façon de s’exprimer leur donnait du style, ce qui était probablement le cas aux yeux des jeunes et de ceux qui n’avaient pas grand-chose dans la tête, mais pour elle, cela tenait du ridicule.
— Je ferai réparer votre bicyclette, assura-t-elle à l’homme. Elle sera comme neuve, je vous le promets.
L’homme hocha la tête.
— Je n’aurais pas de quoi payer, répondit-il. Je n’ai pas d’argent pour cela.
Mma Ramotswe s’en était doutée. Malgré tous les progrès qu’avait faits le Botswana et malgré la prospérité apportée au pays par les diamants, il restait encore beaucoup, beaucoup de pauvres gens. Il ne fallait pas les oublier. Cependant, pourquoi cet homme, qui semblait avoir de l’éducation, était-il sans emploi ? Elle savait qu’il existait beaucoup de personnes qui ne parvenaient pas à trouver du travail, mais en général, celles-ci n’avaient aucune qualification. Ce ne semblait pas être le cas de leur passager.
Ce fut Mma Makutsi qui posa la question à sa place. Ses pensées avaient suivi le même cours que celles de Mma Ramotswe, elle avait remarqué la disparité entre les signes extérieurs de pauvreté – un domaine que Mma Makutsi connaissait parfaitement – et la voix, qui dénotait un certain niveau d’éducation. Elle avait vu aussi les mains de l’homme, qu’elle estimait soignées. Ce n’étaient pas les mains d’un ouvrier, ni celles d’un homme qui travaillait la terre. Elle voyait des mains comme celles-ci chez ses élèves de l’École de dactylographie pour hommes du Kalahari. La plupart d’entre eux, qui officiaient dans des bureaux, avaient des mains similaires.
— Vous travaillez dans un bureau, Rra ? interrogea-t-elle. Et, si je puis me permettre, comment vous appelez-vous ?
— Je m’appelle Polopetsi, répondit l’homme. Et non, je n’ai pas de travail. J’en cherche, mais personne ne veut de moi.
Mma Ramotswe fronça les sourcils.
— La situation est difficile en ce moment, dit-elle. Cela doit être très dur pour vous.
Elle marqua un temps d’arrêt, puis demanda :
— Que faisiez-vous avant ?
Mr. Polopetsi ne répondit pas tout de suite et la question sembla demeurer en suspens. Puis il prit la parole.
— J’ai été en prison pendant deux ans. Je suis sorti il y a six mois.
La petite fourgonnette blanche fit un imperceptible écart.
— Et personne ne veut vous donner de travail ? interrogea Mma Ramotswe.
— Non, personne.
— Mais vous racontez toujours que vous sortez de prison ? intervint Mma Makutsi.
— Oui, répondit Mr. Polopetsi. Je suis quelqu’un d’honnête. Je ne peux pas mentir quand on me demande ce que j’ai fait l’an passé. Je ne peux pas prétendre que j’étais à Johannesburg ou inventer quelque chose comme ça. Je ne peux pas faire croire que j’ai travaillé.
— Donc, vous êtes un homme honnête, conclut Mma Ramotswe. Mais dans ce cas, pourquoi vous a-t-on mis en prison ? Il y a des honnêtes gens en prison ?
Elle avait parlé sans réfléchir et elle s’aperçut aussitôt qu’elle avait foncièrement manqué de tact ; c’était comme si elle doutait de la véracité de son histoire.
Il ne parut pas s’en offusquer.
— Je n’ai pas été envoyé en prison pour malhonnêteté, expliqua-t-il. En fait, il y a des gens honnêtes en prison. Il y en a de très malhonnêtes et de très mauvais, bien sûr. Mais certains se retrouvent là pour d’autres raisons.
Elles attendirent, mais il ne poursuivit pas.
— Alors, reprit Mma Ramotswe, qu’avez-vous fait, vous ? Pourquoi vous a-t-on mis en prison ?
Mr. Polopetsi observa ses mains.
— Je me suis retrouvé en prison à cause d’un accident.
Mma Makutsi se tourna vers lui.
— Un accident ? On vous a accusé à la place d’un autre ?
— Non, dit l’homme. On m’a mis en prison parce qu’il y a eu un accident alors que j’étais en charge de quelque chose. C’était ma faute, et quelqu’un est mort. Il s’agissait d’un accident, mais les gens ont dit que ce ne serait pas arrivé si je m’étais montré plus attentif.
Ils approchaient de Tlokweng à présent et Mma Ramotswe dut demander quelle direction prendre. L’homme désigna un chemin poussiéreux, guère plus qu’une piste cahoteuse, où elle engagea la petite fourgonnette blanche en s’efforçant d’éviter les plus grosses ornières. S’il y avait une niveleuse à Tlokweng, elle ne devait pas passer par là très souvent.
— Notre route n’est pas en bon état, commenta Mr. Polopetsi. Quand il pleut, tous ces trous se remplissent d’eau et on peut aller à la pêche, si on en a envie.
Mma Makutsi se mit à rire.
— Avant, dit-elle, j’habitais sur une route comme celle-ci. Je sais ce que c’est.
— Oui, dit Mr. Polopetsi. Ce n’est pas facile.
Il s’interrompit et désigna une maison, un peu plus bas sur la route.
— C’est là.
C’était une petite maison très simple de trois pièces qui aurait eu, comme le constata Mma Ramotswe, grand besoin d’une couche de peinture. Le bas des murs extérieurs était maculé de terre rouge séchée, qui avait dû gicler lors des dernières pluies. La cour, minuscule, était bien entretenue, ce qui suggérait qu’une femme consciencieuse vivait là, et l’on voyait une cage à poules sur un côté, impeccable elle aussi.
— C’est très soigné, chez vous, remarqua Mma Ramotswe. Cela fait plaisir de voir une maison aussi bien tenue.
— C’est ma femme, expliqua Mr. Polopetsi. C’est elle qui s’occupe si bien de la maison.
— Vous devez être fier d’elle, Rra, commenta Mma Makutsi.
— Et elle, elle doit être fière de vous, ajouta Mma Ramotswe.
Le silence plana quelques instants, puis Mr. Polopetsi demanda :
— Pourquoi dites-vous cela, Mma ?
— Parce que vous êtes quelqu’un de bien, répondit Mma Ramotswe avec douceur. Voilà pourquoi je dis cela. Même si vous êtes resté en prison pendant deux ans, je vois que vous êtes quelqu’un de bien.
Elles laissèrent Mr. Polopetsi chez lui et reprirent dans l’autre sens le chemin de terre creusé de nids-de-poule. La bicyclette était restée à l’arrière de la petite fourgonnette blanche et Mma Ramotswe s’était entendue avec Mr. Polopetsi pour la faire réparer le lendemain et la lui rapporter dès qu’elle serait prête. Lorsqu’il était descendu de voiture, elle lui avait proposé de l’argent pour le dédommager de l’accident, mais il avait secoué la tête.
— Je sais ce que c’est qu’un accident, avait-il répondu. Et je sais aussi qu’on ne peut pas blâmer une personne pour cela. Je le sais.
Elle n’avait pas insisté. Cet homme avait sa fierté et il eût été déplacé de s’entêter. Ils s’étaient donc mis d’accord pour la bicyclette et elles avaient laissé Mr. Polopetsi sur le pas de sa porte.
Sur le chemin du retour, les deux femmes demeurèrent silencieuses. Mma Ramotswe pensait à Mr. Polopetsi, à sa maison et aux humiliations successives qu’il avait dû subir au cours de sa vie. Sans doute était-ce cela qui lui avait fait monter les larmes aux yeux après l’accident. Il s’agissait d’une épreuve de plus à supporter. Bien sûr, elles n’avaient entendu que sa version à lui quant à la peine de prison. Il était évident qu’au Botswana, on n’envoyait pas les gens derrière les barreaux sans raison, n’est-ce pas ? Elle savait que l’on pouvait être fier du système judiciaire du pays, des juges qui ne courbaient l’échine devant personne et ne craignaient pas de critiquer le gouvernement. Il existait tant de pays où tel n’était pas le cas, où les juges étaient victimes d’intimidation et choisis dans les rangs des membres du parti dominant, mais il n’en avait jamais été ainsi au Botswana. Dans ces conditions, de tels juges n’auraient pas expédié un homme en prison s’il ne méritait pas une sanction, n’est-ce pas ?
Comme Mma Makutsi craignait d’arriver en retard au cours de dactylographie qu’elle donnait à sept heures, les deux femmes ne s’attardèrent pas sur le chemin du retour, même si elles dévièrent légèrement de leur itinéraire pour repasser devant la maison de Mr. J.L.B. Matekoni, ou plutôt la maison qui appartenait à Mr. J.L.B. Matekoni, mais qui était à présent occupée par un locataire. La Mercedes-Benz était toujours là.
— Elle habite ici ? interrogea Mma Makutsi. Mr. J.L.B. Matekoni a loué sa maison à une femme ?
— Non, répondit Mma Ramotswe. Il l’a louée – sans me demander mon avis, soit dit en passant – à un monsieur qui fait parfois réparer sa voiture au garage. Il ne le connaît pas très bien, mais il dit qu’il a toujours payé ses factures.
— C’est très étrange, fit Mma Makutsi. Il va falloir que nous en apprenions un peu plus sur cette affaire.
— C’est sûr, acquiesça Mma Ramotswe. Il y a de plus en plus de mystères dans notre vie, Mma Makutsi, avec ces femmes riches qui roulent en voiture gris métallisé, ces bicyclettes, ces potirons, et tout le reste. Il va falloir tirer pas mal de choses au clair.
Mma Makutsi parut perplexe.
— Ces potirons ? répéta-t-elle.
— Oui, répondit Mma Ramotswe. Il y a aussi un mystère autour d’un potiron, mais nous n’avons pas le temps d’en parler maintenant. Je vous expliquerai une autre fois.
Ce soir-là, Mma Makutsi ne parvint pas à extirper les potirons de son esprit, et ce fut l’un des mots qu’elle demanda à ses élèves d’écrire à la machine. Elle donnait ces cours plusieurs fois par semaine dans une salle de patronage qu’elle louait à cet effet. L’École de dactylographie pour hommes du Kalahari, qui n’acceptait que les hommes, avait été fondée sur le principe qu’en règle générale ceux-ci ne savaient pas taper à la machine mais qu’ils craignaient de l’avouer. Même s’il eût été tout à fait possible de s’inscrire aux cours du soir proposés par l’Institut de secrétariat du Botswana, ils ne le faisaient pas, pour des raisons liées à la honte. Les hommes redoutaient de se faire dépasser par des femmes en dactylographie, ce qui ne manquerait pas de se produire. Les cours très discrets dispensés par Mma Makutsi avaient donc connu un succès immédiat.
Elle se tenait à présent devant une classe de quinze hommes désireux de maîtriser l’art de la dactylographie et réalisant tous de bons progrès, chacun à son rythme. Ce soir-là, ils travaillaient la position des doigts et, après les mots simples qui marquent le début de toute carrière dactylographique (pot, sot, rot, etc.), les élèves étaient désormais prêts à affronter l’étape suivante.
— Potiron ! lança Mma Makutsi.
Aussitôt, les claviers se mirent à crépiter dans la salle de classe.
— Comme ça se prononce, précisa Mma Makutsi. Quelques claviers se turent, puis repartirent de plus belle, après un retour à la ligne.